de la police de Los Angeles ont montré à Trace - nous pensons qu'ils sont à

sa solde - la reconstitution vidéo que vous aviez remise à la brigade des accidents, il n'a pas fallu attendre longtemps pour qu'on vous envoie ces tueurs russes aux trousses.

- Nous sommes certains que l'Alliance a fait venir des hommes de la mafia russe pour renforcer son réseau de fraudes, fit Santana d'une voix douce.

Nous pouvons prouver que Dallas Trace en personne a loué les services d'un ex-agent du KGB comme homme de main principal. Il est membre d'Organizatsiya, le syndicat du crime organisé en Russie. Il fait venir ici d'autres membres de la mafia au fur et à mesure des besoins.

- Et vous croyez que ce petit Sig Pro en polymère va faire une différence.

- «a peut faire toute la différence ! explosa Syd d'une voix impatiente.

Vous avez vu avec quelle facilité Tom et moi nous nous sommes introduits chez vous. Il y a une voiture banalisée de la police de San Diego garée devant votre immeuble, mais ces types font ce boulot en heures sup, et ils ronflent probablement à l'heure qu'il est. (Elle retira le chargeur du pistolet et le posa sur la table, puis actionna le mécanisme d'armement pour bien montrer qu'il n'y avait pas de balle dans la chambre.) C'est mon arme personnelle, Dar, ajouta-t-elle. Ce modèle de Sig Pro utilise des munitions Smith & Wesson calibre 40. Il n'y a pas de semi-automatique plus précis sur le marché. Les services secrets américains l'utilisent beaucoup.

Il est imbattable pour le tir sur cible et pour toute autre utilisation.

- Pour détruire un être humain, par exemple.

Elle ignora sa remarque. Elle prit le long étui en toile pour en extraire le contenu.

- Le pistolet servira à assurer votre protection quand vous sortez seul, reprit-elle. J'ai demandé qu'on vous établisse un permis, mais vous ne serez pas inquiété pour l'avoir en votre possession, de toute manière. Et pour l'appartement et le chalet...

- Une carabine.

- Je sais que vous étiez dans les marines, et que vous avez l'habitude des armes.

- «a fait plus d'un quart de siècle !

231

- C'est comme le fait de conduire une moto, fit Tom Santana d'une voix dépourvue de tout sarcasme.

- Vous avez eu un Savage 410 à canons superposés, lui dit Syd. Vous allez sans doute reconnaître cette carabine. Elle est tout à fait classique.

- Remington modèle 870 à pompe, calibre 12. Oui, j'en ai déjà vu. Syd plongea la main dans son grand sac et en ressortit deux boîtes de cartouches qu'elle posa sur la table basse. Dar vit que la première contenait des balles calibre 40 pour le Smith & Wesson, et la deuxième, la jaune, des cartouches de chevrotine double zéro. Syd indiqua la porte d'entrée d'un mouvement du menton.

- Supposons que quelqu'un entre, dont la tête ne vous revient pas, Dar.

Une simple pression du doigt sur la détente, et neuf grains de plomb de calibre 33 sont libérés à des vitesses initiales qui vont de trois cent trente à quatre cents mètres par seconde. Ce qui signifie qu'il y a autant de plomb dans l'air que si on tirait huit cartouches d'un semi-automatique 9 mm.

- Puissance de feu inégalée à courte portée, renchérit Santana. Perte rapide de vitesse du projectile à la sortie du canon, réduisant le risque de surpénétration inhérent à la plupart des armes à feu de ce genre. C'est la raison pour laquelle la police l'a choisie pour une utilisation rapprochée. ¿ moins de... vingt mètres, disons, impossible de rater sa cible.

Dar ne répondit pas. Ils demeurèrent tous les trois silencieux durant plusieurs minutes. La dernière lueur du soleil avait disparu.

- …coutez, Dar, lui dit finalement Syd en se penchant par-dessus la table basse pour lui toucher le genou, si vous refusez de collaborer avec nous ou de me laisser venir chez vous, il vous faut une protection supplémentaire.

Dar secoua la tête.

- Pour le pistolet, c'est non. Je ne reviendrai pas sur ma décision. En ce qui concerne la carabine, je veux bien la garder sous mon lit.

Syd et Tom échangèrent un regard. L'enquêteuse principale prit le Sig Pro et sa boîte de munitions pour les remettre dans son sac.

- Merci de garder au moins la carabine, Dar. Le magasin a une capacité de cinq cartouches, et le mécanisme à pompe...

232

- J'ai déjà tiré avec une Remington 870. C'est aussi facile que de conduire une moto. (Il se leva.) Il y a autre chose ?

Syd et Tom lui serrèrent la main sur le seuil, mais ils ne prononcèrent pas une seule parole jusqu'à ce que Santana lui tende sa carte en disant :

- Je suis joignable au deuxième numéro jour et nuit, à n'importe quelle heure. Dar glissa le bristol dans la poche de son Jean en murmurant :

- J'ai déjà la carte de Syd, quelque part.

Durant une bonne heure, après leur départ, Dar fit les cent pas dans son appartement, sans même allumer la pièce. Il alla glisser la carabine et les cartouches sous son lit, puis revint dans le séjour. Nerveux, il se servit un autre scotch et alla contempler les lumières de la ville et les lents mouvements des bateaux dans la baie. Les avions atterrissaient et décollaient à l'aéroport Lindbergh, évoquant une finalité et une énergie que Dar ne partageait pas.

Après avoir fini son verre, il retourna dans la chambre à coucher. Il passa dans la salle de bains, se mit sous la douche et resta plusieurs minutes sous le jet br˚lant, laissant l'eau diluer une partie des vapeurs de l'alcool dans sa tête.

Il sortit dans la chambre plongée dans l'obscurité avec une serviette à la main pour se sécher les cheveux. Il alluma. La ćhambre ª n'était rien d'autre qu'un espace minuscule délimité par des étagères de livres, mais le placard était encastré dans le mur et il y avait un miroir en pied derrière la porte, qu'il avait d'ailleurs l'intention d'enlever. Il contempla un bon moment son reflet en battant des paupières.

Existe-t-il quelque chose de plus triste que l'image d'un quinquagénaire nu ? se demanda-t-il. Il s'avança vers la porte du placard, aussi bien pour l'ouvrir en grand et ne plus voir son image que pour prendre son pyjama, lorsque le premier coup de feu fut tiré. Le miroir vola en éclats. Des morceaux blessèrent Dar au visage et à la poitrine. Il tituba en arrière, renversant la lampe posée sur la commode.

Le second coup fut tiré dans l'obscurité.

13

Miroir

II y avait un si grand nombre de flics dans l'appartement de Par qu'on aurait dit la boutique d'un marchand de beignets à l'heure de la sortie des cinémas.

Une équipe de balisticiens était en train de déterminer l' exact des deux balles qui avaient fracassé les fenêtres hautes du nord avant d'atteindre leur point d'impact. Des draps et des pans toile avaient été fixés en h‚te sur les autres fenêtres. Il y avait la chambre une demi-douzaine d'agents en uniforme et encore ps de policiers en civil. L'agent spécial Jim Warren était là pour repre" senter le FBI avec son assistante, petite et remuante.

Le capitaine Hernandez, de la police de San Diego, était là aussi, avec sept ou frult de ses collaborateurs habituels, de même que le capitaine Tom Surton> de la police routière de Californie. Syd Oison et Tom Santana étaient sur le canapé en cuir, face à la table basse o˘ était posé le fusil.

- Je n'ai jamais vu une arme pareille, dit l'un des hommes de *a police de la route, qui tenait à la main une tasse blanche appa1*6" nant à Dar, remplie de café.

- C'est une version civile de l'un des fusils de précision que vos brigades d'intervention pourraient utiliser, expliqua Syd.

- A-t-on retrouvé sa marque ? demanda le capitaine Hernandez

- Je le reconnais, dit Santana. Il a été présenté à une ma tion de la NRA

' à Seattle il y a quelques années. C'est un Tikka Sporter avec lunette de visée Weaver T-32.

1 . National Rifle Association : organisation qui milite aux …tats-Unis pour maintien du droit des particuliers de détenir des armes à feu.

235

- ¿ quelle distance est cette terrasse ? demanda le capitaine Sutton.

- Un peu moins de sept cents mètres au nord, répondit Syd. En fait, j'ai aperçu l'éclair du premier coup et j'étais déjà en train de courir au moment du second. (Elle hocha le menton en direction des deux policiers en uniforme qui buvaient un soda dans le coin-cuisine.) J'étais postée sur les collines qui dominent l'immeuble, et j'ai demandé par radio aux hommes de la voiture banalisée d'aller aider le Dr Minor pendant que je poursuivais ses agresseurs.

- Mais vous n'aviez pas pensé à l'échelle anti-incendie, lui dit l'agent spécial Warren.

- Non. Je suis montée par l'escalier principal le plus vite possible. Sur la terrasse, j'ai vu le suspect sur l'échelle au niveau du deuxième étage, en train de descendre. J'ai tiré deux coups de feu, mais je l'ai raté.

- Le premier était un tir de sommation, je suppose, dit le capitaine Hernandez d'un ton sec.

- ¿ la suite de ces coups de feu, l'agresseur a laissé tomber son fusil dans le conteneur à ordures situé au pied de l'échelle, expliqua Tom Santana. Puis il a regagné sa voiture et s'est enfui avant que Mme Oison soit arrivée en bas.

- Vous n'avez pas relevé le numéro, Syd ? demanda Hernandez.

- Je n'ai pas pu distinguer sa plaque. C'était une voiture américaine. Une compacte. Elle avait disparu depuis longtemps quand je suis arrivée au pied de l'échelle.

- Vous avez raté le tueur alors que vous étiez à trois étages de lui, fit remarquer le capitaine Sutton. Alors qu'il a logé deux balles presque dans le mille à sept cents mètres de distance, et sous la bruine. Incroyable, non ?

- Pas tellement, murmura Syd. Le tireur était embusqué là-haut depuis pas mal de temps. Il attendait que le Dr Minor allume. Il avait même trouvé

deux sacs de sable qui lui fournissaient un support idéal. Vous remarquerez que le creux de la crosse, sur ces fusils militaires de précision, peut être réglé à volonté. Notre homme a eu largement le temps d'ajuster le buse à la hauteur correspondant à son angle de tir.

- Et pas d'empreintes, dit l'un des membres de l'équipe médico-légale.

236

Syd et les autres lui lancèrent un regard blasé.

- Bien s˚r que non, murmura Hernandez. Nous avons affaire à

un pro.

L'un des experts en balistique s'approcha du fusil.

- Un tir remarquable, à six cent vingt-deux mètres exactement. Nous avons calculé que le premier coup visait droit au cour. Nous avons pu extraire la balle du fond du placard. Le tireur a utilisé des cartouches Winchester 748

quarante-cinq grammes à chargement

manuel...

- Nous savons tout cela, interrompit Syd. Il y en avait encore trois dans le magasin quand nous avons retrouvé l'arme. Mais aucune douille à

l'endroit o˘ il a tiré.

- Mécanisme à verrou, continua l'expert sans se démonter. Il a ramassé les douilles de ses deux premiers coups, mais ça ne l'a pas empêché de loger son second coup en moins de deux secondes. La balle aurait transpercé le cr

‚ne du Dr Minor s'il était tombé là o˘ le tireur s'y attendait. De plus...

- «a ne vous dérangerait pas, tous, de cesser de parler du Dr Minor à la troisième personne ? demanda Darwin, agacé. Je suis ici devant vous.

Il était assis dans son fauteuil Eames, et portait un peignoir de bain vert qui ne dissimulait pas entièrement les pansements que l'équipe médicale lui avait faits au cou et à la poitrine pour soigner ses blessures par éclats de verre.

- Vous ne seriez pas là, lui dit Syd, si le tueur n'avait pas ajusté par erreur votre reflet dans le miroir.

- Disons que j'ai eu de la veine.

- Une veine de pendu, oui ! explosa Syd. Sans cette bruine et ce brouillard léger venu de l'océan, le tireur aurait vu tout de suite dans ce genre de lunette qu'il s'agissait d'une image dans un miroir au lieu d'une personne en chair et en os. ¿ plus de six cents mètres de distance, ce type était capable de vous loger une balle dans le cour !

- Dans mon miroir. «a signifie sept ans de malheur.

Il but une gorgée de thé br˚lant et regarda sa main qui tenait la tasse.

Elle tremblait légèrement. Intéressant.

- Et puis-je savoir pourquoi vous étiez planquée là, madame Oison ?

demanda-t-il.

237

Les paupières de Syd se plissèrent.

- Ce n'est pas parce que vous avez refusé de nous aider à coincer ces salauds que j'allais vous laisser sans protection.

- Vous parlez d'une protection ! Il a quand même tiré deux coups ! Au fait, vous êtes s˚re qu'il s'agissait d'un homme ?

- Il courait comme un homme, en tout cas. Il portait un blouson et une casquette. Taille moyenne. Carrure moyenne, plutôt mince. Je n'ai pas pu voir son visage. Il faisait trop sombre pour deviner sa race ou sa nationalité.

Le capitaine Hernandez était assis à cheval sur une chaise de cuisine qu'il avait introduite dans le cercle autour de la table basse. Il posa le menton sur son avant-bras en demandant :

- C'est une procédure standard, pour une représentante de la loi mandatée par le procureur d'…tat, de courir après un tireur d'élite sans attendre de renforts ?

Syd se tourna vers lui avec un sourire.

- Non, capitaine. Mais Tom, ici présent, était mon équipier, et nous avions décidé de nous relayer ici pendant quelques nuits. Mes supérieurs, à

Sacramento, ne manqueront pas de me rappeler la bonne procédure à suivre.

- Bon, fit Hernandez. Et o˘ en est cette enquête ? Jim Warren, du FBI, s'accroupit devant la table basse.

- Nous n'avons retrouvé aucune empreinte, dit-il, nous n'avons pas le signalement du tireur, nous n'avons pas son numéro d'immatriculation, mais nous détenons son arme. La lunette de visée Weaver n'est pas particulièrement rare, mais il ne doit pas y avoir tellement de Tikka 595

en circulation. Et même si un premier saupoudrage n'a pas donné de résultats sur les trois cartouches restées dans le magasin, les labos du FBI trouveront peut-être quelque chose. C'est rare qu'ils ne découvrent rien. Nous allons également remonter la piste des munitions Winchester 748

à chargement manuel. Ce n'est pas exactement le genre de cartouche que tout le monde utilise à la chasse au chevreuil.

Le groupe demeura silencieux. Dar finit son thé et se prit à sommeiller.

Ses blessures lui faisaient un peu mal, ainsi que la piq˚re antitétanique, mais il manquait surtout de sommeil. Lawrence et Trudy appelèrent vers deux heures du matin - ils étaient abonnés à

238

un réseau d'information sérieux -, et Dar eut du mal à les empêcher de venir aussi.

L'aube était déjà là lorsque les derniers policiers en uniforme quittèrent l'appartement. Il y avait deux véhicules banalisés de la police de San Diego en stationnement dans sa rue ainsi qu'une voiture de patrouille qui passait régulièrement. On apercevait à peine l'agent en uniforme posté avec un fusil sur la terrasse en face, au sommet d'un vieil entrepôt situé deux p‚tés de maisons plus loin en direction du nord. Mais Dar ne pensait pas que le tueur reviendrait aujourd'hui.

