finit par s'arrêter. Une minute plus tard, ses occupants le quittèrent et se mirent à courir vers le couvert de la jungle. Dar et Carlos les tuèrent l'un après l'autre. Le deuxième blindé reçut douze balles explosives dans ses trappes avant de virer soudain sur la droite et de s'immobiliser.
L'équipage resta à l'intérieur longtemps après la tombée de la nuit. quand les hommes coururent se mettre à l'abri dans la jungle un peu après minuit, Dar en abattit trois avec sa visée Starlight. Le troisième tank fit demi-tour et se dirigea vers la jungle dans un grand bruit de ferraille, non sans avoir tiré un coup de canon de frustration. L'obus fit un trou de 90
cm dans la grille d'enceinte et explosa dans l'herbe. Le conducteur du T-55
avait commis l'erreur de faire demi-tour pour avoir le maximum de vitesse au lieu de reculer. L'un des tirs du sergent
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Carlos à 1200 m mit le feu au jerrican de carburant fixé sur le côté, et le tank s'enfonça dans la jungle avec tout son arrière en flammes. Il y avait eu deux nouvelles attaques de flanc sérieuses par l'infanterie avant le coucher du soleil. Les marines se déplaçaient maintenant sans cesse d'un niveau à l'autre, d'un parapet à l'autre, en tirant tous azimuts. Il fallait veiller à ne pas glisser sur les douilles vides qui jonchaient les terrasses. L'ennemi avait fait sauter le premier rang de barbelés lors de son dernier assaut avant la tombée de la nuit, et une trentaine d'hommes s'étaient glissés dans la zone intermédiaire entre la première et la deuxième ligne de défense.
- L'ARVN n'a pas miné le terrain ? demanda Chuck.
- Non, malheureusement, lui dit le sergent Carlos. C'est le seul putain d'endroit dans tout ce putain de Sud-Vietnam qui ne soit pas saupoudré de mines.
Les trente fantassins poussèrent un cri de victoire, brandirent le drapeau nord-vietnamien et se ruèrent vers la deuxième ligne de barbelés. Les quatre marines les tuèrent tous.
Ce n'est qu'après minuit que les Viet-congs et l'ANV ressortirent de la jungle en rampant vers les barbelés. Pendant l'entraînement, on avait appris à Dar que les dispositifs passifs d'intensification d'image de dernière génération - les lunettes de vision nocturne -étaient, pendant cette guerre, l'équivalent des viseurs de bombardement Norden de la Seconde Guerre mondiale : une technologie demeurée ultrasecrète. Au début du conflit, le mot d'ordre était : ´ La nuit appartient à Charlie. ª
Aujourd'hui, elle appartenait aux marines.
Vingt-cinq ans après Dalat, quand Dar voyait une publicité, dans un catalogue de sports de plein air comme celui de LL Bean, pour des lunettes de vision nocturne à six cents dollars, il ne pouvait s'empêcher de sourire. Cet accessoire miraculeux, pour lequel on devait mourir plutôt que de le laisser tomber aux mains de l'ennemi, était devenu un vulgaire article de vente par correspondance, référence NP14328, expédiable en 24
heures chez vous. quelques années plus tôt, il avait commandé ce modèle et l'avait trouvé plus léger et plus efficace que son Starlight de l'armée.
quant au prix, c'était sans comparaison.
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Ned avait utilisé le dispositif de vision nocturne monté sur trépied pour observer l'ennemi à une distance allant jusqu'à 1 400 m, et avait prévenu Dar et Chuck lorsqu'ils pouvaient se servir de leur visée Starlight, à 800
m ou moins, avec les M-14. Pendant ce temps, le sergent Carlos se servait d'un autre DVN monté sur la M2 calibre 50 pour faucher l'ennemi à 1 500 m à
l'instant même o˘ il se montrait parmi les ombres nocturnes.
Chose inhabituelle au Vietnam à cette époque de l'année, le ciel était demeuré dégagé tout au long de la nuit. Il n'y avait pas de clair de lune, mais les étoiles étaient magnifiques.
Peu après le lever du soleil, le deuxième jour, six chars T-72 flambant neufs et six T-55 convergèrent d'un air décidé vers le réacteur de Dalat.
