L'…P…E DE DARWIN

DU MEME AUTEUR

Vengeance, …ditions du Rocher, 2001

DAN SIMMONS

r r

L'EPEE DE DARWIN

Traduit de l'anglais (…tats-Unis) par Guy Abadia Thriller

…DITIONS DU

ROCHER

Jean-Paul Bertrand

Titre original : Darwin 's Blade.

La présente édition est publiée en accord avec l'auteur, représenté par Baror International Inc., Armonk, New York, USA.

Les citations de Marc Aurèle et d'…pictète reprennent en grande partie la traduction de Mario Meunier, Pensées pour moi-même, suivies du Manuel d'…

pictète (Paris, Garnier-Flammarion, 1964).

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

© Dan Simmons, 2000.

© …ditions du Rocher, 2002, pour la traduction française.

ISBN: 2 268 04318 5

¿ Wayne Simmons et à Stephen King.

¿ mon frère Wayne, qui s'occupe quotidiennement d'enquêter sur des accidents, en témoignage d'admiration pour avoir gardé malgré tout son sens de l'humour. Et à Steve, qui a senti de près la morsure de l'épée de Darwin à cause de la stupidité fatidique de quelqu 'un \ en signe de gratitude pour être resté avec nous à nous conter de nouvelles histoires au coin du feu.

1. Stephen King a failli perdre la vie en se faisant renverser par une fourgonnette non loin de chez lui en juin 1999. (Toutes les notes sont du traducteur.)

Remerciements

L'auteur tient à remercier Trudy et Wayne A. Simmons pour l'aide et les conseils qu'ils lui ont prodigués pendant la phase de préparation de ce roman. Mes remerciements, également, au centre de vol à voile de Warner Springs pour m'avoir laissé tester mes théories sur le combat aérien à bord de l'un de ses planeurs modernes, à la rédaction de Y Accident Reconstruction Journal, à l'…cole des tireurs d'élite du corps des marines des …tats-Unis à quantico, Virginie, et Camp Pendleton, Californie. Toute ma gratitude, aussi, à Stephen Pressfield pour ses travaux sur les théories grecques concernant la phobologie (l'étude de la peur et de l'art de la maîtriser), et à Jim Land, dont le manuel destiné à l'instruction des tireurs d'élite est peut-être l'ouvrage définitif sur la question.

¿ l'artiste de la division Acura chez Honda qui a assemblé à la main le moteur de mon Acura NSX, je ne puis que dire : Dômo arigatô gozaimasu -

Sh˚ri o onegai dekimasu ka ?

Tous les accidents décrits dans L'»pée de Darwin sont inspirés de dossiers authentiques de reconstitution d'accident, mais il s'agit dans chaque cas d'un amalgame, d'une combinaison de plusieurs enquêtes rassemblées pour les besoins de la cause. Je remercie ici la foule des enquêteurs et des experts dont les recherches, la conscience professionnelle et le sens de l'humour assez particulier ont éclairé la confection de ce roman. Tout détail exact ou vraisemblable que l'on trouvera dans ces lignes doit être attribué à

leur mérite. Toute inexactitude ou erreur, malheureusement, est le fait de l'auteur uniquement.

LE RASOIR D'OCCAM :

´ Toutes choses étant égales par ailleurs, la solution la plus simple est généralement la bonne. ª

Guillaume d'Occam, xive siècle

U…P…E DE DARWIN :

´ Toutes choses étant égales par ailleurs, la solution la plus simple est généralement une stupidité. ª

Darwin Minor, xxic siècle

Amorti

Le téléphone sonna quelques minutes après 4 heures du matin.

- Toi qui aimes les accidents, Dar, il faudrait que tu voies celui-là.

- J'aime les accidents, moi ? Première nouvelle !

Il n'avait pas demandé qui c'était. Il avait reconnu tout de suite la voix de Paul Cameron, bien qu'ils ne se soient pas vus depuis plus d'un an.

Cameron faisait partie de la police de la route de Californie basée à Palm Springs.

- D'accord, lui dit l'officier de police. Disons que tu aimes les énigmes.

Dar se tourna pour regarder la montre.

- Pas à quatre heures huit du matin, grommela-t-il.

- Celui-là vaut le coup.

La voix résonnait dans l'écouteur, comme si c'était une liaison radio ou un téléphone portable.

- O˘?

- Sur la route de Montezuma Valley. Un kilomètre et demi à l'intérieur du canyon, à l'embranchement de la S-22 qui descend des collines vers le désert.

- Seigneur Jésus ! murmura Dar. C'est à Borrego Springs, ça. Il me faut au moins une heure et demie pour y être.

- Pas si tu prends ta voiture noire.

Le rire rocailleux de Cameron se confondit avec les sifflements et la friture de la liaison défectueuse.

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- Il faudrait que ce soit un drôle d'accident pour me faire prendre le volant jusqu'à Borrego Springs ou presque avant le petit déjeuner, murmura Dar en s'asseyant dans son lit. Un carambolage ?

- Nous l'ignorons, fit Cameron d'une voix o˘ perçait une pointe d'amusement.

- «a veut dire quoi, nous l'ignorons ? Vous n'avez encore personne sur les lieux ?

- Je suis sur les lieux ! lui dit Cameron au milieu des parasites.

- Et tu n'es pas capable de me dire combien de véhicules sont dans le coup ?

Dar aurait voulu pouvoir trouver une cigarette dans le tiroir de sa table de nuit. Il avait cessé de fumer dix ans plus tôt, juste après la mort de sa femme, mais il en éprouvait encore quelquefois l'envie, aux moments les plus inattendus.

- Nous ne pouvons même pas dire avec certitude de quel type de véhicule il s'agit, fit Cameron de sa voix officielle de flic, plutôt ampoulée.

- Tu veux dire la marque ? demanda Dar en se frottant le menton, r‚peux comme du papier de verre.

Il secoua la tête. Il avait vu des masses d'accidents à grande vitesse o˘

les voitures n'étaient pas reconnaissables à vue de nez, surtout la nuit.

- Je veux dire qu'on ne sait pas s'il s'agit d'une seule voiture ou de plusieurs, ou s'il s'agit d'un avion, ou d'un putain d'ovni. Si tu ne viens pas voir ça, Darwin, tu vas le regretter jusqu'à la fin de tes jours, c'est moi qui te le dis,

- qu'est-ce que...

Dar s'arrêta sur sa lancée. Cameron avait raccroché.

Il posa les pieds par terre, regarda la fenêtre de son appartement élevé

au-delà de laquelle il faisait encore nuit noire, grommela : ´ Merde ! ª, et se leva pour prendre une douche rapide.

Il lui fallut une heure moins deux minutes pour y arriver à partir de San Diego. Il n'avait pas ménagé l'Acura NSX dans les tournants du canyon, avait roulé en surmultipliée dans les lignes droites et laissé le détecteur de radar dans la petite boîte à gants en se

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disant que toutes les voitures de police qui patrouillaient habituellement sur la S-22 devaient être sur le site de l'accident. L'aube commençait à

peine à pointer lorsqu'il entama la longue descente à 6 % sur une dénivellation de douze cents mètres qui menait de Ranchita à Borrego Springs et au désert d'Anza-Borrego.

Le problème, quand on est expert en reconstitution d'accidents, se dit-il en faisant un double débrayage pour négocier sans problème un virage coupé

puis en accélérant de nouveau à fond, c 'est que, pratiquement à chaque kilomètre de chaque foutue route que l'on prend, il y a le souvenir d'une erreur stupide qui a co˚té la vie à quelqu 'un.

La NSX gravit une côte légère en vrombissant puis entama la longue descente en lacets qui menait au canyon quelques kilomètres plus bas.

Là, se dit-il en lançant un coup d'oil à une glissière en bois tout à fait ordinaire fixée sur des poteaux bas à l'extérieur d'un virage à droite.

C'était là exactement.

Un peu plus de cinq ans auparavant, il était arrivé sur les lieux trente-cinq minutes à peine après qu'un car scolaire eut heurté la vieille rambarde, glissé le long de la barrière sur une vingtaine de mètres et plongé dans le décor, faisant trois tonneaux sur le versant de colline escarpé et parsemé de gros blocs avant de s'immobiliser sur le côté, le toit enfoncé, dans le ruisseau étroit qui coulait en bas. Le car appartenait à l'association scolaire de Désert Springs et revenait d'une śemaine écologique ª de camping à la montagne avec quarante et un élèves de sixième et deux professeurs. ¿ l'arrivée de Dar, les ambulances et les hélicoptères du SAMU faisaient encore la navette pour transporter les blessés les plus graves. Une foule de sauveteurs faisaient la chaîne pour remonter des civières du fond du ravin, et il y avait déjà des b‚ches en plastique jaune déployées sur au moins trois petits cadavres dans les rochers en bas. quand le bilan final fut établi, on recensa six enfants et un prof morts, plus vingt-quatre blessés graves, y compris un élève qui allait rester paraplégique toute sa vie. La conductrice du car s'en tira avec quelques égratignures, des ecchymoses et un bras cassé.

Dar faisait partie, à l'époque, du NTSB, le Bureau national de la sécurité

des transports. Il devait le quitter un an plus tard pour 15

s'établir en tant que spécialiste indépendant de reconstitution d'accidents. Cette fois-là, l'appel lui était parvenu dans sa copropriété

de Palm Springs.

quatre jours après l'accident, il avait étudié la manière dont les médias avaient rendu compte de la ´ terrible tragédie ª. Les stations de télé et la presse écrite de L.A. avaient décidé d'emblée que la conductrice était une héroÔne. Son interview après l'accident et divers témoignages oculaires, y compris les déclarations du professeur assis juste derrière l'un des enfants qui avaient péri, semblaient l'établir clairement. Tout concordait pour indiquer que les freins du lourd véhicule avaient l‚ché

environ un kilomètre et demi après le début de la longue descente. La conductrice, quarante et un ans, divorcée et mère de deux enfants, avait crié aux occupants du car de bien s'accrocher. Avait suivi une terrifiante dégringolade à la Mad Mouse sur près de dix kilomètres. Les freins fumaient, sans ralentir suffisamment le véhicule qui tanguait terriblement.

Les enfants décollaient de leurs sièges à chaque virage serré, et le choc final les avait fait plonger dans le ravin. Tout le monde s'accordait à

dire que la conductrice n'aurait pas pu faire plus que ce qu'elle avait fait et que, dès lors que les freins avaient l‚ché, c'était un miracle qu'elle ait réussi à rester si longtemps sur la route.

Dar avait lu cinquante éditoriaux proclamant que cette femme était une héroÔne à qui aucun tribut suffisant ne saurait jamais être rendu. Les deux grandes stations de télé de Los Angeles avaient retransmis en direct les débats de la réunion du conseil d'administration de l'école, o˘ les parents des élèves survivants avaient ´ témoigné ª que cette personne avait tout fait pour sauver leurs enfants dans des circonstances ímpossibles ª. Le journal du soir de la NBC avait diffusé un sujet de quatre minutes o˘ il était question de cette femme et d'autres héroÔques chauffeurs de car scolaire qui avaient été tués ou blessés ´ dans l'exercice de leurs fonctions ª. Le présentateur Tom Brokaw avait utilisé, en parlant de cette femme et de ses collègues, l'expression de ´ héros méconnus de la nation américaine ª.

Entre-temps, Dar avait réuni un certain nombre d'informations.

Le car scolaire était un TC-2000 modèle 1989 fabriqué par la compagnie Blue Bird Body et acheté neuf par l'association scolaire 16

de Désert Springs. Il avait un moteur Diesel, la direction assistée et une boîte automatique AT 545 à quatre rapports de la division des transmissions Allison de General Motors. Il était également équipé d'un système de double freinage à came mécanique et à air comprimé conforme à la norme 121 de la FMVSS (Fédéral Motor Vehicle Safety Standards) avec actionneur type 20 à

fixation sur l'essieu avant et récepteur type 24/30 à fixation sur essieu arrière pour le frein à main ou de détresse. Tous les freins étaient équipés de régleurs de jeu manuels cinq pouces et demi.

Le siège du conducteur était pourvu d'une ceinture de sécurité, mais ce n'était pas le cas des sièges passagers. Dar savait que telle était généralement la règle dans les cars scolaires. Des parents qui n'auraient jamais autorisé leurs enfants à rouler sans ceinture à bord du véhicule familial confiaient chaque matin sans broncher leur progéniture à des cars qui transportaient cinquante enfants sans la moindre ceinture ni le moindre harnais de sécurité. Le poids total brut estimé de ce car, avec ses passagers et leurs affaires de camping, était de 10,364 tonnes.

La conductrice avait, comme les télés et les journaux l'avaient signalé, des ´ états de service presque parfaits ª dans les dossiers du district.

Les analyses effectuées à l'hôpital peu de temps après l'accident n'avaient décelé aucune trace d'alcool ni de drogue dans son sang. Dar avait eu un entretien avec elle le surlendemain de l'accident, et son récit correspondait presque mot pour mot à la déposition enregistrée par la police de la route le soir de la catastrophe. Elle disait en substance que, environ un kilomètre et demi après leur départ, à la première pente légère, les freins du car lui avaient paru ´ bizarrement mous ª. Elle avait pompé

pour faire monter le fluide. Un voyant s'était alors allumé, indiquant une pression trop faible dans le circuit. Mais à ce stade, avait indiqué la conductrice, la pente avait fait place à une côte de trois kilomètres, et le car avait ralenti. La transmission automatique avait rétrogradé, et le voyant s'était éteint. Bien qu'il se soit remis à clignoter à deux ou trois reprises, la machiniste avait supposé que le problème s'était réglé tout seul et qu'il n'y avait aucune raison de s'arrêter.

Peu après, toujours selon le témoignage de cette personne, ils avaient entamé la longue descente, et c'est alors que les freins avaient 17

´ l‚ché complètement ª. Le car avait commencé à prendre de la vitesse. La conductrice affirmait qu'il avait été impossible de le ralentir en utilisant le frein à main ou le frein de secours. ´ «a sentait le br˚lé ª, disait-elle. Les roues arrière avaient commencé à fumer. Elle avait alors coupé la transmission automatique pour passer en manuel et rétrograder en seconde, mais cela n'avait pas suffi. Elle avait utilisé la radio de bord pour appeler son standard, mais avait d˚ l‚cher le micro pour tenir le volant à deux mains afin de ne pas quitter la route. Pendant dix kilomètres, elle avait crié aux élèves et aux deux professeurs de se pencher tantôt à gauche, tantôt à droite, jusqu'au moment o˘ le car avait heurté la glissière, qu'il avait suivie un moment avant de la défoncer et de plonger dans le ravin.

- Je ne vois pas ce que j'aurais pu faire de plus, dit-elle à Dar à l'issue de cet entretien.

Elle avait les larmes aux yeux. Son récit concordait avec les témoignages qu'il avait recueillis auprès du professeur et des élèves survivants.

La conductrice, obèse, le visage emp‚té, les lèvres fines, avait paru à Dar plutôt bornée et bovine, mais il ne voulait pas se fier à des impressions subjectives. Plus il prenait de l'‚ge et de l'ancienneté dans sa spécialité, plus les gens lui semblaient stupides. Et les femmes, particulièrement, avaient tendance à lui paraître beaucoup plus bovines depuis que son épouse était morte.