Finalement, il ne resta plus que Tom Santana et Syd Oison. Ils avaient l'air épuisés tous les deux.

- Dar, murmura Syd en lui posant la main sur un genou.

Cela le réveilla en sursaut. Il avait soudain une conscience aiguÎ de la présence de Syd, de sa main, de la présence d'un autre homme et aussi du fait qu'il n'avait eu que le temps d'enfiler ce peignoir de bain avant que tout le monde arrive.

- qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.

- Est-ce que ça change quelque chose, Dar ?

- Se faire tirer dessus, ça change toujours quelque chose. Si ça continue comme ça, je sens que je vais finir par croire au bon Dieu.

- Bon sang, vous allez cesser de jouer avec ça ? Vous ne voulez pas collaborer, maintenant? C'est le seul moyen d'assurer votre sécurité et d'éliminer cette racaille.

- Tous ? Vous croyez pouvoir les éliminer tous ? Dites-lui, Tom. Combien de malfrats, de rabatteurs, de médecins et d'avocats marrons étaient impliqués dans ce réseau vietnamien que vous avez démantelé il y a quelques années ?

- quarante-huit, répondit Santana.

- Et combien en avez-vous fait inculper ?

- Sept.

- Sur ces sept, combien ont été condamnés ?

- Cinq. Mais parmi eux, il y avait les deux avocats, le seul vrai docteur en médecine et le chef du gang.

- Et ils ont écopé de combien... Deux ans ? Trois ?

- quelque chose comme ça. Mais les avocats n'ont plus le droit d'exercer, le médecin est parti au Mexique et le chef du gang est en liberté

conditionnelle. Ils ont cessé d'organiser des combines.

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- Peut-être. Mais maintenant, c'est l'Alliance et YOrganizatsiya. La partie continue. Seuls les visages ont changé.

Santana haussa les épaules et se dirigea vers la porte.

- N'oubliez pas de mettre la chaîne de sécurité en place, murmura Syd avant de le suivre pour prendre l'ascenseur.

Dar lui saisit alors le poignet.

- Syd... merci, dit-il.

- Merci pour quoi ? demanda-t-elle en le regardant dans les yeux. Pour quelle raison ?

Elle partit sans attendre la réponse.

Il faisait étrangement noir dans l'appartement, même après le lever du soleil, à cause de la toile tendue sur les carreaux des fenêtres hautes.

Dar prit mentalement note de faire installer des stores dès que possible.

Il retourna dans la chambre, se débarrassa de son peignoir de bain et se glissa sous la couette. Il était s˚r de s'endormir en quelques secondes, mais il demeura éveillé sur le dos pas mal de temps, à contempler les rayons de soleil qui filtraient contre le plafond haut.

Il finit par sombrer dans un sommeil sans rêves.

14

Ninos

Le mercredi fut une journée perdue. Dar ne dormit que quelques heures.

Dormir le jour le rendait vaseux. quand il se leva, il chercha dans les pages jaunes une entreprise qui veuille bien lui installer des stores d'urgence et attendit l'arrivée des ouvriers en faisant nerveusement les cent pas dans son appartement. Ce n'était pas qu'il avait peur de sortir -

il ne le pensait pas, du moins -, mais il ne tenait pas à le faire sans raison.

Lawrence arriva vers midi avec un repas tout prêt, et s'assura d'abord que Dar ne lui cachait pas d'horribles blessures. Il lui expliqua qu'il avait des choses à faire én ville ª, ce qui signifiait au centre de San Diego, généralement pour témoigner au palais de justice. Il lui expliqua qu'il resterait dans le coin jusqu'à une heure avancée, et lui demanda s'il pouvait l'héberger pour la nuit. Dar soupçonna son ami d'invoquer ce prétexte pour le tenir à l'oeil, mais il n'osa pas lui dire non.

quand Lawrence fut parti et que les ouvriers arrivèrent pour poser les stores vénitiens, Dar reprit ses dossiers en cours, consulta ses messages et mit ses parties d'échecs à jour, à l'exception de celle de Dimitri à

Moscou. Puis il retourna dans la chambre à coucher, s'agenouilla devant le lit et se baissa pour sortir la Remington 870 et des munitions. Il glissa cinq cartouches de chevrotine dans le logement de la boîte de culasse et équilibra l'arme sur ses genoux. Les lettres en relief sur le côté gauche de la chambre au-dessus et en avant du pontet indiquaient : Remington 870

EXPRESS MAGNUM,

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qui était la désignation d'une carabine fabriquée après 1955, lorsque Remington avait modifié sa 870 de manière à lui faire accepter des cartouches magnum 3 pouces de chevrotine en même temps que les anciennes de 2 pouces 3/4, calibre 12. Dar posa le doigt sur le cliquet de verrouillage de la pompe à glissière - un minuscule ergot dans la partie avant gauche du pontet -, actionna une seule fois le mécanisme de la pompe, mit une cartouche en place, puis enfonça le poussoir de s˚reté à l'arrière du pontet. Le contact de l'acier bleuté et l'odeur de lubrifiant qui montait de l'arme lui rappelèrent son enfance, quand il allait à la chasse au canard et au faisan avec son père et ses oncles dans le sud de l'Illinois.

Il se remémora les matins d'automne, l'atmosphère limpide, le bruissement des mais sur leur passage, les chiens disciplinés trottant derrière eux.

Il remit l'arme sous le lit et ferma les yeux. Des images le hantaient par bribes. Non pas des images récentes de miroir fracassé, mais des visions de chaussures éparpillées dans l'herbe, des chaussures de toutes sortes, pour homme, avec bout à ailettes, Keds pour enfant, sandales pour femme... Après chaque accident d'avion, la première chose que les enquêteurs remarquaient, avant même l'odeur du kérosène, les fragments de métal calciné et tordu ou les restes humains, c'étaient les centaines de chaussures éparpillées comme au hasard sur le site. Pour Dar, c'était quelque chose d'extrêmement révélateur sur les formidables énergies cinétiques en jeu dans un crash.

Les chaussures, même solidement lacées, restaient rarement sur le corps. Il ressentait la chose, d'une manière ou d'une autre, comme une ultime indignité. Cela le faisait penser, en particulier, à l'enquête sur la mort de Richard Kodiak, alias Richard Trace. La chaussure droite lui avait été

arrachée du pied, mais elle n'était pas à la bonne place. Gennie Smiley avait reculé trop loin avec son camion lorsqu'elle l'avait écrasé pour la seconde fois. Le gamin nage un peu dans ses mocassins. Dar imaginait Dallas Trace en train de dire ça à ses amis huppés du country-club.

Tandis que la nuit s'installait, il s'avança jusqu'à un rayon de sa bibliothèque, d'o˘ il sortit un volume écorné des StoÔques. Il commença par

…pictète, mais passa rapidement à Marc Aurèle, les Pensées pour moi-même, livre XII. Il avait lu et relu si souvent ces passages dans les dix années écoulées que certaines phrases avaient pour lui la familiarité d'un mantra.

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Trois choses te composent : ton petit corps, ton petit souffle (la vie) et ton intelligence. De ces choses, les deux premières te reviennent, uniquement dans la mesure o˘ il t'incombe d'en prendre soin. La troisième seule t'appartient en propre. Si donc tu bannis de toi-même, c 'est-à-dire de ta pensée, tout ce que les autres font ou disent, tout ce que toi-même tu as fait ou dit, tout ce qui, en tant que possibilité future, peut venir te troubler, et tout ce qui, indépendamment de ta volonté, appartenant au corps qui t'enveloppe ou au souffle qui t'accompagne, s'attache en outre à

toi-même, ainsi que tout ce que le tourbillon extérieur entraîne en sa mouvance, de sorte que ta force intelligente, affranchie de tout ce qui dépend du destin, pure, parfaite, vive par elle-même en pratiquant la justice, en acquiesçant à ce qui arrive et en disant la vérité ; si tu bannis, dis-je, de ce principe intérieur tout ce qui provient de la passion, tout ce qui est avant ou après le moment présent ; si tu fais de toi-même, comme le dit Empédocle : Úne sphère parfaite, joyeuse et équilibrée ª ; et si tu t'exerces à vivre seulement ce que tu vis, c'est-à-dire le présent, tu pourras passer tout le temps qui te reste jus-qu 'à la mort dans le calme, dans la bienveillance et l'amabilité envers ton génie (la divinité qui est en toi).

Dar referma le livre. Ces lignes - et tant d'autres du même genre -

l'avaient réconforté lorsque Barbara et son petit David avaient trouvé la mort dans l'accident survenu au Colorado, et après sa brève descente dans les abîmes de la folie et sa tentative de suicide. Il n'oublierait jamais le bruit creux du percuteur retombant sur la cartouche de 410 qui n'avait pas explosé. C'était la première fois que l'arme de son père faisait long feu. Il se réveillait souvent en sursaut en imaginant qu'il entendait ce bruit, mais les StoÔques l'aidaient à lutter contre ces angoisses.

Pas ce soir, cependant.

Il s'assura que les nouveaux stores étaient tous baissés et que la chaîne de sécurité était en place à la porte d'entrée, mais il ne put trouver le sommeil en dépit de son épuisement. Il ne croyait pas aux somnifères. Il avait vu trop d'accidents du même genre que celui qui avait causé la mort de M. Hatton. Il connaissait toutefois

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le redoutable pouvoir soporifique de la lecture d'Emmanuel Kant, et s'y adonna jusqu'à ce qu'il soit au bord du sommeil.

On frappa à la porte. Il faillit sortir la carabine de dessous le lit, mais la façon de frapper lui était familière. C'était Lawrence, le dos courbé, la mine défaite, en sueur après avoir passé sa journée au tribunal. Dar retourna à sa lecture de Kant tandis que son ami se douchait et ressortait de la salle de bains drapé dans le peignoir en éponge extralarge que Dar réservait à de telles occasions.

Pendant que Lawrence s'installait sur le canapé et tassait son oreiller pour la nuit, Dar regarda le holster d'épaule et le CoÔt 32 que son ami avait nonchalamment posés sur une chaise voisine.

- Trudy et toi vous allez dîner demain en ville ? l'interrogea-t-il.

- que veux-tu dire ? demanda Lawrence.

Il était bien à l'aise dans son peignoir, avec une couverture de la baie d'Hudson sur les genoux, et il était en train de lire le dernier numéro de la revue Car & Driver.

- Tu ne t'enfourailles généralement que quand vous sortez en ville, murmura Dar.

Il savait que Lawrence avait un permis de port d'armes en raison des menaces qu'il recevait régulièrement, comme tous les gens de sa profession, de la part des voleurs de voitures, escrocs en tout genre et petits malfrats qui étaient sous les verrous à cause de lui.

Lawrence émit un grognement.

- Le seul fait de te rendre visite justifie que l'on soit armé, grogna-t-il. C'est pire que de faire partie de l'entourage de De Gaulle dans Chacal.

- Seulement dans l'original, lui fit remarquer Dar. Dans le remake, c'est le directeur du FBI qui est traqué. Et pas par Edward Fox, mais par Bruce Willis.

- Ces remakes, ils les ratent toujours, fit Lawrence en posant sa revue avant d'éteindre la lampe à la tête du canapé.

- C'est vrai, reconnut Dar.

Il se leva pour aller vérifier que la porte d'entrée était bien fermée à

clé et que la chaîne de sécurité était en place. Il jeta en passant un coup d'oil aux stores, qu'il trouvait laids mais bien utiles.

- Bonne nuit, Larry.

244

II attendit la protestation habituelle de Lawrence, mais elle ne vint pas.

Il ronflait déjà. Dar regagna son lit et s'endormit à son tour quelques minutes plus tard.

Le jeudi matin, ce fut la sonnerie du téléphone qui le réveilla. Il décrocha le combiné. Pas un son. Son téléphone de chevet lui donna la tonalité, mais rien de plus. Il bondit prendre le téléphone mobile posé sur la commode, mais il était déchargé. Il enfila une robe de chambre et alla voir son fax. Rien non plus.

Le téléphone sonna de nouveau.

C'était le mobile de Lawrence. Il avait oublié qu'il dormait sur le canapé.

Il s'assit sur l'un des hauts tabourets du bar pendant que son ami répondait dans son Flip Phone, sur un débit rapide mais d'une voix p‚teuse, de toute évidence à Trudy, à moins que Larry n'ait trouvé quelqu'un d'autre à appeler ´ mon rayon de miel ª.

Il fit le café pendant que Larry, sur le canapé, grognait, se raclait la gorge, se frottait les yeux et les bajoues, grognait encore et se livrait à

une série de bruits de gorge évoquant un gros chat de cent vingt kilos que quelqu'un essaierait d'étrangler.

Comment fait Trudy pour supporter ça tous les matins ? se demandait Dar, et ce n'était pas la première fois.

- Le café sera prêt dans une minute, dit-il. Tu préfères des toasts ou du bacon ? Ou juste des céréales, peut-être ?

Lawrence chaussa ses lunettes et sourit à Dar à travers l'espace qui les séparait.

- Débranche ta cafetière, dit-il. On s'arrêtera prendre un café dans un Toad McMuffm sur la route. Il y a du boulot, et tu vas adorer ça.

Dar consulta sa montre. Il était déjà 8 h 30, mais il faisait étrangement noir dans l'appartement maintenant qu'il y avait des stores partout.

- J'ai pas mal de boulot à rattraper..., commença-t-il. Lawrence était en train de secouer la tête.

- Pas question. Ce n'est qu'à quelques kilomètres d'ici. ¿ mi-chemin d'Escondido. Et je t'assure que tu t'en voudrais amèrement de rater ça.

- Mmmm... fut la seule réponse qu'il obtint.

245

- Tentative de nonnicide au moyen d'un canon à poulet, murmura Lawrence.

- Euh... pardon ? fit Dar en éteignant la cafetière.

- Tentative de nonnicide au moyen d'un canon à poulet, répéta Lawrence en reculant sur la pointe des pieds vers la salle de bains pour se servir des locaux et prendre sa douche avant Dar.

Ce dernier soupira. Il chercha à t‚tons la tige qui commandait le store vénitien puis redressa les lames à l'aide du cordon. La matinée était superbe et ensoleillée. Le porte-avions ancré en permanence dans la baie de San Diego était visible dans tous ses détails. La circulation sur l'autoroute produisait un bourdonnement rassurant. Un avion se posa en rugissant sur l'aéroport Lindbergh. Il vit des passagers qui regardaient par les hublots les gratte-ciel avoisinants avec des yeux terrorisés tandis que d'autres, blasés, lisaient le journal du matin. Il arrivait presque à

distinguer les titres tandis que le DC-9 passait en sifflant.

- Nonnicide au moyen d'un canon à poulet, murmura-t-il. Seigneur Dieu !

Ils discutèrent dans le garage en sous-sol pour savoir quelle voiture ils allaient prendre. Lawrence détestait monter dans celle de quelqu'un d'autre. Dar était fatigué de se laisser conduire. Lawrence lui avoua qu'il fallait qu'il revienne en ville témoigner encore au palais de justice. Dar trouvait logique qu'il laisse son Trooper dans le parking et qu'ils prennent son Cruiser. Lawrence lui fit la gueule, puis décréta finalement qu'ils prendraient les deux véhicules. Dar se dirigea alors vers l'ascenseur.

- O˘ vas-tu ? lui cria Lawrence.

- Je retourne dans mon lit. Ces conneries avant le petit déjeuner, ça ne me va pas du tout.

