LES BOTTES DE SEPT LIEUES

Germaine Buge quitta l’appartement de Mlle Larrisson, où elle venait de faire deux heures de « ménage à fond », sous le regard critique de la vieille fille. Il était quatre heures de décembre et depuis deux jours, il gelait. Son manteau la protégeait mal. Il était d’une étoffe mince, laine et coton, mais l’usure l’avait réduit à n’être plus guère qu’une apparence. La bise d’hiver le traversait comme un grillage en fil de fer. Peut-être même traversait-il Germaine qui semblait n’avoir pas beaucoup plus d’épaisseur ni de réalité que son manteau. C’était une ombre frêle, au petit visage étroit tout en soucis, un de ces êtres dont la misère et l’effacement ressemblent à une charité du destin, comme s’ils ne pouvaient subsister qu’en raison du peu de prise qu’ils donnent à la vie. Dans la rue, les hommes ne la voyaient pas, et rarement les femmes. Les commerçants ne retenaient pas son nom et les gens qui l’employaient étaient à peu près seuls à la connaître.

Germaine se hâta dans la montée de la rue Lamarck. En arrivant au coin de la rue du Mont-Cenis, elle rencontra quelques écoliers qui dévalaient la pente en courant. Mais la sortie ne faisait que commencer. Devant l’école, au pied du grand escalier de pierre qui escalade la colline Montmartre, les enfants délivrés formaient une troupe bruyante et encore compacte. Germaine se posta au coin de la rue Paul-Féval et chercha Antoine du regard. En quelques minutes, les écoliers se furent éparpillés et répandus dans les rues et elle s’inquiéta de ne pas voir son fils. Bientôt, il ne resta plus devant l’école qu’un groupe d’une demi-douzaine d’enfants qui parlaient sport. Ayant à se rendre dans des directions différentes, ils retardaient le moment de se séparer. Germaine s’approcha et leur demanda s’ils connaissaient Antoine Buge et s’ils l’avaient vu. Le plus petit, qui devait être de son âge, dit en ôtant sa casquette :

— Buge ? Oui, moi je le connais. Je l’ai vu partir, mais je sais qu’il est sorti avec Frioulat dans les premiers.

Germaine demeura encore une minute et, déçue, revint sur ses pas.

Cependant, de l’autre bout de la rue Paul-Féval, Antoine avait assisté à l’attente de sa mère. Il en avait eu un serrement de cœur et s’était senti coupable. Mieux, au milieu du groupe où il se dissimulait, il s’était demandé à haute voix s’il ne devait pas la rejoindre.

— Fais comme tu veux, avait répondu sèchement Frioulat. On est toujours libre de se dégonfler. Tu ne feras plus partie de la bande, voilà tout.

Vaincu, Antoine était resté. Il n’avait pas envie de passer pour un dégonflé. D’autre part, il tenait beaucoup à faire partie de la bande, bien que l’autorité du chef se fît parfois sentir lourdement. Frioulat, c’était un type formidable. Pas plus grand qu’Antoine, mais râblé, vif, et peur de rien. Une fois, il avait engueulé un homme. Naudin et Rogier l’avaient vu, ce n’était pas une histoire.

La bande, qui se composait pour l’instant de cinq écoliers, attendait un sixième conjuré, Huchemin, qui habitait une maison de la rue et était allé déposer chez lui sa serviette de classe et celles de ses camarades.

Huchemin rejoignit la bande qui se trouva au complet. Antoine, encore triste, s’attardait à regarder l’école et songeait au retour de sa mère dans le logement de la rue Bachelet.

Frioulat, devinant ses hésitations, eut l’habileté de le charger d’une mission délicate.

— Toi, tu vas aller en reconnaissance. On verra ce que tu sais faire. Mais attention, c’est dangereux.

Rose d’orgueil, Antoine monta la rue des Saules au galop et s’arrêta au premier carrefour. Le jour commençait à baisser, les passants étaient rares, en tout et pour tout deux vieilles femmes et un chien errant. Au retour, Antoine rendit compte de sa mission, d’une voix sobre.

— Je n’ai pas été attaqué, mais rue Saint-Vincent, il y a du louche.

— Je vois ce que c’est, dit Frioulat, mais j’ai pris mes précautions. Et maintenant, on part. Tous à la file indienne derrière moi en rasant les murs. Et que personne ne sorte du rang sans mon commandement, même si on m’attaque.

Baranquin, un petit blond très jeune qui en était à sa première expédition, paraissait très ému et voulut s’informer auprès d’Antoine du péril auquel ils allaient s’exposer. Il fut vertement rappelé à l’ordre par Frioulat et prit place dans la file sans ajouter mot. La montée de la rue des Saules s’effectua sans incident. À plusieurs reprises, Frioulat donna l’ordre à ses hommes de se coucher à plat ventre sur le pavé glacé, sans préciser la nature du péril qui les guettait. Lui-même, impavide, tel un capitaine de légende, restait debout et surveillait les alentours, les mains en jumelles sur ses yeux. On n’osait rien dire mais on trouvait qu’il donnait un peu trop à la vraisemblance. En passant, il déchargea deux fois son lance-pierres dans la rue Cortot, mais ne jugea pas utile de s’en expliquer à ses compagnons. La bande fit halte au carrefour Norvins et Antoine crut pouvoir en profiter pour demander ce qui s’était passé rue Cortot.

— J’ai autre chose à faire qu’à bavarder, répondit sèchement Frioulat. Je suis responsable de l’expédition, moi. Et il ajouta : Baranquin, pousse-moi une reconnaissance jusqu’à la rue Gabrielle. Et au trot.

La nuit était presque tombée. Peu rassuré, le petit Baranquin partit en courant. En l’attendant, le chef sortit un papier de sa poche et l’examina en fronçant le sourcil.

— Fermez ça, bon Dieu, dit-il à Huchemin et à Rogier qui parlaient haut. Vous voyez pas que je médite, non ?

Bientôt, on entendit claquer les galoches de Baranquin qui rejoignait au pas gymnastique. Au cours de sa reconnaissance, il n’avait rien vu de suspect et le déclara tout innocemment. Choqué par ce manquement aux règles du jeu, qui révélait une absence du sentiment épique, Frioulat prit ses compagnons à témoin.

— J’ai pourtant l’habitude de commander, dit-il, mais des cons comme celui-là, j’en ai encore jamais vu.

Les compagnons comprenaient parfaitement le reproche et le trouvaient justifié, mais ayant tous quelques raisons d’en vouloir à Frioulat, ils restèrent sans réaction. Après un silence, Antoine fit observer :

— Du moment qu’il n’a rien vu, il le dit. Je vois pas pourquoi on lui en voudrait.

Huchemin, Rogier et Naudin approuvèrent à haute voix et le chef en fut un peu troublé.

— Alors, quoi, si on s’occupe de ce qui est vrai, y a plus moyen de rien faire, dit-il.

Antoine convint en lui-même qu’il avait raison et se reprocha d’avoir compromis l’autorité du chef. Surtout, il avait honte de s’être érigé en défenseur du sens commun contre de nobles imaginations qui semblaient constituer les fondements mêmes de l’héroïsme. Il voulut faire amende honorable, mais aux premiers mots qu’il dit, Frioulat le prit à partie.

— Ta gueule, toi. Au lieu de venir flanquer l’indiscipline dans la bande, t’aurais mieux fait de rentrer chez ta mère. À cause de toi, on a déjà un quart d’heure de retard.

— C’est bon, riposta Antoine, je ne veux pas vous retarder. Je ne fais plus partie de la bande.

Il s’éloigna en direction de la rue Gabrielle, accompagné de Baranquin . Les autres hésitèrent. Naudin et Huchemin se décidèrent à suivre les dissidents, mais à distance. Rogier eut envie de se joindre à eux, mais n’osa pas rompre ouvertement avec le chef et s’éloigna d’un pas mou en ayant l’air de l’attendre. Frioulat s’ébranla le dernier en criant :

— Tas de cocus, débrouillez-vous tout seuls ! Moi, je vous fous ma démission ! Mais vous me regretterez !

La bande, en quatre fractions échelonnées sur une centaine de mètres, s’acheminait vers le but de l’expédition qui se trouvait dans un segment de la rue Élysée-des-Beaux-Arts compris entre deux coudes. La ruelle était sombre, encaissée, aussi déserte que le haut de Montmartre.

