- C'est ce que nous avons pensé au début, en effet, lui dit Trudy. Mais quand Dar a fait sa reconstitution, nous avons vu les choses autrement. «a ressemblait fort à un coup monté. La circulation était très fluide ce jour-là. Et il y a cette camionnette blanche qui s'est rabattue sur deux files pour faire une queue de poisson au camion de Burnette, freiner brusquement devant lui et prendre la tangente à la sortie toute proche.

- Elle voulait peut-être sortir là, dit Syd. Trudy secoua la tête.

- La bretelle était sur la droite. L'accident s'est produit sur la voie de gauche. Il y en avait cinq. Et les voitures étaient si peu nombreuses qu'il n'y avait aucune raison pour que la victime talonne à ce point le camion.

M. Phong avait plusieurs voies à sa disposition. Non, ça ressemble bel et bien à une mise en scène.

- Mais l'idée, dans un swoop and squat, n'est pas de tuer ni d'estropier la soi-disant victime de manière permanente, protesta Syd. L'arnaqueur, dans sa voiture aux pare-chocs renforcés, est censé être percuté par l'arrière, et invoquer le coup du lapin ou un truc comme ça. Il n'est pas censé se faire empaler par des fers à béton qui se trouvent dans le véhicule devant lui. Ce M. Phong est mort ?

124

- Oui, répondit Lawrence. Trois jours plus tard, sans avoir repris connaissance.

- quel a été le règlement ? voulut savoir la chargée d'enquête.

- Deux millions six cent mille dollars, indiqua Trudy. Lawrence soupira.

- Burnette faisait de la corde raide dans la gestion de son entreprise. Il ne pouvait pas se payer une couverture suffisante. Cette histoire l'a poussé à la faillite.

Syd examina le second dossier.

- C'est une de vos punaises rouges, également, précisa Dar. L'accident de la 1-5 dont j'ai déjà parlé. Un swoop and squat caractérisé. La différence, c'est que le chauffeur de la voiture piégeuse, un certain Hernandez, y a perdu la vie. Tout avait fonctionné comme prévu jusqu'à l'instant de l'impact. Mais au dernier moment, un camion s'est rabattu inopinément devant la vieille Buick de Hernandez et a freiné sec. La voiture cible, une Cadillac récente, a percuté l'arrière de la Buick, comme prévu, mais elle a explosé d'un coup.

- Je croyais que ça n'arrivait qu'au cinéma, commenta Syd.

- En effet, approuva Dar. Mais quand j'ai examiné la carcasse, j'ai trouvé

dans le réservoir d'essence les restes d'un générateur d'étincelles rudimentaire relié à une batterie. Il était réglé de manière à fonctionner au premier impact important contre le pare-chocs arrière.

- Un assassinat, murmura Syd. Dar hocha la tête.

- Mais dans les deux cas, l'avocat - notez qu'il s'agissait du même - a intenté des procès non seulement aux conducteurs adverses, mais aussi au constructeur de la voiture, de sorte que les preuves de sabotage des freins ou du réservoir, dans le cas de Hernandez, ont été abandonnées en échange du renoncement au procès contre le constructeur.

- Je suis curieuse de savoir, murmura Syd, comment ils sélectionnent le véhicule cible dans ces affaires de swoop and squat.

Ce fut Trudy qui lui répondit.

- Il y a plusieurs facteurs. Une voiture de luxe, pour commencer, naturellement.

- Particulièrement si elle a le macaron State Farm ou celui d'une 125

autre grosse compagnie d'assurances sur son pare-chocs, ajouta Lawrence.

- En général, des conducteurs un peu ‚gés, reprit Trudy. Des gens qui ne réagissent pas au quart de poil et qui ont tendance à freiner n'importe comment.

- Ils ne veulent pas blesser les occupants du véhicule cible, naturellement, expliqua Dar. Le but est que le conducteur de la voiture araaqueuse puisse demander des indemnités pour dommages corporels invisibles - le coup du lapin ou les douleurs de la région lombo-sacrée, par exemple, bien que les compagnies d'assurances deviennent de plus en plus méfiantes à cet égard.

- N'empêche que l'arnaque, cette fois-ci, s'est soldée par la mort de l'arnaqueur, murmura Syd, et que l'accident de Phong ne correspond pas au profil du swoop and squat classique.

- C'est vrai, reconnut Dar en secouant la tête. Il est inconcevable qu'il ait pu accepter d'entrer en collision avec des faisceaux de fer à béton dépassant d'un camion.

- Sauf si c'était la première fois, murmura Syd. Sauf si c'était un coup monté. quant à Hernandez...

- On l'a retrouvé dans la position habituelle pour ce genre d'affaire, expliqua Trudy. Affaissé sous le volant. Le coffre de sa vieille Buick était rempli de pneus usagés et de sacs de sable. Classique, pour amortir l'impact. Mais tout a cramé, y compris M. Hernandez, quand le réservoir a explosé.

- quel règlement ?

- Six cent mille, dit Lawrence.

- Nous en arrivons maintenant à l'avocat qui s'est occupé de ces deux affaires, maître Jorge Murphy Esposito, dit Syd. Il y a longtemps que nous savons qu'il court après les ambulances.

Trudy se mit à rire.

- Les ambulances ? Esposito est capable de leur dire o˘ aller avant que l'accident arrive. Il a un sixième sens pour ça.

Syd hocha la tête.

- Dar, vous croyez que c'est lui qui a lancé les Russes à vos trousses ?

Dar soupira.

- Tous mes instincts me disent que non. Esposito est un escroc à la petite semaine. Il travaille avec des arnaqueurs minables. Je ne le 126

vois guère jouer dans la cour des grands avec des enjeux suffisants pour justifier la venue de tueurs mafieux russes.

- Mais il représente tout de même une piste, estima Syd. quels sont les autres avocats et médecins sur la liste ?

- La liste des demandes de remboursement frauduleuses ? demanda Trudy.

- Oui.

- En plus d'Esposito, il y a Roger Velliers, Bobby James Tucker, Nicholas van Dervan, Abraham Willis...

- Euh... celui-là est mort, interrompit Lawrence. Dar haussa un sourcil.

- Depuis quand ? J'ai témoigné dans un procès contre un de ses clients il y a à peine un mois.

- Depuis mardi dernier, lui dit Lawrence. Notre homme a péri dans un accident de voiture o˘ seul son véhicule était impliqué. «a s'est passé

dans les environs de Carmel.

- qui frappe par l'épée... dit Syd.

- Et c'est Esposito qui s'occupe des affaires de la famille, les informa Lawrence.

Trudy laissa entendre un grognement.

- …change de bons procédés, entre confrères. Syd se leva et s'étira.

- Je vais comparer ces dossiers à ceux de Dar, et essayer de déterminer lequel de nos coureurs d'ambulance est le plus mouillé.

Trudy les regarda tour à tour.

- Vous retournez à San Diego ? Pour toute réponse, Dar secoua la tête.

- Nous allons passer le week-end dans la cabane de Dar, pour éviter les médias, déclara Syd.

Lawrence ne fit pas exactement un clin d'oeil à Dar, mais ce fut tout comme.

- «a fait longtemps que tu n'as emmené personne là-bas, Dar, hein ? ¿ part nous deux, bien s˚r.

- Je n'ai jamais emmené personne là-bas à part vous, fit Dar en lui jetant un regard de mise en garde. Disons que je suis l'objet de mesures de protection.

127

Il y eut un silence gêné. Puis le visage de Trudy s'anima, et elle demanda :

- Oh ! avant que vous ne partiez, madame Oison...

- Syd, lui dit cette dernière.

- Syd, poursuivit Trudy. Pourriez-vous nous donner une opinion professionnelle sur une vidéo de surveillance ?

- Bien s˚r.

- Oh ! Pas ça, Trudy ! fit Lawrence, dont le visage s'était soudain empourpré derrière ses moustaches. Ce n'est pas...

- Nous avons besoin d'un avis d'expert, Larry.

- Euh... Je ne crois pas que...

Lawrence ôta ses lunettes et les essuya avec son mouchoir tandis que son visage devenait de plus en plus cramoisi.

- La bande ne dure pas plus d'une petite heure, déclara Trudy, mais on la passera en accéléré. Dar, tu as témoigné dans pas mal d'affaires de ce genre. Ton avis nous sera précieux, également.

Syd et Dar suivirent Trudy dans le living, o˘ se trouvaient l'écran de télé

de un mètre cinquante et un canapé relax.

La VHS débutait par un plan fixe d'une femme d'‚ge moyen, portant un collant en lycra, un short de gym et des tennis, qui sortait d'une maison de lotissement pour monter dans une vieille Honda Accord à moitié

déglinguée. La caméra zooma sur le visage du sujet, mais elle portait des lunettes foncées et un foulard sur la tête, de sorte qu'il était difficile de distinguer ses traits. La vidéo était en couleurs, et un bandeau numérique, dans le coin noir de l'écran, donnait la date, l'heure, les minutes et les secondes.

- C'est pris de l'intérieur d'un camion de surveillance ? demanda Syd.

- Mmmm, fit Lawrence, qui ne s'était pas joint au groupe sur le canapé

relax, mais se tenait sur le seuil de l'espace salle à manger, comme prêt à

fuir.

Trudy se racla la gorge.

- Elle s'appelle Pamela Dibbs. Elle a trois procès en cours. Deux d'entre eux concernent des clients à nous, Jack-in-the-Box et WonderMart.

128

- Pour sinistre d'invalidité ? demanda Syd.

- Oui, confirma Trudy tandis que la Honda sur l'écran s'éloignait. Coupe sèche sur la même Accord en train de se garer devant un gros immeuble. Lawrence, de toute évidence, connaissait sa destination et l'attendait à l'arrivée dans son Astrovan. La caméra zooma sur Pamela Dibbs qui se dirigeait d'un pas rapide vers l'entrée de l'immeuble.

- Trois glisses-tombes, expliqua Trudy. Elle se plaint de fortes douleurs lombo-sacrées qui la clouent chez elle et en font, essentiellement, une invalide. Elle a des certificats de deux médecins. Les deux ont l'habitude de travailler avec Esposito.

Syd hocha lentement la tête.

Soudain, l'angle de la caméra changea. La couleur disparut, et l'image noir et blanc se mit à danser. quelqu'un tenait la caméra à l'épaule dans un couloir. L'image était relativement nette, mais déformée, comme prise à

travers un objectif anamorphoseur.

La caméra fit un panoramique sur la droite, et l'on vit soudain un reflet dans un mur de miroirs : Lawrence, avec ses cent quinze kilos au complet, vêtu d'un sweat troué, d'un short de foot, les jambes nues, les genoux cagneux, les tennis en lambeaux. Il portait une banane à la taille, avait un foulard noué autour du front, style Rambo, et arborait une paire de lunettes de soleil surdimensionnées, à la monture épaisse. Son reflet dans la glace avait une expression médusée. Il se toisa de la tête aux pieds dans le miroir pendant un bon moment avant d'entrer dans la salle de gym.

- Merde ! laissa entendre Lawrence du fond de la salle.

- O˘ est la caméra ? demanda Syd. Dans les lunettes ?

- Une partie de la monture, répondit Trudy. Objectifs minuscules, à peine plus gros qu'un caillou du Rhin. Le c‚ble en fibre optique est relié à un enregistreur qui se trouve dans la banane.

- Je ne vois pas de... commença Syd, pour s'interrompre aussitôt. Le reflet de Lawrence s'était détourné du miroir o˘ il se voyait, et Syd aperçut les ćordons de lunettes ª qui pendaient dans son cou pour disparaître sous le col de son sweat.

Ils regardèrent Lawrence en temps réel tandis qu'il se joignait au groupe de gym sur le tapis juste derrière Mme Dibbs. Il n'y avait pas de son, mais on imaginait la musique à tue-tête rythmant les 129

exercices. Mme Dibbs bondissait, s'accroupissait, sautillait et courait sur place de manière remarquable pour une invalide. Elle avait ôté son foulard et ses lunettes noires, et son visage était parfaitement visible dans le miroir qui faisait face au groupe. La monitrice portait un maillot en spandex, et le string qui passait entre les collines musclées de ses fesses était également visible dans le miroir. Ce qui était visible aussi, parmi toutes ces femmes en lycra noir, c'était Lawrence qui sautait, faisait des flexions, soufflait et écartait les bras, toujours en retard d'une mesure ou deux sur Mme Dibbs et le reste du peloton. Et il avait toujours ses grosses lunettes, comme de bien entendu.

- Vous voulez mon avis du point de vue légal ? demanda Syd.

- Oui, dit Trudy, la télécommande du magnétoscope dans la main droite, comme si elle se préparait à esquiver rapidement si Lawrence fonçait pour s'en emparer.

- Vous avez là de quoi la confondre, c'est évident, dit Syd, mais vous n'avez pas le droit de l'utiliser s'il s'agit de locaux privés à usage récréatif. Ce serait aussi illégal que de la filmer en train de faire du trampoline dans son arrière-cour.

Trudy hocha la tête.

- C'est un local municipal. Propriété publique.

- Vous avez eu la permission du directeur ?

- Oui.

- Et le cours est ouvert à n'importe quel membre de la communauté ?

Trudy regarda la vidéo o˘ Mme Dibbs et le reste des jeunes femmes remontées à bloc étaient accroupies, bras tendus devant elles. Dans le miroir, Lawrence, qui essayait de suivre la cadence, faillit perdre l'équilibre, fit quelques moulinets avec ses bras et réussit à s'accroupir, genoux fléchis, juste au moment o˘ le groupe se relevait d'un bond et se lançait dans de nouveaux jeux de jambes.

La vidéo était en noir et blanc, mais la figure de Lawrence dans la glace était de plus en plus foncée et des taches de transpiration apparaissaient à travers le tissu de coton épais.

- Je ne vois pas de problème, déclara Syd. Vous pouvez montrer cette bande au juge et aux jurés, à condition qu'elle ne soit pas retouchée.

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- C'est bien ça le problème, fît Trudy en accélérant l'image. Derrière eux, Lawrence émit une sorte de grognement indistinct. Lorsque la séance de gymnastique fut terminée, le point de vue

de la caméra se déplaça lentement dans la grande salle bordée de miroirs pour se pencher sur un distributeur d'eau. L'objectif saisit le reflet de Lawrence tandis qu'il s'essuyait la bouche, ôtait un bref instant ses lunettes, montrait ses pieds puis remettait la caméra en place avant de se tamponner les joues et le front avec son mouchoir. Il transpirait abondamment.

- Il aurait d˚ s'en aller à ce moment-là, fit Trudy d'une voix monocorde.

Lawrence grogna.

- «a n'aurait pas été poli. Et j'avais payé pour une séance entière. De plus, je voulais montrer Mme Dibbs à l'ouvre pendant une heure entière.

- Si c'est ça, murmura Trudy, on peut dire que tu as gagné.

Elle accéléra l'image. La séance avait repris dans un flou frénétique de bras et de jambes en collants lycra, fessiers protubérants, muscles saillants des cuisses. Plusieurs mesures en retard, derrière toute cette agitation féminine quasi erotique, le reflet replet d'un moustachu essayant de garder la cadence, respirant par la bouche, le visage si noir que la caméra n'avait pas de mal à évoquer les degrés croissants de cramoisi malgré l'absence de couleurs. Les images défilaient toujours en accéléré.

Il y eut trois nouvelles pauses, trois nouveaux voyages jusqu'au distributeur d'eau. Puis la séance prit fin définitivement. Le compteur sur l'image indiquait que les exercices avaient duré quarante-huit minutes.

Les femmes rompirent les rangs. quelques-unes restèrent à courir sur place pendant la pause. D'autres formèrent de petits groupes pour bavarder. Mme Dibbs faisait partie de celles qui couraient. Lawrence, en mode caméra subjective, quitta de nouveau la salle d'un pas mal assuré. On vit son reflet dans le distributeur d'eau. Son sweat était trempé. Son visage était si sombre qu'il semblait sur le point d'éclater un vaisseau d'un moment à

l'autre. Puis la caméra se détourna de la borne distributrice et de la salle de gym pour suivre le corridor tapissé de miroirs en direction d'une porte marquée MEN.

131

Syd pouffa de rire.

- «a va comme ça ! hurla Lawrence, qui s'était réfugié au bout de la salle à manger. Tu peux éteindre, Trudy. Ils ont deviné la suite !

Trudy accéléra de nouveau. La caméra se précipita vers l'un des urinoirs, piqua du nez en direction du short de gym qui glissait vers le bas, releva le nez, le rabaissa, se secoua, remballa le tout et se dirigea vers le lavabo. Reflet de Lawrence dans la glace, toujours avec ses lunettes à la Jack Nicholson, défilement flou des secondes sur le compteur, retour à la salle de gym pour quelques minutes supplémentaires d'exercice en commun. On suit Mme Dibbs sur le parking. La plaignante est en pleine forme suite à la séance revigorante. Elle gagne sa Honda d'un pas léger. La caméra, quant à

elle, tangue dangereusement et marque un temps d'arrêt près d'une balustrade à laquelle s'appuie la main de Lawrence.

Syd était encore en train de pouffer.

- Rien de... personnel, réussit-elle à dire, en élevant la voix pour que Lawrence l'entende de la cuisine o˘ il se cachait, derrière le living.

- Vous voyez le problème, lui dit Trudy. Syd se frotta la joue.

- On ne peut pas faire de coupures sur une vidéo qu'on utilise comme pièce à conviction dans un tribunal, dit-elle d'une voix qu'elle avait du mal à

assurer. C'est tout ou rien.

- J'y peux rien, bordel, j'avais oublié ! fit la voix plaintive de Lawrence.

- Tu peux recommencer, suggéra Dar.

- Nous pensons que Mme Dibbs a repéré Larry, déclara Trudy.

- Lawrence, fit la voix dans la cuisine. Tu peux y aller, toi, Trudy.

Celle-ci secoua la tête.

- C'est moi qui ai recueilli son témoignage. C'est foutu, quoi.

- Euh... commença Syd.

- ¿ votre place, je m'en servirais, murmura Dar. En comptant la bande enregistrée par le camion, il s'écoule presque une heure avant qu'on arrive au passage... classé X. Je doute que le jury, ou même l'avocat de la plaignante, vous laisse arriver jusque-là. Ils demanderont d'arrêter bien avant.

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- Il a raison, dit Syd. Signalez dans le dossier qu'il reste quarante minutes d'enregistrement, un truc comme ça. ¿ mon avis, ça ne risque rien.

- Facile à dire, quand on n'est pas concerné, geignit la voix de Lawrence dans la cuisine.

Syd croisa le regard de Dar.

- Si on veut arriver à Julian et à votre cabane avant la tombée de la nuit, on aurait intérêt à ne pas trop traîner.

Il hocha la tête et se dirigea vers la sortie. En passant dans la cuisine, il donna une tape amicale dans le dos de Lawrence.

- Tu n'as pas à avoir honte, amigo.

- Pourquoi tu dis ça ? demanda Lawrence.

- Tu t'es lavé les mains après. C'est ce que nos mamans nous ont toujours recommandé. Le jury sera fier de toi.

Lawrence ne répliqua pas, mais il jeta un regard incendiaire dans la direction de Trudy.

Syd et Dar grimpèrent dans le Land Cruiser et prirent aussitôt la direction des collines.

8 Humphrey

Syd et Dar prirent la 78 à Escondido. Elle grimpait à partir de là jusqu'au village de Julian, o˘ ils s'arrêtèrent pour dîner avant de gagner le chalet. C'était un ancien village minier, qui n'avait plus que le statut de village touristique, mais le restaurant choisi par Dar faisait une excellente cuisine pour un prix plus que raisonnable. Il n'avait pas de bar, excepté pour les clients du restaurant, et n'était donc pas envahi, même le vendredi soir, par des habitués tapageurs. Le patron connaissait bien Dar et leur donna une table dans le renfoncement d'une fenêtre en baie dans ce qui ressemblait au salon d'une vieille maison victorienne. Le vin ici était excellent, et Syd, qui semblait s'y connaître en millésimes, choisit un merlot qu'ils dégustèrent tout en parlant.

La conversation fut une surprise pour Dar. Au fil des années, il était passé maître dans l'art subtil de faire parler les gens d'eux-mêmes. Il était étonnant de voir avec quelle facilité on pouvait amener quelqu'un à

raconter sa vie pendant des heures. Mais l'enquêteuse Oison n'appartenait pas à cette catégorie. Elle répondit succinctement à ses questions sur sa carrière au FBI, et encore plus succinctement sur son mariage raté.

- Kevin était lui aussi un agent spécial, mais il détestait travailler sur le terrain, alors que c'était la seule chose qui m'intéressait.

Puis elle renvoya la balle dans son camp.

- Pourquoi le comité de revue de la NASA vous a-t-il viré quand vous avez soutenu que certains astronautes de Challenger avaient 135

survécu à l'explosion initiale ? demanda-t-elle en tenant son verre à deux mains.

Ses ongles, remarqua Dar, étaient courts et sans vernis.

Il lui lança ce que Trudy avait appelé un jour son ´ regard à la Clint Eastwood ª.

- Ils ne m'ont pas viré, rectifia-t-il. Ils m'ont juste remplacé en vitesse par quelqu'un d'autre avant que j'aie pu mettre quoi que ce soit par écrit. N'importe comment, je n'étais à l'époque qu'un membre subalterne de l'équipe annexe du véritable comité de revue.

- D'accord. Expliquez-moi, alors, comment vous saviez que certains avaient survécu à l'explosion pour ne mourir qu'après la retombée dans l'atmosphère.

Dar soupira. Il ne pouvait pas s'en tirer sans lui faire un exposé.

- Vous êtes s˚re que vous voulez parler de ça à table ?

- Je suppose que nous pourrions discuter du pauvre M. Phong qui s'est fait empaler par des longueurs de fer torsadé, mais je crois que je préfère bavarder sur l'accident de Challenger.

Dar lui parla de sa thèse de doctorat en physique.

- Des événements relatifs au plasma confiné ? demanda Syd. Comme dans les explosions ?

- Exactement comme dans les explosions, approuva Dar. Ils ne comprenaient pas grand-chose à la dynamique des fronts d'onde plasmiques, à cette époque, parce que l'utilisation analytique des mathématiques du chaos - ce qu'on appelle aujourd'hui ´ théorie de la complexité ª - était encore dans son enfance.

- Vous vous êtes donc spécialisé dans le chaos vu sous l'angle oscillatoire d'une explosion ?

- Et autres événements survenant à très hautes températures, oui.

- Et il y a beaucoup de demande pour ce genre d'expertise sur le marché du travail ?

Dar soupira et posa son verre de vin.

- Plus que vous ne l'imaginez. Les charges creuses étaient le dernier cri en matière d'armement à l'époque. Demandez un peu aux Irakiens qui se trouvaient dans leurs chars russes quand les Américains leur ont lancé

leurs munitions sabots capables de traverser vingt centimètres de blindage avant d'exploser.

136

- Je suppose qu'ils ne sont plus là pour répondre.

- Effectivement.

- Vous êtes donc entré au National Transportation Safety Board. Pour un docteur en physique, j'ai l'impression que vous étiez plutôt sous-employé.

- Malheureusement, il y a plus d'événements plasmiques dans l'aviation civile commerciale que nous ne le soupçonnons généralement. Et il faut avoir une certaine qualification pour reconstituer un accident si l'on veut comprendre à fond la dynamique d'une explosion.

- Lockerbie. Ou le vol 800 de la TWA '.

- Exactement.

Le garçon vint prendre leurs assiettes vides. quand le café arriva, Syd murmura :

- Vous avez donc gravi un à un tous les échelons du NTSB, et c'est ainsi que vous vous êtes retrouvé au comité de revue de Challenger. Mais dites-

moi ce qui vous a fait conclure qu'ils avaient survécu à l'explosion.

- Pour commencer, je savais que le corps humain est étonnamment résistant aux explosions. Dans la plupart des cas, c'est comme quand on saute du haut d'un gratte-ciel. Ce n'est pas la chute par elle-même qui est mortelle.

- C'est l'arrêt brutal à la fin ? Il hocha la tête.

- L'explosion n'est pas nécessairement fatale à quelqu'un qui est sanglé

aussi étroitement qu'un astronaute dans son fauteuil. Les occupants de Challenger étaient harnachés avec autant de précautions qu'un pilote de stock-car, et vous avez vu de quelles situations ces gens-là arrivent à

s'extirper.

Elle hocha la tête.

1. En 1988, un Boeing 747 s'écrase à la suite d'une explosion en vol sur la petite ville de Lockerbie, en Ecosse. Il n'y a aucun survivant parmi les 243 passagers et 16 membres de l'équipage. En 1996, les 229 occupants du vol 800 périssent également à la suite d'une explosion douze minutes après leur départ de New York. On parle d'un missile égaré de FUS Navy ou d'une substance explosive dans la soute.

137

- Vous pensez donc que cette malheureuse institutrice et quelques autres ont survécu à l'explosion du réservoir principal ?

- Non, pas elle, murmura Dar avec un serrement de cour, même après tant d'années. Elle se trouvait, avec un autre astronaute, dans le compartiment inférieur, directement exposé au souffle de l'explosion. La mort a d˚ être très rapide, sinon instantanée.

- La NASA a beaucoup insisté sur le fait qu'ils sont tous morts sans se rendre compte de ce qui se passait, murmura Syd.

- Je sais. Le pays tout entier était sous le choc. Nous avions tous envie d'entendre ça. Mais, même dans les premières heures qui ont suivi l'explosion, les images radar et vidéo des débris enflammés ont montré que la cabine principale, le compartiment supérieur, si vous voulez, était restée intacte pendant toute la durée de la chute -deux minutes et quarante-cinq secondes -jusqu'à la surface de l'eau.

- Une éternité, dit Syd, dont les yeux s'embrumèrent. Et vous dites que vous êtes s˚r...

- Il y avait les PEAP.

- Les pipes ?

- Personal Egress Air Packs. Essentiellement, ce sont de petits réservoirs d'air que les astronautes peuvent utiliser en cas de dépressurisation soudaine. Souvenez-vous qu'ils ne portaient pas de combinaison spatiale. La commission Challenger a émis une recommandation dans ce sens à la suite de la tragédie. C'est pour cette raison que John Glenn et ceux qui ont suivi depuis étaient toujours en scaphandre, comme au temps des premiers astronautes...

- Mais ces PEAP... ? commença Syd d'une voix ténue, exempte de ce trémolo d'excitation voyeuriste qu'il avait trop entendu chez les gens quand ils évoquaient un accident mortel.

- Ils les ont retrouvés dans les restes de la cabine principale. En fait, ils ont presque tout retrouvé de la navette. Ils l'ont reconstituée avec du fil de fer et du contreplaqué, comme nous faisons avec les avions de ligne après un crash. Cinq PEAP avaient été utilisés... pendant deux minutes et quarante-cinq secondes, exactement la durée qui s'est écoulée entre l'explosion et l'impact à la surface de l'océan.