L'infanterie suivait. Les francs-tireurs de l'ANV entretenaient un feu de couverture nourri à partir de la jungle.
- Je ne savais pas que ces foutus Nord-Vietnamiens avaient tous ces tanks dans leur putain d'armée, commenta le sergent Carlos en ponctuant son discours de jets de salive noire de tabac à chiquer.
Dans les profondeurs du b‚timent, pendant ce temps, Wally et John avaient dormi une heure chacun. Pendant le sommeil de l'un, l'autre manipulait les matériaux radioactifs à l'aide d'un chariot élévateur à fourche. Aucun des quatre marines, par contre, n'avait dormi.
Le sergent regardait les tanks en train de s'approcher de la première ligne de barbelés. Il s'était occupé dès l'aube de discuter par radio avec leur commandement. Juste avant que le cercle de blindés n'atteigne la première ligne de barbelés, une escadrille de cinq F-4 Phantom ultrarapides apparut dans le ciel à une altitude de soixante mètres et l‚cha plusieurs chapelets de bombes à charge creuse à très haut pouvoir brisant. Dar vit, incrédule et recru de fatigue, la tourelle du T-72 de tête voler à cent mètres de haut, plus haut que les F-4, tandis que les jambes calcinées du servant du canon pendaient et ruaient dans le vide.
Plusieurs tanks survécurent à l'attaque aérienne et décrivirent des cercles confus, fonçant parfois sur leurs propres troupes au milieu de la fumée et des flammes. Trente secondes plus tard, une force complémentaire de trois Skyhawk A-4D de la Navy partis du porte-avions Kitty Hawk déversa du napalm sur trois côtés du b‚timent
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du réacteur. Les flammes et la fumée qui en résultèrent gênèrent considérablement Dar et les autres quand ils voulurent abattre les survivants en fuite, mais il est vrai qu'il n'y avait que très peu de survivants.
Les vingt-quatre heures suivantes étaient beaucoup moins claires dans la mémoire de Dar, quoique plus indélébiles encore.
Le temps s'était déréglé. C'était la seule explication possible. Il s'était déformé, déroulé presque à l'infini - c'était du moins l'impression qu'il avait - mais en même temps replié sur lui-même, faisant coexister des événements superposés. Tout se passait comme si Dar était tombé derrière l'horizon des événements de l'un des trous noirs qu'il allait étudier, dans les années à venir, pour préparer son doctorat.
Il y eut plusieurs nouveaux assauts violents de l'infanterie le matin de ce deuxième jour. Durant l'un d'eux, les frappes menées par la Navy furent contrées pendant une demi-heure par la résistance de plusieurs centaines de soldats réguliers de l'ANV. Ce n'étaient plus des Viet-congs en pyjama noir, mais des troupes d'élite en uniforme, bien nourries et bien armées, la fierté du général Giap. Elles réussirent même à s'avancer jusqu'à la dernière rangée de barbelés. Dans des circonstances normales, Dar et ses compagnons auraient demandé des tirs d'artillerie aux bases voisines, mais l'artillerie américaine avait déjà été rapatriée, et tous les postes d'artillerie de l'ARVN du pays avaient été capturés par l'ennemi. La seule chose qui sauva leur petit Alamo fut le fait que Giap, de toute évidence, voulait prendre le réacteur intact.
Dar se souvenait que c'était au cours de l'une de ces attaques, le matin du deuxième jour, que le canon de son M-40 d'origine avait fondu et qu'il avait d˚ prendre le fusil de précision de rechange. Ned avait été tué d'une balle de franc-tireur de l'ANV juste avant la dernière attaque du matin -
ou peut-être juste après, il ne se souvenait plus très bien. Ce qu'il n'avait pas oublié, c'était la chronologie des morts. Ned avait été touché
en plein dans l'oeil alors qu'il se servait du télescope à grossissement 20, aux environs de midi. Le sergent Carlos avait reçu deux balles dans la poitrine et dans la
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gorge pendant la fusillade de la veille, et il était mort au moment o˘
l'orbe rouge du soleil disparaissait derrière le mont Lang Biang. Chuck avait été fauché par une volée de balles quelques secondes avant qu'ils ne grimpent à bord du Sea Stallion.
