Un Noir en uniforme d'huissier entra dans la salle en annonçant :
- «a va bientôt commencer. Dickweed est en route, et Syd vient de ressortir des toilettes.
La veille, toujours menotte, Dar avait été conduit à la prison municipale de Riverside. Dans la voiture, le plus ‚gé des deux flics lui avait lu ses droits, littéralement, sur un carton écorné. Dar avait la possibilité de garder le silence et tout ce qu'il dirait pourrait être et serait sans aucun doute utilisé contre lui devant une cour de justice, il avait le droit de faire appel à un avocat et, s'il n'avait pas les moyens de s'en payer un, on lui en commettrait un d'office. Comprenait-il ?
- Vous êtes obligé de lire ce truc-là ? demanda Dar. Vous devez le répéter cinquante mille fois par an !
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- Bouclez-la ! aboya le flic en guise d'explication. Dar hocha la tête et observa un silence mirandien '.
Dans la prison de Riverside, qui faisait partie d'une affreuse b‚tisse voisine de l'horrible hôtel de ville de Riverside, les jeunes flics reprirent possession de leurs menottes et le remirent officiellement entre les mains du shérif de Riverside, qui confia à un jeune adjoint le soin de remplir les papiers. C'était la première fois que Dar faisait l'objet d'une arrestation, mais la procédure - vider ses poches de tout objet personnel, prendre ses empreintes et le photographier de face et de profil - lui était familière gr‚ce aux films et à la télé, et tout cela combiné lui donnait une étrange impression de déjà vu et de distanciation qui s'ajoutait au caractère irréel de tout ce qui s'était passé depuis une heure ou deux.
On le poussa dans une cellule de garde à vue sans autres occupants que quelques blattes blasées. Au bout d'un quart d'heure, l'adjoint vint lui dire :
- Vous avez droit à un coup de téléphone. Vous voulez contacter votre avocat ?
- Je n'ai pas d'avocat, répondit Dar, et c'était vrai. Je peux appeler mon psy ?
L'adjoint ne parut guère amusé.
Dar appela Trudy, qui s'était occupée dans sa vie de tant de questions légales qu'elle aurait pu passer l'examen d'entrée au barreau avec son cerveau attaché dans le dos. Mais au lieu de traiter eux-mêmes les litiges, Lawrence et elle s'étaient attaché les services de l'un des meilleurs avocats de toute la Californie. La chose était indispensable dans la mesure o˘ l'agence Stewart se laissait prendre de temps à autre dans les filets juridiques de certains prédateurs procéduriers qui fréquentaient les eaux troubles des arnaques aux assurances avec autant de diligence et de persévérance que les pêcheurs de la Nouvelle-Angleterre.
- Trudy, il faut que..., commença-t-il lorsqu'elle eut décroché.
- Oui, je sais, l'interrompit-elle. Je n'ai pas pu le voir en direct, 1. D'après le nom d'un prévenu, Ernesto Miranda, dans un précédent établi en 1966 par la Cour suprême obligeant la police à informer un suspect de ses droits constitutionnels préalablement à toute question.
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mais Linda me l'a enregistré. Tout le monde ne parle que de ta folle équipée.
- Folle équipée ! hurla Dar. Ces enfoirés ont voulu me tuer, et je...
- Tu es à Riverside, je crois ? l'interrompit-elle de nouveau.
- Oui.
- L'un des associés de WDD est en route. Tu feras ta déposition là-bas en sa présence, et il te fera sortir en moins d'une heure.
Dar battit des paupières.
- …coute, Trudy. La caution va s'élever à un milliard de dollars ! Il y a eu deux morts, et en direct sur Channel Five ! Le comté de Riverside ne va pas me laisser sortir d'ici sans...
- Il faut voir plus loin que les caméras de la télé, Dar. J'ai passé
quelques coups de fil. Je sais qui étaient ces deux types et pourquoi la police de la route et celle du comté n'ont pas livré ton nom aux médias. Je sais aussi pourquoi WDD va pouvoir...
- qui sont ces types ? demanda Dar en se rendant compte qu'il s'était remis à hurler. Ils l'ont dit à la télé ?
- Non, non, ils n'ont rien dit à la télé, et on en saura plus demain matin, dans le bureau du procureur adjoint à San Diego. Neuf heures précises. Tu seras libéré avant sous caution. Le procureur du comté de San Diego a déjà sur sa table de travail une recommandation de l'un de ses juges adressée au magistrat du comté de Riverside pour lui demander de se montrer indulgent. Et n'aie pas peur que les médias te harcèlent jusqu'à ta porte, ton nom ne sera pas divulgué au moins jusqu'à demain.
- Mais... fit Dar.
Il s'arrêta là, conscient de n'avoir rien de plus à demander.
- Tu peux attendre tranquillement l'arrivée de l'associé de WDD, continua Trudy. Ensuite, rentre chez toi et prends une douche bien chaude. Lawrence vient d'arriver, et je l'ai mis au courant de tout. On te rappelle ce soir.
T‚che de bien dormir ensuite, on a tous besoin d'être frais et dispos demain matin.
WDD Du Bois (prononcer Duboyze) était un petit homme brillant à la peau noire, avec une moustache à la Martin Luther King et une personnalité
évoquant Danny De Vito. Lawrence avait
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déclaré un jour que, dans un tribunal, il était capable d'en suggérer plus avec sa moustache que la plupart des gens avec leurs sourcils.
Du Bois n'était pas le vrai nom de l'avocat. Ou, plutôt, ce n'était pas son nom à la naissance. Baptisé Willard Darren Dirks à Greenville, Alabama, WDD
avait tout contre lui depuis sa venue au monde au début des années 40 : sa race, les conditions rurales d'extrême pauvreté de sa famille, l'…tat dans lequel il était né, l'‚ge mental et l'attitude générale des Blancs qui l'entouraient, ses parents illettrés, les écoles merdiques et ségrégationnistes qu'il fréquentait, enfin tout, à l'exception de son quotient intellectuel, plus élevé que la moyenne du score de la majorité
des joueurs de bowling professionnels. Dès l'‚ge de neuf ans, le jeune Willie Dirks avait découvert les écrits de W.E.B. Du Bois ' (prononcer Duboyze). Avant d'avoir vingt ans, il avait changé légalement son nom. Et quand il avait quitté l'Alabama pour entrer à l'université de la Californie du Sud et à l'école de droit de l'UCLA, il avait été le troisième Noir à y obtenir son diplôme et le premier à diriger à Los Angeles un important cabinet d'avocats o˘ tout le personnel, depuis les hommes de loi jusqu'aux dactylos, était de race noire.
Le fait que tout cela ait coÔncidé avec la nouvelle loi de 1964 sur les droits civils, avec toute une pluie de décrets gouvernementaux sur l'égalité des races et avec les mesures prises par Lyndon Johnson en vue de l'élaboration d'une Nouvelle Société o˘ des batailles juridiques sans merci allaient se livrer sur tous les fronts aida considérablement à l'expansion de la clientèle de WDD, sans pour autant confiner sa firme dans ce créneau.
Il s'occupait principalement d'affaires civiles, mais son premier amour demeurait le droit criminel, et il y avait encore quelques procès o˘ il tenait à intervenir personnellement. Plus l'affaire était étrange, plus il était enclin à monter personnellement au créneau. Tout le monde savait - du moins dans sa sphère professionnelle - que l'avocat Robert Shapiro avait essayé de recruter Du Bois dans l'affaire O.J. Simpson 1. W.E.B. Du Bois (1868-1963), premier Noir diplômé de Harvard, cofonda-teur de la National Association for thé Advancement of Colored People (NAACP), écrivain, intégrationniste de la première heure et leader dans la lutte pour les droits civils.
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avant que Johnny Cochran ne s'en occupe, et que la réponse de Du Bois avait été : ´ Vous rigolez ? Ce frère-là est aussi coupable que CaÔn, le frère d'Abel. Je ne défends que des assassins innocents. ª
Au fil des années, l'agence Stewart lui avait amené pas mal d'affaires délicieusement tarabiscotées, et Du Bois leur avait manifesté sa reconnaissance en les représentant lorsque les choses se compliquaient, ce qui semblait être le cas présent.
Le procureur adjoint entra et prit place au bout de la table. Les ambitions politiques de Richard Allen Weid le rendaient particulièrement sensible à
propos de son nom (qui se prononçait ´ weed ª). Son père avait été un magistrat renommé en son temps, et il ne pouvait pas changer de nom à cause de ça. Mais il demandait à tout le monde de ne pas l'appeler Dick ', encore plus souvent que Lawrence demandait aux gens de ne pas l'appeler ´ Larry ª.
Ce qui était une raison suffisante pour que tout le monde, dans le bureau du procureur, au palais de justice de San Diego et même dans toute la Californie du Sud, l'appelle - quand il était hors de portée d'oreille -
Dick le débile.
quant à Syd, ce fut pour Dar une surprise encore plus grande. C'était une femme séduisante, la trentaine bien avancée, bien en chair dans le meilleur sens de l'expression, au look très professionnel, mais avec quelque chose en plus qui suggérait une grande intelligence filtrée par un regard amusé
sur la vie en général. Dar était s˚r qu'elle écrivait son prénom Śydney ª, avec deux y, et vu qu'elle prit d'autorité le deuxième siège du pouvoir, vacant à l'autre bout de la table, il en déduisit que c'était quelqu'un de drôlement important.
Le proc adjoint Weid déclara la séance ouverte.
- Vous savez tous pourquoi nous sommes ici. Pour ceux d'entre vous qui étaient de service et qui n'ont pas vu les nouvelles hier ou ce matin, il y a sur cette table une série d'exemplaires de la déposition du Dr Darwin Minor, ainsi que cette cassette.
Merde ! se dit Darwin pendant que l'assistant de l'assistant amenait un chariot de bibliothèque avec un magnétoscope, une VHS et un vieux moniteur pour placer le tout à la place d'honneur, près du 1. Dick est le diminutif habituel de Richard Mais le mot désigne également l'organe sexuel m‚le. quant à dickweed, cela signifie ćrétin ª, ábruti ª, ´ débile ª.
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siège du procureur adjoint. Ce dernier inséra la cassette, et Dick Weid brandit la télécommande.
Dar n'avait pas regardé la veille les nouvelles à la télé. Il vit pour la première fois le reportage de Channel Five, avec la poursuite à la sortie de l'autoroute puis sur la route en lacet au-dessus du lac Elsinore. Pour finir, il y avait un passage fabuleux o˘ l'hélico, en vol stationnaire à
une centaine de mètres de la terrasse du restaurant Lookout, avait été à
deux doigts de se faire percuter par la Mercedes E 340 lancée dans les airs comme si elle cherchait à atterrir sur les patins de l'engin volant. Par bonheur, le procureur adjoint n'avait pas mis le son, et ils n'eurent pas droit aux commentaires délirants des journalistes. Par contre, la Steadicam zooma longuement sur les visages des deux hommes, dont la tête et les épaules dépassaient par la fenêtre côté conducteur, comme s'ils essayaient de sortir du véhicule pour se mettre en sécurité, et Dar vit clairement les lèvres de celui qui l'avait canardé en train de crier quelque chose qu'il ne comprenait pas.
Lorsque la Mercedes tomba hors du champ de la caméra, le pilote de l'hélico plongea immédiatement à sa poursuite, afin que la caméra gyrostabilisée puisse la suivre imperturbablement et sans merci jusqu'à l'impact, qui se produisit contre le versant de la montagne à une trentaine de mètres au-dessous de la terrasse. Le véhicule rebondit en tournoyant à plusieurs reprises à travers les broussailles et les arbres du versant, le ch‚ssis demeurant étonnamment entier, mais roues, pare-chocs, rétros, essieux, pot, enjoliveurs, pare-brise, suspension, convertisseur catalytique et occupants humains volant tout aussi étonnamment en morceaux, jusqu'au moment o˘ la carcasse disparut dans son propre nuage de poussière, de débris divers et de feuillage arraché au fond du gouffre.
Le procureur adjoint Weid utilisa sa télécommande pour revenir en arrière.
Les différents morceaux de la voiture se remirent en place, la Mercedes remonta dans les airs, et Weid figea l'image sur un gros plan des visages des deux hommes dont l'un avait la bouche ouverte en un cri de supplication apparemment dirigé vers l'hélicoptère. Dar vit que toutes les têtes, dans la salle, se tournaient vers lui, y compris celles de Lawrence et de Trudy, et il sentit peser sur lui le poids de chaque regard. Il eut envie de demander : ´ Leurs
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airbags ne les ont pas sauvés ? ª, mais décida de s'abstenir. Au demeurant, trois des quatre coussins gonflables à l'avant s'étaient déployés puis dégonflés avant même que la Mercedes quitte le sol, ce qui rendait l'avant du véhicule encore plus pitoyable à voir en vidéo, comme si les deux hommes étaient prisonniers à l'intérieur avec deux énormes préservatifs drapés autour d'eux.
Il y avait eu mort d'hommes, et il en était responsable. La vidéo lui laissait une impression de vertige qui pesait sur lui, mais cela n'avait rien à voir avec un regret quelconque. Il n'était pas près d'oublier le bruit des projectiles du Mac-10 faisant voler la vitre de la NSX côté
conducteur et sifflant autour de sa tête. La fureur qu'il avait éprouvée la veille était pour lui un souvenir lointain mais cependant assez distinct pour qu'il ait conscience que, si ces deux ordures avaient survécu à leur chute, il se serait fait un plaisir de descendre dans le ravin pour les frapper avec un b‚ton jusqu'à ce que mort s'ensuive. Il demeura les dents serrées sans dire un mot et sans rien laisser voir de ce qu'il pensait sur son visage. Finalement, les autres détournèrent leur regard.