Il avait demandé à son équipe de vérifier les états de service de la conductrice. Les télés et les journaux avaient clamé qu'elle avait un dossier irréprochable dans le district, et c'était parfaitement vrai, mais elle ne travaillait dans la région que depuis six mois quand elle avait eu cet accident. D'après le DMV ' du Tennessee, o˘ elle vivait avant de venir en Californie, elle avait fait l'objet d'une contravention pour conduite en état d'ivresse et de deux PV pour ínfraction aux règles de la circulation ª en cinq ans. En Californie, elle était titulaire d'une autorisation de conduire un car scolaire (valable pour le transport des personnes) délivrée deux jours avant son recrutement par le district, et d'un permis de conduire catégorie B

1. Department of Motor Vehicles : administration chargée dans chaque …tat de délivrer les permis de conduire, les numéros minéralogiques, etc.

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(commerciale) limité aux véhicules de transport en commun conventionnels, à

transmission automatique uniquement. Les archives du DMV de Californie indiquaient également que, dix jours avant l'accident, elle avait eu deux PV : le premier pour défaut de production d'attestation d'assurance, et le second pour absence de plaque minéralogique réglementaire. Les archives de la police indiquaient qu'en raison de ces infractions, son permis avait été

suspendu, pour ne lui être restitué que la veille du jour o˘ elle avait eu cet accident, après qu'elle eut rempli un formulaire S-22, établissant sa solvabilité, auprès du DMV. Elle était en règle avec ses PV au moment de l'accident. Elle avait suivi un stage de formation de 54 heures, dont 21 au volant, sur un véhicule du même modèle que le car scolaire, mais le programme ne prévoyait aucune séance de conduite en montagne.

Le rapport rédigé par Dar sur les dommages matériels subis par le véhicule tenait sur quatre feuillets à simple interligne. Essentiellement, le corps du car s'était séparé du ch‚ssis, le toit s'était écrasé juste derrière la place du conducteur et jusqu'à la troisième rangée de fauteuils. Tout le côté gauche avait été enfoncé, déformant et fracassant les encadrements des vitres sur toute la longueur. Les pare-chocs avaient été arrachés, le réservoir de carburant était endommagé en plusieurs endroits, une canalisation en caoutchouc avait été sectionnée, mais le réservoir n'avait pas été éventre, et sa plaque de protection était demeurée fixée au ch

‚ssis.

Dar avait examiné les fiches techniques d'entretien et de réparation du car. Il en ressortait que les freins avaient été régulièrement révisés tous les deux mille cinq cents kilomètres et que le véhicule avait été inspecté

chaque mois. La dernière inspection avait eu lieu deux jours à peine avant l'accident, et le vérificateur indiquait sur la fiche qu'il avait trouvé

les freins légèrement déréglés et avait demandé une intervention. Mais il n'y avait pas trace d'un tel réglage sur le papier. Les tests effectués par la sécurité routière indiquaient effectivement que les freins étaient déréglés le jour de l'accident. Une enquête plus approfondie établit que le district venait de changer l'imprimé réglementaire servant aux vérifications. Il avait remplacé la fiche d'inspection habituelle de la police de la route de Californie par une autre fiche émanant d'un organisme privé (le formulaire

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1040-008 Rev.5/91) et le mécanicien vérificateur avait coché à la fois la case OK et la case ´ réparation ª de l'imprimé, en apposant ses initiales à

côté de la case ´ réparation ª. Mais, contrairement à l'ancien formulaire, o˘ les indications concernant les interventions à effectuer étaient décrites dans l'espace situé sous la case ´ réparation ª, les indications du vérificateur avaient été portées au dos de la fiche nouveau modèle. Et aucun des cinq mécaniciens qui faisaient partie de son équipe - il y en avait un pour chaque groupe de dix-huit cars scolaires du district, conformément au contrat d'entretien - n'avait pensé à retourner la feuille.

- C'est donc ça la cause, avait dit le directeur de l'association scolaire du district de Désert Springs.

- Pas tout à fait, avait répliqué Dar.

Trois semaines après la catastrophe, il avait procédé à la reconstitution de l'accident. On avait fait venir un car scolaire TC-2000 modèle 1989

identique, chargé de deux tonnes et demie de sacs de sable pour simuler le poids des enfants, de leurs professeurs et de leurs bagages, au sommet de la route de Montezuma Valley, dans le parc forestier o˘ les écoliers avaient passé leur śemaine écologique ª de camping. Les freins avaient été déréglés exactement comme sur le véhicule de l'accident. Dar s'était désigné comme chauffeur du véhicule de test, et avait accepté qu'un volontaire de la sécurité routière monte avec lui pour filmer la reconstitution. La police de la route avait bloqué la circulation pendant la durée du test. Plusieurs membres de l'association scolaire étaient présents, mais aucun ne s'était porté volontaire pour faire partie de l'expérience.

Dar avait mené le véhicule sur la première pente, puis sur la côte de trois kilomètres, puis sur la longue descente du canyon. La pente atteignait 10,5

% au maximum. Finalement, il s'était arrêté sur le premier emplacement qu'il avait trouvé, une dizaine de mètres après l'endroit o˘ le car scolaire avait plongé dans le ravin. Il avait fait demi-tour, puis était remonté jusqu'au sommet de la côte.

- Les freins ont très bien fonctionné, dit-il aux membres de l'association scolaire et aux représentants de la police de la route. Aucun voyant ne s'est allumé, et il n'y a eu ni fumée ni odeur de garnitures br˚lées.

Il leur expliqua ce qui s'était passé le jour de l'accident.

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La conductrice avait quitté le campement du parc national avec les deux freins de sécurité enclenchés. Après la première descente, o˘ ils avaient senti le br˚lé, il y avait eu les trois kilomètres de côte.

- Les freins commencent à dégager une odeur, précisa Dar, lorsque le tambour et les segments atteignent une température d'environ trois cent quinze degrés Celsius.

Les élèves, les professeurs et la conductrice avaient senti une odeur de br˚lé dès les premières descentes. La conductrice n'en avait pas tenu compte.

Le voyant s'était éteint quelques instants pour se rallumer lorsque le car arrivait au sommet de la dernière côte avant la longue descente sur Borrego Springs. Le professeur survivant, assis au premier rang du côté droit, l'avait vu clignoter.

- Il n'y a qu'une seule explication technique à l'apparition d'un signal indiquant la surchauffe des freins pendant cette portion du voyage, déclara Dar. Le frein de secours est resté serré en permanence depuis le départ du campement.

De plus, leur dit-il, les survivants avaient signalé que le car ńe tenait pas bien la route ª et ´ tanguait anormalement ª pendant les trois premiers kilomètres de montée. La conductrice avait ignoré tous ces signes et continué imperturbablement dans la descente.

Dar signala que, le jour de l'accident, quand il était arrivé sur les lieux, il avait constaté que les roues avant du véhicule tournaient librement mais que les roues arrière étaient bloquées. Sur ce type de car, expliqua-t-il, le freinage automatique intervenait dès que la pression d'air dans le système descendait au-dessous de 2,11 kg/cm2. Le fait que les roues arrière se soient bloquées indiquait donc qu'il n'y avait plus assez de pression dans le système. Les tests pratiqués par la sécurité routière établissaient qu'il n'y avait eu aucune fuite dans le système et que la compression était bonne. Mais le freinage d'urgence n'avait pas pu arrêter le car à cause de la surchauffe qui s'était exercée avant son déclenchement.

Dar avait alors repris le volant du car. Il avait serré le frein à main et s'était de nouveau éloigné du site de camping, suivi, cette fois-ci, de tout un convoi de véhicules privés ou appartenant à la police de la route.

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Le car avait tangué légèrement en gravissant la côte. Dar et son assistant pour la caméra vidéo enregistrèrent leurs commentaires. Ils sentaient une nette odeur de br˚lé. Les véhicules suiveurs de la police de la route signalèrent par radio qu'ils voyaient de la fumée s'échapper des roues arrière. Le voyant de freinage s'alluma. Dar fit une brève halte à

l'endroit o˘ la machiniste du car scolaire s'était arrêtée, pompa sur la pédale de frein comme elle l'avait fait, puis entama la longue descente.

Les freins l‚chèrent exactement deux kilomètres après le début de la descente du canyon. Le freinage automatique s'enclencha, mais sans résultat en raison de la surchauffe. Le car commença à accélérer.

¿ 75 km/h, Dar rétrograda de troisième en seconde. Le car ralentit. Puis il passa la première. Il y eut une embardée, mais le car ralentit encore. ¿ 25

km/h, il repéra un endroit o˘ le bas-côté était sablonneux à l'intérieur d'un virage et y pointa le nez du car. Le véhicule s'immobilisa presque sans secousse. Deux secondes plus tard, l'armada des voitures de police et des membres de l'association scolaire convergea vers le car. Dar monta dans une voiture de police, et ils descendirent vers le site de l'accident.

- La conductrice est partie du campement sans desserrer le frein à main, expliqua-t-il à la petite foule assemblée autour de lui à l'endroit o˘ le car scolaire avait quitté la route. Les deux freins de secours ont fonctionné pendant tout le temps, provoquant une surchauffe générale du système dès les trois premiers kilomètres et faisant baisser la pression d'air au-dessous de la barre fatidique des deux kilos onze. Le freinage automatique est entré en action, mais sans grand résultat en raison de la surchauffe. Cependant, cela aurait d˚ suffire à ralentir le car au-dessous de quarante-cinq kilomètres à l'heure, comme le montre la reconstitution.

- Mais vous alliez plus vite que ça, lui fit remarquer le directeur de l'association scolaire.

Dar hocha la tête.

- J'ai passé manuellement les vitesses de la seconde en troisième, puis en quatrième.

- Elle a pourtant affirmé qu'elle avait rétrogradé.

- Je sais. C'est ce qu'elle a dit, mais elle a menti. quand nous avons expertisé la boîte de vitesses après l'accident, elle était 22

bloquée sur la quatrième. Les transmissions automatiques Alison sont programmées pour rétrograder automatiquement en cas d'accélération soudaine de ce genre. La conductrice a délibérément coupé la transmission automatique pour passer manuellement en quatrième. Le petit groupe le regarda avec ébahissement.

- Le jour de l'accident, les marques sur la chaussée s'étalaient sur cent soixante-dix mètres, reprit-il en montrant les traces encore visibles de pneus striées en courbe.

Tous les regards suivirent l'index pointé de Dar.

- Le système de freinage automatique, bien qu'affaibli par le manque de pression d˚ à la surchauffe, continua-t-il, essayait toujours d'arrêter le car quand il a défoncé la glissière, ici. (Tous les yeux se tournèrent vers la barrière déformée et aplatie.) Le car était lancé à plus de cent kilomètres à l'heure quand il est entré en contact avec la glissière. Et il avait encore une vitesse acquise de soixante-quinze kilomètres à l'heure quand il a quitté la route pour s'envoler, à cet endroit.

De nouveau, les têtes se tournèrent vers le point indiqué.

- La quatrième était passée quand le car a heurté la glissière, et c'est la machiniste qui l'avait voulu, continua Dar. La boîte de vitesses n'a pas eu de défaillance, et il n'y a pas eu de passage de vitesse automatique.

Elle était paniquée. Après avoir cramé les freins, ignoré l'odeur de br˚lé

des garnitures, décidé de ne pas tenir compte du comportement anormal du car dans la côte ni du voyant de manque de pression du système de freinage, après s'être lancée dans la descente malgré son impression que les freins étaient ´ bizarrement mous ª au passage du col, elle a coupé la transmission automatique à quarante-cinq kilomètres à l'heure environ et passé la quatrième par erreur.

Deux mois après l'accident, Dar avait lu en quatrième page d'une feuille locale que la conductrice avait été reconnue coupable d'avoir causé, par sa conduite imprudente, la mort de sept personnes. Elle avait été condamnée à

un an de prison avec sursis, et son permis catégorie B lui avait été retiré

définitivement. Aucun des journaux, aucune des chaînes de télé de Los Angeles qui l'avaient encensée comme une héroÔne nationale n'avait accordé

d'importance à la

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nouvelle, peut-être parce qu'ils étaient gênés de leur précédent enthousiasme.

Il faisait suffisamment jour pour rouler sans les phares quand Dar arriva sur les lieux de l'accident. Cameron s'était légèrement trompé dans ses indications. Le canyon s'ouvrait sur le désert à moins d'un kilomètre et demi de l'embranchement. La route en lacets offrait le spectacle habituel des grands accidents mortels de la route : voitures de police garées sur le bas-côté, br˚lots grésillant, balises coniques, policiers détournant sur la voie de gauche le peu de circulation qu'il y avait dans les deux sens à

cette heure-ci, deux ambulances et même un hélicoptère qui décrivait des cercles au-dessus de leurs têtes. La seule chose qui manquait, c'était un véhicule accidenté.

Dar ignora le b‚ton lumineux du policier et se gara sur le bas-côté

derrière les véhicules de la police. Les parois du canyon reflétaient les lumières rouges et bleues mouvantes des voitures.

L'agent de police s'avança à grands pas vers la NSX en braillant :

- Hé ! Vous ne pouvez pas vous garer ici ! Vous êtes sur un site d'accident !

- Le sergent Cameron m'attend.

- Cameron ? fit l'homme en uniforme, encore dépité du peu de respect manifesté par Dar à son b‚ton. Pourquoi ? Vous faites partie des enquêteurs ? Vous avez une attestation ?

Dar secoua la tête.

- Dites au sergent Cameron que je suis là. Dar Minor.

Le policier, toujours furibond, prit la radio passée à sa ceinture, recula de quelques pas pour ne pas être entendu et parla dans le micro.

Dar attendit. Il s'aperçut que les policiers autour de lui avaient tous les yeux fixés sur le haut de la paroi du canyon. Il descendit de voiture et plissa les paupières en direction de la falaise de roche rouge. Deux ou trois cents mètres plus haut, sur un large renfoncement rocheux, il y avait des lumières, des hommes et des machines en mouvement. Mais aucune route, pas le moindre sentier, ne menait à ce renfoncement, ni par le haut, situé

à une cinquantaine de mètres, ni par le bas de la paroi. Un petit hélicoptère vert et blanc

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prit son envol de la plate-forme et descendit lentement vers le fond du canyon.

Dar éprouva un pincement à l'estomac lorsqu'il vit l'hélico se poser sur une zone dégagée en bordure du bas-côté. Un HLO. Hélicoptère léger d'observation. C'était ainsi qu'on les appelait, dans le temps, au Vietnam.

Il se souvenait que les officiers adoraient se balader à bord de ces engins. Aujourd'hui, c'était la police routière qui les utilisait pour surveiller la circulation. Probablement un Hughes 55.

- Darwin !

Le sergent Cameron et un autre policier sautèrent à bas de l'hélico en baissant la tête pour éviter le rotor en mouvement.

Paul Cameron avait à peu près le même ‚ge que Dar : la quarantaine bien tassée. Il avait les épaules larges, la peau très noire, avec une fine moustache. Dar savait qu'il aurait pu prendre sa retraite depuis des années s'il n'avait pas commencé si tard sa carrière dans la police. Il s'était engagé dans les marines juste au moment o˘ Dar les quittait.

Le jeune flic qui l'accompagnait était blanc. Il n'avait guère plus d'une vingtaine d'années, et son visage de bébé était orné d'une bouche qui rappelait Elvis Presley.

- Docteur Darwin Minor, l'agent Mickey Elroy. On était justement en train de parler de toi, Dar.

Le jeune policier le regarda en plissant les paupières.

- Vous êtes docteur ? demanda-t-il.

- Pas en médecine, mais en physique.

Pendant que le jeune Elroy méditait cette réponse, Cameron demanda :

- Prêt à t'envoler là-haut pour voir l'énigme de plus près, Dar ?

- M'envoler ? fit Dar sans cacher son manque d'enthousiasme.

- Je sais que tu n'aimes pas trop voler.

La voix de Cameron n'avait que deux intonations à sa disposition. Amusée ou outragée. En l'occurrence, elle était amusée.