Toute la nuit, pendant que Wally et John manipulaient des bras mécaniques et des extracteurs dans les profondeurs du b‚timent, Chuck et Dar avaient parlé du plan B. Il s'agissait de traverser à pied 80 km de jungle pour rejoindre la côte. Ils savaient tous les deux que c'était maintenant impossible à réaliser. Non pas à cause de la présence de deux bataillons au moins d'infanterie motorisée de l'ANV et peut-être de trois compagnies viet-congs dans la jungle autour d'eux. Des marines pouvaient s'en accommoder. Mais parce qu'ils n'arriveraient jamais à la côte en portant leurs deux camarades morts et en aidant les deux spécialistes à transporter des centaines de kilos d'isotopes et de plutonium et de Dieu sait quoi radioactifs. Les marines avaient pour principe de ne jamais laisser leurs morts derrière eux.
Dar avait toujours pensé que cette politique était le comble de l'obscénité. …changer des vies contre des morts. Mais il savait aussi qu'il n'allait pas être le premier à la rompre en laissant Carlos et Ned à
l'ennemi.
quand la dernière attaque de la journée fut terminée et que le dernier bombardement aérien eut laissé place, une fois de plus, à un largage de napalm par quatre F-4 rapides, l'artillerie ennemie pilonna les hangars attenants et les deux jeeps, qui prirent feu. La base du b‚timent de confinement du réacteur fut atteinte, et Dar ne devait jamais oublier l'odeur de chair humaine grillée qui se dégagea alors, ni la honte qu'il éprouva lorsque la faim qui lui tenaillait le ventre le fit saliver. Cela faisait plus de vingt heures qu'il n'avait rien mangé. Les cris semblaient venir de quelques mètres et non de quelques dizaines de mètres de là. Il se souvenait avec acuité de la manière dont il s'était recroquevillé derrière le parapet, en couvrant son fusil à lunette de tout son corps comme lorsqu'on protège son enfant tandis que les flammes montaient à soixante mètres autour du réacteur et que l'air devenait trop br˚lant pour être respiré.
Chuck et Dar avaient passé la seconde nuit à se déplacer d'une position à
l'autre en se servant des visées Starlight montées sur les 296
M-14 et du NOD de la mitrailleuse pour repérer et éliminer les dizaines de sapeurs et de fantassins qui arrivaient en rampant de toutes les directions à la fois.
- Tu n'as pas vu Beau Geste ' ? avait demandé Dar à son camarade pendant une accalmie.
- Hein ? avait crié le marine du haut du second parapet.
- Laisse tomber ! avait répondu Dar.
L'ANV était en train de créer un écran de fumée. Ce qui n'était pas bête, car même les lunettes de visée nocturne à intensification d'image n'étaient pas capables de percer un bon brouillard, mais il y avait déjà tant de fumée dans l'air que cela gênait les tireurs embusqués de l'ANV eux-mêmes.
Normalement, quand un soldat s'approchait d'eux à moins d'une centaine de mètres, Chuck ou Dar apercevait une tache verte au milieu de la fumée et des flammes, et il le descendait d'une seule balle. quand ils étaient côte à côte, leur efficacité était accrue. Celui qui tirait s'écriait : ´
Laisse ! C'est pour moi ! ª comme un joueur de base-bail d'une équipe de juniors.
¿ 2 heures du matin, la seconde nuit, Wally et John grimpèrent en titubant sur la terrasse pour annoncer que tout était prêt sur des palettes et qu'on pouvait commencer à charger les jeeps. Pendant que Dar leur expliquait que la situation avait changé et qu'ils étaient assiégés par l'ennemi, des milliers de balles crépitaient sur le parapet. Les sacs de sable étaient en charpie, et le sifflement des projectiles était aussi régulier qu'une pluie serrée s'abattant sur une toile de tente. Les ricochets étaient ce qu'il y avait de plus dangereux. Les deux marines saignaient de multiples égratignures causées par des éclats de maçonnerie et des balles en fin de course.