Sydney ferma les yeux l'espace d'une seconde. quand elle les rouvrit, elle murmura :

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- «a ne peut pas être une sorte de processus... automatique ? Il secoua la tête.

- Les PEAP doivent être activés manuellement. En fait, le pilote commandant de bord ne pouvait pas faire fonctionner le sien sans l'aide de quelqu'un d'autre. L'astronaute qui se trouvait juste derrière lui - la seule autre femme à bord - était obligée de défaire son propre harnais et de se pencher en avant pour lui activer son PEAP par-derrière. Et il a effectivement été utilisé.

- Mon Dieu !

Ils burent leur café en silence durant une minute.

- Dar... murmura-t-elle.

Il ne se rappelait pas si elle l'avait déjà appelé par son prénom, mais la chose le frappa soudain. Et sa voix avait changé.

- Dar, reprit-elle, cette histoire de vous accompagner dans votre cabane pour assurer votre protection, ces plaisanteries et ces clins d'oil chez Trudy et Lawrence... Je veux que vous sachiez que je ne suis pas...

- Je sais que vous ne l'êtes pas, répliqua Dar, quelque peu irrité. Elle leva la main.

- Laissez-moi finir. Je vous dis franchement que je ne suis pas à la recherche d'une aventure sentimentale, et encore moins d'une partie de jambes en l'air. J'aime bien plaisanter avec vous parce que vous avez un sens de l'humour plus aride que le désert de Gobi, mais je ne suis pas là

pour m'amuser.

- Je le sais très...

De nouveau, elle l'arrêta en levant la main.

- J'ai presque fini.

Il n'y avait personne aux tables voisines, et le garçon était à l'autre bout de la salle.

- Dickweed voulait vraiment que je vous épingle pour meurtre au moyen d'un véhicule à moteur...

- Vous vous fichez de moi ! Même après avoir regardé la bande ?

- Justement à cause de la bande. C'est le genre de procès que même un con fini comme Dickweed peut gagner. Un cas évident de ´ rage au volant ª...

- Rage au volant ! fit Dar, vraiment furieux à présent. C'étaient des tueurs de la mafia russe. On a retrouvé leurs armes automa-139

tiques dans leur putain de Mercedes. Sans compter que tout le battage actuel sur cette ´ rage au volant ª n'a pas de raison d'être, et vous le savez très bien, Oison. Il n'y a pas plus d'agressions au volant aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Elle mit ses deux mains en avant pour le calmer.

- Je sais, je sais. La rage au volant est un phénomène inventé par les médias, sans commune mesure avec la réalité. Mais Dickweed aurait eu des chances de gagner contre vous parce qu'il s'agit d'un sujet sensible et qu'il aurait eu le soutien des journalistes de la télé.

- Rage au volant... murmura Dar en buvant une gorgée de café pour s'empêcher de dire à haute voix ce qu'il pensait du procureur adjoint et de ses ambitions politiques.

- N'importe comment, continua Syd, j'ai désamorcé leurs plans en leur vendant l'idée de vous utiliser comme... app‚t pour démasquer le réseau de fraudes aux assurances que l'…tat essaie de coincer. Dickweed et son patron considèrent que ce serait un plus grand événement médiatique qu'un procès pour rage au volant. Mais cela signifiait qu'il fallait vous mettre sous surveillance constante, ou bien vous arrêter, ou encore...

- Me faire surveiller par vous.

- Oui, reconnut-elle.

Ils ne dirent rien pendant un bon moment, puis elle murmura :

- Et je suis au courant, pour le crash de Fort Collins.

Il se contenta de lui jeter un coup d'oeil. D'un côté, il n'était guère surpris. Elle avait accès à tous les dossiers qu'elle voulait, et ses antécédents étaient importants dans l'optique de l'enquête qu'elle menait.

Mais en même temps, il se hérissait de douleur à la mention d'un événement dont il n'acceptait jamais de parler à personne.

- Je sais que ça ne me regarde pas, dit-elle d'une voix encore plus douce que précédemment, mais le rapport indique que vous avez été appelé sur les lieux de l'accident. Comment est-ce possible ? Comment ont-ils pu faire une chose pareille ?

Les muscles aux commissures des lèvres de Dar tressaillirent en une imitation de sourire.

- Ils ne savaient pas que... que ma femme et mon bébé étaient à bord de l'avion. Bar... ma femme devait revenir de Washington le I

lendemain, mais sa mère avait récupéré plus vite que les médecins ne l'avaient prévu, et elle a avancé son retour d'une journée.

Il y eut un long silence, interrompu par une cascade de rires bruyants venue du bar. Un jeune couple passa devant eux, dirigeant ses pas vers la sortie. Ils se tenaient par la main.

- Vous n'êtes pas obligé d'en parler, murmura Syd.

- Je sais. Et je n'en parle jamais, pas même à Trudy et Larry, bien qu'ils soient au courant de tout. Je ne faisais que répondre à votre question.

Elle hocha la tête.

- C'est comme ça, reprit-il. Ma femme et l'enfant étaient censés arriver le lendemain, mais ont pris ce vol au dernier moment... un 737 qui a plongé

dans le décor aux environs de Fort Collins.

- Et c'est vous qu'ils ont fait venir.

- Je faisais partie de l'équipe d'intervention basée à Denver. Notre secteur s'étendait sur six …tats. Fort Collins n'est qu'à une centaine de kilomètres de Denver.

- Tout de même...

Syd s'interrompit pour regarder au fond de sa tasse de café. Dar secoua la tête.

- C'était mon boulot... examiner les carcasses d'avions accidentés. Par hasard, quelqu'un, au bureau de Denver, s'est aperçu que le nom de ma femme figurait dans le manifeste de bord. Mon chef d'équipe l'a su une demi-heure après notre arrivée sur les lieux. N'importe comment, il n'y avait pas grand-chose à voir. Le 737 avait littéralement piqué du nez. Les débris ressemblaient à ce qu'on peut voir d'habitude. Des chaussures - il y en a toujours énormément -, un ours en peluche calciné, un sac à main... Pour récupérer les restes humains, il faut généralement un archéologue.

Elle releva la tête.

- Et c'est l'un des rares accidents dont le NTSB n'a pas réussi à

déterminer clairement la cause.

- L'un des quatre, en comptant le vol 800 de la TWA. On a parlé de cisaillement du vent, et la FAA a recommandé, par la suite, de modifier certaines commandes des gouvernes de direction du 737. Mais rien ne pouvait expliquer la perte de contrôle soudaine de l'appareil. quand ils sont venus me chercher, j'étais en train

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d'interroger une adolescente qui habitait l'un des immeubles situés non loin du site. ¿ une trentaine de mètres près, il y aurait eu deux fois plus de morts. Elle a regardé par la fenêtre de son appartement du troisième étage, et elle a vu, à travers les hublots, les visages des passagers de l'avion incliné presque à la verticale. La nuit venait de tomber, et les lumières individuelles étaient allumées à l'intérieur.

- Arrêtez, je vous en prie. Je regrette d'avoir parlé de ça.

Dar garda le silence durant un bon moment. On aurait dit qu'il revenait de très loin. Il regarda l'enquêteuse principale, et s'aperçut avec un choc qu'elle pleurait.

- Allons, dit-il en réprimant l'envie de poser sa main sur la sienne, sur la nappe blanche. Allons, c'est fini, maintenant, ça s'est passé il y a longtemps.

- Dix ans, ce n'est pas tellement loin, pour un événement pareil, murmura-t-elle.

Elle se tourna vers la fenêtre et essuya ses larmes d'un double revers de main agacé.

- Non, avoua Dar.

Elle tourna de nouveau vers lui le regard infiniment profond de ses yeux bleus.

- Puis-je vous demander quelque chose ? Il hocha la tête.

- Vous n'avez donné votre démission pour aller vivre en Californie que deux ans après cette histoire. Comment avez-vous pu... rester ? Continuer à

faire ce travail ?

- C'était mon boulot. Je le connaissais bien. Elle sourit.

- J'ai parcouru attentivement votre dossier, docteur Minor. Vous êtes toujours le spécialiste le plus réputé du marché en reconstitution d'accidents. Alors, pourquoi travaillez-vous presque exclusivement pour l'agence Stewart ? Je sais que vous avez de quoi vivre, vous n'avez pas besoin d'un très gros salaire... mais pourquoi Trudy et Lawrence ?

- Je les aime bien. Larry me fait marrer.

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Ils arrivèrent au chalet juste à la tombée de la nuit. Les dernières lueurs du couchant étaient en suspens dans le ciel d'été comme une tapisserie aux couleurs sourdes. Le chalet était isolé au bout d'une route de gravier à

huit cents mètres au sud-ouest du village de Julian, à la lisière du parc forestier national de Cleveland. Il avait une vue plongeante sur de larges prairies et de vastes vallées herbeuses au sud. Au-dessus, les imposants pins Douglas et ponderosa occupaient le terrain jusqu'à la crête rocheuse plus clairsemée.

Syd poussa un cri d'admiration.

- Ouaouh ! J'imaginais une cabane en rondins avec des souris dans tous les coins !

Il fit du regard le tour du chalet en pierre de taille et séquoia, avec sa large véranda donnant au sud.

- «a n'a que six ans, dit-il. J'ai acheté le terrain à mon premier séjour dans le coin. Avant de construire ça, je vivais dans un chariot de berger.

- Un chariot de berger ? Il hocha la tête.

- Vous allez le voir.

- Et c'est vous qui avez construit le chalet ?

- Pas tout seul, dit-il en riant. C'est tout juste si je sais tenir un marteau et une scie. Non, c'est un entrepreneur local - soixante-dix ans, du nom de Burt McNamara - qui a presque tout fait.

- Mon Dieu ! s'écria Syd en s'avançant sur la véranda en direction de la porte d'entrée. Une baignoire !

- La vue est superbe quand on est dedans. L'hiver, par temps clair, on aperçoit les lumières de la réserve indienne de Capitan Grande, de l'autre côté de la vallée.

Il ouvrit la porte avec sa clé et s'effaça pour laisser passer Syd.

- Je vois que vous n'avez pas souvent... euh... d'invités, murmura-t-elle.

Les dernières lueurs du jour laissaient voir la grande pièce, unique. Dar n'avait élevé aucune cloison, à l'exception de la salle de bains. Seuls les meubles délimitaient les différents espaces de vie. Les murs étaient tapissés de bouquins, sauf aux endroits o˘ s'étalaient plusieurs affiches françaises géantes, des originaux. L'une d'elles était une publicité pour une canne à pêche et montrait une femme en train 143

de remonter une truite à bord d'une barque. Le style était celui des années 20, avec des espaces négatifs noirs et des lignes grasses. Dans l'angle sud-ouest, il y avait un grand bureau en L sous une fenêtre à carreaux de 30 x 30 cm. La vue de ce côté était magnifique. Une énorme cheminée occupait presque tout le mur côté ouest, encadrée par deux fenêtres qui laissaient filtrer la lumière p‚le du crépuscule. Devant le foyer, il y avait une série de fauteuils en cuir avec un canapé à l'aspect confortable.

Le lit d'une place, avec une couverture indienne en guise de couvre-lit, était juste derrière le canapé.

- J'aime bien regarder le feu de mon lit, expliqua Dar.

- Mmmm, fit Syd.

Il laissa tomber ses sacs par terre et prit deux lanternes suspendues à des crochets muraux.

- Venez, dit-il. Je vais vous installer dans le chariot de berger. Ils ressortirent sur la véranda, et il la précéda sur une trentaine de mètres dans une allée parfaitement bien entretenue. Des lanternes de neige japonaises sculptées dans la pierre bordaient l'allée de sept mètres en sept mètres. Après avoir traversé un bosquet de bouleaux, ils arrivèrent dans une clairière à l'herbe rase et virent le chariot.

C'était un vieux chariot de berger basque, complètement rénové avec du bois ancien et du verre. On avait ajouté à la structure sur roues une véranda et une porte munie de moustiquaire, et il y avait un auvent de toile côté sud.

Devant l'entrée, plusieurs fauteuils en bois style Adirondack avaient été

disposés face à un panorama encore plus incroyable que celui qui était visible du chalet.

Dar fit un signe, et Syd gravit les quatre marches, ouvrit la porte qui n'était pas fermée à clé et pénétra dans le petit espace intérieur.

- C'est sans doute la chambre la plus douillette que j'aie jamais vue de ma vie, murmura-t-elle au bout d'un moment.

Le chariot de berger ne faisait que six mètres de long sur deux de large, mais l'espace était utilisé avec beaucoup d'ingéniosité. Il y avait une minuscule salle d'eau sur la droite à l'entrée, un lavabo sous la fenêtre côté nord, un minuscule coin-repas côté sud, et toute la face ouest était occupée par un lit encastré sous une demi-sphère de fenêtres à l'ancienne.

Le plafond en forme de tonneau était bas, mais les lattes de bois ancien couleur miel le faisaient briller. Plusieurs patères et crochets de fixation étaient répartis sur les

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murs, et Dar y suspendit les deux lanternes. Le lit haut paraissait particulièrement confortable, avec une couverture en patchwork et plusieurs énormes oreillers à chaque bout. Il y avait des tiroirs encastrés dans le bois au-dessous du matelas.

- Il n'y a pas d'électricité, déclara Dar, mais le lavabo fonctionne. Il est alimenté par la citerne qui sert pour le chalet. Il n'y avait pas de place pour une baignoire ou une douche, mais vous pouvez vous servir de la salle de bains du chalet sans supplément de prix.

- C'est votre McNamara qui l'a aménagé aussi ? demanda Syd en se glissant dans l'alcôve en bois pour regarder les dernières lueurs du soleil couchant par la petite fenêtre.

L'espace exigu donnait l'impression d'être dans la cabine de proue d'un minuscule mais confortable bateau. Dar secoua la tête.

- Nous... ma femme et moi nous avons construit ça l'été avant l'accident.

Nous avions lu dans un magazine - Architectural Digest - un article sur une décoratrice et un entrepreneur qui ont un ranch dans le Montana. Ils rachetaient de vieux chariots basques pour les aménager... à peu près comme ça. Ils nous ont construit celui-ci selon nos indications, puis l'ont démonté et expédié au Colorado o˘ ils l'ont réassemblé. J'ai fait la même chose quand j'ai déménagé pour venir ici.

Elle leva les yeux vers lui.

- Vous vous en êtes servi avec votre femme et votre fils ?

De nouveau, il secoua la tête.

- Nous avions acheté une propriété dans les Rocheuses, pas trop loin de Denver, mais c'était l'hiver o˘ David est né, et... non, nous n'avons jamais eu l'occasion d'y aller ensemble.

- Mais vous oui. Tout seul. Loin de tout. Il hocha la tête.

- J'avais de plus en plus de travail à terminer le week-end. En grande partie sur ordinateur. J'ai donc fait construire le chalet plutôt que d'amener l'électricité au chariot.

- C'était le bon choix.

- Il y a des draps propres et des taies d'oreillers dans les tiroirs sous le lit. Des serviettes propres, aussi. Et pas la moindre souris. J'étais là

le week-end dernier, j'ai vérifié.

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- Les souris ne me dérangent pas.

Il ouvrit un tiroir, en sortit une boîte d'allumettes de ménage et alluma les lanternes. Aussitôt, le bois ancien, partout et en particulier au plafond vo˚té, se mit à briller d'une chaude lueur de miel.

- Le réchaud à deux feux est au propane, dit-il. Il n'y a pas de frigo, il faut se servir de celui du chalet. Laissez les lanternes allumées en sortant, il n'y a pas de danger. Mais n'oubliez pas de prendre ça pour retrouver votre chemin en rentrant.

Il ouvrit un autre tiroir et en sortit une torche électrique. Puis il se prépara à partir en disant :

- Installez-vous, ou venez avec moi au chalet prendre un thé ou autre chose, comme vous voudrez.

- Il y a ces dossiers à examiner. Dar fit la grimace.

- Allez-y, lui dit Syd. Je vais m'installer, comme vous dites, profiter un peu de la tranquillité des lieux avant de vous rejoindre. Il prit des allumettes.

- Je vais vous baliser le chemin avec les lanternes japonaises. Elle se contenta de sourire.

Elle descendit au chalet environ une heure plus tard. Elle avait troqué son tailleur professionnel contre un Jean, une chemise en flanelle et des chaussures de cross. Son 9 mm était visible dans le holster accroché à sa ceinture.

Il faisait complètement nuit à présent, et le froid vif de la montagne s'était installé. Dar avait allumé un beau feu dans la cheminée. Son vieux magnétophone à bande passait de la musique classique. Il n'avait pas choisi, il avait juste appuyé sur le bouton, comme il faisait toujours quand il était seul dans le chalet, mais la musique était une compilation de morceaux adorables : le quatrième mouvement adagietto de la Cinquième Symphonie de Mahler, le deuxième mouvement du Concerto pour piano n∞ 2 de Brahms, les troisième et quatrième mouvements de la Symphonie italienne de Mendelssohn, Kyoko Takezawa interprétant le mouvement andante de Mendelssohn du Concerto pour violon et orchestre, op. 64, les Kyrie eleison de la Missa solemnis de Beethoven et du Requiem de 146

Mozart, quelques pièces de piano par Mitsuko Uchida et Horowitz (parmi lesquelles le morceau préféré de Dar, l'…tude de Scriabine en do dièse mineur, op. 2, n∞ 1, tirée de l'extraordinaire album Horowitz in Moscow), Ying Huang chantant des arias d'opéra accompagné par le London Symphony Orchestra et des pièces plus légères avec Heinz Holliger au hautbois sur accompagnement d'orchestre.

¿ la dernière seconde, il eut peur que la chargée d'enquête ne s'imagine qu'il voulait créer une atmosphère romantique, mais il vit rapidement, à

son expression, qu'elle appréciait tout simplement la musique.

- Mozart, dit-elle en écoutant les voix étonnantes du Requiem. Elle vint le rejoindre devant la cheminée et s'assit dans un fauteuil en cuir face à

lui.

- Voulez-vous du thé ? demanda-t-il. Vert, à la menthe, Earl Grey Breakfast ou Lipton nature...

Elle regardait du côté du bahut de cuisine d'époque.

- C'est une bouteille de Macallan que vous avez là ? demanda-t-elle.

- Et comment ! Cent pour cent pur malt.

- Elle est presque pleine.

- Je n'aime pas boire seul.

- Un whisky, ce serait parfait.

Il alla prendre deux verres en cristal dans le bahut et les remplit en demandant :

- Un glaçon ?

- Dans un single malt ? Si vous faites ça, je dégaine.

Il approuva d'un hochement de tête. Le liquide ambré brilla dans les verres lorsqu'il revint devant la cheminée. Ils savourèrent leur scotch en silence durant plusieurs minutes agréables.

Dar était choqué de s'apercevoir qu'il prenait grand plaisir à se trouver en compagnie de cette femme et qu'il existait entre eux une tension physique légère mais croissante, une gêne. Il était choqué parce qu'il s'était toujours cru, sur ce plan, différent des autres hommes. La vue d'une femme nue le troublait, l'excitait encore dans ses rêves, mais au-delà de cette simple réaction physique il avait besoin de quelque chose de plus authentique, de plus profond,

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pour susciter son désir. Même avant de connaître Barbara, sa femme, il n'avait jamais compris comment on pouvait désirer une personne qu'on ne connaissait pas, qu'on ne comprenait pas, qui n'était pas au centre de vos pensées.

Puis il était tombé amoureux de Barbara. Il l'avait désirée. Son visage, sa voix, ses cheveux roux, ses seins menus aux bouts rosés, sa toison pubienne rousse, sa peau laiteuse avaient occupé le centre de son attention, de son amour, de ses affinités, et ne l'avaient jamais quitté. Ces dix dernières années, depuis sa mort, l'idée d'éprouver un tel désir pour une autre personne lui était devenue de plus en plus étrangère. Et voilà qu'il était en train de boire du whisky en compagnie de l'enquêteuse Oison, confortablement installé dans un fauteuil en cuir, en train de la regarder avec sa couverture indienne derrière la tête et la lueur du foyer qui jouait sur sa joue. Il remarqua la rondeur de ses seins sous le tissu de sa chemise et l'éclat de ses yeux au-dessus du cristal du verre de scotch, et aussi...

- ... que ça me rappelle ? demanda Syd.

Il secoua la tête, littéralement, pour s'éclaircir les idées.

- Pardon, vous disiez ?

Elle jeta un regard circulaire à la pièce éclairée par l'‚tre et les halogènes dirigés sur les rangées de livres et les tableaux aux murs. Les carreaux des fenêtres reflétaient la lueur des flammes. Une lampe articulée délimitait un cercle de lumière sur le bureau de Dar à l'autre extrémité de la longue salle.

- Savez-vous ce que tout cela me rappelle ?

- Non, murmura-t-il.

Il ressentait toujours les vagues de tension affective et sexuelle qui les reliaient. Il avait l'impression que Syd allait dire quelque chose qui les rapprocherait encore plus, qui changerait leur vie à jamais, qu'il le veuille ou non.

- qu'est-ce que ça vous rappelle ? interrogea-t-il.

- Un de ces ridicules films d'action o˘ un flic est chargé de protéger la vie d'un témoin important et o˘ ils vont se réfugier au fond d'un bois, là

o˘ il ne peut arriver aucun secours. Ils s'installent dans une cabane avec d'énormes fenêtres, pour mieux faciliter la t‚che d'un tireur embusqué.

Puis le flic est complètement pris au

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dépourvu quand on leur tire dessus. Vous n'avez pas vu Kevin Kostner et Whitney Houston dans Bodyguard ?

- Non.

Elle secoua la tête.

- L'histoire est stupide. Le scénario, à l'origine, était écrit pour Steve Mcqueen et Diana Ross. Le résultat aurait été meilleur, peut-être. Au moins, Mcqueen donnait V impression de réfléchir quand il était à l'écran.

Dar but une gorgée de scotch sans faire de commentaire. Elle demeura quelques secondes sans rien dire. Ses pensées semblaient être ailleurs.

Puis elle haussa les épaules et demanda :

- Vous n'avez pas d'armes dans le chalet ?

- Vous voulez dire des armes à feu ?

- Oui.

- Je n'en ai pas.

C'était en même temps la vérité littérale et un mensonge.

- Je déduis de ce que vous avez dit avant que vous êtes contre la possession d'armes individuelles ?

- C'est le fléau et la honte de l'Amérique d'aujourd'hui. Notre plus grand blasphème depuis l'esclavage.

Elle hocha la tête.

- Le fait que je garde mon arme à portée de la main vous dérange ?

- Vous êtes une représentante de la loi. C'est votre boulot. Elle hocha la tête.

- Mais vous n'avez aucune arme de chasse ? Pas de carabine ? Il secoua la tête.

- Pas dans le chalet. Mais j'ai de vieilles armes planquées quelque part.

- Vous savez quelle est la meilleure arme de défense ? Elle but en tenant son verre à deux mains.

- Un pitbull ? demanda-t-il.

- Non. Un fusil à pompe. N'importe quel calibre.

- On ne doit pas avoir besoin de beaucoup d'entraînement pour toucher quelqu'un avec un fusil à pompe.

- Il n'y a pas que ça. Le bruit d'un fusil à pompe que l'on arme dans l'obscurité d'une maison est unique. C'est la meilleure dissuasion contre les cambrioleurs et autres propres à rien.

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- Propres à rien, répéta Dar, savourant l'expression. Si le seul bruit les fait fuir, je suppose qu'on n'a même pas besoin de cartouches, alors ?

Elle ne répondit pas, mais son expression montrait de manière éloquente ce qu'elle pensait de l'idée d'avoir chez soi une arme sans munitions.

- En fait, murmura Dar, je pourrais me contenter d'un enregistrement faisant entendre quelqu'un qui arme un fusil à pompe, si je comprends bien.

Elle posa son verre et se leva pour aller jusqu'au bureau de Dar. Il y avait très peu de papiers qui tramaient, mais plusieurs presse-papiers : une petite tête de piston, un cr‚ne de petit Carnivore, une boule Disneyland avec Dingo sous une tempête de neige, et une cartouche de fusil de chasse de couleur verte.

Syd la prit dans sa main.

- Calibre quatre cent dix. «a signifie ? Il haussa les épaules.

- J'avais un Savage 410 à canons superposés, dit-il d'une voix tranquille.

Un cadeau de mon père juste avant sa mort. Une antiquité. Il est au garde-meubles dans le Colorado.

Elle retourna la cartouche entre ses doigts et examina le culot.

- Elle n'a pas été tirée, mais le chien est retombé dessus. Le percuteur a raté le centre.

- C'est arrivé la dernière fois que j'ai essayé de me servir de l'arme. Le seul raté qu'elle ait jamais connu.

Gardant la cartouche dans sa main, elle considéra Dar un long moment avant de la remettre en place en disant : - Elle est encore dangereuse, vous savez. Il haussa un sourcil.

- J'ai lu dans votre dossier que vous aviez été dans les marines, dit-elle. Au Vietnam. Vous deviez être très jeune.

- Pas si jeune que ça. J'avais déjà terminé mes études quand je me suis engagé. Ils m'ont envoyé là-bas en 1974. De toute manière, il ne restait plus grand-chose à faire cette année-là à part écouter les retransmissions d'audiences du Watergate qu'ils diffusaient à la radio militaire et aller ramasser un peu partout les M-16 et autres armes abandonnés par l'ARVN, l'Armée de la République

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du Vietnam, nos alliés, en fuyant les troupes régulières nord-vietnamiennes.

- Vous avez obtenu votre diplôme à l'‚ge de dix-huit ans. Vous étiez quoi... surdoué ?

- Surperformant, disons.

- Et pourquoi les marines ?

- Me croirez-vous si je vous dis que c'est pour des raisons sentimentales ? Mon père était marine pendant la guerre. La Seconde Guerre mondiale.

- Je vous crois quand vous me dites que votre père était un marine, mais pas quand vous prétendez que c'est la raison pour laquelle vous vous êtes engagé.

Elle n 'a pas tort, se dit-il avant de murmurer tout haut :

- En fait, c'était en partie pour me libérer de mes obligations militaires

' et revenir ensuite poursuivre mes études dans un institut d'enseignement supérieur, et en partie par perversité pure et simple.

- Comment ça ? demanda Syd.

Elle avait fini son scotch. Dar lui versa deux doigts supplémentaires. Il hésitait. Il savait qu'il était sur le point de lui déballer toute la vérité... ou presque.

- Depuis mon enfance, j'avais l'obsession des Grecs, dit-il. Et jusque dans mes années d'université, quand je préparais ma thèse. Les autres étudiants ne s'intéressaient qu'à Athènes... la sculpture, la démocratie, Socrate. Moi, c'était Sparte qui me fascinait.