- Pourtant, tu as un brevet de pilote, n'est-ce pas, Dar ? Tu fais du vol à voile, un truc comme ça, si je ne me trompe ?

- C'est juste que je n'aime pas me faire piloter, murmura Dar. Mais il sortit sa sacoche photo de la NSX et suivit les deux autres en direction de l'hélico. Cameron s'installa dans le fauteuil du 25

copilote, et il restait juste assez de place à l'arrière pour Dar et le jeune policier. Ils se sanglèrent.

La dernière fois que je suis monté dans un de ces foutus engins, pensa Dar, c 'était un Sea Stallion qui partait du réacteur de Dalat.

Le pilote s'assura qu'ils étaient bien sanglés. Puis il actionna un levier, en releva un autre. Le petit hélico se souleva du sol, vacilla, se pencha en avant, grimpa obliquement jusqu'au sommet du canyon puis redescendit, fit du surplace une minute au-dessus du large rebord rocheux couvert de buissons d'armoise et se posa en douceur, son rotor tournant à moins de six mètres de la paroi rocheuse.

Lorsque Dar s'éloigna de l'engin, il avait les jambes en coton. Il se demandait si Cameron allait le laisser redescendre en rappel quand le moment serait venu.

- C'est vrai, ce que m'a dit le sergent sur la navette spatiale et vous ?

demanda le jeune Elroy en tordant légèrement la bouche à la manière d'Elvis.

- qu'est-ce qu'il vous a dit ? fit Dar en se baissant, les mains sur les oreilles pour couvrir le bruit de l'hélico qui redécollait.

- que c'est vous qui avez découvert la cause de l'explosion. Pour Challenger. J'avais douze ans quand ça s'est passé.

Dar secoua la tête.

- Non. J'étais juste le larbin de service au NTSB.

- Un larbin qui s'est fait virer par la NASA, fit Cameron en rajustant sur sa tête son chapeau de Ranger.

Elroy prit un air perplexe.

- Pourquoi vous ont-ils viré ?

- Parce que je leur ai dit des choses qu'ils n'avaient pas envie d'entendre.

Il voyait à présent le cratère d'impact. Il devait faire dix mètres de diamètre et environ un mètre de profondeur en son centre. L'objet qui s'était écrasé là avait pris feu et noirci la paroi. L'herbe et l'armoise autour de lui avaient br˚lé. Une douzaine de policiers et d'experts légaux se tenaient à l'intérieur du cratère pour l'examiner.

- qu'est-ce qu'ils n'avaient pas envie d'entendre ? insista Elroy en courant pour le rattraper.

Dar s'avança jusqu'au bord du cratère.

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- que les astronautes n'étaient pas morts pendant l'explosion, dit-il en pensant à autre chose. Je leur ai expliqué que le corps humain est un organisme particulièrement résistant, et que les sept astronautes avaient survécu jusqu'au moment o˘ la cabine s'est abîmée dans l'océan. Deux minutes quarante-cinq secondes de chute.

Le gosse s'immobilisa.

- Doux Jésus ! «a ne peut pas être vrai ! Personne n'a jamais...

- C'est quoi, cette histoire, Paul ? interrompit Dar. Tu sais très bien que je ne m'occupe plus des accidents d'avion.

- Je sais, je sais, fit Cameron, exhibant ses dents blanches en un sourire sardonique.

Il s'accroupit, fouilla un instant dans l'herbe br˚lée et jeta à Dar un bout de métal calciné.

- Tu peux m'identifier ça ?

- Poignée de porte. Chevrolet.

- Nos experts pensent qu'il s'agit d'une El Camino modèle 82, fit Cameron en indiquant du doigt les hommes qui travaillaient dans le cratère encore fumant.

Dar regarda la paroi verticale sur sa droite, puis la route deux cents mètres plus bas.

- D'accord, dit-il. Et il n'y a pas de traces de pneus au bord de la falaise,je suppose?

- Rien du tout. Rien d'autre que la roche. Et il n'existe aucun accès, de toute manière.

- «a s'est passé quand ?

- Cette nuit. Des témoins ont signalé des flammes vers deux heures du matin.

- Vous avez fait vite.

- Forcément. La police routière a d'abord cru qu'il s'agissait d'un avion militaire.

Dar hocha la tête. Il s'avança jusqu'au ruban jaune qui délimitait le cratère.

- C'est plein d'éclats là-dedans, dit-il. Il n'y en a pas qui appartiennent à autre chose qu'une El Camino ?

- Des fragments d'os, répondit Cameron sans cesser de sourire. Une personne au moins, c'est s˚r. Sexe masculin. Très éparpillés à

27

cause de l'impact et de l'explosion. Ah ! il y a aussi des morceaux d'aluminium et d'alliage qui n'appartiennent pas à la El Camino.

- Un autre véhicule ?

- Ils ne le pensent pas. Plutôt quelque chose qui était dans la voiture.

- Bizarre.

Le jeune Elroy lui jetait toujours des regards soupçonneux, comme s'il craignait que le sergent ne lui ait raconté des bobards.

- Et c'est vous qui avez donné son nom au prix Darwin? demanda-t-il.

- Non, murmura Dar.

Il fit le tour du cratère, en prenant bien soin de ne pas marcher trop au bord du précipice. Il ne supportait pas de regarder en bas. quelques-uns des enquêteurs au travail le saluèrent au passage. Il sortit sa caméra de la sacoche et prit des vues sous différents angles. Le soleil levant faisait briller des centaines de fragments métalliques épars.

- qu'est-ce que c'est que ce truc ? demanda Elroy. Je n'ai jamais vu d'appareil comme ça.

- Numérique, expliqua Dar.

Il cessa de mitrailler le site et se pencha à contrecour pour regarder la route en bas. L'entrée du canyon était visible de l'endroit o˘ il se trouvait, dans le prolongement de la route de Borrego Springs en direction de l'est.

Il regarda le petit écran moniteur de la caméra et prit quelques nouveaux clichés et séquences vidéo de la route et du désert en droite ligne avec le cratère.

- Si ce n'est pas vous, c'est qui, alors, qui a donné son nom au prix Darwin ? insista le jeune policier.

- Charles Darwin. Vous savez bien, la survie du plus apte. Voyant que l'autre restait de marbre, Dar soupira.

- Le petit monde des enquêteurs des compagnies d'assurances décerne chaque année ce prix posthume à la personne qui a rendu le plus service à

l'humanité en retirant son ADN du patrimoine génétique commun.

Le jeune flic hocha lentement la tête, mais il était visible qu'il ne saisissait toujours pas.

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- Celui qui se tue de la manière la plus stupide, expliqua Cameron en gloussant. L'année dernière, par exemple, c'est un mec de Sacramento qui a tellement secoué un distributeur de Pepsi que la machine est tombée sur lui en l'écrasant. Pas vrai, Dar ?

- C'était il y a deux ans. L'année dernière, c'était un fermier de l'Oregon qui refaisait la toiture de sa grange et, de peur de tomber, s'est attaché avec une corde qu'il a balancée par-dessus le faîte en criant à son fils de fixer l'autre bout à quelque chose de solide. Et le fils n'a rien trouvé d'autre que le pare-chocs arrière de leur camionnette.

Cameron éclata de rire.

- Oui, oui, je me souviens ! Un peu plus tard, sa femme a pris la camionnette pour aller en ville. Je ne me rappelle pas si l'assurance a casqué.

- Bien obligée. Il était attaché au véhicule. D'après son contrat, il était couvert.

Elroy fit son sourire à la Elvis. Visiblement, il ne comprenait pas encore le rapport entre cette histoire et tout le reste.

- Alors, tu vas nous résoudre cette énigme ou quoi ? demanda Cameron.

Dar se gratta la tête.

- Vous n'avez pas d'hypothèse ?

- La Division des accidents pense qu'il s'agit d'une affaire de drogue qui a mal tourné, murmura Cameron.

- Ouais ! s'écria Elroy avec enthousiasme. C'est simple. La El Camino était dans la soute d'un de ces gros avions militaires de transport...

- Un C-130 ? demanda Dar.

- C'est ça, fit Elroy en souriant. Et ces cons-là se sont bagarrés, et ils ont balancé la El Camino en bas. Pas plus difficile que ça.

Il gesticula en direction du cratère d'impact comme un maître d'hôtel plaçant des clients autour d'une table. Dar hocha lentement la tête.

- Pas mal, comme théorie. Mais o˘ des trafiquants de drogue se seraient-ils procuré un C-130 ? Et pourquoi auraient-ils mis dedans une Chevrolet ?

Pourquoi auraient-ils balancé la voiture entière ? Pourquoi a-t-elle pris feu et br˚lé entièrement ?

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- C'est pas toujours comme ça quand une bagnole tombe du haut d'une falaise ? demanda Elroy, son sourire s'effaçant de sa bouche en coin.

- Au cinéma seulement, mon vieux Mickey, lui dit Cameron. Il se tourna vers Dar.

- Alors ? Tu t'y mets avant que le soleil se mette à chauffer un peu trop ?

Dar hocha la tête.

- Deux conditions.

Cameron haussa ses épais sourcils.

- Tu me redescends à ma voiture, et tu me prêtes ta radio.

Dar sortit du canyon au volant de sa NSX et prit la route du désert. Il s'arrêta, regarda autour de lui pour s'orienter, reprit la route, s'arrêta de nouveau, un peu plus longtemps, retourna à l'endroit o˘ il s'était arrêté la première fois, descendit de voiture et fit quelques pas dans le désert en se baissant de temps en temps pour ramasser une pierre ou d'autres petits objets qu'il mit dans ses poches. Il prit quelques clichés des arbres de Josué et des dunes qui l'entouraient, puis retourna à la voiture et filma la route asphaltée. Il était encore tôt, et il n'y avait presque pas de circulation. quelques camions et utilitaires. Le passage du canyon sur une file ne provoquait aucun embouteillage, mais il faisait déjà

27 ∞C à l'ombre dans le désert, et Dar mit la climatisation en marche et retira sa veste tandis qu'il réfléchissait dans l'Acura noire, arrêtée, moteur en marche, sur un terre-plein de gravier à trois kilomètres de l'entrée du défilé.

Il alluma son ThinkPad IBM, y transféra les images de la caméra numérique Hitachi par l'intermédiaire d'une carte flash, et les fit défiler durant quelques instants. Puis il visionna les quelques séquences vidéo qu'il avait filmées. Il activa le pavé numérique et entra des équations durant plusieurs minutes. Il quitta momentanément l'application pour ouvrir un programme de cartes routières ainsi que le lecteur GPS qu'il avait dans sa boîte à gants. Il vérifia soigneusement les distances, les angles et les cotes, puis acheva ses calculs et appela Cameron sur la radio qu'il lui avait empruntée. Cela faisait trente-cinq minutes qu'il avait quitté le renfoncement rocheux.

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L'hélico vert et blanc se posa cinq minutes plus tard non loin de là. Le pilote resta dans l'habitacle pendant que Cameron descendait en tenant son chapeau à deux mains et s'avançait, tête baissée, jusqu'à la NSX.

- O˘ est le jeune Elvis ? voulut savoir Dar.

- Elroy, corrigea le sergent.

- D'accord.

- Je l'ai laissé là-bas. Il s'est suffisamment excité ce matin. Et il a manqué de respect à ses aînés.

- Ah?

- Oui. Il t'a traité d'amorti prétentieux après ton départ.

- Amorti ? fit Dar en haussant un sourcil. L'ex-marine haussa les épaules.

- Désolé, Darwin. C'est tout ce qu'il a trouvé. Il n'a jamais fait l'armée. Il appartient à la génération X et tout ça '. Et en plus, il est blanc. Sous-développé du langage. Pardonne-lui.

- Amorti ? répéta Dar.

- Tu as des conclusions ?

Visiblement épuisé, Cameron avait vite abandonné son intonation amusée pour retrouver son attitude cul-pince.

- qu'est-ce que ça me rapporte si je dis oui ? interrogea Dar.

- La gratitude éternelle de la police de la route californienne, grogna le sergent.

- Je m'en doutais, fit Dar en plissant les yeux en direction du petit hélico dont la coque paraissait ondoyer sous les émanations de chaleur montant du ruban d'asphalte qui le séparait de la NSX. Bien que je déteste l'idée de remonter dans ce fichu engin, je pense que ce sera plus facile à

expliquer si on retourne là-haut deux minutes.

Cameron haussa les épaules.

- Sur le site de l'accident ?

- Non. Je n'ai pas envie de prendre de nouveau ce canyon en enfilade. Dis simplement à ton pilote de suivre mes indications et de rester en dessous de cent cinquante mètres.

1. Allusion à la BD du même nom.

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Ils survolèrent la route sur un peu moins d'un kilomètre à l'est de l'endroit o˘ était garée la NSX.

- Tu vois ces ondulations noircies sur l'asphalte à proximité du terre-plein ? demanda Darwin dans son micro de casque.

- Oui, je les vois, maintenant. Je n'y ai pas prêté attention en arrivant, parce qu'il faisait encore noir. Et alors ? La route est abîmée comme ça en un millier d'endroits. L'entretien laisse à désirer.

- C'est vrai, convint Dar. Mais il y a des sections entières, par ici, qui donnent l'impression d'avoir fondu puis de s'être resolidifiées.

Cameron haussa les épaules.

- C'est partout comme ça dans le désert, mon vieux. Il va faire dans les combien aujourd'hui ? ajouta-t-il en se tournant vers le pilote.

- quarante-cinq, fit ce dernier sans même bouger ses lunettes noires dans leur direction, pour ne pas quitter des yeux ses instruments et l'horizon.

- C'est bon, fit Dar. Retournons vers la NSX.

- C'est tout ? demanda Cameron.

- Un peu de patience.

Ils firent du surplace à cent mètres au-dessus de la route. Un break passa en direction de l'est. Des têtes de gamins apparurent aux deux vitres latérales, tournées vers le ciel pour regarder l'hé-lico. L'Acura ressemblait à une chandelle noire à moitié fondue au soleil.

- Tu vois ces traces de pneus ? demanda Dar.

- Je les ai vues quand l'hélico est descendu. Mais elles sont à deux kilomètres du canyon, et à trois kilomètres du site de l'accident. Tu ne vas pas me dire que quelqu'un a perdu le contrôle de son véhicule, laissé

des marques de freinage ici, puis s'est envolé pour s'écraser trois kilomètres plus loin et soixante-dix mètres plus haut contre la paroi d'un canyon ? «a, c'est de l'excès de vitesse ou je ne m'y connais pas.

Le sergent souriait, mais il ne semblait pas très amusé.

- Les traces sont particulièrement longues, fit remarquer Dar en désignant les marques de pneus parallèles orientées vers l'ouest.

- Des gamins qui s'amusent à br˚ler de la gomme. On voit des traces comme ça tous les cinq cents mètres, dans la région. Tu le 32

sais très bien, Dar. C'est un coup de chance quand on ne les retrouve pas écrabouillés dans leur bagnole le lendemain matin.

- Je les ai mesurées. Cinq cent soixante mètres et des poussières de marques non striées. Si c'est un gamin qui a voulu bouffer de l'asphalte, il a battu tous les records de wheeling, et il a laissé quatre-vingt-dix pour cent de ses pneus sur la route. Si ce sont bien des marques de dérapage.

- que veux-tu dire ?

- Simple question de coefficient de frottement. Notre El Camino a essayé

de s'arrêter ici, mais sans succès. Ses freins ont fondu.

Dar plongea la main dans une de ses poches et tendit à Cameron plusieurs boulettes minuscules de ce qui semblait être du caoutchouc br˚lé.

- Des garnitures de frein ? demanda Cameron.