Près d’arriver, Antoine et Baranquin marchaient plus lentement et la bande se resserra comme un accordéon. À l’endroit où elle formait un premier coude, la rue était coupée par une tranchée profonde, signalée par un feu rouge. Les travaux avaient été effectués dans les deux derniers jours, car il n’y en avait pas encore de traces l’avant-veille, lors de la première expédition. C’était un élément d’horreur dont la bande aurait pu tirer parti et qui fit regretter sa dislocation. Il fallut traverser sur une planche étroite, entre deux cordes, qui faisaient office de garde-fous. Malgré son envie de se pencher sur le trou, Antoine ne s’arrêta pas, craignant qu’on ne le souçonnât de vouloir attendre les autres.

Les six écoliers se retrouvèrent quelques pas plus loin, devant le bric-à-brac. C’était une boutique étroite, dont la peinture semblait avoir été grattée et qui ne portait aucune inscription. En revanche, il y avait dans l’étalage de nombreuses pancartes. La plus importante était ainsi rédigée : « Occasions pour connaisseurs. » Une autre : « La maison ne fait crédit qu’aux gens riches. » Chacun des objets en montre était accompagné d’une référence historique des plus suspectes, tracée sur un rectangle de carton. « Bureau champêtre de la reine Hortense » désignait une petite table de cuisine en bois blanc, rongée par l’eau de Javel. Il y avait le moulin à café de la du Barry, le porte-savon de Marat, les charentaises de Berthe au grand pied, le chapeau melon de Félix Faure, le tuyau de pipe de la reine Pomaré, le stylographe du traité de Campo-Formio, et cent autres choses illustrées dans le même esprit – jusqu’à l’enveloppe de cuir d’un ballon de football qui était donnée comme un « faux semblant ayant appartenu à la papesse Jeanne ». Les écoliers n’y entendaient pas malice et ne doutaient nullement que le marchand eût réuni dans son bric-à-brac les modestes dépouilles de l’histoire. Le stylographe de Campo-Formio les étonnait vaguement, mais les lueurs qu’ils possédaient sur ce fameux traité étaient incertaines. Surtout l’idée ne leur fût pas venue qu’un commerçant pouvait se livrer à des facéties dans l’exercice de son négoce. Toutes ces références écrites de sa main étaient nécessairement vraies, aussi vraies qu’une chose imprimée, et constituaient une garantie d’authenticité. Mais ce n’était pas pour admirer des souvenirs historiques que la bande organisait ses lointaines expéditions. Un seul objet au milieu de la vitrine retenait l’attention passionnée des six écoliers. C’était une paire de bottes qu’accompagnait également une petite pancarte sur laquelle on lisait ces simples mots : « Bottes de sept lieues » et auxquelles le traité de Campo-Formio, les Marat, Félix Faure, Napoléon, Louis-Philippe et autres grandes figures de l’histoire conféraient une autorité presque incontestable. Peut-être les six enfants ne croyaient-ils pas positivement qu’il eût suffi à l’un d’eux de chausser ces bottes pour franchir sept lieues d’une seule enjambée. Ils soupçonnaient même que l’aventure du Petit Poucet n’était qu’un conte, mais n’en ayant pas la certitude, ils composaient facilement avec leurs soupçons. Pour être en règle avec la vraisemblance, peut-être aussi pour ne pas s’exposer à voir la réalité leur infliger un démenti, ils admettaient que la vertu de ces bottes de sept lieues s’était affaiblie ou perdue avec le temps. En tout cas, leur authenticité ne faisait aucun doute. C’était de l’histoire, et toute la boutique était là pour l’attester. De plus, elles étaient étrangement belles, d’une somptuosité qui étonnait, au milieu des autres objets de la vitrine, presque tous misérables et laids. En cuir verni noir, souple et fin, faites à la mesure d’un enfant de leur âge, elles étaient garnies intérieurement d’une fourrure blanche débordant sur le cuir où elle formait un revers neigeux. Les bottes avaient une élégance fière et cambrée qui intimidait un peu, mais cette fourrure blanche leur donnait la grâce d’un tendre caprice.

Buge et Baranquin, arrivés les premiers, s’étaient placés en face des bottes, le nez sur la vitre, et n’échangeant que de rares paroles. Leur ravissement était à peu près inexprimable et ressemblait à un rêve heureux dans lequel on reprend, de temps à autre, une conscience un peu douloureuse de la vie qui attend. Chaussant les bottes de sept lieues, Antoine vivait une aventure confuse et ardente et, songeant à sa mère, à leur mansarde où elle venait de rentrer seule, il reprenait haleine le temps d’un remords, d’un regard sur la vie qui attendait, de ce côté de la vitrine où il se trouvait lui-même, si près d’elle dans la nuit et dans l’hiver, qu’elle soufflait par sa bouche une petite buée sur le carreau.

Par instants, derrière les bottes, les deux enfants apercevaient la silhouette du marchand, détenteur de ces merveilles. L’intérieur de la boutique, de même que l’étalage, était éclairé par une ampoule suspendue au bout d’un fil, sans abat-jour, et dont la lumière jaune ne permettait pas de distinguer bien sûrement les objets.

Autant qu’on en pouvait juger de l’extérieur, le marchand était un très petit vieillard, au visage rond et lisse, sans rides ni relief. Il portait un haut col dur, un veston étroitement boutonné, des culottes courtes et des bas de cycliste bien tirés sur ses jambes sèches. Quoiqu’il fût seul dans sa boutique, on entendait parfois le son de sa voix aiguë, toujours irritée. Il lui arrivait d’arpenter le plancher dans un état d’extrême agitation qui l’amenait à faire de véritables bonds, mais le plus souvent il était assis sous l’ampoule électrique en face d’un grand oiseau empaillé, sans doute un héron, avec lequel il semblait avoir des conversations très animées. Baranquin affirmait même qu’il avait vu l’oiseau bouger et se porter contre le vieillard dans une attitude menaçante. Tout était possible dans cette retraite des bottes de sept lieues.

La bande se trouva de nouveau réunie, alignée contre la glace de la vitrine et tous les regards fixés sur les bottes. Frioulat se tenait à trois pas en arrière de la rangée qu’il considérait avec beaucoup d’ironie tout en ricanant et monologuant.

— Ils peuvent les regarder, les bottes, jusqu’à demain matin s’ils veulent. Qui c’est qui se marre, c’est moi. Parce que moi, j’avais un plan. Mais plus de chef, plus de plan, plus rien.

Antoine dont la révolte avait entraîné toutes les désertions, ne pouvait douter qu’il fût particulièrement visé par ces propos. L’ignorance et le silence lui semblaient sages, mais insuffisants. Il aurait voulu faire quelque chose de grand et d’héroïque qui l’eût rendu digne, entre tous, de chausser les bottes de sept lieues. Dans la rangée, on semblait d’ailleurs attendre cette riposte à laquelle il songeait. Rogier et Baranquin le regardaient avec espoir. Son cœur battait à grands coups, mais peu à peu, il affermissait sa résolution. Enfin, il sortit de la rangée, passa devant Frioulat sans le regarder et se dirigea vers la porte de la boutique. On le suivait des yeux avec admiration. Brisée en deux endroits, la glace de la porte était aveuglée par une descente de lit accrochée à l’intérieur et étiquetée : « Tapis du voleur de Bagdad. » Antoine, très ému, appuya sur le bec-de-cane et poussa timidement la porte. Ce qu’il aperçut et entendit par l’entrebâillement le retint au seuil. Au milieu de la boutique, les poings sur les hanches, l’œil étincelant, le marchand se tenait debout, face à l’oiseau empaillé et lui parlait d’une voix de fillette en colère. Antoine l’entendait glapir :

— Mais ayez donc au moins la franchise de vos opinions ! À la fin, je suis ulcéré par votre façon de toujours insinuer ! Du reste, je n’admets pas les raisons que vous venez d’invoquer. Montrez-moi vos documents, montrez-moi vos preuves. Ah ! Monsieur, vous voilà bien pris ? Pardon ?