Elle prit un air perplexe.

- L'art de la guerre ?

Il secoua négativement la tête.

- Non, pas la guerre, bien que tout le monde l'assimile aux Spartiates.

C'était la seule société, à ma connaissance, qui avait érigé en science l'étude de la peur. Ils appelaient ça phobologia. Ils étaient formés très tôt à identifier leurs phobies et à les vaincre. On leur enseignait même qu'il y a des parties du corps humain - les phobosynakteres - o˘ la peur s'accumule, et les jeunes m‚les, les

1. La conscription obligatoire partielle (par tirage au sort des dates de naissance) était en vigueur aux …tats-Unis pendant la guerre du Vietnam.

Elle a été suspendue en 1975.

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guerriers, devaient être capables de mettre leur esprit et leur corps en état d'aphobia.

- Absence de peur, traduisit Syd. Il fronça les sourcils.

- Oui et non. Il existe différentes formes d'absence de peur. Un guerrier dopé ou un samouraÔ japonais pris de rage frénétique, un terroriste palestinien porteur de bombe dans un bus n'ont pas peur dans le sens o˘ ils ne craignent pas leur propre mort. Mais les Spartiates recherchaient quelque chose de plus.

- que peut-il y avoir de mieux, pour un guerrier, que de vaincre sa peur ?

- Les Grecs, les Spartiates, donnaient à l'absence de peur induite par la colère ou la rage le nom de katalepsis, littéralement la possession par un démon, la perte de tout contrôle mental. Ils n'avaient que du mépris pour cet état d'‚me. Ils aspiraient à une aphobia totalement maîtrisée, voulue, et refusaient de se laisser absorber, posséder, même au cour d'un combat.

- Et c'est dans les marines que vous avez appris à maîtriser votre peur ?

- Pas du tout. Dans les marines, au Vietnam, j'étais tout le temps mort de trouille.

- Vous avez participé à beaucoup de combats ? demanda-t-elle, le regard soudain intense. Votre dossier chez les marines est encore classé

confidentiel. «a doit vouloir dire quelque chose.

- «a ne veut rien dire, mentit Dar. Par exemple, si j'avais été dactylo et si j'avais eu à taper des documents confidentiels, vous ne pourriez pas avoir accès à mon dossier.

- Vous étiez dactylo ?

Il fit rouler son verre de scotch entre ses mains.

- Pas tout le temps.

- Vous avez donc vu des combats ?

- Suffisamment pour me dire que je ne veux plus jamais revoir des trucs comme ça.

Il ne mentait pas, cette fois-ci.

- Mais vous connaissez bien les armes, dit-elle, revenant à sa préoccupation première.

Il fit la grimace tout en sirotant son whisky.

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- quelle sorte d'arme avez-vous manipulée chez les marines ? interrogea Syd.

- Un fusil, dit-il.

Il n'aimait pas trop parler de ça.

- Un M-16, alors.

- Il avait tendance à s'enrayer dès qu'il n'était pas parfaitement propre.

En fait, ce n'était pas un M-16 qu'il avait. Son guetteur avait un M-14 de précision, une arme ancienne mais qui pouvait utiliser les mêmes munitions 7,62 mm que le Remington 700 M-40 à verrou qui avait servi à l'entraînement de Dar. Et quel entraînement ! Cent vingt cartouches par jour, six jours par semaine, jusqu'à ce qu'il soit capable de toucher une cible en mouvement de la taille d'un homme à cinq cents mètres de distance et une cible fixe à mille mètres.

Il but le reste de son whisky avant de dire :

- Si vous cherchez à me mettre une arme dans la main, c'est perdu d'avance. Je déteste ces foutus trucs.

- Même quand la mafia russe cherche à vous tuer ?

- Elle a cherché à me tuer, c'est vrai. Mais je pense toujours qu'il s'agit d'une erreur sur la personne.

Elle hocha la tête.

- Il n'en reste pas moins que vous avez appris à manipuler des armes à

feu, insista-t-elle. On vous a dit ce qu'il fallait faire en cas de raté.

Il leva la tête pour la regarder.

- Pointez votre arme sur une cible neutre et sans danger, et attendez. Le coup peut partir sans avertissement.

Elle désigna la cartouche calibre 410.

- qu'est-ce qu'on fait ? On la jette ?

- Non.

Ils burent un dernier verre de scotch en contemplant le feu dans la cheminée. Le peu de fumée qu'elle refoulait dans la pièce était aromatique et allait bien avec le fumet de tourbe du whisky.

La tension suscitée par leur conversation de tout à l'heure avait presque disparu. Ils parlaient boutique, à présent.

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- Vous êtes au courant de la directive du dernier patron parachuté

politique de l'Agence nationale pour la sécurité routière ? demanda Syd.

Il gloussa.

- Et comment ! Ne jamais utiliser le mot accident dans aucun rapport officiel, aucune correspondance, aucune circulaire.

- «a ne vous semble pas un peu bizarre ?

- Pas du tout.

Une b˚che roula dans l'‚tre, tombant en cendres, et il la contempla un instant avant de se tourner de nouveau vers son invitée. Le visage de Syd paraissait plus jeune et plus doux à la lueur des flammes, et son regard était plus pétillant d'intelligence que jamais.

- Il faut comprendre leur logique, dit-il. Tous les accidents sont évitables. Par conséquent, ils ne devraient pas se produire. Donc, l'agence ne doit pas utiliser ce mot. La chose n'existe pas. On peut utiliser une périphrase et dire incident, collision ou n'importe quoi.

- Vous êtes d'accord là-dessus ? Tous les accidents sont évitables ?

Il se mit à rire de bon cour.

- Toutes les personnes qui ont eu l'occasion d'enquêter sur un accident, qu'il s'agisse de la navette spatiale ou d'un pauvre péquenot qui passe à

l'orange et se fait prendre par le travers, savent très bien que non seulement ils ne sont pas évitables, mais ils sont inéluctables.

- Pourquoi ça ?

Il la regarda fixement.

- Parce qu'ils se produisent. La probabilité d'une chaîne d'événements qui conduit à un accident peut être de mille contre un, d'un million contre un, mais il se trouve qu'ils se produisent quand même dans l'ordre et que l'accident devient à cent pour cent inévitable.

Elle hocha la tête d'un air peu convaincu.

- Très bien, fit Dar. Prenons l'accident de Challenger. La NASA était devenue le chauffeur insouciant qui passe à l'orange. Il s'en tire une fois, cinq fois, vingt fois, et il finit par penser que c'est un comportement normal et sans danger. Mais à mesure qu'il continue, les chances de se faire prendre en écharpe par un autre salaud qui a 154

la même philosophie des carrefours se rapprochent dangereusement du cent pour cent.

- En quoi la NASA prenait-elle des risques exagérés ? Il haussa les épaules.

- La commission a réuni un dossier accablant. Le problème du joint d'étanchéité était connu. Il était même classé au niveau de risque maximum.

Mais ils n'ont rien fait pour le régler. Ils savaient que le froid était un facteur aggravant, et ils n'ont rien fait quand même. Ils ont violé une vingtaine de leurs règlements sur l'avorte-ment d'une mission parce qu'il y avait cette institutrice à bord et que la pression politique voulait que le lancement ait lieu à temps pour que le président Reagan puisse en faire état ce soir-là dans son discours sur l'état de l'Union. Ils avaient toutes les chances contre eux.

- Vous croyez aux lois du hasard. Y a-t-il autre chose à quoi vous croyez ?

Il lui lança un regard perplexe.

- C'est une question philosophique que vous me posez là, madame l'enquêteuse ?

- Simple curiosité. Vous voyez tant d'accidents, tant de boucherie. Je me demandais quelle attitude philosophique vous aviez devant tout ça.

Dar réfléchit un instant.

- Le stoÔcisme me semble être la meilleure réponse, dit-il. …pie-tête.

Marc Aurèle et les autres. (Il gloussa.) La seule fois o˘ j'ai eu assez de motivation politique pour vouloir aller à Washington jeter une brique contre les fenêtres de la Maison-Blanche, c'est lorsque quelqu'un a demandé

à Bill Clinton quel était le livre le plus important qu'il avait lu récemment et qu'il a répondu : ´ Les Pensées de Marc Aurèle. ª (II gloussa de nouveau.) Ce bouffi qui cite Marc Aurèle !

- Mais vous croyez bien à quelque chose ? insista-t-elle. Le stoÔcisme, ce n'est pas une croyance.

Elle garda le silence un bref instant, puis récita d'une voix tranquille :

- ´ Pour une créature rationnelle, seul l'irrationnel est intolérable. Le rationnel est toujours supportable. Les coups ne sont pas insupportables par nature. ª

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Il la regarda avec étonnement

- Vous citez …pictète ?

- C'est cela, votre philosophie ?

Il posa son verre vide et joignit le bout de ses doigts en se tapotant la lèvre inférieure. La dernière b˚che, consumée, se désagrégea dans la cheminée. Le feu mourant se raviva.

- Le frère aîné de Larry, un écrivain qui vivait dans le Montana jusqu'à

ce que son mariage foire, est venu lui rendre visite il y a quelques années. Je l'ai rencontré deux ou trois fois. Par la suite, je l'ai vu à la télé, o˘ son interviewer lui demandait de définir sa philosophie personnelle. Il venait de publier un roman sur l'…glise catholique, et le gars de la télé insistait pour le faire parler de ses convictions.

Syd attendit qu'il continue.

- Il s'appelait Dale. Il traversait une mauvaise période. Il a répondu en citant John Updike. quelque chose comme : ´ Je n'ai l'esprit ni religieux ni musical, et quand je pose les doigts quelque part je ne suis pas du tout s˚r de pouvoir sortir un accord. ª

- C'est triste, murmura Syd au bout d'un moment. Il sourit.

- Je citais Dale en train de citer un autre écrivain. Je n'ai jamais dit que j'adhérais à cela. Personnellement, j'adhère au rasoir d'Occam.

- Guillaume d'Occam. Euh... xve siècle ?

- quatorzième.

- Maxime : ´ Les hypothèses énoncées pour expliquer quelque chose ne doivent pas être multipliées sans nécessité. ª

- Ou bien : ´ Toutes choses étant égales, la solution la plus simple est généralement la bonne. ª

- Ce qui exclut les cas d'enlèvement par les extraterrestres, fit Syd en riant.

- Le mystère de l'Aire 51, c'est fini '.

- La conspiration contre Kennedy, terminé, murmura Syd avec un large sourire.

w

1. L'Aire 51 est un terrain militaire situé dans le Nevada. On y a expérimenté des prototypes ultrasecrets, et des observations d'ovnis y sont régulièrement signalées.

- Oliver Stone, kaputt, renchérit Dar.

- Savez-vous que vous êtes connu pour l'épée de Darwin ? demanda Syd.

- L'épée de quoi ? fit Dar en battant des paupières.

- Vous avez fait une déclaration il y a quelques années. Je crois que c'était au congrès de l'Association nationale des enquêteurs des compagnies d'assurances.

- Seigneur ! fit Dar en mettant la main sur ses yeux.

- Vous avez proposé un corollaire au rasoir d'Occam, insista Syd. quelque chose comme : ´ Toutes choses étant égales, la solution la plus simple est généralement une bêtise. ª

- Ce qui est ridiculement évident. Elle hocha lentement la tête.

- Pas d'accord. Je sais ce que vous vouliez dire. C'est comme pour ces malheureux dans leur camion qui essayaient d'assister sans payer au concert de rock...

Soudain, il regarda la pile de dossiers, de lecteurs Zip et de disquettes qui les attendait toujours.

- Peut-être qu'on ne cherche pas dans la bonne direction, dit-il. Elle pencha la tête.

- Peut-être que ce ne sont pas mes recherches sur des accidents stupides, même fatals, qui ont attiré sur moi l'attention de quelqu'un. Peut-être qu'il s'agit d'un crime.

- Vous avez eu récemment un crime à élucider ? ¿ part l'histoire de Phong ?

Il hocha affirmativement la tête.

- Et vous voulez bien m'en parler ? demanda-t-elle. Il regarda sa montre.

- Bien s˚r. Demain matin.

- Salaud ! fit l'enquêteuse Oison, mais avec un sourire. Merci pour le scotch.

Dar l'accompagna jusqu'à la porte.

Elle se retourna vers lui. Il eut soudain l'impression folle qu'elle allait l'embrasser.

- quand je dormirai dans mon merveilleux chariot de berger, dit-elle, comment saurai-je si les méchants ne sont pas venus et si vous n'êtes pas dans la merde ?

156

157

Il alla fouiller sans un mot dans la poche d'un épais manteau accroché à

une patère et en sortit un sifflet orange au bout d'une ficelle.

- «a sert pour la marche, au cas o˘ on se perdrait dans la nature. On l'entend à plus de trois kilomètres à la ronde.

- Comme un sifflet antiviol.

- Si vous voulez.

- Si les assassins se pointent, vous n'aurez qu'à siffler et j'arrive.

Elle marqua un temps de pause, et Dar vit briller une lueur malicieuse dans ses yeux bleus.

- Vous savez bien siffler, n'est-ce pas, Steve ?

Il sourit. C'était une réplique adressée par Lauren Bacall, quand elle avait dix-huit ans, à Humphrey Bogart dans Le Port de l'angoisse, II adorait ce film.

- Oui, dit-il. J'arrondis les lèvres et je souffle.

Elle hocha la tête puis s'éloigna dans l'allée en allumant sa torche. Elle souffla chaque lanterne en passant devant.

Dar resta sur le seuil à la regarder jusqu'à ce qu'elle ne soit plus visible.

Investigation

Elle vint frapper à la porte du chalet le lendemain, samedi, de très bonne heure, mais Dar était déjà levé, douché, rasé, et le petit déjeuner était prêt. Syd mangea son bacon et ses oufs avec appétit et reprit deux fois du café.

Avant de se mettre au travail, il lui fit faire, longuement, le tour du propriétaire. Ils virent le ravin à l'est avec sa mine d'or abandonnée, le cours d'eau qui courait au fond du canyon, la petite cascade sur la colline, enjambée par un arbre mort qui avait l'air trop glissant pour qu'on s'y aventure, les gros blocs rocheux sur la crête au nord, les bosquets de bouleaux et les grands pins sur le versant qui dominait le chalet, et les vastes étendues de prairies herbeuses dans la vallée en contrebas. Pendant tout ce temps, Dar éprouva le même plaisir que celui qui l'avait tellement choqué la veille. Cette étrange conscience de la présence physique de Syd, la chaleur irradiée par son sourire, l'aura que lui communiquait sa voix et son rire.

Arrête un peu, Dar, se dit-il en guise d'avertissement.

- Je sais que c'est une question défendue entre homme et femme, lui dit-elle en s'arrêtant soudain pour le regarder dans les yeux, mais à quoi pensez-vous, Dar ? J'entends à un mètre les rouages en train de tourner dans votre tête.

Elle n'était qu'à un mètre de lui, effectivement. quand il s'arrêta lui aussi, il faillit céder à l'impulsion de la prendre dans ses bras, de l'attirer tout contre lui, d'enfouir son visage au creux de sa nuque, 159

juste sous l'oreille, là o˘ ses cheveux formaient un duvet bouclé, rien que pour respirer son odeur.

- Billy Jim Langley, finit-il par dire en faisant un pas en arrière. Elle pencha la tête de côté. Il montra la direction du sud.

- Un accident sur lequel j'ai travaillé il y a un peu plus d'un an dans le parc forestier qui est là-bas. Vous voulez que je vous raconte ? Vous essaierez de trouver la solution.

- D'accord.

Il s'éclaircit la voix.

- Voilà. Un jour, on m'a appelé sur le site d'un meurtre présumé, dans les bois qui sont là-bas, à huit kilomètres d'ici environ.

- Ce n'est pas l'affaire de meurtre que vous deviez me raconter hier soir ?

Il secoua négativement la tête.

- Donc, un certain Billy James Langley, l'un des clients de Trudy et Larry assurés chez Calstate, a été porté disparu le lendemain du jour o˘ il aurait d˚ rentrer d'une partie de pêche. quand le shérif s'est rendu sur son coin de pêche favori, il a trouvé son camion Ford 250 renversé dans le lit d'un torrent. Billy Jim était à l'intérieur. Noyé. Apparemment, il avait basculé d'un petit pont la veille à la nuit tombée et n'avait pas pu sortir à temps de l'habitacle. Le médecin légiste a confirmé l'heure.

- Pourquoi a-t-on pensé à un meurtre ? demanda Syd.

- J'y viens. quand le légiste a sorti le corps de Billy Jim du camion, il a pensé qu'il s'était noyé, mais à l'examen il s'est aperçu que la mort avait été causée par une balle de calibre 22.

- ¿ quel endroit ? demanda Syd.

- Au volant de son camion.

- Non. ¿ quel endroit du corps ? Il hésita.

- Une seule balle. Euh... dans la région de l'aine.

- Les testicules ?

- Un seul.

- Gauche ou droit ?

- Vous croyez que ça a de l'importance ?

- Vous ne croyez pas ?

- Euh... oui, mais...

160

- Gauche ou droit ?

- Droit. Je peux continuer ?

Ils entreprirent de redescendre le versant de la colline.

- Bon, dit-elle. Ce Billy James Langley revient de la pêche et il fait noir. Soudain, il reçoit une balle dans la couille droite et - chose qui n'est guère surprenante en l'occurrence - verse dans le torrent et se noie.

Attendez que je devine. Pas de carabine calibre 22 ni de pistolet dans son camion ?

- Exact.

- Points d'entrée et de sortie du projectile ? Il faudrait que ce soit de la tôle bien mince pour laisser passer une balle de 22, et le Ford 250

n'est pas réputé pour ça.

- Pas de trous d'entrée ni de sortie. Sauf sur le cadavre.

- Vitres baissées ?

- Non. Il pleuvait dru quand il a quitté son poste de pêche.

- Et la nuit était déjà tombée ?

- Oui. Il était vingt-trois heures environ.

- J'y suis.

Il s'immobilisa.

- Vous croyez ?

Il lui avait fallu deux bonnes heures, sur les lieux, pour résoudre l'énigme.

- J'en suis s˚re, dit-elle. Billy Jim n'avait ni pistolet ni carabine de calibre 22, mais il avait une boîte de cartouches dans son camion, oui ou non ?

- Dans la boîte à gants.

- Et ses phares se sont éteints sur le chemin du retour, c'est ça ? Il soupira.

- Oui. D'après moi, à deux kilomètres environ avant d'arriver au pont.

Elle hocha la tête.

- ¿ peu près le temps qu'il faut pour qu'une cartouche calibre 22

s'échauffe et que le coup parte. Je connais bien ces camions Ford. La boîte à fusibles, pour l'éclairage, est sous le panneau à hauteur du volant.

Votre Billy Jim conduit la nuit et les phares s'éteignent soudain. Il ne peut pas continuer comme ça sous la pluie, et il farfouille un peu. Il comprend qu'un fusible a l‚ché, et il cherche dans 161

son camion quelque chose qui puisse le remplacer. Une cartouche de 22, c'est exactement la taille qu'il faut. Il reprend sa route sans penser à la cartouche qui chauffe, qui chauffe... et qui éclate.

- Finalement, ce n'était pas un si grand mystère, alors. Elle haussa les épaules.

- Je meurs de faim. On ne pourrait pas casser la cro˚te avant d'attaquer votre vrai mystère ?

Ils se confectionnèrent des sandwiches au rosbif et les portèrent avec des canettes de bière sur la véranda. Il commençait à faire chaud, et ils avaient tombé leurs vestes. Syd portait un T-shirt XL qui cachait le holster sur sa hanche. Dar avait mis un vieux sweater, un vieux jean délavé

et des baskets. Le chalet était abrité du soleil par un grand pin ponderosa et des bouleaux, mais la vallée qui s'ouvrait devant eux était verdoyante sous la brume de chaleur estivale qui faisait ondoyer les saules pleureurs au loin. Ils restèrent un bon moment assis côte à côte au bord des planches, les jambes pendantes.

- Toutes ces misères, ces souffrances et ces morts que vous voyez à

longueur de journée, demanda Syd, ça ne vous... use pas, à la longue ?

Si elle lui avait posé cette question vingt-quatre heures plus tôt, il aurait probablement répondu quelque chose comme : ´ J'imagine que c'est un peu le même cas qu'un médecin. Au bout d'un moment, on... je ne dirai pas qu'on s'endurcit, ce n'est pas le mot qui convient, mais on acquiert un certain recul. C'est le boulot qui veut ça. ª Et il y aurait cru sincèrement. Mais aujourd'hui, il n'était plus si s˚r de rien. Peut-être y avait-il quelque chose de changé en lui depuis dix ans ou plus. Tout ce qu'il savait, pour le moment, c'était que - contrairement à ses intentions et à ses attentes - il avait envie d'embrasser l'enquêteuse Sydney Oison sur ses lèvres pleines, de la serrer dans ses bras, de sentir la douceur de ses seins contre lui.

- Je ne sais pas, bredouilla-t-il en m‚chouillant son sandwich. Il ne savait même plus quelle était la question.

162

Le dossier était dans une grosse enveloppe jaune marquée CLASS…, épaisse de huit centimètres au moins. Dar disposa deux chaises à roulettes devant le bureau o˘ trônaient deux ordinateurs à écran large. Syd s'assit sur celle de droite, et il posa les documents devant elle.

- Vous voyez de quand date l'accident, dit-il.

- Sept semaines, oui. (Elle parcourut des yeux le rapport de police.) Los Angeles Est. Ce n'est pas en dehors de votre territoire, ça ?

- Pas vraiment. Il y a des cas o˘ je me déplace bien plus loin que ça.

Sacramento, San Francisco, et même dans les …tats voisins.

- C'est la brigade d'investigation sur les accidents de la route de la police de Los Angeles qui vous a demandé d'intervenir sur ce coup-là ? Je connais bien le sergent Rote et l'inspecteur Ventura, qui en font partie.

Le nom de Ventura figure dans le rapport.

Dar secoua la tête.

- Lawrence était en Arizona, sur une affaire dont il s'occupait, et Trudy m'a demandé de le remplacer pour celle-ci. Le client était la compagnie de location de camions.

Elle jeta un coup d'oeil au rapport d'accident.

- Un GMC Vandura. Rouge. Un petit camion de déménagement ?

- Oui. Lisez bien le rapport de l'enquêteur. Elle lut à haute voix.

LIEU DE LA COLLISION : 1200, Marlboro av. (route du littoral secteur nord).

ORIGINE : Le matin du 19 mai à 2 h 45, je transportais une détenue au centre de détention pour femmes de Los Angeles Est lorsque j'ai eu connaissance par ma radio d'un grave accident de la circulation qui venait de se produire dans le quartier de Marlboro av. à l'intersection de Fountain bd. J'ai demandé au standard de me trouver une voiture qui puisse venir à l'intersection de la 109e Rue Est et de Plnterstate 5 pour prendre ma prisonnière en charge jusqu'au centre de détention afin que je puisse me rendre sur les lieux de l'accident. L'agent Jones, matricule 2485, a immédiatement répondu à l'appel et s'est chargé d'elle. Je suis arrivé sur le site vers 3 h. Des unités de la patrouille avaient déjà établi un cordon. Le sergent McKay, matricule 2662 (superviseur), l'agent 163

Berry (mat. 3501) et l'agent Clancey étaient déjà sur les lieux. La circulation sur Marlboro av. était détournée entre Fountam bd et Grammercy St.

DESCRIPTION DU SITE : Marlboro av. (route du littoral secteur nord) est une artère à sens unique dans la direction ouest. Fountain bd à l'est est une artère nord-sud. Grammercy St. à l'ouest est également orientée nord-sud.

Marlboro av. à hauteur du n∞ 1200 est une artère qui présente une inclinaison montante ouest-est de 0,098∞ et l'éclairage public y est représenté par des lampadaires espacés et des feux de carrefour. La vitesse limite, non signalée à cet endroit, est de 40 km/h.

CONDITIONS METEOROLOGIqUES : Au moment de l'accident, le temps était nuageux à brumeux. Il pleuvait. La température était basse et il y avait du vent. Il faisait nuit. La lune n'était pas visible à travers la couche nuageuse.

IDENTIFICATION DU V…HICULE : Le GMC Vandura (v-2) avait des macarons urental sur ses quatre faces. La plaque minéralogique n'était pas enregistrée.

IDENTIFICATION DU CONDUCTEUR : Mlle Gennie Smiley. Permis de conduire délivré en Californie. Identité confirmée par M. Donald M. Borden.

DOMMAGES AU V…HICULE : Calandre du GMC enfoncée sur huit centimètres maximum. Fibres du sweater de la victime retrouvées collées à la calandre.

VICTIMES : Richard Kodiak, traumatismes massifs à la tête ayant entraîné la mort. Peterson (mat. 333) et Royles (mat. 979) appartenant à l'unité

paramédicale n∞ 272 de Samson étaient présents sur le site. Le décès sur place de Kodiak a été prononcé par radio par le Dr Cavenaugh de l'Eastern Mercy Hospital...

Syd interrompit sa lecture et feuilleta rapidement le reste du rapport.

- D'accord, murmura-t-elle enfin. Richard Kodiak, sujet masculin de trente et un ans, trouve la mort à la suite d'un traumatisme cr‚nien. Son colocataire Donald Borden et lui étaient en train de déménager de Los Angeles Est à San Francisco lorsqu'une de leurs amies, Gennie Smiley, qui conduisait le camion, a renversé M. Kodiak et lui est passé sur le corps avec la roue avant droite du véhicule.

164

(Elle tourna encore une dizaine de pages.) ¿ la suite de quoi M. Borden et Mlle Smiley intentent un procès à la compagnie de location du camion, en arguant que les freins n'ont pas bien fonctionné et que les phares éclairaient mal.

- C'est là que j'interviens, déclara Dar.

- Ils font également un procès aux propriétaires de l'immeuble pour n'avoir pas prévu un éclairage suffisant. (Elle retourna une trentaine de pages en arrière.) Ah ! Voilà sa déclaration. Elle dit que c'est à cause du mauvais éclairage de l'immeuble et de la défaillance des feux du camion qu'elle n'a pas vu M. Kodiak quand il s'est avancé sur la chaussée devant le véhicule qu'elle conduisait. Elle réclame six cent mille dollars à la compagnie de location du camion.

- Et quatre cent mille au propriétaire de l'immeuble.

- Un million tout rond. C'est ce qui s'appelle apprécier un ami. Dar se frotta le menton.

- M. Borden et M. Kodiak vivaient à la même adresse depuis deux ans et étaient bien connus du voisinage sous les noms de Dickie et Donnie. Les commerçants et les restaurateurs du coin les voyaient souvent...