- Ou ce qu'il en reste.

Dar lui montra d'autres boulettes, cette fois-ci en métal.

- «a, ça vient des tambours eux-mêmes, dit-il. Ils ont littéralement fondu. Les arbres de Josué qui bordent ce tronçon de la route sont saupoudrés de caoutchouc pulvérisé et d'acier fondu.

- La El Camino a toujours eu des freins de merde, dit Cameron en retournant les boulettes au creux de sa main.

- C'est vrai, convient Dar. Surtout quand tu essaies de ralentir à la vitesse de cinq cents kilomètres à l'heure.

- Cinq cents kilomètres à l'heure! s'exclama le sergent de la police de la route, interloqué.

- Posons-nous, fit Dar. Je t'expliquerai ça dehors.

- Je pense qu'il a fait ça après la tombée de la nuit, parce qu'il ne voulait pas qu'on le voie sur le terre-plein en train de fixer ses SDA.

Ensuite...

- SDA ! s'exclama Cameron en retirant son chapeau pour en frotter la doublure avec un doigt.

- Oui. Système de décollage assisté. Il s'agit, essentiellement, d'un ensemble amovible de fusées à poudre que l'armée de l'air utilisait autrefois pour faire décoller ses gros avions-cargos lorsque la piste était trop courte ou le chargement trop...

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- Je sais ce que c'est ! coupa sèchement Cameron. N'oublie pas que j'étais dans les marines, moi aussi. Mais o˘ un crétin au volant d'une El Camino modèle 82 se serait-il procuré des engins pareils ?

Dar haussa les épaules.

- La base aérienne d'Edwards n'est pas loin d'ici, au nord. Il y a Twelve Palms, un peu plus bas sur la route. Aucune région des …tats-Unis n'est aussi dense que celle-ci en bases militaires. qui sait quels surplus ils vendent ou mettent à la ferraille ?

- Des SDA ! fit Cameron en regardant de nouveau les traces de pneus.

Elles déviaient en plusieurs endroits, mais reprenaient leur double trajectoire rectiligne en direction du canyon lointain.

- Et pourquoi en a-t-il utilisé deux ? demanda-t-il au bout d'un moment.

- Je ne vois pas ce qu'il aurait pu faire avec un seul, à moins de s'asseoir dessus. S'il avait utilisé un seul système, il aurait fallu qu'il soit centré à la perfection sur la El Camino, faute de quoi elle se serait mise à tourner comme une toupie jusqu'à ce qu'elle ait creusé un trou dans le désert.

- D'accord. Mettons qu'il ait fixé ou boulonné ou soudé ou je ne sais quoi à l'arrière de sa bagnole deux SDA achetés aux surplus de l'armée de l'air.

Et ensuite ?

Dar se frotta le menton. Il avait négligé de se raser dans sa précipitation.

- Ensuite, il a attendu qu'il ne passe plus personne sur la route, et il a mis le système à feu. Sans doute un circuit simple relié à une batterie.

quand c'est lancé, on ne peut plus l'arrêter. Essentiellement, il s'agit de fusées surdimensionnées, un peu comme des versions miniatures des deux boosters d'appoint utilisés sur la navette spatiale. Une fois mises à feu, elles vont jusqu'au bout. Aucune annulation possible.

- Il a donc transformé sa bagnole en fusée spatiale, murmura Cameron avec une étrange expression.

Il regarda, songeur, la montagne qui se trouvait à trois kilomètres de là, en ajoutant :

- Il s'est envolé d'ici jusqu'à la falaise.

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- Pas exactement, précisa Dar en rallumant son ThinkPad pour lui montrer quelques estimations qu'il avait faites sur les delta-v.

- Je ne connais pas exactement la poussée délivrée par ces engins, mais ce qui est s˚r c'est que la flamme d'échappement a br˚lé des pans entiers de la chaussée et qu'il a d˚ monter jusqu'à près de quatre cent soixante kilomètres à l'heure à l'endroit o˘ commencent les marques de freinage, environ douze secondes après la mise à feu.

- Une sacrée virée, commenta Cameron.

- Peut-être un gamin qui cherchait à battre le record de vitesse, estima Dar. Arrivé ici, avec les poteaux de téléphone qui défilaient dans le noir à toute vitesse, éclairés par la flamme des fusées, notre ami a changé

d'avis, et il a écrasé la pédale de frein.

- Mais c'était trop tard, fit le sergent dans un souffle à peine audible.

- Les garnitures ont fondu. Les tambours ont fondu aussi. Les pneus ont commencé à se désagréger. Tu remarqueras que, sur les derniers cent mètres, les marques deviennent intermittentes.

- Les freins ont fonctionné par à-coups ?

La voix de Cameron, à présent, était pleine du plaisir anticipé de raconter et re-raconter ça à qui de droit. Les flics adorent les histoires de chiens écrasés.

Dar secoua la tête.

- Non. Les seules marques visibles sont des traces de caoutchouc br˚lé. La voiture a fait des sauts de puce de neuf et douze mètres avant de décoller complètement.

- Bordel de Dieu ! s'exclama Cameron, d'une voix presque ravie.

- Oui, fit Dar. Et il y a une dernière trace de fusion juste avant l'endroit o˘ cessent les marques de pneu. C'est là que les SDA ont br˚lé, en faisant un angle confortable de décollage de trente-six degrés par rapport à l'asphalte. Sa vitesse ascensionnelle devait être impressionnante.

- Merde alors ! fit le sergent avec un sourire épanoui. Et ces chandelles qu'il avait au cul ont br˚lé jusqu'à la falaise ?

Dar secoua négativement la tête.

- Je dirais qu'elles ont br˚lé environ quinze secondes après le décollage.

Le reste du voyage, c'est de la balistique pure et simple.

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Il lui montra la carte GPS sur l'écran du ThinkPad, avec les équations très simples qui figuraient sur la droite du tracé en courbe allant du désert à

la paroi du canyon.

- La route tourne, avant de grimper, juste en face de l'endroit o˘ il a impacté, murmura Cameron.

Dar fronça les sourcils. Il détestait les néologismes à base de substantif transformé en verbe comme ímpacter ª.

- C'est vrai, dit-il. Il n'a pas pris le virage. La El Camino, à ce stade, devait déjà tourner sur son axe longitudinal, ce qui devait conférer une certaine stabilité à sa trajectoire descendante,

- Comme une balle de fusil.

- Exactement.

- ¿ ton avis, quel a été son... je ne retrouve plus le mot... son point le plus haut ?

- Son apogée ? (Dar consulta son écran.) Probablement entre six cents et huit cent cinquante mètres par rapport au niveau du désert.

- Bordel de Dieu ! s'exclama de nouveau Cameron. C'était bref, mais quel pied il a d˚ prendre !

Dar se frotta l'oreille.

- J'imagine qu'au bout des quinze ou seize premières secondes, il n'était plus en mesure de prendre quoi que ce soit.

- que veux-tu dire ?

Dar toucha de nouveau l'écran.

- Je veux dire que, même avec la poussée minimale que me donnent mes calculs pour le propulser d'ici jusque là-bas, il a encaissé dans les dix-huit G au moment o˘ il a quitté l'asphalte. Pour quelqu'un qui pèse environ quatre-vingt-dix kilos, cela équivaudrait...

- Cela équivaudrait à avoir un poids supplémentaire de une tonne six sur la figure et sur la poitrine, fit Cameron. AÔe !

La radio du sergent se mit à caqueter à ce moment-là.

- Excuse-moi, dit-il, il faut que je réponde.

Il s'éloigna de quelques pas tandis que Dar éteignait son ordinateur et allait le ranger dans la NSX. Le moteur tournait, pour entretenir la climatisation.

Lorsque Cameron le rejoignit, il arborait une expression étrange, à mi-chemin entre un sourire et une grimace.

- L'équipe de médecine légale a exhumé le volant du cratère, dit-il.

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Dar attendit qu'il continue.

- Les os des doigts sont incrustés dans le plastique. En profondeur. Dar haussa les épaules. Son téléphone sonna à ce moment-là. Il l'ouvrit en disant au sergent :

- C'est génial pour ça, la Californie, Paul. O˘ qu'on soit, le téléphone passe, on est toujours joignable.

Il écouta un instant ce qu'on lui disait, puis répondit :

- J'arrive dans vingt minutes.

Il referma le couvercle du téléphone.

- On t'appelle pour un vrai boulot ? lui demanda Cameron en souriant franchement, à présent.

Visiblement, il se délectait à la pensée de la manière dont il allait raconter ça à tout le monde, pendant des années à venir. Dar hocha la tête en disant :

- C'était Lawrence Stewart, mon patron. Il a quelque chose pour moi, et ça a l'air encore plus bizarre que cette affaire de merde.

- Semper Fi ', murmura Cameron sans s'adresser à personne en particulier.

- O seculum insipiens et inficetum 2, répondit Dar en s'adressant au même public.

1. Semper Fidelis (´ Toujours fidèle ª), la devise du corps des marines.

2. Ó siècle stupide et insipide ª, citation de Catulle.

Bud

II fallut à Dar un peu moins de quinze minutes pour se rendre au relais des routiers et casino indien o˘ son patron, Lawrence Stewart, lui avait demandé d'aller le plus vite possible. Avec sa NSX et son détecteur de radar lançant des bips à tous les azimuts, le plus vite possible signifiait 260 km/h.

Le relais des camionneurs se trouvait à l'ouest de Palm Springs, mais ne faisait pas partie de la chaîne des grands casinos qui se dressaient dans le désert comme des aspirateurs géants en pisé, style pueblo mexicain, destinés à nettoyer les poches des touristes gringos jusqu'à leur dernier centime. C'était plutôt une vieille baraque branlante qui avait d˚

connaître son heure de gloire à l'époque de l'essor de la Route 66 ' (qui, pourtant, ne passait pas par-là). Le ćasino ª n'était guère plus qu'une arrière-salle avec six machines à sous et un Indien borgne servant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, semblait-il, des cartes au black-jack.

Il aperçut Lawrence aussitôt. Difficile de ne pas voir son patron. Un mètre quatre-vingt-dix, cent quinze kilos, visage jovial, moustachu, plutôt empourpré pour le moment. Son Trooper Isuzu modèle 86 était garé à distance des pompes et des portes de garage ouvertes, sur une plate-forme en béton déformée par la chaleur, en épi par rapport au b‚timent.

1. La Route 66, probablement la plus célèbre, la plus historique et la plus touristique de toutes les routes américaines, relie Chicago à Los Angeles en passant par l'Oklahoma, le Texas et l'Arizona.

39

Dar chercha une place ombragée pour sa NSX, mais n'en trouva pas. Il se mit à l'ombre du 4 x 4 de Lawrence. Au premier coup d'oil, il vit que quelque chose clochait. Lawrence avait retiré le ´ bloc optique ª avant gauche de l'Isuzu - jargon de mécanicien pour un phare scellé - et déposé

délicatement l'ampoule et différentes pièces sur un chiffon propre étalé au milieu du capot. Il avait présentement la main droite fourrée dans le logement vide du phare, et sa main gauche tripotait son poignet droit comme si le 4 X 4 le retenait de force. Il était en train de téléphoner, son mobile coincé entre l'épaule et la joue. Il portait un jean et une veste safari à manches courtes toute mouillée de transpiration sur le devant, aux aisselles et dans le dos. En le regardant de plus près, Dar s'aperçut que son visage n'était pas seulement empourpré, il était sur le point de faire un infarctus.

- Salut, Larry ! lui cria-t-il en faisant claquer derrière lui la portière de la NSX.

- Bordel, ne m'appelle pas Larry ! grogna le colosse.

Tout le monde appelait Lawrence Larry. Dar avait un jour fait la connaissance de son frère aîné, un écrivain du nom de Dale Stewart, et Dale lui avait confié que Lawrence-ne-m'appelle-pas-Larry livrait cette bataille sans espoir contre le reste du monde depuis l'‚ge de sept ans.

- D'accord, Larry, fit Dar d'une voix conciliante.

Il fit le tour de l'Isuzu pour aller s'appuyer contre l'aile droite en prenant soin de poser son coude sur le chiffon et non sur le métal br˚lant.

- qu'est-ce qui t'arrive ? demanda-t-il.

Lawrence se redressa pour regarder autour de lui. La transpiration dégoulinait sur son front et sur ses joues, mouillant sa chemise safari. Il désigna d'un léger mouvement de tête la baie vitrée du relais.

- Tu vois ce type à l'intérieur, sur le troisième tabouret du comptoir à

partir de la gauche ? Non, ne tourne pas la tête, bon Dieu !

Dar garda la tête tournée en direction de Lawrence tout en lorgnant du côté

de la longue vitrine du restaurant.

- Un petit type avec une chemise hawaiienne ? qui vient de finir son assiette de... sans doute des oufs brouillés ?

40

- Oui. Il s'appelle Bromley.

- Ah!

Lawrence et Trudy étaient depuis quatre mois sur une affaire de réseau de voitures volées. quelqu'un volait uniquement des voitures de location neuves à un de leurs gros clients - Avis, en l'occurrence -, les repeignait, leur faisait passer la frontière de l'…tat, puis les revendait.

Charles Bromley, dit Ćhuckie ª, était sous surveillance depuis des semaines en tant que numéro un du réseau. Jusqu'à présent, Dar n'avait rien eu à voir avec cette affaire.

- La Ford Expédition mauve que tu vois là, avec ses plaques de location, est à lui, expliqua Lawrence, le téléphone toujours coincé contre sa joue.

Dar entendait des bruits de voix sortir du mobile, et Lawrence murmura :

- Une seconde, chérie. Dar vient d'arriver.

- C'est Trudy ? demanda Darwin. Lawrence roula des yeux comiques.

- qui d'autre est-ce que j'appellerais ćhérie ª ? Dar écarta les bras.

- Ta vie personnelle, ça ne concerne que toi, dit-il.

Il souriait en disant cela, car il ne connaissait pas d'autre couple aussi uni et aussi complémentaire que Lawrence et Trudy. Officiellement, l'agence appartenait à Trudy, et ils travaillaient soixante à quatre-vingts heures par semaine pour la faire marcher. Ils ne vivaient et ne respiraient que pour elle, ne parlaient pratiquement pas d'autre chose, et ne pensaient probablement à rien d'autre qu'au règlement des sinistres et aux affaires en cours qui s'accumulaient.

- Prends le téléphone, lui dit Lawrence.

Dar saisit le mobile mouillé de transpiration entre l'épaule et le menton de son patron.

- Salut, Trudy, fit-il. (Puis, s'adressant à Lawrence :) Je ne savais pas qu'ils louaient des Expédition mauves chez Avis.

Normalement, la voix de Trudy était agréablement commerciale et efficace.

Mais elle paraissait excédée quand elle lui dit :

- Tu crois que tu peux libérer ce débile ?

- Je vais t‚cher, murmura Dar, qui commençait seulement à comprendre.

41

- Préviens-moi s'il faut amputer, dit-elle avant de raccrocher.

- Merde ! fit Lawrence en jetant un coup d'oeil au relais o˘ la serveuse était en train de prendre l'assiette vide de Bromley, qui finissait de boire son café. Il va foutre le camp d'un instant à l'autre !

- Comment tu t'es arrangé pour faire ça ? demanda Darwin en désignant du menton l'endroit o˘ la main droite de Lawrence disparaissait dans le trou du phare.

- Je suivais Bromley depuis l'aube, et je me suis aperçu que je n'avais qu'un seul phare qui marchait.

- Pas bon, ça, convint Dar. La nuit, les gens remarquent toujours les voitures borgnes dans leur rétro.