- Avant d'aller plus loin, déclara le procureur adjoint Weid, rompant l'épais silence, je dois vous dire que nous avons demandé à des spécialistes de la lecture sur les lèvres de l'école des sourds-muets de San Diego d'analyser le cri poussé par ce monsieur dans ses derniers instants. (Il pointa la télécommande sur l'image figée o˘ le tueur moustachu, capturé pour l'éternité, avait la bouche ouverte, en train de hurler ses dernières paroles.) Mais tout ce qu'ils ont pu nous dire, c'est que cela ressemblait à... euh... gave-nous qui.
Tout le monde le regardait bouche bée, à l'exception de Sydney, qui s'esclaffa.
- Gavnouki, dit-elle en gloussant, avec une prononciation quelque peu différente de celle de Weid. En russe, ça signifie énfoiré ª. Je pense que ça s'adressait à l'équipe de Channel Five.
- Voilà un point réglé, fit le proc adjoint en faisant disparaître l'image.
- Cela confirme l'identification des deux hommes par le Bureau, intervint le beau gosse à la coupe FBI. La Mercedes a été volée à Las Vegas il y a deux jours. Nous avons pu identifier les deux occupants du véhicule. Ils sont de nationalité russe. Le chauffeur, Vasili Plavinski, est dans notre pays depuis trois mois avec un visa temporaire.
L'autre...
- Celui qui a tenté de tuer mon client avec une arme automatique, intervint calmement l'avocat Du Bois.
L'agent du FBI fronça les sourcils.
- L'autre, également de nationalité russe, est arrivé sur notre territoire à New York il y a exactement cinq jours. Il s'appelle Kliment Ritko.
- C'est peut-être un nom d'emprunt, fit remarquer Dar.
- Pourquoi dites-vous ça? demanda aussitôt l'homme du FBI avec un rien de condescendance dans la voix. Dans votre déposition, vous affirmez n'avoir jamais vu ces hommes auparavant. Et maintenant, vous laissez entendre que vous avez une idée de l'identité de ces deux... euh... victimes.
- Assassins en puissance, rectifia aussitôt WDD Du Bois. Tueurs à gages.
- J'ai juste fait cette suggestion, murmura Dar, parce qu'il y a eu un peintre russe maudit nommé Kliment Ritko. En 1924, son tableau intitulé
Soulèvement annonçait l'avènement de la terreur stalinienne. Il avait même représenté Lénine, Staline, Trotski, Boukharine et le reste des dirigeants bolcheviques sur fond rouge sang, entourés de soldats en train de tirer sur une foule sans défense dans la rue.
Il y eut trente secondes de silence embarrassé, comme si l'accès de pédantisme de Dar équivalait à grimper sur la table pour pisser devant tout le monde. Il décida de ne plus ouvrir la bouche jusqu'à la fin de la séance, à moins qu'on ne lui demande expressément d'intervenir. Il tourna légèrement la tête et vit Sydney, dont il ignorait toujours ce qu'elle était exactement, qui lui adressait un regard d'approbation sincère.
- Permettez-moi de présenter tout le monde, déclara vivement le procureur adjoint, sans doute pour essayer de reprendre les choses en main. La plupart d'entre vous connaissent déjà l'agent spécial James Warren, qui dirige la section de San Diego du Bureau fédéral d'investigation. Le capitaine Bill Reinhardt représente la police de Los Angeles et participe à
l'opération Coup de balai en Californie du Sud. Le capitaine Frank Hernandez appartient à la police de San
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Diego. ¿ côté de lui - et je te remercie d'être venu, Tom, malgré le préavis trop court, car je sais que tu avais une réunion à Las Vegas -, c'est le capitaine Tom Sutton, de la patrouille routière de Californie. Et à côté de Tom se trouve le shérif Paul Fields, du comté de Riverside, dont la coopération nous a été infiniment précieuse dans cette opération. Tout le monde ou presque connaît le shérif Buzz McCall, du comté de San Diego.
Et en bout de table - salut, Marlena -, vous avez le shérif Marlena Schultz, du comté d'Orange. Le procureur adjoint Weid prit une brève inspiration puis se tourna vers sa gauche.
- Certains d'entre vous connaissent déjà Robert. Bob, n'est-ce pas ? Bob Gauss, de la Division anti-fraude aux assurances pour l'…tat de Californie.
Bienvenue parmi nous, Bob. ¿ côté de lui, une avocate de Washington, Jeanette Poulsen, du Centre national de prévention des fraudes aux assurances. ¿ gauche de Mme Poulsen se trouve Bill Whitney du Département des assurances de l'…tat de Californie. Et à côté de lui, euh...
Le proc adjoint Weid dut consulter ses notes. Jusque-là, le parcours avait été sans faute.
- Lester Greenspan, se présenta le petit homme à la figure fripée, qui avait tout l'air d'un bureaucrate. Directeur juridique de la Coalition des citoyens contre la fraude aux assurances. Je viens de Washington, également. Officiellement, je liaisonne avec votre opération Coup de balai.
Dar tiqua en entendant l'affreux néologisme.
- ¿ côté de M. Greenspan, vous pouvez voir quelqu'un que nous connaissons et admirons tous, continua le proc adjoint, visiblement désireux de rompre avec un peu d'entrain bon enfant la monotonie de cette présentation à
rallonge. Le bien connu et très estimé, ajuste titre, avocat de la défense WDD Du Bois.
- Merci, Dickweed, fit Du Bois avec un sourire épanoui.
Weid battit des paupières comme s'il n'avait pas bien entendu et lui rendit son sourire.
- Euh... ¿ côté de WDD, et la plupart des personnes ici qui travaillent à
appliquer la loi les connaissent déjà très bien, Trudy et Larry Stewart, de l'agence du même nom à Escondido.
- Lawrence, rectifia Lawrence.
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- Assis à côté de Larry, continua le proc adjoint, nous avons maintenant quelqu'un que beaucoup d'entre nous avons eu l'occasion de rencontrer dans l'exercice de notre profession. Le Dr Darwin Minor, l'un des meilleurs spécialistes de reconstitution d'accidents du pays, qui était au volant de la NSX noire que vous venez de voir sur la cassette. Et enfin, au bout de cette table...
- Une seconde, Dick, interrompit le shérif Fields du comté de Riverside.
C'était un homme d'un certain ‚ge, au visage de gangster, et lorsqu'il fixa sur Dar son regard d'acier, il s'attendait visiblement à le voir se figer et se décomposer.
- C'est l'exemple le plus éhonté et le plus scandaleux que je connaisse d'homicide perpétré de sang-froid à l'aide d'un véhicule, ajouta-t-il.
- Merci, lui dit Dar en lui rendant son regard électrique watt pour watt.
Mais vous faites erreur. C'est eux qui ont essayé de me tuer de sang-froid.
Mon sang à moi était plutôt bouillant quand je les ai pris en chasse.
- Si vous permettez, intervint le proc adjoint Weid, je voudrais finir mon tour de table. Face à moi, à l'autre bout, je voudrais vous présenter Mme Sydney Oison, enquêteuse principale attachée au bureau du procureur de l'…
tat de Californie, actuellement à la tête de l'opération Coup de balai contre le crime organisé et le racket pour la Californie du Sud. Je vous donne la parole sans attendre, Syd.
- Merci, Richard, fit l'enquêteuse principale en souriant de nouveau.
Stockard Channing ', se dit Dar.
- Comme vous le savez presque tous, déclara Syd, depuis trois mois, l'…
tat de Californie conduit une opération d'envergure nommée Coup de balai en Californie du Sud, et destinée à briser la vague d'escroqueries aux assurances qui ravage notre région. Nous estimons que le total des fraudes, pour l'année en cours, co˚te aux Californiens environ sept milliards huit cents millions de dollars...
1. Actrice de cinéma et de télé principalement connue pour avoir joué dans Grease (1978) avec John Travolta.
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Plusieurs shérifs émirent un sifflement de respect admiratif.
- ... et que, de ce fait, les primes d'assurance ont augmenté en moyenne de vingt-cinq pour cent environ.
- Plus probablement de quarante pour cent, précisa Lester Greenspan, de la Coalition des citoyens contre la fraude aux assurances.
Sydney Oison approuva d'un signe de tête.
- Tout à fait d'accord, dit-elle. Je pense que les estimations officielles sont en dessous de la vérité, particulièrement pour ces six derniers mois.
L'agent spécial James Warren se racla la gorge.
- Il faut noter que l'opération Coup de balai en Californie du Sud s'inspire de l'opération Coup de balai du Bureau en 1995, qui s'est soldée par un succès massif. Plus de mille arrestations ont été effectuées à cette occasion.
qui ont d˚ déboucher sur quatre condamnations, se dit Dar.
- Merci, Jim, fit l'enquêteuse principale Oison. Ce que vous dites est tout à fait exact, bien s˚r. Mais nous nous sommes également inspirés de l'opération Crash contre cash, en Floride, qui a permis l'arrestation de cent soixante-quatorze suspects dont un grand nombre travaillaient au service d'un seul réseau de simulation d'accidents.
- Du genre glisse-tombe ? demanda Trudy Stewart, ou plus élaboré ?
- Beaucoup de ces suspects étaient des récidivistes du glisse-tombe, expliqua Sydney. Mais la plus grosse prise a été celle d'un avocat de Miami et de son fils qui avaient monté un réseau bien organisé. Ils avaient mis en scène plus de cent cinquante collisions automobiles pour lesquelles ils avaient payé des automobilistes gagne-petit qui se rentraient dedans sur les autoroutes de Floride puis réclamaient des dommages et intérêts exorbitants aux compagnies d'assurances avec la collaboration complaisante de plusieurs chiropraticiens et cabinets juridiques.
- Un coup classique en Californie du Sud, déclara le shérif Fields du comté de Riverside avec son accent traînant de gangster. Je vois des cas comme ça quasiment tous les jours. ¿ peu près un accident de la route sur huit ou dix qui se produisent sur la 1-15 est bidon. On a l'habitude.
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L'enquêteuse Sydney Oison manifesta son approbation d'un signe de tête.
- Le fait nouveau étant que, depuis quelques mois, on assiste à une sorte de guerre territoriale pour le contrôle de l'escroquerie organisée aux assurances.
- Des gangs rivaux ? demanda le shérif Fields en haussant un sourcil soupçonneux.
Le procureur adjoint Weid prit la parole.
- Dans le comté de Dade, en Floride, ils ont découvert que c'étaient principalement les Colombiens - les ex-barons de la drogue - qui organisaient la fraude aux assurances. On assiste au même phénomène avec certains gangs organisés de Mexicains ou d'Américano-Mexicains dans les quartiers est de Los Angeles et même ailleurs.
- Des chiffres, grogna le shérif Fields.
Le capitaine Sutton, de la police routière de Californie, secoua la tête.
- La majorité des accidents bidon n'est pas organisée par nos gangs latinos, dit-il d'une voix tranquille. Ils ont fait tout ce qu'ils ont pu pour s'introduire dans ce créneau, mais ils se sont br˚lé les doigts en essayant. Il y en a plus d'un, et pas des moindres, qui a fini dans un cercueil.
Le shérif Schultz, du comté d'Orange, s'éclaircit la voix à son tour.
- Nous assistons au même processus avec le crime organisé dans les milieux vietnamiens, dit-elle. Ils voudraient prendre le contrôle des opérations, mais quelqu'un les évince par la force.
L'agent spécial Warren approuva.
- Et les vainqueurs de cette guerre territoriale sont en train d'introduire dans le pays des hommes de main des mafias russe et tchétchène... sur toute la côte Ouest, et particulièrement dans notre secteur.
Tous les regards se tournèrent vers Dar et ses voisins de table.
Lawrence laissa entendre un toussotement qui préludait généralement à une longue déclaration.
- Notre société a engagé les services de Dar... M. Minor... le Dr Minor...
en vue de reconstituer différents accidents visiblement truqués. Il a été
amené comme moi à témoigner en tant qu'expert dans une demi-douzaine d'affaires récentes.
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Trudy était en train de secouer la tête.
- Mais nous n'avons décelé aucun signe de réseau criminel organisé dans toutes ces tentatives d'escroquerie, dit-elle. Il s'agit uniquement de fraudeurs à la petite semaine, l'assortiment habituel de deuxième ou troisième génération de parasites aux assurances. Ils comptent dessus comme les accros à l'aide sociale qui attendent leur chèque de fin du mois.
Le proc adjoint se tourna vers Dar.
- Il ne fait aucun doute non seulement que les deux occupants de la Mercedes appartenaient à la mafia russe importée dans le cadre de cette guerre territoriale, mais aussi qu'ils étaient commandités pour vous tuer, monsieur Minor.
- Et pourquoi voulaient-ils faire ça, à votre avis ?
Sydney Oison se tourna à demi sur son siège pour le regarder dans les yeux.
- Nous espérions que vous pourriez nous éclairer sur ce point. Ce qui s'est passé hier représente la meilleure piste dont nous disposions depuis plusieurs mois que dure notre enquête.
Dar ne put que secouer la tête.
- J'ignore même comment ils ont fait pour me trouver. J'ai eu une journée complètement délirante.
Il leur raconta brièvement et succinctement le coup de téléphone à 4 heures du matin, le rendez-vous avec Larry, le SDA, l'entretien avec Henry au parc de mobile homes du Havre ombragé...