Le vieillard se mit en posture d’écouter dans un silence arrogant. Il enfonçait, entre ses épaules, sa petite tête ronde et lisse comme une pomme, et semblait se recroqueviller dans son haut col dur qui l’engonçait presque jusqu’aux oreilles, de temps à autre jetant un coup d’œil vers l’oiseau et pinçant la bouche avec un air d’ironie insultante. Tout à coup, il fit un saut qui le porta tout contre la bête et, lui mettant son poing sur le bec, se mit à crier :

— Je vous défends ! C’est une infamie ! Vous calomniez la reine. Je n’ai rien à apprendre sur Isabeau de Bavière, vous m’entendez, rien !

Là-dessus, il se mit à tourner autour de l’oiseau empaillé avec des gestes rageurs et en parlant à mi-voix. Ce fut pendant cette promenade que, levant les yeux, il aperçut la silhouette d’Antoine dans l’entrebâillement de la porte. Après l’avoir examiné avec méfiance, il marcha sur lui à grands pas, la tête en avant et les épaules effacées, comme s’il espérait le surprendre. Mais Antoine, refermant la porte, faisait signe à ses camarades et donnait l’alarme d’une voix angoissée qui fit impression.

La bande, qui semblait se reconstituer sous son autorité, le suivit et, avide de l’interroger, s’arrêta à dix ou quinze pas de la boutique. Frioulat, ayant d’abord esquissé un mouvement de retraite, s’était ressaisi et restait seul en face des bottes de sept lieues.

Le marchand avait écarté un coin de la descente de lit et, le nez au carreau, épiait la rue, particulièrement attentif au groupe d’Antoine. Les écoliers le regardaient à la dérobée et parlaient à voix basse. Enfin, il laissa retomber la descente de lit et disparut. Frioulat, qui avait eu l’audace de rester dans la lumière de la vitrine pendant cet examen, se tourna vers le groupe qui prétendait peut-être faire figure de bande et dit avec mépris :

— Pas besoin de vous sauver, il n’allait pas vous bouffer. Mais quand il n’y a pas de chef, c’est toujours comme ça. Il y en a qui font les malins, qui se donnent des airs de vouloir entrer, mais au dernier moment, c’est le dégonflage. En attendant, moi, je me marre.

— Personne ne t’empêche d’entrer, fit observer Huchemin. Si tu es plus malin que les autres, vas-y.

— Parfaitement, dit Frioulat.

Il se dirigea vers la porte et, sans hésiter, d’une brusque poussée, il l’ouvrit presque grande. Mais comme il franchissait le seuil, il recula en poussant un hurlement de frayeur. Un oiseau plus grand que lui, caché derrière la porte, venait de bondir à sa rencontre en faisant entendre un glapissement étrange qui avait quelque chose d’humain.

La bande détalait déjà et Frioulat se mit à courir de toute sa vitesse sans prendre le temps d’un regard en arrière. Tenant l’oiseau dans ses bras, le vieillard s’avança sur le pas de la porte et, après avoir émis un autre glapissement qui précipita la fuite des écoliers, il rentra dans la boutique.

Frioulat, lancé comme un projectile, rejoignit la bande au tournant de la rue. Personne ne songea à la tranchée qu’il avait fallu franchir sur une planche un quart d’heure auparavant. Elle n’était qu’à trois mètres après le tournant. Rogier la vit lorsqu’il fut au bord et voulut s’arrêter, mais il ne put résister à la poussée du suivant, et Frioulat arrivait d’un tel élan qu’il précipita dans le trou ceux qui essayaient encore de retrouver un équilibre et qu’il tomba lui-même avec eux. La tranchée avait presque deux mètres de profondeur et la terre gelée était dure comme de la pierre.

Germaine avait allumé le poêle et, par économie, entretenait un petit feu en attendant le retour d’Antoine. La pièce était minuscule, mais difficile à chauffer à cause de son exposition. La fenêtre mansardée joignait mal et laissait passer les coulis d’air froid. Quand le vent soufflait du nord, on l’entendait ronfler entre la toiture et la cloison inclinée, faite d’un lattis enrobé dans une mince couche de plâtre. Assise sur l’un des deux petits lits de fer qui, avec une table de jardin, une chaise de bois, le poêle en fonte et quelques caisses à savon, constituaient tout son mobilier, Germaine Buge, le corps et l’esprit immobiles, fixait la flamme de la lampe à pétrole qu’elle avait mise en veilleuse.

Voyant qu’il était six heures et demie, elle eut peur. Antoine ne s’attardait jamais lorsqu’il se savait attendu et, à midi, elle l’avait prévenu qu’elle ne rentrerait pas après cinq heures. Plusieurs fois elle sortit sur le palier, dans l’espoir qu’un bruit de pas écourterait d’une minute son attente anxieuse. Elle finit par laisser la porte entrebâillée. Ce fut par la fenêtre qu’elle entendit appeler son nom. Du fond de la cour étroite, sa voix montant comme dans une cheminée, la concierge criait : « Eh ! Buge… » Il lui arrivait de l’appeler ainsi, lorsqu’une dame, venant demander à Germaine de lui faire son ménage, hésitait à gravir sept étages pour se fourrer dans quelque taudis.

Dans la loge l’attendait un agent de police qui devisait avec le concierge. En le voyant, elle comprit qu’il s’agissait d’Antoine et toute sa chair se tordit de peur. Son entrée fut accueillie par un silence compatissant.

— Vous êtes la mère d’Antoine Buge ? dit l’agent. Il vient d’arriver un accident à votre fils. Je crois que ce n’est pas bien grave. Il est tombé avec d’autres enfants dans une tranchée de canalisation. Je ne sais pas si c’était profond, mais par ces froids, la terre est dure. Ils se sont blessés. On a emmené le vôtre à l’hôpital Bretonneau. Vous pouvez peut-être essayer de le voir ce soir.

Dans la rue, après avoir retiré le porte-monnaie et le mouchoir qui gonflaient l’une des poches, Germaine ôta son tablier et le mit en rouleau sous son bras. Son premier mouvement avait été de prendre un taxi, mais elle réfléchit que l’argent de la course serait employé plus utilement pour Antoine. Elle fit le trajet à pied, ne sentant ni le froid ni la fatigue. Sa douleur ne s’accompagnait d’aucune révolte et, songeant à Antoine, à leur vie dans la mansarde, il lui semblait, à faire le compte de ces années de bonheur, qu’elle se fût rendue coupable de se soustraire à son véritable destin. Le moment était venu de rendre des comptes et la catastrophe faisait tout rentrer dans l’ordre.

« Ça devait arriver, pensait-elle, j’étais si heureuse. »

À l’hôpital, on la fit entrer dans une salle d’attente où étaient assis quatre femmes et trois hommes qui tenaient une conversation animée.

Aux premiers mots qu’elle entendit, Germaine comprit qu’elle se trouvait avec les parents des autres enfants. Du reste, elle reconnaissait Mme Frioulat, une petite femme noiraude, au visage dur, qui tenait rue Ramey une boutique de comestibles où il lui était arrivé de faire des achats. Elle eut le désir fugitif de se mêler au groupe et de s’informer des circonstances de l’accident, mais personne n’avait pris garde à son arrivée, sauf Mme Frioulat qui avait toisé d’un regard peu engageant cette femme sans manteau et sans homme, puisque sans alliance.

Germaine s’assit à l’écart et écouta la conversation qui ne lui apprit rien. Tous ces gens ne paraissaient pas mieux renseignés qu’elle.

— Comment que ça a pu arriver, je me demande bien, demandait le père de Naudin, un homme jeune qui portait l’uniforme bleu des receveurs du métro.

— C’est mon époux qui a appris la nouvelle le premier, dit Mme Frioulat en haussant la voix pour faire entendre à Germaine qu’elle n’était pas seule dans la vie. Il voulait aller chercher la voiture au garage, mais je lui ai dit : « Laisse, j’y vais en taxi. » Il fallait bien qu’il reste au magasin.