Ils prirent son Cruiser. La voiture banalisée de la police garée contre le trottoir d'en face les suivit jusqu'aux limites de la cité, puis rebroussa chemin.

Ce n'était effectivement pas très loin, et à mi-chemin d'Escondido.

Lawrence lui donna l'adresse d'un concessionnaire Saturn non loin de l'autoroute. Dar connaissait l'endroit.

246

Dans le passé, Lawrence et lui avaient eu le même mépris pour les Saturn.

Ils reconnaissaient tous les deux qu'elles avaient un bon rapport qualité-prix, mais l'image que la marque créait dans ses campagnes publicitaires du propriétaire de Saturn typique donnait envie de vomir aux amateurs de belles voitures comme Dar et Lawrence. ´ Voici la première voiture de Jennifer ª, disait le directeur des ventes tandis que les vendeurs réunis applaudissaient et que Jennifer se dandinait en rougissant, les clés de sa voiture à la main.

- La Saturn a été créée à l'intention des gens qui ont peur d'acheter une voiture, avait dit un jour Trudy.

Elle et Lawrence achetaient une voiture neuve à peu près tous les cinq mois. Ils adoraient ça.

- C'est comme les Volvo, avait ajouté Lawrence. Elles sont faites pour les gens qui détestent les voitures et veulent le proclamer à la face du monde.

Professeurs d'université, écolos, démocrates libéraux... ils sont obligés d'avoir un moyen de transport moderne, mais ils nous font savoir que, du fond du cour, ils aimeraient mieux aller à pied ou à vélo.

- Ils achètent peut-être des Volvo pour la sécurité, avait répliqué Dar, histoire de les provoquer.

- Tu parles ! s'était écriée Trudy. Une voiture doit être capable de rouler vite avant que la question de la sécurité n'entre en ligne de compte. Les propriétaires de Volvo conduiraient des tanks Sherman sur l'autoroute si le gouvernement les y autorisait.

- Et rappelle-toi cette pub émouvante pour la Saturn, il y a quelques années, o˘ tous les ouvriers de l'usine du Tennessee se levaient à trois heures du matin pour regarder l'arrivée des premières Saturn livrées au Japon, fit Lawrence d'une voix ironique. Tous ces visages épanouis, anglo-saxons comme hispaniques ou noirs, rivés à la télé pour regarder ce reportage en direct. Comme ils étaient fiers de leur Amérique ! Mais ce qu'ils n'ont jamais montré à la télé, c'est que quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ces bagnoles ont été réexpédiées ici dans des conteneurs parce que la clientèle japonaise les avait boudées !

- Les Japonais aiment les Jeep, avait déclaré Trudy. Dar avait hoché la tête. Elle avait raison.

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- Et les Cadillac énormes, avait-il ajouté.

- Seulement les yakusa, avait précisé Lawrence.

¿ mi-chemin de la concession Saturn, Larry demanda :

- Alors, tu sais ce que c'est qu'un canon à poulet ?

- Naturellement, répondit Dar en conduisant d'une main et en tenant de l'autre son café de chez McDonald.

Un avertissement gravé sur la tasse en plastique disait en substance que le liquide était chaud et pouvait occasionner des problèmes s'il était renversé par mégarde sur les parties génitales de son acquéreur. Dar avait toujours pensé que quelqu'un d'assez crétin pour ne pas s'en rendre compte tout seul serait incapable de lire la mise en garde ou même de boire dans une tasse.

- Un canon à poulet, dit-il, je sais parfaitement bien ce que c'est, figure-toi.

- C'est vrai ? demanda Lawrence, déçu. Tu es s˚r ?

- Absolument. N'oublie pas que j'ai travaillé au Bureau national de la sécurité des transports. C'est le surnom qu'on a donné à un gadget imaginé

par la FAA ' pour tester la résistance des pare-brise d'avions contre les oiseaux. En fait, il s'agit d'un bout de tuyau relié à un compresseur, qui projette des poulets morts à des vitesses pouvant aller jusqu'à neuf cents kilomètres à l'heure contre le pare-brise feuilleté d'un avion. On utilise des poulets parce qu'ils représentent une bonne moyenne en ce qui concerne le poids et la taille. Ils sont un peu plus lourds qu'une mouette, mais plus petits qu'un flamant ou un rapace.

- Ah ! fit Lawrence. Tant pis.

- Mais quel est le rapport entre la Saturn et le canon à poulet ?

interrogea Darwin en prenant la sortie qui menait au concessionnaire.

Lawrence soupira, visiblement déçu que Dar lui ait coupé ses effets.

- La marque base actuellement sa publicité sur son nouveau pare-brise réputé infrangible. En fait, il contient juste trente pour cent de plus de plastique composite que le verre de sécurité habituel.

1. Fédéral Aviation Administration.

248

quoi qu'il en soit, le gérant de cette concession a décidé d'emprunter un canon à poulet à la section FAA de Los Angeles pour faire sa démonstration.

- Je ne savais pas qu'ils prêtaient leur matériel.

- «a n'a rien d'une procédure habituelle. Il se trouve que le représentant de la FAA à Los Angeles est le beau-frère du concessionnaire.

- Ah ! J'espère qu'ils n'ont pas tiré un poulet à neuf cents kilomètres à

l'heure dans un pare-brise de Saturn !

Lawrence secoua la tête et but une gorgée de café.

- Non, dit-il. ¿ trois cents kilomètres à l'heure seulement. Mais c'est quand même pas mal. Ils ont utilisé le même modèle que dans la pub Up Front Sam, avec sour Martha.

- AÔe ! fit Dar.

Sour Martha était une vraie nonne qui avait quitté le couvent pour se lancer à plein temps dans la publicité pour les Saturn. Elle figurait dans presque tous les films promotionnels de la série Up Front Sam. Elle mesurait environ un mètre cinquante, était ‚gée de soixante et un ans et avait une figure de pomme fripée aux joues rosés et aux cheveux vaguement bleus. Son principal argument de vente consistait à sauter à pieds joints sur une portière de Saturn en plastique posée par terre pour montrer qu'elle était indéformable. Mais c'était avant que le constructeur revienne aux portières en acier à cause des accidents o˘ le plastique avait tendance à br˚ler en dégageant une fumée acre, en bon sous-produit pétrolier qu'il était. Aujourd'hui, sour Martha se contentait de donner des coups de pied dans les pneus et de prendre un air angélique en annonçant les prix non négociables des conduites intérieures et des coupés à une clientèle saturée d'offres. Trudy avait commenté un jour en regardant une pub Up Front Sam : Ón ne ferait pas fondre une noix de beurre dans la bouche de cette vieille bique. ª

Les commerciaux couraient de tous les côtés. Les membres de l'équipe vidéo n'étaient pas moins agités. Ils discutaient les uns avec les autres sur leurs portables, même s'ils n'étaient qu'à une dizaine de mètres de distance. Le directeur commercial semblait

249

avoir dix-neuf ans et arborait une casquette, une queue-de-cheval, un début de bouc et une expression anémiée et outragée.

Le canon à poulet était de taille relativement imposante. Il ressemblait à

une barrique de dix mètres de long montée sur une plateforme tractée qui pouvait être hissée sur une fourche hydraulique - Dar pensa aussitôt au pauvre Esposito - avec un mécanisme à culasse qui ressemblait à un sas pour une navette spatiale de la taille d'un poulet. Le compresseur bourdonnait encore, et le canon était pointé sur un coupé Saturn flambant neuf qui se trouvait à une quinzaine de mètres de lui.

Dar traversa la petite foule bruyante et examina le coupé. Le volatile avait traversé le pare-brise comme un boulet, arraché l'appui-tête côté

conducteur et percé un trou de la taille d'un poulet dans la lunette arrière du coupé avant d'aller s'encastrer dans le mur en ciment de la concession, à une quinzaine de mètres de là.

Le concessionnaire, Sam, ex-étudiant en lettres dont les études avaient tourné court mais qui portait toujours des vestes Harris en tweed, même par des journées torrides comme celle-ci, n'avait aucune idée de l'identité de Lawrence et de Dar, mais il se mit à jacasser quand il les vit comme s'il se confessait au curé de sa paroisse.

- Je ne me doutais pas... personne ne se doutait que... Les experts de la FA A qui travaillent pour mon beau-frère... oui, les experts avaient dit que ce pare-brise était fait pour résister à des impacts de quatre cents kilomètres à l'heure. Le cadran était réglé sur trois cents kilomètres à

l'heure. J'en suis absolument certain. Sour Martha était au volant. Nous étions prêts à tourner. Le réalisateur a suggéré de faire un essai d'abord.

Je ne voulais pas perdre de temps ni d'argent. Ils facturent à la seconde, vous comprenez. Mais sour Martha a insisté. Elle est descendue de voiture.

On pensait qu'il ne faudrait pas plus de quelques minutes pour nettoyer le pare-brise et tourner pour de bon...

- O˘ est sour Martha ? interrompit Lawrence.

- Dans le bureau de vente, fit le concessionnaire au bord des larmes. Ils sont en train de lui faire respirer de l'oxygène.

Lawrence fit le tour du hall d'exposition, reniflant en connaisseur l'odeur du neuf qui s'exhalait de ce temple de la voiture. Dar se dit 250

qu'il aurait de la chance s'ils prenaient le chemin du retour avant que son ami ne cède à la tentation de s'en acheter une.

Sour Martha, dans son uniforme de bonne sour, avait eu sa dose d'oxygène, mais cela ne l'empêchait pas de sangloter à corps perdu. Deux infirmières, des parents à elle et un petit groupe de curieux s'empressaient autour d'elle pour essayer de la réconforter.

- C'est ce... ce... ce... ce... cos... cos... costume, balbutia-t-elle. Je ne l'avais jamais p... p... p... p... porté avant dans une p... p... p...

publicité comme ça. C'est un signe du b... b... b... bon Dieu pour me dire que cette f... f... f... fois-ci j'ai dépassé les bornes.

- Elle a raison, déclara Lawrence.

Dar et lui sortirent inspecter le croupion du poulet dont l'empreinte était encore visible dans le cratère d'impact du mur. Ils se dirigèrent vers le Land Cruiser de Dar.

- C'est quelle compagnie d'assurances qui t'envoie ici ?

demanda Darwin tandis qu'ils passaient devant l'équipe vidéo.

- Aucune. Personne n'a porté plainte. Trudy a entendu la nouvelle sur la fréquence de la police, et j'ai pensé que ça pourrait égayer ta journée.

Soudain, Sam le concessionnaire apparut à leurs côtés. quelqu'un avait d˚

lui dire qu'ils étaient là pour enquêter sur l'accident.

- J'ai appelé mon beau-frère, dit-il. Les ingénieurs affirment que, si les spécifications du pare-brise avaient été respectées, le poulet aurait d˚

rebondir dessus. Sainte mère de Dieu, qu'est-ce qui a bien pu se passer ?

Vous croyez qu'ils nous ont menti chez Saturn ?

- Non, dit Lawrence. Ce pare-brise est probablement capable de supporter l'impact d'un émeu lancé à trois cents kilomètres à l'heure.

- Alors, comment... pourquoi, pour l'amour de Dieu... murmura le concessionnaire désemparé.

Dar décida de faire dans la concision.

- La prochaine fois, dit-il, veillez à décongeler le poulet d'abord.

Ils avaient parcouru les deux tiers du chemin du retour à San Diego lorsque Dar aperçut l'énorme bouchon devant eux. Il y avait des lumières de véhicules d'urgence qui clignotaient, et toutes les voies menant en ville étaient fermées sauf une. Les voitures reculaient 251

jusqu'à la dernière sortie ou traversaient illégalement la ligne médiane pour retourner vers le nord et échapper à l'embouteillage monstre. Dar roula sur la bande d'arrêt d'urgence puis sur le talus herbeux pour s'approcher le plus près possible du site.

Un agent de police en colère les arrêta à cinquante mètres du lieu de l'accident. Dar distingua au moins trois ambulances, un camion de pompiers et une demi-douzaine de voitures de la police routière de Californie autour d'un semi-remorque en travers de la route et des voitures entassées qui occupaient la voie de droite. Lawrence et lui montrèrent au policier leurs autorisations légales. Larry avait une carte de reporter-photographe en plus de sa qualité d'enquêteur auprès des compagnies d'assurances, et il était membre honoraire de la police routière de Californie.

Malgré le fouillis de véhicules qui bloquaient une partie de la vue, Dar comprit tout de suite ce qui s'était passé. Le camion était un porte-autos chargé de Mercedes neuves, des E 500 à en juger d'après celles qui étaient restées sur la plate-forme inférieure et celles qui formaient un tas sur l'autoroute. Il y avait des marques de freinage en travers des trois voies.

Le capot et le pare-brise d'une vieille Pontiac Firebird étaient visibles sous le monceau de Mercedes couleur argent métallisé. Lorsque le semi-remorque s'était mis en travers et avait heurté la Pontiac, l'impact avait projeté dans les airs toutes les voitures neuves de la plate-forme supérieure. Elles n'étaient pas toutes tombées sur la vieille Pontiac : il y avait une Mercedes neuve les roues en l'air sur la bande d'arrêt, et une autre, cabossée mais sur ses quatre roues, une soixantaine de mètres plus loin sur la chaussée. Mais quatre au moins de ces lourds véhicules étaient tombés sur la Firebird. Des dépanneuses et un petit camion-grue étaient en train de soulever délicatement la Mercedes qui recouvrait la Pontiac.

Pompiers et auxiliaires médicaux utilisaient leurs ´ m‚choires de survie ª

pour se frayer un chemin au-delà des piliers A de la Firebird écrabouillée.

L'un d'eux était à quatre pattes, en train de crier des paroles d'encouragement à quelqu'un qui était coincé dans l'épave. Les occupants de la Firebird, visiblement, n'avaient pas encore été extirpés.

Dar et Lawrence retournèrent vers la cabine du semi-remorque o˘ le chauffeur, un barbu massif au ventre de buveur de bière, tremblait et sanglotait encore plus fort que sour Martha en essayant de 252

répondre aux questions des policiers qui l'interrogeaient. Les hommes de la patrouille voulurent écarter Dar et Lawrence, mais le sergent Cameron les aperçut et leur fit signe d'approcher. Il avait le front ridé tandis qu'il se penchait en avant, la main sur l'épaule du routier, pour essayer de lui tirer des renseignements. Dar aperçut un peu plus loin le jeune Elroy à

genoux parmi les balises lumineuses et les éclats de verre, en train de vomir dans l'herbe.

- Je jure sur le Christ que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour éviter la Pontiac, était en train de dire le camionneur, oublieux du tremblement qui l'agitait et des larmes qui coulaient sur ses joues burinées par le soleil.

J'ai essayé de ne pas la toucher, mais il y avait des voitures qui me coinçaient des deux côtés. Elles n'ont pas ralenti. Chaque fois que je changeais de file, le chauffeur de la Pontiac déboîtait en même temps.

quand je freinais, il freinait encore plus sec. On a d˚ couper les cinq voies de la même manière. Et puis je l'ai heurté, et je me suis mis en travers. Il n'y avait rien qui pouvait retenir... le chargement. Seigneur Jésus !

- Comment avez-vous fait pour sortir de là ? demanda le sergent Cameron en plaquant sa grosse main sur l'épaule du camionneur que les sanglots agitaient de soubresauts.