Dar voyait encore Wally en train d'essuyer ses verres. Il avait les yeux rouges d'épuisement, mais écarquillés d'étonnement devant l'aspect des deux hommes.
- On dirait qu'il y a eu des coups de feu pendant qu'on était en bas, avait-il dit.
La radio mobile fut détruite peu après que Wally et John eurent achevé leur travail. Mais Dar avait eu le temps de demander deux 1. Ce film de William Wellman (1939) avec Gary Cooper a pour cadre la Légion étrangère.
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frappes aériennes à 4 heures. Le plan, à l'origine, prévoyait l'envoi d'un Slick ' pour récupérer les deux marines, les deux corps, les deux spécialistes et une demi-tonne de matériaux radioactifs. Leur couverture serait assurée par un l‚cher massif de napalm et de bombes à fragmentation, suivi d'une attaque d'hélicoptères d'assaut Huey qui mitrailleraient la jungle tout autour du réacteur. Mais la Navy doutait qu'un seul Huey p˚t soulever une telle charge, et essayer de poser deux hélicoptères côte à
côte au milieu de toutes ces flammes et de toute cette fumée revenait à
courir au désastre. Finalement, l'état-major avait décidé de recourir à un autre appareil bien plus grand, spécialisé dans les opérations de sauvetage, le Sea Stallion, présentement occupé à évacuer les politiciens vietnamiens importants et leurs familles avec tous leurs bagages pour les transporter de Saigon aux porte-avions ancrés au large.
L'heure du rendez-vous arriva sans qu'il y e˚t la moindre frappe, le moindre pilonnage ni le moindre hélicoptère d'évacuation. Dar avait la conviction qu'aucune opération de sauvetage ne serait plus possible après le lever du jour. L'ANV avait de sérieux moyens de défense antiaérienne, y compris des missiles SAM tirés à l'épaulée. ¿ 5 h 40, Dar avait échangé
comme un zombie son dernier M-14 avec visée Starlight contre un M-40 de précision avec lunette de visée de jour Redfield. Il se rappelait avoir essuyé le sang qui couvrait la lunette, sans être capable de dire de qui il venait. Pour la première fois, tandis que la deuxième aube de Dalat montrait le bout de ses doigts rosés - la phrase épique ne cessait de résonner dans sa tête -, il se crut au bord de la catalepsie. Il était sur le point de s'abandonner en même temps à la peur et au go˚t du sang. Il sentait lui échapper la maîtrise de soi qu'il avait passé sa courte vie à
essayer d'acquérir.
Les avions rapides arrivèrent en rugissant à 6 h 45. Six Phantom F-4 qui déversèrent tellement de napalm que Dar en perdit ses sourcils et la plus grande partie de ses cheveux. Les hélicos de combat se montrèrent avant même que cesse le bruit assourdissant des jets. Les Huey mitraillèrent les abords de la jungle dans toutes les
1. Hélicoptère de transport Huey UH1D.
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directions. Les tirs de missiles à l'épaulée de l'ANV continuèrent, traçant dans l'air des traînées de fumée entrecroisées comme des feux d'artifice sophistiqués un jour de fête nationale. Mais les hélicos de combat rasèrent le sol et ouvrirent le feu avec leurs minicanons, préférant s'exposer au tir des armes légères plutôt que de rester en altitude et risquer de se faire abattre d'un tir de missile.
Le Sea Stallion arriva alors, soufflant de la fumée en spirales complexes qui magnétisèrent un Darwin Minor engourdi d'épuisement. Il était tellement fasciné par le jeu des remous créés dans l'air par les pales de l'énorme rotor qu'il en oubliait presque de bouger. Des années plus tard, il devait faire appel aux mathématiques du chaos pour analyser les variations fractales du phénomène.
Des événements survenus à 6 h 45 de ce second jour, il ne conservait qu'un souvenir très diffus. Chuck l'avait écarté du parapet, et Dar avait porté
le corps du sergent Carlos jusqu'à l'hélicoptère qui attendait pendant que Chuck portait celui de Ned. Puis ils étaient allés aider les spécialistes à
sortir les isotopes et autres trophées.
