LE PROVERBE
Dans la lumière de la suspension qui éclairait la cuisine, M. Jacotin voyait d’ensemble la famille courbée sur la pâture et témoignant, par des regards obliques, qu’elle redoutait l’humeur du maître. La conscience profonde qu’il avait de son dévouement et de son abnégation, un souci étroit de justice domestique, le rendaient en effet injuste et tyrannique, et ses explosions d’homme sanguin, toujours imprévisibles, entretenaient à son foyer une atmosphère de contrainte qui n’était du reste pas sans l’irriter.
Ayant appris dans l’après-midi qu’il était proposé pour les palmes académiques, il se réservait d’en informer les siens à la fin du dîner. Après avoir bu un verre de vin sur sa dernière bouchée de fromage, il se disposait à prendre la parole, mais il lui sembla que l’ambiance n’était pas telle qu’il l’avait souhaitée pour accueillir l’heureuse nouvelle. Son regard fit lentement le tour de la table, s’arrêtant d’abord à l’épouse dont l’aspect chétif, le visage triste et peureux lui faisaient si peu honneur auprès de ses collègues. Il passa ensuite à la tante Julie qui s’était installée au foyer en faisant valoir son grand âge et plusieurs maladies mortelles et qui, en sept ans, avait coûté sûrement plus d’argent qu’on n’en pouvait attendre de sa succession. Puis vint le tour de ses deux filles, dix-sept et seize ans, employées de magasin à cinq cents francs par mois, pourtant vêtues comme des princesses, montres-bracelets, épingles d’or à l’échancrure, des airs au-dessus de leur condition, et on se demandait où passait l’argent, et on s’étonnait. M. Jacotin eut soudain la sensation atroce qu’on lui dérobait son bien, qu’on buvait la sueur de ses peines et qu’il était ridiculement bon. Le vin lui monta un grand coup à la tête et fit flamber sa large face déjà remarquable au repos par sa rougeur naturelle.
Il était dans cette disposition d’esprit lorsque son regard s’abaissa sur son fils Lucien, un garçon de treize ans qui, depuis le début du repas, s’efforçait de passer inaperçu. Le père entrevit quelque chose de louche dans la pâleur du petit visage. L’enfant n’avait pas levé les yeux, mais, se sentant observé, il tortillait avec ses deux mains un pli de son tablier noir d’écolier.
— Tu voudrais bien le déchirer ? jeta le père d’une voix qui s’en promettait. Tu fais tout ce que tu peux pour le déchirer ?
Lâchant son tablier, Lucien posa les mains sur la table. Il penchait la tête sur son assiette sans oser chercher le réconfort d’un regard de ses sœurs et tout abandonné au malheur menaçant.
— Je te parle, dis donc. Il me semble que tu pourrais me répondre. Mais je te soupçonne de n’avoir pas la conscience bien tranquille.
Lucien protesta d’un regard effrayé. Il n’espérait nullement détourner les soupçons, mais il savait que le père eût été déçu de ne pas trouver l’effroi dans les yeux de son fils.
— Non, tu n’as sûrement pas la conscience tranquille. Veux-tu me dire ce que tu as fait cet après-midi ?
— Cet après-midi, j’étais avec Pichon. Il m’avait dit qu’il passerait me prendre à deux heures. En sortant d’ici, on a rencontré Chapusot qui allait faire des commissions. D’abord, on a été chez le médecin pour son oncle qui est malade. Depuis avant-hier, il se sentait des douleurs du côté du foie…
Mais le père comprit qu’on voulait l’égarer sur de l’anecdote et coupa :
— Ne te mêle donc pas du foie des autres. On n’en fait pas tant quand c’est moi qui souffre. Dis-moi plutôt où tu étais ce matin.
— J’ai été voir avec Fourmont la maison qui a brûlé l’autre nuit dans l’avenue Poincaré.
— Comme ça, tu as été dehors toute la journée ? Du matin jusqu’au soir ? Bien entendu, puisque tu as passé ton jeudi à t’amuser, j’imagine que tu as fait tes devoirs ?
Le père avait prononcé ces dernières paroles sur un ton doucereux qui suspendait tous les souffles.
— Mes devoirs ? murmura Lucien.
— Oui, tes devoirs.
— – J’ai travaillé hier soir en rentrant de classe.
— Je ne te demande pas si tu as travaillé hier soir. Je te demande si tu as fait tes devoirs pour demain.
