404

II effectua avec soin, le mardi après-midi, le réglage à zéro du M-40. Sa lunette de visée Redfield améliorée était équipée d'un réticule de type ´

mil-dot ª et de tourelles de réglage horizontal et vertical. Il ajusta la tourelle verticale en fonction des différentes distances auxquelles il voulait tirer, et déplaça la tourelle horizontale de gauche à droite pour compenser les effets latéraux du vent sur la balle. Le źéro ª de l'arme était simplement le réglage nécessaire pour atteindre exactement le centre de la cible à n'importe quelle distance lorsqu'il n'y avait pas de vent. En l'occurrence, le ravin lui était utile, car il l'abritait des vents d'ouest dominants et lui permettait de faire son réglage à zéro à toute distance pendant les accalmies, quand il n'y avait pas la moindre brise.

Pendant sa formation spécialisée de tireur d'élite à quantico et, plus tard, au Vietnam, Dar avait établi ses propres critères de précision. quand il utilisait des munitions de qualité compétition comme en ce moment, il ne s'estimait satisfait que lorsqu'il avait groupé ses tirs à l'intérieur d'un cercle de 20 mm à une distance de 100 m, 125 mm à 600 m et 300 mm -

plusieurs fois de suite - à 1 000 m. Ce dernier critère n'était pas aussi large qu'il en avait l'air, car il fallait à une balle de M-40 environ une seconde pour parcourir 600 m, mais deux bonnes secondes pour parcourir 1

000 m. Et deux secondes, c'est une éternité, balistiquement parlant. Le vent a le temps de varier sur une durée si longue ; et si la cible est en mouvement. .. adieu la précision.

Il passa cinq heures, le mardi après-midi, à tirer avec le M-40 dans les quatre positions : couché, assis, un genou à terre et debout. Il prenait place, la bretelle bien tendue, la crosse contre la joue, au ´ point de soudure ª idéal, le pouce calé sur le bois, le doigt sur la détente, sans contact avec le côté de la crosse, la respiration si calme qu'elle était imperceptible. Il fermait alors les yeux pendant plusieurs secondes. Si, quand il les rouvrait, les fils croisés du réticule étaient exactement au même endroit de la cible, il avait trouvé sa ´ position de tir naturelle ª.

Le plus dur à retrouver, pour lui, c'était le contrôle de la détente. quand il était dans les marines, cela lui était venu naturellement, mais il savait, fort de son expérience sur le polygone de tir, qu'il avait besoin de s'exercer pour recouvrer ses moyens. Le contrôle de 405

la détente consistait à presser la queue de détente jusqu'au point de déclenchement au bon moment de son cycle respiratoire tout en ajustant sa visée avec précision, puis à la presser d'une fraction de millimètre supplémentaire sans bouger l'arme le moins du monde. Ce n'était pas très compliqué, mais il fallait de la concentration, un contrôle musculaire parfait et un contrôle respiratoire absolu.

Après avoir effectué le réglage à zéro du M-40, il disposa des cibles dans un espace découvert situé en contrebas du chalet et tira plusieurs dizaines de chargeurs en tenant compte du vent. Il y en avait pas mal, et les balles de 7,62 mm, sous un vent de 25 km/h, dérivaient de 12,6 cm sur une distance de 200 m, ce qui représentait tout de même un déport de 55,5 cm par rapport à la cible zéro à 600 m, et de 133 cm à 1,4 km, ce qui était ridicule. Et, bien entendu, le vent n'était pratiquement jamais régulier.

Dar savait que la nouvelle génération de snipers allait au combat avec une calculatrice dans la poche ou, dans le cas de systèmes d'armes plus sophistiqués, des mini-ordinateurs incorporés dans la lunette et couplés à

des détecteurs de vent.

Il estimait que c'était faire bien peu de cas des possibilités et aptitudes humaines. On l'avait entraîné à mesurer d'instinct la force du vent. Moins de 5 km à l'heure, on ne sent rien, mais la fumée dérive. Avec des rafales de 10 à 15 km, les feuilles des arbres bougent continuellement. Il avait depuis longtemps appris à évaluer la vitesse du vent d'après le bruissement des branches des pins Douglas et ponderosa qui entouraient le chalet. Un vent de 15 à 20 km/h soulève le sable et la poussière, fait voler les feuilles mortes et tourbillonner les vieux papiers. Entre 20 et 25, il courbe les jeunes bouleaux dans la campagne.

Dar savait d'instinct, même à l'époque o˘ il n'était qu'une jeune recrue dans le camp d'entraînement des marines, que la vitesse du vent n'est qu'une petite partie de l'équation. Sa direction doit être d˚ment prise en compte. Un vent qui souffle à angle droit par rapport à la direction du tir

- à 8 h, 9 h ou 10 h, ou bien à 2 h, 3 h ou 4 h - est un vent direct. Un vent oblique -ai h, 5 h, 7 h ou 11 h -doit être affecté du coefficient 1/2.

Ainsi, une brise de 12 km/h doit être considérée comme faisant 6 km/h pour les réglages latéraux de la lunette. Enfin, si le vent souffle de face ou de dos (6 h ou bien

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midi), l'effet sur la balle est minime : une très légère accélération ou perte de vitesse. Tout pilote de planeur a l'habitude de tenir automatiquement compte de ces facteurs.

Une fois ces données intégrées, de préférence en microsecondes, Dar utilisa la vieille formule du tireur d'élite des marines, exprimée en centaines de mètres multipliées par la vitesse du vent en km/h et divisées par 15. Il était capable de faire ce calcul instantanément, de manière totalement instinctive, même au bout de toutes ces années.

Couché ou accroupi dans la petite prairie toute en longueur pendant tout l'après-midi du mardi, il avait allumé à côté de lui son petit moniteur vidéo couplé avec la caméra n∞ 1 pour s'assurer que personne n'arrivait au chalet pendant qu'il s'entraînait. Il portait tantôt son costume ghillie, tantôt son pantalon vert avec une chemise épaisse. Il tirait sur des cibles standard ou sur des cibles de jeu de rôle et se concentrait pour obtenir des groupes et des sous-groupes de minutes d'angle. Même quand il eut atteint la précision qu'il voulait dans ses tirs groupés, avec un vent qui soufflait en légères rafales et aux différentes portées qu'il s'imposait, il se garda bien d'oublier le point crucial : Ce ne sont que des cibles en carton.

Le mercredi soir, juste avant la tombée de la nuit, tous les hommes du FBI postés autour du ranch des Russes furent mis en alerte totale. Huit équipes tactiques en costume ghillie avaient déjà pris position à moins de 150 m de la maison, sur trois côtés de la propriété et le long de la route. Trois tireurs d'élite étaient cachés dans l'herbe haute à moins de cinq mètres de la pelouse immaculée.

¿ 16 h 30, le seul appel téléphonique de la journée survint. Il fut enregistré sur les magnétophones du FBI.

Une voix : Votre linge est prêt, monsieur Yale.

Une autre voix, probablement celle de Gregor Yaponchik : Très bien, je passerai le prendre.

Le FBI localisa l'appel en quelques secondes. Il venait d'une blanchisserie de Pasadena. Warren ordonna à l'un de ses agents de rappeler le numéro pour demander si le linge de M. Yale était prêt. Le patron répondit qu'il l'était et qu'il venait d'appeler M. Yale

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pour l'en informer. Il s'excusa de ne pas pouvoir livrer le paquet, en expliquant que le nord de Pasadena ne faisait pas partie de leur zone de livraison. L'agent du FBI lui répondit que ce n'était pas grave.

¿ 20 h 10, une camionnette blanche s'arrêta devant la maison, et trois hommes de type hispanique en chemise grise et bleu de travail en descendirent. La camionnette avait sur le côté un bandeau publicitaire pour une entreprise de nettoyage et d'entretien de jardins, et l'agent spécial Warren fit téléphoner ses hommes dans les dix secondes qui suivirent pour vérifier si cette visite était orthodoxe. ¿ cette heure tardive, la chose ne lui paraissait pas très catholique.

Mais elle l'était. La compagnie d'entretien assura à ceux qui l'appelaient qu'il s'agissait d'une opération hebdomadaire retardée à cause d'un problème de véhicule et de la ćomplexité ª de la demeure précédente o˘

les ouvriers s'étaient rendus. Syd expliqua plus tard à Dar que Warren avait failli dire à l'entreprise de rappeler ses hommes illico, mais les trois ouvriers s'étaient déjà mis au travail. Ils étaient en train de tondre la pelouse, de tailler les massifs et de couper un petit arbre mort.

Le responsable du FBI décida que le meilleur moyen de ne pas attirer l'attention était de les laisser finir. Il faisait à présent presque nuit.

L'un des ouvriers s'avança jusqu'à la porte, et les hommes du FBI, dans une maison située à 400 m de là, purent photographier Pavel Zuker en train de répliquer d'un air brusque au jardinier qui hochait rapidement la tête.

Puis Zuker referma la porte, et une seconde plus tard celle du garage bascula. Malgré l'absence de lumière, les hommes du FBI distinguèrent des sacs de débris végétaux qui s'entassaient contre le mur à côté des deux Mercedes.

Les ouvriers travaillaient rapidement. Ils voulaient finir avant la nuit noire. La pelouse fut tondue en un clin d'oil, à quelques mètres des snipers camouflés du FBI. ¿ un moment, l'un des jardiniers arrêta sa tondeuse, ramassa un objet qui ressemblait à un fer à cheval et le lança dans les hautes herbes hors des limites de la propriété, o˘ il faillit éborgner un tireur d'élite.

La nuit était presque totale lorsque les trois jardiniers arrêtèrent tout pour disparaître dans le garage sous l'oil attentif du FBI. Ils ressortirent un instant plus tard en traînant les énormes sacs de déchets.

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- Comptez-les, ordonna Warren par sa liaison radio.

- Les sacs ? demanda un agent spécial malavisé.

- Mais non, crétin. Les ouvriers. Assurez-vous qu'il n'y en a pas plus de trois qui montent dans la camionnette.

- Bien reçu, firent les observateurs et tireurs d'élite tapis dans les herbes.

Les trois hommes chargèrent les sacs à l'arrière de la camionnette avec d'autres détritus. La lumière de la véranda et de l'allée s'était allumée automatiquement. D'autres lumières s'allumèrent à l'intérieur lorsque le véhicule s'éloigna.

- On les intercepte ? demanda l'agent spécial à l'autre bout de la propriété.

- Négatif, répondit Warren. Leur patron nous a dit qu'ils faisaient des heures sup et qu'ils rentraient directement chez eux. Laissez-les passer.

Les snipers tapis dans l'herbe et les observateurs dans les maisons voisines et dans les hélicos qui tournaient à haute altitude mirent leurs équipements de vision nocturne. Tout le monde ici aurait préféré lancer l'assaut vers 3 heures du matin, au moment o˘ les Russes dormiraient ou seraient le moins sur leurs gardes. Mais à cause de la chronologie des autres arrestations prévues, il avait été décidé qu'aucune intervention n'aurait lieu avant 5 heures. Warren, Syd et les autres estimaient qu'il valait mieux prendre le risque d'attendre l'aube, afin que Dallas Trace et tous ceux qui devaient être arrêtés dans la matinée ne puissent en aucun cas être alertés par les journaux du matin.

Dar avait également utilisé le Barrett Cinquante léger pendant plusieurs heures le mardi soir. C'était une expérience fascinante. L'arme reposait sur un bipied, mais elle n'en était pas moins difficile à manier. Elle pesait treize kilos et demi sans sa lunette et mesurait un peu plus de un mètre cinquante en longueur. Un vrai monstre. Si l'on ajoutait la visée M3a últra telescopic ª et quelques boîtes de cartouches, le poids était suffisant pour rappeler à Dar qu'il avait le dos fragile.

Le mercredi, il avança un peu son travail à l'appartement, appela Syd en fin d'après-midi, prit la Remington 870 sous son lit, la 409

chargea, fourra quelques boîtes de munitions dans ses poches et descendit son sac pour le mettre dans le Land Cruiser. Il regarda soigneusement autour de lui dans le parking souterrain avant de s'approcher du véhicule.

Il aurait été stupide de se livrer à tous ces préparatifs pour se faire flinguer par un Russe en colère avec un calibre 22 dans son propre parking.

Mais il n'y avait personne.

Il se mêla à la circulation fluide du mercredi. Il voulait arriver au chalet avant la nuit, et ce fut largement le cas. Il s'arrêta au début de l'allée de gravier et alla allumer les caméras vidéo l'une après l'autre.

Rien en vue sur la route, et personne n'occupait les points stratégiques au-dessus du chalet. Personne non plus dans le champ de la caméra en contrebas du chalet. Personne, enfin, à l'intérieur.

Il alla se garer devant l'entrée, rangea ses sacs et ses cartons de provisions, puis s'occupa de préparer à dîner. Il aurait bien téléphoné à

Syd, mais il savait qu'elle allait être très occupée toute la soirée au centre de commandement tactique.

qu'importé ? se dit-il. Je saurai ce qui s'est passé demain matin par la radio, ou dans l'après-midi en lisant la presse du soir.

Il but une gorgée de café.

Je l'espère, en tout cas.

Aux environs de minuit, il vérifia soigneusement que la porte du chalet était fermée à clé et éteignit toutes les lumières. Il y avait encore du feu dans la cheminée, et la pièce était baignée d'une chaude lumière dansante. Il n'avait laissé allumées qu'une petite lampe dans la cuisine et une autre dans la chambre sur la table de chevet.

Au lieu d'aller se coucher, il prit avec lui la carabine et le petit moniteur de contrôle, déplaça légèrement le tapis, ouvrit la trappe et descendit au sous-sol. La lumière s'alluma automatiquement. Il laissa la carabine debout contre le mur, déverrouilla la porte en acier et traversa la réserve jusqu'à la grille de ventilation. Il ouvrit le gros cadenas, inspecta avec sa torche le conduit poussiéreux puis rampa dans le tunnel en s'aidant des genoux et des coudes sur les 67 m. Plus essoufflé qu'il ne l'aurait voulu, il arriva à la deuxième grille, la décadenassa, sortit dans la galerie de mine abandonnée et trouva le M-40 enveloppé dans sa toile cirée et le sac à dos exactement à l'endroit o˘ il les avait déposés la veille.

410

II sortit le gilet pare-balles des marines, mit le gros sac à son dos et glissa la bretelle du fusil à son épaule droite. Il y avait de l'eau qui suintait un peu partout dans la galerie de mine. Les flaques, à certains endroits, faisaient quinze centimètres de profondeur. Il pataugeait dedans, en s'éclairant tant bien que mal avec sa torche. Il portait des bottes étanches, et son pantalon vert et sa chemise épaisse recouvraient le lourd gilet. ¿ sa ceinture de toile était passé le poignard K-Bar en acier noir dans son fourreau. Son téléphone portable était dans la poche de sa chemise, mais éteint.

Arrivé à l'entrée de la mine, il éteignit la torche et mit ses lunettes LL

Bean de vision nocturne. C'était une nuit sans lune. Le ravin était peuplé

d'ombres de toutes sortes, mais il laissa ses yeux s'habituer à

l'obscurité, les lunettes relevées sur son front tandis qu'il grimpait le sentier le long de la paroi est du ravin et continuait en direction de la position qu'il avait sélectionnée.

La nuit était magnifique. Il n'y avait presque pas de nuages, et il faisait un peu froid pour un mois d'été, mais c'était parfait pour une petite marche.

L'équipe d'intervention du FBI enfonça la porte du ranch de Santa Anita à 5

heures précises. Les agents du FBI tirèrent des projectiles au gaz lacrymogène à travers toutes les fenêtres pendant que ceux qui étaient à la porte lançaient des ´ flash bangs ª dans le living avant de se ruer à

l'intérieur, leurs lasers tailladant la fumée à la recherche d'une cible.