Chacun racontait à son tour comment il avait été informé de l’accident. Quelques minutes d’attention suffirent à Germaine pour connaître par leurs noms les parents qui attendaient là. Tous ces noms, qu’elle avait si souvent entendu prononcer par Antoine, lui étaient familiers. Elle considérait avec admiration et déférence ces Naudin, ces Huchemin, ces Rogier qui portaient des noms d’écoliers. Il lui semblait cousiner avec eux, bien qu’elle restât consciente d’une distance entre elle et ces gens qui allaient par couples, avaient un métier, des parents, un appartement. Ils continuaient du reste à l’ignorer, mais loin de leur en vouloir, elle leur était reconnaissante de cette discrétion. Seule, l’effrayait un peu Mme Frioulat, dont elle sentait parfois se poser sur sa chétive personne le regard hostile. Elle saisissait obscurément les raisons de cette hostilité, et si l’anxiété lui avait laissé l’esprit plus libre, elle n’aurait pas eu de peine à les comprendre. Une longue expérience lui avait appris que certaines dames d’une condition supérieure, comme l’était Mme Frioulat, n’aiment pas beaucoup se trouver dans une situation qui les mette sur un pied d’égalité avec les pauvresses. L’épicière de la rue Ramey souffrait dans un sentiment esthétique de l’édifice social. Cette solidarité avec une créature trop évidemment fille mère faisait naître en son cœur un doute vénéneux. Bien que commerçante et ayant une auto, pouvait-elle croire encore à la vertu des catégories ? Elle engagea pourtant la conversation.

— Et vous, madame, vous êtes venue sans doute pour ce triste accident ?

— Oui, madame. Je suis la maman du petit Buge. Antoine Buge.

— Ah ! ah ! Antoine Buge, parfaitement. J’en ai entendu parler. Il paraît qu’il a le diable au corps, ce petit. Vous avez dû en entendre parler aussi, vous, madame Naudin ?

— Oui, Robert m’en a parlé.

— Ah ! je vous le disais, vous voyez, on vous en a parlé aussi. C’est un gamin endiablé.

— Mais non, mais non, je vous assure. Antoine est bien sage, protestait Germaine, mais Mme Frioulat ne la laissait pas parler.

— Le fond n’est peut-être pas mauvais, mais comme à tant d’autres, il lui aura manqué une discipline.

— Les enfants, il faut que ça soit tenu, dit l’employé du métro.

Soulagés de pouvoir s’en prendre à quelqu’un et de tenir une explication de l’accident, les parents échangeaient à haute voix des réflexions sur l’éducation des enfants et, tout en restant dans les généralités, visaient assez clairement le cas de Germaine Buge. Chacun des couples, en raison de son angoisse, se sentait des trésors d’indulgence pour un fils auquel le malheur faisait une parure d’innocence, et nul ne doutait qu’Antoine eût entraîné ses camarades.

— Je ne vous reproche rien, dit Mme Frioulat en s’adressant à Germaine, je n’ai pas le cœur à faire des reproches dans un moment pareil, mais enfin, la vérité est la vérité. Il faut reconnaître que si vous aviez mieux surveillé cet enfant, nous n’en serions pas là, aujourd’hui Maintenant que le mal est fait, je n’ai qu’une chose à souhaiter, c’est que l’aventure vous serve de leçon, ma fille.

Prises à témoin et flattées qu’elle eût ainsi parlé en leur nom, les autres mères accueillirent cette péroraison par un murmure d’estime. Germaine, que son métier avait habituée à ce genre de semonce, accepta celle-ci sans protester et, gênée par tous ces regards fixés sur elle, ne sut que baisser la tête. Une infirmière entra.

— Rassurez-vous, dit-elle, il n’y a rien de grave. Le médecin vient de les voir. Il n’a trouvé que des jambes et des bras cassés et des écorchures sans importance. Dans quelques semaines, tout sera rentré dans l’ordre. Comme le choc a été tout de même rude, ils sont un peu abattus, et il vaut mieux que vous ne les voyiez pas ce soir. Mais demain, il n’y aura pas d’inconvénient. Venez à une heure.

Les cinq enfants étaient réunis dans une petite salle carrée, en compagnie de trois autres blessés à peu près de leur âge, qui en étaient à leur troisième semaine d’hôpital.

Antoine était placé entre Frioulat et Huchemin, face à Rogier et à Naudin dont les lits étaient voisins. La première nuit avait été agitée, et la première journée fut également pénible. Encore endoloris et fiévreux, ils ne parlaient guère et s’intéressaient médiocrement à ce qui se passait dans la salle. Sauf Antoine, ils reçurent la première visite de leurs parents sans beaucoup de plaisir ni d’émotion. Antoine, lui, y pensait depuis la veille. Il avait eu peur pour sa mère de cette nuit d’angoisse dans la mansarde froide et de toutes les nuits à venir. Lorsqu’elle entra dans la salle, il s’effraya de voir son visage marqué par la fatigue et l’insomnie. Elle comprit son inquiétude, et ses premières paroles furent pour le rassurer.

Au lit voisin à gauche, Huchemin, entre deux geignements, répondait à ses parents d’une voix dolente qui décourageait les questions. À droite, Frioulat se montrait grincheux avec sa mère dont les cajoleries lui semblaient ridicules. Elle l’appelait « Mon petit ange adorable » et « Mon petit bambin à sa maman ». Ça faisait bien, devant les copains qui entendaient. L’infirmière avait demandé que, pour cette première fois, le temps des visites ne fût pas trop long. Les parents ne restèrent pas plus d’un quart d’heure. Dans ce cadre nouveau, leurs enfants, soustraits tout d’un coup à leur gouvernement et, à cause de leur accident, faisant figure d’ayants droit, les intimidaient. Les conversations étaient presque difficiles, Germaine Buge, qui n’éprouvait pas ce sentiment de gêne au chevet d’Antoine, n’osa pourtant pas rester et partit avec les autres.

Le petit Baranquin, seul de la bande qui fût sorti indemne de la chute au fond du trou, arriva peu après le départ des parents, et sa visite fut plutôt réconfortante. Il regrettait sincèrement que le sort lui eût été clément.

— Vous en avez de la chance, vous, de vous être cassé quelque chose. Hier soir, j’aurais bien voulu être à votre place. Qu’est-ce que j’ai pris en arrivant chez moi. Mon père était déjà rentré. Il a été se rechausser pour me flanquer son pied dans les fesses. Qu’est-ce que j’ai entendu, toute la soirée, et que je finirais au bagne et tout. Et à midi, il a recommencé. Sûrement que ce soir, il va continuer. Avec lui, il y en a toujours pour une semaine.

— C’est comme chez moi, dit Rogier. Si j’avais eu le malheur de rentrer sans rien, qu’est-ce que je dégustais aussi.

N’eût été la souffrance, chacun se serait félicité d’être à l’hôpital. Antoine, qui n’avait pas le souvenir d’avoir jamais été grondé par sa mère, était le seul qui ne se consolât point à cet aspect du hasard. Frioulat lui-même, qu’on pensait être gâté par ses parents, estimait pourtant qu’il eût risqué gros à rentrer chez lui, comme Baranquin, avec un manteau déchiré du haut en bas, et sans une égratignure.

Les jours suivants furent plus animés. Les foulures et les luxations étaient beaucoup moins douloureuses et les membres plâtrés n’étaient même pas un sujet de préoccupation. L’immobilité ne permettait d’autre récréation que de lire et de causer. On parla beaucoup de l’expédition, et chacun se passionnait à en revivre les péripéties. Il y eut des disputes véhémentes que la voix des infirmières ne parvenait pas à apaiser.

Tirant la leçon des événements, Frioulat exaltait les principes d’ordre et d’autorité et soutenait que rien ne fût arrivé si la bande avait gardé son chef.

— Ce n’est pas ce qui t’aurait empêché d’avoir peur, objectaient les autres.

— C’est moi qui me suis sauvé le dernier, faisait observer Frioulat. Et bien obligé, vous m’avez laissé tout seul, bande de dégonflés.

Les discussions étaient d’autant plus violentes qu’on était immobilisé et qu’on ne risquait rien à se menacer d’un coup de poing sur le nez.