Chacun sentait mûrir le drame et aurait voulu l’écarter, mais l’expérience avait appris que toute intervention en pareille circonstance ne pouvait que gâter les choses et changer en fureur la hargne de cet homme violent. Par politique, les deux sœurs de Lucien feignaient de suivre l’affaire distraitement, tandis que la mère, préférant ne pas assister de trop près à une scène pénible, fuyait vers un placard. M. Jacotin lui-même, au bord de la colère » hésitait encore à enterrer la nouvelle des palmes académiques. Mais la tante Julie, mue par de généreux sentiments, ne put tenir sa langue.
— Pauvre petit, vous êtes toujours après lui. Puisqu’il vous dit qu’il a travaillé hier soir. Il faut bien qu’il s’amuse aussi.
Offensé, M. Jacotin répliqua avec hauteur :
— Je vous prierai de ne pas entraver mes efforts dans l’éducation de mon fils. Étant son père, j’agis comme tel et j’entends le diriger selon mes conceptions. Libre à vous, quand vous aurez des enfants, de faire leurs cent mille caprices.
La tante Julie, qui avait soixante-treize ans, jugea qu’il y avait peut-être de l’ironie à parler de ses enfants à venir. Froissée à son tour, elle quitta la cuisine. Lucien la suivit d’un regard ému et la vit un moment, dans la pénombre de la salle à manger luisante de propreté, chercher à tâtons le commutateur. Lorsqu’elle eut refermé la porte, M. Jacotin prit toute la famille à témoin qu’il n’avait rien dit qui justifiât un tel départ et il se plaignit de la perfidie qu’il y avait à le mettre en situation de passer pour un malotru. Ni ses filles, qui s’étaient mises à desservir la table, ni sa femme, ne purent se résoudre à l’approuver, ce qui eût peut-être amené une détente. Leur silence lui fut un nouvel outrage. Rageur, il revint à Lucien :
— J’attends encore ta réponse, toi. Oui ou non, as-tu fait tes devoirs ?
Lucien comprit qu’il ne gagnerait rien à faire traîner les choses et se jeta à l’eau.
— Je n’ai pas fait mon devoir de français.
Une lueur de gratitude passa dans les yeux du père. Il y avait plaisir à entreprendre ce gamin-là.
— Pourquoi, s’il te plaît ?
Lucien leva les épaules en signe d’ignorance et même d’étonnement, comme si la question était saugrenue.
— Je le moudrais, murmura le père en le dévorant du regard.
Un moment, il resta silencieux, considérant le degré d’abjection auquel était descendu ce fils ingrat qui, sans aucune raison avouable et apparemment sans remords, négligeait de faire son devoir de français.
— C’est donc bien ce que je pensais, dit-il, et sa voix se mit à monter avec le ton du discours. Non seulement tu continues, mais tu persévères. Voilà un devoir de français que le professeur t’a donné vendredi dernier pour demain. Tu avais donc huit jours pour le faire et tu n’en as pas trouvé le moyen. Et si je n’en avais pas parlé, tu allais en classe sans l’avoir fait. Mais le plus fort, c’est que tu auras passé tout ton jeudi à flâner et à paresser. Et avec qui ? avec un Pichon, un Fourmont, un Chapusot, tous les derniers, tous les cancres de la classe. Les cancres dans ton genre. Qui se ressemble s’assemble. Bien sûr que l’idée ne te viendrait pas de t’amuser avec Béruchard. Tu te croirais déshonoré d’aller jouer avec un bon élève. Et d’abord, Béruchard n’accepterait pas, lui. Béruchard, je suis sûr qu’il ne s’amuse pas. Et qu’il ne s’amuse jamais. C’est bon pour toi. Il travaille, Béruchard. La conséquence, c’est qu’il est toujours dans les premiers. Pas plus tard que la semaine dernière, il était trois places devant toi. Tu peux compter que c’est une chose agréable pour moi qui suis toute la journée au bureau avec son père. Un homme pourtant moins bien noté que moi. Qu’est-ce que c’est que Béruchard ? je parle du père. C’est l’homme travailleur, si on veut, mais qui manque de capacités. Et sur les idées politiques, c’est bien pareil que sur la besogne. Il n’a jamais eu de conceptions. Et Béruchard, il le sait bien. Quand on discute de choses et d’autres, devant moi, il n’en mène pas large. N’empêche, s’il