- Des homosexuels ? demanda Syd. Il hocha la tête.

- qui était Gennie, alors ?

- Il semble que Borden - Donnie - marchait à voile et à vapeur. Gennie Smiley était sa petite amie en secret. Dickie les a surpris ensemble. Il y a eu entre eux une querelle qui a duré trois jours, d'après les voisins, puis ils se sont raccommodés en décidant d'un commun accord de déménager à

San Francisco.

- Sans Gennie.

- Sans Gennie, oui. Mais pour prouver sa bonne volonté, elle les a aidés à

charger le camion de déménagement.

- ¿ deux heures quarante-cinq du matin, sous la pluie ? Il haussa les épaules.

- Dickie et Donnie devaient deux mois de loyer à leur propriétaire.

Apparemment, ils étaient en train de déménager à la cloche de bois. (Il se tourna vers l'un des moniteurs de 54 cm pour entrer un code sur le clavier.) Regardez bien. Voici quelques photos prises par le sergent McKay, de la brigade d'investigation des accidents.

165

Une version électronique de la photo en noir et blanc s'afficha sur le grand écran. Puis une deuxième, et une troisième.

- Oh ! oh ! fit Syd.

- Oh ! oh ! confirma Dar.

L'une des photos montrait le cadavre de M. Kodiak gisant au milieu de la chaussée à une dizaine de mètres de la façade ouest de l'immeuble. Le corps était face contre terre, orienté à l'est, la tête dans la direction du camion. Des mares de sang et de matière cérébrale s'étalaient dans toutes les directions. Sur une autre photo, on voyait des débris de verre, une chaussure, des traces de semelle et des traînées sanglantes juste devant la porte d'entrée de l'immeuble. Sur un autre cliché encore, il y avait des marques pleines de freinage qui remontaient sans interruption pratiquement jusqu'à Fountain Boulevard, à cinquante mètres du point d'impact. Sur toutes les photos, le camion avait reculé à l'est du point d'impact, et ses traces de freinage étaient visibles devant lui sur une dizaine de mètres au moins.

- Gennie a fait marche arrière en entendant un bruit qui semblait indiquer qu'elle avait heurté quelque chose, expliqua Dar.

- Mmmm, fit Syd.

- Donnie a été le seul témoin de la mort de Syd, continua Dar en indiquant l'épais dossier o˘ étaient consignées les dépositions. Il a déclaré qu'ils étaient en train de se quereller lorsque Gennie est arrivée avec le camion et qu'ils lui ont demandé de faire le tour du p‚té de maisons pour revenir là o˘ ils étaient.

- Et pourquoi ? demanda Syd.

- ¿ en croire Donnie, ils ne voulaient pas se disputer devant elle. Elle a donc fait ce qu'ils lui demandaient, à moins de cinquante à l'heure, d'après elle. Et elle n'a vu Dickie, qui était descendu au milieu de la chaussée, que lorsqu'il était trop tard.

Il repassa les photos sur l'écran et laissa la dernière affichée. C'était celle qui était prise avec le plus de recul. Puis il se tourna vers le second moniteur et tapa une série de commandes. Une vue en trois dimensions de la même scène apparut, mais il s'agissait cette fois d'une séquence animée.

- Vous faites des vidéos de reconstitution d'accident en 3 D, lui dit Syd, mais je n'ai vu aucun moniteur de CAO dans votre loft.

166

- Il y en a. Rangés dans un coin derrière des étagères remplies de bouquins. Leur utilisation me procure une bonne partie de mes revenus.

Elle hocha la tête.

- Alors, lui demanda Darwin, est-ce que vous voyez des irrégularités flagrantes dans cet accident ?

Syd porta les yeux sur le dossier, puis sur l'écran, puis sur l'image en 3

D qui montrait essentiellement la même scène que la photo.

- Il y a quelque chose qui cloche, en effet, dit-elle.

- C'est exact. Pour commencer, j'ai fait des recherches sur l'éclairage dans des conditions analogues avec un photomètre spécial.

- ¿ deux heures quarante-cinq du matin, par une nuit pluvieuse et brumeuse.

Il fronça les sourcils.

- …videmment.

Il pianota un instant sur le clavier. Des chiffres s'inscrivirent sur l'image en 3 D. Il déplaça la souris et opéra une rotation jusqu'à ce qu'ils aient une vue plongeante sur la rue, d'est en ouest, avec le camion dans le bas de l'image, le mort au centre et le reste du quartier visible à

l'arrière-plan. Chaque zone était pourvue d'un rectangle de données exprimées en pb.

- Pied-bougie de lumière, murmura Syd. Il hocha la tête.

- Malgré ce que prétendaient Donnie et Gennie, l'éclairage était amplement suffisant pour un quartier comme celui-là. Aux deux carrefours, il y a des zones de lumière suffisantes pour couvrir la plus grande partie de la rue à

trois pieds-bougies. L'éclairage à l'entrée de l'immeuble nous donne un pied-bougie et demi supplémentaire, et même au milieu de la chaussée, au-delà de l'endroit o˘ se trouvait Dickie quand le camion l'a renversé, nous avons un pied-bougie.

- Elle a forcément vu la victime, même si ses feux étaient défaillants.

Dar toucha l'écran avec un stylet, et une ligne rouge apparut, qui allait presque jusqu'au carrefour de Fountain Boulevard, d'o˘ venait le camion.

- Gennie a débouché sous un fort éclairage - trois pieds-bougies - et s'est déplacée le long de cette zone de deux pieds-bougies 167

pratiquement jusqu'au moment de l'impact. Les lumières du camion fonctionnaient parfaitement. En fait, elle avait mis ses phares.

Il appuya sur une série de touches. L'image à l'écran disparut pour faire place à une animation en temps réel. Deux hommes, en trois dimensions mais sans traits du visage, sortirent de l'immeuble. Soudain, le point de vue changea, on les vit d'en haut. Le camion déboucha au carrefour et accéléra.

L'une des deux silhouettes descendit sur la chaussée et fit face au véhicule, qui freina et dérapa sur presque toute la distance entre le carrefour et le point d'impact. La victime sans visage - Dickie - fut projetée dans les airs et retomba sur le dos au milieu de la chaussée, la tête à l'opposé du camion.

Dar pianota sur le clavier, et la première séquence animée se superposa à

la dernière.

- Voici la position réelle du camion et du corps, dit-il. Soudain, le camion se retrouva une douzaine de mètres en arrière dans la rue. Le corps s'était également déplacé vers l'est, à six mètres au moins de l'endroit o˘ il gisait réellement, et sa tête était à présent pointée vers le camion.

- «a fait une sacrée différence, murmura Syd.

- Mais ce n'est pas tout. (Il prit dans le dossier une déposition de six pages dactylographiées et la tendit à Syd.) L'agent Berry, matricule 3501, a recueilli ce témoignage du premier automobiliste à passer par là après l'accident. Il s'appelle James William Riback.

Syd parcourut rapidement le document.

- Il dit qu'il a vu un camion faire marche arrière dans la rue, presque sous son nez, puis il a aperçu Dickie - M. Kodiak - gisant sur le dos au milieu de la rue. Riback s'est arrêté, il est descendu de sa Taurus et a demandé à Richard Kodiak s'il était encore en vie. D'après son témoignage, Kodiak lui a répondu : Óui, appelez une ambulance. ª Riback a donc laissé

sa voiture sur place et a couru sonner chez un de ses amis qui habite au 3535 Grammercy Street. Il l'a tiré du lit, lui a demandé d'appeler police-secours, a pris une couverture et a couru porter secours au blessé. Mais il l'a trouvé dans une position différente, à un autre endroit et inconscient.

Son état avait empiré. quand l'équipe médicale est arrivée sept minutes plus tard, Kodiak avait cessé de vivre. Le camion se trouvait là o˘ il est sur les photos de la police. (Elle leva les yeux vers Dar). Cette 168

salope a fait le tour du p‚té de maisons et lui est passée une deuxième fois sur le corps, n'est-ce pas ? Mais comment faites-vous pour le prouver ?

- Les détails sont plutôt fastidieux, murmura Dar.

- Je ne trouve pas, docteur Minor. Les détails sont au centre de mes préoccupations professionnelles, également, ne l'oubliez pas.

Il hocha la tête.

- D'accord. Pour commencer, nous allons passer en revue les données et les équations. Ensuite, je vous montrerai l'animation légale qui en résulte.

Il enfonça une succession de touches, et la scène de rue reparut, mais sans le camion. Seuls les deux hommes émergèrent de l'immeuble, et l'un d'eux s'avança sur la chaussée. Puis le point de vue bascula, comme si l'observateur était dans un véhicule qui débouchait à l'est dans Marlboro Avenue en venant de Fountain Boulevard. L'homme qui se trouvait au bout de la rue était parfaitement visible.

- Les études sur la visibilité de nuit indiquent que, même en rase campagne et dans l'obscurité, et même si le camion n'a que ses codes allumés, un piéton, même vêtu de sombre, et même avec un chauffeur qui voit mal, se détache sur une bonne cinquantaine de mètres. Or, la distance entre le carrefour et le point d'impact est de quarante-neuf mètres.

- Elle l'a donc vu dès qu'elle a tourné au coin de la rue.

- Obligatoirement. qu'il ait été sur le trottoir ou sur la chaussée, elle ne pouvait pas le manquer. Ses phares l'auraient éclairé à plus de cent mètres. Et même tous feux éteints, elle l'aurait vu à quarante-cinq mètres à la lumière des réverbères et du couloir éclairé de l'immeuble.

- Mais elle a accéléré.

- Exactement. Les pneus avant du camion ont laissé des marques de freinage sur une distance totale de quarante mètres. C'est-à-dire qu'elle a continué

à déraper sur neuf mètres après le point d'impact o˘ M. Kodiak a laissé sa chaussure droite et des marques de semelle de sa chaussure gauche.

- Elle dit que c'est à cet endroit qu'elle l'a écrasé.

- Impossible. Du moment qu'il y a des traces de pneus, le reste est une simple question de balistique. Les vitesses et les distances, 169

aussi bien pour le camion que pour les personnes, peuvent être calculées aisément. On passe sur les équations ?

- Non. Je ne plaisantais pas quand je vous ai dit que j'aimais les détails.

Il soupira.

- D'accord. La brigade d'investigation des accidents et moi nous avons effectué séparément des tests de dérapage dans cette rue avec des véhicules équipés de canons de pare-chocs.

- Des marqueurs de chaussée.

- Oui. Les vitesses des véhicules de test ont été déterminées par radar.

Les essais de dérapages effectués ont donné des valeurs convergentes pour le coefficient de traînée/égales à 0,79. ¿ partir de là, nous pouvons calculer la vitesse initiale du piéton au point de contact. Souvenez-vous des témoignages selon lesquels M. Kodiak a été heurté alors qu'il faisait face, immobile, au véhicule. Sa vitesse ne pouvait en aucun cas être supérieure à celle du camion. Ce qui donne l'équation

\i = ^ve2- 2ad

Les valeurs sont simples. Le camion s'est immobilisé au bout de son dérapage, de sorte que sa vitesse peut être exprimée par ve = 0. La valeur de l'accélération a est donnée par a =fg. Comme je l'ai déjà expliqué, nous avons un coefficient de traînée/égal à 0,79. La valeur de g, la pesanteur, est de 32,2 pieds.

- C'est-à-dire 9,81 mètres à la seconde par seconde. Dar la regarda en battant des paupières.

- Je n'en suis pas encore au système métrique. Si on passait le reste des équations pour en arriver aux animations ? Vous êtes probablement plus forte que moi dans ce domaine.

Elle secoua la tête.

- Des détails. Je veux tout le raisonnement.

- D'accord. Nous avons donc un véhicule en train de décélérer, ce qui signifie que a est négatif. Le camion de Gennie a dérapé sur cent trente-deux pieds. Ce qui nous donne comme vitesse initiale : V; = V O2 - 2 (- 0,79)(32,2)(132) v,- = 82 p/s = 55,7 mi/h 170

La vitesse du camion au moment o˘ il lui reste vingt-neuf pieds de dérapage peut être calculée de la même manière. La seule valeur qui change est celle de la distance d. Ce qui donne :

ve2 - 2ad

V; = V O2 - 2 (- 0,79)(32,2)(29) Vj = 38,4 p/s = 26 mi/h

- quarante-deux kilomètres à l'heure.

- Oui. C'est la vitesse du camion au moment de l'impact. Et c'est celle de M. Kodiak quand il été fauché. Cette équation est valable pour un camion avec un pare-chocs en hauteur, soit dit en passant, mais pas pour un véhicule plus petit.

Elle hocha la tête.

- La calandre d'un camion ou d'une camionnette produit un impact direct dans la région du centre de gravité du piéton. Une automobile plus basse le faucherait au niveau des jambes, ce qui aurait pour effet de le projeter par-dessus le capot ou par-dessus le toit du véhicule.

- Ou bien de le couper en deux.

Il regarda les équations affichées sur l'écran.

- Donc, puisque Mlle Gennie était au volant d'un camion de déménagement et qu'elle a heurté Dickie avec sa calandre, le calcul est simple. Il nous faut juste connaître les valeurs habituelles du coefficient de traînée d'un piéton sur différentes surfaces.

Il enfonça une touche de fonction. L'écran afficha aussitôt : SURFACE herbe asphalte béton

PORTEE 0,45 - 0,70 0,45-0,60 0,40 - 0,65

- Et Marlboro Avenue ? demanda Syd.

- Asphalte.

Il introduisit le coefficient de traînée/^ 0,45.

- La valeur h pour la hauteur du centre de gravité du piéton qui nous intéresse était de 2,2 pieds, dit-il. Et la distance mesurée entre 171

le point d'impact initial - confirmé par une chaussure restée sur place et par les marques de semelle de l'autre chaussure - et sa position finale, déterminée par les traces de sang et de glissement du corps, était de soixante-douze pieds. Si nous introduisons ces nouvelles valeurs dans l'équation précédente, cela donne :

dy=2fh-2hVf2-fd/h df= 2 (0,45) (- 2,2) - 2(- 2,2) V (0,45)2 _ (0,45)(72)/(-

2,2)

dr 15p

- Cinq mètres.

- Oui. Ce qui fait que la vitesse au début de la chute de M. Kodiak, c'est-à-dire de sa séparation du camion en train de freiner, peut se calculer comme suit :

v = (L-V -g/2h v = 15 V-32,2/2 (-2,2) v = 40,6 p/s = 27,6 mi/h

- Un peu plus de quarante-quatre kilomètres à l'heure.

- Résultat qui correspond aux calculs effectués à partir des marques de freinage.

- Donc, elle roulait à quarante-quatre à l'heure au moment de l'impact, après avoir freiné à la vitesse de quatre-vingt-dix à l'heure.

- Cinquante-cinq virgule sept miles.

- Et il a été projeté en arrière sur vingt-deux mètres à partir du point d'impact pour se retrouver sur le dos avec la tête dans la direction opposée à celle du camion.

- Comme plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des piétons dans les mêmes circonstances. C'est la raison pour laquelle Larry et moi nous avons tout de suite vu qu'il y avait un coup fourré en examinant les photos prises par la police.

Il fit disparaître les équations de l'écran. La séquence d'animation réapparut. Une nouvelle touche escamota les valeurs affichées pour l'éclairage, la hauteur du trottoir, la longueur des traces de freinage, etc.

Deux silhouettes masculines sortirent de l'immeuble. Le camion déboucha dans un crissement de pneus à l'angle de Fountain Boulevard et accéléra à

fond dans Marlboro Avenue. L'un des deux

172

hommes poussa alors l'autre, qui trébucha sur la chaussée, faillit tomber et se redressa juste au moment o˘ le camion le heurta en dérapant. Le corps vola sur plusieurs mètres, atterrit sur le dos et glissa encore avant de s'immobiliser complètement. Le camion s'éloigna et vira en accélérant au carrefour suivant, coupant la route à une Ford Taurus qui s'arrêta. Un homme en sortit, s'agenouilla devant la victime et partit en courant vers l'ouest pour disparaître au carrefour. Il allait chez son ami alerter police-secours.

- On a trouvé du sang, des cheveux et des débris de cervelle sur la roue droite, le moyeu, la boîte-pont avant, les amortisseurs et une partie du convertisseur catalytique du camion, expliqua Dar d'une voix dépourvue d'intonation.

Dans l'animation, le camion tourna de nouveau à l'angle de Fountain Boulevard, ralentit en approchant de la forme allongée au milieu de la chaussée, passa dessus, puis recula, traînant le corps en arrière sur la moitié de la distance à laquelle il avait été projeté lors du premier impact. Finalement, le corps se détacha de la calandre, la tête pointée vers l'est, dans la direction du camion, tandis que le véhicule continuait à reculer sur ses propres traces de pneus avant de s'arrêter complètement.

- Il fallait qu'elle finisse le boulot, dit Syd. Il hocha la tête.

- quelle a été la réaction du jury quand il a vu cette reconstitution ?

demanda Syd.

Il sourit.

- Il n'y a pas eu de jury. Pas de procès non plus. J'ai montré ça à

l'inspecteur Ventura et aux responsables de la brigade d'investigation, mais ça n'a intéressé personne. Entre-temps, Donald et Gennie avaient renoncé à leur procès contre le propriétaire de l'immeuble -je pense que c'est parce que je leur avais communiqué les résultats des mesures au photomètre - et s'étaient arrangés avec les loueurs du camion pour une somme de quinze mille dollars.

Syd changea de position sur son siège et regarda Darwin dans les yeux.

- Vous dites que vous avez la preuve absolue que ces deux-là ont assassiné

Richard Kodiak et que la police de Los Angeles n'a pas donné suite ?

173

- Ils m'ont dit que ce n'était qu'une histoire de pédés, un homicide ordinaire, pour citer l'honorable inspecteur Ventura.

- J'ai toujours soupçonné Ventura d'être un con fini. Aujourd'hui, j'en ai la certitude.

Il hocha la tête en regardant l'animation qui passait en boucle sur l'écran. La silhouette humaine était projetée en l'air, le camion continuait, puis il revenait, traînait le corps devant l'entrée de l'immeuble, lui broyait le cr‚ne. Et la séquence recommençait, avec les deux silhouettes masculines sans visage qui sortaient du hall bien éclairé

de l'immeuble...

- Et les clients de Lawrence, les loueurs du camion, ont été bien contents de s'en tirer pour quinze mille dollars, murmura Dar.

- Une seconde, lui dit Syd.

Elle alla chercher son gros sac en cuir, d'o˘ elle sortit un PowerBook Apple dernier cri. Elle le posa sur la table à côté des PC de Dar, et il lui lança un regard sceptique, du genre de celui qu'un luthérien aurait pu lancer à un catholique au xvne siècle. Les adeptes d'Apple et ceux des PC

s'entendent rarement bien.

Elle alluma l'écran de son ordinateur.

- Gennie Smiley, murmura-t-elle. Donald Borden. Richard Kodiak. Ce sont des noms qui me disent quelque chose, depuis tout à l'heure.

Des colonnes de données s'affichèrent sur l'écran du portable. Elle tapa rapidement une commande de recherche.

- Ahhh ! fit-elle.

Elle pianota de nouveau, regarda défiler les données, puis refit :

- Ahhh !

- C'est bien beau, Ahhh ! Mais qu'y a-t-il ?

- Lawrence et vous, vous n'avez pas pensé à rechercher les antécédents de ce... ménage à trois ?

- Bien s˚r. Mais nous ne voulions pas piétiner les plates-bandes de l'inspecteur Ventura. C'était lui qui menait l'enquête. Nous avons découvert que la victime, Kodiak, avait trois adresses en plus du ranch La Bonita indiqué sur son permis de conduire. Toutes en Californie. ¿ Los Angeles Est, à Encinitas et à Poway. En remontant la piste de son numéro de Sécurité sociale, nous avons trouvé qu'il était employé par CALSURMED, mais sans aucune adresse indi-174

quée. Dans un vieil annuaire téléphonique, Trudy est tombée sur un California Sure-Med à Poway, mais la boîte n'existe plus, et toutes les informations la concernant ont été retirées des archives de la ville. Nous nous sommes alors adressés au bureau de poste local, qui nous a confirmé

que l'adresse de Poway était la même que celle à laquelle CALSURMED était enregistrée, boîte postale 616840. Nous avons suggéré à la brigade d'investigation des accidents et à l'inspecteur Ventura de vérifier tout ça auprès du département des inscriptions commerciales fictives des comtés de Los Angeles et de San Diego sous la rubrique CALSURMED et California Sure-Med, mais ils n'ont jamais donné suite.

Syd était en train de regarder son écran de portable avec un large sourire.

- Vous vous rappelez, ces punaises rouges sur ma carte ?

- Les swoop and squat mortels ? Et alors ?

- California Sure-Med couvrait six des victimes en matière d'assurances médicales. Et c'est un certain docteur Richard Karaak qui a établi les certificats produits devant les tribunaux.

- Vous pensez que Richard Karnak égale Dickie Kodiak ?

- Je n'ai pas besoin de jouer aux devinettes. Vous avez une photo de la victime ? Je veux dire vivante.

Dar chercha parmi les documents du dossier et sortit une photo d'identité

marquée KODIAK, RICHARD R. Syd, entre-temps, avait enfoncé quelques touches de son clavier, et une image en noir et blanc haute résolution occupait à

présent les trois quarts de l'écran du PowerBook. C'était bien le même homme.

- Et Donald Borden ? demanda Darwin.

- Alias Daryl Borges, alias Don Blake, murmura Syd en affichant la photo et les données concernant l'autre personnage. Huit condamnations antérieures. Cinq pour fraude, trois pour coups et blessures. (Elle leva vers Dar des yeux brillants d'excitation.) Notre M. Borges était membre d'un gang de Los Angeles Est jusqu'à l'‚ge de vingt-huit ans. Aujourd'hui, il travaille pour un avocat qui s'appelle Jorge Murphy Esposito.

- Merde alors ! fit Dar, ravi. Et Gennie Smiley ? Encore un pseudoje suppose?

- Non, dit-elle en consultant une nouvelle colonne de données.

175

Mais ce n'est quand même pas son nom légal. Elle s'est mariée il y a sept ans.

- Gennie Borges ?

- Dans le mille, dit-elle avec un large sourire. Mais Smiley, également, est le nom de son premier mari. Un certain Ken Smiley, mort dans un accident d'auto peu après leur mariage. Et devinez quel est son nom déjeune fille ?

Dar la regarda sans rien dire pendant près d'une minute.

- Gennie Esposito, murmura-t-elle finalement. La sour de notre omniprésent avocat.

Il se tourna de nouveau vers l'écran o˘ le camion continuait de faucher le piéton, de disparaître en accélérant dans la nuit et de revenir écraser la malheureuse victime, sans répit.

- Ils savent que je suis au courant, c'est certain, murmura Dar. Et ils se sentent menacés, mais pourquoi maintenant ?

- C'est un assassinat caractérisé. Il secoua la tête.

- La police de Los Angeles a classé l'affaire. La compagnie de location du camion a conclu un arrangement. Donnie et Gennie ont déménagé à San Francisco. Tout ça n'intéresse plus personne. Non, il doit y avoir autre chose.

- Je ne sais pas ce que c'est, mais tous les indicateurs désignent notre avocat véreux, Esposito. En tout cas, j'ai encore quelque chose de très intéressant à vous montrer.

Elle enfonça plusieurs touches de son portable. Dar vit le logo du FBI se former sur l'écran. Elle tapa un code qui s'afficha en astérisques, puis des listes de noms et de chiffres accompagnés de photos se mirent à

défiler.

- Vous avez accès aux banques de données du FBI ? s'étonna Dar. Même les anciens agents spéciaux ne jouissaient pas d'un tel privilège.

- Officiellement, je travaille pour le Bureau national anticrime des assureurs. Vous connaissez Jeanette, que vous avez rencontrée à la réunion de Dickweed. C'est l'organisme qu'elle dirige. Il a fusionné en 1992 avec l'Institut de prévention des crimes contre les compagnies d'assurances.

Pour manifester son soutien, le FBI donne au BNAA l'accès total à ses fichiers.

176

- Pratique.

- Très pratique, en l'occurrence.

Elle indiqua sur l'écran la photo et la fiche anthropométrique de feu Dickie Kodiak, alias Dr Richard Karnak, de son vrai nom Richard Trace.

- Richard Trace ? interrogea Dar.

- Fils de Dallas Trace, expliqua-t-elle en pianotant de nouveau pour obtenir des informations complémentaires.

Dar fronça les sourcils.

- Dallas Trace ? Le célèbre avocat à la gueule bon enfant, à la veste en daim, à la cravate-cordelière et aux cheveux longs qui fait cette émission juridique de merde sur CNN ?

- Celui-là même. Avec Johnny Cochran, l'avocat de la défense le plus connu et le plus adulé d'Amérique.

- Des conneries, tout ça. Dallas Trace est un enfoiré arrogant. Il gagne ses procès avec les mêmes trucs que ceux utilisés par Cochran dans le procès Simpson. Il a sorti un bouquin qui s'appelle Comment convaincre n

'importe qui de n 'importe quoi ou presque, mais il ne pourrait pas me convaincre de le lire même s'il me suppliait pendant mille ans.

- En tout cas, c'est bien son fils Richard qui s'est fait renverser et tuer - assassiner - dans l'accident Kodiak-Borden-Smiley.

- On va prendre ça comme point de départ.

- C'est déjà fait. La tentative d'assassinat dont vous avez fait l'objet et mes recherches sur le réseau de fraudes commerciales conduisent aux mêmes pistes. Lundi, nous les explorerons.

- Lundi ? Mais on est seulement samedi !

- Et ça fait sept mois que je n'ai pas eu un seul foutu week-end à moi, lança-t-elle avec un regard farouche. Je veux prendre un jour entier de repos et passer encore une nuit dans votre chariot de berger avant de m'attaquer sérieusement au problème.

Il écarta les mains.

- «a fait bien longtemps que je n'ai pas pris un dimanche entier.

- Alors, c'est d'accord ?

- D'accord.

Il lui tendit la main pour serrer la sienne.

177

Elle se haussa sur la pointe des pieds, rapprocha son visage du sien et l'embrassa fermement, lentement et s˚rement sur les lèvres. Puis elle se dirigea vers la porte.

- Je vais faire la sieste, dit-elle. Ce soir, quand je reviendrai, j'espère qu'il y aura de bons steaks sur le gril et de la bière.

Il la regarda partir, envisagea de la suivre, envisagea de se donner des coups de pied au cul, puis grimpa dans sa voiture pour aller au village chercher des steaks et de la bière.