- Exact, grogna Lawrence en tirant sur son poignet, bel et bien coincé. Je sais d'o˘ ça vient. Ces blocs optiques ont des connecteurs à fusible à bon marché, qui se défont facilement. Ils se trouvent derrière le bloc au lieu d'être derrière le tableau de bord. Trudy a remis le truc en place sans problème la dernière fois que c'est arrivé.

Dar hocha la tête.

- Elle a des mains plus petites.

Lawrence jeta un regard noir à son expert en reconstitution d'accidents.

- Comme tu dis ! aboya-t-il, comme pour refouler une douzaine de répliques plus percutantes qui lui venaient à l'esprit. L'ouverture est en entonnoir.

Ma main est de l'autre côté, et j'ai même remis en place ce foutu connecteur, mais je ne peux pas... je n'arrive pas à...

- Retirer ta main ? acheva Dar en jetant un regard oblique à la salle de restaurant. Il a demandé l'addition, murmura-t-il.

- Bordel de merde ! La salle était trop petite pour que j'y entre sans me faire remarquer. J'ai mis de l'essence aussi lentement que possible. Et je me suis dis que si je passais un moment à réparer ça, je ressemblerais à...

- Tu ressembles à quelqu'un qui s'est fait prendre la main dans un phare, lui dit Darwin.

Lawrence découvrit ses dents en un sourire nettement peu amical.

- L'intérieur de la coupelle est tranchant comme une lame de rasoir, grinça-t-il entre les mêmes dents. Et ma main a d˚ enfler à force de vouloir sortir pendant la demi-heure qui vient de s'écouler.

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- On ne peut pas y arriver en soulevant le capot ? demanda Darwin en commençant à retirer le chiffon et ce qu'il y avait dessus.

La grimace de Lawrence s'accentua.

- C'est tout d'une pièce, dit-il. Si c'était accessible par le moteur, je n'aurais pas mis la main là-dedans.

Le patron de Dar était généralement aimable, courtois et même jovial, mais il faisait aussi de l'hypertension et s'emportait vite. En voyant son visage congestionné, la sueur qui dégoulinait sur son nez et sur sa moustache, et en entendant l'intensité meurtrière de sa voix, il jugea qu'il valait mieux ne pas trop plaisanter avec lui.

- qu'est-ce que je peux faire pour toi ? demanda-t-il. Veux-tu que j'aille chercher du savon ? Un peu de graisse au garage ?

- Je voulais surtout éviter d'attirer toute une foule autour de moi. Ah !

Merde !

quatre mécaniciens et une adolescente se dirigeaient justement vers eux.

Ils sortaient du garage. Pendant ce temps, Bromley avait réglé sa note, et on ne le voyait plus. Il était soit aux toilettes, soit derrière la porte, sur le point de sortir.

Lawrence pencha la tête vers Dar pour murmurer :

- Chuckie doit rencontrer ce matin dans le désert son patron et plusieurs responsables du réseau de voitures volées. Si je peux prendre des photos de cette rencontre, ils sont faits.

Il tira sur sa main droite, mais le Trooper refusa de le laisser partir.

Dar hocha gravement la tête. - Tu veux que je les suive, c'est ça ?

Lawrence fit la grimace.

- Ne dis pas de conneries. Dans le désert ? Avec ça ? (Il désigna du menton la NSX noire.) Tu dois avoir à peu près six millimètres de garde au sol à l'avant.

Dar haussa les épaules. C'était vrai.

- Je n'avais pas prévu de faire de la piste aujourd'hui, dit-il. qu'est-ce que je fais ? Je prends ton bahut ?

Lawrence se redressa, la main toujours fermement incrustée dans le logement du phare. Les mécanos et la fille s'étaient arrêtés en demi-cercle autour d'eux.

- Tu veux conduire mon bahut avec moi devant ? souffla-t-il. Dar se frotta le menton.

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- Je pourrais t'attacher au capot comme un chevreuil ? suggéra-t-il.

Chuckie Bromley sortit du restaurant, jeta un coup d'oil au petit groupe qui entourait Lawrence, et grimpa lourdement dans son Expédition mauve.

- Hé ! fit l'un des jeunes mécaniciens en essuyant ses mains pleines de cambouis sur un chiffon encore plus noir qu'elles. Vous êtes coincé ?

Le regard mauvais de Lawrence le fit reculer d'un pas.

- On a de la graisse, si vous voulez, fit un deuxième mécano.

- Pas besoin de graisse, décréta un mécanicien plus ‚gé, à qui il manquait deux dents de devant. Y a qu'à mettre une giclée de WD-40 là-dedans.

Evidemment, vous allez y laisser un peu de chair. Peut-être le pouce.

- ¿ mon avis, vaudrait mieux démonter la calandre, estima le troisième mécanicien. Déposer tout le système. C'est la seule manière pour vous de récupérer votre main intacte, sans déchirer les ligaments ou quoi que ce soit. J'ai un cousin qui s'est fait piéger par son Isuzu, justement, et...

Lawrence soupira. Chuckie Bromley venait de passer devant eux. Il prit la direction de l'ouest.

- Dar, dit-il, veux-tu prendre le dossier qui est sur le siège avant, s'il te plaît ? Je voudrais que tu travailles dessus.

Darwin alla chercher le dossier, y jeta un coup d'oil et murmura :

- Pas ça, Larry. Tu sais que je déteste ce genre de... Lawrence hocha la tête.

- Je voulais m'en occuper moi-même après avoir pris des photos de ce rendez-vous dans le désert, mais c'est toi qui me remplaceras. Je vais probablement avoir besoin qu'on me fasse des points.

Il tourna la tête vers la grosse Expédition mauve en train de disparaître sur la route.

- Un dernier service, Dar. Peux-tu sortir mon mouchoir dans ma poche revolver ?

Dar obéit.

- Reculez, fit Lawrence en s'adressant à tout le monde.

Il tira très fort sur sa main, à deux reprises. La collerette de métal était solidement fixée. ¿ la troisième tentative, il tira assez fort pour faire trembler l'Isuzu sur sa suspension.

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- Ouahou ! s'écria-t-il.

Cela ressemblait au cri d'un karatéka ceinture noire s'apprêtant à casser des briques. Il saisit son poignet droit dans sa main gauche et projeta ses cent quinze kilos en arrière. Le sang gicla sur l'asphalte et faillit éclabousser les tennis de la fille, qui fit un bond en arrière et demeura perchée délicatement sur la pointe des pieds.

- Ahhhh ! fit le petit groupe à l'unisson, partagé entre le dégo˚t et l'admiration.

- Merci, dit Lawrence à la ronde.

Il prit dans sa main gauche le mouchoir que lui tendait Dar et en entoura sa main sanglante, juste au-dessus de la jointure du pouce et du poignet.

Dar glissa le téléphone dans la poche gauche supérieure de sa chemise safari tandis que son patron se mettait derrière le volant du Trooper et tournait la clé de contact.

- Tu ne veux pas que je t'accompagne ? lui demanda-t-il.

Il imaginait son patron en train de devenir de plus en plus faible à force de perdre son sang tandis que la bande de truands remarquait l'éclat de l'objectif de son appareil photo et se lançait à sa poursuite à travers le désert. Une fusillade s'ensuivait, et Lawrence perdait connaissance. Le dénouement était tragique.

- Remplace-moi juste dans cette affaire de parc pour retraités, lui dit Lawrence. Rendez-vous demain au bureau pour faire le point.

- Comme tu voudras, murmura Dar d'une voix sans conviction. Il aurait préféré affronter les voleurs de voitures dans le désert plutôt que d'aller à ce foutu rendez-vous. C'était le genre de chose que Trudy et Lawrence lui épargnaient généralement.

Lawrence démarra en trombe dans son Trooper. L'Expédition n'était déjà plus qu'une tache couleur prune à l'horizon.

Les quatre hommes en tenue de mécanicien et l'adolescente avaient le regard figé sur le ciment éclaboussé de sang.

- Seigneur Jésus ! s'exclama le plus jeune. C'était la chose la plus stupide à faire !

Dar se laissa tomber sur le siège en cuir noir de la NSX. C'était une vraie fournaise là-dedans.

- Et dire que ça ne fait même pas partie des vingt dossiers les plus prioritaires de Larry, soupira-t-il.

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Il mit le contact et fit marcher la climatisation. Puis il prit, lui aussi, la direction de l'ouest.

Le parc de mobile homes se trouvait à Riverside sur la 91, non loin du croisement avec la 10 que Dar avait prise pour venir de Banning. Il trouva la voie qu'il cherchait, s'arrêta à l'entrée de la résidence et se gara à

l'ombre mitigée d'un peuplier pour prendre connaissance du reste du dossier.

- Merde ! murmura-t-il au bout d'un moment.

D'après le rapport d'état préliminaire de Larry et les informations fournies par l'assureur, le parc existait depuis un bon moment avant sa transformation en un centre d'accueil pour personnes ‚gées. Aujourd'hui, il fallait avoir au moins cinquante-cinq ans pour être admis, mais les petits-enfants et autres jeunes membres de la famille avaient le droit de venir quelques jours en visite. L'‚ge moyen, dans la résidence, devait avoisiner les quatre-vingts ans. Le dossier indiquait que de nombreux résidents, parmi les plus ‚gés, étaient déjà là avant même que le parc devienne un centre de retraite, une quinzaine d'années auparavant.

Le propriétaire du centre avait une clause de rétention pour propre compte élevée, chose relativement rare. La part conservée faisait monter le risque à 100 000 dollars avant que la compagnie intervienne. Dar nota que cet homme, un nommé Gilley, possédait plusieurs parcs de mobile homes, avec la même franchise élevée sur toutes ses polices. Dar en déduisit que ces parcs étaient considérés comme à haut risque, et qu'il y avait eu une proportion importante d'accidents, au fil des années, dans les résidences qu'il gérait, avec pour conséquence que les compagnies d'assurances à qui il avait eu affaire refusaient de couvrir entièrement ces risques.

L'expérience de Dar lui disait qu'il y avait peut-être, à la base, un comportement négligent de la part du propriétaire ou alors simplement beaucoup de malchance.

Dans l'affaire présente, Gilley avait été informé, quatre jours plus tôt, qu'il y avait eu un grave accident dans ce parc, à la suite duquel l'un des résidents était décédé. Le parc s'appelait Le Havre ombragé, bien que, visiblement, tous les arbres adultes soient morts 46

entre-temps et que l'ombre soit devenue une denrée rare. Le propriétaire avait immédiatement contacté son avocat, qui avait appelé l'agence Stewart pour qu'elle reconstitue l'accident afin qu'il puisse évaluer la responsabilité de son client. Une affaire relativement commune pour la firme dirigée par Trudy et Lawrence. Dar détestait ce genre d'enquêtes.

Accumulation d'erreurs et de négligences, procès de maisons de santé.

C'était l'une des raisons pour lesquelles il ne s'occupait, à l'agence Stewart, d'après une clause spéciale de son contrat, que des accidents complexes.

Personne, dans la série de rapports sur l'accident, ne semblait au courant de tous les détails. Mais l'avocat du propriétaire avait dit à Trudy qu'il y avait un témoin, un autre résident qui s'appelait Henry, et que ledit Henry voulait bien rencontrer un représentant de la compagnie dans le pavillon de réception à 11 heures.

Dar regarda sa montre. 10 h 50.

Il lut les premiers paragraphes de la transcription de la conversation téléphonique avec l'avocat. Apparemment, l'un des plus anciens résidents du parc, nommé William J. Treehorn, soixante-dix-huit ans, avait heurté, en sortant du pavillon de réception dans son fauteuil roulant électrique, une bordure de trottoir qui l'avait éjecté du fauteuil. Il avait donné de la tête contre le béton, et la mort avait été instantanée. L'accident était survenu à 23 heures.

La première chose que fit Dar fut de se rendre en voiture au pavillon en question, un b‚timent à la charpente en forme de A, mal entretenu, pour vérifier les conditions d'éclairage environnant. Il vit les lumières qui éclairaient l'allée à l'entrée du pavillon, et nota la présence de trois lampadaires au sodium à basse pression de dix mètres de haut qui éclairaient la courbe. Il fut un peu surpris de trouver ce type d'éclairage ici. On l'employait beaucoup dans la région o˘ il vivait, plus au sud, vers San Diego, parce que c'était censé diminuer les phénomènes de diffusion de la lumière qui gênaient l'observatoire du mont Palomar. N'importe comment, si toutes ces lumières avaient fonctionné, le site de l'accident était amplement éclairé, ce qui constituait un bon point en faveur du propriétaire absent.

Il passa lentement devant le pavillon. Il nota sur son bloc de papier jaune qu'il y avait des travaux en cours devant le b‚timent 47

principal. Une partie de la chaussée asphaltée avait été refaite, et il y avait des barrières et des cônes de signalisation encore en place.

Plusieurs longueurs de ruban jaune interdisaient l'accès à certaines parties du trottoir, et il y avait du matériel rangé sur la chaussée dans les zones délimitées par les rubans. Il fit le tour du b‚timent pour se garer dans un petit parking à l'arrière, et entra. Il ne semblait pas y avoir de climatisation. La chaleur était suffocante à l'intérieur.

Un groupe de vieillards jouait aux cartes autour d'une table devant la fenêtre du fond. On apercevait la piscine et la cuve à remous, qui ne semblaient pas être beaucoup utilisées. La couverture rigide de la cuve était gondolée et attaquée par le vert-de-gris, et le grand bassin avait besoin d'un bon nettoyage. Dar s'avança, gêné, vers la partie ; les joueurs semblaient s'intéresser plus à lui qu'aux cartes.

- Excusez-moi, je ne voulais pas vous interrompre, dit-il, mais est-ce que l'un d'entre vous, par hasard, ne s'appellerait pas Henry ?

Un homme qui semblait avoir près de quatre-vingts ans bondit sur ses pieds.

Il était petit de taille, pas plus d'un mètre soixante-cinq, et ne devait pas peser plus de cinquante kilos. Ses jambes maigres et blanches de vieillard émergeaient d'un short trop grand, mais il portait un polo qui avait d˚ co˚ter cher, des chaussures de course toutes neuves et une casquette de base-bail avec un écusson publicitaire pour un casino de Las Vegas. Son bracelet-montre en or était un Rolex.

- C'est moi Henry, dit-il en tendant à Dar une main tachetée. Henry Goldsmith. Vous êtes le type que la compagnie d'assurances envoie enquêter sur l'accident qui est arrivé à Bud ?

Dar se présenta, puis demanda :

- Bud, c'était M. William J. Treehora ?

L'un des hommes qui jouaient aux cartes parla sans lever les yeux vers lui.

- Bud. Tout le monde l'appelait comme ça. Personne ne l'a jamais appelé

William ni Bill. Juste Bud.

- C'est vrai, déclara Henry Goldsmith d'une voix douce et triste. Je connaissais Bud depuis... Seigneur, depuis près de trente ans, et ça a toujours été Bud.

- Vous avez assisté à l'accident, monsieur Goldsmith ?

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- Henry. Appelez-moi juste Henry. Oui, je suis le seul à avoir vu ce qui se passait. Bon Dieu ! Je suis probablement responsable de ce qui est arrivé ! (La voix de Henry était devenue p‚teuse, et les derniers mots avaient été à peine audibles.) Allons nous asseoir quelque part, ajouta-t-il. Je vous raconterai tout.

Ils allèrent s'installer à une table vide à l'autre bout de la salle. Dar expliqua de nouveau qui il était, pour qui il travaillait et à quoi serviraient les informations qu'il recueillerait. Il demanda à Henry s'il était prêt à faire une déclaration enregistrée et signée.