Le living était désert. Les agents déployèrent des échelles et firent irruption par les fenêtres des chambres, couverts par les tireurs d'élite du FBI. Personne non plus dans les chambres.

L'agent spécial Warren était à la tête de la première vague d'assaut au rez-de-chaussée, et il fut le premier à grimper à l'étage. Deux hélicoptères se posèrent sur la pelouse tandis que deux autres restaient en vol stationnaire, leurs projecteurs trouant la fumée. Les occupants des deux hélicos tirèrent d'autres projectiles lacrymogènes à travers les fenêtres de l'étage.

Il n'y avait personne à l'étage. Personne dans la cuisine. Personne dans la cave.

411

L'une des dernières équipes arrivées sur les lieux transmit la nouvelle par radio. Il y avait des cadavres dans le garage.

Warren et une douzaine d'autres, encombrés par leurs armures de protection, leurs casques, leurs lunettes et leurs masques à gaz, furent sur les lieux en moins de vingt secondes.

Les trois hommes, de type hispanique, étaient en sous-vêtements. On les avait tués d'une balle dans la tête.

- Mais il n'y en a que trois qui sont montés dans la camionnette hier soir..., commença un agent spécial à l'air très jeune.

- Ces foutus sacs d'élagage, murmura l'agent spécial Warren.

- On élargit le périmètre ? demanda une voix derrière un casque. Warren se laissa aller en arrière contre l'encadrement d'une porte. Remettant le cran de sécurité de son H & K MP-10 à réducteur de bruit, il murmura d'une voix éteinte :

- Si ça se trouve, ils sont déjà au Mexique à l'heure qu'il est.

Il parla tout de même dans sa radio une seconde plus tard pour alerter le qG. Il demanda que la camionnette du service d'entretien soit recherchée par tous les moyens, au sol et par hélicoptère, et que les divers services de police soient mis immédiatement au courant pour qu'une vaste chasse à

l'homme s'organise sur tout le territoire national.

Un message arriva du lieu de détention clandestin o˘ les inspecteurs Ventura et Fairchild étaient enfermés à Malibu. Apparemment, Fairchild, qui coopérait avec les enquêteurs, avait eu l'autorisation de faire un tour au bord de la mer, sous bonne escorte, la veille dans l'après-midi. Les agents du FBI ignoraient qu'il y avait une cabine téléphonique juste devant la plage. Ils l'avaient laissé s'éloigner quelques instants pour uriner dans la nature, et ce n'est que le lendemain matin, en se promenant sur la plage, lui aussi, que l'un des agents avait découvert la cabine. Il avait aussitôt fait le nécessaire pour savoir s'il y avait eu un appel la veille à l'heure o˘ Fairchild était sorti.

Il y en avait eu un, de courte durée, quinze secondes, à 16 h 30. Le numéro appelé était celui du beau-frère de Fairchild, qui tenait un pressing à

Pasadena.

- Zut ! s'exclama l'un des agents.

- Putain de poisse ! renchérit un autre.

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- Bordel ! fit l'agent spécial Warren, qui n'avait aucun homme dans le coin. Je parie que Fairchild a touché encore plus de fric que 1 autre ! Il l'a mieux caché, c'est tout !

- Faut-il parler des Russes à l'agent spécial Faber et à Mme Oison, la chargée d'enquête ? demanda le répartiteur principal.

Warren consulta sa montre. Il était 5 h 22. L'assaut de la demeure de Dallas Trace débuterait dans un peu plus de quatre-vingt-dix minutes.

- Faber et ses hommes sont déjà en position, et le silence radio est en vigueur, dit-il. J'appelle immédiatement Casio, l'agent responsable du périmètre de sécurité de Century City, qui couvre les arrières de l'équipe d'intervention, pour lui dire que nous lui envoyons un renfort d'une douzaine d'agents des équipes tactiques.

- Vous croyez qu'il y a une chance pour que les Russes essaient de délivrer Dallas Trace ? demanda un agent à la figure béate à côté de lui.

L'agent spécial responsable se mit à rire de bon cour.

- Pas la moindre, dit-il. Ces gens-là savent très bien que la machine s'est mise en route et qu'on ne peut plus l'arrêter. Ils ne vont pas échapper à un traquenard pour se précipiter dans un autre. On mettra Faber et les autres au courant quand ils auront accompli leur boulot.

La voix de Warren avait perdu toute trace d'humour, et ce fut sur un ton très peu officiel pour un responsable du FBI qu'il murmura :

- quant à ce flic de Los Angeles, ce Fairchild, je veux qu'on lui coupe les couilles.

Syd reçut le message huit minutes après que le FBI eut emmené Dallas Trace et ses trois gardes du corps dans des véhicules séparés. Elle était dans la rue devant la tour de bureaux de Century City, en train de secouer ses cheveux mouillés de transpiration et de défaire les attaches Velcro de son gilet pare-balles. Mais elle s'arrêta net lorsqu'elle lut le numéro sur son bipeur.

Warren expliqua la situation en deux phrases.

- Dar ! s'écria-t-elle en regardant sa montre.

413

- Madame l'enquêteuse, lui dit Warren, ces Russes ne sont pas des amateurs. Ils ont dix heures d'avance sur nous. Ils ne vont pas les perdre à se livrer à une stupide tentative de vengeance. Ils sont probablement au Mexique à l'heure qu'il est.

Elle n'entendit pas le reste. Elle était en train de hurler :

- Envoyez deux hélicoptères du FBI avec des équipes tactiques au chalet de Dar. Tout de suite !

Elle referma le couvercle du téléphone, prit sa mitraillette et courut prendre sa Taurus garée un peu plus loin. Elle ne se doutait pas que la liaison n'avait pas bien fonctionné et que l'agent spécial Warren n'avait rien entendu.

23

Warren, o˘ es-tu ?

La nuit lui semblait interminable. Il se disait que c'était peut-être parce qu'il n'avait pas l'habitude d'attendre dans le noir pendant des heures sur un rocher froid qu'un groupe d'étrangers vienne essayer de le tuer. Mais non, se rassura-t-il. «a ne peut pas être ça la raison.

La position qu'il avait choisie était un affleurement rocheux situé sur le côté droit du ravin boisé. La roche sur laquelle il était tapi dominait le chalet de 250 m environ. Il voyait nettement le parking et l'entrée à

travers les trouées dans la végétation. Plus important encore, la dalle qu'il avait sélectionnée était à la même hauteur que les nids de snipers qu'il avait repérés à l'ouest. Cette dalle - le mot le gênait un peu - se trouvait en fait au milieu d'une fissure naturelle de la roche et commandait deux couloirs de tir, le premier vers le bas, en direction du parking et du chalet, et le deuxième, plus étroit, vers les positions des snipers. L'ennui, c'était que les rochers situés à l'est et au nord de sa propre position étaient plus hauts que lui et inclinés vers le bas, ce qui risquait de créer un ennuyeux problème de ricochet si quelqu'un se mettait à le canarder vraiment à partir de l'un de ces emplacements de choix. Il espérait que les choses n'en arriveraient pas là.

Il avait posé son Barrett calibre 50 dans une niche rocheuse sous la toile cirée sur laquelle il était maintenant couché. Il regrettait de ne pas s'être muni d'une feuille de mousse alvéolaire. Le gilet de douze kilos qu'il portait sur le dos était plus lourd que l'équivalent en Kevlar de la police. C'était le tout dernier modèle des marines, 415

avec un protège-poitrine en céramique capable de stopper une balle de fusil de 7,62 même à une distance moyenne. Mais il était raide et inconfortable.

Je me fais vieux, se dit-il.

Le Cinquante léger était sur son bipied posé sur la dalle légèrement en pente. Il y avait de la place, à côté de lui, pour les munitions de rechange, les jumelles Leica à calculateur de distance et le moniteur-récepteur. La vieille carabine M-40 était sous la b‚che de camouflage à sa droite, prête à entrer en action en un instant s'il avait à tirer sur l'autre nid de sniper.

Il se disait que si les Russes ne venaient pas cette nuit, ils ne viendraient probablement jamais.

Son plan était relativement simple, sans rien de vraiment héroÔque. Si jamais ils se pointaient au chalet avant que le FBI ne leur mette le grappin dessus, il avait son téléphone portable chargé à bloc et déjà

programmé sur les numéros de Syd et de Warren. Il avait toujours considéré

son chalet comme étant au bout du monde, mais le réseau n'en était pas moins excellent. C'était l'avantage de vivre en Californie du Sud. Les gens qui se faisaient construire dans la région des résidences secondaires somptueuses ne pouvaient généralement pas se permettre de couper totalement le contact avec le monde extérieur, même pour une heure.

Il espérait qu'il n'y aurait pas d'échange de coups de feu et qu'il resterait tapi dans son aff˚t pendant que les Russes attendraient qu'il sorte du chalet, jusqu'à ce que les hélicos arrivent avec leurs équipes de professionnels. Mais s'il se faisait repérer, il était prêt à riposter et à

tenir les Russes occupés au moins jusqu'à l'arrivée de la cavalerie. Sa position défensive était pratiquement aussi solide qu'à Dalat dans le passé. Elle était bordée d'un côté par le ravin, impossible à approcher sans se faire voir par l'ouest ou le sud, o˘ se trouvaient la route et le chalet, et difficile d'accès en grimpant côté est. Il avait apporté son costume ghillie, de sorte que si les ´ tirs de riposte ª des Russes devenaient trop agressifs - et Dar considérait tout tir comme agressif -, il enfilerait sa tenue de camouflage et gagnerait la plaine située à l'est derrière la lisière des arbres. Lorsque les Russes arriveraient à la sortie du ravin, il serait invisible, et le FBI aurait le temps d'arriver en force.

416

Je dois être complètement parano, se dit-il peu de temps après avoir entamé

sa veille d'après minuit. Pour quelle raison ces gens tiendraient-ils à ce point à avoir ma peau ?

Mais intimement, il était convaincu de connaître la raison. Gregor Yaponchik et Pavel Zuker avaient reçu une formation de sniper, et plus que dans n'importe quel corps d'armée au monde un sniper était spécifiquement entraîné à traquer un individu. Les marines et les fantassins de l'armée de terre opéraient en petites unités affrontant d'autres petites unités, ou parfois un ennemi unique, mais seul le sniper est entraîné à utiliser des techniques de traque, de camouflage et d'embuscade à distance pour tuer un individu donné. Et à tous les coups, celui qui est en tête sur la liste des victimes d'un sniper, c'est celui qui représente pour lui la plus grande menace : le sniper du camp opposé.

Dar ignorait si les Russes ou leurs employeurs américains avaient eu accès à son dossier dans les marines, mais il ne pouvait pas prendre le risque de supposer que ce n'était pas le cas après leur triple tentative de le liquider. Ils avaient échoué trois fois, et si Dar comprenait tant soit peu la mentalité du sniper - ce qui était tout à fait le cas -, il savait que quelqu'un comme Yaponchik éprouverait un intense sentiment de frustration s'il devait laisser ce travail inachevé.

Il se souvenait d'un dessin humoristique o˘ il y avait un roi assis sur son trône en train de se dire : Je suis paranoÔaque. Mais le suis-je suffisamment ?

La nuit s'écoula avec une lenteur extrême. Après s'être assuré qu'il n'y avait aucune lueur qui p˚t le trahir, il passa d'une caméra à l'autre avec son moniteur, en utilisant les lunettes de vision nocturne pour celles qui balayaient l'extérieur. Pas le moindre mouvement décelable en contrebas de la cabine. Pas le moindre non plus aux alentours des nids de sniper en face de lui. Aucun intrus autour du chalet.

Une partie de son cerveau était en train de rêvasser. Il l'y autorisa tant qu'elle n'interférait pas avec sa vigilance.

Il pensa à l'époque o˘ il lisait les StoÔques. Il savait ce que la plupart des gens pensaient d'eux - si toutefois il leur arrivait d'y 417

penser. Śerre les dents et encaisse. ª Mais la plupart des gens étaient plus ou moins débiles.

Syd et lui avaient déjà parlé de ça. Elle comprenait la complexité de la pensée stoÔque, principalement celle d'…pictète et de Marc Aurèle. Elle comprenait qu'on pouvait diviser la vie entre les choses sur lesquelles l'individu n'avait aucun contrôle et pour lesquelles il fallait faire preuve d'un maximum de courage, et celles sur lesquelles on pouvait et devait exercer un contrôle, avec toute la prudence nécessaire. Ces idées faisaient partie de l'existence et de la philosophie de Dar depuis si longtemps qu'il était étonné de les avoir en tête cette nuit entre toutes.

// ne s'agit plus de discourir sur ce que doit être l'homme de bien, mais de l'être, écrivait Marc Aurèle. Et Dar avait toujours essayé de vivre conformément à cette maxime.

quels étaient les autres enseignements de Marc Aurèle ? La mémoire quasi photographique de Dar lui rappela un autre passage.

Tiens toujours pour évident que la campagne est là-bas pareille à ce lieu-ci, et vois comment tout ce qui est ici est identique à ce qui se trouve ailleurs, que ce soit au sommet d'une montagne, au bord de la mer ou en quelque autre lieu que tu pourras choisir. Tu t'apercevras que Platon a vu juste en disant : Énfermé dans les murs de la ville comme dans un enclos de berger sur la montagne. ª

Et il était là, littéralement, enfermé dans son enclos de berger sur la montagne, en train de penser à la signification réelle de ce que disaient aussi bien Platon que Marc Aurèle. Au fond de lui-même, il n'était pas d'accord. Après la mort de Barbara et de son enfant, il n'avait pas pu continuer à vivre dans le Colorado. Il lui avait fallu du temps pour l'accepter, mais les choses avaient fini par se résumer à cela. Cet endroit o˘ il se trouvait maintenant, cette montagne au bord de la mer, avait marqué pour lui le début d'une nouvelle existence.

Et aujourd'hui, son sanctuaire avait été violé. Les Russes avaient essayé

de les tuer, Syd et lui, non loin d'ici, et ils l'avaient filmé dans cet endroit même.

Il ne ressentait ni rage ni katalepsis imminente. Il avait refoulé ses sentiments depuis tant d'années, en se tournant uniquement, pour son salut, vers l'humour qui naît de l'ironie, qu'il ne se sentait 418

plus du tout gouverné par la colère. Mais tapi à l'aff˚t sur sa montagne, il était bien obligé d'admettre qu'il espérait l'arrivée des Russes. Malgré

ses rationalisations, cet espoir br˚lait en lui comme un feu glacé.

Chaque fois que Dar se rendait sur le site d'un accident, il pensait à …

pictète :

Dis-moi o˘ je peux échapper à la mort ; trouve-moi le pays, montre-moi les hommes à qui je dois m'adresser, que la mort ne visite jamais. Révèle-moi un charme contre la mort. Si je ne peux pas en avoir, que veux-tu que je fasse ? Je ne puis échapper à la mort, mais dois-je pour autant la subir en tremblant et en me lamentant? (...) Par conséquent, si je peux changer les circonstances extérieures à mon gré, je le ferai ; mais si j'en suis incapable, je suis prêt à arracher les yeux à celui qui se mettra en travers de ma route.

…pictète méprisait peut-être ce genre de pulsion, mais Dar était obligé de reconnaître qu'il était prêt à arracher les yeux des Russes s'ils revenaient à la charge. ¿ cette pensée, il porta la main au long poignard K-Bar dans son fourreau à sa ceinture. Il avait passé une bonne heure, la veille, à l'aiguiser, et une heure de plus à l'enduire de produit et à le polir, même si l'idée de glisser quelques centimètres d'acier glacé dans le corps d'un de ses semblables ne pouvait que lui donner envie de vomir aussitôt.

quelqu 'un lui demanda : Ćomment chacun d'entre nous peut-il reconnaître ce qui convient à sa personnalité ? ª Et il répondit : Ćomment le taureau, lorsque le lion l'attaque, découvre-t-il sa propre puissance et se porte-t-il en avant pour défendre tout le troupeau ? ª

Au diable …pictète. Dar ne se considérait pas comme un homme courageux...

ni comme un taureau. Et il n'avait pas de troupeau à protéger du lion.