- Le choc a fait sauter le pare-brise, expliqua le chauffeur en montrant l'endroit du doigt. Je me suis hissé jusqu'en haut et j'ai réussi à

redescendre. C'est à ce moment-là que j'ai entendu les gémissements...

Cameron lui serra l'épaule encore plus fort.

- Vous êtes s˚r que c'était un homme qui conduisait ?

- Certain, fit le camionneur en baissant les yeux. Il tremblait toujours de tous ses membres.

Dar et Lawrence retournèrent vers l'épave, en prenant soin de ne pas gêner les sauveteurs. Ils avaient réussi à retirer toutes les Mercedes tombées sur la Firebird aplatie à l'exception d'une seule, dont ils découpaient en ce moment les piliers A et le toit pour arriver jusqu'aux victimes occupant le siège avant.

Le chauffeur était toujours vivant, mais couvert de sang. Les auxiliaires le sortirent avec précaution. Ils le sanglèrent immédiatement sur un brancard en lui immobilisant la nuque. C'était un Hispanique corpulent, et il gémissait en répétant ´ Los ninos... los ninos... ª.

253

Sa femme était sur le siège avant, morte. Apparemment, elle n'avait pas mis sa ceinture et était recroquevillée dans la position du fotus. Dar avait l'impression que c'était la commotion qui l'avait tuée et non l'écrasement du toit, qui n'arrivait à l'avant qu'à hauteur de l'appui-tête.

Les sauveteurs redoublaient d'efforts pour retirer la dernière Mercedes tout en continuant de découper le toit et les piliers B de la Pontiac. En fait, il n'y avait plus à proprement parler de piliers B. Lorsque la Mercedes se souleva enfin et fut déposée sans cérémonie dans l'herbe à

quelques mètres de là, il apparut que l'arrière de la Firebird avait été

écrasé jusqu'à la hauteur de la banquette par le terrible poids de la montagne de voitures. Les quatre pneus avaient éclaté. L'un des auxiliaires médicaux était toujours à quatre pattes, encourageant de la voix les victimes qui se trouvaient à l'arrière pendant que les sapeurs finissaient d'arracher la toiture de leurs mains gantées et cherchaient à retrousser le métal comme le couvercle d'une boîte de sardines.

- Il y a eu des cris et des gémissements pendant les vingt premières minutes, expliqua Cameron à voix basse. Mais depuis quelques instants, plus rien.

- La femme, peut-être ? demanda Lawrence.

Le sergent secoua la tête. Il ôta son chapeau de Ranger et en essuya le cuiret.

- Morte sur le coup. Le chauffeur - le père - avait à peine la force de gémir. Les cris venaient de,..

Il s'interrompit. Le dernier morceau du toit venait de se détacher, emportant avec lui le capot du coffre.

Les deux enfants gisaient sur le plancher de la Firebird, au-dessous du niveau d'écrasement. Ils étaient morts. La fille et son petit frère étaient couverts de plaies et de contusions, mais aucune ne paraissait mortelle.

Tandis que les auxiliaires médicaux essuyaient doucement le sang, Dar vit que leurs visages étaient tuméfiés. Les yeux de la fille étaient grands ouverts. Dar comprit tout de suite qu'ils avaient survécu au choc uniquement pour être asphyxiés par la masse des véhicules accumulés sur eux. Le petit garçon agrippait désespérément la main de sa sour. Elle avait le bras droit dans le pl‚tre. Les visages des deux enfants étaient bleus, 254

- Merde ! fit le sergent Cameron à voix basse.

C'était sa façon de prononcer une oraison funèbre, en quelque sorte.

L'ambulance s'éloigna en rugissant avec le père à l'arrière. Les sauveteurs entreprirent d'extirper les corps.

- Il y a un bébé, fit Dar d'une voix lugubre.

Lawrence et les hommes de la police routière se tournèrent vers lui.

- J'ai vu cette famille il y a deux jours au Centre médical de Los Angeles, expliqua Dar. Ils avaient un bébé avec eux. Il doit être là-dessous.

Cameron fit un signe à l'un des hommes de la patrouille, qui prit sa radio pour dire quelques mots.

Lawrence, Cameron et Dar s'approchèrent de l'arrière de la Pontiac aplatie.

- Bordel ! s'exclama soudain le sergent. Putain de bordel d'en-foirés de merde !

Dans le coffre déchiqueté de la Firebird, Dar vit trois sacs de sable et deux roues de secours gonflées à bloc, avec leurs jantes. Leur rôle était d'absorber les chocs à l'arrière. Protection standard pour les swoop and squat. Une garantie pour les conducteurs complices qu'il n'y aurait pas de réels blessés dans leur chasse à la fortune aux Estados Unidos.

Dar tourna abruptement les talons et courut dans l'herbe du bord de la route.

- Dar ! cria Lawrence.

Il ne se retourna pas vers le site de l'accident. Il sortit une carte de son portefeuille et l'inséra dans le Flip Phone qu'il avait dans la poche.

Elle répondit à la deuxième sonnerie.

- Ici Oison, dit-elle.

- Je marche avec vous.

Il coupa la communication et referma le mobile.

15 Organizatsiya

Sydney Oison semblait avoir accaparé tout le sous-sol du palais de justice de Dickweed. Elle avait au moins cinq adjoints supplémentaires à l'ouvre sur autant d'ordinateurs nouveaux, et six nouvelles lignes de téléphone.

Son domaine s'était étendu de la vieille salle d'interrogatoire à la salle d'observation derrière le miroir sans tain puis à deux autres pièces attenantes inutilisées, et même au couloir o˘ un planton filtrait à présent les visiteurs. Dar se demandait si les détenus dans les cellules à l'autre bout du couloir et leurs gardiens moroses étaient les seuls occupants du sous-sol à n'avoir pas été annexés par cet empire en expansion constante.

La réunion commença à 8 heures précises le vendredi matin. Une longue table sur tréteaux avait été installée dans le bureau de Syd. La carte de la Californie du Sud occupait toujours la majeure partie du mur, mais Dar put constater qu'il y avait une punaise rouge de plus sur la 1-15 à la sortie de San Diego et une verte à l'emplacement du chantier o˘ Esposito était mort. Il y en avait aussi une jaune (indiquant une tentative d'assassinat dirigée contre lui) sur la colline de San Diego. Il remarqua une demi-

douzaine d'autres punaises de la même couleur qui attendaient dans une boîte posée sur une petite table.

La réunion était sérieuse. Ni Dickweed ni le procureur local n'y avaient été conviés. Mais Dar fut surpris de voir que Trudy et Lawrence étaient là.

- qu'est-ce qu'il y a ? lui avait demandé Lawrence en voyant son expression. Tu penses que notre place n'est pas ici ?

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- D'ailleurs, avait ajouté Trudy en apportant à Lawrence une tasse de café

en plastique qu'elle avait prise au distributeur derrière la porte, le NICB

nous paie pour ça.

Jeanette Poulsen, l'avocate qui représentait le National Insurance Crime Bureau, leva les yeux vers Dar en hochant la tête.

Pendant que Syd connectait son ordinateur portable à un projecteur, Dar regarda les autres participants à la réunion en train de prendre place autour de la table. Outre Larry, Trudy et Poulsen, il y avait Tom Santana, assis à la droite de Syd, et son patron de la Division antifraude aux assurances, Bob Gauss. ¿ côté de Gauss, il y avait l'agent spécial Jim Warren. Face à lui, le capitaine Tom Sutton, de la police routière de Californie. Les seuls autres représentants de la loi présents dans la salle étaient Frank Hernandez, du bureau de San Diego, et un homme que Dar ne connaissait pas, à l'air tranquille, d'‚ge moyen, qui ressemblait à un comptable et que Syd présenta comme étant le lieutenant Byron Barr, de la Division des services internes de la police de Los Angeles. Hernandez et Sutton ne cessaient de lancer à Barr le genre de regard en coin soupçonneux que la police réserve en général aux représentants de l'Inspection générale des services. Syd parla de manière succincte et précise. Elle expliqua que le lieutenant Barr était ici en raison des indices accablants selon lesquels il y avait des inspecteurs en civil de la police de Los Angeles dans la conspiration.

Dar vit Hernandez et Sutton échanger de rapides coups d'oil. Il les interpréta comme : ´ La police de Los Angeles ? Ah bon. qu'ils aillent se faire foutre. ª

- Très bien, fit Syd en éteignant toutes les lumières pour ne laisser subsister que celles de son écran d'ordinateur et du projecteur. On commence.

Elle tenait une télécommande à la main droite. Elle la dirigea vers l'écran mural, qui s'illumina sur une photo en couleurs de la montagne de Mercedes écrasant la Firebird.

- La plupart d'entre vous sont au courant de cet accident survenu hier matin sur la 1-15 à l'entrée de la ville, dit-elle d'une voix douce.

Elle fit défiler une série de photos. Les voitures soulevées une par une.

Le chauffeur extirpé de l'épave. Les cadavres. Dar s'aperçut que 258

c'étaient les photos prises par Lawrence avec son Nikon normal puis scannées et transmises à Syd par e-mail. Le piqué était impeccable et les détails très nets.

- Le seul survivant est le chauffeur, Ruben Angel Gomez, trente et un ans, nationalité mexicaine, titulaire d'un permis de conduire américain temporaire. Sa femme, Rubidia, et ses enfants, Milagro et Marita, sont morts dans la collision avec un porte-autos qui s'est mis en travers de la route et qui était loué par un concessionnaire Mercedes de San Diego, Kyle Baker.

Un gros plan des deux enfants morts apparut. Syd se mit dans la lumière du projecteur.

- Ils avaient aussi un bébé, dit-elle. Sept mois. Maria. Nous l'avons retrouvée hier soir, gardée par une voisine dans la cité o˘ logeaient les Gomez. L'assistance sociale l'a prise en charge.

Elle fit un pas de côté. La photo suivante montra le contenu du coffre de la Firebird. Elle n'eut pas à expliquer à l'assistance la signification des sacs de sable et des deux roues de secours.

- M. Gomez est dans un état critique mais stationnaire, dit-elle. Il a été

opéré hier à deux reprises et n'a toujours pas repris suffisamment conscience pour parler aux enquêteurs. En tout cas, ce sont les dernières nouvelles que j'ai obtenues ce matin.

- Il est toujours dans le cirage, lui dit le capitaine Hernandez. J'ai appelé il y a dix minutes. quand il se réveille, il n'arrête pas de réclamer ses enfants. Il a fallu le remettre sous sédatifs. Il y a un agent en uniforme d'origine hispanique qui attend qu'il retrouve ses esprits, mais il n'a pas réussi à le faire parler jusqu'à présent.

- Il est sous protection de la police ? demanda Sutton. Hernandez haussa les épaules.

- Il est bien surveillé, dit-il.

Syd poursuivit son exposé. L'image sur l'écran afficha un ordinogramme de forme pyramidale. La douzaine de vignettes de la base consistait en photos des quatre membres de la famille Gomez tués dans l'accident, de Richard Kodiak, de M. Phong - celui qui s'était empalé sur des fers à béton - et de M. Hernandez, victime d'un swoop and squat plus ancien. Il y avait aussi d'autres visages, avec des noms pour la plupart hispaniques. La deuxième rangée de rectangles à partir de la base comprenait des photos de Jorge Murphy

259

Esposito, Abraham Willis - un avocat également connu pour ses combines, mort récemment dans un accident de la route des plus suspects -, et trois arnaqueurs bien connus des assureurs de la Californie du Sud : Bobby James Tucker, de Los Angeles, Roget Velliers, de San Diego, et Nicholas van Dervan, du comté d'Orange.

La ligne au-dessus était occupée par une série de rectangles vides légendes : Secours. Au-dessus d'eux, d'autres rectangles étaient intitulés : Médecins. Encore au-dessus, plusieurs cadres vides portaient le titre de : Tueurs. Et au sommet de la pyramide, il y avait trois cases : deux vides, et la troisième occupée par la photo de Dallas Trace.

Dar vit que le capitaine de la police de San Diego et l'officier de la patrouille routière réagissaient avec une stupéfaction manifeste. Les autres personnes présentes, parmi lesquelles Tom Santana, l'agent spécial Warren, Bob Gauss, de la Division antifraude aux assurances, et l'avocate Poulsen du NICB, semblaient être au parfum. Si Trudy et Lawrence étaient surpris, ils ne le montrèrent pas.

- Bon Dieu ! s'exclama Sutton. Vous ne pouvez pas parler sérieusement, madame ! C'est l'un des avocats les plus célèbres du pays, et l'un des plus riches aussi !

- C'est lui qui a fourni la plus grande partie de la mise de fonds nécessaire à leur organisation, déclara Syd sans s'émouvoir.

Sa télécommande comprenait une flèche lumineuse, et elle mit un point rouge au milieu du front de Trace. Puis elle enfonça une touche, et le visage osseux et sans expression d'un individu apparut dans la rangée Tueurs. La photo était floue.

- Pavel Zuker, expliqua Syd. Ex-tireur d'élite de l'Armée rouge. Ex-KGB, ex-mafia russe, quoique ce dernier titre soit probablement encore en vigueur. Nous avons trouvé ses empreintes sur le Tikka 595 Sporter utilisé

lors de la deuxième tentative d'assassinat contre le Dr Minor.

Le visage du capitaine Hernandez, déjà basané, devint encore plus sombre.

- Mes experts ont examiné cette arme, et ils n'ont rien trouvé, dit-il.

L'agent spécial Warren noua ses mains posées devant lui sur la table.

260

- Le labo du Bureau à quantico a trouvé une seule empreinte du côté

intérieur de la mortaise du tenon de recul en démontant la carabine, dit-il tranquillement. Elle était à moitié effacée, mais ils ont pu la reconstituer sur ordinateur. Et elle correspond à Zuker, qui figure dans les fichiers de la CIA.

Syd appuya sur une autre touche, et un dessin apparut dans le rectangle vide à côté de celui de Pavel Zuker. C'était un croquis d'artiste de la police représentant un barbu avec pour légende : Gregor Yaponchik.

- Le FBI a de bonnes raisons de penser que ce Yaponchik est entré dans le pays au début du printemps, en même temps que Zuker, murmura Syd.

- D'o˘ viennent ces informations ? demanda Sutton. Des services de douane et d'immigration ?

Syd hésita.

- Elles viennent de diverses sources en contact avec les milieux russes, précisa l'agent Warren.

Sutton hocha la tête, mais il se laissa également aller en arrière en croisant les bras sur sa poitrine comme s'il n'était pas tout à fait convaincu.

- Yaponchik et Zuker étaient tireurs d'élite en Afghanistan, reprit Syd.

Ils travaillaient probablement pour le KGB, même à cette époque. Mais ils ont attiré l'attention de nos diverses agences de renseignement vers la fin des années quatre-vingt, un peu avant la chute de l'Union soviétique. Dès que les choses se tassent, on les retrouve tous les deux au service des éléments tchétchènes de la mafia russe.

- Comme tueurs ? demanda Lawrence.

- Comme exécutants à tout faire. Mais en fin de compte, oui, comme tueurs.

Le Bureau et la CIA sont d'accord pour dire qu'ils ont trempé directement dans l'affaire Miles Graham.

Tous les membres de l'assistance avaient entendu parler de Miles Graham, le créateur d'entreprises. C'était le plus célèbre des magouilleurs capitalistes abattus à Moscou ces dernières années pour n'avoir pas assez distribué de bakchichs aux gens qu'il fallait.

Dar se racla la gorge. Il n'avait pas trop envie de prendre la parole, mais se sentait obligé de le faire.