On se réconciliait en parlant des bottes de sept lieues. Il était à craindre que le marchand n’eût trouvé acheteur. Aussi, les visites de Baranquin étaient-elles attendues impatiemment. On tremblait qu’il n’apportât une mauvaise nouvelle. Il le savait et, dès en entrant, rassurait son monde. Les bottes étaient toujours dans la vitrine et, de jour en jour, affirmait-il, plus belles, plus brillantes, et plus soyeux aussi les revers de fourrure blanche. L’après-midi, à la tombée du jour, avant l’heure des lampes, il n’était pas difficile de se persuader que les bottes avaient conservé intacte leur vertu première, et l’on avait fini par y croire presque sans arrière-pensée. Rien n’était d’ailleurs plus récréatif, ni plus reposant, que de réfléchir dans son lit à ces prodigieuses enjambées de sept lieues. Chacun rêvait tout haut à l’usage qu’il aimerait faire des bottes. Frioulat se plaisait à l’idée qu’il battrait tous les records du monde de course à pied. Rogier était généralement plus modeste. Quand on l’enverrait chercher un quart de beurre ou un litre de lait, il irait les acheter dans un village de Normandie où il les aurait à meilleur marché, et mettrait la différence dans sa poche. Du reste, tous étaient d’accord pour aller passer leurs jeudis après-midi en Afrique ou dans les Indes, à guerroyer contre les sauvages et à chasser les grands fauves. Antoine n’était pas moins tenté que ses camarades par de telles expéditions. Pourtant, d’autres rêves, qu’il tenait secrets, lui étaient plus doux. Sa mère n’aurait plus jamais d’inquiétude pour la nourriture. Les jours où l’argent manquerait à la maison, il enfilerait ses bottes de sept lieues. En dix minutes, il aurait achevé son tour de France. À Lyon, il prendrait un morceau de viande à un étal ; à Marseille, un pain ; à Bordeaux, un légume ; un litre de lait à Nantes ; un quart de café à Cherbourg. Il se laissait aller à penser qu’il pourrait prendre aussi pour sa mère un bon manteau qui lui tiendrait chaud. Et peut-être une paire de souliers, car elle n’en avait plus qu’une, déjà bien usée. Le jour du terme, si les cent soixante francs du loyer venaient à manquer, il faudrait encore y pourvoir. C’est assez facile. On entre dans une boutique à Lille ou à Carcassonne, une boutique cossue où les clients n’entrent pas en tenant serré dans la main l’argent des commissions. Au moment où une dame reçoit sa monnaie au comptoir, on lui prend les billets des mains et, avant qu’elle ait eu le temps de s’indigner, on est déjà rentré à Montmartre. S’emparer ainsi du bien d’autrui, c’est très gênant, même à l’imaginer dans son lit. Mais avoir faim, c’est gênant aussi. Et, quand on n’a plus de quoi payer le loyer de sa mansarde et qu’il faut l’avouer à sa concierge et faire des promesses au propriétaire, on se sent tout aussi honteux que si l’on avait dérobé le bien d’autrui.

Germaine Buge n’apportait pas moins d’oranges à son fils, pas moins de bonbons et de journaux illustrés que n’en apportaient aux leurs les autres parents. Pourtant, jamais Antoine n’avait eu comme à l’hôpital le sentiment de sa pauvreté, et c’était à cause des visites. À entendre les parents bavarder au chevet des autres malades, la vie paraissait d’une richesse foisonnante, presque invraisemblable. Leurs propos évoquaient toujours une existence compliquée, grouillante de frères, de sœurs, de chiens, de chats ou de canaris, avec des prolongements chez les voisins de palier et aux quatre coins du quartier, aux quatre coins de Paris, en banlieue, en province et jusqu’à l’étranger. Il était question d’un oncle Émile, d’une tante Valentine, de cousins d’Argenteuil, d’une lettre venue de Clermont-Ferrand ou de Belgique. Huchemin par exemple, qui à l’école n’avait l’air de rien, était le cousin d’un aviateur et avait un oncle qui travaillait à l’arsenal de Toulon. Parfois, on annonçait la visite d’un parent demeurant à la porte d’Italie ou à Épinal. Un jour, une famille de cinq personnes venue de Clichy se trouva réunie autour du lit de Naudin, et il en restait à la maison.

Germaine Buge, elle, était toujours seule au chevet d’Antoine et n’apportait de nouvelles de personne. Il n’y avait dans leur vie ni oncles, ni cousins, ni amis. Intimidés par ce dénuement, par la présence et par la loquacité des voisins, ils ne retrouvaient jamais l’abandon et la liberté du premier jour. Germaine parlait de ses ménages, mais brièvement, avec la crainte que ses paroles ne fussent entendues par Frioulat ou par sa mère, car elle soupçonnait qu’il pouvait être désobligeant, pour un fils de commerçants, d’être le voisin de lit du fils d’une femme de ménage. Antoine s’inquiétait de ses repas, lui recommandait de ne pas trop dépenser en bonbons et en journaux illustrés, et craignait aussi d’être entendu. Ils parlaient presque à voix basse et la plus grande partie du temps restaient silencieux à se regarder ou distraits par les conversations à haute voix.

Un après-midi, après l’heure des visites, Frioulat, ordinairement bavard, demeura longtemps muet, le regard fixe, comme ébloui. À Antoine qui lui demandait ce que signifiait son silence, il se contenta d’abord de répondre :

— Mon vieux, c’est formidable.

Il exultait visiblement, et toutefois son bonheur semblait traversé par un remords qui l’arrêtait au bord des confidences. Enfin, il s’y décida :

— J’ai tout raconté à ma mère. Elle va me les acheter. Je les aurai en rentrant chez moi.

Antoine en eut froid au cœur. Les bottes n’étaient déjà plus ce trésor commun où chacun avait pu puiser sans risque d’appauvrir le voisin.

— Je te les prêterai, dit Frioulat.

Antoine secoua la tête. Il en voulait à Frioulat d’avoir parlé à sa mère de ce qui aurait dû rester un secret d’écoliers.

Au sortir de l’hôpital, Mme Frioulat se fit conduire en taxi rue Élysée-des-Beaux-Arts où elle n’eut pas de mal à reconnaître la vitrine que son fils venait de lui décrire. Les bottes y étaient toujours en bonne place. Elle s’attarda quelques minutes à examiner le bric-à-brac et les références manuscrites. Ses connaissances en histoire étaient fort peu de chose, et le stylographe de Campo-Formio ne l’étonna nullement. Elle ne prisait pas beaucoup ce genre de commerce, mais la vitrine lui fit plutôt bonne impression. Une pancarte surtout lui inspira confiance, celle qui portait l’inscription :

« On ne fait crédit qu’aux riches. »

Elle jugea l’avertissement maladroit, mais le marchand lui parut avoir de bons principes. Elle poussa la porte et vit, sous l’ampoule électrique qui éclairait la boutique, un petit vieillard fluet, assis en face d’un grand oiseau empaillé, avec lequel il semblait jouer aux échecs. Sans se soucier de l’entrée de Mme Frioulat, il poussait les pièces sur l’échiquier, jouant tantôt pour lui, tantôt pour son compagnon. De temps à autre, il faisait entendre un ricanement agressif et satisfait, sans doute lorsqu’il venait de jouer pour son propre compte. D’abord ébahie, Mme Frioulat songeait à manifester sa présence, mais soudain le vieillard, à demi dressé sur son siège, l’œil étincelant et l’index menaçant la tête de l’oiseau, se mit à glapir :

— Vous trichez ! Ne mentez pas ! Vous venez encore de tricher. Vous avez subrepticement déplacé votre cavalier pour couvrir votre reine qui se trouvait doublement menacée et qui allait être prise. Ah ! vous en convenez pourtant Cher monsieur, j’en suis bien aise, mais vous savez ce qui a été entendu tout à l’heure, je confisque donc votre cavalier.

Il ôta en effet une pièce de l’échiquier et la mit dans sa poche. Après quoi, regardant l’oiseau, il eut un rire de gaîté qui dégénéra en une crise de fou rire. Il était retombé sur sa chaise et, penché sur le jeu d’échecs, les mains en croix sur la poitrine, les épaules secouées, riait presque sans bruit, ne laissant passer, de loin en loin, qu’un son aigu, comparable au cri d’une souris. Mme Frioulat, un peu effrayée, se demandait si elle ne ferait pas mieux de gagner la porte. Le vieillard finit par reprendre son sérieux, et s’essuyant les yeux, il dit à son étrange personnage :

— Excusez-moi, mais vous êtes trop drôle quand vous faites cette tête-là. Je vous en prie, ne me regardez pas, je sens que je partirais à rire encore un coup. Vous ne vous en doutez peut-être pas, mais vraiment, vous êtes impayable. Tenez, je veux bien oublier ce qui s’est passé. Je vous rends votre cavalier.