- Vous comprenez, rien de tout cela n'était prévu. Personne ne pouvait savoir que j'allais prendre la 1-15 à cette heure-là.
Le capitaine Sutton de la patrouille routière intervint alors.
- Nous avons trouvé un balayeur de fréquences de téléphonie mobile dans l'épave de la Mercedes. Vous deviez être sur écoute.
De nouveau, Dar secoua la tête.
- Je n'ai ni reçu ni passé un seul appel après ma rencontre avec Larry.
- Lawrence a appelé après avoir eu les photos du gang de voitures volées, précisa Trudy, pour m'annoncer que tu te chargeais du rendez-vous au parc de mobile homes.
Dar secoua une nouvelle fois la tête.
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- Tu voudrais me faire croire que ce truc débile avec le SDA et la chute d'un vieillard de soixante-dix-huit ans de son fauteuil roulant font partie d'une vaste conspiration dirigée contre les assurances ? Et que quelqu'un, à cause de ça, aurait fait venir deux tueurs russes uniquement pour me faire la peau ?
Le capitaine Sutton de la patrouille routière prit de nouveau la parole.
Pour un homme de sa taille - il mesurait au moins un mètre quatre-vingt-dix
-, sa voix était d'une douceur étonnante.
- L'histoire du SDA a été éclaircie. Les restes humains que nous avons retrouvés - des dents principalement - ont permis d'identifier un certain Purvis Nelson, ‚gé de dix-neuf ans, originaire de Borrego Springs, qui vivait chez son oncle Leroy. Ce dernier est un ferrailleur spécialisé dans l'achat de lots de métal à l'armée de l'air. Apparemment, personne ne s'est avisé, à la base militaire, que ces deux SDA n'avaient jamais servi. Purvis n'a pas manqué de s'en apercevoir, lui, et il a laissé un mot à son oncle.
- Disant qu'il voulait se suicider ? demanda quelqu'un. Sutton secoua la tête.
- Juste un petit mot daté d'avant-hier soir, vingt-trois heures, pour dire qu'il allait essayer de battre le record du monde de vitesse sur terre, et qu'il serait de retour pour le petit déjeuner.
- En d'autres termes, un suicide, murmura le shérif McCall du comté de San Diego en se tournant vers Lawrence. D'après la déposition de M. Minor, lorsque vous vous êtes vus, juste avant la fusillade, vous étiez sur le point de vous occuper d'une affaire de véhicules volés. Un gang spécialisé
dans les voitures de location Avis. Pensez-vous qu'il pourrait s'agir de la cause de cette agression contre M. Minor ?
Lawrence se mit à rire tout doucement.
- Excusez-moi, shérif, mais le vol des voitures Avis, c'était une entreprise strictement familiale, entre péquenots. Vous voyez ce que je veux dire, ces familles du Sud très soudées, avec un arbre généalogique plutôt déglingué ?
Ni les shérifs, ni les policiers, ni l'homme du FBI ne sourirent. Lawrence s'éclaircit la voix.
- quoi qu'il en soit, soyez assuré que l'affaire qui m'intéressait n'a aucun rapport avec la mafia russe. Ils ne savent probablement 83
même pas o˘ se trouve la Russie. C'était un cas très simple. L'un des frères, Billy Joe, travaillait chez Avis, et il avait l'adresse locale de tous ceux qui louaient une voiture. Son frère Chuckie prenait le double des clés conservé à l'agence et allait voler le véhicule. Ils avaient une préférence pour les voitures de sport. Ils allaient trouver leur cousin Floyd dans le désert, o˘ ils repeignaient le véhicule dans un atelier qu'il avait là-bas, puis Floyd le conduisait, dès qu'il avait séché, dans l'Oregon, o˘ ils le revendaient dans un garage qui leur appartenait aussi.
Ils changeaient les plaques, mais pas le numéro de série sur le moteur.
Plus débile que ça, je ne crois pas que ça puisse exister. J'ai remis les photos et mes notes à Avis hier, et ils ont transmis le dossier à la police locale et à celle de l'Oregon. L'enquêteuse principale Oison éleva légèrement la voix pour remettre la conversation sur les rails.
- Cela signifie donc qu'aucun des incidents survenus hier n'était en rapport avec la tentative d'assassinat dont vous avez été l'objet, docteur Minor.
- Dar, murmura ce dernier. Appelez-moi Dar.
- Dar, répéta Sydney en le regardant de nouveau dans les yeux. Il était surpris de voir la manière dont elle teintait d'une lueur d'amusement le plus grand sérieux professionnel. C'est cette étincelle qu
'elle a dans les yeux, se disait-il, ou peut-être sa façon de remuer les lèvres. Mais il secoua la tête pour s'éclaircir les idées. Il n'avait pas bien dormi la nuit dernière.
- Vous avez s˚rement fait quelque chose, Dar, qui a donné à l'Alliance l'impression que vous en aviez après elle, poursuivit Sydney.
- L'Alliance ? demanda-t-il. Elle hocha la tête.
- C'est ainsi que nous avons baptisé leur réseau. Il nous paraît étendu et très bien organisé.
Le shérif Fields se renversa en arrière sur son siège et fit jouer les muscles de ses joues et de ses maxillaires comme s'il cherchait un crachoir.
- Réseau de fraudes aux assurances. Opération Coup de balai... Croyez-moi, vous avez seulement affaire à une bande de paumés qui écument les routes en jouant aux autos-tampons et qui se plaignent
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ensuite d'avoir reçu le coup du lapin. Rien de nouveau sous le soleil, m'dame. Tout ce branle-bas, ça ne sert qu'à gaspiller l'argent des contribuables.
Le visage de l'enquêteuse principale Oison s'empourpra légèrement. Elle jeta au vieux shérif à la figure de gangster un regard digne de Bat Masterson '.
- L'existence de l'Alliance est une réalité, shérif. Et ces deux Russes qui ont trouvé la mort dans leur Mercedes sont des mafieux sans pitié qui, d'après Interpol, ont tué au moins une douzaine de banquiers et hommes d'affaires moscovites, plus un spéculateur américain trop confiant parti là-bas en quête d'investissements profitables. Ces deux Russes morts sont bien réels, ainsi que les balles de Mac-10 logées dans la voiture de M.
Minor. Et les dix milliards de dollars dont les escroqueries font porter le poids aux compagnies d'assurances californiennes sont bien réels aussi, shérif.
Fields baissa les yeux tandis que sa pomme d'Adam tressautait comme s'il avait avalé sa chique.
- Je ne veux pas vous contredire, m'dame. Mais il y a des affaires plus pressantes qui nous appellent. Ce Coup de balai, o˘ est-ce que ça nous mène ?
Le procureur adjoint Weid sourit. C'était un sourire bon enfant, qui se voulait rassurant. Un sourire de politicien passé et à venir.
- La brigade d'intervention spéciale a transporté momentanément ses quartiers à San Diego à cause de cet incident, leur dit-il d'une voix joviale. Les médias réclament avec insistance le nom du chauffeur de l'Acura noire. Jusqu'à présent, nous avons pu garder le secret sur cette affaire, mais demain...
- Demain, déclara Sydney Oison en regardant de nouveau Dar droit dans les yeux, nous rendrons publique une version officielle de cette affaire.
Certains détails seront véridiques, par exemple le fait que les deux morts étaient des hommes de main de la mafia russe. Mais nous dirons qu'ils avaient pris pour cible un détective privé. L'identité et les fonctions de Dar seront tenues secrètes, pour des raisons évidentes. Nous dirons que les tueurs en avaient après
1. Shérif, aventurier, joueur professionnel et journaliste à l'époque du Far West. Une série télévisée l'a rendu populaire.
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lui parce qu'il était sur le point de dévoiler leur conspiration. ¿ la suite de cette annonce, je vais être amenée à passer pas mal de temps en compagnie du Dr Minor et à l'agence Stewart.
Dar lui rendit son regard de défi. Tout d'un coup, elle ne lui semblait plus du tout aussi mignonne que Stockard Channing.
- Vous voulez vous servir de moi comme app‚t, de la même manière que la chèvre dans Jurassic Park, dit-il.
- Exactement, fit Sydney Oison en lui souriant à présent ouvertement.
Comme un écolier, Lawrence leva la main pour parler.
- Je n'aimerais pas trouver un jour la patte ensanglantée de mon ami Dar sur ma terrasse, d'accord ?
- D'accord, lui dit Oison. Je ferai en sorte que cela ne se produise pas.
(Elle se leva.) Comme vient de le dire le shérif Fields, nous avons tous des affaires pressantes qui nous appellent. Mesdames, messieurs, nous vous tiendrons informés. Merci d'être venus ce matin.
La réunion était terminée, et tandis que sur le visage de Dick Weid se peignait encore l'étonnement de n'avoir pas levé la séance lui-même, Oison se tourna vers Dar pour demander :
- Vous rentrez tout de suite chez vous à Mission Hills ?
Il ne fut pas surpris qu'elle connaisse son adresse. Il ne doutait pas qu'elle ait lu chaque page de chaque dossier le concernant.
- Oui, répondit-il. J'ai besoin de me changer et je ne voudrais pas rater mes séries préférées à la télé. Trudy et Larry m'ont donné ma journée, et je n'ai rien d'autre sur mon agenda.
- Je viens avec vous ? Vous me montrerez vos estampes. Mille répliques sexistes lui vinrent à l'esprit, mais il les rejeta en bloc,
- C'est pour ma propre protection, je suppose ?
- Exact, dit-elle.
Elle écarta le pan de son blazer, juste assez pour lui montrer le 9 mm semi-automatique niché dans un holster rapide contre sa hanche.
- En faisant vite, ajouta-t-elle, on peut s'arrêter prendre un café en chemin sans rater le début de AU My Children, Dar soupira.
Entrée gratuite
- On se connaît seulement depuis quelques heures et vous m'avez déjà
menti, lui dit Syd.
Dar leva la tête du plan de travail de la cuisine o˘ il était en train de moudre du café. Ils s'étaient arrêtés pour manger un morceau, comme l'avait suggéré Syd, au Kansas City BBq. Elle disait qu'elle avait leur enseigne sous le nez depuis deux jours à l'hôtel Hyatt o˘ elle était descendue, et mourait de faim rien qu'à la voir. Puis ils avaient gagné son vieil entrepôt rénové à Mission Hills. Il avait garé son Land Cruiser sur son emplacement réservé dans le parking ouvert du rez-de-chaussée, un truc énorme avec tout un labyrinthe de piliers dans la pénombre, et ils avaient pris le gros monte-charge - la seule chose qui servait d'ascenseur dans le b‚timent - pour grimper jusqu'à son loft du cinquième étage.
Il la regardait aller et venir dans l'espace de vie délimité par d'énormes bibliothèques qui servaient de cloisons un peu partout.
- Jusqu'à présent, j'ai compté... disons sept mille bouquins environ, lui dit-elle, avec pas moins de cinq ordinateurs, une chaîne cossue avec quatre paires d'enceintes, onze échiquiers, mais pas la moindre télé. Sur quoi est-ce que vous regardez vos séries à l'eau de rosé ?
Dar sourit tout en versant le café moulu dans le filtre.
- En général, dit-il, ce sont les feuilletons à l'eau de rosé qui viennent à moi. «a s'appelle ´ recueillir des témoignages de la bouche des victimes ou des témoins ª.
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L'enquêteuse principale Sydney Oison hocha la tête.
- Mais vous avez bien une télé quelque part ? Dans la chambre, peut-être ?
Dites-moi que vous en avez une, Dar, par pitié, sinon je vais être forcée d'en conclure que je suis en présence du seul vrai intellectuel que j'aie jamais rencontré qui soit encore en liberté.
Dar versa de l'eau dans la machine à café et la mit en marche.
- Il y en a une, dit-il. Dans un placard là-bas près de la porte d'entrée.
Elle haussa un sourcil.
- Euh... laissez-moi deviner... Le Super Bowl ?
- Non. Du base-bail. Un match nocturne de temps en temps, quand je suis là. Les éliminatoires et les séries.
Il posa des sets sur la petite table ronde de la cuisine. La fenêtre laissait entrer à flots la lumière du jour.
- Fauteuil Eames, murmura-t-elle en touchant le bois courbe et le cuir noir du siège qui occupait un angle du living formé par deux cloisons-bibliothèques.
Elle s'y assit, posant les pieds sur le pouf en bois et en cuir.
- On s'y sent bien. Assez pour que ce soit un vrai, pas une copie.
- Il est authentique, affirma Dar.
Il posa deux bols blancs en porcelaine sur les sets, puis versa le café.
- Un peu de lait ? Du sucre ? Elle secoua la tête.
- J'aime le café James Brown. Noir, riche et puissant.
- J'espère qu'il sera à votre go˚t.
Elle quitta le fauteuil Eames avec réticence, s'étira et le rejoignit à la table de la cuisine. Elle but une gorgée et fit la grimace.
- Du pur James Brown, dit-elle.
- Je peux en faire un autre, moins fort, moins agressif.
- Non, non, celui-là est excellent.
Elle se tourna pour balayer du regard les autres parties visibles du loft.
- Vous permettez que je joue un instant au détective ? Il hocha la tête.
- Tapis persan authentique délimitant votre espace de vie. Fauteuil Eames authentique. Table de salle à manger Stickley avec chaises authentiques ainsi que les lampes style mission espagnole. De vraies ouvres d'art dans tous les coins. Et ce grand tableau, là-bas, face à la fenêtre, c'est bien un Russell Chatham ?