- Vous n'êtes pas obligé de répondre à mes questions, si vous n'en avez pas envie, dit-il. Mon rôle est uniquement de rassembler des informations pour le compte de l'expert qui fait part de ses conclusions à l'avocat du propriétaire.

- Bien s˚r que j'ai envie de vous parler, fit Henry en écartant d'un revers de main ses droits légaux. Je veux vous dire exactement ce qui s'est passé.

Dar hocha la tête et enclencha son enregistreur. Le micro, directionnel, était très sensible.

Les dix premières minutes consistèrent en une récapitulation sans grand intérêt. Henry et sa femme vivaient dans le parc de l'autre côté de l'allée par rapport à Bud et son épouse. Ils étaient déjà là avant la transformation du parc de caravanes en un centre de troisième ‚ge. Les deux familles se fréquentaient à Chicago, et quand les enfants avaient quitté la maison ils avaient décidé d'aller ensemble en Californie.

- Bud avait eu une attaque il y a deux ans... non, trois ans, expliqua Henry. C'était juste après que ces foutus Atlanta Braves ont remporté les World Séries.

- David Justice avait réussi un beau home run, fit remarquer machinalement Dar.

Il ne s'intéressait à aucun autre sport que le base-bail. Sauf si on considère les échecs comme un sport, ce qui n'était pas le cas de Dar.

- N'importe comment, continua Henry, c'est à cette époque que Bud a eu son attaque. Juste après.

- C'est la raison pour laquelle M. Treehora devait utiliser son fauteuil électrique pour se déplacer ?

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- Son pardie, fit Henry.

- Je vous demande pardon ?

- Ces fauteuils, ils sont fabriqués par une compagnie qui s'appelle Pard, et Bud appelait le sien comme ça. Son pardie. «a rime avec caddie.

Dar connaissait cette marque. Elle fabriquait des fauteuils à trois roues, très petits, qui ressemblaient à de gros tricycles. Le moteur, alimenté par une batterie ordinaire, entraînait les roues arrière. Ils étaient livrés, au choix, avec un accélérateur et une pédale de frein, comme une voiturette de golf, ou bien avec des commandes au guidon, pour les clients qui n'avaient pas l'usage de leurs jambes.

- Après son attaque, Bud a eu tout le côté gauche atteint, lui dit Henry.

Il traînait la jambe, et son bras ne répondait plus très bien... Il le reposait sur son genou. Le côté gauche de son visage tombait, et il avait du mal à parler.

- Il pouvait quand même communiquer ? demanda Dar. quand il avait besoin de quelque chose, il pouvait le faire savoir ?

- Oh oui ! fit Henry en souriant comme s'il vantait les prouesses d'un petit-fils. Ce n'est pas parce qu'il a eu cette attaque qu'il est devenu stupide. Il parlait d'une manière... déformée, mais Rosé, Verna et moi nous comprenions sans mal ce qu'il voulait dire.

- Rosé, c'est la femme de M. Tree... de Bud ?

- Pendant cinquante-deux ans. Verna, c'est ma troisième femme. «a fera vingt-deux ans en janvier prochain.

- Le soir de l'accident... commença Dar.

Henry fronça les sourcils. Il n'aimait pas être rappelé à l'ordre.

- Vous m'avez demandé s'il communiquait facilement, jeune homme. Je vous ai répondu. Disons que c'étaient surtout Rosé, Verna et moi qui le comprenions et qui... pour ainsi dire... traduisions ce qu'il voulait dire aux autres.

- Je comprends, fit Dar, acceptant la remontrance.

- La nuit de l'accident... il y a quatre nuits, donc, Bud et moi nous sommes allés au pavillon, comme d'habitude, pour faire notre partie de rami.

- Il était capable déjouer aux cartes ? s'étonna Dar.

Ces accidents vasculaires cérébraux, pour lui, étaient quelque chose de mystérieux et de terrifiant.

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- Et comment ! fit Henry en élevant de nouveau la voix, mais avec le sourire, cette fois-ci. C'était lui qui gagnait presque à tous les coups.

Il avait le côté gauche paralysé, comme je vous l'ai dit, et il lui était difficile de... d'articuler, vous comprenez, mais ne croyez pas qu'il avait le cerveau atteint. Son esprit était vif comme l'éclair, au contraire.

- Et tout était comme d'habitude le soir de l'accident ?

- En ce qui concerne Bud, tout était normal, murmura Henry en avançant résolument la m‚choire. Je l'ai pris chez lui à neuf heures moins le quart, comme tous les vendredis. Il a grommelé quelque chose d'indistinct, mais Rosé et moi nous savions qu'il voulait juste dire qu'il avait l'intention de nous rétamer. De nous plumer, vous comprenez. Il disait toujours ça.

Oui, tout était comme d'habitude.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire, fit Dar. Est-ce que tout était comme d'habitude dans le pavillon, dans l'allée, aux abords du b‚timent ?

- Alors là, pas du tout ! C'est justement pour cette raison que c'est arrivé. Ces tarés d'ouvriers qui refaisaient l'allée avaient garé leur rouleau compresseur devant le plan incliné réservé aux handicapés.

- Le plan incliné qui conduit à l'entrée principale ? demanda Darwin.

- Oui. C'est la seule porte qui reste ouverte après huit heures du soir.

En principe, on commence à jouer à neuf heures. En général, ça dure jusqu'à

minuit ou plus tard. Mais Bud rentrait toujours un peu avant onze heures, pour être chez lui avant que Rosé se mette au lit. Elle a du mal à dormir s'il n'est pas à côté d'elle, et.,,

II s'interrompit brusquement. Un nuage était passé devant ses yeux bleu clair, comme s'il s'était rappelé d'un seul coup.

- Le vendredi soir, le rouleau compresseur était garé devant le seul accès pour handicapés, résuma Dar.

Le regard de Henry parut revenir sur terre.

- Hein ? Oui, c'est ça. C'est ce que je viens de vous dire. Venez, je vais vous montrer.

Ils sortirent dans la fournaise. La rampe d'accès était à présent dégagée, et le revêtement d'asphalte était tout neuf. Henry montra l'endroit en disant :

- Leur fichu engin bloquait toute la rampe. Le pardie de Bud ne pouvait pas grimper sur le trottoir.

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Ils parcoururent ensemble les quelques mètres qui les séparaient du trottoir.

Dar nota qu'il s'agissait de bordures standard, biseautées à soixante-dix-huit degrés pour ne pas endommager les pneus des voitures. Mais c'était trop raide pour le petit fauteuil électrique de Bud.

- Pas de problème, expliqua Henry. Je suis allé chercher à l'intérieur Herb, Wally, Don et deux autres gars, et on a soulevé Bud et son pardie en douceur pour qu'il puisse entrer.

- Vous avez donc joué jusqu'à vingt-trois heures environ, fit Dar. Il tenait le petit enregistreur à hauteur de sa taille, mais le micro était dirigé vers Henry.

- C'est ça, lui dit ce dernier d'une voix plus posée, décrivant en détail le reste de la soirée. Bud était en train de grogner quelque chose, mais les autres ne comprenaient pas. Moi, je savais qu'il leur disait qu'il fallait qu'il rentre parce que Rosé déteste aller se coucher sans lui. Il a donc ramassé ses gains, et lui et moi nous sommes partis.

- Rien que vous deux ?

- Oui. Wally, Herb et Don ont continué à jouer. Le vendredi, ils vont rarement se coucher avant minuit. quelques-uns, les plus vieux, s'en vont de bonne heure. Et Bud et moi, on est rentrés à onze heures.

- Mais l'engin de terrassement était toujours devant la porte.

- …videmment, fit Henry d'une voix impatiente, comme s'il estimait que Dar avait la compréhension trop lente. Vous croyez que ces crétins d'ouvriers sont venus enlever leur machine à dix heures du soir ? Bud a fait rouler son pardie jusqu'au bord du trottoir, là o˘ les gars et moi on l'avait soulevé, mais ça paraissait maintenant beaucoup trop... vous voyez ce que je veux dire... abrupt.

- qu'est-ce que vous avez fait, alors ?

Dar imaginait sans peine ce qui s'était passé ensuite. Henry se frotta le menton et la joue.

- Je lui ai dit : Állons jusqu'au coin du trottoir, là-bas. Ce n'est qu'à dix mètres. ª Je pensais que c'était moins haut dans la courbe. Bud a tout de suite été d'accord. On est donc allés jusque-là. Venez, je vais vous montrer o˘.

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Dar le suivit jusqu'à l'arrondi du trottoir après la rampe réservée aux handicapés. Il remarqua que l'un des lampadaires au sodium se dressait juste à côté du passage pour piétons. Il n'y avait pas de bateau à cet endroit. Il resta sur le trottoir pendant que Henry mettait le pied sur la chaussée. D'une voix de plus en plus animée, il se mit à parler en accompagnant ses explications de gestes vigoureux.

- Une fois arrivés ici, le trottoir n'avait pas l'air beaucoup plus bas que là-bas. En fait, il ne l'est pas du tout. Mais il faisait noir, et on avait l'impression qu'il l'était, peut-être. J'ai dit à Bud de mettre sa roue avant juste au bord, parce que ça paraissait moins haut ici, au milieu de la courbe, mais je crois que c'est parce qu'il faisait noir, finalement.

Il s'interrompit un instant. Dar lui demanda d'une voix douce :

- Il a pu faire descendre la roue avant ?

Henry regarda le trottoir comme s'il le voyait pour la première fois.

- Bien s˚r. Aucun problème. Pendant que je tenais le guidon à droite, Bud a fait descendre la roue avant. Tout s'est très bien passé. La roue avant est descendue en douceur, et je l'ai aidée à passer. Bud m'a regardé alors, je m'en souviens, et je lui ai dit : Ć'est bon, je tiens le guidon, pas de problème. ª

Henry montra comment il avait maintenu le guidon à deux mains.

- Bud a appuyé sur le bouton de démarrage, mais sans accélérer, reprit-il.

Et je lui ai dit : Ńe crains rien, Bud, garde bien les deux mains sur le guidon, et avance lentement jusqu'au bord, je vais aider les roues arrière à passer et tu seras bientôt chez toi. ª

Dar attendit patiemment. Il vit que les yeux de Henry, de nouveau, s'embrumaient tandis qu'il revivait ces instants tragiques.

- Le pardie a avancé, et moi je m'accrochais au guidon, reprit-il. J'étais très fort, avant, vous savez. Pendant vingt-six ans, j'ai travaillé comme débardeur aux halles de Chicago, jusqu'à ce qu'on vienne s'installer par ici. C'est cette maudite leucémie, les deux dernières années... N'importe comment, la roue gauche est descendue la première, et ce fichu fauteuil a commencé à pencher sur la gauche. Bud s'est tourné vers moi, il ne pouvait pas bouger sa jambe gauche ni son bras gauche, et je lui ai dit : Ńe t'inquiète

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pas, Bud, ça va aller, je te tiens bien. ª Mais le pardie était toujours penché, et il était drôlement lourd. J'ai pensé, un moment, à attraper Bud et à le tirer vers moi, mais il était sanglé dedans, vous comprenez, c'est toujours comme ça. J'avais les deux mains sur le guidon, mais le fauteuil continuait de glisser, et je sentais qu'il allait m'échapper. C'est très lourd, ce truc-là, à cause du moteur, de la batterie et tout le reste. Je commençais à transpirer des mains. Par la suite, je me suis dit que j'aurais pu appeler les gars qui jouaient aux cartes à l'intérieur, mais...

je n'y ai pas pensé sur le moment. Vous savez ce que c'est.

Dar hocha la tête. L'enregistreur tournait toujours.

Les yeux de Henry se remplirent de larmes, comme si le plein impact de l'événement le frappait pour la première fois.

- Je sentais le fauteuil glisser, je sentais que je n'allais plus pouvoir le retenir, c'était trop lourd pour moi. Bud m'a regardé avec son bon oil, et je pense qu'il savait ce qui allait arriver. Mais je continuais de lui dire : Ń'aie pas peur, Bud, ça va aller. Je tiens bon. J'ai la situation bien en main. ª

Henry contempla en silence la courbe du trottoir pendant une bonne minute.

Ses joues étaient baignées de larmes. quand il releva la tête, ce fut pour parler d'une voix éteinte.

- Alors le pardie a basculé complètement du côté gauche, et Bud n'a rien pu faire, parce que, comme je vous l'ai dit, il avait tout le côté

paralysé. Il y a eu un grand bruit quand le fauteuil a touché le sol, et puis un son mou, écourant...

Henry tourna la tête vers Dar pour le regarder bien en face.

- Il est mort comme ça, dit-il.

Il retomba dans le silence, les bras écartés dans la position qu'ils devaient avoir au moment o˘ le guidon leur avait échappé.

- Je voulais juste l'aider à rentrer chez lui pour qu'il puisse dire bonne nuit à Rosé, murmura-t-il.

Un peu plus tard, après avoir quitté Henry, Dar devait utiliser son mètre pour mesurer la distance entre l'endroit o˘ se trouvait la tête de Bud et le bord du trottoir. Un mètre trente-cinq. Mais sur le moment, il ne dit rien ni ne fit rien. Il se contenta de rester à côté du vieillard qui gardait les bras tendus devant lui, les poings serrés, les poignets tremblants.

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- C'est comme ça qu'il est mort, avait répété Henry, les yeux rivés à la bordure du trottoir.

Dar décida qu'il en avait assez fait pour aujourd'hui. Il prit la route du sud, vers San Diego o˘ il avait son appartement.

Bordel de bordel ! se dit-il.

Il avait commencé sa journée à 4 heures du matin !

Bordel !

Il voulait bien retranscrire l'enregistrement et le donner à Trudy et à

Lawrence, mais il n'irait pas plus loin dans cette affaire. Il connaissait le topo par cour. Il y aurait un procès contre le fabricant de fauteuils électriques. Aucun doute là-dessus. Et contre le propriétaire du parc, aussi. Et ce qui était s˚r, c'était que tout le monde se retournerait contre l'entreprise qui avait bloqué l'accès à la rampe.

Mais est-ce que Rosé attaquerait Henry ? La chose était probable. Le contraire l'étonnerait, en fait. Trente années d'amitié. Il essayait d'aider son copain Bud à rentrer suffisamment tôt pour dire bonne nuit à sa femme, mais le temps passant... quelques mois, et peut-être un deuxième avocat...

Bordel ! Il refusait de poursuivre cette enquête. Plus jamais il ne voulait voir ce dossier.

La circulation sur la 15 était relativement fluide, et ce fut l'une des raisons pour lesquelles Dar remarqua la Mercedes E 340 qui roulait à la même allure que lui à hauteur de sa roue arrière gauche. Il remarqua aussi que ses vitres étaient teintées, aussi bien devant que sur les côtés, chose illégale en Californie. Les flics locaux avaient réussi à faire passer cette loi, car ils ne tenaient pas à s'approcher d'un véhicule dont l'intérieur était invisible. Et cette Mercedes était récente et modifiée pour aller plus vite : roues de 45 cm, arrière surhaussé avec becquet très mince. Il détestait les gens qui s'achetaient des voitures de luxe - même des routières comme la Mercedes E 340 - pour les gonfler ensuite en véhicule de haute performance. Il trouvait ces gens complètement stupides.

Des crétins prétentieux.

Il observait donc dans son rétro gauche la Mercedes en train d'accélérer sur sa gauche pour le doubler. Il y avait cinq voies sur 55

ce tronçon d'autoroute, dont trois libres, mais la Mercedes lui collait à

la roue d'aussi près que s'ils abordaient le dernier tour de circuit au Daytona 500. Dar soupira. C'était l'un des inconvénients, quand on roulait au volant d'une voiture de haut niveau comme son Acura NSX.