261

- Vous dites que Yaponchik et Zuker étaient en Afghanistan ? Et qu'ils formaient une équipe de snipers ? Je sais que les Américains et les Britanniques vont par deux, mais il me semble que les Soviétiques ont été

longs à déployer des équipes de tireurs d'élite en Afghanistan et que, lorsqu'ils ont fini par le faire, c'était par sections de trois hommes pour chaque escouade de fusiliers.

Syd regarda l'agent spécial Warren. Celui-ci hocha la tête. Il tenait à la main son assistant électronique, à l'écran faiblement éclairé. Il ne pouvait être lu sous aucun autre angle que le sien. Il appuya sur plusieurs touches.

- Vous avez raison, dit-il au bout d'un moment. Les équipes de trois étaient la règle, mais d'après mes informations Yaponchik et Zuker travaillaient à deux, à l'américaine.

- Lequel était le tireur, et lequel le guetteur ? interrogea Dar. L'agent spécial du FBI enfonça de nouveau quelques touches de son assistant électronique et lut ce qui s'affichait sur l'écran.

- D'après les rapports des agents de la CIA sur le terrain, les deux hommes avaient une formation de tireur d'élite, mais Yaponchik était officier, lieutenant militaire passé au KGB, et Zuker simple sergent.

- Donc, c'était Yaponchik le tireur principal, conclut Dar.

En son for intérieur, il se disait : Mais c 'est Zuker, le numéro deux, qu

'ils ont envoyé me tuer.

- Avez-vous une description des armes utilisées par ces deux hommes en Afghanistan ? demanda-t-il.

- D'après mes informations, je cite, íls utilisaient probablement des supercarabines Dragunov SVD en Afghanistan et lors de l'entraînement des snipers serbes dans les environs de Sarajevo ª.

Dar hocha plusieurs fois la tête.

- Du matériel ancien, mais fiable. Snayperskaya Vintovka Dragunova.

Syd tourna vivement la tête dans sa direction.

- Je ne savais pas que vous parliez russe, Dar.

- Pas du tout. Désolé pour cette interruption. Continuez.

- Mais non, lui dit Syd. Vous semblez savoir quelque chose d'intéressant.

Il secoua la tête.

262

- quand cet homme d'affaires américain a été assassiné à Moscou...

Graham... je me souviens d'avoir lu quelque part qu'il y a eu un double impact à la tête, par des projectiles tirés à une distance de six cents mètres. L'article disait que les balles étaient du sept soixante-deux par cinquante-quatre millimètres à bourrelet. Les SVD utilisent ce type de munition et sont relativement précis à cette distance.

Syd le regardait avec de grands yeux.

- Je croyais que vous détestiez les armes à feu.

- Je les déteste. Je n'aime pas non plus les requins, mais je sais distinguer un grand requin blanc d'un requin-marteau.

Syd reprit son exposé de manière concise mais d'une voix claire et sans h

‚te.

- Mesdames et messieurs, nous sommes officiellement autorisés à

approfondir cette enquête par tous les moyens nécessaires. Nous avons de bonnes raisons de penser que l'avocat Dallas Trace est pour quelque chose dans la recrudescence des accidents mortels survenus ces derniers temps en Californie du Sud. Nous croyons savoir qu'il a créé un nouveau réseau de fraudes aux assurances avec le concours d'autres avocats en vue, que nous n'avons pas pu identifier jusqu'à présent.

Elle fit apparaître une nouvelle image avec sa télécommande. C'était un prêtre d'un certain ‚ge, qui souriait au-dessus de son col romain.

- Je vous présente le père Roberto Martin. Il est actuellement à la retraite, mais pendant des années il a été le pasteur de l'église St. Agnes à Chavez Ravine, un quartier latino des environs du stade des Dodgers. Le père Martin est un brave homme qui s'occupait particulièrement de ses paroissiens d'origine hispanique. Dès le début des années soixante-dix, il rêvait de fonder une organisation charitable ayant pour vocation d'aider les émigrés mexicains et sud-américains en difficulté. Il a ainsi récolté

des fonds dans son diocèse et auprès de différentes entreprises de Los Angeles qui ont accepté de faire des dons à une ouvre de charité encore incertaine. C'est le père Martin qui a créé, il y a longtemps, le nom de Secours aux démunis. Mais pour organiser sa fondation, il s'est adressé à

cet homme...

263

Une photo s'afficha sur l'écran. C'était celle d'un petit homme grassouillet, au physique vaguement hispanique, à la chevelure soigneusement peignée, au sourire aussi épanoui que celui du père Martin, au costume et à la cravate visiblement luxueux.

- Vous voyez ici l'avocat auquel le père Martin a confié la gestion du rêve de sa vie, continua Syd. Maître William Rogers. Chacun ici a probablement déjà entendu ce nom. Il a plusieurs bureaux dans les quartiers est de Los Angeles, et des relations utiles dans le monde politique. C'est un professionnel de la collecte de fonds, et il a été le numéro deux dans la campagne électorale pour la mairie de Los Angeles. Le père Martin espérait qu'il dirigerait son Secours aux démunis et assurerait la continuité de la fondation lorsqu'il aurait pris sa retraite.

- Et Rogers était d'accord ? demanda Lawrence.

- Pas exactement, répondit Syd. Il a créé un directorat au sein duquel sa femme, Maria, partageait les responsabilités avec un militant de la communauté, qui était en même temps l'un des enquêteurs de Roger. Il s'appelait Juan Barriga.

La photo de Barriga rejoignit celle de Rogers à l'étage Secours de la pyramide. L'assistance hocha la tête. Tout le monde ici savait que les enquêteurs qui tiavaillaient avec les avocats spécialisés dans les affaires de responsabilité civile trouvaient souvent la fraude aux assurances irrésistible.

- Ces hommes et ces femmes s'occupent à longueur d'année d'interroger les rois des glisses-tombes, les princes du swoop and squat, les arnaqueurs de tout poil, les médecins marrons, les resquilleurs, les fraudeurs, les maquilleurs d'accidents, les auxiliaires médicaux corrompus, les victimes professionnelles du coup du lapin, les magouilleurs de toutes les espèces.

Surtout, ils ont appris à voir avec quelle rapidité la plupart des compagnies d'assurances négocient des accords avec leurs clients pour éviter une procédure longue et co˚teuse. Juan Barriga vient de passer trois ans à mettre sur pied un réseau d'avocats et de médecins chargés de traiter les clients envoyés par le Secours aux démunis. Maria Rogers et Bill sélectionnent personnellement les volontaires du Secours. De plus, leur organisation reçoit une clientèle envoyée par les consulats du Mexique, de Colombie, du Salvador, du Costa Rica, de Panama et 264

d'autres encore. Les paroisses catholiques et protestantes situées un peu partout dans l'…tat leur envoient aussi du monde.

De nouvelles photos d'avocats et de médecins remplirent les cases vides de la pyramide. Certaines têtes étaient familières, comme celle d'Esposito ou d'Abraham Willis, l'avocat récemment décédé, mais il y en avait d'autres, parmi lesquelles Robert Armann, ex-adjoint au procureur d'…tat, à présent reconnu comme étant le membre le plus populaire et le plus efficace du conseil municipal de Beverly Hills, ou encore Hanop Semerdjian, avocat respecté dans les affaires de droit civique et porte-parole de la communauté arménienne de la Californie du Sud, ou Harry Elmore, ex-idole de football américain de l'université de la Californie du Sud, qui avait fait des études de médecine et ouvert ensuite des cliniques de soins gratuits dans les quartiers à problèmes de San Diego et de Los Angeles.

Tout le monde contemplait ces photos dans un silence médusé.

- Votre petite force d'intervention a vraiment l'intention de faire des vagues dans tout ça, madame ? demanda de but en blanc le capitaine Sutton de la police routière. Cela me paraît de nature à intéresser plutôt les médias à sensation que les autorités officielles.

Syd détourna les yeux de l'écran et regarda le corpulent capitaine sans manifester la moindre rancour.

- C'est l'impression que ça donne, n'est-ce pas, Tom ? Mais nous ne plaisantons pas du tout. La chambre de mise en accusation siège depuis trois mois, et nous allons procéder à des inculpations en remontant jusqu'au sommet, jusqu'à Dallas Trace.

- Pourquoi nous dites-vous tout cela maintenant ? demanda Frank Hernandez.

Syd éteignit le projecteur et alluma la lumière au plafond. Mais elle resta debout.

- Parce que notre enquête passe à la vitesse supérieure et qu'elle arrive devant votre porte, messieurs. Il va sans dire que toutes ces informations sont confidentielles...

- Il y a plusieurs enquêtes en cours, et pas seulement au sein de la police de Los Angeles, déclara le lieutenant Barr, des services internes.

Toute fuite serait... extrêmement regrettable.

Pendant que les représentants de l'ordre regardaient Barr en fulminant, Syd continua.

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- Cette... Alliance, renforcée par l'arrivée de Yaponchik, Zuker et autres éléments musclés importés de YOrganizatsiya russe, est en train de faire à

l'industrie de la fraude ce que les Colombiens ont fait au commerce de la drogue il y a plus de vingt ans dans notre pays : renforcement des structures internes, décuplement des profits et niveau de violence jamais atteint précédemment.

- qu'attendez-vous de nous ? demanda Hernandez. Vous avez derrière vous toutes les ressources de cet …tat. Vous avez l'appui du NICB et du FBI.

qu'est-ce que le flic de base peut vous apporter de plus ?

- Des facilités de liaison et de communication, si nécessaire, répliqua Syd. L'accès aux labos de médecine légale et à leur personnel spécialisé

lorsque le lieu et l'urgence nécessitent des moyens locaux. Une coopération totale, de sorte que nous ne finissions pas par nous tirer dans les pattes.

Hernandez sortit une cigarette du paquet qu'il avait dans la poche de sa veste de sport. Il fronça les sourcils en regardant le panneau Défense de fumer en évidence près de la porte, et laissa la cigarette collée à sa lèvre inférieure sans l'allumer.

- D'accord, dit-il. quelles sont vos intentions ?

- Je vais essayer de m'infiltrer chez eux, lui expliqua Tom Santana. Je me ferai passer pour un clandestin, et j'entrerai dans le système par l'intermédiaire de l'un des centres médicaux. Je verrai de l'intérieur ce que le Secours aux démunis a dans le ventre.

Malgré lui, Dar murmura :

- Vous croyez que c'est très prudent, Tom ? Après la publicité que vous a value votre lutte contre les gangs asiatiques il y a quelques années...

Santana sourit. Son chef, Bob Gauss, déclara :

- C'est ce que je lui ai dit, docteur Minor. Mais Tom estime que les malfrats ont la mémoire courte. Et comme il est techniquement commandant de la force opérationnelle du FIST, je ne peux pas lui interdire de faire ça.

Dar ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se ravisa. Il se tourna vers Syd. Elle avait les yeux fixés sur Tom et paraissait inquiète, mais elle continua son exposé.

- Tom infiltrera le Secours. Nous chercherons à remonter la piste russe en fonction des tentatives d'assassinat contre le Dr Minor. Entre-temps, M. et Mme Stewart ainsi que le Dr Minor nous feront profiter de leurs compétences pour apporter la preuve que plusieurs de ces accidents mortels étaient prémédités et équivalent à des assassinats purs et simples. Leurs rapports, leurs conclusions et leurs reconstitutions seront communiqués au NICB et à

la chambre de mise en accusation.

Un chariot audiovisuel, dans un coin, contenait un moniteur de télévision et un magnétoscope. Syd prit une autre télécommande et alluma l'écran. Puis elle fit défiler les images d'une cassette, sans le son. C'était un enregistrement récent de l'émission hebdomadaire de Dallas Trace sur CNN, Objection retenue.

- quelquefois, Trace l'enregistre à New York, déclara Syd, mais la plupart du temps il est plus commode pour lui de le faire dans son bureau à Los Angeles. D'ici la fin de l'année, je veux que nos hommes s'avancent devant ces caméras et procèdent à l'arrestation de cet arrogant enfoiré. Je veux que son émission se termine sur l'image des menottes qu'on lui passera aux poignets avant de l'emmener.

Elle pointa sa deuxième télécommande, et le projecteur afficha sur l'écran les visages des enfants Gomez morts en surimpression sur celui, souriant et muet, de Dallas Trace.

¿ l'issue de la réunion, Dar aurait voulu parler à Syd, mais elle avait prévu un entretien avec Poulsen et Warren, aussi il se rendit dans la partie ancienne du palais de justice avec Trudy et Lawrence. Ce dernier avait à témoigner dans un procès en dommages et intérêts qui allait débuter dans quelques minutes, et Trudy avait besoin de retourner dans leurs bureaux d'Escondido.

Avant de prendre congé d'eux, Dar demanda au couple :

- Vous êtes bien s˚rs de vouloir faire partie de cette équipe opérationnelle ? ª

- Nous en faisons déjà partie, lui répondit Lawrence. Nous sommes impliqués dans les enquêtes sur Esposito et Richard Kodiak. Autant continuer sur la lancée.

266

267

1

- Sans compter que le NICB nous a recrutés comme experts, ajouta Trudy.

- Je suis surpris que tu aies si vite changé d'avis, Dar, lui dit Lawrence. Ce n'est pas la première fois que tu vois des enfants morts dans un accident.

- J'en ai vu pas mal, en effet, mais cette fois-ci ce n'était pas un accident. Je ne peux pas tourner le dos à tous ces crimes alors que j'ai vu de quelle manière les victimes se sont fait manipuler.

- J'ai discuté avec Tom Sutton, leur dit Trudy. Nous allons recueillir le témoignage du chauffeur du camion porte-autos dans la soirée, mais la police l'a déjà interrogé longuement. Il y avait trois voitures qui participaient au swoop, mais il n'a pas pu voir leurs plaques. Il était trop occupé à éviter la voiture des Gomez qui roulait devant lui.

- Trois voitures de swoop ? s'étonna Dar.

Il y en avait généralement une seule, quelquefois deux, mais pas plus.

Trudy hocha gravement la tête.

- Deux pour coincer le camion, une devant les Gomez pour les empêcher de s'échapper au dernier moment. Tout ce que le chauffeur du camion a retenu, c'est que les voitures qui le coinçaient de chaque côté étaient américaines, peut-être une Chevrolet sur sa droite, et que leurs chauffeurs étaient de race blanche et leurs voitures ‚gées de plus de dix ans.

- Elles sont probablement abandonnées quelque part ou en pièces détachées dans un garage à l'heure qu'il est, estima Dar. Mais si le´fs chauffeurs étaient blancs, ça signifie peut-être que c'étaient nos Russes et non les compères habituels.

- On te tient au courant, lui dit Lawrence. Chacun partit dans une direction différente.

Dar avait pas mal de choses à faire, mais il se prit à errer dans les couloirs du palais de justice pendant un certain temps, en se demandant comment il allait rattraper tout son retard. Syd serait libre vers 10

heures. ¿ ce moment-là, il vit WDD Du Bois, l'avocat de l'agence Stewart, venant vers lui dans le couloir. Il marchait avec une canne, mais d'un pas rapide.

268

- Bonjour, maître.

- Bonjour, docteur Minor. Je voulais justement vous voir.

Pourrions-nous avoir une conversation en privé ?

L'avocat le guida vers une petite salle d'attente vide et referma la porte à clé derrière eux. Puis il s'assit à un bout de la table et prit son temps pour déposer sa canne, sa serviette bosselée et son chapeau à côté de lui.