- Oui.
- Une vraie peinture à l'huile, pas une reproduction. Les Chatham originaux ne sont pas donnés, de nos jours.
- Je l'ai acheté dans le Montana il y a quelques années, avant la ruée sur les Chatham, fit Dar en posant son bol de café.
- quand même, murmura Syd en terminant son inventaire. Pour une enquêteuse principale, la conclusion évidente est que l'occupant de ces lieux a du fric. Il bousille une Acura NSX, mais il a un Land Cruiser de secours qui l'attend à la maison.
- Véhicules différents pour utilisations différentes.
Il commençait à se sentir passablement irrité. Syd sembla s'en apercevoir et reprit son bol de café en souriant.
- N'importe comment, j'ai l'impression que vous vous souciez autant que moi de faire du fric.
- Celui qui nie l'importance de l'argent est un imbécile ou un saint. Mais j'estime que courir après ou en discuter sont des activités chiantes comme la pluie.
- Je suis d'accord. Et ces onze échiquiers ? Il y a une partie en cours sur chacun d'eux. Je ne suis pas compétente en matière d'échecs -je connais juste la différence entre le dada et la tourette -mais j'ai l'impression qu'il s'agit de parties de haut niveau. Vous avez donc tant d'amis qui sont des maîtres, pour avoir tous ces échiquiers qui les attendent ?
- E-mail.
Elle hocha la tête, puis regarda de nouveau autour d'elle.
- Bon, de vrais murs de fiction. Comment les classez-vous ? Pas par ordre alphabétique, c'est s˚r. Ni par époque. Je vois des antiquités avoisinant des poches qui viennent de sortir.
Dar sourit. Les amateurs de littérature sont toujours attirés par les rayons d'autres amateurs, dont ils tentent de percer le système de classement.
- Et si c'était rangé n'importe comment ? demanda-t-il. On achète un bouquin, on le lit et on le pose là o˘ il y a de la place.
- «a arrive, reconnut Syd. Mais vous me faites plutôt l'effet de quelqu'un de bien ordonné.
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Dar demeura silencieux. Il songeait aux mathématiques du chaos qui avaient fait le gros de sa thèse de doctorat. Syd gardait également le silence en étudiant les rangées de livres. Finalement, elle murmura comme pour elle toute seule :
- Stephen King tout en haut sur la droite. Truman Capote, avec De sang-
froid, un peu plus bas, toujours sur la droite. Mort d'une pie moqueuse '
sur la deuxième tablette à partir du bas. ¿ l'est d'Eden complètement sur la gauche, près de la fenêtre. Et toutes les merdes de Hemingway...
- Hé ! Attention à ce que vous dites ! J'adore Hemingway.
- Toutes les merdes de Hemingway en bas à droite, acheva Syd. «a y est !
J'ai trouvé !
- «a m'étonnerait, fit Dar, de nouveau pris à rebrousse-poil.
- Votre bibliothèque représente une carte sommaire des …tats-Unis. Vous classez vos bouquins par régions. En haut à gauche, King se gèle le cul dans le Maine, alors que Hemingway est au chaud au ras du sol à Key West.
- Cuba, plutôt, fit Dar, impressionné. Et vous, comment les classez-vous ?
- D'après les relations entre les auteurs. Vous voyez ce que je veux dire ? Truman Capote à côté de Harper Lee...
- Amis d'enfance. Le petit Truman, souffreteux, a servi de modèle pour Dill, qui vient chaque été en visite dans la Pie moqueuse.
Syd hocha lentement la tête.
- Avec ceux qui sont morts, pas de problème, dit-elle. Faulkner et Hemingway restent éloignés l'un de l'autre à jamais, mais il fallait sans cesse déplacer les vivants. Vous voyez ce que je veux dire ? ¿ une époque, Amy Tan et Tabitha King étaient cul et chemise, mais aux dernières nouvelles elles ne s'adressaient plus la parole. Il me fallait plus de temps pour changer mes livres de place que pour les lire. Mon travail en souffrait parce que je passais mes journées à me demander si John Grisham et Michael Crichton étaient toujours bons copains...
1. To Kill a Mockingbird, roman de Harper Lee, est surtout connu gr‚ce au remarquable film de Robert Mulligan avec Gregory Peck qui en a été tiré en 1962 et dont le titre français est Du silence et des ombres.
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- Vous êtes dingue, lui dit-il sur un ton amical.
- Je sais, fit Syd en portant son bol à ses lèvres.
Dar prit une profonde inspiration. Cet instant lui plaisait, et il fallait qu'il se fasse violence pour se rappeler que cette femme était ici parce qu'elle était flic et non à cause de son charme irrésistible.
- ¿ mon tour, dit-il.
Elle hocha la tête et but une gorgée de café.
- Vous avez dans les trente-six, trente-sept ans, murmura-t-il en commençant par le chapitre le plus risqué pour s'en éloigner rapidement.
Diplômée en droit. Votre accent est plutôt neutre, mais je n'entends pas de trace de la côte Est. Un léger parfum du Middle West au détour de vos voyelles. Northwestern University ?
- Université de Chicago, dit-elle. Et j'ajoute que je n'ai que trente-six ans. J'ai fêté mon anniversaire le mois dernier.
- Les enquêteurs principaux des procureurs, même locaux, font partie des meilleurs éléments que l'on puisse trouver dans notre système judiciaire, poursuivit-il comme s'il réfléchissait à haute voix. Ex-shérifs, ex-militaires, ex-FBI. (Il la regarda dans les yeux.) Vous avez fait partie du Bureau. Combien de temps ? Sept ans ?
- Disons neuf.
Elle se leva, alla jusqu'à la machine à café et revint leur verser deux nouveaux bols de café bien noir et odoriférant.
- Je vois. Il était temps de vous tourner vers d'autres...
Il hésitait à aller plus loin. Il ne voulait pas trop entrer dans des détails personnels.
- Continuez donc. Vous ne vous êtes pas trop mal débrouillé jusqu'à
présent.
Il but une gorgée de café avant de poursuivre.
- Le plafond de verre ' ? Je croyais que les choses s'étaient améliorées au FBI.
Elle hocha la tête.
1. The glass ceiling: l'expression désigne la barrière invisible qui subsiste lorsque les mesures de ´ parité ª contre la discrimination sexiste ont été appliquées sur le papier.
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- Ils y viennent. Encore dix ans, et j'aurais pu atteindre les plus hauts sommets, juste en dessous du pantin politique ou du gratte-papier nommé
directeur par un quelconque président.
- Pourquoi les avoir quittés, dans ce cas ?
Il s'interrompit aussitôt, en songeant au 9 mm semi-auto qu'elle portait sur la hanche dans son holster rapide.
- Ah ! Je vois ! Vous aimez appliquer la loi plus que...
- Plus que l'investigation, acheva Syd. Bien vu. Et le Bureau, après tout, c'est de l'investigation à quatre-vingt-dix-huit pour cent.
Use frotta la joue.
- …videmment. Et en tant que chargée d'enquête principale attachée au procureur de l'…tat de Californie, vous êtes amenée à pousser vos investigations jusqu'au moment d'enfoncer la porte d'un bon coup de pied.
Elle lui jeta un regard fulgurant.
- Et de sauter à pieds joints sur les canailles qui se cachaient derrière cette porte.
- «a vous arrive souvent ?
Le sourire de Syd Oison s'estompa, mais sans disparaître totalement.
- Assez pour me maintenir en forme.
- Et vous trouvez également le temps de diriger des opérations interagences comme ce Coup de balai en Californie du Sud.
Elle ne souriait plus du tout quand elle répliqua :
- Comme vous voyez. Et je parie que vous avez la même opinion que moi sur les commissions d'enquête et les forces opérationnelles.
- Cinquième loi de Darwin. Elle haussa un sourcil.
- L'intelligence d'un organisme, quel qu'il soit, décroît proportionnellement au nombre de ses têtes.
Elle vida son bol de café, le reposa délicatement sur le set, hocha la tête et demanda :
- Cette loi, c'est celle de Charles Darwin ou de Darwin Minor ?
- Je ne pense pas que Charles ait jamais eu à siéger dans une commission ou à faire un rapport à une force d'intervention. Il se 92
contentait de naviguer à bord de son Beagle et de se faire bronzer tout en zieutant les tortues et les passereaux.
- Et vous avez d'autres lois du même genre ?
- On verra ça au fur et à mesure qu'on avancera, sans doute.
- Vous croyez qu'on va avancer ensemble ? Il écarta les mains.
- Je m'efforce simplement de trouver un sens à ce scénario. Jusqu'à
présent, rien de plus banal. Vous vous servez de moi comme app‚t, en espérant que votre Alliance va l‚cher sur moi de nouveaux tueurs. Mais vous devez me protéger en même temps. Ce qui signifie que vous allez rester avec moi vingt-quatre heures sur vingt-quatre. De quoi faire un bon film. (Il jeta un regard circulaire à son séjour et au coin salle à manger.) Je ne sais pas encore o˘ je vais vous faire dormir, mais je suis s˚r qu'on trouvera quelque chose.
Elle se frotta le front.
- Il n'est pas interdit de rêver, Dar. Mais la police de San Diego va envoyer des renforts pour la nuit. J'étais juste censée jeter un coup d'oil chez vous afin de faire un ćompte rendu de situation ª, entre guillemets, à Dickweed.
- Alors ?
De nouveau, elle lui sourit.
- Je vais avoir le plaisir de leur signaler que vous habitez un entrepôt pratiquement désert, o˘ seuls quelques lofts ont été aménagés. L'escalier n'est pas s˚r, à moins que vous ne considériez une poignée de poivrots et de clochards comme des gardiens, on n'y voit à peu près rien, et le parking o˘ vous garez votre utilitaire qui ressemble à un char Sherman de la dernière guerre mondiale est particulièrement dangereux. La porte, ça peut aller. Triple serrure et chaîne de sécurité. Mais ces fenêtres sont un véritable cauchemar. Un tireur aveugle armé d'une Springfield sans lunette de visée pourrait vous avoir. Pas de volets ni de tentures ni de store.
tes-vous un exhibitionniste en chambre, Dar ?
- J'aime les vues panoramiques, dit-il en se levant pour aller se placer devant la fenêtre de la cuisine. D'ici, on aperçoit la baie, l'aéroport, la presqu'île de Point Loma, le centre aquatique de Sea World...
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Il s'arrêta, conscient de n'être pas du tout convaincant. Elle vint le rejoindre devant la fenêtre. Il capta son parfum léger, agréable et discret, évoquant les senteurs des bois après la pluie.
- C'est vrai que la vue est magnifique, dit-elle. Il faut que j'appelle un taxi. Je dois rentrer au Hyatt, il faut que je passe quelques coups de fil.
- Je vous raccompagne...
- Hors de question ! Si vous voulez qu'on reste copains dans ce scénario, vous avez intérêt à mettre votre chevalerie dans un tiroir.
Elle alla appeler un taxi dans la cuisine.
- Je croyais que vous vouliez me protéger vingt-quatre heures sur vingt-quatre, fit remarquer Dar. Dans les scénarios, ce n'est pas comme ça que ça se passe.
Elle lui donna une tape de consolation sur l'épaule.
- Si un tireur d'élite ne vous loge pas une balle entre les deux yeux, si la mafia russe ne vous tranche pas la gorge dans cette souricière que vous appelez un parking et si les junkies ne vous font pas la peau juste pour le plaisir, appelez-moi la prochaine fois que l'agence Stewart vous demandera d'intervenir sur une affaire intéressante. Officiellement, on sera à la recherche de schémas répétitifs dans le domaine de la fraude aux assurances concernant les collisions et les accidents.
- Et officieusement ?
- Je suppose qu'il n'y a pas de côté officieux. (Elle prit son sac et se dirigea vers la porte.) Dickweed m'a laissé utiliser un bureau au palais de justice. Officiellement, j'aimerais que vous fassiez un saut demain matin, pour que nous puissions commencer à éplucher les affaires dont vous vous êtes occupé récemment. Je trouverai peut-être un indice qui nous dira pourquoi nos amis à la Mercedes vous considéraient comme une bonne cible.
- Ils m'ont sans doute confondu avec un autre mec qui a une NSX et n'a pas payé ses dettes de jeu à Las Vegas.
- Sans doute, fit-elle en se tournant de nouveau vers Dar tandis qu'il ôtait la chaîne de sécurité. Combien de volumes avez-vous ici au juste, docteur Minor ?
Il haussa les épaules.
- J'ai cessé de compter après six mille.
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- J'en ai eu à peu près autant, à une époque, dit-elle, mais je m'en suis débarrassée le jour o˘ je suis devenue enquêteuse principale. Voyager léger, c'est ma devise.
Elle fit un pas dans le couloir, puis pointa un doigt sur lui.
- Je ne plaisantais pas quand je vous ai demandé de passer demain matin, et de m'appeler quand vous serez sur une affaire intéressante.
Elle lui tendit un bristol indiquant le numéro de son bureau de Sacramento et celui de sa messagerie. Le numéro de son bureau au palais de justice de San Diego était ajouté au crayon.
- Je n'y manquerai pas, déclara Dar en étudiant la carte de visite, qui n'indiquait pas de numéro personnel. Mais c'est vous qui l'aurez voulu, ne l'oubliez pas.
quand il releva la tête, elle avait déjà disparu au coin du couloir, en direction du monte-charge. Ses chaussures à semelle souple ne faisaient pratiquement aucun bruit.