Le conteneur doublé de plomb o˘ se trouvaient les précieux 80 g de plutonium de qualité militaire avait la priorité absolue, un peu comme les pierres de lune sur lesquelles les astronautes d'Apollo avaient fait main basse dès qu'ils avaient quitté le module. Chuck prit le conteneur dans ses bras et courut vers le Sea Stallion tandis que Dar traînait la dernière caisse de bric-à-brac nucléaire vers l'entrée.
Il revoyait clairement l'image de Chuck fauché par une douzaine de balles tandis que la fumée s'éclaircissait juste assez pour que les tireurs ennemis puissent les canarder à partir du grillage. Dar s'était figé sur place. Wally et John étaient déjà à bord du Sea Stallion, et il était le seul dehors, à moins de cent mètres de la vingtaine de tireurs d'élite de l'ANV qui venaient de faire de Chuck une bouillie sanglante. Bien que le temps f˚t étrangement distordu, il savait qu'il ne réussirait jamais à
saisir son fusil ou à courir se mettre à couvert. Il vit les canons des AK-47 se tourner dans sa direction comme s'ils faisaient partie d'une chorégraphie au ralenti. Puis un hélicoptère Huey parut flotter au-dessus de lui, également au ralenti, tandis que sa mitrailleuse Gatling pivotait et l‚chait ses rafales dans un silence que lui seul entendait. Les douilles volaient,
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les balles crépitaient par centaines, par milliers, captant les premiers rayons du soleil levant. C'était un spectacle magnifique d'un point de vue strictement esthétique, tout ce laiton qui reflétait la lumière solaire.
Soudain, la masse tout entière des tireurs de l'ANV fut enveloppée d'un nuage de poussière puis repoussée et aplatie comme par la main invisible de Dieu.
…quilibrant le corps de Chuck sur son épaule, Dar avait ramassé le précieux conteneur de plutonium et couru vers le Sea Stallion.
¿ ce jour, il n'avait aucun souvenir du vol vers le porte-avions à
l'exception d'un dernier coup d'oil au réacteur de Dalat environné de fumée. Le b‚timent était criblé de balles sur toute sa hauteur de six étages. Dar n'aurait pas pu poser la main sur un seul endroit exempt d'impact. Les sacs de sable s'étaient volatilisés, réduits en charpie, et la charpie s'était envolée.
Plus tard, il n'avait pas le souvenir de s'être posé sur le porte-avions.
Il se rappelait vaguement la confusion qui régnait à bord lorsqu'on l'avait conduit à l'infirmerie qui grouillait de monde. Le médecin lui avait demandé :
- Vos blessures sont graves ?
- Je ne suis pas blessé, avait-il répondu. Juste quelques égrati-gnures par des ricochets de balles et des éclats de ciment.
Ils lui avaient découpé ses bottes, puis sa chemise crasseuse et ensanglantée, et ils avaient tamponné ses plaies.
- Désolé, mon ami, lui avait dit le major plus ‚gé. Vous vous trompez.
Vous avez pris au moins trois balles de AK-47.
Mis sous sédatifs, il ne se sentait pas concerné. Il avait porté le sergent Carlos à l'hélico, il ne pouvait pas être sérieusement blessé. Les balles avaient d˚ perdre la plus grande partie de leur énergie cinétique en percutant le mur du réacteur ou en traversant un sac de sable à moitié vide avant de le toucher. Mais il ne s'en était pas aperçu.
quand il reprit finalement ses sens au bout de quatre jours, on lui annonça que le gigantesque porte-avions était maintenant si encombré de réfugiés que les appareils qui étaient sur le pont - y compris les hélicoptères de combat et le Sea Stallion qui avaient organisé leur sauvetage - avaient été
poussés par-dessus bord pour faire de la place aux nouveaux hélicoptères venus de Saigon avec des cargaisons de VIP.
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Dar s'était rendormi. ¿ son réveil, la ville de Saigon était tombée et s'appelait désormais Hô Chi Minh-Ville. Les derniers diplomates et le personnel de la CIA s'étaient mis en rang sur la terrasse de l'ambassade américaine et avaient été évacués par des Slicks pendant que des milliers d'alliés vietnamiens massés devant les grilles étaient contenus par les derniers marines. Puis les marines, à leur tour, avaient été évacués sous un feu nourri.