Dar prit un siège sur sa gauche en demandant :

- Je fais l'objet de poursuites légales ? Un truc comme ça ?

- ¿ part Dickweed qui cherche toujours à vous inculper pour homicide au moyen d'un véhicule à moteur, je n'ai connaissance d'aucune poursuite à

votre encontre, lui dit WDD Du Bois. Mais je dois vous avertir que vous êtes en danger, mon ami.

Dar attendit.

- Avant que vous n'entriez dans l'équipe opérationnelle de Mme Oison, continua Du Bois, il est de mon devoir de vous informer, Darwin, et pas seulement en tant qu'avocat, mais en tant qu'ami, qu'il s'agit de quelque chose de dangereux, d'extrêmement dangereux.

Dar s'efforça de ne pas montrer sa surprise. Il n'y avait pas vingt minutes que la réunion avec Syd avait pris fin, et déjà il était au courant ? Le lieutenant Barr avait bonne mine avec ses avertissements solennels. ¿ haute voix, il répliqua :

- Ces salauds ont essayé de me tuer deux fois. que peuvent-ils faire de plus ?

- Vous tuer pour de bon, lui dit l'avocat.

Son visage sillonné de rides profondes était habituellement jovial, ou au moins ironique ; mais aujourd'hui il avait l'air lugubre.

- Savez-vous quelque chose sur cette conspiration qui pourrait aider l'équipe opérationnelle ? demanda Darwin.

Du Bois secoua lentement la tête.

- N'oubliez pas que je fais aussi partie du barreau. Si j'avais connaissance de ce genre de détails, le FBI ou Mme Oison m'auraient déjà

entendu. Je n'ai eu vent que des bruits qui courent un peu partout. Mais ce sont des bruits persistants et désagréables.

- Et que disent-ils ?

Du Bois fixa sur Dar le regard angoissé de ses yeux marron.

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- Ils disent que c'est très, très sérieux et que ces nouveaux truands sont redoutables. que celui qui se met en travers de leur chemin connaîtra le sort de ceux qui se sont opposés dans le temps aux barons colombiens de la drogue. qu'une vague de fraudes déferle sur le pays et que le petit commerce va devoir fermer ses portes aussi s˚rement qu'un hypermarché qui s'installe dans le quartier élimine la quincaillerie de papa du coin de la rue,

- Il l'élimine au sens o˘ maître Esposito a été éliminé ?

Du Bois écarta ses mains noueuses et ridées en un geste d'impuissance.

- Les anciennes règles ne s'appliquent plus en l'occurrence, dit-il. C'est tout au moins ce que disent les bruits qui courent.

- Raison de plus pour épingler ces salauds.

Du Bois soupira. Il prit sa canne et sa serviette, mit son chapeau sur sa tête et posa une main ferme sur l'épaule de Dar tandis qu'ils se levaient en même temps.

- Soyez prudent, Darwin. Soyez très prudent.

Il retourna dans les bureaux de Syd juste au moment o˘ sa réunion avec Poulsen et Warren prenait fin. - Nous voulions justement vous voir, lui dit l'agent du FBI. Dar commençait à se méfier de cette formule d'accueil.

- Nous avons discuté tout à l'heure avec le capitaine Hernandez, déclara Syd. Il r‚lait à propos des heures supplémentaires que co˚te à la police la surveillance qu'elle exerce sur vous vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et nous r‚lions sur l'insuffisance de cette protection.

Dar attendit qu'elle en arrive au fait.

- C'est donc le Bureau qui va s'en charger dorénavant, expliqua l'agent spécial d'une voix douce mais pleine d'autorité. Nous avons affecté à cette surveillance une douzaine de nos hommes à plein temps, de sorte que vous serez protégé de manière à la fois plus complète et plus discrète.

- Non, fit Dar.

Syd, Jeanette Poulsen et Jim Warren se tournèrent en même temps vers lui.

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- La seule condition que je mets à ma participation à cette opération, articula Dar en regardant Syd dans les yeux, est que nous laissions tomber cette histoire de protection vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je veux que vous rappeliez tous vos gardes du corps.

C'est clair ?

- Vous n'aviez pas dit qu'il y aurait des conditions.

- Il y en a maintenant. Une seule. ¿ prendre ou à laisser. Warren secoua la tête.

- Il faudra que vous nous fassiez confiance sur ce point, docteur Minor.

Nous sommes des spécialistes de la protection des témoins et...

- Non, répéta Dar. Je ne plaisante pas. Si vous voulez que nous collaborions, il me faut la même liberté que le reste d'entre vous. Et d'ailleurs, nous savons tous que ce n'est pas en multipliant les gardes du corps qu'on peut empêcher un tireur d'élite ou un kamikaze d'arriver à ses fins.

Il y eut quelques secondes de silence. Puis Syd déclara :

- Nous sommes forcés d'accepter votre... exigence, Dar. Mais c'est uniquement parce que nous avons conscience qu'il y a du vrai dans ce que vous venez de dire. Je ne sais plus qui - le président Kennedy, peut-être -

a déclaré un jour : Śi le xxe siècle nous a appris quelque chose, c'est bien que n'importe qui peut-être

assassiné. ª

- Ce n'est pas Kennedy, mais... commença Warren.

- Michael Corleone, continua Dar.

- Dans Le Parrain H, compléta l'agent du FBI.

- Bon Dieu ! Je ne sais pas ce que vous avez, vous les hommes, avec Le Parrain ! fit Jeanette Poulsen. Ce film avec Meg Ryan et Tom Hanks - je ne sais plus comment il s'appelle - disait vrai '. Vous croyez que tout ce qui se passe dans l'univers peut être résumé par une réplique de la série du Parrain.

- Les deux premiers seulement, précisa Dar.

- Le troisième était nul, estima Warren.

- Il ne compte pas, fit Dar.

1. Il s'agit de You've Got Mail (Vous avez un mess@ge), adorable film de Nora Ephron, sorti en 1998.

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- Nous faisons comme s'il n'avait jamais existé, dit Warren.

- Vous n'avez pas fini ? demanda Syd. Vous avez peut-être une autre citation pertinente tirée des deux premiers Parrain qui s'applique à notre situation ?

Dar passa une main dans ses cheveux courts pour les hérisser légèrement et prit la voix éraillée de Pacino en gesticulant comme lui :

- Juste au moment o˘ je me croyais sorti de l'auberge, ils me font reprendre le collier.

- Hé ! fit la représentante du NICB. Vous trichez. C'est dans Le Parrain III, ça !

- Cette réplique est l'exception qui confirme la règle, dit l'agent Warren.

- Je vous tire ma révérence, les garçons, fit Syd.

- Vous avez remarqué qu'elles ont le droit de nous dire les garçons, mais que c'est un délit fédéral si nous leur disons les filles ? demanda Darwin en s'adressant à Warren.

L'agent du FBI soupira.

- J'ai pour habitude de ne jamais traiter de ´ fille ª une personne qui porte un Sig semi-auto à la hanche, dit-il en regardant sa montre. On déjeune ensemble, docteur Minor ? Il paraît qu'il y a un bon petit resto au coin de la rue o˘ ils font des grillades comme à Kansas City.

- Je le connais et j'accepte, lui dit Darwin.

Il fit un geste d'adieu aux deux femmes qui restèrent plantées là comme deux sévères maîtresses d'école à la récréation, les bras croisés et les sourcils froncés.

- Hé ! fit l'agent spécial Warren d'une voix posée et polie qui imitait honorablement celle du gros Clemenza. ´ Laisse ton flingue, apporte les cannolis. ª

16

Pertinence

Le centre de San Diego était déjà en train de se vider au profit des quartiers de banlieue lorsque Warren et Dar quittèrent le restaurant.

Pendant la conversation, Warren avait déclaré :

- Le FBI vous fournira toute l'aide dont vous aurez besoin.

- Il me faudrait une copie de tous les dossiers disponibles sur Pavel Zuker et Gregor Yaponchik, avait aussitôt répliqué Dar. Pas seulement ceux du FBI, mais ceux de la CIA, de la NSA, d'Interpol, du Mossad, de la NDA...

Tout ce qui est disponible.

Warren avait pris un air dubitatif.

- Je doute qu'on me donne l'autorisation de vous communiquer le peu de documents que nous avons au Bureau. Mais qu'est-ce qui vous fait croire que nous pourrions avoir accès aux fichiers israéliens ?

Dar ne répondit pas. Son expression était imperturbable.

- Pourquoi un civil aurait-il besoin de voir ces fiches ? demanda Warren.

- Le seul civil qui en aurait besoin est celui qui a été agressé deux fois par ces messieurs. Ce sont des informations qui pourraient contribuer à le garder un peu plus longtemps en vie.

L'agent spécial donnait l'impression de s'étrangler avec un noyau d'olive, mais il hocha finalement la tête en disant :

- D'accord. Je vais voir ce que je peux faire.

- Très bien, lui dit Darwin.

- Vous voulez autre chose ? Un hélicoptère, peut-être ? Ou bien l'accès aux satellites-espions des différentes agences ?

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- Pourquoi pas ? Mais il y a surtout une chose que je veux vous demander.

C'est qu'on me prête un McMillan M1987R.

L'agent spécial se mit à rire de bon cour avant de réaliser que Dar parlait sérieusement.

- Impossible, dit-il.

- C'est important.

- La loi en interdit la vente aux civils.

- Je ne veux pas l'acheter, je veux juste l'emprunter. Ils avaient fini leur repas, et Warren secouait la tête.

- Je veux bien faire mon possible pour les dossiers, mais en ce qui concerne le McMillan...

- Ou son équivalent.

- Pas la moindre chance, désolé.

Dar haussa les épaules. Il donna à Warren sa carte o˘ figuraient son téléphone, son fax et son e-mail. Il inscrivit même à la main le numéro du chalet, qu'il n'avait communiqué à personne d'autre que Syd et Lawrence.

- Tenez-moi au courant dès que possible pour les dossiers, dit-il. Il ne proposa pas de régler l'addition.

En sortant des limites de la ville à bord de son Land Cruiser, Dar appela Trudy.

- quelles sont les nouvelles dans l'affaire Esposito ?

- Gr‚ce à toi et au médecin légiste, on considère maintenant qu'il s'agit d'un meurtre. J'ai interrogé l'architecte, celui qui était en train de parler au contremaître, Vargas. Il est prêt à témoigner que Vargas et lui examinaient des plans au moment de l'accident - ou du meurtre.

- quelqu'un a donc eu le temps de maintenir Esposito sous la plate-forme -

probablement sous la menace d'une arme - et de retirer le boulon hydraulique sans être vu. Intéressant.

- La police de Los Angeles et les inspecteurs venus de San Diego recherchent Paulie Satchel, le demandeur qui était censé rencontrer Esposito.

- Parfait. J'espère qu'ils le trouveront avant que la vague d'accidents ne le rattrape.

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- Tu crois que Paulie aurait tué Esposito ?

- Non, fit Dar en s'étirant tandis que la file de voitures o˘ il se trouvait n'avançait plus du tout.

Il regarda dans son rétro. Il y avait une voiture qui le suivait depuis son départ du palais de justice. Il se serait inquiété s'il n'avait pas reconnu la Taurus de Syd et sa tignasse de cheveux brun clair. Pour une enquêteuse principale, elle n'était pas très forte en matière de filature !

- Je connais Paulie, continua-t-il. C'est un escroc à la petite semaine.

Il a présenté plus de demandes de remboursement pour invalidité partielle que la plupart des gens n'ont eu de rhumes dans leur vie. Ce n'est pas un tueur.

- Puisque tu le dis..., fit Trudy. Je te tiens au courant. Ton téléphone reste allumé ?

- Plus tard. Pour le moment, j'ai des emplettes à faire.

Dar eut plus de succès dans ses achats que Syd dans sa filature cousue de fil blanc. Il s'arrêta dans un Sears en ville et acheta une machine à

coudre bon marché. Puis il reprit sa voiture pour aller dans un magasin spécialisé dans les surplus de l'armée, o˘ les chasseurs venaient s'approvisionner. Il acheta trois tenues de camouflage d'occasion et un bob à large bord. Il trouva également une longueur de moustiquaire pour les épaules et la tête ássez résistante pour tenir à distance les bestioles de l'Alaska ª, lui dit le vendeur, un ancien du Vietnam qui avait perdu un oil là-bas, ´ mais à mailles assez fines pour ne pas laisser passer ces saloperies de moucherons noirs ª.

Il dut faire deux autres boutiques spécialisées avant de trouver les métrages de filet de camouflage dont il avait besoin.

Il se rendit dans plusieurs magasins de tissu et un magasin de sports de plein air pour trouver la toile à b‚che, la toile de jute et la toile à sac qu'il lui fallait dans les quantités nécessaires. Dans la dernière boutique, il fit tailler la toile en petits rectangles et les coupons de tissu brun en plusieurs centaines, littéralement, de petits morceaux de forme irrégulière. ¿ un moment, il y avait quatre employés en plus du chef de rayon en train de manier les ciseaux et

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de déchirer la toile. La patronne du magasin n'en revenait pas. Elle le regardait comme s'il était fou à lier, mais elle n'en accepta pas moins son argent.

Lorsqu'il chargea les gros sacs de bouts de tissu dans son 4x4, Dar vit Syd qui descendait de voiture. Elle s'était garée sur le même parking. Elle s'approcha de lui en disant :

- J'abandonne. Je n'ai pas la moindre idée de ce que vous êtes en train de faire.

- Parfait.

- Vous ne voulez pas me le dire ?

- Mais bien s˚r, fit Dar en déposant le dernier sac à l'intérieur du Land Cruiser. Je vais me fabriquer un ghillie.

Elle secoua la tête.

- qu'est-ce que c'est que ça ?

- Vous n'avez qu'à enquêter pour le savoir, madame l'enquêteuse. Vous avez l'intention de me suivre longtemps comme ça ?

Elle se mordit la lèvre.

- Je sais que vous n'aimez pas ça, mais je me sens responsable de...

- Au diable votre sens de la responsabilité. Vous avez vos occupations et j'ai les miennes. Nous n'arriverons jamais à les réaliser si vous me suivez tout le temps.

Elle hésita. Il posa la main sur son avant-bras.

- Ne nous tirons pas dans les pattes, dit-il. Ma meilleure chance de rester en vie, c'est que vous réussissiez à mettre rapidement à l'ombre Dallas Trace et ses tueurs. Alors, faisons ça ensemble.

Syd hocha la tête, mais murmura :

- Puis-je vous poser une question ?

- Bien s˚r, mais à une condition, c'est que vous répondiez ensuite franchement à la mienne.

- D'accord, accepta Syd. O˘ allez-vous passer la nuit... le week-end ?

- Je pars dans un instant pour mon chalet. Mais je n'y passerai pas la nuit. Je rentrerai tard à l'appartement. Et en ce qui concerne ce week-end, j'ai l'intention d'aller camper dimanche et de prendre un jour ou deux de plus.

- Camper ? fit Syd, perplexe.

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- Si l'on peut dire.

- Votre téléphone sera allumé pendant que vous... camperez ?

- Non. Mais je vous promets une chose. Je serai dans un endroit o˘ ni Dallas Trace ni ses protégés ne songeraient jamais à me chercher.

- Ses protégés... Mais c'est d'accord. Je vous laisse faire. Pour le moment.