vient à me parler de son gamin qui est toujours premier en classe, c’est lui qui prend le dessus quand même. Je me trouve par le fait dans une position vicieuse. Je n’ai pas la chance, moi, d’avoir un fils comme Béruchard. Un fils premier en français, premier en calcul. Un fils qui rafle tous les prix. Lucien, laisse-moi ce rond de serviette tranquille. Je ne tolérerai pas que tu m’écoutes avec des airs qui n’en sont pas. Oui ou non, m’as-tu entendu ? ou si tu veux une paire de claques pour t’apprendre que je suis ton père ? Paresseux, voyou, incapable ! Un devoir de français donné depuis huit jours ! Tu ne me diras pas que si tu avais pour deux sous de cœur ou que si tu pensais au mal que je me donne, une pareille chose se produirait. Non, Lucien, tu ne sais pas reconnaître. Autrement que ça, ton devoir français, tu l’aurais fait. Le mal que je me donne, moi, dans mon travail. Et les soucis et l’inquiétude. Pour le présent et pour l’avenir. Quand j’aurai l’âge de m’arrêter, personne pour me donner de quoi vivre. Il vaut mieux compter sur soi que sur les autres. Un sou, je ne l’ai jamais demandé. Moi, pour m’en tirer, je n’ai jamais été chercher le voisin. Et je n’ai jamais été aidé par les miens. Mon père ne m’a pas laissé étudier. Quand j’ai eu douze ans, en apprentissage. Tirer la charrette et par tous les temps. L’hiver, les engelures, et l’été, la chemise qui collait sur le dos. Mais toi, tu te prélasses. Tu as la chance d’avoir un père qui soit trop bon. Mais ça ne durera pas. Quand je pense. Un devoir de français. Fainéant, sagouin ! Soyez bon, vous serez toujours faible. Et moi tout à l’heure qui pensais vous mener tous, mercredi prochain, voit jouer Les Burgraves. Je ne me doutais pas de ce qui m’attendait en rentrant chez moi. Quand je ne suis pas là, on peut être sûr que c’est l’anarchie. C’est les devoirs pas faits et tout ce qui s’ensuit dans toute la maison. Et, bien entendu, on a choisi le jour…
Le père marqua un temps d’arrêt. Un sentiment délicat, de pudeur et de modestie, lui fit baisser les paupières.
— -Le jour où j’apprends que je suis proposé pour les palmes académiques. Oui, voilà le jour qu’on a choisi.
Il attendit quelques secondes l’effet de ses dernières paroles. Mais, à peine détachées de la longue apostrophe, elles semblaient n’avoir pas été comprises. Chacun les avait entendues, comme le reste du discours, sans en pénétrer le sens. Seule, Mme Jacotin, sachant qu’il attendait depuis deux ans la récompense de services rendus, en sa qualité de trésorier bénévole, à la société locale de solfège et de philharmonie (l’U.N.S.P.), eut l’impression que quelque chose d’important venait de lui échapper. Le mot de palmes académiques rendit à ses oreilles un son étrange mais familier, et fit surgir pour elle la vision de son époux coiffé de sa casquette de musicien honoraire et à califourchon sur la plus haute branche d’un cocotier. La crainte d’avoir été inattentive lui fit enfin apercevoir le sens de cette fiction poétique et déjà elle ouvrait la bouche et se préparait à manifester une joie déférente. Il était trop tard. M. Jacotin, qui se délectait amèrement de l’indifférence des siens, craignit qu’une parole de sa femme ne vînt adoucir l’injure de ce lourd silence et se hâta de la prévenir.
— Poursuivons, dit-il avec un ricanement douloureux. Je disais donc que tu as eu huit jours pour faire ce devoir de français. Oui, huit jours. Tiens, j’aimerais savoir depuis quand Béruchard l’a fait. Je suis sûr qu’il n’a pas attendu huit jours, ni six, ni cinq. Ni trois, ni deux. Béruchard, il l’a fait le lendemain. Et veux-tu me dire ce que c’est que ce devoir ?
Lucien, qui n’écoutait pas, laissa passer le temps de répondre. Son père le somma d’une voix qui passa trois portes et alla toucher la tante Julie dans sa chambre. En chemise de nuit et la mine défaite, elle vint s’informer.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Voyons, qu’est-ce que vous lui faites, à cet enfant ? Je veux savoir, moi.