10 Jorge

Dar ajusta la ceinture ventrale et les bretelles de son harnais en s'installant confortablement sur le siège du L-33 Solo. Il actionna plusieurs fois le palonnier pour s'assurer qu'il était bien à l'aise. Ken avança lentement l'avion remorqueur tandis que son frère Steve surveillait la tension du c‚ble de 60 mètres. Ken s'arrêta un instant. Steve regarda Darwin dans son cockpit-bulle et fit un mouvement circulaire avec son bras, le poing fermé et le pouce dressé. Cela signifiait ´ vérification des commandes ª. Dar avait déjà fait le nécessaire. Il leva le pouce pour montrer qu'il était prêt.

Steve capta le regard de son frère aux commandes du remorqueur et balaya l'air de sa main droite de gauche à droite à hauteur de sa taille. Ken raidit le c‚ble et regarda derrière lui dans son Cessna monoplace. Steve jeta un nouveau coup d'oil à Dar, qui hocha la tête, la main droite décontractée sur le manche, la gauche posée sur un genou mais prête à

actionner le levier de largage du c‚ble à la moindre anicroche. Le remorqueur commença à rouler, et le planeur frémit puis démarra en cahotant derrière lui, d'abord sur l'herbe, puis sur la piste asphaltée.

Dar passa de nouveau en revue sa liste de vérification A-C-C-V-C-D avant d'atteindre la vitesse de décollage : Altimètre, Courroies, Commandes, Verrière, C‚ble, Direction. Tout était bon. Il changea légèrement de position pour être plus à l'aise. En plus de la courroie abdominale et des bretelles, il y avait les sangles d'un parachute de siège Para-Cushion modèle 305 fabriqué par Strong. Le coussin

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sous ses fesses l'isolait du siège de métal, et les boudins gonflables dans le dos le maintenaient bien mieux que le dossier rigide en métal du planeur. La plupart des pilotes de vol à voile dédaignaient les parachutes, mais il en connaissait au moins deux qui étaient morts faute d'en avoir eu un sur le dos. Le premier lors d'une collision ridicule au-dessus du mont Palomar, à quelques kilomètres au nord du sommet, et l'autre à l'occasion d'un accident hautement improbable, alors qu'il exécutait des loopings dans son planeur haute performance, lorsque son aile gauche s'était tout bêtement détachée,

Dar appréciait autant le confort physique procuré par le parachute-coussin que le confort mental de savoir qu'il avait un parachute en cas de besoin.

Le planeur quitta le sol avant le remorqueur, comme toujours, et Dar le maintint à deux mètres du sol jusqu'à ce que le Cessna de Ken décolle, quelques dizaines de mètres plus loin. Puis Dar passa d'une main experte en

´ position haute ª, maintenant le L-33 à peu près au niveau du Cessna, un peu au-dessus de son sillage. Officiellement, il appliquait la technique standard pour les régions montagneuses, qui consistait à aligner le planeur avec son remorqueur en gardant la même position par rapport à un point fixe situé sur son pare-brise juste au-dessus du panneau d'instruments ultrasimple du planeur ; mais en réalité il s'agissait d'un vieux truc de pilote aguerri consistant à se positionner là o˘ il voulait par rapport au remorqueur et à ne plus en bouger. Cela demandait une certaine dose d'intuition, mais après avoir été remorqué des centaines de fois par Ken il n'en manquait pas.

La matinée était splendide, la visibilité excellente, et une gentille brise de trois nouds soufflait en direction de l'est. Des thermiques adorables prenaient naissance au pied des collines et des montagnes autour de la piste dans la vallée. Mais dès qu'ils eurent grimpé à une altitude de 300

m, il repéra un front orageux au loin à l'ouest. Il allait bientôt atteindre la côte, et la belle matinée serait g‚chée dans quelques heures.

Ils grimpaient à vitesse constante et le Cessna obliqua bientôt vers le nord-ouest avant de mettre le cap sur le mont Palomar, face au vent.

¿ l'altitude convenue de 600 m, Dar laissa se rel‚cher le c‚ble de remorquage pour que Ken sache qu'il allait le larguer. Puis il tira à deux reprises sur le levier de déverrouillage du c‚ble, qu'il vit et sentit se libérer, et vira sur l'aile vers la droite tandis que Ken entamait sa descente vers le sol.

Le L-33 était maintenant autonome, porté par les thermiques montant des contreforts des collines et des versants escarpés au nord de la piste. Dar se cala en arrière de manière à jouir du silence uniquement rompu par le bruissement apaisant et rassurant de l'air sur les ailes et le fuselage en métal.

Il s'était réveillé de bonne heure ce dimanche matin pour préparer du café, des beignets et des céréales et laisser un mot à Syd. Il était sur le point de partir pour l'aérodrome de Warner Springs lorsqu'elle était arrivée, de nouveau vêtue de son Jean, d'une chemise en coton rouge et d'une veste kaki légère avec une multitude de poches. Son étui à pistolet et son arme étaient à sa ceinture, sous la veste.

- Je m'apprêtais à faire un tour, dit-elle. Vous vouliez filer à

l'anglaise ?

- Oui, fit Dar. Il lui expliqua.

- J'aimerais venir avec vous. Il hésita.

- Vous allez vous ennuyer à m'attendre en bas. Il vaudrait mieux que vous restiez par ici. Vous pourrez lire le journal du dimanche. Je vous le rapporte, si vous voulez. Il est juste au carrefour. Il y a un distributeur à côté des boîtes aux lettres.

- Je ne peux pas voler avec vous ?

- Non, dit-il, plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu. C'est un monoplace, ajouta-t-il plus doucement.

- J'aimerais quand même regarder. Et n'oubliez pas que je ne suis pas juste votre invitée pour le week-end, je suis aussi votre garde du corps.

Ils rincèrent donc un thermos à l'eau chaude, le remplirent de café, mirent quelques beignets dans un sachet, prirent la route du village de Julian sur la 78, obliquèrent en direction du nord puis de l'ouest sur la 79 en longeant une série de canyons et débouchèrent dans la vallée profonde de Warner Springs.

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181

Syd fut surprise de voir la taille minuscule de son planeur.

- Ce n'est rien d'autre qu'une bulle posée sur un manche avec des ailes et une queue, dit-elle tandis qu'il défaisait les amarres.

- Pour faire du vol à voile, c'est largement suffisant.

- Je croyais qu'on disait faire du planeur.

- C'est la même chose.

Elle maintint une aile pendant qu'il soulevait la poutre de queue.

Ensemble, ils poussèrent le L-33 rouge et blanc sur l'herbe qui bordait la piste. Ken, avec son Cessna, se posait fréquemment ici pour remorquer d'autres planeurs.

- C'est léger, dit Syd en soulevant l'aile de l'appareil. Mais je suis étonnée que ce soit du métal. Je croyais qu'on utilisait plutôt de la toile tendue sur du bois, comme du temps des biplans.

- C'est un modèle conçu par Marian Meciar et fabriqué dans les usines LET

de Tchécoslovaquie. Il est presque entièrement en alliage d'aluminium, à

l'exception des gouvernes de queue. Et il pèse seulement deux cent dix-sept kilos à vide.

- Les Tchèques sont les meilleurs ?

Il ouvrit la verrière et mit son siège-parachute en place.

- Avec ce modèle-ci, ils ont réussi un grand coup, c'est s˚r. Il a fallu que je passe au papier de verre quelques coulures de peinture qui occasionnaient une cassure de traînée importante dans la polaire à

cinquante-neuf nouds environ, et il est vrai que ce modèle a une tendance f

‚cheuse à décrocher sans tremblements d'avertissement, mais pour quelqu'un qui a suffisamment d'expérience c'est un bel engin.

- Depuis combien de temps pilotez-vous des planeurs ?

- ¿ peu près onze ans. J'ai débuté dans la Front Range au Colorado, puis j'ai acheté cet appareil d'occasion quand j'ai déménagé ici.

Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, hésita un très bref instant puis demanda :

- Et combien co˚te un engin pareil, si je ne suis pas indiscrète ? Il sourit.

- Je l'ai payé vingt-cinq mille dollars, et j'estime avoir fait une affaire. Mais ce n'est pas cela que vous vouliez me demander. quoi, alors ?

Elle lui jeta un coup d'oil rapide.

- Je sais que vous ne prenez jamais une ligne aérienne commerciale. Je croyais que vous aviez la phobie des avions.

Dar avait commencé sa vérification départ extérieure.

- Non, dit-il sans la regarder. J'adore voler, au contraire. Mais uniquement quand c'est moi qui pilote.

Il vira pour faire face au vent et grimpa au-dessus des contreforts du mont Palomar. ¿ l'est il avait aperçu Beauty Peak, qui se dressait isolé à une hauteur de 1676 m, et Toro Peak, un peu plus loin au sud-est, dont le cône solitaire culminait plusieurs centaines de mètres plus haut. C'étaient les thermiques de ces montagnes et collines sublimes qu'il cherchait.

Le L-33, comme la plupart des planeurs, ne disposait que de commandes et d'un équipement rudimentaires. Il y avait le manche à balai, les palonniers tubulaires, un levier court pour la commande des spoilers et des aérofreins, un autre pour la sortie et le verrouillage du train, une grosse poignée pour le largage du c‚ble de remorquage, et un petit panneau d'instruments avec altimètre, vario-mètre et anémomètre. Le planeur n'avait ni radio ni aides électroniques à la navigation. En fait, l'instrument que Dar utilisait le plus était le ´ fil de laine ª, un bout de ficelle de couleur fixé au fuselage juste devant l'habitacle. Cela, ainsi que l'habitude du bruit du vent sur les structures du planeur, le renseignait mieux que n'importe quel instrument de bord sur la vitesse à laquelle il volait. Il savait par expérience que le tube de Pitot, à l'avant du fuselage, qui transmettait à l'anémomètre les informations sur la vitesse du vent et la vitesse propre du planeur, était relativement fiable, mais que les deux prises statiques latérales à l'arrière du fuselage n'étaient pas bien à fleur, de sorte qu'elles enregistraient des valeurs supérieures à peu près de six pour cent à la réalité. Dans la mesure o˘ il était au courant de ce défaut, il ne risquait rien. Le calcul mental avait toujours été son fort. Et le fil de laine ne l'avait jamais trompé.

Sans cesser de balayer l'horizon du regard à l'aff˚t d'autres planeurs ou avions motorisés - il n'y en avait que deux ou trois dans le ciel -, il cherchait les thermiques montant des versants orientés à

182

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l'est, les zones de roche nue, et même les toits de tuiles des maisons. Six cents mètres au-dessus de lui, dans la direction du mont Palomar, un gros épervier décrivait paresseusement des cercles dans son propre thermique massif. quelques nuages flottaient à présent au-dessus du versant oriental des montagnes, et il vit sur le versant ouest du Palomar un mur de fohn de gros nuages qui commençaient à se déverser sur le versant opposé. Un peu plus loin, il aperçut de gros nimbo et strato-cumulus en formation. L'orage arrivait par la côte. Cela ne l'inquiétait pas outre mesure. Son intention était de continuer à grimper en boucle à 270∞ dans les thermiques des collines jusqu'à ce qu'il atteigne l'altitude confortable de 8000 pieds.

Ensuite, il s'occuperait des zones de pompe ou de dégueulante du côté sous le vent des grands pics. Cela s'appelait ´ voler dans l'onde ª et demandait un peu plus d'expérience et de technique que pour prendre un simple thermique.

Il longea les dorsales, trouva les bonnes pompes au-dessus des dalles surchauffées par le soleil, puis vira de nouveau à l'est de manière à se retrouver vent arrière au-dessus d'un versant pour profiter au maximum de l'effet Venturi et grimper à travers les créneaux entre les pics pour revenir en cercle accrocher de nouveaux courants ascendants. Chercher ces ascenseurs anabatiques et ces thermiques des pentes orientées à l'est revenait à frôler les versants escarpés à une trentaine ou à une cinquantaine de mètres, quelquefois beaucoup moins. Les grands pins Douglas ou ponderosa lui semblaient vraiment très proches chaque fois qu'il inclinait l'aile droite du L-33 pour grimper. Le variomètre mesurait l'ascension en pieds par minute. En regardant par-dessus son épaule gauche au moment o˘ il traversait l'une de ces dorsales, il aperçut trois chevreuils qui couraient sans bruit sur la crête. Il était dans un univers o˘ le seul bruit qui lui parvenait était le murmure du vent glissant sur l'habitacle et le fuselage en alu. Le soleil du matin commençait à

chauffer, et il fit glisser les volets latéraux sur la gauche et la droite de la bulle de plexiglas afin de mieux sentir les courants chauds qui le soulevaient, de même qu'il sentait la légère chute de performance dans le flot d'air perturbé au-dessus de la verrière.

Il était en train de franchir les dernières dorsales avant la vraie montagne. Naturellement, il les attaquait du côté sous le vent, avec 184

une vitesse et une altitude suffisantes pour pouvoir virer sur l'aile en catastrophe si les rabattants étaient trop forts. Mais chaque fois qu'il franchissait une crête, à une dizaine ou une quinzaine de mètres de l'arête rocheuse ou de la cime des pins, il gagnait suffisamment de force ascensionnelle pour négocier la suivante. Finalement, il se retrouva à

l'ouest de la ligne de crête, à 1 800 m au-dessus du fond d'une vallée, en vue des pentes du Palomar, volant en crabe dans le vent forcissant et préparant son approche en ascendance ondulatoire. Mettant à profit la présence providentielle de quelques ´ lennies ª ou nuages lenticulaires, en forme de soucoupe volante, qui stationnaient au-dessus de l'effet de rotor produit par le creux de l'onde derrière le trou de fohn situé sous le vent, il aperçut les crêtes des ondes d'ascendance qui empilaient les lenticulaires comme autant d'assiettes sur un buffet.

Il jeta un coup d'oil par-dessus son épaule avant d'effectuer un nouveau virage à 270∞ pour gagner un peu plus d'altitude, et fut surpris de voir un autre planeur à haute performance qui s'approchait de lui sur la droite, un peu au-dessus. Les planeurs, en général, n'aiment pas voler en formation.

Une collision en plein ciel est le danger le plus sérieux redouté par les pilotes. Et la proximité de celui-ci, alors que le ciel était vide par ailleurs, était tout à fait inhabituelle, sinon carrément discourtoise.

Le planeur bleu et blanc se rapprocha encore, et Dar l'identifia aussitôt.

C'était le Twin Astir de Steve, un biplace joliment profilé, à haute performance, que le directeur de l'aérodrome utilisait pour les baptêmes de l'air et les leçons de pilotage. Puis Dar reconnut Syd, assise devant.

L'espace d'un instant, il sentit l'irritation le gagner. Puis il se détendit et décrispa son poing sur le manche. C'était une belle journée. Si elle avait envie de voler, pourquoi pas ?

Mais le Twin Astir se rapprochait encore et battait des ailes. Pour un remorqueur, ce signal signifiait : ´ largage immédiat du c‚ble ª. Mais Dar n'avait aucune idée de ce qu'il voulait dire ici. Les deux planeurs étaient à présent presque côte à côte, leurs ailes à une dizaine de mètres l'une de l'autre. Et ils grimpaient rapidement, portés par une onde ascensionnelle venue du Palomar.

Syd était en train de gesticuler. Elle leva son téléphone mobile, le 185

porta à son oreille, fit mine de parler dedans et désigna du doigt la direction de Warner Springs dans la vallée.

Il hocha la tête. Steve dégagea le premier, prit de l'altitude sur les contreforts des collines, mais fila ensuite droit sur l'aérodrome. Dar le suivit à une centaine de mètres derrière. quittant les collines pour survoler la large vallée, il resta derrière le Twin Astir jusqu'au point d'entrée habituel, au sud de l'aéroport de Warner Springs, et entama sa descente vent arrière à la suite de Steve à une altitude de 700 pieds environ. Il prit son virage d'étape de base au nord à 400 pieds, vit le Twin Astir se poser élégamment dans l'herbe à droite de la piste asphaltée et exécuta son arrondi à cinquante mètres derrière lui.

Le vent soufflait à présent en rafales, mais Dar put maintenir sa vitesse constante lors de l'approche finale. Le fil de laine flottait, et il estima sa vitesse minimale de décrochage, augmentée de cinquante pour cent plus la moitié de la vitesse du vent estimée, à environ douze nouds.

Steve avait opéré sa descente selon un angle assez raide, et il fit comme lui, en utilisant ses déporteurs et ses volets pour se maintenir sur la bonne trajectoire. Il redressa le planeur pour qu'il soit parfaitement parallèle au sol à trente centimètres de la pelouse et sentit le léger vent de travers à la dernière seconde. Un coup de palonnier aligna parfaitement le nez du L-33, et il toucha terre si délicatement avec sa roulette de nez que c'est à peine s'il sentit le contact. Il concentra alors son attention sur la gouverne de direction, en maintenant l'appareil sur la bande de gazon bien tondu, et s'immobilisa pour finir à moins de deux mètres de l'aile gauche du Twin Astir.

Il souleva la verrière et se dégagea de son harnais de siège-parachute en quelques secondes. Syd était déjà en train de courir vers lui.

- Dickweed a téléphoné, dit-elle sans lui laisser le temps de parler. Jorge Murphy Esposito est mort. En faisant vite, on peut encore arriver sur les lieux avant tout le monde.

Il pleuvait dru quand ils parvinrent au chantier dans les quartiers sud de San Diego. Ils étaient passés prendre leurs affaires, avec les dossiers et les cassettes vidéo, et cela avait pris du temps. Il avait 186

fallu retourner au chalet, charger la voiture, tout fermer, puis retourner en ville. ¿ leur arrivée, le corps avait été enlevé et il y avait un ruban jaune tout autour du site de l'accident, mais l'endroit grouillait encore de policiers en uniforme et de toutes sortes de gens. Le capitaine Frank Hernandez, qui avait assisté à la réunion de mercredi dans le bureau de Dickweed, était le plus haut gradé en civil sur les lieux. Il était petit mais r‚blé. La carrure d'un poids mi-lourd, sans l'altitude mais avec toute l'attitude correspondante. Le visage taillé à la serpe, il ne perdait ni son temps ni sa salive avec le premier pingouin venu. Dar avait entendu dire par Lawrence et par plusieurs autres personnes que c'était un flic intègre et un excellent détective.

- qu'est-ce que vous faites là, tous les deux? demanda-t-il tandis que Dar suivait Syd sous la pluie en direction de la plateforme élévatrice affaissée entourée de ruban jaune.

- Le bureau du procureur nous a appelés, dit Syd. Esposito était un témoin potentiel pour notre enquête. Hernandez grogna en esquissant un sourire quand il entendit le

mot ´ témoin ª.

- Je comprends votre intérêt pour maître Esposito, madame l'enquêteuse.

C'était un arnaqueur de première.

Elle hocha la tête et se tourna vers la plate-forme élévatrice à ciseaux.

Si elle était tombée de son point le plus élevé, cela aurait représenté une chute de plus de dix mètres. ¿ présent, elle était maintenue par des vérins disposés de chaque côté. Le sol était boueux partout, mais il était sec sous la plate-forme à l'exception des mares de sang, des fragments de cervelle et d'un liquide plus sombre. Il y avait également des fragments d'os et de cervelle sur le mur de parpaing, de l'autre côté de la plateforme.

- Vous êtes là parce qu'il s'agit d'un meurtre ? demanda Syd. Le capitaine haussa les épaules.

- Nous avons un témoin oculaire qui dit le contraire.

Il hocha le menton en direction d'un contremaître de chantier muni d'un bloc-notes, en train de parler à un policier en uniforme.

- Il n'y avait que quelques ouvriers sur le chantier aujourd'hui, continua Hernandez. Le contremaître, Vargas, n'a pas vu arriver Esposito, mais il l'a aperçu ensuite en train de parler à quelqu'un à proximité de la plateforme.

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- Il a reconnu cette personne ? demanda Syd. De nouveau, Hernandez hocha la tête.

- Un nommé Paulie Satchel. Ancien ouvrier du chantier. Mais il a été mis à

pied à la suite d'un accident. Il fait un procès à la compagnie.

- Laissez-moi deviner, dit Syd. Esposito était son avocat. Hernandez eut un sourire poli.

- Ce Satchel est donc un suspect ? demanda Syd.

- Non, fit Hernandez d'une voix catégorique. Nous le recherchons pour l'interroger, mais ce n'est qu'un témoin. Vargas, le contremaître, l'a vu repartir juste au moment o˘ la pluie a commencé à tomber. Esposito s'est abrité sous la plate-forme. Elle était au deuxième étage. quand Vargas a vu Esposito pour la dernière fois, il était seul. Puis, soudain, la plateforme a cédé. Esposito a fait un bond, mais du mauvais côté. Du côté du mur. Sa tête a été prise en tenaille dans la fourche.

Syd regarda les traces de matière grise sur les parpaings du mur puis demanda :

- Vargas a assisté à l'accident ?

- Non. Mais il a tourné la tête dès qu'il a entendu le bruit. Il n'a vu personne d'autre sur les lieux.

- Comment une telle plate-forme peut-elle tomber tout d'un coup ? voulut savoir Dar.

Il avait commencé à mitrailler le site avec son appareil photo numérique.

Hernandez le regarda un bon moment avant de lui répondre, puis murmura :

- D'après Vargas, il a d˚ tripoter ce gros boulon et cet écrou que vous voyez là sur la colonne. C'est l'endroit o˘ l'on vidange et remplit les réservoirs hydrauliques. quand la vis est défaite, la pression tombe pratiquement d'un coup, et la plate-forme fait de même.

- Et pourquoi Esposito aurait-il fait une chose pareille ? demanda Syd.

Hernandez essuya son front moite o˘ retombait une mèche de cheveux.

- Esposito avait l'esprit tordu, dit-il simplement.

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Dar s'approcha de la plate-forme. Il n'alla pas dessous, mais s'accroupit pour regarder l'espace sec au-dessus duquel elle se trouvait.

- Il n'y a pas que les traces de pas de maître Esposito, dit-il.

- Je sais, fit Hernandez. Il y a l'équipe médicale qui l'a sorti de là, et le légiste qui a fait le constat de décès. Mais quand je suis arrivé avec mes hommes, il n'y avait que les siennes.

- Comment savez-vous que c'étaient les siennes ? Hernandez soupira.

- Vous connaissez beaucoup d'ouvriers de chantier qui se promènent en Florsheim à talon renforcé ?

Syd s'accroupit à côté de Dar et avança la main dans la zone protégée par un ruban. Elle posa deux doigts dans l'une des flaques sombres et les renifla.

- C'est du fluide hydraulique ? demanda-t-elle.

- Oui, répondit Hernandez. Et le reste, c'est Esposito.

- Vous allez faire une enquête, je suppose. Vous soupçonnez un acte de malveillance ?

- Pour commencer, nous allons interroger Paulie Satchel et quelques-uns des ouvriers présents sur le chantier lorsque c'est arrivé. Un type comme Jorge Esposito a beaucoup d'ennemis et de rivaux. Mais pour le moment, nous privilégions la thèse de

l'accident.

- Et Vargas ? demanda Darwin. Hernandez fronça les sourcils.

- Le contremaître ? Il travaille pour cette entreprise depuis dix-huit ans. Il n'a même pas une contravention pour stationnement interdit à se reprocher.

- Esposito avait un procès en cours contre l'entreprise, murmura Syd. Le capitaine secoua la tête.

- Vargas était en train de téléphoner dans la cabane de chantier principale quand la plate-forme est tombée. Il parlait à l'un des architectes. On pourrait vérifier auprès de la compagnie du téléphone et interroger l'architecte, mais Vargas n'a rien à voir avec tout ça, je le sens.

- Votre instinct ? demanda Darwin.

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Il était curieux, comme toujours, de savoir comment les flics parvenaient à

leurs déductions. Il en arrivait presque à croire, parfois, à leur sixième sens.

Hernandez lui jeta un regard de travers, comme s'il avait capté un sarcasme dans sa remarque. Mais il ne dit rien. Ce fut Syd qui rompit le silence.

- O˘ le légiste a-t-il envoyé le corps ?

- ¿ la morgue, fit Hernandez sans quitter Dar de ses petits yeux perçants.

Vous envisagez d'y aller ?

- Peut-être.

Hernandez haussa les épaules.

- Il n'était pas beau à voir quand nous sommes arrivés. Je doute qu'un séjour à la morgue l'ait amélioré, mais... chacun est libre d'occuper son dimanche comme il veut.

Dar avait remarqué, ces dernières années, que les morgues, au cinéma, étaient de plus en plus peuplées de jeunes et jolies mortes au physique impeccable, et que les médecins légistes étaient représentés comme des porcs insensibles. Celui du comté de San Diego, le Dr Abraham Epstein, par contraste, était un petit homme à l'air méticuleux, habillé avec élégance, la soixantaine commençante, et qui parlait avec le sérieux et la douceur d'un directeur de salon funéraire, mais avec des accents plus sincères. Syd et Dar n'eurent pas à passer devant des rangées de cadavres pour voir celui d'Esposito. La procédure, ici, consistait à prendre place dans un petit salon confortable pendant qu'une vidéo du mort défilait sur un moniteur haute résolution de 80 cm.

Dès que le visage d'Esposito apparut, Dar eut un mouvement de recul. Il sentit sursauter Syd à côté de lui.

- En jargon médical, leur dit le Dr Epstein d'une voix tranquille, on appelle ça le faciès de la terreur figée. Un peu démodé comme expression, mais elle dit bien ce qu'elle veut dire.

- Mon Dieu ! fit Syd. J'ai vu beaucoup de cadavres dans ma vie, beaucoup à

la suite d'une mort violente, mais jamais avec...

- Une expression pareille, je sais, acheva le légiste. C'est très rare. En général, la mort, même quand elle est subite, efface toutes 190

les autres expressions du visage, au moins jusqu'à ce que la rigidité

cadavérique s'installe. Ce phénomène se produit dans les rares cas o˘ il y a un traumatisme massif et presque instantané du cerveau, souvent sur un champ de bataille.

- Ou entre les branches d'une élévatrice à ciseaux, fit remarquer Dar.

- C'est exact. Comme vous pouvez le constater, non seulement le sommet du cr‚ne a été sectionné - décalotté est le terme - comme dans une autopsie, mais la boîte cr‚nienne elle-même a été broyée violemment et la matière cérébrale expulsée avec force. Le peu qu'il en restait a perdu le contact avec le système nerveux du défunt en moins de temps qu'il n'en faut à

l'influx nerveux pour parvenir au reste du corps.

Ils demeurèrent silencieux un bon moment. Le seul bruit qu'on entendait était celui de la calculatrice de Dar dont il enfonçait les touches tandis que, sur l'écran, Jorge Murphy Esposito les fixait de ses yeux éteints. Ils étaient tournés vers le haut, comme s'ils guettaient le couperet d'une guillotine en train de descendre sur lui. Sa bouche était ouverte de manière démesurée en un cri qui ne prendrait jamais fin. Les muscles de son visage et de son cou étaient gro-tesquement déformés comme dans un dessin animé. Sur le cr‚ne décalotté, les restes de ses cheveux et de ses os ressemblaient à un postiche bon marché à moitié arraché.