Il tira le cavalier de sa poche et, l’ayant remis en place, s’absorba dans l’examen de l’échiquier.

Mme Frioulat hésitait encore à prendre un parti. Considérant qu’elle avait fait les frais d’un taxi pour venir à cette boutique, elle se décida à rester et, crescendo, toussa plusieurs fois. À la troisième, le marchand tourna la tête et la regardant avec une curiosité qui n’était pas exempte de reproche, lui demanda :

— Vous jouez sans doute aux échecs ?

— Non, répondit Mme Frioulat que la question troublait. Je ne sais pas. Autrefois, je jouais aux dames. Mon grand-père était très fort.

— Bref, vous ne jouez pas aux échecs.

Pendant quelques secondes, il l’examina comme une énigme, avec étonnement et perplexité, semblant se demander pourquoi elle était là. Le problème lui parut insoluble et probablement dénué d’intérêt, car il eut un geste d’indifférence et, revenant à ses échecs, dit en s’adressant à l’oiseau :

— À vous de jouer, monsieur.

Mme Frioulat, décontenancée par l’accueil et par la désinvolture de ce singulier commerçant, resta un moment interdite.

— Ah ! ah ! dit le vieillard en se frottant les mains. La partie devient intéressante. Je suis curieux de savoir comment vous allez vous tirer de ce mauvais pas.

— Je vous demande pardon, risqua Mme Frioulat, mais je suis une cliente.

Cette fois, le marchand eut un regard de stupéfaction.

— Une cliente !

Un moment, il resta pensif puis, se retournant vers l’oiseau, lui dit à mi-voix :

— Une cliente !

Rêveur, il considérait l’échiquier. Soudain son visage s’éclaira.

— Mais je n’avais pas vu que vous veniez de jouer verre tour. De plus en plus intéressant. Voilà une parade superbe et à laquelle j’étais loin de m’attendre. Mes compliments. La situation est complètement retournée. Cette fois, c’est moi qui suis menacé.

Le voyant de nouveau absorbé par le jeu, Mme Frioulat se jugea offensée et dit en haussant la voix :

— Je ne vais tout de même pas perdre mon après-midi à attendre votre bon plaisir. J’ai autre chose à faire.

— Mais enfin, madame, que désirez-vous ?

— Je suis venue pour savoir le prix de la paire de bottes qui est en vitrine.

— C’est trois mille francs, déclara le marchand sans lever le nez de l’échiquier.

— Trois mille francs ! Mais vous êtes fou !

— Oui, madame.

Voyons, trois mille francs pour une paire de bottes, mais c’est impossible ! Vous ne parlez pas sérieusement.

Cette fois, le vieillard se leva, irrité, et se campant devant la cliente :

— Madame, oui ou non, êtes-vous décidée à mettre trois mille francs dans cette paire de bottes ?

— Ah ! non, s’écria Mme Frioulat avec véhémence, bien sûr que non !

— Alors, n’en parlons plus, et laissez-moi jouer aux échecs.

En apprenant qu’il allait entrer en possession des bottes de sept lieues, les compagnons de Frioulat manifestèrent un mécontentement si vif qu’il éprouva le besoin de les rassurer.

S’il en avait parlé à sa mère, disait-il, c’était sans le faire exprès. Du reste, elle n’avait rien promis. Simplement, elle n’avait pas dit non. Mais en se rappelant la joie insolente qu’il avait eu l’imprudence de laisser paraître, on avait du mal à se rassurer. Pendant une journée, il fut presque en quarantaine. On ne lui répondait que du bout des lèvres. Pourtant, le besoin d’espérer finit par être le plus fort. Tout en restant un peu inquiet, on se persuadait que la menace était des plus incertaines. Peu à peu, on parla moins volontiers des bottes et bientôt il n’en fut plus question, du moins ouvertement.

À force de méditer l’exemple de Frioulat, chacun se mit à espérer pour son propre compte et à tirer des plans. Un après-midi, après le départ de sa mère, Huchemin montra un visage rayonnant de bonheur et durant toute la soirée se retrancha dans un mutisme émerveillé. Le lendemain, ce fut le tour de Rogier et de Naudin à être heureux.

Frioulat fut le premier qui sortit de l’hôpital, et comme les autres lui faisaient promettre de venir les voir, il répondit :

— Vous pensez, qu’est-ce que ce sera, pour moi, de venir jusqu’ici !

Durant le trajet de l’hôpital à la maison, qu’il fit avec son père, il ne posa pas de questions, ne voulant point, par délicatesse, gâter à ses parents le plaisir de lui faire la surprise. En arrivant chez lui, personne ne lui parla des bottes, mais il n’en eut point d’inquiétude. Le matin, ses parents étalent occupés à l’épicerie. Sans doute, se réservaient-ils de les lui offrir au moment du repas. En attendant, il alla jouer dans une petite cour à laquelle on accédait par l’arrière-boutique, et se fabriqua un avion de chasse. Il disposait d’éléments variés : caisses, tonneaux, bouteilles, boîtes de conserves entreposés dans la cour. Dans une caisse vide, il installa les instruments de bord, boîtes de saumon et de petit pois, et se fit une mitrailleuse d’une bouteille de cognac. Il naviguait à douze cents mètres, et le ciel était pur, lorsqu’il vit poindre un avion ennemi. Sans perdre la tête une seconde, il monta en chandelle jusqu’à deux mille cinq cents mètres. L’ennemi ne se doutait de rien et mit sa mitrailleuse en action, mais comme il se penchait sur le rebord de la caisse, la bouteille de cognac lui échappa des mains et se brisa sur le pavé. Nullement consterné, il murmura en serrant les dents :

— La vache ! il m’a flanqué une balle en plein dans ma mitrailleuse.

Mme Frioulat, qui se trouvait dans l’arrière-boutique, fut alertée par le bruit et vit les débris de la bouteille au milieu d’une flaque de cognac.

— C’est trop fort, gronda-t-elle. Tu n’es pas sitôt rentré à la maison que tu recommences à être intenable. Si au moins tu avais pu rester où tu étais. Une bouteille de cognac supérieur qui vient encore d’être majorée de dix pour cent. Je me proposais d’aller acheter les bottes cet après-midi, mais tu peux leur dire adieu. Ce n’est plus la peine d’en parler. D’ailleurs, cette idée de vouloir à tout prix me faire acheter des bottes, c’est ridicule. Tu en as déjà une paire en caoutchouc qui est presque toute neuve.

Rogier quitta l’hôpital deux jours plus tard. Chez lui, lorsqu’il se décida à parler des bottes, toute la famille parut surprise. Sa mère se souvint pourtant de la promesse qu’elle avait faite et murmura : « Des bottes, oui, en effet. » La voyant ennuyée, le père prit la parole : « Les bottes, dit-il, c’est très joli, mais nous en reparlerons quand tu travailleras un peu mieux en classe. Il ne suffit pas de se casser une jambe pour avoir tous les droits. Quand tu étais au lit, ta mère t’a fait certaines promesses, c’était bien. Maintenant, tu es guéri. Te voilà en bonne santé. Il ne s’agit plus à présent que de rattraper le temps perdu. À la fin de l’année, si tu as bien travaillé, tu en seras récompensé par la satisfaction d’avoir bien travaillé et alors, on pourra peut-être voir, envisager, réfléchir. Rien ne presse, n’est-ce pas ? Travaille d’abord. »

Naudin, qui rentra chez lui le surlendemain, y trouva la même déception, mais moins enveloppée. Comme il interrogeait ses parents, sa mère, qui la veille encore avait renouvelé sa promesse, répondit, l’air distrait : « Demande à ton père. » Et celui-ci murmura : « Oh ! les bottes ! » sur un ton d’indifférence aussi résolue que si sa femme avait prétendu l’intéresser aux causes de la guerre de Trente ans.

Antoine et Huchemin, dont les lits étaient voisins, restèrent encore une semaine à l’hôpital après le départ de Naudin. Leur isolement au milieu de nouveaux venus favorisa une intimité qui fut pour Antoine une épreuve souvent très pénible.