- Vous l'aurez voulu, répéta-t-il en rentrant dans son loft.
- Ici Oison, répondit sa voix ensommeillée et p‚teuse au bout de cinq sonneries.
- Debout et haut les cours, madame l'enquêteuse principale.
- qui c'est ? demanda Syd en avalant la dernière syllabe.
- On a la mémoire courte, lui dit Darwin. Il est une heure quarante du matin et vous m'avez demandé de vous appeler quand je serais sur une nouvelle affaire. Je suis déjà prêt à y aller. Vous avez cinq minutes. Je vous prends devant votre hôtel.
Il y eut un silence meublé seulement par sa respiration légère.
- Dar... J'avais dit une affaire intéressante, rappelez-vous. Si c'est juste un dix-huit roues qui s'est mis en travers de la chaussée sur l'autoroute...
- Vous savez, madame l'enquêteuse Oison, on ne peut jamais vraiment être s˚r qu'une affaire va être intéressante tant qu'on ne s'est pas rendu sur place. Tout ce que je peux vous dire, c'est que Larry y va aussi, et ce n'est pas dans ses habitudes que de me demander de le retrouver sur un site.
- D'accord, d'accord. Je serai devant la porte du Hyatt dans cinq minutes.
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- Plus que quatre, maintenant. Il raccrocha.
L'autoroute était pratiquement déserte lorsque Dar s'engagea sur la 5 en direction du nord, laissant La Jolla derrière lui.
- Vous avez entendu parler de La Jolla Joya ? demanda-t-il tandis que la lumière des lampadaires au sodium de l'autoroute éclairait leurs visages à
travers le pare-brise.
- On dirait le nom d'une strip-teaseuse, fit Syd en se frottant les joues pour se réveiller.
- C'est vrai. En réalité, il s'agit du dernier endroit à la mode pour les concerts rock du grand San Diego. «a se passe là-haut dans les collines, à
l'ouest de l'autoroute. En fait, c'est plus près de Del Mar, mais je suppose que Del Mar Joya, ça ne sonne pas aussi bien.
- La Jolla Joya, je ne trouve pas que ça sonne tellement bien. Elle avait la voix fatiguée de quelqu'un qui travaille dix-huit heures par jour depuis un bon moment.
- Moi non plus. N'importe comment, c'est là que nous allons. Le concert est probablement fini, mais il y a eu au moins un mort.
- Poignardé ? Un truc comme à Altamont avec les Hell's Angels ' ? Ou juste quelqu'un qui s'est fait piétiner par la foule parce que c'était la panique ?
Malgré lui, Dar sourit.
- On ne m'aurait pas dérangé dans les deux cas. Les autorités locales n'ont jamais cessé de tomber à bras raccourcis sur tous les concerts de rock, que ce soit dans les stades ou dans les lieux privés habituels, particulièrement quand il s'agit de heavy métal, et...
- qui est à l'affiche ce soir ?
- Metallica.
- Mon Dieu ! s'exclama Syd avec exactement autant d'enthousiasme que quelqu'un à qui on vient d'annoncer qu'on va lui faire un lavement au baryum.
1. En 1969, lors d'un concert des Rolling Stones à Altamont, un spectateur noir fut tué d'un coup de poignard par les Hell's Angels, chargés du service d'ordre.
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- quoi qu'il en soit, continua Dar, un superpromoteur en herbe a acheté
ici quatre-vingt-dix hectares de ravin broussailleux qu'il a clôturés de toutes parts. Le lit de l'arroyo offre toute la place qu'on veut pour se garer, et il y a un immense podium sur la partie plate, avec un versant de colline derrière qui grimpe en pente douce jusqu'aux broussailles et à la falaise. Il a installé des projecteurs, de la sono et trois mille sièges.
Il y a aussi une petite colline à l'herbe rase, pour les milliers d'autres qui veulent étaler des couvertures ou un truc comme ça. Et ils ont ajouté, après leur premier concert, une barrière basse pour empêcher les gens de se répandre dans les bois avoisinants, qui représentent une dizaine d'hectares. Certaines personnes ‚gées se plaignaient d'avoir vu des scènes de fornication dans la pénombre.
- Elles avaient sans doute apporté des lunettes de vision nocturne pour mieux profiter du spectacle.
- Sans doute, oui. En tout cas, l'organisateur a jugé préférable d'isoler le public des bois et des falaises environnants, et c'est la raison pour laquelle le client de Trudy et Larry les a appelés.
- L'agence est sous contrat avec le promoteur ?
- Non.
- Avec la compagnie d'assurances qui couvre les organisateurs du concert ?
- Non.
- Avec Metallica ?
- Non.
- Langue au chat, alors, murmura Syd. quels intérêts allons-nous défendre à deux heures du matin ?
- La société qui a installé la clôture.
Le gros de la foule qui avait assisté au concert était en train de s'en aller lorsque le Land Cruiser de Dar remonta le ravin poussiéreux à
contresens pour se rendre sur les lieux. Metallica avait depuis longtemps quitté la scène pour une destination inconnue, et il ne restait que quelques poignées de fans abrutis par l'alcool ou la dope qui tournaient devant ce qui avait été un podium illuminé. Dar aperçut les projecteurs des services d'urgence à l'autre bout de
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l'arroyo et se dirigea vers eux. Un agent de la patrouille routière de Californie les arrêta à la barrière qui séparait la zone de pelouse des bois o˘ les gens allaient copuler. Il examina leurs papiers à la lueur de sa torche, puis leur fit signe de passer. Les véhicules des services d'urgence - plusieurs voitures de la police routière avec leurs gyrophares en marche, deux ambulances, une voiture de la police locale, deux dépanneuses et un camion de pompiers avec son équipement au complet -
étaient garés à l'extrémité en pointe du lit de l'arroyo. Des pins Douglas se dressaient là, hauts de plus de quinze mètres, cachant les étoiles et le sommet du canyon. Dans le faisceau de ses phares et des projecteurs de la police, Dar distingua l'épave d'un camion renversé - un vieux Ford 250, à
vue de nez. Il gara son Cruiser à proximité, prit une lampe-torche puissante sur le siège arrière, et se dirigea avec Syd vers les lumières, non sans avoir à s'identifier deux fois de plus pour franchir des barrages de rubans jaunes et de flics zélés.
Lawrence vint les rejoindre dès qu'il les vit.
- «a alors ! fit Dar. Comment as-tu fait pour arriver avant moi ? Lawrence sourit derrière sa moustache.
- Tu fais moins le fier sans ta NSX, hein ?
- Syd, je vous présente Larry Stewart, que vous avez vu ce matin à la réunion.
- Lawrence, rectifia Lawrence. Bonsoir, madame.
- Plutôt bonjour, lui dit Syd. qu'est-ce qui se passe ici, Lawrence ? Il sourit en battant des paupières, agréablement surpris l'espace d'un bref instant, puis murmura :
- Comme vous le voyez, un Ford F 250 incroyablement ratatiné. Le conducteur est mort. …jecté à travers le pare-brise, projeté à environ vingt-cinq mètres. Ce n'est qu'une estimation, j'ai mesuré avec mes pas.
Il braqua la lampe qu'il tenait à la main sur un groupe qui entourait un cadavre gisant au pied d'un arbre.
- Il a foncé dans le noir contre la falaise ? demanda Syd. Lawrence secoua négativement la tête. ¿ ce moment-là, un
homme de la patrouille routière de Californie se joignit à eux.
- Sergent Cameron ! s'étonna Dar. Tu es bien loin de tes bases, ce soir.
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- Tiens ! La terreur des Mercedes ! fit Cameron avant de se tourner vers Syd en portant deux doigts à son chapeau. Comment ça va, madame Oison ? On ne s'est pas revus depuis la réunion de la force d'intervention spéciale, le mois dernier à Los Angeles, je crois.
Il glissa ses pouces derrière sa ceinture, jusqu'à en faire crisser le cuir.
- J'étais là depuis le début, dit-il, histoire de me faire quelques heures sup. Je faisais partie du service d'ordre. Et juste à la fin du concert, quelqu'un a découvert ça.
- Personne n'a rien entendu ? demanda Darwin. Cameron secoua la tête.
- Mais ça ne veut pas dire grand-chose. Pendant un concert de Metallica, avec la sono à fond comme ils la mettent, on pourrait faire exploser un engin tactique de la puissance de la bombe d'Hiroshima, et personne n'entendrait rien.
- Il était bourré ? demanda Lawrence.
- Il y a une dizaine de boîtes de bière vides dans la cabine du camion ou ce qu'il en reste, et huit ou neuf qui ont été éjectées en même temps que le conducteur...
- Vous croyez qu'il s'est jeté contre la falaise ? demanda Syd. Lawrence et le sergent secouèrent la tête en même temps.
- Voyez comme il est écrasé, fit Lawrence. Il est tombé d'en haut.
- D'en haut de la falaise ? demanda Syd.
- Il faisait marche arrière, pour se retrouver dans cette position, estima Dar. C'est la raison pour laquelle le chauffeur a été projeté dans cette direction. Dans la direction du concert. L'impact s'est produit par l'arrière - voyez comme il est plié en accordéon -, et l'occupant de la cabine a été éjecté comme un bouchon de Champagne avant que la cabine s'écrase à son tour.
Sydney Oison s'avança vers l'épave et regarda les secouristes en train de fixer deux c‚bles sous le ch‚ssis de la dépanneuse.
- Reculez ! cria l'un des policiers de la patrouille. On va le soulever !
- Tu as des photos ? demanda Darwin à Lawrence. Ce dernier hocha la tête en montrant son Nikon.
- C'est là que ça devient intéressant, murmura-t-il.
- qu'est-ce qui devient... commença Syd. Oh ! Mon Dieu !
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Sous l'épave du camion, il y avait un deuxième cadavre. Sa tête et son épaule ainsi que son bras du côté droit étaient presque complètement écrasés. Son bras gauche était disloqué d'une manière qui suggérait que c'était arrivé avant l'impact. Il portait un T-shirt, mais était nu des pieds à la taille. Ou plutôt son pantalon était troussé à ses chevilles sur ses bottes. Une douzaine de projecteurs et de lampes de poche étaient maintenant braqués sur lui, et Sydney Oison laissa échapper un nouveau Óh ! Mon Dieu ! ª
Les jambes du mort et la partie visible de son torse étaient éra-flées en une centaine d'endroits. Il y avait un canif planté dans sa cuisse. Il avait saigné abondamment. Il avait une longueur de corde à linge nouée sommairement autour de la taille, avec une bonne trentaine de mètres de corde défaite autour de lui. Mais le plus éprouvant à voir était une grosse branche de près d'un mètre de long - une branche de houx - qui sortait du rectum du cadavre.
- Intéressant, en effet, murmura Dar.
On était en train de prendre des mesures et des empreintes. Les policiers et les secouristes tournaient et discutaient, discutaient et tournaient. Le médecin examinateur et l'expert médico-légal le déclarèrent décédé. Un frisson de soulagement parcourut les rangs de l'assistance. Les conversations reprirent de plus belle pour conjecturer la manière dont l'accident s'était déroulé.
- Personne n'a trouvé le moindre putain d'indice pour le moment, chuchota le sergent Cameron.
- C'est complètement dingue, murmura Syd. «a fait penser à un culte sataniste.
- Je ne suis pas de cet avis, fit Dar.
Il s'éloigna pour aller parler aux pompiers. Cinq minutes plus tard, ils avaient déplacé leur camion et déployé la grande échelle jusqu'au sommet de la falaise, invisible à ceux qui étaient en bas à cause de la végétation.
Darwin, Lawrence et deux des pompiers grimpèrent, munis de torches puissantes. Cinq minutes plus tard, ils redescendirent tous, à l'exception de Dar, qui resta à huit mètres de hauteur en faisant des signaux au pompier qui manipulait l'échelle. Elle s'inclina avec Dar à travers les branchages. Il dut baisser la tête pour éviter les grosses branches, balayant les frondaisons de sa torche.
- J'y suis ! leur cria-t-il au bout d'un moment.
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Syd eut beau plisser les paupières, elle ne réussit pas à voir ce qu'il était en train de toucher puis de photographier. Lawrence l'observait à
travers une petite paire de jumelles qu'il avait sortie de la poche à rabat de sa chemise safari.
- qu'est-ce que c'est ? lui demanda-t-elle.
- Le slip du gars, accroché à une branche, répondit-il. Excusez-moi, ajouta-t-il en lui tendant les jumelles. Vous voulez regarder ?
- Non, merci.
Un quart d'heure plus tard, les discussions avaient cessé, les cadavres étaient dans des housses et transportés sur des civières dans deux ambulances. Tout le monde était soulagé, et Lawrence se dirigea vers le Land Cruiser en même temps que Syd et Dar. Son Trooper Isuzu était garé
juste derrière le 4 x 4 de Dar.
- Bon, fit Sydney Oison, quelque peu irritée. Je n'ai rien compris. Je n'ai pas entendu ce que vous disiez à la police. Je pourrais savoir ce qui s'est passé ?
Les deux hommes s'arrêtèrent en même temps pour se tourner vers elle.
- Vas-y, fit Dar. ¿ toi de raconter.
Lawrence hocha la tête. Ses grosses mains s'ouvrirent et gesticulèrent en même temps qu'il se lançait dans son explication.
- Voilà, dit-il. Essentiellement, ces deux types en étaient à leur dix-huit ou vingtième boîte de bière quand ils ont essayé d'assister au concert à l'oil. Ils n'avaient pas de billets, mais ils connaissaient une ancienne route de pompiers et avaient décidé de revenir après la tombée de la nuit.