- Docteur Epstein, déclara enfin Dar, selon mes calculs, si la plate-forme était à sa hauteur maximale - ce que le contremaître et les quelques ouvriers présents aujourd'hui ont attesté -, une perte de fluide hydraulique signifie qu'elle aurait atteint presque immédiatement sa vitesse terminale et qu'elle aurait atteint maître Esposito en moins de deux secondes.

Le Dr Epstein hocha lentement la tête.

- Ce que vous dites corrobore les études qui ont été faites sur le faciès de la terreur figée. Le cerveau doit être... déconnecté du système nerveux en une seconde et sept dixièmes au maximum pour que le faciès s'installe de cette manière.

Dar se tourna vers Syd.

- Et à quelle distance de la colonne pensez-vous que le corps se trouvait quand le boulon a été retiré pour laisser jaillir le fluide hydraulique ?

191

- La plate-forme fait trois mètres quatre-vingts de large, répondit-elle.

Esposito se trouvait du côté opposé à la colonne, et sa tête dépassait de la fourche de plusieurs centimètres, comme s'il essayait de s'échapper à

travers les lames de métal qui se refermaient.

- Et vous croyez qu'il a pu retirer ce long boulon et faire un bond sur cette distance en moins de deux secondes ? murmura Dar.

- Non, répondit Syd. Son expression suggère qu'il a vu la plateforme en train de tomber. Son instinct aurait d˚ le pousser à s'écarter, et non à se jeter dessous, contre un mur.

Dar remit sa calculatrice dans sa poche.

- Il y a autre chose, leur dit le Dr Epstein.

Il les guida vers une petite salle de travail et de rangement, entre la salle d'attente et les rangées de casiers de la morgue. Des sacs étaient alignés sur les rayons, pour la plupart accompagnés du symbole international des déchets biotoxiques. Epstein sortit une boîte d'un tiroir, enfila des gants chirurgicaux jetables du modèle utilisé par les équipes médicales depuis l'apparition du sida, et en donna une paire à Syd et à Dar. Puis il sortit l'un des sacs. Il portait une étiquette indiquant ESPOSITO, M. JORGE, avec un numéro et la date.

- Tout cela a été photographié et filmé par la police, naturellement, continua Epstein, mais il vaut mieux que je vous le montre en réalité.

Il ouvrit le sac et déposa les vêtements d'Esposito sur une table en acier inox avec des rigoles pour l'écoulement du sang.

Le costume à fines rayures était quelconque, et le sang et la matière grise qui le souillaient n'amélioraient pas les choses. La chemise blanche était presque complètement rouge. Esposito avait porté une cravate d'un jaune agressif tirant à présent sur le vermeil.

Le médecin légiste souleva le veston par les manches, puis leur montra la chemise.

- Vous voyez, dit-il. Syd comprit la première.

- Du sang, murmura-t-elle. Des tissus humains, mais pas de fluide hydraulique.

- Exactement, fit Epstein de sa voix triste et modulée. Il n'y en avait pas non plus sur ses mains, ni son visage, ni son torse. Mais là...

Il souleva une jambe du pantalon. Dar l'aida de sa main gantée à la tourner vers la lumière du plafonnier. La jambe droite était imprégnée de fluide hydraulique noir. Epstein sortit du fond du sac une paire de chaussures Florsheim à talon renforcé. Il y avait du sang sur les deux souliers, mais un seul, le droit, était imprégné de liquide noir. Même la semelle intérieure sentait le fluide.

- La tramée de liquide que nous avons vue par terre a d˚ jaillir de la canalisation à deux mètres cinquante de distance environ, leur dit Syd.

Esposito se trouvait à ce moment-là sous la plate-forme, sans doute à peu près au milieu, ou près du mur. Il n'a pas eu le temps de courir se mettre à l'abri. Il a voulu se glisser au milieu de la fourche, juste au moment o˘

les lames de ciseau se refermaient. Le fluide a touché son pantalon et sa chaussure droite au moment o˘ il faisait un bond.

- qu'est-ce qui a pu l'empêcher de courir de l'autre côté alors qu'une plate-forme de deux tonnes tombait sur lui ? demanda Darwin.

- Ou qui ? ajouta Syd.

Epstein remit les vêtements dans le sac. Il retira ses gants à présent tachés de sang, les déposa dans le conteneur de déchets biotoxiques puis alla se rincer les mains dans l'évier. Syd et Dar firent comme lui.

De retour dans la salle d'attente, o˘ le moniteur était à présent éteint, ils remercièrent le médecin.

Le Dr Epstein leur sourit, mais son regard demeurait triste.

- Je sais quelle sorte d'homme était Esposito, dit-il d'une voix si faible que Dar dut se pencher vers lui pour l'entendre. Un arnaqueur, un avocat corrompu. Mais il a eu une mort horrible. Et, même si le capitaine Hernandez ne semble pas intéressé, nous sommes bien obligés de conclure à

un décès délictuel.

- Délictuel, répéta Syd.

- Un assassinat, murmura Dar.

Syd et lui repartirent sous la pluie battante.

192

l

11

Kodiak

II était près de midi quand la Taurus de Syd tourna dans Star Avenue à

Century City et descendit la rampe inclinée qui menait au parking souterrain.

- Vous allez me dire enfin de quoi il s'agit ? lui demanda Darwin en buvant sa dernière gorgée de café 7-Eleven et en prenant bien soin de ne pas en renverser une goutte tandis que Syd prenait le ticket à la machine et descendait rapidement la rampe tournante qui semblait mener droit dans les entrailles de l'enfer.

- Pas encore, lui dit-elle.

Il y avait une place libre près d'un pilier éraflé, et elle y inséra la Taurus d'une main experte.

Dar laissa entendre un grognement.

Il détestait se lever tôt, surtout pour se rendre à Los Angeles un lundi matin aux heures de pointe. Ce matin, il avait eu droit à la totale. Elle était venue le chercher à sept heures et demie en disant qu'ils avaient rendez-vous pour déjeuner avec il ne savait pas qui. Les embouteillages étaient pires que jamais, mais Syd avait conduit calmement, son poignet fin nonchalamment posé sur le volant, perdue dans ses pensées quand la file o˘

ils se trouvaient n'avançait plus du tout. Ils n'avaient presque pas parlé

pendant le trajet.

Au moins, la presse lui fichait la paix en ce moment. Les vautours de la télé avaient cessé de tourner autour de son loft quand il y était retourné

le dimanche soir, et il ne les avait pas vus ce matin. Le ´ forcené de l'autoroute ª n'était plus d'actualité, et les InstaCams 195

et camions satellites étaient partis s'intéresser à un autre scoop, un scandale sexuel impliquant quelqu'un de haut placé dans l'administration municipale ainsi qu'une parlementaire bien connue. Le fait que les deux protagonistes étaient de très jolies femmes ne contribuait en rien à rendre les journalistes moins acharnés.

Dans l'ascenseur du parking, Syd demanda :

- Vous êtes s˚r de bien avoir la vidéo ?

Pour toute réponse, Dar tapota sa vieille mallette.

Ils dépassèrent l'étage o˘ Robert Shapiro avait loué un bureau pendant le procès O. J. Simpson. Les locaux de Dallas Trace étaient au dernier étage.

Dar fut surpris de voir à quel point ses bureaux étaient spacieux et peuplés. Après avoir franchi l'antichambre o˘ se trouvaient la réceptionniste et un garde de la sécurité en civil, ils entrèrent dans une grande salle o˘ s'activaient au moins une douzaine de secrétaires. Dar compta cinq bureaux, sans doute occupés par les jeunes associés de Trace, avant d'arriver au bureau du patron, qui faisait l'angle. La porte était ouverte. Dallas Trace leva les yeux vers les deux arrivants en souriant et se leva de son luxueux fauteuil en cuir pour les accueillir comme si c'étaient de vieux amis.

De nouveau, Dar fut frappé par le luxe de cette pièce. La vue donnait sur les collines au nord, et le ciel était clair après les orages de la veille.

Il savait que, s'il regardait par la fenêtre orientée à l'ouest, il apercevrait certainement Bundy Drive, à Brentwood, à cinq kilomètres de là, o˘ Nicole Brown Simpson et Ronald Goldman avaient été assassinés des années plus tôt par quelqu'un qui avait habilement imité l'ADN de O. J. Simpson.

Dar était surpris non seulement par le raffinement du décor, mais aussi par le nombre des employés. La plupart des avocats qu'il connaissait, même les plus prospères et les plus célèbres, avaient tendance à réduire leurs frais. Souvent, ils payaient leur personnel, en général une seule secrétaire et un ou deux adjoints, de leur propre poche. Comme Jeffrey Toobin l'avait écrit un jour, l'avocat de la défense, dans une affaire criminelle, était placé devant un sérieux dilemme : victorieux ou non, il revoyait rarement son client.

Dallas Trace ne manifestait aucun signe d'angoisse pécuniaire. Il était plus grand et plus maigre qu'il ne le paraissait à la télé. Au 196

moins un mètre quatre-vingt-dix, estimait Dar, avec un visage de baroudeur taillé à la serpe, genre pub pour Marlboro. Son expression était bon enfant et mettait en valeur les rides de sourire autour de ses yeux et les muscles aux commissures de ses lèvres fines. Il avait de longs cheveux gris noués en arrière avec une lanière de cuir. Ses sourcils étaient d'un noir pur qui faisait ressortir le gris clair de ses yeux et les rendait encore plus frappants et photogéniques dans son visage buriné. Il portait la chemise en Jean et la cravate-cordelière qui lui valaient son image de marque, mais il était visible que la chemise bleue était plutôt en soie qu'en toile de coton. Son blouson de cow-boy semblait taillé dans le cuir d'un stégosaure plutôt vieux, et devait co˚ter quelques milliers de dollars. La cordelière était maintenue par l'inévitable clip de jade et d'argent, et il y avait un petit diamant dans le lobe de l'oreille gauche de l'avocat-cow-boy. Dar se rendait compte qu'il avait vieilli chaque fois qu'il réagissait devant un homme qui portait des bijoux. Il lui arrivait, tout seul, par une nuit d'été, de hurler devant sa télé quand un joueur se faisait intercepter avant d'atteindre la première base : ´ Tu aurais pu le faire, connard, sans ta chaîne en or de trois kilos ! ª II était le premier à reconnaître que sa réaction était due à l'‚ge, à

l'intolérance, et peut-être aux prémices de la maladie d'Alzheimer, mais il ne changeait pas d'opinion. Dallas Trace avait six bagues aux doigts, et ses bottes de cow-boy de chez Lucchese semblaient douces comme du beurre. Trace serra d'abord la main de Syd, puis celle de Dar. Comme il

s'y attendait, le grand avocat, malgré sa maigreur, avait une poigne de broyeur.

- Madame Oison, docteur Minor, asseyez-vous, asseyez-vous. Il retourna s'asseoir dans son fauteuil en cuir d'un pas précipité.

Dar estimait qu'il avait soixante ans passés, mais il semblait avoir la forme d'un athlète de vingt-cinq ans. Pour avoir vu à la télé sa jeune femme ‚gée de vingt-cinq ans, Dar supposait qu'il avait de bonnes raisons de rester physiquement en forme.

Le centre de gravité de la grande pièce était le bureau, placé à

l'angle des deux fenêtres. Mais l'avocat tournait le dos à la vue somptueuse, comme pour marquer qu'il n'avait pas le temps de se 197

laisser distraire. Sur les autres murs, entre les étagères pleines de livres, il y avait de nombreuses photos de Trace en compagnie de célébrités et de personnalités influentes, parmi lesquelles les quatre derniers présidents des …tats-Unis.

L'avocat se laissa aller en arrière dans son luxueux fauteuil, posa ses Lucchese beurre au bord de son bureau et demanda de sa voix de ténor rocailleuse bien connue des médias :

- qu'est-ce qui me vaut l'honneur de cette visite, chère madame ?

Docteur ?

- Vous avez peut-être entendu parler de la tentative d'assassinat qui a visé le Dr Minor la semaine dernière, lui dit Syd.

Trace sourit, prit un crayon sur son bureau et en tapota ses dents d'une blancheur parfaite.

- En effet. Le célèbre tueur de l'autoroute. Vous êtes peut-être venu me consulter à ce sujet, docteur Minor ?

- Non, murmura Dar.

- Aucune plainte n'a été déposée, précisa Syd. Aucune ne le sera sans doute jamais. Les deux hommes qui ont ouvert le feu sur le Dr Minor étaient des tueurs appartenant à la mafia russe.

Bien que tous ces détails aient été longuement développés par les médias, Dallas Trace prit un air surpris et haussa ses épais sourcils.

- Si vous n'êtes pas ici pour me demander de vous représenter, alors...

Il laissa sa phrase en suspens.

- Lorsque je vous ai téléphoné pour prendre rendez-vous, maître, vous sembliez savoir qui nous sommes.

Le sourire de Trace s'épanouit, et il remit le crayon en place dans son pot en cuir d'une main experte.

- Bien s˚r que je sais qui vous êtes, madame l'enquêteuse principale. J'ai suivi avec un grand intérêt les efforts du procureur dans sa lutte contre la fraude aux assurances, en collaboration avec le FBI et le Bureau national anticrime des assureurs. Vous avez fait un excellent travail en Californie depuis un an, madame.

- Merci, lui dit Syd.

- D'un autre côté, tous ceux qui s'intéressent à la reconstitution d accidents ont entendu parler de Darwin Minor, continua l'avocat.

198

Dar n'eut pas de réaction. Derrière Trace, il apercevait Hollywood, Beverley Hills et Brentwood. Au loin, on devinait même la mer.

- Le Dr Minor a ici un enregistrement vidéo que nous aimerions vous montrer, maître, lui dit Syd. Avez-vous ce qu'il faut sous la main pour le passer ?

Trace appuya sur une touche de son interphone et dit quelques mots. Une minute plus tard, un jeune homme arriva avec un chariot o˘ étaient posés un moniteur 36 pouces et une pile de magnétoscopes et lecteurs DVD de différentes dénominations religieuses.

- Y a-t-il une chose que je devrais savoir, madame Oison, docteur Minor, avant de visionner cette bande ? quelque chose d'incriminant, qui pourrait nous placer dans une relation de type avocat-client ?

Sa voix rocailleuse avait à présent perdu toute trace d'amusement.

- Rien de tout cela, lui dit Syd.

Il inséra la cassette, alla fermer la porte du bureau, retourna s'asseoir et activa le magnétoscope avec une télécommande de la taille d'une carte de crédit. Ils regardèrent la vidéo en silence, ou plutôt, remarqua Dar, Dallas Trace et lui regardèrent la vidéo pendant que Syd regardait Dallas Trace.

L'image n'était rien de plus qu'une animation CAO de l'accident en 3 D. On voyait deux hommes sortir d'un immeuble, le premier poussait l'autre devant un camion en train de déraper, le camion s'éloignait puis revenait à

l'autre bout de la rue pour l'écraser une seconde fois. Trace demeura totalement impassible pendant que défilait la bande.

- Reconnaissez-vous l'accident décrit dans cette reconstitution, maître ?

demanda Syd.

- Naturellement, répliqua Trace. C'est une représentation informatique approximative de l'accident qui a causé la mort de mon fils,

- Votre fils Richard Kodiak, murmura Syd.

Le regard glacé de Trace s'attarda un instant sur l'enquêteuse principale avant qu'il réponde.

- Oui.

- Pourriez-vous nous expliquer, maître, pourquoi votre fils portait un nom différent du vôtre ? demanda Syd à voix basse sur le ton de la conversation.

- C'est un interrogatoire officiel, madame l'enquêteuse ?

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- Bien s˚r que non, maître.

- Très bien, fit Trace en se renversant en arrière pour poser de nouveau ses bottes au bord du bureau. Un instant, j'ai cru que j'allais avoir besoin de faire venir un avocat.

Syd attendit.

- Mon fils Richard a choisi de porter le nom de son beau-père, Kodiak, expliqua finalement Trace. Richard est... était le fils que j'ai eu d'un premier mariage. …laine et moi avons divorcé en 1981. Depuis, elle s'est remariée.

Syd hocha la tête et continua d'attendre. Dallas Trace arrondit les lèvres en un demi-sourire triste.

- Ce n'est un secret pour personne, continua-t-il, que mon fils et moi nous nous sommes brouillés sérieusement il y a quelques années de cela. Il a pris légalement le nom de son beau-père, en grande partie, je suppose, pour me faire de la peine.

- Cette brouille, maître, était-elle liée... euh... au style de vie de votre fils ? demanda Syd.

Le sourire de Trace devint plus pincé.

- Naturellement, madame, cela ne vous regarde pas. Cependant, pour vous faire plaisir, je vais tout de même répondre à votre question, malgré son caractère indiscret et désobligeant. La réponse est non. La découverte par Richard de ses penchants sexuels n'a rien à voir avec notre différend. Si vous vous êtes renseignée sur moi, madame, vous devriez savoir que j'ai toujours défendu les droits des homosexuels et des lesbiennes. Richard est... était quelqu'un de particulièrement têtu. On pourrait peut-être dire qu'il n'y avait de place que pour un seul taureau dans le troupeau familial.

Syd hocha de nouveau la tête.

- quelle est votre réaction devant cette bande, maître Trace ?

- J'aurais été profondément indigné, déclara Trace sans s'émouvoir, si je ne l'avais pas déjà visionnée à plusieurs reprises.

Dar ne put s'empêcher de ciller en l'entendant dire cela.

- Vous l'avez déjà vue ? demanda Syd. Puis-je savoir o˘ ?

- L'inspecteur Ventura me l'a montrée à l'occasion de l'enquête sur l'accident.

- Robert Ventura, de la brigade criminelle de la police de Los Angeles ?

200

- Lui-même. Il m'a assuré, de même que le capitaine Fairchild, que cette ´

reconstitution ª vidéo était dépourvue de tout fondement et basée sur des données inexactes.

Dar se racla la gorge.

- Vous semblez s˚r de vous quand vous affirmez que cette vidéo ne correspond pas à ce qui s'est passé. Puis-je vous demander d'o˘ vous vient une telle assurance ?

Dallas Trace fixa Dar de son regard glacé.

- Bien s˚r, docteur Minor. Tout d'abord, je respecte le professionnalisme de ces deux policiers.

- Ventura et Fairchild, de la brigade criminelle de Los Angeles, interrompit Syd.

Sans quitter Dar du regard, Trace répondit : - Mais oui. Ces deux hommes ont passé des centaines d'heures sur cette affaire et ont conclu à un accident.

- Vous avez parlé à quelqu'un de la brigade d'investigation des accidents ? interrogea Dar. Le sergent Rote, peut-être ? Ou bien le capitaine Kapshaw ?

L'avocat haussa les épaules.

- J'ai discuté avec pas mal de gens qui s'occupaient de cette affaire, docteur Minor. Probablement avec ces deux-là aussi. J'ai parlé à l'agent Lentile, qui a rédigé le rapport sur l'accident, ainsi qu'aux agents Clancey et Berry. J'ai parlé au sergent McKay et à tous ceux qui étaient présents cette nuit-là. (Les muscles entourant les lèvres fines de Trace se crispèrent de nouveau, mais le sourire qui en résulta ne monta pas jusqu'à

ses yeux.) J'ai un peu l'habitude, moi aussi, de conduire l'interrogatoire et le contre-interrogatoire des témoins, conclut-il.

- Nous n'en doutons pas, déclara Syd, attirant de nouveau sur elle le regard de l'avocat. Mais avez-vous eu l'occasion de parler aux demandeurs directement impliqués dans l'accident, M. Borden et Mme Smiley ?

Trace secoua négativement la tête.

- J'ai lu leurs dépositions. Je n'avais aucune raison de leur parler.

- On dit qu'ils ont déménagé à San Francisco, déclara Syd, mais la police, là-bas, n'a pas pu retrouver leur trace.

201

L'avocat ne répondit pas. Sans aller jusqu'à consulter sa montre, il leur faisait sentir qu'ils lui faisaient perdre un temps précieux. Dar jeta à

Syd un regard de biais. quand avait-elle obtenu cette information ?

- Saviez-vous que votre fils avait une autre identité, Me Trace ? qu'il avait des papiers le présentant comme le Dr Richard Karnak et travaillait pour une clinique appelée California Sure-Med ?

- Oui, répondit Trace. Je l'ai appris.

- Votre fils était-il docteur en médecine ?

- Non, fit l'avocat d'une voix apparemment dépourvue de toute tension et de toute intonation défensive. Mon fils était un étudiant perpétuel. Il était encore à la fac à plus de trente ans et n'a jamais décroché de diplôme. Il a fait une première année de médecine.

- Comment avez-vous appris qu'il se faisait appeler ainsi et travaillait dans cette clinique ? Par Ventura et Fairchild, également ?

Trace secoua lentement la tête.

- J'ai mes propres sources de renseignement, dit-il.

- Et vous savez donc que Sure-Med est une clinique de complaisance, une source de demandes frauduleuses de remboursement par les assurances, et que votre fils avait enfreint plusieurs lois fédérales en se faisant passer pour un docteur en médecine et en établissant de faux certificats ?

- Je l'ai appris récemment, madame. Vous avez l'intention d'inculper mon fils ?

Syd ne détourna pas les yeux tandis que l'avocat dardait sur elle son regard d'aigle.

Au bout d'un moment, Trace soupira et remit les pieds par terre. Il passa ses mains dans ses cheveux gris soigneusement peignés et rajusta la lanière de cuir qui maintenait en place sa queue-de-cheval.

- Vous ne m'avez rien appris sur mon fils que je ne sache déjà, dit-il enfin. Ce que la police n'a pas su découvrir, mes enquêteurs privés me l'ont rapporté. J'ai su, et je reconnais officiellement devant vous, que mon fils faisait partie d'un réseau de... comment dites-vous ?

d'escroquerie aux assurances. Il s'agit d'une organisation qui possédait ses rabatteurs et était dirigée par un avocat marron.

- Oui.

202

- Un avocat marron du nom de Jorge Murphy Esposito, fit Dallas Trace en prononçant ces trois derniers mots comme s'il avait du fiel sur la langue.

- Et qui est mort ce week-end, lui dit Syd.

- Je sais. (Il sourit.) Voulez-vous savoir o˘ je me trouvais au moment de l'accident, madame l'enquêteuse ?

- Non, merci, maître. Dimanche après-midi, vous étiez à une vente de charité à Beverley Hills. Vous avez acheté un dessin de Picasso que vous avez payé soixante-quatre mille deux cent quatre-vingts dollars.

Le sourire de Trace s'évanouit.

- Bon sang de bonsoir, vous me soupçonnez vraiment de tremper dans ces combines de merde !

Syd secoua la tête.

- J'essaie juste de rassembler des informations sur l'un des réseaux de fraude aux accidents les plus profitables jamais organisés en Californie du Sud. Votre fils, qui en faisait partie, est mort dans des circonstances mystérieuses...

- Pas d'accord ! lança sèchement Trace. Mon fils est mort accidentellement alors qu'il déménageait à la cloche de bois avec ses amis, deux délinquants mineurs dont l'un n'était même pas capable de conduire un camion correctement. Une fin lamentable à une existence largement inutile.

- La reconstitution du docteur Minor est pourtant..., commença Syd.

L'avocat tourna vers Dar un regard perçant sans esquisser l'ombre d'un sourire, cette fois-ci.

- Docteur Minor, il y a quelque temps, je suis allé voir ce film à succès sur un paquebot de luxe qui a coulé il y a près de quatre-vingt-dix ans.

- Le Titanic, fit Dar.

- Exactement, continua l'avocat avec un accent du Texas encore plus prononcé. Dans ce film, j'ai vu de mes propres yeux cet énorme navire qui se dressait et se cassait en deux avant de sombrer tandis que ses passagers tombaient de partout, comme des grenouilles dans un baquet. Très impressionnant. Mais voulez-vous que je vous dise une chose, docteur Minor ?

203

Dar attendit sans répliquer.

- Rien de tout cela n'était vrai. Il ne s'agissait que d'effets spéciaux.

Des images numériques.

Il avait craché ces mots comme s'ils étaient obscènes. Dar ne disait toujours rien.

- Si vous étiez devant moi à la barre des témoins, docteur Minor, et si votre précieuse vidéo était dans la machine en train de défiler devant les jurés, il ne me faudrait pas plus de trente secondes - que dis-je, vingt secondes - pour leur démontrer qu'à notre époque digitale d'effets spéciaux assistés par ordinateur, on ne peut plus se fier à aucune image enregistrée.

- Esposito est mort, l'interrompit Syd. Donald Borden et Gennie Smiley -

de son nom de jeune fille Gennie Esposito, comme votre détective privé, j'en suis s˚re, a d˚ vous en informer -, se sont évanouis dans la nature.

Et vous ne trouvez toujours pas ça suspect ?

Il tourna vivement vers elle son regard de rapace.

- Je trouve tout suspect dans cette affaire, madame Oison. Je me méfiais de tout ce que faisait Richard. De tous ses amis. De toutes les sales histoires d'o˘ il fallait que je le sorte. ¿ la fin, il s'est fourré dans une sale situation d'o˘ personne ne peut plus le tirer. Mais je suis intimement convaincu qu'il s'agissait d'un accident. Et, de toute manière, qu'est-ce que ça peut foutre ? S'il n'était pas mort cette nuit-là dans Marlboro Avenue, il serait probablement en prison à l'heure qu'il est. Mon fils était un pauvre petit moineau de merde, faible et manipulateur, et je n'ai pas été surpris le moins du monde, madame Oison, de le voir finir avec des canailles de bas étage comme Jorge Esposito, Donald Borden et Gennie Smiley ex-Esposito.

- Et le fait qu'ils aient disparu ? demanda Syd.

Dallas Trace se mit à rire, et pour une fois il semblait sincère.

- Ces gens-là excellent dans l'art de disparaître, ils ne font que ça toute leur vie, vous le savez bien. Mon fils le faisait aussi. Et maintenant qu'il a disparu pour de bon, il n'y a rien que je puisse faire ou que vous puissiez faire vous-même pour le faire revenir, madame Oison.

Dallas Trace se leva soudain, avec une agilité rare chez un homme de son

‚ge. Il éjecta la cassette du magnétoscope, la remit à Syd et alla ouvrir la porte de son bureau.

204

- ¿ présent, si je ne puis rien faire d'autre pour vous aider aujourd'hui...

Syd et Dar se levèrent pour sortir.

- Il y a juste une petite chose que je serais curieuse de savoir, murmura Syd. C'est au sujet de votre don à l'association Secours aux démunis.