Le malheur voulut qu’en cet instant M. Jacotin se laissât dominer par la pensée de ses palmes académiques. C’est pourquoi la patience lui manqua. Au plus fort de ses colères, il s’exprimait habituellement dans un langage décent. Mais le ton de cette vieille femme recueillie chez lui par un calcul charitable et parlant avec ce sans-gêne à un homme en passe d’être décoré, lui parut une provocation appelant l’insolence.
— Vous, répondit-il, je vous dis cinq lettres.
La tante Julie béa, les yeux ronds, encore incrédules, et comme il précisait ce qu’il fallait entendre par cinq lettres, elle tomba évanouie. Il y eut des cris de frayeur dans la cuisine, une longue rumeur de drame avec remuement de bouillottes, de soucoupes et de flacons. Les sœurs de Lucien et leur mère s’affairaient auprès de la malade avec des paroles de compassion et de réconfort, dont chacune atteignait cruellement M. Jacotin. Elles évitaient de le regarder, mais quand par hasard leurs visages se tournaient vers lui, leurs yeux étaient durs. Il se sentait coupable et, plaignant la vieille fille, regrettait sincèrement l’excès de langage auquel il s’était laissé aller. Il aurait souhaité s’excuser, mais la réprobation qui l’entourait si visiblement durcissait son orgueil. Tandis qu’on emportait la tante Julie dans sa chambre, il prononça d’une voix haute et claire :
— Pour la troisième fois, je te demande en quoi consiste ton devoir de français.
— C’est une explication, dit Lucien. Il faut expliquer le proverbe : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. »
— Et alors ? Je ne vois pas ce qui t’arrête là-dedans.
Lucien opina d’un hochement de tête, mais son visage était réticent.
— En tout cas, file me chercher tes cahiers, et au travail. Je veux voir ton devoir fini.
Lucien alla prendre sa serviette de classe qui gisait dans un coin de la cuisine, en sortit un cahier de brouillon et écrivit au haut d’une page blanche : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. » Si lentement qu’il eût écrit, cela ne demanda pas cinq minutes. Il se mit alors à sucer son porte-plume et considéra le proverbe d’un air hostile et buté.
— Je vois que tu y mets de la mauvaise volonté dit le père. À ton aise. Moi, je ne suis pas pressé. J’attendrai toute la nuit s’il le faut.
En effet, il s’était mis en position d’attendre commodément. Lucien, en levant les yeux, lui vit un air de quiétude qui le désespéra. Il essaya de méditer sur son proverbe : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. » Pour lui, il y avait là une évidence ne requérant aucune démonstration, et il songeait avec dégoût à la fable de La Fontaine : Le Lièvre et la Tortue. Cependant, ses sœurs, après avoir couché la tante Julie, commençaient à ranger la vaisselle dans le placard et, si attentives fussent-elles à ne pas faire de bruit, il se produisait des heurts qui irritaient M. Jacotin, lui semblant qu’on voulût offrir à l’écolier une bonne excuse pour ne rien faire. Soudain, il y eut un affreux vacarme. La mère venait de laisser tomber sur l’évier une casserole de fer qui rebondit sur le carrelage.
— Attention, gronda le père. C’est quand même agaçant. Comment voulez-vous qu’il travaille, aussi, dans une foire pareille ? Laissez-le tranquille et allez-vous-en ailleurs. La vaisselle est finie. Allez vous coucher.
Aussitôt les femmes quittèrent la cuisine. Lucien se sentit livré à son père, à la nuit, et songeant à la mort à l’aube sur un proverbe, il se mit à pleurer.
— Ça t’avance bien, lui dit son père. Gros bête, va !
La voix restait bourrue, mais avec un accent de compassion, car M. Jacotin, encore honteux du drame qu’il avait provoqué tout à l’heure, souhaitait racheter sa conduite par une certaine mansuétude à l’égard de son fils. Lucien perçut la nuance, il s’attendrit et pleura plus fort. Une larme tomba sur le cahier de brouillon, auprès du proverbe. Ému, le père fit le tour de la table en traînant une chaise et vint s’asseoir à côté de l’enfant.