Mais le chemin est barré par la barrière installée par notre client. Une palissade, au sommet de cette falaise, qui fait trois mètres de haut.
Syd regarda de nouveau la falaise dans l'obscurité. On était en train de hisser l'épave du camion sur le véhicule de dépannage.
- Ils ont défoncé accidentellement la barrière ? demanda Syd d'une voix à
peine audible.
- Non, fit Lawrence en secouant la tête. Ils ont reculé contre elle, et le chauffeur - le plus léger des deux - a aidé son copain à passer par-dessus.
Mais il faisait déjà nuit, et ce n'est qu'en enfourchant la palissade que le gros s'est aperçu qu'il y avait dix mètres de vide de l'autre côté. Il est tombé à travers les branches...
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- Et ça l'a tué ? demanda Syd.
De nouveau, Lawrence secoua la tête.
- Non, il a d'abord heurté une grosse branche à environ douze mètres du bas, et c'est sans doute là qu'il s'est cassé un bras. La branche s'était accrochée à son slip et à sa ceinture.
- Il ne s'était pas encore rendu compte de la hauteur à laquelle il se trouvait, ajouta Dar. En regardant vers le bas, il voyait tout juste les cimes des arbres plus petits, et croyait sans doute que c'étaient des buissons qui allaient amortir sa chute.
- Il a donc déchiré son slip pour se dégager, expliqua Lawrence.
- Et il est tombé de sept mètres de haut, murmura Syd.
- C'est ça, lui dit Lawrence.
- Mais ça ne l'a pas tué, ajouta Sydney sur un ton suggérant qu'elle se résignait à jouer un simple rôle de faire-valoir.
- «a ne l'a pas tué, répéta Lawrence. Les branches l'ont terriblement égratigné, son canif lui est rentré dans la cuisse sur une longueur de sept centimètres, et il s'est pris cette branche de houx dans le cul, sauf votre respect, mais ça ne l'a pas tué.
- que s'est-il passé ensuite ? interrogea Syd.
- Dar, c'est toi qui as trouvé le premier, fit Lawrence. Je te laisse raconter la fin.
L'interpellé haussa les épaules.
- Il n'y a pas grand-chose à ajouter. Le chauffeur, en entendant les cris de son copain en bas, a compris qu'il était tombé de très haut. Les gémissements du gros étaient en partie couverts par la musique, et il fallait faire quelque chose.
- Alors, il a.., commença Syd.
- Il a pris une vieille corde à linge qui traînait à l'arrière de son camion et en a lancé une extrémité à son copain, en lui criant de la nouer autour de sa taille. C'est ce que je suppose, en tout cas. «a ne s'est peut-être pas passé aussi simplement que ça. Ivres comme ils étaient, ils ont d˚ échanger des insultes et des jurons, mais le gros a fini par s'entourer deux fois la taille avec la corde à linge avant de faire un noud de vache pendant que l'autre, en haut, attachait son extrémité de la corde au pare-chocs du F 250.
- Et ensuite... murmura Syd.
Dar pencha la tête comme pour dire que le reste était évident.
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- Le maigre était tellement imbibé et tellement énervé qu'il a passé
accidentellement la marche arrière, a accéléré à fond, a défoncé la palissade et fait une chute de douze mètres et des poussières sur son copain, en se faisant catapulter à travers son pare-brise dans l'opération.
- Envoie-moi ton rapport par e-mail demain matin, et je ferai un courrier à mon client pour lui donner la version officielle, déclara Larry.
Sydney secoua la tête.
- Et c'est comme ça que vous gagnez votre vie ?
Féministe
Le premier coup de téléphone survint peu après 5 heures du matin.
Merde ! se dit Darwin, qui n'avait jamais considéré que le matin commençait avant 9 h 30 ou 10 heures, quand il prenait son café avec un beignet et lisait son journal.
Le téléphone sonna de nouveau.
- Allô ?
- Monsieur Minor, ici Steve Capelli, de Newsweek. Nous aimerions vous parler de...
Il raccrocha brutalement et se tourna pour essayer de se rendormir. Deux minutes plus tard arriva le deuxième appel.
- Docteur Minor, je m'appelle Evelyn Summers. Vous m'avez peut-être déjà
vue sur Channel Seven. J'espérais que vous...
Dar ne devait jamais savoir quel était l'espoir d'Evelyn, car il raccrocha aussitôt et coupa la sonnerie du téléphone. Mais il n'avait plus envie de dormir. Il se leva et marcha jusqu'à la fenêtre. En plus de la voiture de la police de San Diego restée garée discrètement toute la nuit contre le trottoir d'en face, il y avait maintenant trois camions de télé pas très discrets plus un quatrième qui était en train d'arriver, avec une antenne satellite sur le toit.
Il retourna à son téléphone et enregistra un nouveau message d'accueil sur le répondeur. ´ Yo, c'est Vito. Y a personne à la maison à part moi et les dobermans. Vous avez quèk'chose à m'dire, envoyez la purée ! Autrement, foutez-vous vot'bigophone o˘ j'pense ! ª
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Il alla dans la salle de bains se raser puis se doucher. Dix minutes plus tard, habillé, un gobelet de café fumant à la main, il alla regarder de nouveau par la fenêtre. Il y avait cinq camions de télé et quatre fourgonnettes garés en face. Il leur avait fallu quarante-huit heures, se disait-il, pour l'identifier à partir de la plaque minéralo-gique de sa malheureuse NSX. quelqu'un chez eux devait avoir ses entrées au service des immatriculations. Il doutait qu'un journaliste ait pu avoir sa photo, mais il n'avait pas l'intention de passer par la grande entrée pour s'en assurer. Le voyant du téléphone ne cessait de clignoter. Il commença à
remplir un sac de linge de rechange et d'affaires de toilette tout en sifflotant le thème du Parrain.
En arrivant au palais de justice, Dar constata que le procureur adjoint Weid avait fait preuve de sa générosité habituelle en fournissant un bureau provisoire à l'enquêteuse principale du procureur de Californie en visite.
Le ´ bureau ª de Sydney Oison était dans un sous-sol de la partie la plus ancienne du palais de justice, non loin des cellules. Il servait à l'époque de salle d'interrogatoire, et ses murs délavés étaient couleur caca d'oie tirant sur le jaune vomi. Ils étaient décorés par endroits de représentations d'art abstrait sous forme d'éraflures diverses et de moustiques écrasés remontant aux années 40. Le mobilier consistait en tables et chaises métalliques pliantes, et il n'y avait pas de fenêtres mais une section de mur était occupée par un miroir sans tain. Cependant, il y avait sur les tables du matériel moderne : un ordinateur portable Gateway dernier cri relié à des imprimantes, scanners et autres périphériques. Il y avait aussi deux téléphones récents, chacun avec au moins quatre lignes. Une carte de la Californie du Sud fixée à l'un des murs crasseux était déjà ornée de grappes de punaises aux têtes rouges, bleues, vertes ou jaunes. Un secrétaire assis face à un second ordinateur informa Dar que l'enquêteuse principale était dans le bureau du procureur et qu'elle serait de retour dans moins d'une heure. Elle lui faisait dire de ne pas repartir, car elle voulait lui parler.
Le secrétaire proposa à Dar un café qu'il lui versa au moyen de l'inévitable cafetière posée sur la table contre le miroir sans tain. Ce café de flics à 180 % de caféine avait la consistance d'un revête-106
ment d'asphalte un jour de grand soleil d'été, et Dar avait toujours pensé
que c'était là l'arme secrète de l'Amérique qui permettait à ses forces de l'ordre de tenir le coup en dépit d'horaires démentiels, de conditions de travail lamentables, d'une clientèle peu recomman-dable et de salaires de misère. Il but tout de même une longue gorgée, car il se sentait morose et raplapla.
- Je reviens, dit-il.
Il trouva un banc libre dans le couloir du sous-sol, activa son ThinkPad et acheva son rapport sur l'accident survenu au concert Metallica. Puis il raccorda le cordon du modem à son téléphone mobile, se connecta sur la ligne spéciale de l'agence Stewart et envoya le rapport directement sur le fax de l'agence.
Tout en remettant le portable dans sa sacoche, il se demanda comment tuer la demi-heure qui lui restait. Il décida finalement de traverser le corridor bordé de cellules pleines de prisonniers qui hurlaient en chour comme des putois et de grimper les marches polies qui menaient au palais de justice proprement dit, avec sa déco style gothique. Contrairement à l'aile plus récente et passablement hideuse o˘ Dickweed et ses collègues avaient installé leurs bureaux, la partie ancienne de l'édifice, bien que dépourvue de climatisation, avait une allure beaucoup plus noble.
Dar avait confié à Syd, la veille, qu'il aimait les feuilletons à l'eau de rosé. En vérité, alors qu'il ne regardait pratiquement jamais la télé, il lui arrivait, entre deux apparitions comme expert auprès des tribunaux, de venir ici assister à des procès criminels ou civils. Il entra dans la salle de tribunal n∞ 7 A et prit place dans le fond, en saluant plusieurs personnes ‚gées qui étaient comme lui des habituées des lieux.
Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour se mettre dans le bain.
Il s'agissait d'une affaire de harcèlement sexuel. La plaignante déclarait que le directeur de la petite entreprise pour laquelle elle travaillait lui avait fait des avances insistantes. La moitié des jurés environ avaient les yeux mi-clos et semblaient près de s'endormir, accablés de chaleur, tandis que les témoins défilaient à la barre pour évoquer les habitudes sexistes de leur employeur. Une réceptionniste d'une vingtaine d'années témoigna que leur patron avait plus d'une fois déclaré en sa présence que la plaignante
- une
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secrétaire ‚gée de quarante-cinq ans environ - ´ faisait ça très bien au téléphone ª.
Dix minutes plus tard, ce fut au tour de la plaignante de venir témoigner.
Elle ressemblait à la prof de latin de Dar quand il était au lycée.
Lunettes vieillottes avec chaînette à perles, tailleur classique, noud surdimensionné au col de son corsage blanc, chaussures de confort, cheveux blond fade ramassés en chignon. Elle avait l'air modeste et réservée, et son expression suggérait qu'elle regrettait d'avoir fait toutes ces vagues.
Son avocat lui posa une série de questions tandis que le défendeur, un petit homme cauteleux qui ressemblait à un furet en costume polyester, était assis ou plutôt affalé à sa table, un sourire ironique aux lèvres.
Les réponses de la plaignante étaient murmurées d'une voix si faible que le juge lui demanda par deux fois de parler plus fort pour couvrir le bruit des ventilateurs au-dessus de leurs têtes. Plusieurs jurés étaient plongés dans une douce torpeur. Dar connaissait le juge, Son Honneur William Riley Williams, soixante-huit ans, avec tant de multiples rides et mentons qu'il ressemblait à une effigie de Walter Matthau restée trop longtemps trop près d'un feu de cheminée. Mais Dar savait aussi que derrière ce visage adipeux, blasé et ensommeillé se dissimulait une réelle vivacité d'esprit.
L'avocat de la plaignante se préparait à donner l'estocade.
- Et quel fut exactement, mademoiselle Maxwell, le dernier incident en date, dans l'inadmissible comportement avéré de votre employeur, qui vous incita finalement à porter vos doléances devant les instances légales ?
Il y eut un temps de pause tandis que la plaignante, les jurés et l'assistance silencieuse traduisaient mentalement le jargon juridique.
- Vous voulez savoir ce que M. Strubbins a fait pour que j'engage un procès contre lui ?
La voix de Mlle Maxwell était si faible que tous ceux qui ne dormaient pas encore dans la salle, y compris Dar, se penchèrent légèrement en avant.
- Oui, répondit l'avocat, revenant à un langage normal.
Le visage de Mlle Maxwell s'empourpra. La rougeur partit de la base de son cou, à la jonction du noud blanc de son chemisier, pour envahir ses joues, jusqu'à ce que sa figure tout entière soit cramoisie.
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- M. Strubbins m'a dit... il m'a fait une proposition indécente. Le juge Williams, ses mentons et bajoues calés dans la paume d'une main tavelée, lui demanda de répéter sa réponse un peu plus fort. Ce qu'elle fit.
- qualifieriez-vous cette proposition indécente d'obscène ?
demanda l'avocat de la plaignante.
- Oh ! oui ! fit Mlle Maxwell, dont la rougeur s'accentua. Elle baissa les yeux vers ses mains, nouées sur ses cuisses.
- Pourriez-vous répéter devant la cour les termes exacts de cette proposition obscène ? demanda l'avocat en se tournant vers le jury avec une expression de triomphe anticipé.
Mlle Maxwell continua de contempler ses mains un long moment, puis remua les lèvres pour dire quelque chose d'inaudible. Dar et d'autres membres de l'assistance se penchèrent encore plus en avant. Plusieurs habitués du troisième ‚ge augmentèrent le volume de leur prothèse auditive.
- Pourriez-vous répéter plus fort ce que vous venez de dire ? demanda le juge.
Même sa voix faisait penser à Walter Matthau.
- J'ai trop honte pour parler plus fort, dit la secrétaire en battant des paupières derrière ses lunettes poisson-chat.
Son avocat pivota dans sa direction avec une expression étonnée.
Visiblement, cela ne faisait pas partie de ses plans. ¿ la table de la défense, M. Strubbins eut un sourire et se pencha pour dire quelque chose à
son avocat au visage impassible.