Syd.

Son nom lui était venu spontanément à l'esprit, et il ne put s'empêcher de sourire. Pendant qu'il était tapi là sur la roche en pleine nuit, à

soixante-dix kilomètres de la ville et du danger, Syd se préparait à donner l'assaut à la citadelle des méchants. C'était elle qui protégeait le troupeau.

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Les heures passaient tandis qu'il ne cessait de changer de position pour essayer d'être plus à l'aise, observant les environs avec ses lunettes de vision nocturne et son moniteur, tendant l'oreille pour écouter la brise dans les pins (en estimant instinctivement la vitesse du vent) et déconstruisant de manière générale la philosophie qui lui avait servi de base toute sa vie.

Tu n 'es qu 'une ‚me chétive qui soulève un cadavre, avait enseigné …

pictète. Pour avoir vu dans sa vie un grand nombre de cadavres tout frais, Dar pouvait difficilement contester cela. Mais au cours des quelques semaines qui venaient de s'écouler, pendant les moments qu'il avait passés avec Syd, il n'avait pas eu l'impression d'être un corps mort animé par une petite flamme. Il était obligé d'admettre qu'il s'était senti... bien vivant.

¿ 5 heures, fatigué et endolori mais les sens toujours en éveil, il avait fait le bilan de ses bases ontologiques et épistémologiques et en avait conclu qu'il était un idiot.

Ressemble au promontoire contre lequel, continuellement, les vagues se brisent, avait enseigné Marc Aurèle. // reste dressé, et dompte la fureur des flots autour de lui.

C'est de la merde, se disait Dar. Marc Aurèle n'était-il donc jamais allé

au bord de la mer ? Ne savait-il donc pas que, tôt ou tard, les promontoires finissaient par s'écrouler et par disparaître ? Sans doute la mer Egée n'était-elle jamais démontée autant que le Pacifique qu'il contemplait chaque semaine. La mer a toujours le dernier mot. De même que la pesanteur.

Après avoir essayé pendant dix ans d'être un promontoire, il en avait marre.

Les premières lueurs précédant l'aube se glissèrent sur les collines de l'est. Dar ôta son appareillage de vision nocturne mais continua de surveiller le moniteur. La route était déserte, le chalet était vide et la prairie en contrebas immobile. Les positions de sniper ne cachaient ‚me qui vive.

¿ 7 heures, Dar éprouva un élan de soulagement auquel se mêlait un étrange sentiment de déception. Les opérations avaient d˚ commencer. Syd lui avait dit - et c'était bien compréhensible - qu'ils s'occuperaient des Russes avant de s'attaquer aux ressortissants américains.

420

¿ 7 h 30, il eut envie de dire merde à tout ça et de dévaler la colline pour se préparer un petit déjeuner géant, appeler Syd et s'accorder quelques heures de sommeil. Mais il décida d'attendre encore un peu. Syd devait être encore occupée.

¿ 7 h 35, la caméra n∞ 1 laissa voir un mouvement dans l'allée. Un gros Suburban noir aux vitres teintées passa lentement devant l'objectif, s'arrêta, puis recula jusqu'à un petit emplacement de stationnement face à

l'arbre o˘ était la caméra.

Cinq Russes en sortirent. Ils portaient tous un sweat et un pantalon noir, mais Dar reconnut aussitôt Yaponchik et Zuker. Le plus ‚gé - celui qui ressemblait à Max von Sydow - semblait presque triste tandis qu'il passait leurs armes aux autres. Les trois plus jeunes s'éloignèrent sur la route et sortirent rapidement du champ de la caméra avec leur AK-47 en bandoulière.

Malgré la petitesse de son moniteur, Dar vit qu'ils avaient aussi un poignard et un pistolet semi-automatique à la ceinture.

Yaponchik et Zuker avaient également des pistolets à la ceinture, mais ils furent les derniers à sortir leurs fusils de l'arrière de l'utilitaire.

C'étaient des Snayperskaya Vintovka Dragunova, du type qui avait servi à

assassiner Tom Santana et les trois agents du FBI.

Dar sourit malgré lui. Malgré tout l'argent qu'ils avaient, ces Russes s'en tenaient aux armes qui leur étaient familières. Par sentimentalisme, se dit-il en caressant la crosse de son antique carabine de sniper. Il vit que les deux armes étaient munies de magasins amovibles d'une contenance de dix cartouches et d'un ensemble combiné de cache-flamme et de compensateur de recul et de lueur. Il avait remarqué que les AK-47 des trois autres étaient également munis de réducteurs de bruit. De toute évidence, ils étaient venus pour tuer discrètement Dar Minor en passant avant de poursuivre leur route.

Dar connaissait les limitations du SVD en tant qu'arme de précision. ¿ 600

m, c'était encore acceptable. Mais à 800, il n'y avait plus qu'une chance sur deux de toucher une cible immobile de la taille d'un homme. En théorie, cela donnait au M-40 de Dar un sérieux avantage. Malheureusement, la distance qui le séparait du chalet était inférieure à 500 m, et il était encore moins loin des deux nids de sniper vers lesquels Yaponchik et Zuker semblaient se diriger.

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II suivit le déploiement des Russes avec ses caméras. L'un d'eux, avec sa mitraillette, rampa dans l'herbe pour se poster au milieu de la prairie en pente au sud du chalet. Deux autres s'enfoncèrent dans les bois qui dominaient l'habitation. Yaponchik et Zuker entrèrent dans le champ de la caméra sur la crête de la colline, se concertèrent un instant et choisirent la moins évidente des deux positions repérées par Dar. Avec sa caméra, il suivait parfaitement tous leurs mouvements tandis qu'ils s'installaient dans leur fortin et rangeaient autour d'eux leur matériel de tir et de visée.

Le cour de Dar battait à coups redoublés. Le moment est venu de faire appel à la cavalerie, se dit-il. Il sortit son portable, vérifia qu'il était bien chargé - il s'était muni d'une batterie supplémentaire, de toute manière -

et posa le pouce sur la touche préprogrammée sur le numéro d'urgence de l'agent spécial Warren. Mais au même instant, un mouvement nouveau sur l'écran capta son attention.

Le moniteur était réglé pour passer automatiquement d'une caméra à l'autre à intervalles réguliers. Et il voyait maintenant la Taurus de Syd qui passait devant le Suburban garé sur le côté, ralentissait, puis continuait en direction du chalet, o˘ les Russes attendaient.

24

Extermination

Dar appuya immédiatement sur la touche préprogrammée pour le portable de Syd. Elle ne répondit pas. Il laissa sonner tout en se penchant en avant pour scruter les alentours du chalet avec ses jumelles Leica DBII gyrostabilisées.

Elle était arrivée.

Elle était descendue de la Taurus avec une mitraillette Heckler & Koch à la main, canon pointé, son sac de voyage en bandoulière dans le dos. Elle s'approcha prudemment du chalet. Dar supposa qu'elle avait désactivé la sonnerie de son téléphone, ou qu'elle l'avait éteint. Elle portait encore le gilet en Kevlar du FBI, mais son armure noire était défaite, les attaches Velcro pendantes sur le côté Ils pouvaient aisément l'atteindre au cour à cette distance.

Il sentit son pouls qui s'affolait et son esprit qui se vidait. Il ne savait plus o˘ se trouvaient les deux Russes avec leurs fusils d'assaut.

quelque part dans les bois, pas loin de Syd. Et il n'avait aucun moyen de la prévenir.

Concentre-toi, bordel ! Il lutta pour retrouver une respiration et un pouls réguliers. Syd était à présent à quinze mètres de la porte du chalet. Il la perdit de vue une seconde plus tard. Les deux Russes étaient toujours invisibles.

Il passa la tête par-dessus le rebord rocheux juste assez longtemps pour observer à la jumelle la position de Yaponchik et Zuker. Il n'apercevait que le haut de la tête de Zuker et le canon du SVD de Yaponchik. Zuker observait le chalet avec ses jumelles. Dar avait 423

mémorise l'angle de tir des deux positions. Il savait que Syd allait apparaître, à bonne portée, dans deux secondes. Avant de rentrer la tête, il vit que Zuker murmurait quelques mots dans une radio.

Merde ! Les Russes pouvaient communiquer entre eux, et il ne pouvait pas contacter Syd.

Elle apparut à découvert. Son attention se concentrait sur le chalet. Elle avait l'air surprise, comme si elle s'attendait à une situation différente.

Elle fit un pas en avant, prudemment, sa mitraillette H & K pointée, le dioptre de visée tout prêt, pivotant du versant boisé de la colline sur sa gauche à la porte du chalet devant elle puis sur sa droite.

C'est fermé à dé, pensa Dar avec force, comme s'il voulait envoyer l'information par télépathie. Il n'y a pas d'autre clé sur place. Tu ne peux pas entrer, Syd.

Il prit son M-40, regarda à travers le viseur en s'apprêtant à tirer à côté

d'elle pour la mettre en garde, lorsqu'il eut soudain une idée. Il reposa l'arme et prit ses jumelles.

Syd s'avança lentement vers la porte du chalet. S'il ne l'avait pas fermée à clé, les Russes l'auraient peut-être laissée entrer avant de faire irruption à l'intérieur, dans l'espoir de les piéger tous les deux à la fois. Mais si elle essayait vainement d'ouvrir, en leur montrant ainsi qu'il n'était pas à l'intérieur, ils allaient à coup s˚r la mettre en pièces.

Il regarda le moniteur, sur lequel la caméra n∞ 3 montrait le troisième Russe en train de se rapprocher sur la pente sud. Il était maintenant à

moins de trente mètres du chalet.

Dar regarda de nouveau à travers ses jumelles. Elles étaient pourvues d'un laser dé classe 1, mais le système était prévu pour lancer des éclairs de télémétrie et non pour projeter un rayon continu. Néanmoins, en pressant le bouton rouge de manière répétée aussi rapidement qu'il put, il réussit à

faire danser un point rouge pratiquement aux pieds de Syd.

Elle baissa les yeux pendant une très longue seconde, en proie à une confusion totale. Il espérait que les Russes ne pouvaient pas voir la lueur rouge interceptée par les aiguilles de pin. Juste au moment o˘ elle prenait conscience de ce qu'elle était en train de voir, il pointa les jumelles sur sa poitrine et continua de presser frénétiquement le 424

bouton rouge. L'affichage numérique sur le côté du télémètre indiquait 240

m, 239 m, 238 m, mais Dar l'ignora et continua de faire clignoter le point rouge sur l'armure noire de Syd, juste au-dessus de son sein gauche.

Elle se laissa tomber à terre et roula sur le côté comme si une trappe s'était soudain ouverte pour l'engloutir. Il y eut des hoquets étouffés venus de la forêt, puis un faible craquement issu de la crête en face, et les balles crépitèrent à l'endroit o˘ Syd se trouvait une seconde avant. Il la suivit assez longtemps avec ses jumelles pour la voir rouler derrière le tronc couché d'un pin Douglas. Des éclats d'écorce et de bois pourri volèrent dans toutes les directions. Les tireurs invisibles embusqués dans les bois continuaient de faire feu avec leurs AK-47 munis de silencieux.

L'absence de bruit rendait la scène tout à fait irréelle. Mais une seconde plus tard, la réalité reprit ses droits lorsque Syd leva son H & K MP-10

au-dessus de l'arbre couché et tira au jugé en direction des bois. Le bruit fut tout à fait audible, mais le résultat négligeable.

Dégage de là ! Ne reste pas ici ! Yaponchik a de quoi pulvériser ce tronc pourri !

Cette fois-ci, la télépathie sembla fonctionner. Il la vit rouler sur le côté juste au moment o˘ les balles de SVD - le fusil russe pouvait tirer en mode semi-automatique - déchiraient le tronc d'un diamètre de 75 cm comme s'il était en papier m‚ché.

Il décida qu'il était temps pour lui d'entrer dans la danse. Il rampa jusqu'au Barrett Cinquante léger, visa le bosquet de pins, de sapins et de bouleaux juste au-dessus de Syd et ouvrit le feu. Le bruit fut terrible.

Dar avait presque oublié que les cinq premiers chargeurs qu'il avait disposés sur la roche étaient garnis de cartouches SLAP - pénétrateurs de blindage léger à sabot - capables de traverser une plaque d'acier de 19 mm d'épaisseur à une distance de 1 200 m. L'effet sur un certain nombre d'arbres fut spectaculaire. Un jeune pin ponderosa fut propulsé en l'air à

quatre mètres du sol et retomba dans un énorme fracas. Un pin Douglas géant absorba un projectile, mais vacilla sur toute la hauteur de ses 60 m comme s'il était soumis à un vent violent, en projetant des morceaux d'écorce et de la sève dans toutes les directions.

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La cadence de feu intense ne dévia pas le tir de Dar, bien qu'il n'e˚t pas grand-chose à viser en réalité.

Je suis en train de massacrer les arbres, se dit-il. Les douilles éjectées résonnaient sur la roche autour de lui. Sa sensibilité de sniper en était heurtée. On lui avait appris à ne pas éparpiller ses cartouches. Mais il ignora le côté esthétique de la situation et chargea un deuxième magasin -

garni, cette fois-ci, de cartouches normales 12,7 par 99 mm, tirant des balles normales 709 grains - et fit feu de nouveau en direction des bois, en essayant de repérer des mouvements ou des lueurs de départ.

Ces tirs soutenus durent ébranler les Russes, car ils cessèrent de tirer.

quant à Syd, elle semblait être à court de munitions. L'espace de deux ou trois secondes, tout demeura silencieux, à l'exception du sifflement persistant dans les oreilles de Dar.

J'ai merde, se dit-il, un peu trop tard. J'ai complètement merde.

Il fit pivoter le canon du Barrett .50 jusqu'à ce que la porte du chalet soit dans sa ligne de visée. Il mit en place un nouveau chargeur SLAP. Le premier tir perça un trou de douze centimètres de diamètre dans la porte au-dessus de la poignée. Le deuxième pulvérisa la serrure. Le troisième ouvrit la porte à la volée et faillit la dégonder.

Vas-y, vas-y, pensa-t-il à l'adresse de Syd. Puis il fit quelque chose qui aurait d˚ lui être fatal. Il se dressa à genoux en braquant le lourd Barrett 82-A1 en direction de Yaponchik et Zuker. Il cala le canon du fusil contre la roche. Si les Russes l'avaient déjà repéré, il était mort.

Il aperçut la tête de Zuker qui dépassait, les jumelles braquées sur un point situé à 20 m sur sa droite. Il le cherchait toujours. Dar vida alors les sept cartouches restantes de son chargeur.

Les balles perforantes semblèrent exploser autour du Russe abrité par son rocher. Des éclats de granit volèrent à quinze mètres dans les airs. Une balle trop haute percuta le rocher au-dessus de la position de tir et déclencha une petite avalanche de pierres et d'éclats de roche. Mais Dar savait qu'il n'avait touché aucun des deux Russes.

Il se tapit de nouveau dans son abri rocheux. Il ne voyait plus Syd. Il brancha le moniteur sur les caméras intérieures.

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Elle avait réussi à entrer et se tenait accroupie derrière la fenêtre de la chambre. Les Russes qui encerclaient le chalet étaient en train de l'arroser de leurs armes automatiques. Les échardes de bois et les éclats de verre pleuvaient sur le lit, éventraient les coussins et forcèrent Syd à

se retrancher au coin de la pièce. La porte était restée ouverte. Dar vit qu'elle avait épuisé les munitions de son H & K MP-10 et qu'elle avait laissé ses chargeurs de rechange dans son sac à l'extérieur. Avec son téléphone, se dit-il en faisant la grimace. Elle était maintenant accroupie avec son Sig Pro 9 mm tenu à deux mains braqué sur l'ouverture de la porte.