— Allons, prends-moi ton mouchoir et que ce soit fini. À ton âge, tu devrais penser que si je te secoue, c’est pour ton bien. Plus tard, tu diras : « Il avait raison. » Un père qui sait être sévère, il n’y a rien de meilleur pour l’enfant. Béruchard, justement, me le disait hier. C’est une habitude, à lui, de battre le sien. Tantôt c’est les claques ou son pied où je pense, tantôt le martinet ou bien le nerf de bœuf. Il obtient de bons résultats. Sûr que son gamin marche droit et qu’il ira loin. Mais battre un enfant, moi, je ne pourrais pas, sauf bien sûr comme ça une fois de temps en temps. Chacun ses conceptions. C’est ce que je disais à Béruchard. J’estime qu’il vaut mieux faire appel à la raison de l’enfant.
Apaisé par ces bonnes paroles, Lucien avait cessé de pleurer et son père en conçut de l’inquiétude.
— Parce que je te parle comme à un homme, tu ne vas pas au moins te figurer que ce serait de la faiblesse ?
— Oh ! non, répondit Lucien avec l’accent d’une conviction profonde.
Rassuré, M. Jacotin eut un regard de bonté. Puis, considérant d’une part le proverbe, d’autre part l’embarras de son fils, il crut pouvoir se montrer généreux à peu de frais et dit avec bonhomie :
— Je vois bien que si je ne mets pas la main à la pâte, on sera encore là à quatre heures du matin. Allons, au travail. Nous disons donc : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point, » Voyons. Rien ne sert de courir…
Tout à l’heure, le sujet de ce devoir de français lui avait paru presque ridicule à force d’être facile. Maintenant qu’il en avait assumé la responsabilité, il le voyait d’un autre œil. La mine soucieuse, il relut plusieurs fois le proverbe et murmura :
— C’est un proverbe.
— Oui, approuva Lucien qui attendait la suite avec une assurance nouvelle.
Tant de paisible confiance troubla le cœur de M. Jacotin. L’idée que son prestige de père était en jeu le rendit nerveux.
— En vous donnant ce devoir-là, demanda-t-il, le maître ne vous a rien dit ?
— Il nous a dit : surtout, évitez de résumer Le Lièvre et la Tortue. C’est à vous de trouver un exemple. Voilà ce qu’il a dit.
— Tiens, c’est vrai, fit le père. Le Lièvre et la Tortue, c’est un bon exemple. Je n’y avais pas pensé.
— Oui, mais c’est défendu.
— Défendu, bien sûr, défendu. Mais alors, si tout est défendu…
Le visage un peu congestionné, M. Jacotin chercha une idée ou au moins une phrase qui fût un départ. Son imagination était rétive. Il se mit à considérer le proverbe avec un sentiment de crainte et de rancune. Peu à peu, son regard prenait la même expression d’ennui qu’avait eue tout à l’heure celui de Lucien.
Enfin, il eut une idée qui était de développer un sous-titre de journal, « La Course aux armements », qu’il avait lu le matin même. Le développement venait bien : une nation se prépare à la guerre depuis longtemps, fabriquant canons, tanks, mitrailleuses et avions. La nation voisine se prépare mollement, de sorte qu’elle n’est pas prête du tout quand survient la guerre et qu’elle s’efforce vainement de rattraper son retard. Il y avait là toute la matière d’un excellent devoir.
Le visage de M. Jacotin, qui s’était éclairé un moment, se rembrunit tout d’un coup. Il venait de songer que sa religion politique ne lui permettait pas de choisir un exemple aussi tendancieux. Il avait trop d’honnêteté pour humilier ses convictions, mais c’était tout de même dommage. Malgré la fermeté de ses opinions, il se laissa effleurer par le regret de n’être pas inféodé à un parti réactionnaire, ce qui lui eût permis d’exploiter son idée avec l’approbation de sa conscience. Il se ressaisit en pensant à ses palmes académiques, mais avec beaucoup de mélancolie.
Lucien attendait sans inquiétude le résultat de cette méditation. Il se jugeait déchargé du soin d’expliquer le proverbe et n’y pensait même plus. Mais le silence qui s’éternisait lui faisait paraître le temps long. Les paupières lourdes, il fit entendre plusieurs bâillements prolongés. Son père, le visage crispé par l’effort de la recherche, les perçut comme autant de reproches et sa nervosité s’en accrut. Il avait beau se mettre l’esprit à la torture, il ne trouvait rien. La course aux armements le gênait. Il semblait qu’elle se fût soudée au proverbe et les efforts qu’il faisait pour l’oublier lui en imposaient justement la pensée. De temps en temps, il levait sur son fils un regard furtif et anxieux.