- Pouvons-nous conférer un instant, Votre Honneur ? demanda l'avocat de Mlle Maxwell, désireux de retrouver sa sérénité et de ne pas laisser passer une occasion.
Il y eut un bref conciliabule, durant lequel l'avocat de la défense bafouilla, celui de l'accusation gesticula en chuchotant de manière énergique, et le juge Williams écouta, les paupières pesantes et en silence.
Au bout d'un moment, les avocats furent renvoyés dos à dos à leur place et le juge se tourna vers la plaignante rougissante.
- Mademoiselle Maxwell, la cour comprend vos réticences à répéter ce que vous avez qualifié de proposition obscène, mais dans la mesure o˘ votre affaire exige, pour être jugée, que le jury et la 109
cour sachent exactement quels ont été les termes utilisés par M. Strubbins, puis-je vous demander de nous les écrire sur un morceau de papier ?
Mlle Maxwell hésita, puis hocha la tête en rougissant de plus belle.
Le public laissa entendre quelques grognements, puis se cala en arrière sur ses bancs. Un huissier apporta à la plaignante un stylo et un bloc-notes.
Mlle Maxwell écrivit quelque chose sur la première page durant un laps de temps qui parut durer plusieurs minutes. L'huissier arracha la page et l'apporta au juge. Celui-ci lut ce qui était écrit sans changer d'expression. Puis il fit signe aux deux avocats d'approcher. Ils lurent la page sans faire de commentaire. L'huissier reprit la feuille de papier et la porta aux jurés dans leur box.
Le membre du jury le plus proche de lui était une femme qui portait aussi des lunettes. Grande et mince, mais cependant étonnamment plantureuse, elle était vêtue d'un tailleur noir et d'un chemisier blanc, et ses cheveux étaient également ramassés en chignon.
- Vous pouvez donner ce papier au président du jury, murmura le juge Williams.
- Ou à la présidente, dit la femme du premier rang, encore plus droite et digne que précédemment.
- Je vous demande pardon ? fit le juge en soulevant ses multiples mentons du creux de sa main.
- Au président ou à la présidente, répéta la femme, dont les lèvres fines étaient si pincées qu'on ne les voyait presque plus.
- Ah ! fit le juge Williams. Bien s˚r. Huissier, veuillez remettre ce papier au président ou à la présidente du jury. Madame la présidente, veuillez faire passer cette note aux autres personnes du jury, après en avoir pris connaissance.
Tous les regards, dans la salle du tribunal, étaient rivés sur Mme la présidente tandis qu'elle lisait le papier et que ses lèvres tressaillaient nerveusement comme si elle avait soudain un go˚t très, très amer dans la bouche. Secouant la tête, elle tendit le papier au juré assis sur sa gauche.
Dar avait déjà remarqué depuis un moment que le juré n∞ 2 - un homme obèse avec une veste de sport en madras - était sur le point de céder au sommeil.
Il était assis les bras croisés sur sa bedaine, 110
les yeux mi-clos, mais il ne ronflait pas. Dar savait par expérience que les membres du jury qui ronflaient n'étaient pas rares dans les procès, particulièrement l'été quand il faisait très chaud. Il avait assisté de nombreuses fois à ce spectacle, même quand il avait témoigné dans des affaires quasi criminelles.
Mme la présidente donna un coup de coude au juré n∞ 2, dont la tête se redressa comme un ressort. Il ouvrit les yeux. Sans se rendre compte que tous les regards, dans le tribunal, étaient fixés sur lui, il prit le papier que lui tendait la femme plantureuse en tailleur et le lut. …
carquillant les yeux, il le lut une deuxième fois. Puis, tournant lentement la tête vers Mme la présidente, il lui fit un clin d'oil accompagné d'un hochement de tête et empocha le papier.
Le silence qui régnait dans la salle était si épais qu'on aurait pu le couper au couteau pour en faire des cubes qu'on aurait vendu au détail aux maîtres d'école. Toutes les têtes pivotèrent alors vers le juge et l'huissier.
Ce dernier se dirigea d'un pas hésitant vers le box du jury, s'immobilisa et regarda le juge en attente d'instructions. Le magistrat ouvrit la bouche pour parler, se ravisa et frotta ses bajoues. La plaignante semblait se faire toute petite à la barre, comme si elle voulait disparaître sous terre.
- La cour ordonne une suspension de séance de dix minutes, déclara le juge Williams.
Il laissa retomber son marteau et disparut dans un froissement de robe tandis que l'assistance se mettait debout et que le troisième ‚ge échangeait des coups de coude dans les côtes en se marrant avec des bruits de respiration asthmatique.
Le jury se retira également. Le n∞ 2 avait toujours un sourire malin aux lèvres et renouvelait ses clins d'oil à Mme la présidente, qui le regarda une seule fois par-dessus son épaule avant de disparaître à la vue de Dar, laissant derrière elle un sillage de mépris glacé.
De retour dans le bureau ex-salle d'interrogatoire en sous-sol, Dar trouva l'enquêteuse principale Oison au travail. Le secrétaire était sorti. Un ventilateur portable et la porte grande ouverte contribuaient à alléger la lourdeur de l'atmosphère confinée, mais cinquante ans de 111
rencontres du troisième type entre des délinquants en sueur et des flics interrogateurs non moins transpirants laissaient comme des miasmes dans ces locaux.
- Merci de m'avoir attendue, lui dit-elle. Le proc et Dickweed m'ont montré les journaux du matin. J'ai constaté qu'ils ne vous appelaient plus
´ le tueur fou de l'autoroute ª.
Dar se versa une nouvelle tasse de café en disant :
- C'est exact. Maintenant, je suis ´ le mystérieux détective ª.
- Voyons si vous faites un bon détective, dit-elle en indiquant la carte o˘ s'étalaient des bouquets de punaises à tête rouge, jaune, bleue ou verte. Pourriez-vous donner une légende à ma petite carte d'informations stratégiques ?
Dar sortit ses lunettes de la poche de sa veste de sport et scruta attentivement la carte.
- Les rouges et les bleues sont sur des grandes routes, surtout des autoroutes, jamais des voies locales. Je suppose qu'il s'agit de swoop and squat ' ?
Syd hocha la tête, impressionnée.
- En majorité des swoop and squat. Et vous pouvez me dire la différence entre les rouges et les bleues ?
- Non. Mais il y a plus de rouges que de bleues. Une seconde. Je me souviens de ce sinistré-là, sur la 1-5. Il y a eu un mort. C'était une vieille Volvo bleue, au volant un immigré au chômage avec permis de séjour.
Un swoop and squat caractérisé, mais l'auteur de la fraude a perdu la vie.
- Les punaises rouges sont toutes des swoop and squat o˘ il y a eu mort d'homme, murmura Syd.
Dar émit un sifflement.
- Tant que ça ? C'est un peu surprenant. D'habitude, les queues de poisson de ce genre se font sur des voies locales, jamais sur des autoroutes. Trop dangereux. Il vaut mieux être en vie pour toucher le fric.
Elle hocha la tête.
1. Arnaque qui consiste à faire une queue de poisson à un automobiliste qu'on vient de doubler afin de provoquer une collision et de réclamer des dommages et intérêts.
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- Et les vertes ? demanda-t-elle.
Il étudia l'emplacement des punaises vertes, les plus nombreuses. Il y en avait deux au port de San Diego, trois dans les collines à l'est de Del Mar, dans un endroit complètement isolé. D'autres étaient éparpillées tout autour de Los Angeles et de San Diego, en dehors des routes.
- Accidents de chantier, dit-il. Les deux du port paraissaient suspects au début, à cause de l'importance des sommes en jeu, mais c'étaient de vrais accidents dans les deux cas. Chute d'un échafaudage, de très haut. Mort instantanée. Pas très joli à voir.
- C'était quand même une affaire de fraude, dit-elle. Il lui jeta un regard sceptique.
- J'ai enquêté sur l'accident du porte-avions, dit-il. Le peintre envoyé
par l'entrepreneur civil avait des antécédents de fraude aux assurances, mais cette fois-ci il a fait un plongeon de vingt mètres sur des tubulures en acier. Sa famille n'avait pas à ce point besoin d'argent. Ils gagnaient bien leur vie, tous, gr‚ce aux glisses-tombes et aux queues de poisson.
Syd sourit, puis croisa les bras.
- Et les têtes jaunes ?
- Je n'en vois qu'une sur la carte. Les autres sont dans la marge, elles attendent leur tour.
- Oui?
- Et celle qui est sur la carte se trouve au-dessus du lac Elsinore, à peu près à l'emplacement du bar-restaurant The Lookout. Je suppose que c'est moi que les jaunes représentent.
- Bien vu. En fait, les jaunes désignent les endroits o˘ vous avez fait l'objet d'une tentative d'assassinat.
Il haussa un sourcil et regarda les punaises jaunes fichées dans la marge de la carte. Il y en avait une douzaine en attente.
- J'ai besoin de rendre visite à Trudy et Lawrence, dit-elle d'un ton enjoué en prenant son gros sac de voyage et en fourrant son ordinateur portable dans sa sacoche en cuir. Je sais qu'ils habitent du côté
d'Escondido, mais j'aimerais mieux que vous m'accompagniez.
Dar secoua la tête.
- Ce serait avec plaisir que je vous déposerais à Escondido, mais je ne rentre pas chez moi ce soir. Les médias...
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- Je sais, dit-elle en souriant. J'ai vu leur dispositif aux nouvelles locales à sept heures. Ils n'ont toujours pas de photo de vous. «a les rend complètement chtarbés.
- Chtarbés ? répéta Dar en se frottant le menton.
- Comment avez-vous fait pour sortir de chez vous ce matin sans vous faire lyncher ?
- La police de garde devant la porte les attirait dans la rue. J'ai sorti le Land Cruiser par-derrière et j'ai pris des petites rues pour descendre en ville.
- Ils doivent avoir le numéro de votre Toyota, également. Dar hocha la tête.
- Je me suis garé au fond du parking du palais de justice, sous les fenêtres de la cage à poules o˘ ils gardent les ivrognes et les clochards.
Elle fit la grimace.
- Je sais. Je ferai laver la voiture demain. En tout cas, je ne crois pas que les médias iront la chercher là.
- D'accord. Mais qu'est-ce qui vous empêche de m'accompagner chez les Stewart ?
Il soupira.
- Rien du tout, mais je ne pourrais pas vous raccompagner après. Je compte passer la nuit dans mon chalet dans les collines.
- Parfait. On passera prendre quelques affaires au Hyatt. Dar fronça les sourcils.
L'enquêteuse principale s'immobilisa sur le seuil pour murmurer :
- Les flics de San Diego sont toujours chargés de votre protection vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais si vous allez dans les collines vous serez en dehors de leur juridiction. Vous n'allez tout de même pas demander au shérif local de vous envoyer tous ses hommes !
- Je n'ai jamais dit que j'allais... Elle leva la main pour l'arrêter.
- D'un autre côté, non seulement je serai une garde du corps parfaite pour ce long week-end, mais je mettrai intelligemment nos loisirs à profit en épluchant vos dossiers sur papier ou informatique pour essayer de découvrir un indice.
Il la regarda un bon moment. Leur image se reflétait dans le miroir sans tain. Il se demandait s'il y avait quelqu'un qui les observait dans l'autre pièce.
- Est-ce que j'ai le choix ? demanda-t-il.
- Bien s˚r que vous l'avez, dit-elle en lui adressant son sourire le plus chaleureux à ce jour. Vous êtes citoyen d'un pays libre, non ?
- Si c'est comme ça, commença Dar..,
- En tant que citoyen, vous encourez une inculpation pour meurtre au moyen d'un véhicule à moteur, et le tribunal a ordonné que vous soyez placé sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre, afin que votre protection soit assurée. Vous êtes donc surtout libre de décider si c'est moi qui conduis ou si c'est vous.
Trudy et Lawrence travaillaient chez eux sur un site résidentiel proche d'Escondido. L'agence Stewart était un ranch à deux niveaux qui s'étalait sur le versant d'une colline couverte de fÔcoÔdes dominant une route de campagne qui menait au terrain de golf de l'ensemble résidentiel. Ni Lawrence ni Trudy ne jouaient au golf. En vérité, très peu de leurs activités sortaient du domaine des assurances et de leur seul loisir, qui était les courses de voitures. L'habitation proprement dite couvrait une superficie de plus de mille mètres carrés en tout, mais la plus grande partie de l'espace utile était constituée par des bureaux, sur les deux niveaux, utilisés par l'entreprise familiale. Le living des Stewart, avec son plafond cathédrale, était resté vide de tout mobilier pendant les trois premières années après que Dar avait fait la connaissance du couple.
Il gara le Land Cruiser devant une allée encombrée de véhicules : le vieux Trooper Isuzu de Lawrence, la Ford Contour en leasing de Trudy, le camion Ford Ecoline de surveillance de Lawrence, avec ses vitres teintées, deux voitures de course, la première sur une remorque et l'autre dans un garage à trois places, à côté d'une Mustang décapotable modèle 67 recouverte d'une b‚che, et enfin deux motos Gold Wing.
- Tout ça c'est à eux ? demanda Syd tandis qu'ils passaient devant ce panthéon de véhicules.
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- Mais oui, répondit Dar. Ils avaient aussi deux Mustang plus récentes, mais ils les ont vendues pour acheter ces voitures de course.
- Dans quelle catégorie ?
- Une catégorie spéciale, avec de vieilles Mazda RX-7. Larry participe à
des compétitions en Californie, en Arizona, au Mexique... partout o˘ ils peuvent aller le temps d'un week-end.