Les sourcils noirs de Trace se dressèrent en points d'exclamation presque verticaux.

- Hein? Pardonnez-moi mon langage, madame Oison, mais qu'est-ce que ce putain de truc vient foutre au milieu de tout le reste ?

- Vous avez versé une somme considérable, l'an dernier, à cet organisme charitable. Combien, déjà ?

- Aucune idée. Adressez-vous à mon comptable.

- Deux cent cinquante mille dollars, si ma mémoire est bonne.

- Je n'en doute pas, madame, fit Trace en ouvrant la porte un peu plus.

Vous êtes une bonne enquêteuse. Mais si vous vous êtes bien renseignée, vous devez savoir également que Mme Trace et moi faisons des dons à plus de deux douzaines d'organismes de charité et que celui-là... comment s'appelle-t-il, déjà ?

- Secours aux démunis.

- que Secours aux démunis s'occupe principalement de la communauté

hispanique, et que nous sommes particulièrement attachés à ces pauvres gens, qui sont en butte à de constantes persécutions, souvent de la part du bureau du procureur d'…tat.

- Je sais que votre femme et vous patronnez plusieurs institutions charitables, maître. Vous êtes quelqu'un de très généreux. Et vous avez été

plus que généreux envers nous en nous accordant un peu de votre précieux temps. Je vous en remercie.

Elle lui tendit la main. Il hésita, surpris, puis la serra ainsi que celle de Dar. De retour dans le parking en sous-sol, Dar murmura :

- Intéressant. Et maintenant ?

- En route pour le prochain arrêt.

Il y avait longtemps que Dar n'avait pas mis les pieds au Centre médical du comté de Los Angeles. C'était le plus grand hôpital du 205

comté, et il s'étendait encore. Deux nouvelles ailes au moins étaient bruyamment en chantier tandis que Syd trouvait enfin une place pour se garer au sixième étage du parking.

L'odeur qui régnait là était celle de tous les établissements hospitaliers.

L'éclairage misérable était le même, avec ses tons fluorescents rappelant la végétation en décomposition, qui donnent l'impression d'illuminer le sang sous la peau. Le décor était le même, avec ses échos de voix affaiblies, ses quintes de toux, ses rires d'infirmières, ses sonneries de téléphone, ses ón demande le Dr Untel ª répercutés par les haut-parleurs des couloirs, ses bruits feutrés de semelles en caoutchouc sur le lino...

Dar détestait les hôpitaux.

Syd le guida de corridor en corridor comme si elle lui faisait faire le tour du propriétaire, en utilisant son badge d'enquêteuse principale pour avoir accès aux urgences, aux soins intensifs, à la maternité, aux chambres des patients et même à la salle de lavage des mains du centre chirurgical.

Dar comprit très vite. En plus des médecins, internes, infirmières, aides-soignants, bénévoles, gardiens, administrateurs, patients et visiteurs, il y avait une autre présence visible, celle de femmes et d'hommes portant des vestes blanches ornées d'écussons multicolores. Parmi eux, une croix rouge, un caducée sur fond bleu roi, un aigle tenant dans ses serres un rameau d'olivier - l'écusson ovale ressemblait à un de ceux des astronautes de la NASA pour la mission Apollo - et le drapeau américain. Mais le plus visible, sur la poitrine du côté gauche, était un carré bleu au milieu duquel se détachaient en rouge les deux lettres SD. Elles étaient centrées de part et d'autre d'une croix, dans la partie supérieure, comme si, se disait Dar, quelqu'un avait réussi un double botté de placement avec un crucifix.

Ils se trouvaient dans l'une des salles d'attente du service des urgences lorsque Dar fit le rapprochement. Ils avaient vu du personnel portant ces vestes en train de pousser des chariots chargés de revues, de jus de fruits et d'ours en peluche. Ils avaient vu deux femmes portant la même veste en train de soutenir et de consoler une vieille dame de type hispanique en train de sangloter dans l'une des chapelles de l'hôpital. Ils avaient vu des gens portant ces deux lettres SD dans une salle de soins intensifs, chuchotant quelque chose en espagnol à des malades en phase terminale. Et ici, dans la

206

salle d'attente des urgences, il y avait une jeune femme aux traits hispaniques en train de rassurer une famille entière. Dar connaissait suffisamment d'espagnol pour comprendre qu'il s'agissait de Mexicains clandestins. Leur fille, qui devait avoir sept ou huit ans, s'était cassé

le bras. La fracture avait été soignée, mais la mère était hystérique, le père se tordait littéralement les mains de désespoir, le bébé pleurait et le jeune frère de la petite fille était au bord des larmes. Dar en entendit assez pour comprendre qu'ils avaient peur d'être expulsés du territoire maintenant qu'ils avaient été obligés de faire appel à un hôpital, mais la jeune femme à la veste SD leur assura en un espagnol parfait au débit rapide qu'il n'en serait rien, que la loi interdisait ce genre de chose, qu'il n'y aurait pas de rapport à la police, qu'ils pouvaient rentrer chez eux sans crainte et appeler le Secours aux démunis le lendemain matin pour recevoir des instructions et une aide qui leur permettrait de vivre heureux et tranquilles dans le pays qu'ils avaient choisi.

- Secours aux démunis, murmura Dar entre ses dents tandis qu'ils se dirigeaient vers leur voiture.

- Oui, lui dit Syd. J'en ai compté trente-six en tout.

- Et alors ?

- Alors, il y a des milliers oui, des milliers, de volontaires bénévoles qui travaillent pour eux dans le comté de Los Angeles. On les trouve dans tous les hôpitaux. C'est même très à la mode pour les vedettes de cinéma et les clientes des boutiques de luxe de Rodéo Drive de donner quelques heures de leur temps, à condition de connaître suffisamment d'espagnol. Ils ont même commencé à étendre leurs services aux Vietnamiens, aux Cambodgiens, aux Chinois et à je ne sais qui encore.

- Et alors ?

- Alors, ça a commencé comme une petite organisation de charité

catholique, et c'est devenu aujourd'hui une énorme machine à but non lucratif. L'…glise a déniché un petit avocat minable d'origine hispanique pour diriger tout ça, et l'entreprise, aujourd'hui, n'a plus rien à voir avec l'…glise catholique romaine. On trouve des Secouristes dans tous les hôpitaux et dans tous les centres médicaux de San Diego, de Sacramento, dans toutes les villes de la Baie, et même, depuis moins d'un an, à

Phoenix, Flagstaff, Las Vegas,

207

Portland, Eugène, Seattle, et jusqu'à Billings, dans le Montana ' Bientôt, il y en aura dans tout le pays !

- Et alors ? répéta Dar.

- Ils font partie du réseau, Dar. Ils font partie de la pieuvre qui recrute parmi les immigrants, d'o˘ qu'ils viennent. Ils leur apprennent à

gagner de l'argent en feignant un accident, en demandant des dommages et intérêts à leurs employeurs ou aux victimes de leurs combines sur les routes ou ailleurs.

- O˘ voulez-vous en venir ? demanda Darwin tandis qu'ils grimpaient dans la voiture, mettaient la climatisation en marche et se dirigeaient vers la sortie, direction autoroute. Ces combines ont toujours existé. Depuis que les grandes compagnies d'assurances se sont partagé le marché et que les litiges sont devenus le gagne-pain de toute la profession juridique, c'est le moyen le plus rapide pour les immigrés de faire fortune en Amérique.

Avant les Mexicains et les Asiatiques, c'étaient les Irlandais, les Allemands et bien d'autres encore. Rien de nouveau sous le soleil.

- C'est l'échelle qui constitue la nouveauté, Dar. Il ne s'agit plus de quelques cliniques clandestines et d'une poignée de rabatteurs à la solde d'un ou deux chevaliers d'industrie. C'est de RICO ' que nous sommes en train de parler. Il s'agit de crime organisé à l'échelle des cartels colombiens de la drogue et de leurs connexions en Amérique. (Elle désigna du menton le centre médical qu'ils venaient de quitter.) Tout un réseau de médecins et de chirurgiens - des vrais - envoie ses patients au Secours aux démunis pour qu'ils soient... euh... secourus. Et les foutus consulats mexicains servent également de rabatteurs !

- Cela facilite le travail des escrocs, d'accord, fit Dar en regardant les lotissements qui se succédaient pêle-mêle des deux côtés de l'autoroute. La belle affaire !

- Une affaire qui rapporte plusieurs centaines de milliards de dollars quand même, répliqua Syd. Et j'ai bien l'intention de découvrir 1. Racketeer Influenced Cormpt Organizations : associations de malfaiteurs pratiquant la corruption, le racket et le crime organisé. Une loi votée en 1970 par le Congrès américain fixe les modalités de la lutte contre ce type de délit à grande échelle.

208

qui est derrière tout ça, qui est l'organisateur de cette monstrueuse entreprise.

Dar se tourna vers elle, conscient d'être plus furieux qu'il ne l'avait jamais été. Tout ce qu'elle avait fait, jusqu'à présent, c'était de la poudre aux yeux. Jouer au ´ garde du corps ª, lui donner le rôle de la chèvre comme dans Jurassic Park, aller voir avec lui ses petits accidents rigolos et le traîner à son tour avec elle comme le Dr Watson accroché aux basques de sa Sherlock Holmes..,

- Vous soupçonnez Dallas Trace d'être derrière tout ça ? demanda-t-il.

C'est probablement l'avocat le plus célèbre de tous les …tats-Unis. Celui qui a toutes les réponses sur CNN. Ce gommeux avec ses chemises de prolétaire en soie et son accent du Texas originaire de Newark, vous croyez vraiment que c'est le Don Corleone de l'industrie de l'arnaque en Californie du Sud ?

Elle se mordilla la lèvre inférieure.

- Je ne sais pas. Je n'en sais vraiment rien, Dar. Il n'y a pas de piste flagrante. Mais tout semble pointer quand même dans sa direction générale.

- Vous croyez qu'il a fait tuer son fils ?

- Non, mais...

- Vous croyez qu'il a fait disparaître Esposito, Donald Borden et la fille, Gennie Smiley ?

- Je l'ignore. Si...

- Vous croyez que c'est lui le chef des Cinq Familles ? qu'il trouve le temps de s'occuper de ça entre sa clientèle d'avocat, les livres qu'il écrit, son émission hebdomadaire sur CNN, ses apparitions en public, ses interventions dans l'émission Nightline et dans Good Morning America, ses ouvres de charité et ses folles nuits d'amour avec sa ravissante femme-enfant ?

- Inutile de vous mettre en colère, Dar.

- Et si j'en ai envie ? Vous saviez très bien qu'il avait déjà vu ma reconstitution vidéo !

- C'est vrai.

- Vous m'avez entraîné chez lui uniquement pour voir sa réaction en me voyant. En vous disant que si jamais c'était lui le caÔd, il serait bon qu'il voie bien quelle gueule j'ai pour mieux m'envoyer ses tueurs par la suite.

209

- Vous vous méprenez, Dar.

- Et mon cul, il se méprend aussi ?

Ils roulèrent un bon moment en silence.

- Si cette conspiration est aussi vaste que je le soupçonne..., commença-t-elle.

Il l'interrompit brutalement.

- Je ne crois pas aux conspirations. Elle lui lança un regard agacé.

- Je crois seulement au mal organisé, ajouta Dar, qui essayait de maîtriser sa colère. Je crois à la Cosa Nostra, aux constructeurs d'automobiles merdiques, aux fabricants de cigarettes et aux enfoirés qui ont distribué leur formule lactée pour nourrissons aux mamans du tiers-monde pour qu'elles continuent d'en acheter même quand leurs bébés mouraient de la diarrhée occasionnée par l'eau polluée... (Il s'interrompit pour prendre une longue inspiration.) Mais les conspirations, non. Les comploteurs sont comme les …glises et les autres organisations multicellulaires. Plus ils sont grands, plus ils sont cons. La loi du qI inverse.

- Si vous ne croyez pas aux conspirations, à quoi croyez-vous, Dar?

- qu'est-ce que ça peut faire ? - Simple curiosité.

La voix de Syd était à présent aussi dépourvue d'intonation que d'émotion.

- Voyons voir, fit Dar en regardant la circulation bloquée devant eux par une masse d'automobiles et de camions roulant à quinze à l'heure. Je crois à l'entropie. Je crois à l'étendue sans bornes de la perversité et de la stupidité humaines. Je crois à la combinaison fortuite de ces trois éléments pour donner lieu à un vendredi sanglant de Dallas, o˘ un abruti du nom de Lee Harvey Oswald, à qui les marines ont appris à tirer, a eu un créneau de six secondes pour réussir son coup...

Il se tut brusquement. qu'est-ce que je raconte encore ? …tait-ce l'impudence arrogante de Dallas Trace ou les miasmes de mort de l'hôpital qui l'avaient mis dans cet état ? Ou était-il simplement en train de devenir fou ?

Au bout de plusieurs minutes de silence, Syd murmura : 210

- Et vous ne croyez pas non plus aux croisades.

Il la regarda. En cet instant, elle lui était totalement étrangère. Ce n'était certainement pas la femme dont il avait tant apprécié la compagnie et les reparties ces derniers jours.

- Les croisades finissent toujours par le sacrifice des innocents, dit-il.

Exactement comme celles qui avaient pour but de libérer la Terre sainte.

Tôt ou tard, ça tourne à une foutue guerre de gosses, et on envoie des enfants en première ligne.

Elle fronça les sourcils.

- qu'est-ce qui vous met tellement en rogne, Dar ? Le Vietnam ? Votre travail à la Sécurité des transports ? L'accident de Challenger ? que sommes-nous en train de...

- Laissez tomber, fit Dar d'une voix soudain très lasse. Les hommes de troupe, au Vietnam, avaient une expression qu'ils res-sortaient à tout bout de champ.

Syd contemplait les embouteillages sur la route.

- quoi qu'il arrive, poursuivit Dar, dans l'infanterie, les hommes prenaient l'habitude de dire : ´ Bordel, on s'en fout et on continue. ª

Plus rien n'avançait, à présent. Syd lui jeta un regard o˘ brillait plus que de la colère.

- Vous ne pouvez pas b‚tir une philosophie là-dessus. On ne peut pas vivre comme ça.

Il soutint son regard, et ce ne fut que quand elle détourna les yeux qu'il se rendit compte de la rage qu'il avait d˚ exprimer.

- Vous vous trompez, dit-il. C'est la seule philosophie qui permet de survivre.

Ils arrivèrent finalement à San Diego sans avoir ajouté un seul mot. quand ils furent en vue de l'hôtel de Syd, elle murmura :

- Je vous dépose chez vous. Il secoua la tête.

- Je dois d'abord passer au palais de justice. J'y vais à pied. Ils doivent me rendre ma NSX qui est à la fourrière, et j'ai rendez-vous sur place avec mon carrossier.

Elle s'arrêta en hochant la tête. Elle le regarda descendre et se retourner vers elle sur le trottoir.

- Vous n'avez pas l'intention de collaborer davantage à cette enquête, dit-elle.

211

- Non.

Elle hocha la tête.

- Merci... commença Dar. Merci pour tout. Il s'éloigna sans se retourner.

12 Ligne de tir

Le mardi fut le jour des armes, et fut couronné par une balle de fusil haute vélocité visant Darwin Minor au cour.

La journée avait commencé assez sinistrement par une chaleur étouffante et de gros nuages noirs menaçants, chose inhabituelle en Californie du Sud à

cette époque de l'année. Mais presque tout, dans le climat de la Californie du Sud, était inhabituel à n'importe quelle époque de n'importe quelle année. Dar avait commencé la journée de très mauvaise humeur. Sa colère de la veille le tracassait. Sa décision de ne plus revoir Sydney Oison le tracassait. Et le fait d'être tracassé par ça était sa plus grande source de tracas.

Les réparations sur la NSX allaient lui co˚ter une fortune. quand Harry Meadows, son copain carrossier, et l'une des rares personnes dans tout l'…

tat capables de faire un travail correct sur l'Acura en aluminium, l'avait rencontré la veille au palais de justice pour lui remettre le devis, il avait secoué la tête en faisant un pas en arrière.

- Doux Jésus ! C'est le prix d'une Subaru neuve ! Harry avait hoché

solennellement et tristement la tête.

- C'est vrai, c'est vrai. Mais tu conduirais une putain de Subaru au lieu d'une Acura.

Rien à dire contre ce genre de logique. Harry avait emporté la NSX criblée de balles à l'arrière de sa dépanneuse, en promettant d'en prendre soin comme si c'était sa propre mère. Il se trouvait que Dar savait que la vieille mère de Harry vivait seule, dénuée de 213

tout, dans une caravane non climatisée, à cent kilomètres de là, dans le désert, o˘ il lui rendait visite exactement deux fois l'an.

Le mardi matin, Lawrence appela. Il y avait plusieurs dossiers nouveaux o˘

il fallait prendre des photos. Lawrence ne savait pas exactement lesquels allaient nécessiter un travail de reconstitution. Cela dépendrait des arrangements et des procès. Mais Lawrence estimait que Dar devait se rendre sur place dans tous les cas.

- Bien s˚r, avait répliqué Dar. Pourquoi pas ? Je n'ai qu'un mois de retard dans mes paperasses à l'heure qu'il est.

Tout en conduisant, Lawrence dut sentir que quelque chose n'allait pas chez Dar. Il existe entre les hommes certains liens qui vont plus loin que la simple communication verbale. Des hommes qui se connaissent depuis des années et qui ont travaillé ensemble, parfois dans des domaines dangereux, finissent par acquérir un sixième sens qui leur permet de deviner les pensées et les émotions de leur ami. Ils communiquent à un niveau plus profond qu'avec une femme. Lawrence et Dar venaient d'acheter du café et des beignets à un Dunkin'Donuts au nord de San Diego lorsque Lawrence lui demanda à br˚le-pourpoint :

- Il y a quelque chose qui ne va pas, Dar ?

- Non, se contenta de répondre ce dernier.

Ils ne dirent rien d'autre jusqu'à ce qu'ils arrivent.

Le premier site se trouvait à mi-chemin entre San Diego et San José.

Lawrence gara son Trooper sur le parking encombré d'une cité à loyer modéré, et ils se dirigèrent vers l'inévitable ruban jaune formant un rectangle autour d'une Honda Prélude rouge modèle 1994. L'accident s'était produit au milieu de la nuit, mais il y avait toujours deux agents en uniforme sur les lieux ainsi que quelques curieux, surtout des gamins des bandes du quartier en bermuda ample et baskets à trois cents dollars.

Lawrence s'identifia ainsi que Dar auprès des policiers et demanda poliment la permission de prendre des photos. Puis il recueillit leur témoignage.

Tandis que Dar mitraillait le site, le plus jeune des deux flics se fit un plaisir de montrer à Lawrence les différentes choses à voir : les vitres fracassées de la Prélude, les éraflures sur le coffre, la matière 214

grise sur la voiture et autour du pare-chocs avant, le sang sur le pare-brise étoile, le capot et les ailes, la petite flaque sombre sur l'asphalte. Il n'avait pas beaucoup plu ici, de toute évidence, pendant la nuit ou ce matin.

- Ce type, Barry, était furieux contre sa copine, Sheila je ne sais plus quoi, expliqua le jeune flic. Elle habite au 2306. Elle est au poste actuellement, pour faire sa déposition. Barry est un biker, un grand barbu costaud. Sheila en avait marre de lui et a commencé à sortir avec d'autres mecs. En tout cas, au moins un. «a n'a pas plu à Barry. Il se pointe donc ici, on pense vers deux heures et demi du matin, puisque les plaintes des voisins ont commencé à arriver à deux heures quarante-huit et que les premiers appels à police-secours, pour signaler des coups de feu, sont enregistrés à trois heures deux. Au début, vous comprenez, Barry était juste sous la fenêtre de Sheila, à lui gueuler des obscénités, et elle lui répondait de la même manière. C'est que l'ouverture de la porte de l'immeuble est commandée électroniquement, et Sheila refusait de lui ouvrir. «a l'a tellement fait chier qu'il est allé dans son camion - il est garé là-bas, regardez - chercher sa carabine à double canon, qui était chargée. Il a commencé à casser les vitres de la Prélude de Sheila à coups de crosse. La fille s'est mise à paniquer et à hurler encore plus fort. Les voisins ont téléphoné à la police. Mais avant qu'une voiture ait le temps d'arriver, Barry se met en tête de grimper sur le capot - il pèse plus de cent kilos, voyez le creux qu'il a fait - et de fracasser le pare-brise à

coups de crosse. Ce qu'on s'est dit, c'est qu'il a d˚ glisser le doigt dans le pontet, pour avoir une meilleure prise, et que...

- Le coup est parti et il a reçu la balle dans le ventre ? demanda Lawrence.

- Les deux canons ont tiré en même temps. Il y avait des tripes partout, sur le capot, le pare-brise, les phares, le pare-chocs avant...

- Il vivak encore quand on m'a appelé ce matin, déclara Lawrence. Vous avez de ses nouvelles ?

Le jeune flic haussa les épaules.

- quand mes collègues sont venus chercher la fille pour l'accompagner en ville, il paraît qu'ils venaient de le débrancher. Tout ce qu'elle a trouvé

à dire, c'est : ´ Bon débarras. ª

215

- L'amour ! fit Lawrence.

- C'est la plus belle chose au monde, approuva l'agent en uniforme.

Ils s'arrêtèrent pour régler trois affaires visiblement frauduleuses, deux dans des supermarchés et une dans un Holiday Inn o˘ la personne qui portait plainte était connue pour ses glisses-tombes près des distributeurs de glaçons qui avaient tendance à fuir. Il y eut aussi un swoop and squat au ralenti dans un parking, o˘ cinq membres de la même famille invoquaient le coup du lapin. Le dernier site se situait à San José. Lawrence et Dar s'arrêtèrent pour déjeuner en route. En fait, ils passèrent juste à un Burger Biggy, et engloutirent leur Biggy et leur milk-shake pendant que Lawrence conduisait.

- Tu ne m'as pas encore dit quel était le rapport entre le sepuku de Barry et tes assureurs ? demanda Darwin entre deux bouchées.

- La première chose que Sheila a faite ce matin a été de déposer une demande de remboursement pour sa Prélude. Elle prétend qu'elle est totalement sinistrée, et que State Farm doit lui en payer une neuve.

- Je n'ai rien vu d'extraordinaire. Du verre brisé, un creux dans le capot. Un bon lavage, et on n'y verra plus rien.

Lawrence secoua la tête.

- Elle fait valoir qu'elle a été trop traumatisée pour la garder. Elle veut la remplacer par un quatre-quatre. Elle a jeté son dévolu sur le Navigator.

- Elle a eu le temps de dire tout ça ce matin à son assureur avant d'aller faire sa déposition chez les flics ?

- Plus ou moins. En fait, elle lui a téléphoné à quatre heures du matin.

Le dernier site d'accident était un autre grand ensemble à l'aspect miteux situé sur la commune de San José. Il y avait des policiers en uniforme dans la cage d'escalier et un inspecteur en civil à l'air blasé au deuxième étage, o˘ flottait l'odeur de la mort.

216

- Seigneur ! fit Lawrence en sortant un foulard rouge de sa poche revolver pour le plaquer sur son nez et sa bouche. Depuis quand il est mort, ce type ?

- Hier soir seulement, lui répondit le lieutenant Rich de la police de San José. Tout le monde a entendu le coup de feu aux environs de minuit, mais personne ne l'a signalé. L'appartement n'est pas climatisé, et ça a commencé à schlinguer sérieusement dès dix heures du matin.

- Vous voulez dire que le corps est encore là-dedans ? demanda Lawrence, incrédule.

Le lieutenant Rich haussa les épaules.

- Le légiste est passé ce matin quand on a trouvé le corps. Il a établi la cause du décès. On a attendu le camion de la morgue toute la journée, mais c'est le coroner du comté qui décide, et ses véhicules sont tous pris. Faut dire que c'était la merde sur les autoroutes ce matin.

- Bon Dieu ! s'exclama Lawrence.

Il jeta un coup d'oil à Dar, puis se tourna de nouveau vers le lieutenant.

- Bon, ben il faut qu'on entre prendre des photos. Et je dois faire un croquis des lieux.

- Pourquoi ? demanda le lieutenant. qu'est-ce que les assurances ont à

voir avec cette affaire à ce stade ?

- Il y a déjà une menace de procès de la part de la sour du défunt, expliqua Lawrence.

- Un procès ? Contre qui ? Vous savez comment il est mort ?

- Il s'est suicidé, je crois. Le procès vise le Dr Hatton, son psychiatre.

La sour affirme que le défunt était paranoÔaque et faisait une dépression que son psychiatre n'a pas su soigner à temps.

Le lieutenant se mit à rire doucement.

- «a ne tiendra jamais. Je témoignerai au tribunal que la psy a fait tout son possible pour rendre heureux ce pauvre diable. Venez, je vais vous montrer. Vous pouvez prendre des photos, mais ça m'étonnerait que vous restiez assez longtemps pour dessiner un plan.

Dar suivit l'inspecteur en civil et Lawrence dans le petit appartement surchauffé. quelqu'un avait ouvert l'unique fenêtre qui s'ouvrait, mais elle se trouvait dans la cuisine, et le cadavre était dans la chambre à

coucher.

217

- Doux Jésus ! s'exclama Lawrence devant le lit et les oreillers inondés de sang, en regardant les taches vermeilles sur la tête de lit et le mur.

Le pauvre homme tient encore son 38 à la main. Et le légiste dit qu'il ne s'agit pas d'un suicide ?

Le lieutenant Rich, qui s'efforçait de se boucher le nez et de prendre un air digne en même temps, hocha la tête.

- La psy nous a déclaré que ce pauvre M. Hatton était en pleine déprime, et qu'il avait à la fois des tendances paranoÔdes et schizophrènes. Elle savait qu'il dormait avec son Smith & Wesson sur la table de nuit. Il craignait une invasion des …tats-Unis par l'ONU. Vous voyez ce que je veux dire. Hélicoptères noirs, codes à barres sur les panneaux de signalisation pour indiquer aux troupes africaines o˘ se trouvent les détenteurs d'armes à feu... les conneries habituelles. N'importe comment, la psy - qui est drôlement bien roulée, soit dit en passant - nous a expliqué que l'un des objectifs à court terme de sa thérapie était d'amener M. Hatton à remettre son revolver en lieu s˚r.

- Un objectif qui ne sera jamais atteint, bredouilla Lawrence à travers son foulard.

- Elle nous a dit aussi qu'il était parano mais pas suicidaire, continua l'inspecteur. Et elle est prête à répéter cela sous serment devant la cour.