Visiblement, elle attendait de pied ferme l'arrivée du premier Russe.

Il sortit son téléphone et fit le numéro du chalet. Le moniteur n'émettait aucun son, mais il la vit sursauter et tourner son regard vers le combiné.

Réponds ! Je t'en supplie, réponds !

Il y eut une brève accalmie dans le tir des Russes, et elle plongea en direction du téléphone. Elle le prit sur la table et retourna dans le coin du chalet. Dar ne cessait de faire la navette entre le moniteur et le viseur de son Cinquante léger, prêt à massacrer les Russes s'ils faisaient mine de donner l'assaut au chalet.

- Syd!

- Dar ! O˘ es-tu ?

- Sur la colline. Ils t'ont touchée ?

- Négatif.

- Bon. …coute bien. Il y a une trappe qui conduit au sous-sol. Elle se trouve sous le tapis du côté droit du lit, à quatre mètres de toi. Les clés sont sous le bac à glace du frigo.

- Dar, combien de...

- Il y en a deux dans les bois au-dessus de toi avec des AK-47 à réducteur de bruit. Yaponchik et Zuker ont des fusils de précision et sont postés sur la colline. Il y en a un autre au sud du chalet... (il activa la caméra n∞

4. Le Russe était sous la véranda et se déplaçait vers le côté du chalet, visiblement prêt à entrer en force par la porte de derrière) sur le point d'entrer par-derrière ! acheva-t-il en h‚te. Prends les clés ! Sauve-toi !

Il arrosa les bois voisins d'un feu de couverture nourri et vit l'image minuscule de Syd courir à travers la pièce, sortir le bac à

427

r

glace du réfrigérateur, saisir la petite pochette en cuir et retourner en courant à côté du lit.

Yaponchik et Zuker se mirent à tirer en même temps. Dar entendit le toussotement de leurs réducteurs inadéquats. Plus impressionnants furent les éclats de bois qui volèrent sur la façade nord lorsque les balles de 7,62 mm percèrent le bois à l'endroit o˘ Syd était accroupie un instant plus tôt. La lampe préférée de Dar vola en éclats et tomba sur le plancher.

Il aurait voulu continuer à arroser la position des deux Russes, tout en sachant qu'il n'avait aucune chance de les toucher, mais il fallait qu'il s'assure que Syd avait réussi à se réfugier dans la cave.

Elle tripotait fébrilement les clés tout en faisant glisser vers elle le téléphone posé par terre.

- Je ne trouve pas cette putain de...

- La clé étroite, lui dit Dar. Oui, c'est ça.

La trappe s'ouvrit enfin, et la lumière du sous-sol s'alluma. Syd regarda autour d'elle. Le troisième Russe apparut dans l'entrée côté véranda et ouvrit le feu. Elle se baissa pour s'abriter derrière la trappe levée, mais la balle toucha le bois verni et la renversa en arrière. Elle disparut dans l'ouverture de la cave, et Dar vit le 9 mm qui glissait loin d'elle. Il avait d˚ lui échapper quand la trappe était retombée sur elle. Il priait pour que le bois dur doublé de métal ait arrêté les balles.

Les caméras du chalet montrèrent les deux autres Russes en train d'arriver devant la porte en se couvrant réciproquement. Le premier mit un genou à

terre et l'autre demeura debout. Ils balayaient l'entrée avec leurs pistolets. Celui qui était à l'intérieur leur fit signe qu'ils pouvaient entrer et leur montra la trappe.

Il sortit quelque chose de sa ceinture.

Merde ! pensa Dar. Une grenade, un truc comme ça.

Avant qu'il ait eu le temps de faire feu, le premier Russe avait soulevé la trappe et glissé la grenade à l'intérieur avant de se jeter sur le côté.

L'explosion souleva le panneau. Dar vit qu'il n'y avait plus de lumière dans la cave. L'entrée n'était plus qu'un trou carbonisé au milieu du parquet poli. Il vit les trois Russes se pencher au-dessus de l'ouverture et pointer leurs armes en direction des ténèbres.

Utilisant le moniteur vidéo comme point de référence, Dar pointa le Cinquante léger et tira deux cartouches SLAR La première balle traversa le mur un peu à gauche de la fenêtre et toucha le Russe qui avait balancé la grenade. Le projectile perforant pénétra le bas du dos et fit éclater l'épine dorsale, les organes internes et la cage tho-racique de l'homme avant de ressortir du chalet en perçant un trou dans la fenêtre donnant au sud. La deuxième heurta le cadavre à la tête au moment o˘ il tombait et la fit exploser.

Il vit les deux autres Russes chanceler puis tomber à leur tour. L'un des deux, visiblement, avait été touché au bras et au visage, là o˘ son armure ne le protégeait pas, par des éclats d'os du cr‚ne.

Dar visait à présent l'endroit o˘ le tueur indemne s'était couché au coin du mur, là o˘ s'était trouvée Syd quelques instants auparavant. Il tira les trois cartouches SLAP qui restaient dans le magasin à travers le mur à cet endroit. Deux des balles ratèrent leur cible - trop haut. Le Russe s'était recroquevillé dans la position du fotus. Mais la troisième balle le toucha au-dessus de la cheville, faisant sauter le pied qu'elle projeta ainsi qu'un manchon d'os blanc à travers la pièce, o˘ il passa tout près du dernier Russe prostré.

Dar remplaça d'un coup sec le chargeur vide et s'aperçut seulement alors qu'il était la cible d'un feu nourri.

Yaponchik et Zuker étaient en train de le canarder en même temps. Les gros projectiles de 7,62 mm frappaient la roche exposée à l'est, à l'ouest et au nord. Certains coups mieux ajustés que les autres faisaient ricocher les balles dans son trou orienté est-ouest. Les balles sifflaient à quelques centimètres de ses bottes avant de ricocher vers le haut et vers l'extérieur. Les autres ricochets, ceux qui provenaient des dalles rocheuses inclinées au-dessus de lui et derrière lui, étaient aussi dangereux qu'il l'avait prévu.

Son sac à dos fut touché par une balle. Ses jumelles Leica furent atteintes à leur tour et tombèrent dans le ravin. Puis une balle se logea dans le dos de son gilet de marine, entre les omoplates. L'impact n'avait pas été trop violent. Rien de plus que si quelqu'un lui avait donné un grand coup dans le dos avec quelque chose de dur. Cela lui coupa la respiration pendant une minute entière, et sa vision se brouilla, aussi rouge que s'il avait fait un looping de 3 G à bord d'un planeur.

Peut-être que ma colonne vertébrale a été atteinte et sectionnée, se dit-il confusément, avec du recul, en se t‚tant le dos. Il y avait un 428

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joli trou dans le treillis de camouflage, mais le gilet pare-balles qu'il portait dessous était intact. Il sentait le projectile écrasé pris dans la fibre de métal et de céramique.

Seigneur ! se dit-il. Et ce n 'était qu 'un ricochet, à 300 m, alors que la vitesse initiale avait déjà été amortie par le premier impact !

Il y avait là des implications philosophiques aussi bien que physiques à

considérer, mais avant que Dar p˚t remettre pleinement en service les rouages ébranlés de son corps et de son esprit, il entendit d'autres balles siffler autour de lui. Il regarda son moniteur vidéo.

Le dernier Russe survivant - ou, tout au moins, en état de fonctionner -

avait rampé sur le plancher du chalet jusqu'à la trappe, et il arrosait à

présent le sous-sol avec son AK-47.

Dar ne voyait pas comment Syd aurait pu survivre si elle était restée dans le couloir de la cave au lieu de s'enfermer dans la réserve. Mais il décida qu'il devait avant tout éliminer ce Russe.

Le problème, avec un plan comme ça, c'était que les SLAP pouvaient très bien se frayer un chemin jusque dans la cave et tuer Syd si, par exemple, elle gisait blessée dans le couloir. La ćhambre de sécurité ª avait des parois doublées d'acier, mais le couloir qui y menait n'avait qu'un plafond normal pour le séparer des projectiles perforants. Il retira le chargeur de SLAP, tapa à deux reprises sur la roche un magasin de cartouches normales calibre 50 et le chargea dans son Cinquante léger.

Ignorant les balles qui ricochaient autour de lui et dans son dos sur la roche, il se servit du moniteur pour viser le Russe tout en contrôlant sa respiration. Le réticule à fils croisés se stabilisa sur le mur derrière lequel l'homme était tapi. Il pressa la détente.

Peine perdue. Les trois premières balles traversèrent le mur de bois sans problème, mais furent déviées et ratèrent leur cible. De plus, il avait l'impression qu'elles pénétraient également le plancher. Il allait être obligé d'utiliser le M-40, en espérant qu'il aurait l'occasion de tirer à

travers la fenêtre.

L'attention du Russe était distraite par les projectiles gros calibre qui pleuvaient autour de lui. Il regarda, par-dessus son épaule, les trous dans le mur. Sur le moniteur, Dar vit qu'il s'adressait à son copain qui gisait dans l'autre coin du chalet. Mais l'homme qui venait de perdre son pied était inconscient et baignait dans une mare de sang.

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Dar sortit sa Remington 700 de sa cachette sous le rebord rocheux. Une balle ricocha à ce moment-là à deux reprises et lui rentra dans le dos de la cuisse, juste en dessous de la fesse. Dar serra les dents pour ne pas hurler et regarda par-dessus son épaule. Il ne vit rien à cause de l'épaisseur du gilet et de la vareuse de camouflage. Mais quand il passa la main, il la retira pleine de sang. Il décida de faire comme s'il ne s'agissait que d'une blessure superficielle, dans les tissus musculaires et graisseux, n'ayant touché aucune artère. Il saurait bien assez tôt s'il se trompait ou non.

Il regarda dans sa visée Redfield, sans perdre de vue de l'oil gauche le moniteur miraculeusement épargné jusque-là par les ricochets. Comme tous les spécialistes scientifiques appelés à utiliser un microscope ou un télescope, il avait appris, en tant que sniper, à se concentrer sur l'oil vissé à l'oculaire tout en gardant l'autre ouvert pour évaluer les distances et favoriser la vision périphérique.

L'attention du Russe à l'intérieur du chalet semblait avoir été détournée par les projectiles de calibre 50. Mais il se reprit, mit un genou à terre et se pencha pour regarder par l'ouverture de la cave. Il espérait sans doute pouvoir annoncer à Yaponchik et Zuker qu'il n'y avait plus qu'un cadavre à l'intérieur avant de quitter le chalet en h‚te.

Il se pencha un peu plus en avant. Soudain, il y eut un énorme éclair, et le visage ovale du tueur sur le moniteur devint un patchwork irrégulier de points gris et noirs. Le corps vola en arrière pour retomber les bras en croix. Son AK-47 glissa sur le plancher.

Dar cessa de tirer pour regarder. Les balles sifflaient au-dessus de lui.

L'une d'elles ricocha à un millimètre de son oreille droite. La partie sereine de son cerveau lui apprit que le feu dirigé contre lui avait diminué d'intensité. De toute évidence, il n'y avait plus qu'un seul SVD

qui tirait à présent sur sa position, ce qui signifiait que Yaponchik ou Zuker - probablement ce dernier - était en train d'opérer un mouvement tournant pour le prendre à revers. Mais le centre de l'attention de Dar, pour le moment, était le rectangle noir sur le moniteur vidéo.

La tête et les épaules de Syd surgirent rapidement, et la carabine encore plus rapidement. Elle pivota, le canon braqué, vit les trois Russes morts mais scruta avec attention chaque recoin du chalet.

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Dar ne put s'empêcher de sourire. Elle avait trouvé la Remington 870 qu'il avait laissée dans le couloir. Elle avait d˚ ouvrir la porte de l'abri et s'y cacher, ou tout au moins rester derrière la porte blindée lorsque le Russe avait balancé la grenade et tiré avec son AK-47. Puis elle était venue à sa rencontre.

Il tendit la main vers le mobile passé à sa ceinture pour l'appeler. Mais il avait été arraché par une balle.

Merde !

Il vit Syd se précipiter vers le téléphone resté par terre. Mais il avait été réduit en miettes, lui aussi, par l'une de ses balles de calibre 50. Il la vit l‚cher le combiné puis ramper vers le Russe auquel il manquait un pied. Elle tira la radio passée à sa ceinture et le micro maintenu par des sangles sur son épaule gauche. Elle écouta un instant. Dar se souvint qu'elle comprenait le russe.

Brave fille, se dit-il, aussitôt heureux qu'elle n'ait pas pu entendre son commentaire sexiste. Ils n'avaient plus aucun moyen de communiquer, mais elle pouvait au moins se renseigner sur ce que les deux Russes survivants étaient en train de manigancer sur la colline.

Ce qui rappela à Dar qu'il avait intérêt à abandonner sa position avant que Zuker ne se pointe derrière lui et n'ouvre le feu dans la tranchée de pierre.

Le SVD faisait toujours des ricochets sur la roche au-dessus de sa tête, et c'était si bien visé que Dar, instinctivement, avait la confirmation que c'était Yaponchik, le chef d'équipe, qui était resté sur sa position et avait envoyé son guetteur le prendre à revers.

Naturellement, Dar avait choisi un endroit o˘ il n'était pas facile de le prendre à revers. Son champ de vision et sa zone de tir contrôlaient une grande partie des alentours et de la zone nord du chalet. Il était peu probable que Zuker descende par là pour franchir le ravin à l'endroit o˘ il s'aplatissait, dans l'espoir de trouver un moyen, de l'autre côté, de franchir la paroi est sans que Dar l'entende arriver. Zuker devait donc progresser vers l'est et vers le nord, en longeant la crête, à l'abri des sous-bois, sachant ou espérant qu'il trouverait un passage à l'endroit o˘

les parois du ravin se rapprochaient et o˘ il était le plus profond. Les Russes étaient déjà venus repérer les lieux, et Dar supposait qu'il connaissait le passage, en bon sniper. Il

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devait savoir qu'il y avait un tronc d'arbre en travers du ravin tout près de la cascade de Reichenbach, comme Dar l'avait surnommée en privé. Le sapin géant était tombé de nombreuses années auparavant. L'écume de la cascade le rendait glissant, et il était recouvert de mousse. Le gouffre était prolongé de part et d'autre par des ravines couvertes d'épais buissons. Dar estimait sa profondeur à 18m à cet endroit, avec des parois à

pic et rien d'autre que des blocs rocheux en contrebas.

Glissant le Cinquante léger à l'abri d'un rocher pour éviter qu'il soit touché par les ricochets calculés de Yaponchik, il jeta un dernier coup d'oeil au moniteur. Syd était accroupie derrière la fenêtre, la Remington dans les bras. Elle attendait visiblement la suite des événements. Il prit son M-40 et sortit à reculons de son retranchement, rampant en dessous de la crête rocheuse, hors de portée, pour la première fois, du tir de Yaponchik et de ses ricochets.

Il passa une dizaine de secondes à examiner ses blessures. Le dos de sa cuisse était cuisant, comme si on l'avait marqué au fer rouge, mais le sang se coagulait déjà, raidissant son pantalon déchiré, et la blessure ne devait donc pas être si grave. Il y passa la main avec précaution, et il se confirma qu'il s'agissait effectivement d'une éraflure, un peu plus profonde à la jambe droite qu'à la gauche. Il fut également surpris de découvrir que la balle qui avait détruit par ricochet son téléphone mobile avait traversé sa ceinture de toile et s'était logée dans son côté droit, sous la peau, au-dessus de la hanche. Ce n'était pas plus douloureux qu'une égratignure, mais il savait que le projectile avait entraîné avec lui des morceaux de tissu sale, et qu'il faudrait nettoyer tout ça et retirer la balle au plus vite s'il voulait échapper à l'infection.

On s'en occupera plus tard, se dit-il.