- ¿ mon tour, maintenant. (Il regarda autour d'eux. Ils étaient seuls sur le parking. Les ombres du soir commençaient à s'allonger sensiblement.) que signifie cette mise en scène de ce matin ?

- que voulez-vous dire ?

- Vous savez très bien ce que je veux dire.

Il avait parlé d'une voix calme, sans impatience. Il s'adossa au Land Cruiser et attendit la réponse.

- Il y a eu des fuites importantes au cours du mois qui vient de s'écouler. Nous avons acquis la certitude que Trace et les autres dirigeants de l'Alliance sont au courant de nos projets avant même que nous ne commencions à les mettre en ouvre.

- La chambre de mise en accusation ? Elle secoua la tête.

- C'est au niveau de l'exécution que cela se produit. Les informations sont transmises par quelqu'un qui fait partie de l'équipe opérationnelle ou par quelqu'un qui est au courant de toutes nos décisions. C'est pourquoi j'ai organisé la réunion d'aujourd'hui avant de mettre les suspects sur écoute.

- Hernandez et Sutton ? demanda-t-il, surpris. ¿ moins que vous ne soupçonniez Trudy, Lawrence et moi-même. Vous allez nous mettre sur écoute également ?

- Non. Les fuites avaient lieu bien avant que les Stewart et vous ne soyez apparus sur la scène.

- Vous surveillerez aussi la ligne de Warren ? Elle fit la grimace.

- Ne soyez pas stupide. C'est le FBI qui s'occupe des écoutes.

- «a ne m'étonne pas. Mais j'ai du mal à croire que votre copain Santana ait annoncé qu'il allait passer à la clandestinité alors que vous savez qu'il y a des fuites.

Elle fronça les sourcils.

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- Mon copain Santana sait ce qu'il fait, Dar. Nous avons mentionné ça exprès. Il n'ignore pas qu'il a de grandes chances de se faire démasquer, fuite ou pas fuite. La version officielle est qu'il opérera tout seul, mais il y aura en fait trois autres agents d'origine hispanique qui se feront recruter en même temps que lui.

- De la Division des fraudes ?

- Du FBI. Nous passons la vitesse supérieure. Tom sait exactement ce qu'il fait, et il prendra soin de couvrir ses arrières. Mais pourquoi prenez-vous ce drôle de ton chaque fois que vous parlez de lui ?

Dar ne répondit pas.

La circulation était dense sur l'Interstate n∞ 8 dans la direction de l'est. Les travailleurs épuisés par leur semaine quittaient San Diego pour respirer un peu. Dar avait les vitres levées et faisait marcher la clime.

Un CD jouait l'enregistrement par Bernstein à Berlin de la Freiheit, la Neuvième. Il se sentait particulièrement détendu. Il y avait encore plus de bouchons sur la 79 direction nord, mais personne n'avait quitté

l'Interstate derrière lui, ni la Taurus de Syd, ni aucune autre voiture.

Les ombres s'allongeaient et se fondaient les unes dans les autres tandis qu'il prenait la route de son chalet. Une fois arrivé, il vérifia ses petits dispositifs secrets pour s'assurer que personne n'était venu là

depuis son départ. Puis il entra et ferma la porte à clé derrière lui.

De l'extérieur, rien n'indiquait que le chalet avait un sous-sol. Il n'y avait ni porte, ni lucarne, ni soupirail. Mais on y accédait de l'intérieur. Il roula le tapis rouge persan à côté de son lit, trouva la rainure à peine visible dans le plancher, et sortit une autre clé pour déverrouiller la trappe. La lumière de la cave s'alluma automatiquement lorsqu'il souleva le panneau et le bloqua.

Il descendit à l'aide de l'échelle et frissonna légèrement dans l'étroit couloir. Il n'y avait rien d'autre entre les quatre murs en ciment à part la porte en acier à l'autre bout. Il fallait deux clés pour l'ouvrir, et Dar t‚tonna dans sa poche à la recherche de la deuxième. La pièce à

laquelle elle donnait accès faisait environ le 278

tiers de la superficie du chalet, mais cela suffisait amplement à l'usage qu'en faisait Dar. La lumière ne s'allumait pas automatiquement, mais l'éclairage ne laissait aucun coin d'ombre entre les piles bien rangées de caisses, de cartons, d'étagères et de coffres. La température était contrôlée et l'atmosphère déshumidifiée. Les murs en parpaings étaient doublés à l'intérieur par des panneaux isolants contenant de l'amiante pris dans des feuilles d'aluminium. Cette pièce était un coffre-fort géant à

l'épreuve du feu, des ouragans et d'une explosion nucléaire lointaine. Il sourit à l'idée de ce que cet abri o˘ il mettait rarement les pieds lui avait co˚té.

Contre le mur du fond il y avait une grille cadenassée qui ouvrait sur une cheminée d'aération surdimensionnée. Elle communiquait, trente-sept mètres plus loin, avec le puits abandonné d'une mine d'or vieille de plus d'un siècle. Le puits de mine, à son tour, ressortait, soixante-trois mètres plus loin, à une centaine de mètres à l'est du chariot de berger. La cheminée d'aération, fermée aux deux extrémités par une grille cadenassée, avait co˚té à Dar, pour la creuser et l'aménager, autant que tout le reste de la maison.

Il s'avança entre les rangées de caisses. Comme d'habitude, il regarda au passage son ńécessaire d'urgence ª, la petite valise noire toujours prête quand il travaillait pour le NTSB. Et comme toujours, machinalement, sa main se posa sur la grosse malle verte qui contenait toutes les affaires de Barbara, toutes leurs photos de l'époque et tous les vêtements de bébé de David. Mais il ne l'ouvrait jamais.

Il y avait un coffre mural apparent au fond de la pièce, et Dar tourna rapidement le cadran à combinaison. Il savait qu'il était imprudent d'utiliser la date de naissance de David comme combinaison, mais un intrus capable d'arriver jusqu'ici ne se laisserait pas arrêter par une simple combinaison.

Le coffre était vaste et profond, avec plusieurs tablettes en métal o˘

étaient posés des documents, des disques informatiques et des photos. Mais il ignora tout cela et sortit un étui en noisetier avec une poignée de transport.

Il referma le coffre et posa l'étui en bois sur une caisse. Puis il l'ouvrit. ¿ l'intérieur, bien rangé dans des compartiments doublés de feutre vert, avec ses différentes parties enveloppées dans des 279

housses en plastique remplies de cosmoline, il y avait un fusil démonté de tireur d'élite, un M-40, la version militaire de la classique carabine Remington 700 à verrou.

Il passa un doigt sur la crosse en bois du fusil puis sortit de son logement la lunette de visée télescopique Redfield Acu-Range à

grossissement variable 6 à 9. Il regarda une fois à travers et la remit en place. Il était en train de refermer l'étui quand il entendit le bruit lointain mais distinct de coups redoublés frappés à la porte du chalet.

Il prit l'étui avec lui, quitta la cave en la refermant à clé derrière lui, et grimpa à l'échelle. Les coups étaient de plus en plus forts. Il referma la trappe, remit le tapis rouge en place, envisagea d'assembler le fusil avant d'aller ouvrir, mais laissa l'étui fermé et alla regarder par la fenêtre.

Il soupira, posa l'étui sur une étagère pleine de livres, et alla ouvrir.

- Vous allez bien ? demanda Syd.

Elle tenait son Sig Pro dans la main droite. Elle avait tambouriné sur la porte avec son poing gauche, car ses phalanges étaient toutes rouges.

- Pas de problème, lui dit Darwin en s'effaçant pour la laisser entrer.

- Alors, pourquoi n'avez-vous pas répondu quand j'ai frappé ?

- J'étais dans ma baignoire.

- C'est faux. J'ai regardé par toutes les fenêtres. Vous n'étiez nulle part.

Dar savait que la trappe de la cave, même ouverte, n'était visible d'aucune des fenêtres.

- Il y a deux heures, vous m'avez promis de ne pas me suivre, dit-il. Et voilà que vous m'espionnez par la fenêtre de ma salle de bains.

Elle rougit. Son visage était de plus en plus cramoisi tandis qu'elle remettait son semi-automatique dans son holster et refermait sa veste.

- Je ne vous ai pas suivi. J'ai essayé de vous appeler sur votre portable, mais il n'était pas branché. J'ai essayé de faire le numéro du chalet, et je n'ai pas eu de réponse.

- Il y a seulement quelques minutes que je suis ici. qu'y a-t-il ? quelque chose qui ne va pas ?

280

Elle fit du regard le tour de la pièce.

- Est-ce que je peux avoir un verre de scotch ?

- Nous conduisons tous les deux. Je rentre en ville ce soir, ne l'oubliez pas. J'allais partir dans quelques minutes.

- Je sais ce que c'est qu'un ghillie, maintenant.

Elle était encore hors d'haleine, comme si elle avait couru de sa voiture au chalet.

- Et je suis également au courant, pour Dalat, ajouta-t-elle.

17 quarante-huit heures

Je n 'ai jamais parlé de Dalat à Barbara, pensa Dar en remplissant leurs verres avant d'aller rassembler le nécessaire pour faire des spaghettis.

Nous avions beau être très proches, je ne lui ai jamais parlé de ça. Pas plus qu 'à Larry ni à quiconque.

Les choses ne sont plus les mêmes à présent, se dit-il. Un tueur russe a fait un carton sur toi l'autre jour.

Très bien. Il trinqua avec Syd, et ils savourèrent leur single malt pendant qu'il préparait les spaghettis dans un silence tourbillonnant de trop de réminiscences douloureuses.

Dalat était - est toujours - une ville des hauts plateaux vietnamiens, située au pied du mont Lang Biang, à environ 80 km de la côte. En 1962, le président Kennedy et le gouvernement des …tats-Unis montrèrent leur solidarité avec le régime sud-vietnamien en place à l'époque - Dar ne se rappelait pas le nom de l'homme fort du moment - en transférant une certaine quantité de plutonium et d'autres matériaux radioactifs au Sud-Vietnam pour aider à la construction d'un réacteur nucléaire à Dalat. Ce réacteur servait à produire des radio-isotopes pour la recherche et la médecine, mais le plus important était sa valeur de symbole pour le statut du Sud-Vietnam ainsi que pour la coopération et l'amitié entre les deux peuples.

On passe à mars 1975. Nixon et Kissinger ont réussi à ´ vietna-miser ª la guerre. Les soldats chargés de relever les six cent mille troufions américains, marines, personnel de l'Air Force et autres, 283

renvoyés chez eux, sont en pleine débandade. Le Viet-cong et l'armée régulière du Nord-Vietnam sont occupés à prendre possession de toutes les anciennes bases américaines et de toutes les villes vietnamiennes. Saigon est à dix jours de la chute, et la situation à l'ambassade américaine, o˘

il ne reste plus qu'une force symbolique de marines, est, pour reprendre l'expression de l'époque, un ´ pur merdier ª. Une énorme armada attend, au large des côtes, le moment de rapatrier les derniers diplomates avec leurs familles et les marines chargés de les protéger.

Au milieu de toute cette confusion - o˘ il fallait détruire les documents et le matériel abandonnés, expédier le personnel et contenir la foule des álliés ª vietnamiens qui suppliaient qu'on les emmène -, deux techniciens sud-vietnamiens se pointèrent à l'ambassade pour rappeler avec défiance aux Américains que le réacteur de Dalat fonctionnait toujours et qu'il y avait là-bas des stocks de plutonium de qualité militaire. L'ambassadeur et le représentant le plus gradé de l'armée furent finalement alertés au milieu de la confusion générale, et ils ordonnèrent aux techniciens vietnamiens de retourner d'urgence à Dalat pour figer le réacteur, c'est-à-dire appliquer la procédure d'arrêt d'urgence. Ensuite, ils devaient ramener tous les matériaux radioactifs sensibles, en particulier le plutonium, à Saigon, o˘

ils seraient embarqués sur un navire de l'armada en attente.

Les deux techniciens déclarèrent qu'ils se feraient un plaisir d'obéir à

ces ordres, mais ils rappelèrent respectueusement au général et à

l'ambassadeur que Dalat était sur le point de tomber aux mains du Viet-cong et des unités de l'armée régulière du Nord-Vietnam. Toutes les routes et toutes les lignes de chemin de fer qui menaient à Saigon et à la mer étaient contrôlées par l'ennemi, et tous les vols au départ ou à

destination de Dalat étaient annulés en raison de la proximité des soldats.

Le personnel du réacteur avait abandonné les lieux, et les installations, pour le moment, étaient sans surveillance. Les deux techniciens racontèrent qu'ils avaient pu s'enfuir - sous un feu nourri d'armes automatiques - à

bord d'un petit avion appartenant au frère du plus jeune d'entre eux, qui se trouvait avoir le grade de capitaine de l'armée de l'air sud-vietnamienne et qui les avait déposés à Saigon sur une piste de fortune non loin du chaos de la route nationale avant de redécoller pour 284

gagner la ThaÔlande. Les deux techniciens seraient volontiers retournés à

Dalat pour aider leurs très chers amis américains, mais leur formation n'était pas de très haut niveau et ils n'avaient pas la moindre idée de la manière dont on arrête un réacteur nucléaire, sans compter qu'ayant déjà

risqué leur peau pour apporter jusqu'ici la nouvelle ils estimaient avoir bien gagné leur voyage aux …tats-Unis, o˘ les attendait une nouvelle vie.

- Est-ce que nous avons une grosse tête du nucléaire sous la main ? demanda l'ambassadeur. Un marin ou n'importe qui capable d'arrêter un réacteur en marche et de manipuler du plutonium ?

Il se trouva qu'ils avaient quelqu'un. ¿ bord d'un porte-avions nucléaire ancré dans la baie, il y avait deux ressortissants américains membres de la Commission de l'énergie atomique des …tats-Unis ainsi que de l'Agence internationale pour l'énergie atomique. Ils s'appelaient Wally Henderson et John Halloran. Ce n'étaient pas des militaires. C'étaient des universitaires affables et serviables, et ils n'avaient jamais entendu parler de Dalat ni même de l'existence d'un réacteur au Sud-Vietnam. Ils se trouvaient sur la côte vietnamienne parce que plusieurs navires de guerre de l'armada d'évacuation étaient porteurs d'armes nucléaires ou disposaient de la propulsion nucléaire et que le Département de la défense avait jugé

prudent, dans cette situation embrouillée, d'avoir sous la main quelqu'un qui soit d'un niveau supérieur à celui d'un technicien formé par la Navy et qui sache comment fonctionne un réacteur embarqué ou une arme nucléaire.

Wally Henderson et John Halloran furent promptement acheminés par hélicoptère dans la fourmilière que constituait Saigon. Là, on les mit succinctement au courant, puis on les expédia à Dalat avec une escorte de douze marines. Les instructions données en même temps aux universitaires et aux marines étaient on ne peut plus simples : arrêter le réacteur, ne pas le laisser exploser ou faire ce que font les réacteurs quand ils sont bombardés par l'ennemi, récupérer le maximum de matériaux radioactifs, récupérer les quatre-vingts grammes et des poussières de plutonium contenu dans le réacteur, et regagner dare-dare Saigon. Śi l'aérodrome tombe aux mains de l'ennemi, essayez de traverser les quatre-vingts kilomètres de jungle jusqu'à la côte, o˘ un avion viendra vous 285

chercher dès que vous nous aurez contactés par radio. Mais surtout, ramenez le plutonium à tout prix. ª

Parmi les douze marines, quatre étaient des tireurs d'élite. Dar Minor, dix-neuf ans, frais émoulu de l'université avec son diplôme de physique en poche obtenu précocement - ce que tout le monde ignorait royalement à

l'ambassade et chez les marines au moment de cette mission -, faisait partie des tireurs d'élite. quand ils se posèrent à Dalat dans un vieux DC-3 commercial rendu plus difficile à piloter par un revêtement de plomb improvisé dans la soute à la va-vite pour transporter les substances radioactives, huit marines, y compris le lieutenant qui les commandait, restèrent sur place pour protéger le terrain d'atterrissage d'une éventuelle attaque nord-vietnamienne tandis que Dar et trois autres accompagnaient Wally et John jusqu'au réacteur. Il était 7 heures du matin, et les brumes de l'aube commençaient à se dissiper.