Mais le pauvre type prenait pour dormir cinq médicaments différents, parmi lesquels du Doxepin et du Flurezeapam. «a l'assommait complètement. D'après le médecin, il s'efforçait de se mettre au lit tous les soirs à vingt-trois heures trente au plus tard.

- qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Lawrence pendant que Dar prenait quelques clichés avec une pellicule haute sensibilité.

- La sour de Hatton l'a appelé à minuit moins trois, expliqua le lieutenant Rich. Elle nous a dit que, d'habitude, elle ne l'appelle jamais si tard, mais elle avait fait un très mauvais rêve, un cauchemar prémonitoire o˘ elle le voyait mort.

- Et alors ? demanda Lawrence.

- Hatton n'a pas répondu au téléphone. Sa sour savait qu'il prenait des somnifères, et elle a attendu neuf heures du matin pour le rappeler.

Finalement, elle a alerté la police.

- Je ne saisis pas très bien, murmura Lawrence.

Dar s'accroupit à côté du corps, étudia l'angle de son bras et la torsion du poignet que la rigidité cadavérique avait figée, scruta la 218

blessure en haut de la tempe du mort, et fit le tour du lit pour renifler l'oreiller du côté inoccupé.

- Moi oui, dit-il.

Lawrence regarda Dar, puis le corps, puis le lieutenant Rich, puis, de nouveau, le mort.

- Impossible, dit-il. Tu te fous de ma gueule.

- C'est la conclusion du légiste, dit l'inspecteur. Lawrence secoua la tête.

- Vous voulez dire qu'il était tellement bourré de somnifères... que, quand sa sour l'appelle parce qu'elle s'inquiète d'avoir fait un cauchemar o˘ elle l'a vu mort, il veut décrocher, mais se trompe, prend le 38 à la place et se tire une balle dans la tempe ? Impossible de prouver un truc comme ça !

- Il y a un témoin, déclara le lieutenant Rich. Lawrence regarda le côté

du lit vide mais froissé.

- Ah ! dit-il, en voyant le tableau, ou tout au moins une partie.

- Géorgie de Beverly Hills, murmura Dar. Lawrence se tourna lentement vers son ami.

- Tu voudrais me faire croire que, rien qu'en regardant son empreinte dans le lit et en reniflant son odeur - malgré la puanteur ambiante -, tu peux dire le nom du mec qui dormait à côté de M. Hatton ?

L'inspecteur se mit à rire, puis se couvrit aussitôt le nez et la bouche.

Dar secoua la tête en disant :

- Le parfum. Georgio de Beverly Hills. (Il se tourna vers l'inspecteur.) Laissez-moi deviner. La personne qui était au lit avec M. Hatton au moment de l'accident n'a pas voulu se faire connaître hier soir, peut-être parce qu'elle est mariée, ou que la chose l'embarrassait pour une raison quelconque. quoi qu'il en soit, vous l'avez retrouvée ce matin, et ce n'est probablement pas en vérifiant toutes les femmes de la Californie du Sud qui se parfument au Georgio.

Le lieutenant Rich hocha la tête.

- Deux minutes après l'arrivée de la voiture de police ce matin, elle a craqué et nous a déballé toute la vérité en sanglotant.

- Mais de qui diable parlez-vous ? demanda Lawrence.

- La psy, expliqua Dar. Lawrence se tourna vers le mort.

219

- Hatton s'envoyait sa psy ?

- Pas au moment de l'accident, précisa le lieutenant. Ils avaient terminé

leurs ébats pour la nuit. Hatton avait pris sa dose de Flurezeapam et de Doxepin, et ils dormaient profondément tous les deux. La psy... je ne citerai pas son nom pour le moment, mais j'ai l'impression que les médias vont pas mal parler d'elle dans les jours qui viennent... a entendu la sonnerie du téléphone, comme elle a entendu Hatton t‚tonner puis dire : Állô ? ª, juste au moment o˘ le coup est parti.

- Visiblement, elle a décidé ensuite que, prudence étant mère de s˚reté, il valait mieux disparaître au plus vite, murmura Dar.

- Oui, confirma l'inspecteur. Elle a fichu le camp avant que le sang ait cessé de gicler. Malheureusement pour elle, la gérante de l'immeuble, qui habite sur place, l'a vue partir dans sa Porsche vers minuit cinq.

- Et la sour de Hatton est au courant de ça ? demanda Lawrence.

- Pas encore, précisa le lieutenant. Dar échangea un regard avec Lawrence.

- Voilà qui risque de rendre le procès intéressant, dit-il.

Rich les précéda jusqu'au hall d'entrée de l'immeuble. Ils demeurèrent tous les trois quelques instants sur le seuil, pour laisser la brise chasser une partie de l'odeur dont leurs vêtements étaient imprégnés.

- «a me rappelle la blague sur la manière dont Helen Keller s'est fait un jour la joue toute rouge, dit l'inspecteur.

- De quelle manière ? demanda Lawrence, qui était en train de prendre des notes et de dessiner des croquis dans son gros carnet.

- En répondant au fer à repasser ', fit Rich. Il éclata d'un rire quasi hystérique.

Lawrence et Dar n'échangèrent aucune parole pendant quelque temps après avoir quitté San José. Finalement, Lawrence murmura en secouant la tête :

- Protéger et servir ! Tu parles !

1. Rappelons que Helen Keller était sourde, muette et aveugle. Sa vie exemplaire a fait l'objet d'un film d'Arthur Penn (Miracle en Alabama, 1962) et d'innombrables livres, dont sa célèbre autobiographie (L'Histoire de ma vie}, traduite en plus de cinquante langues.

220

De retour à San Diego, Dar demanda soudain :

- Tu te souviens de la mort de la princesse Diana il y a quelques années, Larry ?

- Lawrence, lui dit Lawrence. Bien s˚r que je m'en souviens.

- qu'est-ce qu'on disait à l'époque, plus ou moins ? Le corpulent expert en sinistres soupira.

- Voyons, dit-il. D'après les premiers rapports, la Mercedes dans laquelle Lady Di avait pris place avec son copain roulait à cent quatre-vingt-dix à

l'heure. Nous savions depuis le début que ce n'était pas vrai. Gr‚ce aux arrêts sur image de la télé, nous avons pu obtenir des instantanés.

Ensuite, nous avons enregistré les reconstitutions et étudié les images fixes.

- Et nous avons trouvé que les impacts ne collaient pas.

- Exact. La Mercedes a heurté le pilier pratiquement de plein fouet, et nous savons que l'impact frontal ne correpondait pas à la vitesse annoncée de cent quatre-vingt-dix kilomètres à l'heure. De plus, les télés répétaient que le véhicule avait fait un tonneau, alors que les images démentaient cette affirmation.

- Trudy et toi, vous avez interprété l'absence de toit comme le résultat des efforts de l'équipe de sauveteurs pour dégager les victimes.

- C'est exact. Et tu étais d'accord. Les marques visibles sur le toit ne pouvaient pas provenir d'un tonneau. Elles venaient de la tête des passagers assis à l'arrière qui a heurté le toit à l'intérieur à la suite du choc initial.

- Et à quelle vitesse avons-nous conclu que le véhicule se déplaçait en voyant les images vidéo, les blessures des passagers et les autres rapports d'experts ?

- J'avais dit, si je me souviens bien, cent kilomètres à l'heure. Trudy penchait pour cent dix, et tu disais quatre-vingt-quinze.

- quand les experts ont finalement rendu leur verdict, c'est toi qui avais raison, murmura Dar.

- Aucun journaliste n'a voulu s'appesantir là-dessus, fit Lawrence, mais nous savions tous que la princesse Diana aurait certainement survécu à

l'accident si elle avait mis sa ceinture, et si l'accident avait eu lieu aux …tats-Unis.

- Et pourquoi ?

221

- Parce que les réglementations, aussi bien fédérales que locales, stipulent que les piliers dans les passages souterrains doivent être protégés par des glissières. Tu le sais très bien. Tu me l'as dit toi-même le soir de l'accident. Tu as même calculé les équations cinétiques de diminution des vitesses après impact sur notre ordinateur en démontrant que, si le choc avait eu lieu contre une glissière plutôt qu'un pilier en béton, la Mercedes aurait ricoché vers la paroi opposée, puis de nouveau vers la glissière, en dissipant son énergie dans le processus. Et si les occupants autres que le garde du corps avaient eu leur ceinture...

- Mais ils ne l'avaient pas, fit Dar d'une voix tranquille.

- C'est vrai. Trudy appelle ça le syndrome du taxi. Des gens qui ne songeraient pas à conduire une voiture ou à monter dans la voiture de quelqu'un d'autre sans boucler leur ceinture oublient systématiquement de le faire quand ils sont dans un taxi ou une voiture de maître. Je ne sais pas pourquoi, mais ils se sentent invulnérables quand il y a un chauffeur professionnel au volant.

- Trudy s'est même souvenue de certaines vidéos o˘ l'on voit la princesse conduire sa voiture avec sa ceinture, murmura Dar. Mais de quoi parlions-nous encore ?

Lawrence se frotta le menton.

- Tu finiras bien par en venir au fait, j'imagine. Voyons... nous étions tous d'accord pour dire que les paparazzi n'avaient rien à voir avec l'accident. Primo, la Mercedes aurait pu aisément distancer leurs petites motos. Secundo, elle aurait pu leur passer dessus sans que ses occupants ressentent une seule secousse. Mais nous soupçonnions tous la présence d'un deuxième véhicule... une deuxième voiture, plus exactement. Nous pensions que le chauffeur avait fait une embardée pour l'éviter et qu'il avait ainsi perdu le contrôle de son véhicule.

- Ce qui s'est finalement avéré correspondre à la réalité, murmura Dar.

- Oui. Et nous étions également persuadés que le chauffeur de la deuxième voiture était ivre.

Dar hocha la tête.

- Sur quelle base ? demanda-t-il.

- C'était un Français, déclara Lawrence.

222

Lawrence refusait de faire du tourisme dans des parties du monde o˘ les habitants ne parlaient pas tous anglais. Et il n'aimait pas les Français, par principe.

- quoi d'autre ? interrogea Dar.

- Je crois que c'est Trudy qui nous a fait remarquer que l'embardée sur la gauche, tout de suite après l'entrée du tunnel, qui les a envoyés directement contre le pilier, était presque certainement une manouvre d'évitement et que n'importe quel chauffeur compétent - ou sobre - aurait pu l'effectuer à cent à l'heure sans perdre le contrôle d'une Mercedes de ce type. La voiture, après tout, faisait tout ce qu'elle pouvait pour aider.

- Nous étions donc tous les trois d'accord sur les circonstances et les détails de l'accident, jusqu'à l'existence de ce second véhicule hypothétique. Mais tu n'as pas le souvenir d'une autre réaction de notre part ?

- Euh... oui, pendant quelque temps, nous avons surveillé le Net et la presse spécialisée, et les faits se sont mis en place d'eux-mêmes, à

travers les commentaires des autres experts des compagnies d'assurances, bien avant que les agences de presse ou les médias ne s'en rendent compte.

- Tu te souviens que nous avons pleuré ?

Lawrence quitta un instant la route des yeux et considéra Dar pendant ce qui lui parut être un laps de temps prolongé. Puis il regarda de nouveau la route.

- Tu te fous de moi ?

- Non, j'essaie seulement de me remémorer notre réaction émotionnelle.

- Le monde entier était retourné, fit Lawrence avec une grimace d'écourement. Souviens-toi des images de la télé o˘ l'on voyait de longues files de gens en train de sangloter - des adultes - devant le consulat britannique de Los Angeles. Il y avait des services funèbres dans tous les coins et plus de micros-trottoirs d'idiots du village que je n'en avais vu depuis l'assassinat de Kennedy. On avait l'impression que les gens venaient de perdre en même temps leur tante préférée, leur mère, leur femme, leur sour et leur petite amie. C'était dingue, complètement dingue.

- Oui, mais nous trois ?

223

De nouveau, Lawrence haussa les épaules.

- Trudy et moi, je crois, étions désolés de la mort de cette lady. C'est toujours triste, quand quelqu'un de si jeune disparaît. Mais ce n'était rien de personnel, bon Dieu ! On ne connaissait pas cette femme. En plus, il y avait dans l'air une certaine irritation devant tant de négligences de la part de son petit copain Dodi et d'elle-même. Laisser conduire quelqu'un en état d'ébriété, par exemple, ou conduire si vite rien que pour déjouer quelques malheureux photographes, ou encore se croire à ce point au-dessus des lois, y compris celles de la physique, qu'ils pouvaient se passer de mettre leur ceinture. Des trucs comme ça.

- Oui, fit Dar, qui garda un instant le silence. Mais est-ce que tu te souviens du moment o˘ sont nées les théories sur une conspiration possible ?

Lawrence se mit à rire.

- Oui... à peu près dix minutes après l'annonce de l'accident. Je me souviens qu'après tes équations cinétiques, nous sommes allés voir sur Internet pour essayer de dénicher quelques faits supplémentaires, et déjà

les commentaires allaient bon train sur un assassinat commandité par la CIA, par les services secrets britanniques ou par le Mossad. quels cons !

- Oui. Mais notre réaction à nous, elle a été de quel type ? Lawrence fronça les sourcils.

- Intérêt professionnel. «a te pose un problème? L'accident était intéressant, et les médias avaient tout faux, comme d'habitude. C'était marrant d'essayer de découvrir ce qui s'était passé en réalité. Et nous avions raison sur tous les points. Sur le véhicule fantôme, sur la conduite en état d'ivresse, sur la vitesse au point d'impact... Et nous n'avons pas participé à l'orgie de deuil collective parce que c'était le culte habituel des célébrités fabriqué par les médias à la con. quand j'ai envie de pleurer des morts, je vais sur la tombe de mes parents dans l'Illinois et je pleure sur tous les morts en même temps. Tu y vois un inconvénient, Dar ? Tu crois que nous avons eu tort de réagir comme nous l'avons fait ?

C'est ce que tu cherches à prouver ?

Dar secoua la tête.

- Non, dit-il simplement.

224

Puis, un bon moment après, il répéta : - Non, nous n'avons pas eu tort du tout.

De retour dans son loft ce soir-là, Dar s'aperçut qu'il était incapable de se concentrer. Aucun des accidents pour lesquels Lawrence l'avait dérangé

ce jour-là ne nécessitait de reconstitution véritable. Les accidents avec des armes à feu n'étaient pas si rares que ça. Trois semaines plus tôt, ils avaient fait des recherches sur un cas o˘ un adolescent avait glissé un revolver chargé dans sa ceinture et s'était fait sauter la majeure partie des organes sexuels. La famille attaquait l'administration scolaire, bien que l'ado ait manqué la classe ce jour-là. La mère et son copain qui vivait avec elle demandaient deux millions de dollars de dommages et intérêts au motif que l'école aurait d˚ veiller à ce que son fils soit en classe.

Il avait vingt autres dossiers sur lesquels il aurait pu travailler, mais il se retrouva en train d'arpenter son appartement, de tirer un livre d'un rayon pour le remettre aussitôt en place et en prendre un autre, de voir son courrier électronique et de mettre ses parties d'échecs à jour. Sur les vingt-trois en cours, deux seulement exigeaient de lui une réelle concentration. Il avait affaire à un étudiant en mathématiques de Chapel Hill, en Californie du Sud, et à un mathématicien conseiller financier de Moscou. Ils lui donnaient du fil à retordre. Cet ami moscovite, Dimitri, l'avait battu deux fois et fait pat une fois. Il consulta le courrier électronique, alla devant l'échiquier qu'il avait installé pour cette partie, déplaça le cavalier blanc de Dimitri et fronça les sourcils en évaluant le résultat. Cela allait demander réflexion.

Il fut surpris lorsque Syd appela.

- Salut, j'espérais bien vous trouver chez vous. Un peu de compagnie, ça vous ennuierait ?

Il n'hésita qu'une fraction de seconde.

- Non... Je veux dire d'accord. O˘ êtes-vous ?

- Dans le couloir devant chez vous. Les policiers qui vous protègent ne nous ont même pas remarqués quand nous sommes entrés par la porte de derrière avec un paquet suspect dans les mains.

- Nous ?

225

- Je suis venue avec un ami. Je peux frapper à votre porte ?

- Ouvrez-la plutôt.

C'était vrai qu'elle portait un paquet suspect. Il devina tout de suite qu'il s'agissait d'un fusil ou d'une carabine dans un étui en toile. Son ami était un Latin très beau garçon, ‚gé de cinq ans de moins qu'elle. Il était de taille moyenne, mais athlétique, avec le gabarit d'un frappeur de base-bail puissant. Ses cheveux noirs ondulés étaient coiffés en arrière à

la brosse, et il avait l'air particulièrement à l'aise dans son pantalon kaki, son blouson kaki et son polo gris. Il portait des bottes de cow-boy, mais l'effet produit était naturel, comme s'il appartenait à la corporation. Exactement l'effet inverse de celui que produisait le costume d'un homme comme Dallas Trace. Il se présenta sous le nom de Tom Santana, et sa poignée de main fut également le contraire de celle de Trace. Là o˘

ce dernier essayait d'impressionner son monde avec la force d'un étau, Santana, au contraire, était quelqu'un de très puissant avec la retenue d'un gentleman.

- J'ai beaucoup entendu parler de vous, docteur Minor, lui dit-il. Vos travaux de reconstitution d'accidents sont très admirés. Je suis surpris que nous ne nous soyons pas rencontrés avant.

- Appelez-moi Dar. Vous savez, je ne sors pas beaucoup. Mais le nom de Tom Santana ne m'est pas inconnu. Vous avez fait partie quelque temps de la brigade des accidents simulés de la Californie du Sud, et vous avez ensuite rejoint la Division antifraude en 92, o˘ vous avez travaillé comme agent d'infiltration en civil. C'est vous qui avez démasqué le gang des Cambodgiens et celui des Vietnamiens en 95, et permis l'arrestation de deux avocats.

Santana eut un large sourire. Il souriait comme une star de cinéma, mais sans affectation.

- Et avant ça, celui des Hongrois, qui ont littéralement inventé l'art de la combine en Californie. Tant que les Hongrois, les Vietnamiens et les Cambodgiens restaient entre eux, il n'y avait pas de problème, on pouvait les retrouver facilement. Mais dès l'instant o˘ ils ont commencé à recruter des Mexicains, je n'avais plus qu'à me fondre dans l'ombre.

- Mais vous travaillez au grand jour, à présent. Il secoua la tête.

226

- Je suis trop connu. Il y a deux ans que je dirige le FIST. Depuis l'an dernier, il m'arrive de collaborer avec Syd.

Dar savait que FIST était un acronyme plaisant pour Fraud Intelligence Speciahst Team ', la brigade spécialisée de renseignement sur les activités frauduleuses. Et la manière dont Syd et Tom se regardaient et se parlaient, assis confortablement l'un à côté de l'autre sur le canapé en cuir, ni trop près ni trop loin, semblait indiquer... Dar ne savait pas trop quoi, mais il était irrité de l'effet que cela lui faisait. Il ne la connaissait que depuis... cinq jours. S'attendait-il à ce qu'elle n'ait pas vécu avant ?

Avant quoi, au fait ?

- Vous buvez quelque chose ? demanda-t-il en se levant pour se diriger vers l'évier ancien transformé en bar.

En même temps, ils secouèrent négativement la tête.

- Pas pendant le service, lui dit Tom.

Dar se servit un scotch single malt, puis se laissa tomber dans le fauteuil Eames face à eux. Les dernières lueurs de la soirée pénétraient par les fenêtres hautes et formaient devant eux des figures trapézoÔdes de lumière dorée qui se déplaçaient lentement. Dar but son scotch à petites gorgées, puis se tourna vers le paquet enveloppé de tissu.

- C'est pour moi ? demanda-1-il.

- Oui. Et ne dites pas non jusqu'à ce que vous ayez entendu nos explications.

- Non.

- Bon sang ! s'exclama Syd. Vous êtes une vraie tête de bois, Dar Minor !

Dar attendit tout en continuant de siroter son whisky.

- Vous allez nous écouter, oui ou non ? demanda Syd.

- D'accord.

L'enquêteuse principale soupira.

- J'ai changé d'avis. Je veux bien boire quelque chose, service ou pas service. Mais ne vous dérangez pas, Dar, je sais o˘ c'est. Tu peux y aller, Tom.

Santana se mit à parler, en soulignant ce qu'il disait avec ses mains.

1. Fist signifie également ´ poing ª.

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- Syd me dit que vous avez l'impression qu'on se sert de vous, docteur Minor.

- Dar.

- Dans un certain sens, c'est vrai, Dar, poursuivit Tom, et nous vous prions de nous en excuser. Mais quand les Russes ont commencé à s'en prendre à vous, ça a été la plus grande occasion que nous ayons eue depuis le début de cette affaire de l'Alliance.

Syd revint s'asseoir avec un verre de scotch. Elle s'installa confortablement sur les coussins du canapé.

- Nous surveillons depuis pas mal de temps une douzaine d'avocats renommés, reprit Santana. Des avocats prospères, qui vivent, pour une bonne moitié d'entre eux, ici en Californie. Les autres sont établis dans des endroits comme Phoenix, Miami, Boston ou New York.

- Et Dallas Trace en fait partie, murmura Dar.

- C'est ce que nous pensons.

Dar but une nouvelle gorgée de single malt avant de parler. La lumière du soir faisait jouer des reflets sur le whisky ambré.

- Pour quelle raison tous ces avocats à succès, s'ils ressemblent à Trace, courraient-ils de tels risques alors qu'ils gagnent déjà des millions de dollars par des moyens légitimes ?

Les mains de Tom s'avancèrent comme celles d'un défenseur de base-bail prêt à cueillir un boulet de canon à ras de terre.

- Au début, nous n'arrivions pas à y croire nous-mêmes. Il y a s˚rement des questions de personnes dans tout ça, comme la participation d'Esposito à l'assassinat du fils de Trace, mais la plupart du temps il s'agit uniquement de profit. Vous savez combien de milliards de dollars représentent ces circuits de cliniques et de fraudes aux assurances.

Cette... alliance d'avocats richissimes semble avoir éliminé les intermédiaires.

- …liminé... physiquement?

- Ils ne reculent pas devant ça, murmura Syd.

Elle semblait vannée. Les dernières lueurs du soir faisaient ressortir sur son visage des rides que Dar n'avait pas remarquées jusque-là.

- Prenez Gennie Smiley et Donald Borden, par exemple, ajouta-t-elle. Nous ne les avons pas retrouvés à San Francisco ni à Oakland. Nous ne les avons retrouvés nulle part.

f

Dar hocha la tête.

- Vous feriez peut-être mieux de chercher au fond de la Baie. Il darda sur Syd un regard plus glacé qu'il n'avait voulu.

- Donc, quand les Russes m'ont tiré dessus, vous m'avez entraîné dans cette histoire dans l'espoir que je fausserais le jeu de Dallas Trace. Mais pourquoi ? Parce que vous saviez que c'était moi qui avais fait cette reconstitution vidéo ?

Elle se pencha vivement en avant, une expression d'inquiétude et de douleur sur le visage.

- Non, Dar. Je vous le jure. Je savais que Trace avait eu sous les yeux des preuves que son fils avait été assassiné - nous avons interrogé les inspecteurs Fairchild et Ventura parce que nous trouvions étrange que la brigade criminelle se soit emparée de l'enquête conduite par la division des accidents, mais je vous assure que j'ignorais que c'était vous qui aviez fait cette reconstitution jusqu'au moment o˘ vous me l'avez montrée dans votre chalet.

Tom demeurait silencieux. Il les regardait l'un après l'autre, comme s'il essayait de comprendre les raisons de la tension qui pesait soudain sur eux.

- Pourquoi m'avez-vous amené chez Trace, alors ? demanda Darwin au bout d'un moment.

Elle posa son verre de scotch sur la table basse en bois.

- Parce que la bande était extrêmement convaincante, dit-elle. Aucun être rationnel n'aurait pu la regarder sans être convaincu que son fils avait été assassiné. Jusqu'à hier, j'étais prête à accorder le bénéfice du doute à Dallas Trace ; mais quand il a regardé sans broncher l'enregistrement avant de nous mettre à la porte, j'ai acquis la certitude qu'il était mouillé jusqu'au cou dans ces combines.

Dar soupira.

- qu'attendez-vous de moi encore ?

- Aidez-nous, lui dit Tom Santana. Continuez de travailler avec Syd.

Utilisez vos talents de reconstitution pour démasquer cette Alliance et sa conspiration.

Dar ne répondit pas. Syd se tourna vers Santana pour murmurer :

- Dar ne croit pas aux conspirations.

- Je n'ai pas dit ça, lança Dar. J'ai dit que je ne croyais pas à la réussite des conspirateurs. Au bout d'un moment, ils s'écroulent 228

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sous le poids de leur propre ignorance ou parce qu'ils sont trop débiles pour fermer leur gueule. Ces conneries de Secours aux démunis...

- Ce ne sont pas des conneries, l'interrompit Santana. Les choses ont évolué. Il ne s'agit plus de simples swoop and squat dans des rues de banlieue désertes, ça se passe maintenant sur les autoroutes...

- Et sur les chantiers de construction, ajouta Syd.

- Ils recrutent toujours le même genre de clients pour monter leurs arnaques, expliqua Santana, des combines de tôle froissée et de coup du lapin, mais la différence, à présent, c'est qu'ils meurent, et que des canailles comme Esposito et Trace se font plus de fric que jamais sur leur dos.

- Esposito n'est plus en mesure de se faire du fric, murmura Dar. Syd se pencha en avant, les mains nerveusement nouées.

- Acceptez-vous de nous aider, Dar ? demanda-t-elle. Voulez-vous participer à notre lutte ?

Il les regarda tour à tour, assis sur son canapé, à l'aise l'un à côté de l'autre.

- Non, dit-il.

- Mais... commençaTom.

- Une fois qu'il a dit non, c'est non, l'interrompit Syd.

Elle sortit un pistolet semi-automatique passé à la ceinture de sa veste ample. Il ressemblait à son 9 mm, mais la chambre était prévue pour un plus gros calibre.

- Vous savez ce que c'est, Dar ?

- Une arme à feu ? J'en ai vu une dans la main d'un mort cet après-midi.

Elle ignora le sarcasme.

- Je voulais dire : avez-vous déjà vu un Sig Pro comme ça ? Il regarda le petit pistolet avec une moue de dédain évident.

- Je sais que ce n'est pas la première fois que vous voyez un Sig-Sauer, reprit-elle patiemment. Il s'agit d'un nouveau modèle en polymère, fabriqué

par SIGARMS. (Elle posa la petite arme sur la table.) Allez-y, prenez-le, vous verrez comme il est léger.

- Je vous crois sur parole.

- …coutez, Dar, fit Syd, en hésitant comme si elle faisait un violent effort pour garder le contrôle de sa voix. quand ces deux flics 230