Il se mit à courir vers le nord à travers bois, le M-40 prêt à tirer, en évitant de faire trop de bruit au passage. Il faisait en sorte que sa tête demeure en dessous des rochers qui bordaient le ravin et de la ligne de visée de Yaponchik. Ses jambes lui faisaient mal. Il se rendit compte que la blessure formait un sillon continu d'une cuisse à l'autre, en passant par son postérieur. Pas très digne, se dit-il. Il percevait ses propres halètements, ponctués par le tintement des chargeurs et des munitions pour le M-40 dans ses poches.

433

Il savait que c'était sa vie qu'il jouait dans cette course éperdue. Si Zuker s'était mis lui aussi à courir, il avait d˚ arriver avant lui au pont et chercher la meilleure position de tir. Il pourrait le tuer à loisir quand il déboulerait à découvert. Mais la mémoire subliminale de Dar lui disait que Yaponchik ne tirait pas depuis très longtemps en solo lorsque Dar s'en était aperçu et avait quitté sa position. De plus, les snipers étaient habitués à progresser prudemment et silencieusement. Il fallait être stupide pour se ruer à travers bois comme il le faisait en ce moment.

Zuker n'était pas, comme lui, animé par l'énergie du désespoir. Il y avait toutes les chances, en fait, pour qu'il ne soit pas en train de courir.

Il arriva au ravin. Il n'était pas trop profond à cet endroit, et était envahi par les ronces et les broussailles. L'arbre couché se trouvait à

quatre mètres de là. Jusqu'à présent, il était encore en vie. Mais il haletait tellement qu'il était incapable de déceler la présence de quelqu'un d'autre dans les buissons alentour. Il défit le rabat de son étui de poignard, en se félicitant de ce que le K-Bar n'ait pas été arraché de sa ceinture en même temps que le mobile. Puis il se mit à ramper vers l'arbre, le fusil braqué dans cette direction.

Il n'y avait personne de ce côté-ci. Le tronc paraissait plus long et plus étroit que dans son souvenir, et le torrent beaucoup plus profond. Une écume fine montait des rochers en contrebas. Dar savait que cette faille, pas très profonde mais formidable quand même, s'étendait au nord sur plusieurs centaines de mètres, pratiquement jusqu'à la crête. Pour traverser à cet endroit, un sniper était obligé de sortir du couvert des arbres et de courir à découvert le long de la ligne de crête.

Il retint sa respiration et jeta un coup d'oeil à travers les fougères sur les six mètres de tronc couché. La mousse qui couvrait l'écorce était humide. Il n'y avait qu'une vieille branche qui aurait pu servir d'appui en chemin, mais il était s˚r qu'elle était pourrie et ne supporterait pas son poids s'il glissait. Il avait souvent remarqué ce tronc en se promenant sur la colline, mais il n'avait jamais traversé dessus. Pourquoi l'aurait-il fait ? C'était prendre un risque stupide.

Il se mit à genoux et exposa sa tête et ses épaules, invitant Zuker à tirer s'il était planqué quelque part de l'autre côté du ravin. C'était ce que Dar aurait fait à sa place, s'il avait été seul, pour attendre que 434

son adversaire traverse sur le tronc. Mais il n'était pas seul. Syd était coincée à l'intérieur du chalet, et Yaponchik pouvait aller la cueillir quand il voudrait.

Dix secondes s'écoulèrent sans qu'il y e˚t de coup fatal. Il mit son M-40 à

l'épaule - difficile d'accès mais l'arme risquait moins de tomber dans le ravin, sauf s'il tombait aussi -, puis il sauta sur le tronc et commença à

traverser.

Pavel Zuker, sec et le regard mauvais, sauta au même instant sur le tronc à

l'autre bout. Ils furent aussi surpris l'un que l'autre, Zuker n'avait pas pu le voir de l'endroit o˘ il s'était posté de l'autre côté du ravin, et Dar ne l'avait pas vu non plus.

Les deux hommes avaient mis leur arme à la bretelle de la même manière, et ils n'avaient ni le temps ni l'équilibre nécessaire pour la prendre. Chacun d'eux eut alors recours à l'arme qu'il portait à la ceinture. Dar dégaina son K-Bar, et Zuker sortit un affreux petit pistolet semi-automatique qu'il pointa sur la figure de Dar. Ils s'étaient tous les deux avancés trop loin pour reculer, et n'étaient qu'à deux mètres cinquante de distance l'un de l'autre environ. Dar se figea.

- Ce con d'Américain ! fit Zuker avec un accent prononcé. Sortir un poignard contre un pistolet !

La plaisanterie est ancienne, se dit Dar en se baissant du côté de l'unique branche qui dépassait du tronc. Le K-Bar toujours dans la main droite, il donna du talon droit de sa botte un grand coup à l'endroit o˘ la branche naissait du tronc.

Comme il s'y attendait, elle cassa, mais pas avant d'avoir imprimé au tronc un mouvement rotatif de 25∞ sur la droite et retour.

Zuker fit feu à deux reprises. La seconde balle passa à deux centimètres au-dessus de la tête de Dar. Puis le Russe se baissa pour agripper le tronc de la main gauche jusqu'à ce que le balancement cesse, en essayant de stabiliser le pistolet sur son bras. Il fit feu de nouveau.

Dar s'était préparé au mouvement brusque et avait conservé son équilibre tout en s'élançant, le poignard brandi, en agrippant le poignet de Zuker de la main gauche. La balle 9 mm l'atteignit au côté gauche, glissa sur son gilet, mais le déséquilibra. Il serait tombé du tronc s'il ne s'était pas couché dessus lui aussi.

435

Les deux hommes étaient maintenant à quelques centimètres l'un de l'autre.

Zuker agrippait la main de Dar qui tenait le poignard, et Dar maintenait désespérément la main de Zuker qui essayait de tourner le canon du pistolet de quelques centimètres pour viser son front. De nouveau, Zuker tira. La balle arracha à Dar un morceau de son oreille gauche. Le tronc d'arbre était secoué, et Dar entendait l'eau qui cascadait contre les rochers vingt mètres plus bas. L'écume et la sueur faisaient glisser sa main sur le poignet du Russe. Ils étaient maintenant face à face. Dar sentait son haleine et voyait la poignée crantée du Kahr 9 mm de même que le guidon jaune fluo et l'horrible tache orange de la hausse. Ils luttaient en silence, transpirant tous les deux. La partie froidement analytique du cerveau de Dar lui transmit ce message : ´ Le Kahr CAC Customs Arm a une force de détente de 2,95 kg ª, pendant que la partie majoritaire imbibée d'adrénaline disait à l'autre de la boucler pour l'amour du ciel. Dar comprit que, bien qu'il f˚t un peu plus costaud que le maigrichon de Russe, c'était Zuker qui allait l'emporter pour la bonne raison qu'il n'avait qu'à

faire pivoter légèrement son poignet pour lui coller le canon de son pistolet contre la tête alors que lui devait retourner complètement son poignard et agir avec force pour arriver à un résultat. Bien qu'il e˚t la tête penchée en avant aussi loin que possible du canon, il était grand temps de changer de stratégie.

Tandis que le museau noir du pistolet pivotait lentement vers la tempe de Dar, celui-ci rejeta brusquement la tête et les épaules en arrière au lieu de continuer à forcer en avant. Il dégagea son bras droit en l'arrachant brutalement et faillit l‚cher le poignard, mais réussit à le garder dans la main tandis que Zuker faisait feu en lui éraflant, cette fois-ci, le cuir chevelu. Il rabattit très vite la main qui tenait le poignard en passant par-dessous le bras qui le bloquait, avec une énergie dont il ne pensait pas être encore capable, et plongea le K-Bar à la verticale dans le ventre du Russe avant de remonter aussi fort qu'il put comme on le lui avait appris à Parris Island plus d'un quart de siècle auparavant.

Le Russe fit óuf ! ª, la respiration coupée, mais eut ensuite un large sourire qui montra ses dents mal soignées par les techniques de son pays, avec de l'acier un peu partout.

436

- Gilet en Kevlar, enfoiré d'Américain ! dit-il.

Puis, ayant le dessus dans la chorégraphie empêtrée à laquelle ils se livraient, il fit pivoter un peu plus le canon de son arme. La prise de Dar sur son poignet glissant de transpiration faiblit encore, jusqu'à ce que le guidon jaune lui vise directement l'oil droit.

Soudain, le sourire de Zuker p‚lit, et il eut une expression pensive, peut-

être déçue, qui rappela à Dar celle d'un enfant qui joue et que sa mère appelle pour manger juste au moment o˘ cela commençait à devenir intéressant.

Zuker regarda son ventre et le sang qui jaillissait à gros bouillons sur le manche du K-Bar de Dar et sur son poing crispé. Il plissa le front, perplexe.

Dar fit sauter le pistolet de la main soudain sans force du Russe puis l'attrapa par son gilet, mais Zuker vacilla, glissa et tomba dans le vide.

Dar eut à peine le temps de saisir un dernier regard, encore alerte et interrogateur, tandis que le sang cessait d'arriver à son cerveau. Il disparut rapidement dans l'écume blanche. Soudain, Dar dut lutter pour conserver son équilibre sur le tronc secoué par le mouvement de réflexe qu'il avait eu quand il avait retiré son poignard enfoncé jusqu'à la garde dans l'abdomen de Zuker. Il le ficha au milieu du tronc et s'y accrocha des deux mains jusqu'à ce que l'oscillation cesse. L'eau bouillonnante était maintenant rougie en aval du cadavre. Le visage cireux de Zuker sortait encore de l'eau, et il avait la bouche ouverte comme s'il cherchait toujours à poser sa question.

- Le Kevlar n'arrête pas une lame de poignard, pauvre con, fit Dar en haletant. Surtout quand elle a été enduite de téflon !

Ce serait peut-être une bonne idée de descendre de ce tronc, lui suggéra avec une certaine défiance la partie analytique provisoirement bannie de son cerveau.

Il parcourut en rampant les trois derniers mètres. Il se hissa au bord du ravin et vit les traces de bottes laissées par Zuker à l'endroit o˘ il s'était caché derrière un rocher avant d'essayer de traverser. Ses membres endoloris criaient gr‚ce. Ils avaient eu leur compte pour aujourd'hui.

Il refusa de les écouter et sortit avec précaution, en rampant, du ravin, rengainant le K-Bar après l'avoir essuyé sur les fougères et reprenant le M-40 dans ses mains.

437

quatre possibilités se présentaient. Il savait que Yaponchik ne serait plus au même endroit dans son nid de sniper. Il devait être au chalet en train de s'occuper de Syd ou dans son Suburban en train de déguerpir. Ou peut-

être avait-il sélectionné une autre position de choix pour l'attendre au tournant. Ou encore une combinaison de ces trois choses.

Chassant mentalement les démons de la katalepsis qui menaçaient une fois de plus de prendre possession de lui, il se remit lentement sur ses pieds, le fusil en avant, et s'avança à travers bois.

25

Yaponchik

Sa progression de sniper en direction de l'ouest fut lente et prudente, conforme au manuel. Il gardait la tête baissée, sa carte mentale du terrain parfaitement claire dans sa tête ainsi que la position du soleil, mettant à

profit chaque élément du relief susceptible de le camoufler et de le protéger. Le M-40 dans les bras, il se glissait lentement en avant sur les coudes, les genoux et le ventre. En avançant ainsi à une vitesse de cent mètres à l'heure, il aurait eu droit à une bonne note à quantico, mais il se rendit bientôt compte qu'à cette allure il arriverait au chalet trois semaines après que Yaponchik aurait réglé son compte à Syd et pris le large dans son Suburban.

Il s'arrêta pour faire le point tout en braquant sa visée Redfield sur les hauteurs à sa droite et sur la clairière à sa gauche lorsque soudain une rafale de SVD suivie d'une quinte plus discrète d'arme automatique l'aida à

décider.

Un instant, Dar crut que le double jappement aisément reconnais-sable de l'A-47 au réducteur de bruit médiocre signifiait qu'il y avait un sixième Russe sur le terrain, mais il comprit qu'il avait eu le tort de sous-estimer Syd. Elle avait peut-être épuisé les munitions de son H & K, mais il y avait au moins trois AK-47 dans le chalet, et les Russes avaient sur eux des quantités de chargeurs banane. Elle était parée pour la chasse à

l'ours, et elle venait, de toute évidence, d'en débusquer un.

Le SVD à silencieux de Yaponchik cracha de nouveau, par petites quintes glaireuses de trois cartouches à la fois. Dar put le localiser.

439

Au pied de la colline, sur sa gauche, à 80 m de lui environ. L'AK-47 aboya bruyamment. Cela venait toujours du chalet.

Dar ferma les yeux une seconde pour visualiser les dernières minutes.

Yaponchik s'était déplacé, contre toute attente, vers le pied de la colline, ce qui n'était pas si bête que ça, il s'en rendait compte à

présent. Le Russe, en bon sniper qu'il était, avait renoncé à sa position haute, mais il s'était rapproché de son véhicule tout en sélectionnant une position probablement parfaite pour intercepter Dar lorsqu'il arriverait, son attention fixée sur la colline.

Il savait que Yaponchik n'aurait jamais révélé sa position à Syd si elle avait encore été derrière la porte ou les fenêtres du chalet. Cela signifiait qu'elle était maintenant dehors. Elle avait d˚ sortir par la porte orientée au sud, dévaler la colline et revenir ensuite vers le parking, en s'abritant sans doute derrière les gros rochers qui entouraient le site. Elle avait d˚ repérer Yaponchik à l'aide du viseur de l'AK-47. Dar se disait qu'il n'aurait pas été jaloux si elle avait tué cet enfoiré de Russe à sa place, mais ce n'était pas le cas, d'après les bruits qu'il entendait.

Il se redressa et se mit à courir comme un fou, fonçant à travers les sous-bois, trébuchant, roulant sur lui-même à un moment, mais sans jamais l‚cher son fusil ni son poignard. Il dévalait la pente avec pour objectif un gros rocher qu'il estimait être à une cinquantaine de mètres à l'est de la position de Yaponchik, qu'il dominait. S'il l'atteignait, Syd et lui pourraient le prendre en défilement sous un feu croisé qui leur épargnerait tout risque de se tirer dessus.

Il plongea à plat ventre derrière le rocher au moment même o˘ trois balles de SVD s'écrasaient contre son sommet. Yaponchik ne l'avait peut-être pas vu arriver, mais il avait d˚ l'entendre. Parfait. Il s'accroupit à l'abri du rocher, prêt à tirer sur le côté ouest quand Yaponchik répliquerait au tir de Syd, s'il répliquait. Mais malgré deux nouvelles rafales de l'AK-47, le Russe ne tira plus.

Merde, se dit Darwin. // va se désengager.

Il y eut une rafale de SVD du côté du parking, et Dar entendit la voix de Syd qui lui criait de loin :

- Dar ! Il est en train de tirer sur nos bagnoles !

Il y eut de nouveaux aboiements du SVD, puis le silence.

Dar se déplaça vers le bas de la colline, en prenant soin de laisser 440

quelques gros arbres entre le parking et lui mais en opérant un mouvement tournant pour prendre le Russe à revers.

Il arriva au bord de la clairière du chalet et évalua rapidement la situation. Le Land Cruiser et la Taurus avaient tous leurs pneus éclatés.

Il aperçut Syd du côté ouest du chalet, tapie derrière un gros bloc, mais aucune trace de Yaponchik. Il siffla, une seule fois.

Elle le vit et cria :

- Il est parti à pied. J'ai eu peur de sortir parce que j'ignore la portée de son arme.

- Reste o˘ tu es ! lui cria Dar. Reste du côté est du rocher !

Il se rapprocha d'elle, s'abritant derrière les arbres et les rochers, courant et serpentant quand il était à découvert, espérant que Syd aurait Yaponchik si ce dernier l'abattait maintenant.