Durant cette semaine-là, il eut encore beaucoup à souffrir de sa pauvreté. Ne trouvant pas dans sa propre vie de quoi étoffer des confidences, il lui fallait écouter celles de Huchemin sans pouvoir y répondre autrement que par des commentaires. Rien n’est plus déprimant que le rôle de confident pauvre. Chacun sait, par exemple, que le vrai drame, dans la tragédie classique, est celui des confidents. C’est pitié de voir ces braves gens, à qui il n’arrive jamais rien, écouter avec une résignation courtoise un raseur complaisant à ses propres aventures. Huchemin, qui découvrait la douceur de pouvoir ennuyer un confident, débordait d’amitié et d’anecdotes sur les membres de sa famille. Ce qui l’incitait particulièrement à parler de ses oncles et de ses tantes, c’était l’espoir qu’il mettait en eux, Sachant par les expériences de Frioulat, de Rogier et de Naudin, qu’il ne fallait guère compter sur la promesse des père et mère, il voulait croire qu’il y avait plus de verni chez les oncles et les tantes. À l’entendre, les siens étaient prêts à se disputer l’honneur de lui acheter les bottes de sept lieues, Antoine avait les oreilles toutes pleines de ces oncles Jules, Marcel, André, Lucien, de ces tantes Anna, Roberte ou Léontine. Le soir, à l’heure où les autres dormaient, il lui arrivait plus souvent et plus longuement qu’à l’ordinaire de réfléchir à l’étrangeté de son destin à lui, qui était de n’avoir oncle, tante, ni cousin au monde. À moins d’être orphelin, ce qui n’est du reste pas bien rare, il n’aurait pu imaginer famille plus réduite que la sienne. C’était attristant et lassant. Un jour, Antoine eut plein le dos d’être pauvre et confident. Comme Huchemin lui parlait d’une tante Justine, il l’interrompit et lui dit avec désinvolture :

— Ta tante Justine, c’est comme toute ta famille, elle ne m’intéresse pas beaucoup. Tu comprends, j’ai assez à faire à penser à mon oncle qui rentre d’Amérique ces jours-ci.

Huchemin ouvrit les yeux ronds et s’exclama :

— D’Amérique ?

— Eh bien, oui, mon oncle Victor.

Antoine était un peu rouge. Il n’avait pas l’habitude de mentir. Sa vie était si simple qu’il n’en éprouvait pas le besoin. Pressé de questions, il fut obligé de soutenir et de développer ce premier mensonge et ce fut sans déplaisir qu’il construisit le personnage de l’oncle Victor. Plus qu’un jeu, c’était une revanche sur la vie et c’était la vie même, tout d’un coup abondante et débordante. L’oncle Victor était un être prestigieux, beau, brave, généreux, fort, ayant son certificat d’études, tuant une personne par semaine et jouant délicieusement de l’harmonica. Assurément, il était homme à se couper en quatre et, en cas de besoin, à passer sur le ventre d’une famille innombrable, pour procurer à son neveu les bottes dont il aurait envie. Et ce n’était pas le prix qui l’arrêterait jamais non plus. Antoine, après avoir langui si longtemps dans un rôle de confident, se déchaînait maintenant avec un enthousiasme et une assurance qui ravageaient le cœur de Huchemin. Celui-ci n’entretenait plus qu’un espoir timide.

Le lendemain matin, Antoine avait la conscience endolorie et regrettait d’avoir cédé la veille à son imagination impatiente. L’oncle Victor était gênant, lourd, indiscret, effrayant aussi par l’importance qu’il avait déjà. Antoine essaya de l’oublier et de l’ignorer, mais l’oncle avait une personnalité forte et originale qui s’imposait. Peu à peu, il s’y habitua et, les jours suivants, il s’accommoda si bien de ce compagnon qu’il n’aurait pu se passer d’en parler. Sa conscience ne le talait presque plus, sauf aux heures de visite, lorsque sa mère était là. Il aurait souhaité lui faire connaître l’oncle Victor et l’enrichir, elle aussi, de cette parenté magnifique, mais il ne savait comment s’y prendre. Il ne pouvait lui demander de se faire la complice d’un mensonge. Il avait bien pensé au conditionnel enfantin : « On aurait un oncle, il serait en Amérique, il s’appellerait l’oncle Victor. » Mais sa mère, qui avait eu sans doute une enfance plus dure que la sienne, était fermée à toute notion de jeu. De son côté, Germaine Buge soupçonnait un mystère et ils souffraient tous les deux de ne pouvoir communiquer.

Antoine voyait venir avec une vive appréhension le temps de sortir de l’hôpital. Ses amis lui diraient : « Tiens, ton oncle est rentré d’Amérique, mais les bottes sont toujours dans la vitrine. » Répondre que l’oncle Victor avait retardé son voyage au dernier moment, c’était dangereux. Un héros, s’il n’est pas là où l’on a besoin de sa valeur, n’est qu’un mensonge ou une illusion, les copains diraient « Mon œil », diraient « Chez qui ? », diraient « Ton oncle, des fois, il ne serait pas dans le cinéma ? »

Antoine et Huchemin quittèrent l’hôpital le même jour, par un matin de pluie glaciale qui faisait regretter la tiédeur des salles. Ils ne partirent pas ensemble. Antoine dut attendre sa mère, retenue par un ménage à la boucherie Lefort. Il en était à souhaiter qu’elle ne vînt pas, tant le personnage de l’oncle Victor lui apparaissait maintenant redoutable. Germaine Buge arriva tard, car, pour ne pas désobliger M. Lefort qui tenait à lui faire faire cinq cents mètres dans sa voiture, elle l’avait attendu près d’une heure à la boucherie.

Antoine, qui faisait ses premiers pas dehors, marchait avec hésitation, les jambes mal habituées. Malgré le vent et la pluie, il ne voulut pas laisser faire à sa mère la dépense d’un taxi et ils entreprirent de rentrer à pied. Ils allaient doucement, mais la montée de Montmartre était rude, le temps couleur d’ardoise, et l’enfant, fatigué, se décourageait. Il n’avait plus la force de répondre aux paroles de sa mère. En pensant aux sept étages qu’il lui faudrait monter, il pleurait sous son capuchon. Mais plus éreintant que l’ascension ces étages fut l’arrêt dans la loge de la concierge. Elle le questionnait avec le mépris cordial qu’ont souvent les gens pauvres pour plus pauvres qu’eux et croyait devoir lui parler très fort, comme elle parlait ordinairement aux êtres bornés ou insignifiants. Il dut lui montrer sa jambe, l’endroit où il y avait eu fracture, et fournir des explications. Germaine Buge aurait souhaité abréger la corvée, mais elle craignait de mécontenter un personnage aussi influent. Antoine fut encore obligé de remercier la concierge qui s’offrit le plaisir de lui donner dix sous.

En entrant dans la mansarde, il eut un saisissement, car le papier de tenture avait été changé. Sa mère l’observait, inquiète de l’accueil qu’il ferait à cette surprise. Il sourit avec effort pour dissimuler sa déconvenue. Il s’apercevait, en effet, qu’il avait aimé l’ancien papier, tout écorché qu’il fût et loqueteux et noirci, le motif fondu par l’usure et la crasse. Sur ces murs sombres, ses yeux avaient appris à reconnaître des paysages de sa création et des bêtes et des gens qui bougeaient à la tombée du jour. Le papier neuf, d’un vert pâle, qui semblait déjà passé, était semé de minuscules bourgeons d’un vert plus foncé. Mince et mal collé par un ouvrier de fortune, il paraissait maladif. Germaine Buge avait allumé le feu et, à cause du temps, le poêle fumait, ce qui obligea à ouvrir la fenêtre, par où s’engouffrant le vent et la pluie, il fallut ruser avec les éléments et adopter un compromis. Antoine, assis sur son lit, considérait la vie avec cette lucidité de petit jour que connaissent parfois les enfants au sortir d’une maladie. La table mise, sa mère lui dit, en servant le potage :

— Tu es content ?

Et souriante, elle regardait les murs maladifs.

— Oui, dit Antoine, je suis content. C’est joli.