Le réacteur était totalement à l'abandon. Les soldats d'élite de l'ARV

s'étaient enfuis, laissant littéralement toutes les portes ouvertes derrière eux. Mais l'ennemi n'était pas encore arrivé. Pour le jeune Dar, ces installations rappelaient la réplique de Fort Knox qu'il avait vue dans le film Goldfinger quand il avait huit ans : une énorme structure de béton renforcé, couronnée d'une coupole, construite au sommet d'une colline basse. Le réacteur de Dalat était entouré de près de un kilomètre cinq cents de versants herbeux dans toutes les directions. Il y avait trois rangées de barbelés pour protéger le périmètre, disposées à une centaine de mètres les unes des autres. Les quatre marines avaient eu la présence d'esprit de refermer les grilles sur leur passage en conduisant leur jeep et les deux scientifiques remplis d'excitation vers le réacteur principal.

Sur trois côtés, c'était la jungle dense, et sur le quatrième s'ouvrait la route qui menait à Dalat. Le réacteur occupait une position dominante avec vue sur un kilomètre et demi dans cette direction. Pour un tireur d'élite, même novice comme Dar avec ses dix-neuf printemps, c'était la position idéale.

Bien qu'il n'e˚t pas encore reçu son baptême du feu, Dar était officiellement le chef de son équipe de deux. Les tireurs d'élite ne faisaient partie du corps des marines que depuis 1968, année o˘ l'état-major avait reconnu leur importance dans la guerre et donné

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son aval à la création et à la formation de pelotons de snipers au sein de chaque compagnie et de chaque bataillon de reconnaissance. Officiellement, un peloton de snipers consistait en trois escadrons comprenant chacun cinq équipes de deux hommes et un chef d'escadron, plus un sous-officier supérieur et un officier armurier. En tout, le peloton comprenait un officier et trente hommes de troupe. Techniquement, le bataillon de reconnaissance avait une composition légèrement différente, mais au total il comprenait aussi un officier et trente hommes de troupe. En réalité, les snipers des marines opéraient, comme ils l'avaient fait dans cette guerre, en Corée et pendant les deux guerres mondiales, par équipes de deux hommes, chacun étant tireur d'élite mais avec un chef qui dirigeait littéralement le tir et un guetteur comme numéro deux.

Pendant cette mission à Dalat, Dar était le chef de l'équipe n∞ 2. En tant que tel, il avait une Remington 700 à verrou, calibre 7,62 mm, qui était une carabine de chasse modifiée et rebaptisée M-40 par les marines. Son guetteur avait un M-14 de précision. Les guetteurs des premières équipes de snipers au Vietnam avaient reçu en dotation des M-16 à tir rapide, mais les marines s'étaient vite aperçus à leur détriment que le M-16 manquait de la précision nécessaire dans les tirs à longue portée, et ils étaient revenus au M-14.

Pour cette mission, les deux équipes de snipers avaient littéralement emporté plus d'armes et de munitions qu'ils ne pouvaient en transporter physiquement. Dar supposait que, la guerre étant terminée et les …tats-Unis laissant derrière eux des dizaines de milliards de dollars de matériel, quelques armes de plus ou de moins ne faisaient guère de différence. La seconde jeep emportait quatre M-40 supplémentaires, deux M-14, un canon de rechange pour M-40 pour chaque équipe, et plusieurs caisses de munitions.

Chacun des quatre marines avait sa panoplie de jumelles et de radios à

court rayon d'action. Les deux équipes se partageaient un gros émetteur PRC-45 pour demander un soutien d'artillerie ou des frappes aériennes. En plus des jumelles, chaque guetteur disposait d'un télescope de reconnaissance à grossissement 20. Et pour renforcer encore leurs capacités d'observation, la seconde jeep transportait également deux gros NOD, dispositifs d'observation nocturne, et quatre lunettes de visée Starlight AN/PVS2 plus petites montées

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sur les M-14 de précision supplémentaires. L'un des gros NOD était monté

sur trépied, mais l'autre était installé sur la pièce maîtresse de leur arsenal, une mitrailleuse Browning M2 calibre 50 spécialement modifiée pour pouvoir fonctionner au coup par coup comme arme de franc-tireur. Avec la M2, il y avait aussi une grosse lunette de visée Unertl pour usage en plein jour.

Le guetteur de Dar était un Noir de vingt-deux ans, originaire de l'Alabama, qui avait le grade de caporal. Il s'appelait Ned. Il avait battu Dar - de très peu - aux exercices de tir de précision, mais Dar avait terminé sa période d'instruction de tireur d'élite de 205 heures - dont 62

consacrées au tir, 53 à l'entraînement sur le terrain et 85 aux exercices tactiques - avec un score total supérieur. Le vrai champion de tir des deux escadrons était le sergent Carlos, plus ‚gé qu'eux - il avait trente-deux ans -, et le seul des quatre à avoir déjà participé à des combats. Le quatrième homme, le guetteur de Carlos, avait également dix-neuf ans ; il s'appelait Chuck et venait de Palo Alto.

Dar et les autres garèrent les deux jeeps hors de vue dans un des hangars vides, jetèrent un coup d'oil rapide à la salle de commande déserte du réacteur, laissèrent les deux spécialistes faire leur travail puis allèrent se poster sur les terrasses en se préparant à monter la garde durant les quarante-huit heures à venir. Carlos était ravi de voir que le réacteur était défendable dans de très bonnes conditions. Il y avait deux terrasses entourées de parapets en ciment sur 360∞ au-dessus du b‚timent principal du réacteur. La première était au niveau d'un troisième étage, et l'autre juste au-dessous du dôme, à une vingtaine de mètres du sol. Les parapets des deux terrasses étaient crénelés, en ce sens que tous les vingt pas environ le ciment montait un mètre plus haut que le muret de un mètre vingt. Cela formait un rempart, à la grande satisfaction du sergent Carlos.

Pour renforcer cette position, les quatre marines se h‚tèrent de disposer plus de quatre-vingts sacs de sable qu'ils prirent dans les postes de garde abandonnés du rez-de-chaussée. Cela leur procura des positions de tir et des abris incomparables.

Les murs spécialement renforcés du b‚timent de confinement de six étages avaient trois mètres cinquante d'épaisseur. Malgré quelques constructions basses au pied du b‚timent du réacteur, les

parapets étaient assez hauts pour que leur angle de tir soit dégagé dans toutes les directions. L'accès aux deux niveaux et à la salle de commande se faisait par des couloirs et des escaliers intérieurs. Il n'y avait pas de fenêtres.

- Bordel ! fit le sergent Carlos quand ils eurent fini la corvée des sacs de sable. Si Davy Crockett, Jim Bowie, le colonel Travis et consorts avaient eu un endroit et des armes comme ça à la place de leur fort Alamo merdique, mes ancêtres auraient fait un malheur !

Il fallut à Wally et John quarante-deux heures pour arrêter le réacteur, localiser et charger les différents isotopes, et trouver le conteneur censé

receler quatre-vingts grammes de plutonium de qualité militaire. L'ennemi arriva sur les lieux trois heures après eux.

Une heure après l'arrivée de Dar au réacteur, le lieutenant Haie les appela par radio de l'aéroport. Les huit marines restés là - lourdement armés eux aussi - étaient aux prises avec ce qui semblait être un bataillon viet-cong. Une demi-heure plus tard, l'opérateur radio du lieutenant Haie leur annonça que la moitié des Américains étaient morts, y compris le lieutenant, et que les autres essayaient de tenir tête à une compagnie mécanisée au complet de l'armée régulière nord-vietnamienne. Le DC-3 avait redécollé en les laissant derrière lui. Les hommes de Haie avaient réclamé

une évacuation d'urgence par hélicoptère, mais les appareils de combat étaient tous pris et les hélicos d'évacuation ne pouvaient pas s'approcher de l'aérodrome en raison de tirs soutenus venus de groupes isolés dans la jungle environnante.

Durant une heure, après cela, Dar et les trois autres marines postés sur les terrasses entendirent le bruit lointain des armes individuelles : les salves reconnaissables des M-16 et des M-60, le crépitement encore plus reconnaissable des Kalachnikov AK-47, le claquement sec des mortiers et la détonation sourde des canons des blindés. Le sergent Carlos leur affirma que c'était la première fois, en trois campagnes au Vietnam, qu'il entendait tirer des chars ennemis.

Puis les tirs cessèrent. Le silence qui s'ensuivit était si terrible que Dar fut presque soulagé quand les premiers Viet-congs apparurent sur la route de Dalat dans des jeeps prises à l'ARVN, quelques blindés légers et une file de camions.

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- Regardez bien, fît le sergent Carlos.

La M2 calibre 50 équipée d'une lunette Unertl spéciale avait été installée en haut du mur de façade avant entre deux tas de sacs de sable. Pendant que Chuck et Ned observaient l'ennemi avec leurs télescopes à grossissement 20, le sergent ouvrit le feu sur la colonne à une distance de 2 200 m. Sa première balle transforma la tête du chauffeur de la jeep la plus proche en un ballon de bruine rouge. La deuxième - une munition explosive - mit le feu au réservoir d'essence du véhicule, qui sauta à plus de quinze mètres de hauteur. Le troisième coup pénétra le blindage léger du véhicule suivant. Le chauffeur fut probablement tué, car le blindé fit une embardée sur la droite et bascula dans un fossé d'irrigation. Le quatrième coup atteignit le bloc moteur du troisième véhicule de la colonne, un camion de transport ´ deux et demi ª qui s'immobilisa, bloquant le reste du convoi.

Les soldats quittèrent alors leurs camions et s'éparpillèrent dans la jungle environnante.

Le sergent Carlos continua posément son canardage tandis que ses trois compagnons observaient le résultat avec leurs télescopes. Chaque fois que Carlos tirait, un être humain mourait. Puis, lorsque les camions furent vides, les soldats viet-congs avancèrent sur eux à travers la jungle en demandant par radio des renforts à l'ANV. Pour faire bonne mesure, Carlos fit sauter trois autres camions avec des balles explosives. La fumée et les flammes grimpèrent dans le ciel dégagé du matin.

- Vous comprenez, voir ses potes fauchés par des balles tirées à deux kilomètres de distance, ça vous sape le moral, expliqua le sergent Carlos.

Il laissa refroidir le calibre 50 et posta Dar et son équipier derrière le parapet inférieur avant d'aller préparer tranquillement son M-40 à verrou pour tir ´ rapproché ª à 800 m maximum.

Dar avait toujours entendu dire que les histoires de guerre grossissent et se bonifient dans la mémoire à force d'être racontées. Mais il n'avait jamais raconté à personne l'histoire de ces quarante-huit heures à Dalat.

Le souvenir qu'il en avait était aussi solide et immuable qu'un bloc de granit au fond de son ‚me.

Les éclaireurs viet-congs avaient commencé à riposter et à faire quelques incursions à partir du couvert des arbres vingt minutes après que Carlos eut immobilisé leur premier convoi. Dar et lui avaient continué de tirer avec leurs M-40 calibre 7,62 sur tous les Viet-congs qui sortaient des zones d'ombre de la jungle ou étaient trahis par la lueur de leur arme.

¿ l'exception des balles de AK-47 qui s'écrasaient contre les murs ou ricochaient sur le gravier, ou parfois sur le mur de confinement du réacteur, sans avoir aucun effet, Dar n'entendait que les détonations méthodiques des deux M-40 et les commentaires à voix basse : ´ Touché...

touché... à terre, mais bouge encore... mort... touché... ª de Ned, son guetteur.

Tôt dans l'après-midi, une centaine de Viet-congs tentèrent une sortie et se ruèrent sur le b‚timent du réacteur. Dar et Carlos commencèrent par abattre les tireurs embusqués qui fournissaient aux fantassins toute la couverture qu'ils pouvaient avec leurs K-44 moins précis - il s'agissait en fait des vieux fusils soviétiques 7,62 mm M1891/30 Mosin-Nagant utilisés par l'Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. quand ils se furent débarrassés des snipers - c'était toujours la priorité pour un autre sniper

-, ils tuèrent les sapeurs chargés de ´ torpilles Bangalore ª pour détruire les lignes de barbelés. quand les sapeurs furent tous morts, Carlos et Dar concentrèrent leur tir sur tous les officiers de l'ANV qu'ils purent identifier. Dès qu'un homme en uniforme vert et casque colonial criait un ordre ou encourageait les autres soldats ou brandissait un pistolet plutôt que l'omniprésent AK-47, il devenait leur cible. Lorsque les premiers rangs ennemis considérablement éclaircis arrivèrent à 800 m du b‚timent, soit à

200 m de la première ligne de barbelés, Ned et Chuck ouvrirent sur eux un feu nourri avec leurs M-14 de précision.

Les assaillants refluèrent. Ce fut la débandade en direction de la jungle.

quelques-uns y parvinrent.

Les réguliers de l'ANV arrivèrent quelques minutes plus tard. En les observant à travers sa lunette, Dar fut sidéré. Il n'avait encore jamais vu de tank russe T-55, et personne ne lui avait jamais expliqué comment en détruire un. Les deux blindés de tête semblaient avoir l'intention de foncer droit sur eux, d'enfoncer la grille

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et d'entrer directement dans l'enceinte du réacteur. Ils n'utilisèrent pas leurs canons de 72 mm. Les quatre marines américains comprirent que les communistes n'avaient aucune intention de se servir de leurs mortiers ni de leur artillerie. Un gradé, quelque part dans leur hiérarchie, avait de toute évidence décrété que le réacteur de Dalat devait être pris sans que les b‚timents en souffrent. C'était une décision stupide, se disait Dar, car quelques obus bien ajustés auraient pu les tuer tous les quatre sans que les murs épais du réacteur aient autre chose que des éraflures. Wally et John, à l'ouvre dans la salle de commande, devaient déclarer par la suite qu'ils n'avaient pas entendu la moindre détonation. Heureusement pour les marines, l'état-major de l'ANV en savait apparemment encore moins sur les réacteurs nucléaires que l'ambassadeur des …tats-Unis.

quand le char de tête arriva à moins de mille mètres de lui, le sergent Carlos commença à tirer des balles explosives calibre 50 dans les trappes de vision.

- Tu te fous de moi ! cria Ned pour couvrir le fracas des détonations. Tu voudrais détruire un char d'assaut avec un fusil de précision ?

- Ces trappes de vision sont à l'épreuve des balles, lui dit le sergent Carlos entre deux tirs, mais elles peuvent s'étoiler quand même. C'est dur de piloter un char quand on n'a plus aucune

visibilité.

Il fallut huit balles pour obtenir le résultat escompté, mais le blindé