Il réussit à passer sans qu'un seul coup de feu soit tiré, et se laissa tomber derrière le rocher o˘ était Syd. Il vit qu'elle avait du sang sur les mains et le visage.

- Tu es blessée ! s'écria-t-il en même temps qu'elle.

- Ce n'est rien, répliquèrent-ils en même temps.

Dar secoua la tête et posa la main sur le bras droit de Syd tout en examinant ses poignets. Il vit que les lacérations de son visage étaient plus spectaculaires que profondes.

- Des éclats ? demanda-t-il.

- Oui. J'étais derrière la porte, mais pas mal de métal a volé quand ce type a balancé sa grenade. Tu es couvert de sang, ajouta-t-elle d'une voix douce, toujours accroupie.

Dar regarda sa cuirasse.

- C'est celui de Zuker, dit-il.

- Mort?

Il hocha la tête.

- Mais sur le côté et dans le dos ? Tourne-toi !

Il obéit. La douleur était cuisante sur le côté droit et derrière les deux cuisses.

- «a, ce n'est pas le sang de Zuker, dit-elle. On dirait bien qu'ils t'ont criblé le cul.

- Un point pour eux, fit Dar, qui se sentait soudain flageolant. Elle écarta les lambeaux de son treillis déchiré pour regarder de plus près.

441

- Tu m'excuseras, dit-elle, mais l'entaille est profonde. Heureusement que ça a cessé de couler. quant à ton oreille, il lui manque un morceau. Et qu'est-ce que c'est que tout ce sang que tu as au côté, sous ton gilet ?

- Un ricochet. Superficiel. Sans importance. Concentrons-nous plutôt sur Yaponchik.

Ils passèrent la tête de chaque côté du rocher, pour la rentrer instantanément. Aucun coup de feu ne retentit. Le Land Cruiser et la Taurus avaient l'air pathétique sur leurs huit pneus crevés.

- Je pense qu'il a abandonné, murmura Dar. Il va vers son Suburban.

- Il est garé à huit cents mètres d'ici sur la route.

- Je sais.

Il passa la main sur sa joue, renifla le sang et regarda ses mains. Il frotta sa main droite contre la jambe de son pantalon et le regretta aussitôt.

- Si on le poursuit... commença Syd.

- Chut ! Laisse-moi me concentrer une seconde.

Il ferma les yeux, pour essayer de se souvenir de son mieux de la topographie. Il doutait que Yaponchik soit en train de courir sur la route.

Le Russe savait très bien qu'une voiture ou un utilitaire pouvaient aussi rouler sur leurs jantes. Le plus probable était qu'il battait prudemment en retraite selon les règles classiques, d'une position de tir à l'autre, en guettant d'éventuels poursuivants.

Ils disposaient certainement de plusieurs minutes avant qu'il arrive au Suburban. Après cela, ce serait au FBI de continuer la chasse. Mais...

Une partie du chemin d'accès était visible du chalet. C'était un virage serré, avec un talus escarpé du côté nord-ouest, sans aucun arbre pour cacher la vue. L'endroit se trouvait à 1 500 m environ, un peu avant la jonction avec la grande route. Tout véhicule passant par là était visible quelques secondes avant d'être de nouveau caché par les arbres et d'arriver à la croisée. Il avait peut-être le temps.

Il donna son M-40 à Syd en disant :

- Sers-toi plutôt de ça s'il revient.

Il ôta son encombrant gilet, en remarquant pour la première fois qu'elle avait des jumelles autour du cou au bout d'une lanière.

442

- O˘ as-tu trouvé ça ? demanda-t-il.

- Sur le Russe auquel tu as arraché un pied.

- Il est mort?

Logique, les jumelles. Yaponchik avait d˚ demander à tous ses comparses d'observer le terrain pour le renseigner. Elle secoua la tête.

- Il est inconscient et en état de choc. Je lui ai fait un garrot avec ma ceinture, mais il va mourir si des gens compétents ne s'occupent pas rapidement de lui.

- Impossible d'appeler... commença-t-il.

Mais il se tut lorsqu'elle brandit son mobile sous son nez. Elle avait pris le temps, visiblement, de récupérer son sac devant le chalet.

- Warren est en route, dit-elle.

Il hocha la tête. Raison de plus pour rester tranquille et arrêter les frais. Laissant tomber son lourd gilet par terre, il murmura :

- Sois vigilante. Sers-toi de mon arme si Yaponchik revient. Je n'en ai que pour deux ou trois minutes.

Il courut comme un dératé, en apprenant qu'il n'était pas facile de sprinter avec une balafre de 7,62 mm dans le bas des fesses, d'autant plus que le flot d'adrénaline, pour une raison ou pour une autre, s'était tari.

La douleur était particulièrement cuisante lorsqu'il fut obligé de se laisser glisser jusqu'au bas de la pente devant le chalet avant de courir le long de la véranda, de regrimper pour prendre le chemin qui menait au chariot de berger et de dévaler le versant escarpé de la colline au-dessus de l'entrée de la mine pour arriver jusqu'au ravin. Il sentit qu'il recommençait à saigner sous son pantalon en lambeaux. Il soufflait comme un phoque en escaladant le sentier du côté est du ravin puis en courant juste au-dessous du surplomb rocheux o˘ il avait établi son premier nid de sniper.

Il dut s'arrêter deux secondes au-dessus du creux dans la roche, pas seulement pour reprendre son souffle mais pour s'émerveiller devant le nombre de ricochets qui avaient rayé la pierre à l'endroit o˘ il s'était posté. Le poncho et le sac à dos contenant son costume ghillie fait main étaient en lambeaux. Au moins deux magasins du Cinquante léger avaient été

troués comme des boîtes de conserve à

443

un exercice de tir. Le moniteur vidéo avait été réduit en miettes par un autre ricochet, ce qui flanquait à l'eau son plan A. Il ne pourrait pas voir à quel moment Yaponchik arriverait éventuellement à son Suburban.

Il sauta dans le creux et sortit le Barrett 82-Al calibre 50 de dessous la saillie rocheuse o˘ il l'avait mis à l'abri. Il n'avait pas été endommagé

par les ricochets. Dar remplit ses vastes poches de chargeurs SLAP et normaux et se remit à courir vers l'entrée du ravin.

Il avait oublié à quel point le mal nommé Cinquante léger était lourd et encombrant. La lunette à grossissement 10 n'était pas faite pour le rendre plus maniable. quand il était dans les marines, il avait toujours plaint les spécialistes radio et ceux des armes lourdes qui avaient à trimbaler des monstres comme les énormes radios PRC-77 à embrouilleur-désembrouilleur ou des mitrailleuses M-60 ou encore le lance-grenades M-79 de 40 mm, dit ´

thumper ª. Il se demandait s'ils avaient tous fini - ceux qui avaient survécu - avec un dos en compote.

Lorsqu'il rejoignit enfin Syd derrière son rocher après avoir gravi la dernière côte en remontant du chalet, il saignait de nouveau abondamment de ses deux blessures et était couvert de transpiration. Il avait eu au moins la présence d'esprit d'ôter son gilet de douze kilos.

- Aucun mouvement, lui dit Syd. J'ai utilisé les jumelles, c'est plus commode que la lunette du fusil.

Dar approuva.

- Tu n'as rien entendu non plus ?

- Je ne l'ai pas entendu mettre le Suburban en marche. Mais c'est drôlement loin.

- Tu es s˚re qu'il n'est pas passé sur la partie visible du chemin ?

- Je t'ai dit aucun mouvement, fit-elle d'un air vexé.

Il prit le Cinquante léger et courut vers la gauche en descendant la pente, restant en dehors de la ligne de vision éventuelle d'un sniper embusqué

dans les bois ou au bord de la route voisine. Il voulait atteindre un rocher plat situé juste au-dessus d'un bosquet de sapins, avant que le versant de la colline se change en prairie. quand il eut traversé cet espace découvert sans se faire tirer dessus, il fit signe à Syd de le rejoindre.

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II posa le Cinquante léger à plat sur la roche et se coucha pour lire les indications du réticule mil-dot et régler la hausse et les paramètres du vent. Il n'y avait pratiquement pas de brise aujourd'hui, même ici à

découvert. Les petites rafales occasionnelles ne dépassaient pas 5 km/h.

Mais à cette distance tous les facteurs, même minimes, devaient être pris en compte.

- Tu veux me faire marcher, murmura Syd en regardant le tronçon de route visible à travers ses jumelles d'emprunt. C'est à plus d'un kilomètre et demi !

- Mille cinq cent soixante mètres, d'après mes calculs, lui dit-il en poursuivant ses réglages.

Il essayait de se refamiliariser avec l'arme, en calant confortablement la crosse contre son pouce et sa joue et en ralentissant sa respiration. Ils entendirent alors au loin un moteur V-8 qui se mettait en marche.

- Parfait, murmura-t-il. ¿ moins qu'il ne décide de revenir par ici, nous savons maintenant o˘ il est. Il a huit cents mètres à parcourir avant d'arriver là o˘ je l'attends.

- Tu ne penses pas sérieusement à...

- Dirige-moi, l'interrompit-il. Je n'ai que le temps de faire deux tirs d'essai. (Il visa à travers sa lunette Ultra M3a.) Je veux toucher ce rocher dans la trouée, juste avant le virage à droite.

- Lequel ? Le foncé ou le clair ?

- Le clair.

Il tira une cartouche. La détonation sans silencieux et le recul firent bondir Syd.

- Désolée, dit-elle, je n'ai pas vu l'impact.

- «a ne fait rien. J'ai raté ce putain de rocher. Regarde bien. Il tira deux autres cartouches.

- Je vois le deuxième point d'impact, lui dit-elle, à présent surexcitée.

¿ peu près trente mètres avant la route.

- Merde !

Il fit de nouveaux réglages, puis visa soigneusement.

Il lui restait deux cartouches dans le chargeur, et le Suburban allait maintenant apparaître d'une seconde à l'autre. Il les tira l'une après l'autre, sans même essayer de repérer le point d'impact, et mit en place un nouveau chargeur avec des SLAP.

445

- Les deux fois tu as touché la route, lui dit Syd en luttant pour maintenir ses jumelles immobiles. La première un mètre trop à droite et la deuxième environ un mètre cinquante trop haut sur la droite du rocher clair.

- Bien reçu, lui dit-il en faisant un dernier réglage. C'est suffisant pour une mission standard. Maintenant, je ne décolle plus l'oil de cette visée. ¿ toi de me dire quand tu verras déboucher le capot du Suburban.

- Mais tu n'auras qu'une seconde ou deux pour...

- Je sais. Ne parle plus jusqu'à ce qu'il arrive. Tu n'auras qu'à dire : ´

Maintenant ! ª

Elle demeura silencieuse, observant la route, tandis que Dar battait des paupières pour avoir une vision plus nette de l'oil droit, trouvait la bonne distance de relaxation, environ 6,5 cm entre l'oil et l'objectif de la lunette, forçait son oil droit à rester ouvert et se concentrait sur les fils croisés du réticule. ¿ cette distance, il allait falloir tirer devant le camion, et pour ce faire il devait estimer sa vitesse. Le chemin était en mauvais état, le virage serré, mais Dar doutait que Yaponchik se soucie de conduire lentement pour épargner sa suspension. ¿ la place du Russe, il essaierait de prendre le virage à 50 km/h au moins. Et on pouvait s'attendre à ce que le Suburban soulève pas mal de poussière au moment o˘

il freinerait pour aborder le tournant.

L'image dans la lunette de Dar était rendue floue par des ondulations miroitantes presque verticales. Il connaissait ce phénomène sous le nom d'´

effet mirage ª. Il était d˚ aux ondes de chaleur qui montaient sur toute la distance. Elles l'aidaient à calculer la vitesse du vent. Si les lignes parallèles penchaient un peu plus sur la gauche, cela voulait dire que, par une journée comme celle-ci, o˘ la température était de 26 ∞C, le vent faisait dériver les ondes-mirages à la vitesse de 5 à 8 km/h. Comme elles étaient pratiquement verticales, cela signifiait que le vent était négligeable. De plus, il savait instinctivement que la chaleur allait augmenter sensiblement la vitesse initiale des projectiles du Cinquante léger, qui était déjà de 850 m à la seconde. Ce qui voulait dire que chaque balle aurait tendance à arriver sur la cible un peu plus haut que dans des conditions normales. Mais le temps était lourd - 65 % d'humidité selon ses estimations -, et l'air était plus dense et offrait plus de résistance, ce 446

qui ralentissait les projectiles. Il incorpora ces deux facteurs à

l'équation du terrain : 1 600 m estimés - il regrettait d'avoir perdu ses Leica à calculateur de distance - multipliés par une vitesse du vent de 2,4

km/h et divisés par 15. Il régla sa hausse une demi-graduation plus bas et attendit.

Durant les quelques secondes qui lui restaient avant l'engagement, il réalisa l'absurdité de la situation. ¿ cette distance, avec ce type de munition, pour tenir compte de la seule pesanteur, il lui fallait viser un point situé à peu près 5 m au-dessus des vitres du véhicule. Et la cible se déplaçait quasiment à angle droit par rapport à sa ligne de tir. Pas de problème, mais si Yaponchik ralentissait ne serait-ce qu'à 48 km/h pour aborder le virage, il fallait qu'il précède le véhicule en mouvement de quelque 6 m pour pouvoir le toucher. Il avait déjà calculé qu'il n'aurait qu'une dizaine de mètres entre le moment o˘ le Suburban apparaîtrait et celui o˘ il sortirait de son champ de visée. Il ne pouvait pas suivre sa cible. Il fallait l'attendre, ce qui voulait dire, pratiquement, que le Suburban et le SLAP devaient arriver en même temps à l'endroit choisi. Par bonheur, le camion était un gros morceau. Il fallait intégrer le temps qui s'écoulerait entre le moment o˘ Syd lancerait son cri et...

- Maintenant ! dit-elle.

Il était juste à la fin de son cycle respiratoire. Il retint son souffle tout en pressant doucement la détente, une seule fois. Il essaya de faire abstraction du recul en repositionnant les fils croisés du réticule exactement sur la même partie du rocher, puis il fit feu de nouveau, visa, refit feu, visa, fit feu, visa - quelque chose de noir entra dans son champ de vision périphérique -, refit feu.

- Touché ! s'écria Syd.

- Une seule fois ? demanda Darwin en bondissant sur ses pieds et en utilisant la visée Redfield du M-40 plus léger pour s'assurer par lui-même du résultat.

Le camion Chevrolet avait fait une embardée sur la droite et encastré son aile avant droite dans le talus juste après le rocher visé par Dar.

¿ travers la lunette, il avait l'impression d'avoir raté la cabine mais logé deux balles perforantes dans le bloc-moteur V-8 à la taille impressionnante. Le capot avait sauté et le pare-brise était un fouillis de lignes brisées. Une troisième balle, apparemment, 447

avait pulvérisé la roue arrière gauche et probablement l'essieu avec. Un miroitement de chaleur commençait à monter de l'arrière du camion. Il n'y avait pas eu d'explosion massive et instantanée, mais Dar savait que, s'il avait mis le feu au gigantesque réservoir de carburant du Suburban, le camion allait bientôt s'embraser comme une meule de paille.

Effectivement, les flammes devinrent visibles à ce moment-là. Dar garda la lunette braquée sur la portière côté conducteur, sachant que les deux portières droites étaient coincées dans le talus de roche et de terre.

L'espace d'un instant, il crut que Gregor Yaponchik allait rôtir à

l'intérieur. Une fumée noire troublait déjà l'air du matin. Tout l'arrière du camion était en feu. Mais la portière avant s'ouvrit et Yaponchik sortit tranquillement. Il tenait une arme à la main, mais la forme ne correspondait pas, malgré le mirage et la distorsion, au SVD à suppresseur qu'il avait utilisé au-dessus du chalet.