Alors qu’il n’espérait plus et se préparait à confesser son impuissance, il lui vint une autre idée. Elle se présentait comme une transposition de la course aux armements dont elle réussit à écarter l’obsession. Il s’agissait encore d’une compétition, mais sportive, à laquelle se préparaient deux équipes de rameurs, l’une méthodiquement, l’autre avec une affectation de négligence.
— Allons, commanda M. Jacotin, écris.
À moitié endormi, Lucien sursauta et prit son porte-plume.
— Ma parole, tu dormais ?
— Oh ! non. Je réfléchissais. Je réfléchissais au proverbe. Mais je n’ai rien trouvé.
Le père eut un petit rire indulgent, puis son regard devint fixe et, lentement, il se mit à dicter :
— Par ce splendide après-midi d’un dimanche d’été, virgule, quels sont donc ces jolis objets verts à la forme allongée, virgule, qui frappent nos regards ? On dirait de loin qu’ils sont munis de longs bras, mais ces bras ne sont autre chose que des rames et les objets verts sont en réalité deux canots de course qui se balancent mollement au gré des flots de la Marne.
Lucien, pris d’une vague anxiété, osa lever la tête et eut un regard un peu effaré. Mais son père ne le voyait pas, trop occupé à polir une phrase de transition qui allait lui permettre de présenter les équipes rivales. La bouche entrouverte, les yeux mi-clos, il surveillait ses rameurs et les rassemblait dans le champ de sa pensée. À tâtons, il avança la main vers le porte-plume de son fils.
— Donne. Je vais écrire moi-même. C’est plus commode que de dicter.
Fiévreux, il se mit à écrire d’une plume abondante. Les idées et les mots lui venaient facilement, dans un ordre commode et pourtant exaltant, qui l’inclinait au lyrisme. Il se sentait riche, maître d’un domaine magnifique et fleuri. Lucien regarda un moment, non sans un reste d’appréhension, courir sur son cahier de brouillon la plume inspirée et finit par s’endormir sur la table. À onze heures, son père le réveilla et lui tendit le cahier.
— Et maintenant, tu vas me recopier ça posément. J’attends que tu aies fini pour relire. Tâche de mettre la ponctuation, surtout.
— Il est tard, fit observer Lucien. Je ferais peut-être mieux de me lever demain matin de bonne heure ?
— Non, non. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Encore un proverbe, tiens.
M. Jacotin eut un sourire gourmand et ajouta :
— Ce proverbe-là, je ne serais pas en peine de l’expliquer non plus. Si j’avais le temps, il ne faudrait-pas me pousser beaucoup. C’est un sujet de toute beauté. Un sujet sur lequel je me fais fort d’écrire mes douze pages. Au moins, est-ce que tu le comprends bien ?
— Quoi donc ?
— Je te demande si tu comprends le proverbe : « Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. »
Lucien, accablé, faillit céder au découragement. Il se ressaisit et répondit avec une grande douceur :
— Oui, papa. Je comprends bien. Mais il faut que je recopie mon devoir.
— C’est ça, recopie, dit M. Jacotin d’un ton qui trahissait son mépris pour certaines activités d’un ordre subalterne.
Une semaine plus tard, le professeur rendait la copie corrigée.
— Dans l’ensemble, dit-il, je suis loin d’être satisfait. Si j’excepte Béruchard à qui j’ai donné treize, et cinq ou six autres tout juste passables, vous n’avez pas compris le devoir.
Il expliqua ce qu’il aurait fallu faire, puis, dans le tas des copies annotées à l’encre rouge, il en choisit trois qu’il se mit à commenter. La première était celle de Béruchard, dont il parla en termes élogieux. La troisième était celle de Lucien.
— En vous lisant, Jacotin, j’ai été surpris par une façon d’écrire à laquelle vous ne m’avez pas habitué et qui m’a paru si déplaisante que je n’ai pas hésité à vous coller un trois. S’il m’est arrivé souvent de blâmer la sécheresse de vos développements, je dois dire que vous êtes tombé cette fois dans le défaut contraire. Vous avez trouvé le moyen de remplir six pages en restant constamment en dehors du sujet. Mais le plus insupportable est ce ton endimanché que vous avez cru devoir adopter.
Le professeur parla encore longuement du devoir de Lucien, qu’il proposa aux autres élèves comme le modèle de ce qu’il ne fallait pas faire. Il en lut à haute voix. quelques passages qui lui semblaient particulièrement édifiants. Dans la classe, il y eut des sourires, des gloussements et même quelques rires soutenus. Lucien était très pâle. Blessé dans son amour-propre, il l’était aussi dans ses sentiments de piété filiale.