— J’ai bien hésité, tu sais. Il y en avait un autre, rose et blanc, mais c’était salissant. J’avais bien envie de te montrer les échantillons pour que tu choisisses, mais j’ai pensé, pour la surprise, ce serait dommage. Alors, c’est vrai, tu es content ?

— Oui, répéta Antoine, je suis content.

Il se mit à pleurer, sans bruit, des larmes qui ne semblaient pas près de tarir, abondantes et régulières. « Tu as mal ? disait sa mère. Tu t’ennuies ? Tu regrettes tes camarades ? » Il secouait la tête. Se souvenant de l’avoir vu pleurer ainsi sur leur pauvreté, elle lui fit voir que la situation était des plus rassurantes. Elle venait de payer le loyer. De ce côté-là, ils étaient tranquilles pour trois mois. Elle avait trouvé, la semaine précédente, une heure et demie de ménage, le matin très tôt, et l’on était content de son travail.

— Et puis je ne t’ai pas dit, c’est arrivé hier tantôt. Le chien de Mlle Larrisson est crevé. Pauvre Flic, ce n’était pas une mauvaise bête, mais puisqu’il est mort, autant que ce soit nous qui en profitions. À partir de maintenant, je pourrai emporter les restes de Mlle Larrisson. Elle me l’a offert gentiment.

Antoine aurait voulu répondre à ces sourires de la vie par des paroles de reconnaissance, mais il restait accablé et cette mélancolie donnait tant d’inquiétude à sa mère qu’elle hésitait à le laisser seul une partie de l’après-midi. À une heure et demie, le voyant plus apaisé, elle se décida pourtant à aller faire ses deux heures de ménage chez Mlle Larrisson, qui trouva d’ailleurs à redire à la façon dont elle travailla.

Germaine Buge, que tourmentait le secret chagrin d’Antoine, eut l’idée de se rendre à la sortie de l’école et d’interroger quelqu’un de ses camarades. Elle connaissait surtout le petit Baranquin pour s’être trouvée avec lui au chevet d’Antoine ou devant l’hôpital. Le résultat de l’entretien dépassa ses espérances. Baranquin n’hésita pas une seconde quant aux raisons de la mélancolie d’Antoine. D’un seul coup, la mère apprit l’histoire des bottes et celle de l’oncle Victor d’Amérique.

Rue Élysée-des-Beaux-Arts, après s’être perdue dans d’autres rues, Germaine Buge finit par découvrir la boutique de bric-à-brac. L’étalage était éclairé, mais elle ne put ouvrir la porte. Elle essayait encore de tourner le bec-de-cane lorsque le marchand, écartant un coin de la descente de lit qui aveuglait la glace de la porte, lui fit signe de s’éloigner. Germaine ne comprit pas et lui montra les bottes dans la vitrine. Enfin, le vieillard entrebâilla la porte et lui dit :

— Vous ne comprenez pas ? le magasin est fermé.

— Fermé ? s’étonna Germaine. Il n’est pas six heures.

— Mais le magasin n’a pas ouvert ce matin. C’est aujourd’hui ma fête. Vous voyez.

Ce disant, il apparut tout entier dans l’ouverture et Germaine vit qu’il était en habit et de blanc cravaté. Elle lui expliqua l’objet de sa visite, lui parla d’Antoine qui l’attendait chez elle, mais il ne voulut pas l’entendre.

— Madame, je suis au désespoir, mais je vous répète que c’est aujourd’hui ma fête. J’ai justement là un ami qui est venu me voir.

Il jeta un coup d’œil en arrière et ajouta en baissant la voix :

— Il est inquiet. Il se demande à qui je parle. Entrez, et faites comme si vous étiez venue me souhaiter ma fête. Il va être furieux, parce qu’il est horriblement jaloux et que tout en moi lui porte ombrage, mais je ne serai pas fâché de lui donner encore une leçon.

Germaine saisit l’occasion et entra derrière le vieillard. Il n’y avait dans la boutique que le grand oiseau dont lui avait parlé Baranquin. L’échassier lui parut d’autant plus remarquable qu’il était affublé d’une cravate blanche nouée au milieu de son long cou et d’un monocle qu’un ruban noir attachait à l’une des ailes.

Le marchand cligna de l’œil vers Germaine et lui dit du plus fort qu’il put :

— Princesse, quelle bonté d’avoir bien voulu vous souvenir de votre vieil ami et quelle jolie surprise pour moi.

À la dérobée, il regarda l’oiseau pour juger de l’effet produit par ces paroles et eut un sourire méchant. Germaine, éberluée, ne savait quelle contenance prendre, mais le marchand était d’une loquacité telle qu’il faisait à lui seul les frais de l’entretien, ce qui la mit à l’aise. Au bout d’un moment, il se tourna vers l’oiseau et l’informa d’une voix triomphante :

— La princesse me donne entièrement raison. La maréchale d’Ancre a été la cause de tout.

Oubliant la princesse et lui tournant le dos, il se jeta dans une discussion historique où il ne parut pas avoir l’avantage, car il finit par rester silencieux en regardant l’oiseau avec un air de rancune. Germaine, qui trouvait le temps long, profita de ce silence pour lui rappeler qu’elle était venue dans sa boutique avec l’intention d’acheter les bottes.

— C’est curieux, fit observer le marchand. Depuis quelque temps, on me les demande beaucoup.

— Combien valent-elles ?

— Trois mille francs.

Il avait répondu comme distraitement et il ne parut pas prendre garde à l’effarement de la cliente. Tout à coup, il eut un sursaut et s’écria d’une voix indignée en regardant l’oiseau :

— Naturellement, vous n’êtes pas d’accord non plus ! Vous trouvez que les bottes ne valent pas trois mille francs. Allons, dites-le, ne vous gênez pas. Aujourd’hui que vous avez un monocle, tout vous est permis.

Après un court silence, il se tourna vers Germaine et lui dit avec un sourire amer :

— Vous l’avez entendu. Il paraît que mes bottes valent tout juste vingt-cinq francs. Eh bien ! soit. Emportez-les pour vingt-cinq francs. Il est entendu que je ne suis plus rien ici. Il est entendu que Monsieur est le maître. Prenez-les, madame.

Il alla chercher les bottes dans la vitrine, les enveloppa dans un journal et les tendit à Germaine :

Misérable, dit-il à l’oiseau, vous me faites perdre deux mille neuf cent soixante-quinze francs.

Germaine, qui ouvrait son porte-monnaie à ce moment-là, fut gênée par cette réflexion.

— Je ne voudrais pas profiter, dit-elle au vieillard.

— Laissez donc, murmura-t-il, je vais lui faire son affaire. C’est un envieux et un méchant. Je vais le tuer d’un bon coup d’épée.

Tandis qu’il prenait les vingt-cinq francs, Germaine vit sa main trembler de colère. Quand il eut les pièces, il se retourna et, à toute volée, les jeta à la tête de l’oiseau, brisant le monocle dont un fragment se balança au bout du ruban de moire. Puis, sans reprendre haleine, il s’empara d’un vieux sabre qui se trouvait en vitrine et dégaina. Germaine Buge s’enfuit avec ses bottes sans attendre le dénouement. Dehors, elle eut l’idée de prévenir un agent ou au moins un voisin. Il lui semblait que l’oiseau fût vraiment en danger. À la réflexion, elle se dit qu’une pareille démarche était sans utilité et risquait de lui attirer des ennuis.

En voyant les bottes, Antoine devint rouge et heureux et il lui sembla que le triste papier neuf qui tapissait les murs était d’un joli vert pomme de printemps. Le soir, quand sa mère fut endormie, il se leva sans bruit, s’habilla et enfila les bottes de sept lieues. Nuit noire, il traversa la mansarde à tâtons et après avoir ouvert la fenêtre avec de longues précautions, grimpa sur le bord du chéneau. Un premier bond le porta en banlieue, à Rosny-sous-Bois ; un deuxième dans le département de Seine-et-Marne. En dix minutes, il fut à l’autre bout de la terre et s’arrêta dans un grand pré pour y cueillir une brassée des premiers rayons du soleil qu’il noua d’un fil de la Vierge.

Antoine retrouva facilement la mansarde où il se glissa sans bruit. Sur le petit lit de sa mère, il posa sa brassée brillante dont la lueur éclaira le visage endormi et il trouva qu’elle était moins fatiguée.