- Il a une carabine, lui dit Syd au moment o˘ il se baissait pour prendre le Cinquante léger avec sa visée Ultra afin de mieux voir.

- Merde ! souffla-t-il.

Le visage de Yaponchik était toujours flou à travers le miroitement-mirage, mais Dar n'en reconnut pas moins le fusil à son magasin rotatif inhabituel à cinq cartouches.

- Scharfschutzengewehr neunundsechzig, murmura-t-il entre ses dents.

- quoi ? demanda Syd en abaissant ses jumelles.

- Carabine de tireur d'élite SSG-69 de fabrication autrichienne, dit-il en observant le Russe qui quittait le chemin pour suivre le versant escarpé de la colline en direction de l'espace découvert qui les séparait. Elle est bien plus précise que l'arme russe qu'il utilisait tout à l'heure devant le chalet, ajouta-t-il. Sa portée atteint plus de huit cents mètres.

Syd le considéra du coin de l'oil.

- Mais ton calibre cinquante fait beaucoup mieux, n'est-ce pas ? demanda-t-elle.

- Oui.

Il se remit debout pour observer le Russe avec sa visée Redfield La silhouette déformée par le miroitement de chaleur était encore minuscule.

448

- Tu peux le tuer bien avant que nous ne soyons à portée de son tir, murmura Syd.

- C'est exact, reconnut Dar.

Yaponchik venait d'entrer dans les herbes hautes et les tournesols de la prairie et marchait droit sur eux à travers la large plaine dorée. Dar mit son M-40 à l'épaule, l'équilibra, vida ses poches de tout ce qu'elles contenaient à l'exception de trois chargeurs de 7,62 mm et descendit du rocher pour marcher à la rencontre du Russe.

Syd lui courut après.

- Retourne te mettre à l'abri, lui dit-il sans élever la voix.

- Va te faire foutre, répliqua-t-elle sans s'énerver. ¿ quoi tu joues ?

C'est un taie de machos entre vous deux ?

Il demeura silencieux deux secondes, puis murmura :

- Si tu veux. Mais peut-être qu'il vient vers nous pour se rendre. Il aurait pu disparaître dans les bois à l'ouest, tu sais.

Elle le regarda comme s'il s'était transformé en quelque créature extraterrestre.

- Tu crois qu'il vient avec son SSG-69 ou je ne sais pas quoi pour te l'offrir en tribut avec sa reddition ?

- Non. Il veut juste se rapprocher pour pouvoir me tuer.

- NOMS tuer.

Il secoua la tête et regarda par-dessus son épaule le Russe qui marchait vers eux. Yaponchik était maintenant à 1 300 m d'eux environ.

- Retourne derrière les rochers, s'il te plaît, Syd, implora-t-il.

- Va te faire foutre, je te l'ai déjà dit. Je vais chercher l'AK-47 ?

- Il ne servirait à rien à cette distance. Elle secoua la tête.

- Si je savais régler ton fichu calibre cinquante, je lui exploserais la tête, crois-moi. Il a buté Tom Santana, l'enfoiré.

- Je sais.

Il détourna la tête et continua de dévaler la pente en direction de la prairie. Il ne s'arrêta de nouveau que quand il s'aperçut que Syd le suivait encore.

- S'il te plaît, Syd, dit-il.

- Non, Dar. Il soupira.

- Très bien. Tu fais l'observatrice ?

449

- que faut-il que je fasse ?

- Comme tout à l'heure sur le rocher. Tu restes trois pas derrière moi sur ma gauche. Tu ne le perds pas de vue avec tes jumelles et tu me dis o˘ mes balles tombent.

Elle hocha la tête sans rien dire, et ils arrivèrent bientôt au début de la prairie. Dar pointa son vieux M-40 et mesura la distance avec la visée Redfield. Yaponchik, d'après ses estimations, devait mesurer 1 m 80. Il pouvait donc le toucher à partir de 1100 m.

Syd et lui s'enfoncèrent dans les hautes herbes. Les tiges jaunes leur caressaient les mollets et laissaient des graines collées à leurs pantalons de coton. Dar s'arrêta à 50 m du rocher qu'ils avaient quitté.

- On va l'attendre ici, murmura-t-il.

Elle observait le Russe à travers ses jumelles.

- Elle n'a pas l'air commode, sa carabine, dit-elle. Il hocha la tête.

- Fabriquée chez Steyr pour l'armée autrichienne. Crosse synthétique en polymère avec plaque de couche réglable en épaisseur par ajout de cales.

- J'ai toujours rêvé d'en avoir une comme ça.

Il lui jeta un bref coup d'oil, étonné de la voir manifester tant de décontraction dans une telle situation de stress.

- J'ai l'impression qu'il a monté dessus une visée Kahles ZF-69, dit-il au bout d'un moment.

- Important ? demanda Syd.

- Uniquement dans la mesure o˘ la visée ZF-69 est graduée pour un tir très précis jusqu'à huit cents mètres. On peut donc s'attendre à ce qu'il commence à tirer à ce moment-là.

- ¿ quelle distance se trouve-t-il en ce moment ?

- Environ un kilomètre.

Il leva son M-40 à l'horizontale, le cala sur sa bretelle et commença à

régler la hausse.

- Il arrive sans se presser, lui dit Syd.

- C'est une belle journée, il en profite, murmura Dar, qui voyait clairement le visage du Russe pour la première fois.

¿ ce moment-là, Yaponchik releva son arme comme à la parade, puis colla son oil à l'oculaire de sa lunette de visée surdimensionnée, sans cesser de marcher.

450

- Tourne-toi sur le côté, murmura Dar. Il jeta un coup d'oil en arrière.

- Non, pas du côté gauche. Je me sers de l'oil droit pour viser et de la main droite pour tirer. Tourne-toi de manière à lui présenter ton côté

droit.

Elle obéit, mais ne put s'empêcher de demander :

- ¿ quoi ça rime, tout ça ? Un duel à l'ancienne ? Tu veux que j'arrête sa balle de pistolet à poudre noire avec mes côtes ?

Il ne répondit pas. Yaponchik s'était arrêté et les mettait enjoué. Dar regarda à travers son réticule et estima la distance à 900 m.

- Dis-moi que ton fusil issu de la technologie américaine vaut mieux que le sien, Dar, souffla Syd.

- Mon fusil, c'est de la merde du temps du Vietnam, comparé au sien. Mais j'y suis attaché.

- D'accord, soupira-t-elle sur un ton qui voulait dire : ´ Fini de rigoler pour aujourd'hui. Je suis prête à te diriger. ª

II colla son oil à la lunette. Il voyait parfaitement, à cette distance, le visage de Yaponchik. Une telle chose n'aurait pas d˚ être possible, il le savait, à 900 m de distance, mais il aurait juré qu'il distinguait l'éclat froid et bleuté de son regard.

Le canon de l'arme de Yaponchik cracha une flamme.

Il y eut un bruit de déchirure dans l'herbe cinq mètres devant Dar. Un petit nuage de poussière s'éleva. Un instant plus tard, une double détonation résonna au-dessus de la prairie : le bang sonique de la balle et la deuxième partie du double claquement sans silencieux de la carabine. Dar vit le Russe actionner tranquillement le levier de verrou. Il vit pratiquement tourner le magasin rotatif qui alimentait la chambre. Combien de cartouches contient un Steyr SSG-69 ? Cinq ou dix ? Il n'allait pas tarder à le savoir, de toute manière. Il vit Yaponchik retirer à la main la cartouche usagée et la glisser dans la poche de son pantalon sous sa cuirasse noire.

Il réalisa subitement qu'il n'avait plus son gilet. Merde ! Il soupira.

Le Russe se remit à marcher.

Dar attendit. Tirer sur une cible mouvante bien plus petite qu'un camion Chevrolet n'était pas une très bonne idée à cette distance, en général.

Mais quand Yaponchik s'arrêta de nouveau et le mit en joue, il bloqua sa respiration et pressa la détente.

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- Je n'ai pas vu d'impact, lui dit Syd, à quelques pas derrière lui.

Désolée, mais il n'y a pas eu de...

- Tu n'as pas vu la poussière se soulever devant lui ? demanda-t-il en actionnant le levier de verrou pour récupérer la cartouche, qu'il glissa dans sa poche.

- Non.

- Alors, c'est que je suis passé trop haut, murmura Dar tandis que le fusil de Yaponchik crachait une nouvelle flamme.

Il entendit le sifflement du projectile à son oreille droite avant le double claquement. Il devait reconnaître que Yaponchik ajustait bien son tir. Et il n'avait pas besoin de le toucher à la tête, puisqu'il ne portait pas de gilet.

Il s'interdit de penser à cela et se concentra sur ce qu'il voyait et sur ses calculs.

Yaponchik tira de nouveau. La balle toucha le sol entre Syd et Dar, projetant de la terre et des cailloux à plus de un mètre de hauteur. Dar n'avait pas bronché. Clignant des paupières pour que sa vision soit plus nette, il visa légèrement plus bas. Il était malgré lui impressionné par l'aisance avec laquelle Yaponchik actionna de nouveau le levier de verrou, mit la vieille cartouche dans sa poche par habitude et prit la position du sniper aguerri sans jamais décoller son visage de la visée du ZF-69.

Dar fit feu. Le recul de l'arme lui fit perdre Yaponchik une seconde.

- Trop court ! lui cria Syd.

- De combien ? demanda-t-il au moment même o˘ elle lui donnait l'information.

- Environ un mètre, mais dans l'alignement.

Il hocha la tête et fit un nouveau réglage. Il entendit plus qu'il ne vit le vent qui arrivait en rafale, faisant ondoyer l'herbe et soulevant les pans déchirés de sa chemise. Il modifia le réglage de deux graduations sur la gauche.

Yaponchik avait de nouveau pressé la détente.

// ne lui reste plus qu 'une balle dans le chargeur, pensa Dar. Du moins, je l'espère.

Le projectile souleva un petit nuage de poussière juste devant Syd. Elle ne broncha pas. Par bonheur, il n'y avait pas de roche sur laquelle la balle aurait pu ricocher.

II entendit et sentit la brise forcir légèrement. Il vit les lignes de mirage s'incliner un peu plus sur la gauche, puis un peu plus encore, pas tout à fait à l'horizontale, mais presque. Il estimait la vitesse du vent à

10km/h. Il tourna donc la molette d'élévation d'un demi-cran vers la gauche, attendit d'être au bout de son cycle d'expiration, retint son souffle et tira.

- Touché ! lui cria Syd. Je pense...

Dar n'avait pas besoin de penser. Il savait qu'il n'avait pas eu Yaponchik à la tête. Il voyait toujours son visage et le regard glacé de ses yeux bleus. Mais il y avait eu, effectivement, une nuée rouge.

L'instant sembla durer de longues minutes alors que deux secondes au maximum s'écoulèrent. Dar eut le temps d'éjecter la cartouche et d'en mettre une nouvelle en place, sans jamais quitter l'oculaire, avant que le Russe tombe.

Contrairement à ce que l'on observe dans les films, o˘ les acteurs sont violemment projetés ea arrière sur plusieurs mètres, même par une balle de pistolet, Dar n'avait jamais vu une victime faire quelque chose de plus spectaculaire que s'affaisser. Ce fut exactement ce qui arriva à Yaponchik, qui s'écroula en tenant son fusil toujours comme à la parade.

- Au cou, je pense, déclara Syd d'une voix étranglée.

- J'ai vu, lui dit-il. ¿ la base du cou, juste au-dessus du gilet.

Ils s'avancèrent vers l'homme abattu. Syd prit son 9 rnm semi-automatique dans son holster lorsque Dar s'immobilisa soudain.

- quoi ? demanda-t-elle d'une voix légèrement alarmée.

- Rien.

Il avait remis son M-40 à l'épaule. Par curiosité, il tendit sa main droite à l'horizontale, puis sa main gauche. Il ne remarqua aucun tremblement.

- Rien du tout, répéta-t-il. Ce n'est rien.

Il sentait un grand vide à l'intérieur de lui-même, qui menaçait de l'engloutir.

Ils se remirent à marcher. Yaponchik n'avait pas bougé. Ils étaient maintenant à 30 m de lui et commencèrent à distinguer le sang rouge, artériel, répandu dans l'herbe, ainsi que l'angle impossible que faisait sa tête avec son corps. ¿ ce moment-là, le ciel au-dessus d'eux se remplit de bruit.

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Ils s'arrêtèrent en même temps et levèrent la tête.

Deux des hélicoptères étaient aux couleurs des marines, et le troisième avait la mention FBI sur le côté. Il se posa le premier entre le corps de Yaponchik et eux.

Dar se tourna vers Syd, lui défit les attaches Velcro de son gilet en Kevlar, le fit passer au-dessus de sa tête et la serra dans ses bras.

Autour d'eux, les hautes herbes s'aplatissaient sous le souffle furieux du rotor.

- Je t'aime, Dar, lui dit-elle.

Bien que ses mots fussent noyés dans le vacarme de l'hélicoptère, ils étaient parfaitement intelligibles.

- Oui, dit-il en l'embrassant tendrement.

26

Zoo

Dix jours plus tard, le dimanche matin, le téléphone de Dar sonna à 5 h 30.

- Merde, grogna-t-il d'une voix pleine de sommeil.

- Comme tu dis, fit Syd en se redressant sur un coude.

- Excuse-moi.

Il gémit de douleur lorsque les points qu'il avait au côté tirèrent sur ses chairs. Il tendit le bras par-dessus les seins nus de Syd pour saisir le téléphone et se sentit mal à l'aise pour répondre couché sur le ventre. Il n'avait jamais réussi à bien dormir à plat ventre, mais sa blessure dans le bas du dos, qui guérissait lentement, ne lui laissait pas le choix. Syd prétendait que cela ne la dérangeait pas quand il s'oubliait la nuit et essayait de rouler sur le dos ou sur le côté, ce qui le réveillait avec force jurons et glapissements.

La balle au côté n'avait pas posé de problème. Le médecin des urgences lui avait fait une anesthésie locale et avait retiré le projectile en quinze secondes.

- «a ne valait même pas le dérangement, avait plaisanté le docteur. Vous auriez pu l'extraire avec des pincettes.

Curieusement, c'était son oreille qui le préoccupait le plus. Il envisageait, plus tard, d'avoir recours à la chirurgie esthétique.

Couché sur le ventre, l'écouteur du mauvais côté contre l'autre oreille, il grommela :

- Dar Minor à l'appareil.

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- Lawrence Stewart, lui répondit la voix joyeuse de Larry. Il faut que tu voies ça, Dar.

- Pas question. N'insiste pas.

Trudy prit le téléphone. Probablement leur portable.

- Il faut que tu viennes, Dar. Fais-nous confiance. Le travail de reconstitution, sur ce coup-là, ça ne va pas être de la tarte. Apporte tes deux appareils photo, le normal et le numérique.

Dar soupira. Syd rabattit le drap sur sa tête et soupira encore plus fort.

- O˘ êtes-vous ? demanda Darwin.

Si c'était à plus de quinze bornes, ils pouvaient l'oublier.

- Au jardin zoologique de San Diego, lui dit Lawrence, qui avait d˚

arracher le téléphone à sa femme.

- Le zoo ?

Syd abaissa le drap jusqu'à son menton, et le mot se forma muet-tement sur ses lèvres. Zoo ?

- Le zoo, oui, répéta Lawrence. Crois-moi, tu ne te le pardonneras jamais si tu laisses passer ce coup-là.

Dar soupira de nouveau.

- Fais vite, lui dit Lawrence. Donne le bonjour à Syd de ma part, et invite-la à venir aussi, si elle veut.

L'expert en assurances coupa la communication. Dar jeta un coup d'oeil à

Syd. Elle haussa les épaules. Il les trouvait adorables. Elle murmura :

- Pourquoi pas ? On est réveillés, de toute manière.