Pourtant il en voulait à son père de l’avoir mis en situation de se faire moquer par ses camarades. Élève médiocre, jamais sa négligence ni son ignorance ne l’avaient ainsi exposé au ridicule. Qu’il s’agît d’un devoir de français, de latin ou d’algèbre, il gardait jusque dans ses insuffisances un juste sentiment des convenances et même des élégances écolières. Le soir où, les yeux rouges de sommeil, il avait recopié le brouillon de M. Jacotin, il ne s’était guère trompé sur l’accueil qui serait fait à son devoir. Le lendemain, mieux éveillé, il avait même hésité à le remettre au professeur, resssentant alors plus vivement ce qu’il contenait de faux et de discordant, eu égard aux habitudes de la classe. Et au dernier moment, une confiance instinctive dans l’infaillibilité de son père l’avait décidé.
Au retour de l’école, à midi, Lucien songeait avec rancune à ce mouvement de confiance pour ainsi dire religieuse qui avait parlé plus haut que l’évidence. De quoi s’était mêlé le père en expliquant ce proverbe ? À coup sûr, il n’avait pas volé l’humiliation de se voir flanquer trois sur vingt à son devoir de français. Il y avait là de quoi lui faire passer l’envie d’expliquer les proverbes. Et Béruchard qui avait eu treize. Le père aurait du mal à s’en remettre. Ça lui apprendrait.
À table, M. Jacotin se montra enjoué et presque gracieux. Une allégresse un peu fiévreuse animait son regard et ses propos. Il eut la coquetterie de ne pas poser dès l’abord la question qui lui brûlait les lèvres et que son fils attendait. L’atmosphère du déjeuner n’était pas très différente de ce qu’elle était d’habitude. La gaieté du père, au lieu de mettre à l’aise les convives, était plutôt une gêne supplémentaire. Mme Jacotin et ses filles essayaient en vain d’adopter un ton accordé à la bonne humeur du maître. Pour la tante Julie, elle se fit un devoir de souligner par une attitude maussade et un air de surprise offensée tout ce que cette bonne humeur offrait d’insolite aux regards de la famille. M. Jacotin le sentit lui-même, car il ne tarda pas à s’assombrir.
— Au fait, dit-il avec brusquerie. Et le proverbe ?
Sa voix trahissait une émotion qui ressemblait plus à de l’inquiétude qu’à de l’impatience. Lucien sentit qu’en cet instant il pouvait faire le malheur de son père. Il le regardait maintenant avec une liberté qui lui livrait le personnage. Il comprenait que, depuis de longues années, le pauvre homme vivait sur le sentiment de son infaillibilité de chef de famille et, qu’en expliquant le proverbe, il avait engagé le principe de son infaillibilité dans une aventure dangereuse. Non seulement le tyran domestique allait perdre la face devant les siens, mais il perdrait du même coup la considération qu’il avait pour sa propre personne. Ce serait un effondrement. Et dans la cuisine, à table, face à la tante Julie qui épiait toujours une revanche, ce drame qu’une simple parole pouvait déchaîner avait déjà une réalité bouleversante. Lucien fut effrayé par la faiblesse du père et son cœur s’attendrit d’un sentiment de pitié généreuse.
— Tu es dans la lune ? Je te demande si le professeur a rendu mon devoir ? dit M. Jacotin.
— Ton devoir ? Oui, on l’a rendu.
— Et quelle note avons-nous eue ?
— Treize.
— Pas mal. Et Béruchard ?
— Treize.
— Et la meilleure note était ?
— Treize.
Le visage du père s’était illuminé. Il se tourna vers la tante Julie avec un regard insistant, comme si la note treize eût été donnée malgré elle. Lucien avait baissé les yeux et regardait en lui-même avec un plaisir ému. M. Jacotin lui toucha l’épaule et dit avec bonté :
— Vois-tu, mon cher enfant, quand on entreprend un travail, le tout est d’abord d’y bien réfléchir. Comprendre un travail, c’est l’avoir fait plus qu’aux trois quarts. Voilà justement ce que je voudrais te faire entrer dans la tête une bonne fois. Et j’y arriverai. J’y mettrai tout le temps nécessaire. Du reste, à partir de maintenant et désormais, tous tes devoirs de français, nous les ferons ensemble.