- Et Trudy va toujours avec lui ?
- Lawrence et Trudy vont partout ensemble.
Il appuya sur un bouton d'interphone. Pendant qu'ils attendaient, Syd jeta un coup d'oil aux maisons voisines sur la colline.
- Pas de trottoirs, fit-elle remarquer. Dar haussa un sourcil.
- Vous venez d'arriver en Californie ?
- Depuis trois ans. Mais je n'ai jamais pu m'habituer à l'absence de trottoirs.
Dar fît un geste en direction des sept voitures garées dans l'allée et dans le garage sans porte. - ¿ quoi serviraient des trottoirs en Californie ?
- Entrez, fit la voix de Trudy à l'interphone. On est dans la cuisine.
quand Syd et Dar traversèrent les centaines de mètres carrés du living inutilisé, de la salle à manger qui n'avait presque jamais servi et des espaces de travail surutilisés pour se rendre dans la cuisine, l'agence Stewart en était à sa pause-café. Lawrence était juché sur un tabouret, penché sur le comptoir, les coudes sur le formica et le visage rouge de concentration. Trudy était de l'autre côté du comptoir, mais penchée vers son massif époux comme s'ils se livraient une féroce mais amicale bataille mentale.
- Oldsmobile Rocket 88, grogna-t-elle d'une voix de basse chevrotante.
- Toyota Rav 4, répliqua Lawrence d'une voix de fausset maniérée. Il fit signe à Syd et à Dar de prendre des tabourets pour s'asseoir au comptoir et leur montra la cafetière et les tasses. Les deux nouveaux arrivés se servirent du café tandis que Lawrence grognait :
- Pontiac Grand Prix.
- Mitsubishi Galant, glapit Trudy en prenant à son tour la voix de fausset. Mercury Cougar, grogna-t-elle aussitôt, comme si elle smashait au ras du filet.
Lawrence hésita.
- Ford Contour ! s'écria Syd sur un ton plus haut de quelques octaves que sa voix habituelle au timbre agréable.
- Bon Dieu ! fit Dar.
- Chut ! dit Trudy. Vous allez nous casser le rythme. Allez-y, madame l'enquêteuse Oison, à vous de servir.
- Je vois, la même lettre, murmura Syd. D'une voix bourrue de b˚cheron, elle lança :
- Dodge Charger !
- Honda Civic, riposta Lawrence d'une voix exagérément efféminée avant de hurler : Chevrolet Impala !
- Infinity ! lança Trudy.
- Isuzu Impulse ! minauda Syd. Trudy pointa l'index sur elle.
- ¿ vous le point, dit-elle. L'Impulse est plus molle et plus ringarde que l'Infinity. Vous servez avec la lettre de votre choix.
- Ford Thunderbird ! hurla Syd.
- Ford Taurus ! lança Lawrence.
- Toyota Tercel, contra Trudy triomphalement.
Elle posa bruyamment sa tasse de café et se tourna vers son mari, les sourcils froncés.
- Taurus signifie taureau, Larry. Un taureau a des couilles. Et une Tercel, c'est quoi, au fait ? Un oiseau ? Je crois que ça ne veut rien dire.
- Lawrence, lui dit Lawrence.
- Vous avez fini avec votre concours testostérone-ostrogène ? demanda Darwin.
- Pas encore, fit Trudy. quarante-zéro. ¿ moi de servir. (Elle hésita une seule seconde.) American Motors, Eagle !
- On ne la fabrique plus, fit remarquer Dar.
Personne ne lui prêta attention. De toute évidence, il n'avait rien compris aux règles.
- Escort, zézaya Lawrence.
- Hyundai Elantra ! jeta Trudy comme si elle abattait un atout majeur.
- Suzuki Esteem, fit Syd.
Lawrence et Trudy hochèrent la tête, en lui concédant le point.
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- qu'y a-t-il de plus nul que d'appeler une voiture Éstime ª ? demanda Trudy. Particulièrement un tas de ferraille de chez Suzuki. C'est comme si on baptisait une bagnole ´ Fierté ª.
- Ado, déclara Dar, j'avais une grosse Chrysler New Yorker à ailerons modèle 1960, que ma copine avait appelée ´ Béatrice ª.
Les trois autres le regardèrent comme s'il avait l‚ché un pet.
- O˘ en sommes-nous ? demanda Lawrence.
- ¿ deux points de la balle de match, répondit Trudy. Syd ou moi. Je sers.
Une seconde plus tard, elle lança :
- Pontiac Firebird.
- Ford Fiasco, riposta Lawrence. Rien de plus nul qu'un fiasco.
- Ford a arrêté la production de la Fiesta, dit Syd. Elle est remplacée par la Festiva.
- ¿ vous le point, lui dit Trudy. Vous servez.
- Buick Roadmaster, bougonna Syd en faisant traîner l'avant-dernière syllabe.
- Rav 4, dit Lawrence.
- Disqualifié, déclara Trudy. Tu l'as déjà utilisé. Elle hésita.
- Le R, c'est pas facile. Plymouth Reliant ?
- Trop costaud, estima Lawrence.
- Tout ce que je trouve, c'est la Buick Reatta, dit Syd. Mais ce n'est pas assez mièvre, même si ça ne signifie rien.
- La RX-7 est plutôt ringarde, leur dit Trudy.
- Hé ! Une seconde ! s'exclama Lawrence, sincèrement vexé. Il pilotait des RX-7 de course rafistolées.
- Si c'était moi qui servais ? proposa Dar. Une seule manche, le vainqueur est champion.
- D'accord, acceptèrent les trois autres.
- q-45, dit-il.
- Elle vient de sortir, protesta Trudy. Et elle n'a rien de spécialement efféminé...
- q-45, répéta Dar. Balle enjeu. ¿ vous. Il y eut plusieurs minutes de silence.
- Volkswagen quantum, lança Syd.
- Ouah ! s'exclama Trudy. Elle a gagné.
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- Pas si vite, fit Dar. Alfa Romeo quadrifoglio. Les autres lui lancèrent des regards soupçonneux.
- Elle existe, murmura Lawrence. J'ai travaillé sur une épave sur la 410
il y a trois ans.
- On sait qu'elle existe, dit Trudy. On cherche seulement à établir si...
- C'est moi qui gagne, déclara Dar.
- qui t'a nommé juge et juré ? demanda Lawrence d'une voix enjouée.
- Je ne prétends pas être juge et juré, répliqua Dar en souriant à
l'évocation de la présidente féministe du jury. Je suis juste le plus fort à votre petit jeu. Et si on revenait, demanda-t-il en jetant un regard à la pile de dossiers rangés contre le mur de la pièce d'à côté, à l'épluchage des affaires qui ont pu donner à la mafia russe l'idée saugrenue de me tuer ?
7 Gagné
Trois heures et quatre-vingts dossiers plus tard, Lawrence se renversa en arrière dans son fauteuil en disant :
- J'abandonne. Je ne sais même pas ce qu'on cherche.
- Des demandes d'indemnisation frauduleuses, fît Syd en montrant la pile des dossiers qu'ils avaient mis de côté sous cette étiquette.
- «a représente soixante pour cent et des poussières de toutes les affaires que nous traitons, déclara Trudy. Mais aucune de celles o˘ Dar est intervenu pour faire la reconstitution ne me semble assez importante pour justifier qu'on veuille le tuer.
L'enquêteuse principale hocha la tête. Elle avait les yeux fatigués. Dar avait remarqué qu'elle portait des verres non cerclés pour lire.
- En tout cas, murmura-t-il, on ne peut pas dire que ce soit fastidieux comme lecture.
Syd hocha la tête.
- Ces déclarations des victimes d'accident sont de vrais petits chefs-d'ouvre. …coutez celui-là. ´ Le poteau téléphonique se rapprochait à toute vitesse. J'ai tout fait pour l'esquiver, mais il m'a heurté de front. ª
Trudy ouvrit un dossier en disant :
- J'en ai un beau, c'est mon préféré. ´ Je conduisais depuis quarante ans lorsque je me suis endormi au volant, et j'ai eu cet accident. ª
Dar sortit un dossier racorni de la pile qui se trouvait devant lui.
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- Celui-là, apparemment, n'a jamais entendu parler du cinquième amendement
'. ´ L'homme occupait toute la largeur de la chaussée. J'ai été obligé de braquer violemment à plusieurs reprises avant de le renverser. ª
Lawrence émit un grognement tout en feuilletant le dossier qu'il avait en main.
- Ce client-là a trop regardé X-Files à la télé. Śoudain, une voiture invisible a surgi devant moi, a heurté mon véhicule et a disparu. ª
- Moi aussi, j'ai mes X-Files, leur dit Syd en cherchant parmi la pile de dossiers bleus. Voilà. ´ L'accident s'est produit lorsque la portière avant droite d'une voiture s'est ouverte au carrefour sans prévenir. ª
- Je déteste ça quand ça arrive, commenta Dar.
- Vous avez remarqué la manière dont les auteurs d'accident abusent de la voix active dans leurs dépositions ? demanda Trudy. En voici une qui est tout à fait typique. Ún piéton que je n'avais pas vu m'a heurté, puis a glissé sous mes roues. ª
- Stupide, mais sincère, en quelque sorte, intervint Lawrence. Je me souviens de cette déposition de je ne sais plus quel pingouin : Én rentrant chez moi, je me suis engagé dans une allée qui n'était pas la mienne et j'ai heurté un arbre qui n'était pas dans mon jardin. ª
Trudy gloussa en lisant :
- ´ J'ai démarré, j'ai regardé ma belle-mère assise à côté de moi et j'ai basculé dans le fossé. ª
- Je comprends ça, grommela Lawrence.
Trudy cessa de glousser et lui jeta un drôle de regard. Syd éclata soudain de rire.
- Voici un exemple de surdestruction, comme disent les militaires. Én voulant tuer une mouche, je me suis encastré dans un poteau téléphonique. ª
- «a commence à bien faire, ces plaisanteries, les amis, fit Dar en regardant sa montre.
1. Nul ne pourra être obligé de témoigner contre lui-même, etc.
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- Cette recherche n'est pas sérieuse, murmura Trudy en regardant la pile de dossiers déjà exploités. quelqu'un a trouvé quelque chose qui pourrait faire l'affaire ?
- J'en ai deux, peut-être, déclara Dar en prenant les dossiers qu'il avait mis de côté. Vous vous souvenez de l'histoire des ronds à béton sur l'Interstate n∞ 5 en mai dernier ?
- C'est quoi ? demanda Syd.
- Les ronds à béton sont des barres de fer utilisées pour armer le ciment, expliqua complaisamment Lawrence.
- Je sais ce que c'est, fit l'enquêteuse. Je voulais dire : que s'est-il passé ?
- Le 23 mai, expliqua Dar en compulsant le dossier. Sur la 1-5, à
quarante-six kilomètres au nord de San Diego.
- Bon Dieu ! s'exclama Lawrence. C'est toi qui as fait la reconstitution vidéo, mais j'ai été l'un des premiers à arriver sur les lieux. Nom de nom !
Syd attendait d'un air résigné.
- Un Asiatique, un Vietnamien. Arrivé dans le pays avec toute sa famille, huit enfants, trois mois plus tôt. Il avait trouvé une place de livreur chez un fleuriste. Il conduisait une de ces fourgonnettes Isuzu à cabine avancée, avec moteur sous le siège. Rien d'autre entre la route et lui que du plexiglas et une mince feuille de tôle, expliqua Lawrence en faisant la grimace à ce souvenir. Il roulait derrière un camion appartenant à un entrepreneur de La Jolla. Une petite affaire familiale, les chantiers Burnette. C'était le père, Bill Burnette, qui conduisait. Il transportait un lot de fers à béton.
- qui dépassaient à l'arrière ? demanda Syd.
- De vingt-quatre centimètres et demi, répondit Lawrence. Il y avait un chiffon rouge, mais... le malheureux Vietnamien le suivait de trop près, à
près de quatre-vingt-dix à l'heure, lorsque quelqu'un a fait une embardée devant le camion de Burnette, et celui-ci a freiné... sec.
- Et le Vietnamien n'a pas eu le temps d'en faire autant, dit Syd. Dar secoua la tête.
- 11 a freiné, mais ses freins n'ont pas fonctionné. Manque de liquide.
Syd échangea un regard avec les autres. Ce type d'accident était rare.
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- Les fers à béton attachés par lots ont traversé le pare-brise et la tôle en transperçant le conducteur en cinq endroits différents, continua Lawrence. Il est passé à travers le pare-brise éclaté. Le camion de Burnette ne s'est pas arrêté. Il roulait encore à cinquante au moment de la collision. Il m'a raconté qu'il voyait le pauvre diable de Vietnamien dans son rétro, suspendu aux gerbes de fer à béton, empalé par le visage, la gorge, la poitrine et le bras gauche...
- Mais toujours vivant, précisa Dar. Lawrence hocha la tête.
- Provisoirement. Burnette était désemparé, mais il a eu la présence d'esprit de ne pas freiner de nouveau. Le pauvre diable, M. Phong, aurait été empalé encore plus. Il a donc ralenti progressivement et s'est arrêté
sur le bas-côté avec le malheureux M. Phong suspendu aux barres de fer à
l'arrière.
- Il ne pouvait pas s'agir d'un swoop and squat, murmura Syd. L'arnaqueur ne pouvait pas être à l'arrière de l'arnaqué, et il n'avait aucun moyen de se protéger...