La Mercedes arriva à sa hauteur et ralentit pour aligner sa vitesse sur lui. Dar jeta un coup d'oil sur sa gauche, mais ne vit que son propre visage, lunettes de soleil incluses, reflété dans les vitres opaques de la grosse allemande.

Son instinct de deux décennies plus tôt reprit le dessus, et il se baissa au moment même o˘ la glace avant descendait. Il entrevit le canon de quelque chose d'industriel et d'horrible, de très automatique aussi. Un Uzi ou un Mac-10. Puis la fusillade commença. Sa vitre gauche explosa, projetant des grains de verre à l'intérieur de la voiture et dans ses cheveux. Les balles grêlèrent sur la carrosserie, trouant l'aluminium de l'Acura.

Carriérisme

La fusillade sembla durer indéfiniment, mais ne prit sans doute pas plus de cinq secondes. Une éternité.

Dar s'était jeté à plat ventre en travers de la console centrale, enfouissant sa tête dans le cuir noir du siège passager tandis que les éclats de verre volaient partout comme des confettis un jour de carnaval.

Sa main droite tenait toujours le bord inférieur du volant, et son talon droit écrasait la pédale de frein. Aucun autre véhicule que la Mercedes n'était en vue derrière lui quand il avait plongé. Son pied gauche avait enfoncé la pédale d'embrayage tandis que sa main gauche, plus haut que sa tête, avait ramené le petit levier de changement de vitesse de la cinquième à la troisième. Le bruit des balles percutant la portière en alu et l'avant de la NSX en train de décélérer rapidement évoquait celui d'une énorme cuve que quelqu'un est en train de riveter de l'intérieur.

La NSX finit par s'arrêter sur ce que Dar espérait être l'accotement. Il n'avait pas osé relever la tête pour vérifier. Il rampa en travers de la console et du siège passager couverts de débris de verre. Il en tombait de son dos et de ses cheveux. Il mit le levier au point mort, serra le frein à

main et sortit par la portière pour se retrouver à plat ventre sur la chaussée, hasardant un coup d'oil par-dessous la voiture de sport surbaissée, pour essayer de voir si la E 340 s'était arrêtée à côté de sa NSX. Pas de chance, si jamais c'était le cas. Une trentaine de mètres le séparaient de la clôture qui bordait l'autoroute, et il n'y avait pas un seul arbre, pas le moindre abri visible au-delà.

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Pas de roues en vue. Il entendit le rugissement du moteur de la Mercedes qui s'éloignait au moment o˘ il rampait en s'aidant des coudes jusqu'à

l'avant de la NSX. Il eut à peine le temps de voir la silhouette grise du véhicule qui s'éloignait à vive allure.

Il se releva, tout tremblant, sentant monter l'adrénaline, refoulant son envie de vomir, et se demanda, alors seulement, s'il avait été touché. Il porta la main à son oreille gauche et la retira pleine de sang, mais ne tarda pas à se rendre compte qu'il ne s'agissait que d'une simple coupure par un éclat de verre. ¿ part quelques égrati-gnures causées par des fragments de verre de sécurité, il n'avait absolument rien. Une Honda Civic passa à ce moment-là, en dessous de la vitesse limite. Le chauffeur à la figure ronde regarda, ébahi, Dar et sa voiture.

Il inspecta la NSX. Ils avaient visé haut et n'avaient pas lésiné sur les munitions. Les vitres, à gauche comme à droite, avaient sauté. Le pilier A avait été troué par une balle. L'alu brillait autour de l'orifice au bord déchiqueté. Il y avait trois impacts dans la portière côté conducteur. L'un des projectiles aurait atteint Dar droit dans les fesses si le montant de protection latéral en acier ne l'avait pas dévié. Les deux autres avaient heurté le pilier B au niveau de la portière, là o˘ se trouvait la poignée.

L'avant de la voiture avait reçu une demi-douzaine de balles lorsque la NSX

avait ralenti, mais une inspection rapide montra à Dar que les roues n'étaient pas touchées. Le capot bas et incliné était éraflé, et quelques balles s'étaient logées entre la roue et l'habitacle ou entre la roue et le pare-chocs avant. Si l'Acura NSX avait eu son moteur à l'avant, les dommages auraient été considérables. Mais la voiture de sport avait son moteur au centre, juste derrière le siège du conducteur, et il tournait avec son bruit habituel. Ce fut ce qui le décida, outre le fait que les roues étaient intactes et qu'il n'avait décelé aucun dommage structurel ou ayant trait à la suspension.

Il ôta brusquement sa chemise et s'en servit pour épousseter le siège du conducteur couvert de fragments de verre. Puis il s'assit au volant, passa la première et démarra en trombe. La Mercedes grise venait de disparaître derrière un dos d'‚ne, peut-être à trois kilomètres de là. Elle roulait vite. Il estimait qu'elle doublait les autres 58

voitures, peu nombreuses, à 30 ou 40 km/h au-dessus de la vitesse maximale autorisée, qui était de 110 à l'heure.

Il roulait à 160 lorsqu'il quitta la bande d'arrêt d'urgence pour se remettre sur la file de droite et doubler en trombe la Civic de tout à

l'heure, dont le conducteur à la figure ronde lui jeta un regard éberlué.

C'est complètement dingue, se dit-il en passant nerveusement la quatrième.

Le sifflement du moteur six cylindres atmosphérique juste derrière son siège tandis qu'il ouvrait la cage aux tigres s'accompagna d'un bond de l'aiguille du compte-tours jusqu'à 7 800 tours, à la limite du rouge.

Mais il était furieux, furieux comme il ne l'avait pas été, dans son souvenir, depuis bien longtemps. Il passa la cinquième et colla le pied au plancher.

Il doubla sur leur gauche deux berlines et un semi-remorque. Il allait si vite que le déplacement produisit un effet Doppler. Après avoir franchi le dos d'‚ne, il ne tarda pas à revoir la Mercedes grise, sur la file de gauche, lancée à plus de 160 à l'heure. Il porta la main à sa poitrine pour prendre son téléphone mobile dans sa poche de chemise, et se rappela qu'il l'avait enlevée pour la jeter en boule sur le siège côté passager après l'avoir utilisée pour chasser les morceaux de verre. Il chercha le téléphone à t‚tons, mais il n'y était plus. Il avait d˚ tomber de la poche lorsqu'il avait rampé pour sortir de la voiture ou quand il avait épousseté

le siège. Zut ! Il se dit, pour se consoler, que le bruit de l'air qui s'engouffrait par les deux vitres éclatées aurait noyé son appel à la police. Par bonheur, le pare-brise était intact, à l'exception d'une fissure de cinq centimètres de long dans le coin supérieur gauche, à

l'endroit o˘ une balle avait touché le haut du pilier A.

Sans perdre de vue la route et la Mercedes, il regarda, l'espace d'une fraction de seconde, à combien il roulait. Un peu plus de 250. Il accéléra encore, tout en se penchant pour ramasser sa sacoche photographique sur le plancher devant le siège passager. Par pitié, Dieu ou qui que vous soyez qui êtes aux commandes, faites qu 'aucune balle n 'ait touché mes appareils.

Il s'assura, au moyen de quelques t‚tonnements et de très rapides coups d'oeil, que la sacoche n'avait pas souffert. Il en défit le 59

couvercle et vida sans cérémonie son contenu sur le siège vide à côté de lui. Il écarta l'appareil numérique. Ce qu'il voulait, c'était le Nikon avec le téléobjectif.

Il serra le Nikon entre ses genoux, t‚tonna pour trouver l'objectif qu'il voulait et entreprit de le fixer à la place de l'autre tout en accélérant dans la montée à plus de 265 à l'heure. Habituellement, il fallait deux mains pour accomplir un tel travail. On appuyait sur un bouton pour retirer l'objectif en place avant de visser le nouveau. Il lui était déjà arrivé de le faire avec une seule main, mais jamais à cette vitesse-là.

Du coin de l'oil, il aperçut une voiture de la police de la route de Californie qui arrivait dans l'autre sens sur la voie ouest en direction du nord. Il regarda dans son rétro juste à temps pour voir le véhicule noir et blanc couper la ligne médiane, allumer sa rampe lumineuse multicolore et repartir en sens inverse pour le prendre en chasse. Si la sirène était en marche, il ne l'entendait pas à cause du sifflement de l'air dans le minuscule habitacle.

Il n'avait pas de chance, car cette voiture de patrouille était une de leurs Mustang faites pour la poursuite, probablement le modèle 1994, à

moteur V-8 302. D'après ce qu'il avait pu voir du chauffeur et de son équipier, c'étaient des jeunes, et la vitesse à laquelle ils roulaient montrait qu'ils étaient plutôt du genre fonceur. Pas de chance, décidément, se dit-il en se concentrant sur la Mercedes devant lui.

Pendant tout ce cirque, il avait gardé, par miracle, ses lunettes de conduite Seregenti sur le nez. Sans elles, il ne savait pas comment il aurait fait pour y voir clair avec tout ce vent. La Mercedes n'avait plus à

présent qu'une vingtaine de longueurs d'avance. Elle avait ralenti à 140.

Mais le chauffeur venait sans doute de jeter un coup d'oil à son rétro et d'apercevoir la NSX, ou la rampe lumineuse sur le toit de la voiture de police, ou encore les deux, car soudain la Mercedes grise changea de file et accéléra dans la côte, dépassant toutes les autres voitures à gauche ou à droite, zigzaguant sur cinq voies pour se faufiler entre elles et foncer en avant.

Dar la suivait de près. Normalement, les Mercedes E 340 étaient équipées d'un limiteur électronique qui les empêchait de dépasser les 210 km/h, mais cette putain de tire aux vitres teintées, au becquet 60

spécial et aux pneus surdimensionnés faisait au moins du 250 en slalomant à

travers une circulation de plus en plus dense.

Merde, se dit Darwin. Il avait réussi à mettre en place le 200 mm sur le Nikon tout en doublant allègrement à droite et à gauche, mais la Mercedes avait encore quatre cents mètres d'avance, et c'était trop loin pour photographier la plaque minéralogique. D'ailleurs, il n'avait aucune idée de la manière dont il aurait pu s'y prendre pour empêcher l'appareil de bouger, même s'il avait été plus près.

C'était sans importance, se disait-il. Il laissa retomber le Nikon sur ses genoux, agrippa à deux mains le volant parfaitement ergonomique et quitta la voie de droite pour coller au train de la Mercedes. Son compteur affichait 275, et il était dans la zone rouge. Il ne voulait certes pas griller le moteur de son Acura. C'était du travail d'artiste, un assemblage réalisé par un seul homme dans l'usine japonaise. quelque part sur ce bloc-moteur presque entièrement en alu, le nom de cet ouvrier était gravé en caractères japonais. ¿ l'ère des compresseurs, des turbocompresseurs et autres systèmes assistés d'admission d'air, la perfection de ce moteur V-6

atmosphérique produisait de la vitesse. Ce serait une hérésie que de bousiller une telle mécanique. Néanmoins, Dar maintenait la pédale perforée collée au plancher - ou plus exactement au tapis luxueux en caoutchouc qui remontait contre le tablier au-dessus de la moelleuse moquette noire. que l'aiguille du compte-tours aille dans le rouge, si elle voulait ! Le petit six-cylindres hurla de plus belle, et la distance entre les deux voitures se raccourcit encore.

Et s'ils ralentissent pour me canarder de nouveau ? se demanda la partie encore lucide du cerveau de Dar. Il n'avait pas d'arme dans sa voiture. Ni d'ailleurs à la maison. Il détestait les armes à feu. Et si les flics me tiraient dessus au cas o˘ je ralentirais ? répliqua la partie de son cerveau imbibée d'adrénaline. Je ferais mieux de coincer ces enculés d'abord.

La Mercedes se déporta de la voie d'extrême gauche à celle d'extrême droite, coupant la route à deux autres véhicules. L'un d'eux - une fourgonnette Ford Windstar - freina trop précipitamment et fit un quadruple tête-à-queue pour se retrouver le nez en sens inverse de la circulation.

Dar vit que le chauffeur et sa passagère étaient blêmes quand il les dépassa à 270 à l'heure.

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C'est comme ça que tu vas finir, connard ! cria sa moitié lucide à celle au cr‚ne épais bourré d'adrénaline. Au cinéma, ces poursuites en voiture sont excitantes, et les héros s'en tirent toujours de justesse. Mais dans la vie, ce sont des familles qui meurent, des innocents qui périssent. Et encore, tu n 'es même pas flic. Tu n 'as pas le droit défaire des trucs pareils.

Le Dar au volant était théoriquement d'accord avec l'autre. Il jeta un coup d'oil à son rétro et vit les roues de la Mustang de la police qui décollaient pratiquement du sol en franchissant le dos d'‚ne un peu moins de deux kilomètres derrière lui. La partie de lui qui conduisait était furieuse comme il ne l'avait jamais été depuis des années. La distance entre la Mercedes et lui n'était plus que d'une centaine de mètres. La E

340 occupait de nouveau la voie de gauche, o˘ elle était toute seule.

Maintenant le pied au plancher, Dar posa le Nikon sur la rainure de la portière à la vitre éclatée, en maintenant le co˚teux objectif à

l'intérieur pour qu'il ne soit pas dévié par le vent.

«a ne va pas être facile, se dit-il.

Le mieux était de prendre les clichés à travers le pare-brise en maintenant l'appareil de ses deux mains posées sur le volant. Il mitraillerait en automatique, en espérant que l'un des clichés serait utilisable.

Mais la Mercedes freina brusquement et changea de file si rapidement qu'elle balaya les cinq voies en un fulgurant dérapage contrôlé, évita de peu une camionnette de livraison et redressa juste à temps pour s'enfiler sur une bretelle de sortie à la vitesse d'un obus de mortier.

Merde !

Il freina en catastrophe et se retrouva derrière un bus Greyhound. Il freina de nouveau et fut déporté latéralement sur les trois voies qui le séparaient de la sortie. Ce fut de justesse. Les roues arrière de la NSX

mordirent le gravier, il redressa deux fois et accéléra sur la bretelle en pente juste à temps pour lire le panneau de sortie, Lake Street, OK. Il connaissait. La route sur laquelle il déboulait à présent à la suite de la Mercedes en folie n'aboutissait à rien d'autre qu'un village-dortoir nommé Lake Elsinore, sur Lakeshore Drive. C'était l'ancienne sortie pour Alberhill, mais ils avaient déjà laissé derrière 62

eux cette localité insignifiante. Devant lui sur sa gauche, il aperçut deux voitures de la police locale : des Chevrolet noir et blanc, une Impala et une Monte Carlo. Elles venaient du village et se dirigeaient vers l'ouest à

leur rencontre. La Mercedes et la NSX passèrent en trombe au carrefour avant que les voitures des shérifs s'engagent dans Lakeshore Drive, mais Dar entendit les sirènes des deux Chevrolet qui dérapaient sur la chaussée et accéléraient derrière lui à une centaine de mètres de distance. La Mustang de la police de la route venait juste après, et essayait de les doubler.

Si je m'avance à la hauteur de la Mercedes, se dit-il froidement, comme si c'était un vulgaire problème d'échecs qu'il essayait de résoudre, ces types-là vont me tirer dessus à bout portant. (Il regarda dans son rétro.) Si je ralentis, par contre, les flics ne me tireront probablement pas dessus, mais il se pourrait bien qu 'ils laissent filer la Mercedes pendant qu 'ils s'occuperont de m'arrêter.

Les stops de la E 340 s'allumèrent, et Dar n'eut pas d'autre choix que de freiner brutalement à son tour. Les énormes freins à disque de 43 cm ralentirent si brusquement la voiture qu'il fut projeté en avant avec une force de 3 G tandis que l'enrouleur à inertie de sa ceinture se bloquait pour le maintenir.