- C'est dimanche, lui rappela Dar. Nous avons pour tradition de passer le dimanche matin de manière.., différente.

Elle se mit à rire.

- Tu parles d'une tradition ! Depuis la semaine dernière ! Il lui effleura la joue.

- Pour moi c'en est une, murmura-t-il. On se douche ensemble ?

- Tu as entendu ce qu'a dit Larry. Il faut qu'on se dépêche. - J'y vais le premier, alors.

Ils s'arrêtèrent à un Dunkin'Donuts pour faire le plein de café et de beignets. Les tasses en plastique étaient br˚lantes, et qu'elles r

fussent entourées de serviettes en papier n'arrangeait guère les choses.

Dar jonglait avec la sienne en la faisant passer d'une main à l'autre tout en changeant de vitesse. Syd essayait juste de ne pas renverser de café.

Elle savait à quel point Dar était maniaque en ce qui concernait les sièges en cuir de sa NSX.

- Tu as pris ta décision ? demanda-t-elle tandis qu'ils s'engageaient dans la sortie qui menait au zoo.

- quelle décision ?

- Tu sais bien. Tu m'as promis une réponse au plus tard dimanche. Nous sommes dimanche.

Elle s'efforça de boire une gorgée de café sans rien renverser tandis que la voiture accélérait sur la bretelle en épingle à cheveux.

- Je ne sais pas, soupira-t-il.

- Allons, insista Syd. Tu as vu les dépositions de Dallas Trace et de Constanza ainsi que celle de ce Russe rescapé.

- Celui que tu as sauvé en lui faisant un garrot avec sa ceinture, dit-il avec une sorte de nostalgie.

- Exactement. Tu as lu leurs témoignages. Cette bande d'escrocs

- l'Alliance - a encore plus de ramifications que nous le pensions. La phase suivante va consister à traquer leur branche new-yorkaise. Ensuite, ce sera la région de Miami.

- Vous n'avez pas besoin de moi pour ça, murmura Dar.

Il y avait des voitures de police devant la grille grande ouverte du zoo.

Le policier posté là jeta un coup d'oil à l'intérieur de la voiture, salua Dar puis leur fit signe de passer.

- C'est vrai, nous n'avons pas besoin de toi, reconnut Syd. Mais maintenant qu'il s'agit d'une opération d'envergure nationale menée conjointement par le FBI et le NICB, ce serait amusant que tu y participes.

Tu pourrais essayer pendant un an, disons.

- Je déteste les armes de poing, dit-il en roulant vers le parking. Il vit le Trooper Isuzu des Stewart garé à côté de l'ambulance du légiste et de cinq autres voitures de police.

- Tu ne serais pas obligé d'en porter une simplement parce que tu ferais partie de l'équipe tactique, lui dit-elle. Tu resterais à la maison

- o˘ qu'elle soit - pour travailler sur tes analyses et tes reconstitutions pendant que j'irais sur le terrain. Et le soir venu, j'accrocherais mon holster d'épaule à la tête de lit et on ferait l'amour avant de dîner.

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- Tu ne portes pas de holster d'épaule, lui dit-il.

- Merde, ce que tu peux être chiant, parfois !

Ils se garèrent, et ils descendirent dans la chaleur de juillet pour s'avancer vers l'éclat jaune lointain du ruban signalant un site d'accident.

- Syd, murmura-t-il, pourquoi ne m'as-tu jamais reproché d'avoir failli saboter votre enquête ?

Elle but le reste de son café, jeta la tasse dans une poubelle du zoo et se tourna vers lui.

- Tu veux parler des photos ? Et de la manière dont tu t'es procuré le numéro de téléphone des Russes ? «a n'a pas d'importance, Dar. La photo de Constanza que Lawrence a utilisée pour identifier l'assassin d'Esposito a été prise par des agents du FBI en planque face à la résidence de Dallas Trace.

- Pourquoi est-ce que tu ne m'as jamais parlé de ça et de... ? :; Elle lui toucha doucement le bras.

- «a n'a pas d'importance, répéta-t-elle. La défense aurait pu en tirer parti si cela avait réellement aidé aux arrestations, mais elle ne pouvait pas être au courant de l'existence des photos prises de manière illégale ni du numéro de téléphone. Le FBI s'est procuré tous ces éléments de manière tout à fait officielle, de toute

manière.

- Mais j'ai quand même failli faire tout rater.., Elle s'immobilisa subitement et il fut surpris de voir son sourire.

- Considère les choses sous cet angle, docteur Minor. ¿ présent, tu n'as plus à témoigner dans aucun procès. Tout ce qu'on te demande, c'est d'envoyer quelques reconstitutions vidéo à Lawrence. Ce qui veut dire que tu es libre de retourner sur la côte Est au mois d'ao˚t avec l'équipe tactique et moi.

- New York au mois d'ao˚t, murmura-t-il.

Il se rendit compte, en le disant, qu'il avait déjà pris sa décision d'y aller.

Elle exerça une pression sur sa main, et ils franchirent le ruban jaune pour ouvrir la porte qui menait à un enclos réservé à des mammifères de grande taille o˘ tous les policiers étaient rassemblés.

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La conservatrice adjointe du zoo était en train d'expliquer à mots entrecoupés :

- Cari s'occupait d'Emma depuis quinze ans... Un peu plus, même. Elle avait du mal à étouffer ses sanglots, et son visage était rouge à force de pleurer et de se frotter le nez avec son mouchoir.

- Cari adorait Emma, poursuivit-elle. «a faisait quinze jours que son état l'inquiétait. La constipation chez un éléphant, ça peut être fatal, vous comprenez...

- Emma, c'est l'éléphant, confirma le lieutenant Hernandez.

- Bien s˚r que c'est l'éléphante, dit la conservatrice adjointe entre deux sanglots.

Elle portait des gants jaunes en latex qui lui remontaient jusqu'au coude.

Dans l'enclos voisin, l'éléphante en question poussa un barrissement triste qui faisait penser à la mère de Dumbo en train de chercher son bébé.

- Et maintenant... maintenant, ils vont sans doute vouloir l'abattre, conclut-elle, les épaules secouées de chagrin.

Hernandez tapota gentiment le dos de la femme éplorée.

Lawrence, Trudy, Dar et Syd ainsi qu'une demi-douzaine de fonctionnaires de police en uniforme étaient assemblés autour d'un monticule de 90 cm de haut et de plus de 2 m de large d'excréments d'éléphant. Deux jambes humaines ressortaient à un bout du monticule. Le pantalon avait le même pli impeccable et la même couleur kaki que les autres gardiens du zoo en uniforme.

- «a me rappelle un peu une scène du premier Jurassic Park, déclara l'un des policiers d'une voix douce mais amusée,

-. Et moi, ça me rappelle l'épisode Ćhuckles le clownª du show Mary Tyler Moore, déclara un autre policier en remontant son ceinturon. qu'est-ce que Murray Slaughter disait dans cet épisode ? quelque chose comme : Ón a de la chance que personne d'autre n'ait été tué. Vous savez comme c'est difficile à arrêter avec un seul... ª

- C'était parce que Chuckles était déguisé en cacahuète au milieu du défilé quand l'éléphant l'a bombardé, répliqua le premier policier. Ce type du zoo n'était pas déguisé en cacahuète.

- Non, mais... fit le second policier, penaud, essayant de préserver l'humour de la situation.

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- Un peu de silence ! intima Dar.

Il s'adressa au médecin légiste à genoux devant le monticule, qui n'avait étudié jusqu'à présent que les pieds et les jambes du défunt.

- ¿ quand cela remonte-t-il, à votre avis ?

- Un peu après minuit, probablement.

- Et comment une telle chose a-t-elle pu arriver ? interrogea Syd. Le légiste se redressa en grognant.

- D'après Mme Haywood ici présente, Cari - qui était chargé de s'occuper d'Emma - s'inquiétait depuis quelques jours de la voir constipée. Il semble que la nuit dernière, environ trois heures après la fermeture, il ait mélangé un puissant laxatif avec de l'avoine et différentes graines. Il a un peu trop forcé sur la dose, apparemment.

- «a c'est s˚r ! s'exclama un troisième policier.

- Bon Dieu ! fit le premier policier. J'avais déjà entendu parler de vomissements en jet, mais je n'ai jamais vu de cas de...

- Silence ! répéta Dar.

Les policiers lui jetèrent des regards mauvais. Pour une fois qu'ils rigolaient bien.

Trudy était en train de prendre des photos. Lawrence mesurait la longue tramée d'excréments.

- Deux mètres trente de long ! dit-il comme s'il parlait de traces de dérapage. Un mètre soixante-cinq de large, un peu moins de un mètre de profondeur au centre.

Dar mit un genou à terre devant les deux jambes qui dépassaient du tas. Syd le regardait faire avec curiosité. Dar toucha le bout du soulier verni du gardien de zoo.

- Il a d˚ être projeté en arrière avec assez de force pour s'évanouir quand sa tête a cogné le ciment, dit-il d'une voix monocorde. Il est mort asphyxié, sans jamais reprendre connaissance.

- «a valait mieux pour lui, probablement, fit le jeune flic en ricanant.

Imaginez la mention dans son dossier...

Dar se déplaça si vite que le policier fit deux pas en arrière en 1

posant par réflexe la main sur la poignée de son pistolet.

- Je vous ai dit de la boucler et ça veut dire la boucler ! glapit-il, l'index presque dans l'oil du flic.

Ce dernier essaya d'arborer un rictus de mépris, mais l'effet fut g‚ché par le tremblement de ses lèvres.

460

- Arrête avec les photos, Trudy, s'il te plaît, murmura Dar. Tu reprendras après.

Sous le regard attentif de Syd, il marcha vers la conservatrice adjointe qui sanglotait toujours, lui emprunta ses gants jaunes, retourna jusqu'au tas de merde et se mit à creuser prudemment, presque avec respect, à

l'autre bout.

Il pleurait en silence. Les larmes ruisselaient sur ses joues tandis que ses épaules étaient agitées de spasmes.

Les policiers s'entre-regardèrent, puis reculèrent, embarrassés, de plusieurs pas. Lawrence se tourna vers Trudy.

- Larry, peux-tu me passer cette lance d'arrosage, s'il te plaît ? demanda Darwin.

Ses épaules étaient encore légèrement secouées, et ses doigts tremblaient de manière visible sous les gants jaunes.

- Lawrence, murmura Lawrence en lui tendant tout de même la lance qui gouttait.

Dar dégagea et nettoya de son mieux le visage du gardien mort. Syd s'approcha pour mieux le voir. Il avait une soixantaine d'années et présentait encore bien. Ses cheveux grisonnants étaient courts et bouclés.

On aurait dit qu'il dormait. Il avait l'air plus naturel et plus reposé que la plupart des corps exhibés dans les salons mortuaires. Dar fit couler encore un peu d'eau sur son visage et écarta doucement avec ses mains gantées les restes d'excréments qui le couvraient encore.

- Madame Haywood, demanda-t-il à la conservatrice adjointe, comment s'appelait-il ?

Emma l'éléphante poussa un barrissement triste dans l'enclos voisin. Le bruit évoquait celui d'une femme inconsolable en train de pleurer.

- Cari, répondit Mme Haywood. Dar secoua la tête.

- Son nom complet.

- Cari Richardson. Il n'avait plus de famille. Sa fille adulte est morte dans un accident près d'un volcan hawaiien l'année dernière. Emma était sa seule... Il essayait toujours de... (Elle se remit à sangloter.) Il n'était plus qu'à un mois de la retraite, réussit-elle à dire. Il se demandait comment Emma allait supporter son départ.

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Dar hocha la tête en se tournant vers Lawrence et Trudy.

- Vous pouvez prendre vos clichés, à présent, dit-il. Mais retenons bien son nom. Cari Richardson.

Lawrence hocha la tête et prit des photos.

Dar se remit debout et commença à ôter les gants jaunes, qu'il laissa tomber sur le ciment.

- Les noms, c'est important, murmura-t-il comme pour lui-même.

Le nom, c'est...

- Ún outil qui sert à enseigner, compléta Syd, et à discerner la nature des choses. ª

- Socrate ', murmura Dar, comme s'il formulait une bénédiction finale. Il tourna le dos au groupe et se dirigea vers les toilettes voisines

pour se débarbouiller.

Syd l'attendait dans le couloir. quand il ressortit, ses manches étaient retroussées et ses bras, ses mains, son visage et son cou sentaient le savon liquide.

- Pardon, dit-il en s'approchant d'elle.

- Chut ! C'est dimanche matin, il fait beau et le zoo n'a pas encore ouvert ses portes. Si on faisait un petit tour avant de rentrer ? La seule chose que je n'aime pas dans un zoo, c'est la foule.

Il acquiesça. Elle lui prit la main, et ils suivirent l'allée asphaltée qui formait une large courbe à cet endroit. Le soleil d'été donnait aux frondaisons tropicales une couleur d'un vert éclatant. quelque part, un lion ou un tigre éructa.

- Hesma phobou, murmura Syd au bout d'un moment. J'ai lu un peu tes Spartiates. Verser des larmes après la bataille... se laisser tomber à

genoux... trembler... Hesma phobou... se libérer de sa peur.

- Oui, fit Dar.

- Ce n'était pas considéré comme une faiblesse, continua-t-elle, mais comme un exutoire nécessaire. Une seconde manière - après 1. En réalité, la citation est empruntée au Cratyle de Platon, qui met ces paroles dans la bouche de Socrate.

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la bataille - de se débarrasser du pire des démons après la peur panique, celui de l'indifférence. Il hocha la tête.

- Cela fait trop longtemps, mon chéri, murmura-t-elle en exerçant une douce pression sur sa main.

- Et ils n'oubliaient jamais le nom de ceux qui étaient tombés à leurs côtés, dit-il. (Il hésita quelques secondes avant de murmurer :) Barbara, c'était le nom de ma femme. Et mon fils s'appelait David.

Elle déposa un baiser sur sa joue.

- Le temps est superbe, aujourd'hui, dit-il. Profitons un peu du zoo, et on reviendra chercher Lawrence et Trudy dans un moment. On pourrait aller déjeuner avec eux quelque part.

- Lawrence, dit Syd.

Il haussa légèrement les sourcils.

- Tu l'as appelé Lawrence, murmura-t-elle. D'habitude, c'est Larry.

- Le nom, c'est important. Elle sourit.

- On va marcher un peu ?

Ils n'avaient pas fait dix pas lorsqu'un grand remue-ménage explosa derrière eux. Ils se retournèrent.

Un petit singe avait fait une erreur de calcul en bondissant sur une branche trop menue. La branche avait cassé et le primate était tombé sur une douzaine de mètres en essayant de se raccrocher au feuillage et aux autres branches tout au long de sa chute. Les branches s'étaient cassées l'une après l'autre, mais elles avaient suffisamment ralenti le mouvement pour qu'il se retrouve, penaud et tremblant, sur la base en ciment de son îlot, assis sur son derrière mais prostré dans une position quasi foetale.

Il suçait son pouce pour se réconforter tandis que le soleil brillait d'une lueur rouge, par transparence, à travers ses oreilles.

Autour de lui, les brindilles et les feuilles continuaient de pleuvoir. Et au-dessus de lui, le petit peuple des singes jacassait, piaillait et s'agitait pour commenter l'événement. Dar crut percevoir des rires frénétiques. D'autres animaux, alentour, participèrent au concert, jusqu'à

ce que le zoo tout entier ressemble à une vaste chambre d'écho. Seul le barrissement infiniment triste d'Emma l'éléphante apporta un contrepoint solitaire à l'hystérie qui s'était déchaînée.

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Dar se tourna vers Syd. Elle lui prit la main, lui sourit, haussa les épaules et secoua la tête.

Laissant derrière eux des questions sans réponse mais ayant résolu quelques énigmes, ils quittèrent l'ombre de l'allée pour entrer dans la lumière avant de retourner sur leurs pas.