Chose incroyable, la Mercedes échappa alors au contrôle de son conducteur, dérapa sur la gauche, fit un tête-à-queue sur la droite, bondit à travers un terrain vague à l'angle de deux rues - Dar vit un mètre de jour sous le ch‚ssis -, retomba sur ses roues, opéra un redressement parfait, puis accéléra en prenant une rue vers l'ouest. Il n'eut pas le temps de lire la plaque tandis qu'il réussissait un dérapage contrôlé pour foncer à travers la voie étroite, mais il savait o˘ il était pour être passé par là

plusieurs fois à l'occasion de ses activités professionnelles. Riverside Drive. C'était, en fait, le début de la 74, une petite route de montagne qui traversait le parc forestier national de Cleveland pour rejoindre l'Interstate n∞ 5 à San Juan Capistrano, une cinquantaine de kilomètres plus loin. Il avait déjà pris ce raccourci plusieurs fois.

L'Impala de la police rata le virage. Dar la vit dans son rétro gauche se jeter dans une station service, o˘ elle évita de justesse une Jaguar qui faisait le plein à la pompe la plus éloignée avant de disparaître dans un nuage de poussière derrière une file de véhicules 63

sur le parking d'un vendeur de voitures d'occasion. La Mustang de la police routière et l'autre voiture du shérif local réussirent à prendre le virage et à le suivre à cinq cents mètres de distance sur la route dont les premiers lacets ralentissaient déjà la poursuite.

Je pourrais m'arrêter là et les laisser prendre la relève, se dit Dar, sachant que ce n'était pas en invoquant le droit de n'importe quel citoyen de procéder à une arrestation qu'il éviterait la prison. Mais soudain un hélicoptère passa bruyamment au-dessus de sa tête, survola la Mercedes, puis décrivit un cercle en s'éloignant du versant de colline et se prépara à effectuer un nouveau passage.

Un hélico de la police, pensa Dar, qui savait que le comté de Los Angeles disposait de seize appareils comme celui-là alors que la ville de New York n'en utilisait que six. Mais quand il vit le logo, il sourit. Super ! Il allait passer à la télé sur KTLA Channel Five au journal de 18 heures ! En fait, il y était probablement déjà ! Il y avait un si grand nombre de poursuites routières télévisées en direct en Californie du Sud qu'on parlait de créer une chaîne du c‚ble qui ne passerait que ça !

Dar fonçait sur la route aux lacets de plus en plus étroits et escarpés en s'efforçant de ne pas perdre de vue le toit de la Mercedes. Cela faisait des années qu'il avait abandonné la compétition en voiture de sport, mais il se sentait parfaitement à l'aise en négociant chaque virage serré avec une précision millimétrique, accélérant au sortir de la courbe, préparant le virage suivant, rétrogradant, chassant légèrement à l'arrière, accélérant de nouveau à fond. Très peu de voitures au monde étaient capables de battre la NSX sur ce terrain. Lorsque les deux véhicules arrivèrent en vue du col, la police était loin derrière, et la Mercedes n'avait que trois longueurs d'avance sur lui.

Ils avaient parcouru un peu plus de trois kilomètres de lacets depuis Lake Elsinore. Les occupants de la Mercedes avaient d˚ décider qu'il était temps de se débarrasser de lui, car ils ralentirent au milieu d'un virage montant en épingle à cheveux, et la vitre avant côté passager descendit pour laisser voir la tête d'un homme brun vêtu d'un costume foncé et armé d'un Mac-10 en métal noir.

Dar prit cinq ou six clichés avec son Nikon tenu d'une seule main pendant que l'arme automatique le visait. Il y eut un impact 64

métallique à l'arrière droit de la voiture de sport, mais elle ne dévia pas de sa course, et Dar laissa retomber l'appareil sur ses genoux avant de rétrograder, puis de négocier un nouveau virage serré dans la montée, en accélérant jusqu'à ce qu'il soit presque pare-chocs contre pare-chocs avec la Mercedes. Elle avait une plaque du Nevada, dont il retint le numéro.

Le tireur se pencha de nouveau à la portière, mais Dar était trop près. Il esquiva en se déportant sur la gauche et accéléra de manière à se trouver à

hauteur de la Mercedes. L'homme fit feu à travers sa vitre arrière gauche teintée, faisant voler des éclats de verre couleur bronze, mais Dar avait subitement accéléré et roulait à présent de front avec la Mercedes. La vitre du chauffeur descendit, et Dar put voir le visage des occupants, qu'il mémorisa tandis que les deux véhicules approchaient du dernier virage en épingle à cheveux à 140 à l'heure.

Il savait que les ennuis allaient commencer là. Il y avait une longue ligne droite sur la crête avant que les virages reprennent. Mais dans cette dernière courbe avant le col, juste devant eux, se trouvait un vieux restaurant transformé en bar à motards, qui s'appelait The Lookout. Dar y avait fait halte un jour pour déjeuner, mais l'ambiance - entre vingt et trente ´ gros cubes ª étaient généralement garés devant la porte, avec autant de gaillards barbus en train de s'empiffrer et de se bagarrer à

l'intérieur - n'avait pas été tellement à son go˚t.

Le bar se trouvait du côté droit de la route, avec une terrasse donnant au sud. Il s'agissait, en fait, d'une extension en planches à moitié pourries posées sur des poutres en bois surplombant le versant abrupt de la colline au-dessus du lac Elsinore. Une bonne douzaine de motards étaient attablés sur cette terrasse, leurs bécanes garées juste devant la façade.

Dar tourna la tête juste à temps pour voir le passager de la Mercedes se pencher derrière le canon du Mac-10 braqué sur lui par la portière à la vitre baissée. Il le visait à la tête.

Il donna un brusque coup de frein. L'arme automatique tira au-dessus de son capot. Il braqua sec sur la droite et accéléra brusquement, percutant la lourde Mercedes par le travers. L'airbag avant gauche latéral de la E 340

se déploya aussitôt, plaquant la main du

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tireur contre le sommet du cadre de la portière. Le Mac-10 lui échappa des mains et rebondit sur le capot de Dar. La NSX modèle 92 n'était équipée en série que d'un seul airbag côté conducteur, mais après avoir passé trois ans à examiner à la loupe et à reconstituer des accidents o˘ des coussins gonflables étaient intervenus, il avait décidé de neutraliser le sien.

Il était maintenant debout sur la pédale de frein, obligeant d'abord la Mercedes à dévier sur la droite, puis lui collant à l'arrière, ses pneus hurlant et fumant, mais l'ABS tenant bon. La pédale tressautait sous son pied tandis qu'il dérapait, passait la seconde en catastrophe et réussissait presque à prendre le virage en épingle sur la gauche, quittant le bas-côté, rasant le restaurant, arrachant quelques broussailles et faisant voler des cailloux, pour s'arrêter finalement dans un nuage de poussière une trentaine de mètres plus loin sur la route.

quand son coussin latéral s'était déployé, le tueur avait basculé contre le conducteur, que la ceinture de sécurité empêchait de tomber en avant mais qui avait du mal à garder le contrôle du véhicule. La Mercedes fonça droit sur le sommet de la courbe du virage et renversa la première rangée de Harley. Les deux airbags avant de la voiture se déployèrent à un moment o˘

le chauffeur, toujours coincé par le poids de son passager, était incapable de bouger. Il fut, de plus, aveuglé par l'explosion du gonflage, et le volant lui était devenu inaccessible. Le tueur était paralysé de son côté

par l'airbag. La voiture continua sur sa lancée, malgré la pédale de frein écrasée à mort. Elle renversa plusieurs autres Harley à droite et à gauche, faisant fuir une douzaine de motards sortis voir ce qui se passait. Puis elle alla droit sur la terrasse aux planches pourries, réduisit plusieurs tables en miettes, dérapa sur le bois, enfonça la barrière branlante et utilisa la terrasse comme un tremplin pour décoller du versant de la montagne.

Dar entrevit une dernière fois la Mercedes grise, ses deux vitres avant baissées et les visages de ses deux occupants, la bouche grande ouverte tandis que les airbags se dégonflaient et que la voiture de deux tonnes semblait s'immobiliser dans les airs à la manière d'un dessin animé, évitant de justesse le nez en forme de bulle de l'hélico de la télé dont les caméras gyrostabilisées étaient en train de zoomer 66

sur les visages hurlants et la Mercedes en plein vol. Puis le véhicule piqua du nez et disparut vers le lit de la vallée, deux cent cinquante mètres plus bas.

Le cadre de la NSX avait subi une déformation. La portière côté conducteur ne s'ouvrait plus, et celle côté passager était bloquée par un rocher. Il dut sortir par la fenêtre juste à temps pour voir arriver en dérapant la Mustang de la police routière et la Monte Carlo surchauffée du shérif local. Les portières s'ouvrirent à la volée, les revolvers se pointèrent sur lui, les commandements fusèrent.

Dar se retourna pour se pencher contre la NSX, jambes écartées comme indiqué. Il croisa les doigts sur sa nuque pour obéir aux glapissements des policiers et s'astreignit à respirer lentement pour ne pas être malade. Le flot d'adrénaline déclenché par sa colère dans l'action commençait à se résorber comme un mouvement de marée incontrôlé, ne laissant que des débris disparates sur la grève de ses émotions.

Les policiers de la patrouille routière étaient jeunes, avec des matricules élevés, remarqua-t-il à l'occasion d'un bref coup d'oil qu'il put leur lancer par-dessus son épaule. Il n'avait jamais eu l'occasion de travailler avec eux, et il n'était pas difficile de comprendre, à leurs aboiements rauques, qu'ils n'hésiteraient pas à lui faire sauter sa putain de cervelle s'il faisait le moindre putain de mouvement suspect. Il se tint donc coi pendant que l'un des hommes de la patrouille et le shérif braquaient leurs armes sur lui et que le troisième flic, le plus ‚gé des deux occupants de la Mustang, qui devait avoir dans les vingt-trois ans, s'approchait de lui pour le fouiller rapidement et lui passer des menottes aux poignets.

Deux motards arrivèrent, leur chope de bière à la main. Celui dont la barbe était la plus longue montrait ses dents jaunes en un sourire hilare.

- Hé, mec ! J'avais encore jamais vu un truc pareil ! Ils ont failli emporter ce putain d'hélico de la télé avec eux ! Du grand spectacle !

L'adjoint du shérif leur dit de retourner à l'intérieur du restaurant.

Plusieurs autres motards étaient sortis entre-temps et leur expliquèrent qu'ils n'avaient jamais été à l'intérieur de ce putain de café, qu'ils se trouvaient dehors sur la terrasse et que c'était un putain de pays libre, bordel, la preuve, dans quel autre pays est-ce 67

qu'on peut voir une Mercedes dernier modèle plonger du haut d'une falaise de deux cent cinquante mètres de haut en emportant presque avec elle un putain d'hélico de la télé ? Du jamais vu, ça, les mecs.

- Eddie le Dandy va être obligé de rebaptiser son foutu bar, les mecs, déclara un motard au cr‚ne rasé avec un tatouage de tête de mort sur son torse nu. Il va s˚rement l'appeler le Tremplin, maintenant.

Dar fut soulagé lorsque les deux flics de la patrouille routière le traînèrent dans la Mustang.

- Il faut le conduire à Riverside, leur dit le shérif, qui n'avait pas rengainé son CoÔt à canon long.

- On le sait, on le sait, lui dit le plus ‚gé de ses deux jeunes collègues. En attendant, pourquoi est-ce que vous ne demandez pas des renforts par radio ? On risque d'avoir bientôt une émeute, ici. Et dites-leur qu'il faudrait un légiste, également.

Le shérif se tourna vers les motards, en train d'évaluer les dommages causés à leurs bécanes en lançant des jurons plus ou moins imaginatifs. Il rangea son gros pistolet et retourna vers la Monte Carlo.

Seul son adjoint était allé voir la terrasse amochée, plus branlante que jamais et jonchée de débris. Il se tenait, nerveux, au bord du précipice, là o˘ la barrière était défoncée, pour regarder dans la direction du lac Elsinore o˘ la Mercedes avait disparu. En contrebas, on entendait le bruit de l'hélicoptère de la télé. Dans un coin de son cerveau, pendant que les flics le poussaient sur le siège arrière de la Mustang, Dar était en train de calculer le temps qu'il avait fallu à la Mercedes pour arriver en bas.

«a promettait de faire un sacré scoop à la télé.

La dernière chose qu'il entendit avant que la portière se referme fut l'adjoint, au bord de la terrasse, qui répétait doucement Bordel de merde !

Bordel de merde ! Bordel de merde ! comme si c'était un mantra.

Dick le débile

La poursuite et l'arrestation de Dar étaient aux nouvelles de mardi après-midi. Libéré sous caution le soir même, il assista à une réunion le mercredi matin dans le bureau de l'adjoint du procureur à San Diego.

Lors de son arrestation, Dar n'avait plus de chemise, il ne portait que des baskets et un Jean taché de sang qu'il avait mis à 16 heures. Les éclats de verre l'avaient fait saigner en de multiples endroits, ses cheveux étaient en désordre et il avait une barbe de deux jours. Son regard devait ressembler à ce que ses copains du Vietnam appelaient à l'époque ´ le look après la bataille ª. Sa photo anthropométrique lui donnait l'air patibulaire à souhait, et il envisageait de l'accrocher dans son bureau à

côté de celle, en couleur, o˘ il recevait la toge et le rouleau de parchemin symbolisant son diplôme de docteur es sciences physiques.

Le mercredi matin à 9 heures, assis à la longue table de conférence en compagnie de plus de douze autres personnes qui n'avaient pas encore été

présentées, Dar était rasé de près, douché et vêtu d'une chemise blanche impeccable avec cravate reps à rayures, blazer bleu en toile de lin, pantalon gris qualité tropicale et chaussures noires vernies de chez Bally, aussi souples que des ballerines. Il ne savait pas encore au juste s'il était ici en invité ou en prisonnier de l'…tat. Mais dans les deux cas, il tenait à avoir un look décent.

L'assistant de l'assistant du procureur adjoint était un petit homme nerveux qui semblait incarner tous les stéréotypes de la 69

culture gay, depuis sa manière de se tordre les mains en gloussant jusqu'à

la mobilité de ses poignets quand il offrait des beignets et du café à tout un chacun. Alignés sur une petite table face à Dar, il y avait tout un assortiment de chapeaux de Ranger et de casquettes à écusson derrière lesquels étaient assis au moins huit shérifs et officiers de police. Du même côté de la table, mais à l'autre bout, avec des attachés-cases au lieu de chapeaux devant eux, il y avait deux policiers en civil, le premier avec la coupe d'un agent spécial du FBI. Tous sauf le mec du FBI prirent au moins un des beignets que leur tendait l'assistant de l'assistant du procureur adjoint.

Du côté de la table o˘ se trouvait Dar, en plus de Lawrence, de Trudy et de leur avocat, WDD Du Bois, il y avait tout un assortiment de ronds-de-cuir et d'hommes de loi, pour la plupart ridés, froissés, décatis et affalés, en contraste lamentable avec les flics au dos raide, aux m‚choires carrées et aux chemises empesées assis de l'autre côté. La majorité des avocats et des bureaucrates ne prit que du café.

Dar accepta un gobelet de café en plastique avec un remerciement, reçut en échange un ´pas de quoi, pas de quoi, à votre service ª et une tape dans le dos de l'assistant de l'assistant du procureur adjoint, et se cala en arrière sur son siège en attendant de voir ce qui allait se passer ensuite.