La flottille de porte-avions avait pris le chemin du retour. Les hommes politiques importants du Sud-Vietnam dormaient dans les cabines des officiers de l'entrepont tandis que des centaines de marines et de matelots déplacés dormaient sur le pont, autour des hélicos et des A-6 Intruder restants, épuisés, s'abritant tant bien que mal de la pluie fine qui tombait continuellement.
Dar avait accepté de raconter Dalat à Syd, mais en suggérant de préparer d'abord le dîner.
- Vos spaghettis étaient excellents, lui dit-elle quand ils eurent terminé.
Il hocha la tête.
Elle se leva, tenant sa tasse de café à deux mains.
- Vous voulez bien me raconter ce qui s'est passé à Dalat, à présent ? Je ne connais les faits que dans les grandes lignes.
- Il n'y a pas grand-chose à dire. Je n'y suis resté que quarante-huit heures en 1975. Mais j'y suis retourné il y a quelques années, en 97. Il y a un voyage organisé de six jours qui part de Hô Chi Minh-Ville et se termine à Dalat. Les Américains ne sont pas encouragés à se rendre au Vietnam, mais ce n'est pas interdit. On peut y aller à partir de Bangkok sur Vietnam Airline pour deux cent soixante-dix dollars, ou bien pour trois cent vingt dollars sur Thai Airway, qui est plus confortable. ¿ Dalat, on peut descendre dans un hôtel plein de punaises qui s'appelle l'hôtel Dalat, ou bien dans un hôtel plein de puces appelé Minh Tarn, ou encore dans une version vietnamienne de résidence de luxe du nom d'Anh Doa. J'ai choisi Anh Doa. Ils ont même une piscine.
- Je croyais que vous ne preniez jamais l'avion.
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- C'était l'exception qui confirme la règle. En tout cas, c'est un voyage intéressant. On prend un car qui suit la route nationale n∞ 20 d'Hô Chi Minh-Ville à Duc Trong en passant par Bao Loc et Di Linh. Elle passe essentiellement à travers des plantations de thé et de café. La région est très verte. Puis on grimpe jusqu'au col de Pren, à l'extrémité sud du plateau de Lang Biang, et on arrive à Dalat.
Syd écoutait sans rien dire.
- Dalat est renommée pour ses lacs, poursuivit Dar. Ils ont des noms comme Xuan Huong, Than Tho, Da Thien, Van Kiep ou Me Linh. De très jolis noms et de très jolis lacs, mais il y a un peu de pollution industrielle.
Syd attendait toujours.
- Et il y a la jungle, continua Dar. Mais sur les hauteurs de la ville, ce sont surtout des forêts de pins. Elles aussi, de même que les vallées, ont des noms magiques. Comme Ai An, qui signifie forêt de la Passion, ou Tinh Yeu, qui se traduit par vallée de l'Amour.
Syd posa sa tasse de café.
- Merci pour la visite guidée, Dar, mais je me fiche pas mal de savoir à
quoi ressemblait Dalat en 1997. Vous ne voulez pas me dire ce qui s'est passé en 75 ? C'est encore classé top secret, mais je sais que vous avez eu la Silver Star et le Purple Heart pour ça.
- Ils ont distribué des médailles à tous ceux qui étaient là les derniers jours, fit Dar en sirotant son café. Toutes les nations du monde font ça après une défaite. Elles distribuent des décorations.
Syd attendit.
- D'accord, lui dit-il. ¿ vrai dire, même si la mission à Dalat est toujours techniquement classée secrète, le pot aux rosés a été dévoilé en janvier 1997 dans une petite feuille locale appelée Tri-City Herald.
L'histoire a ensuite été reprise en dernière page de plusieurs autres journaux. Je n'ai pas lu l'article, mais l'agence de voyages m'en a parlé
quand je suis allé réserver mon billet.
Syd but une gorgée de café.
- Il n'y a pas grand-chose à dire, répéta Dar.
Sa voix sonnait éraillée, même à ses propres oreilles. Il couvait peut-être la grippe.
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- Les derniers jours avant la grande débandade de Saigon, dit-il, le Sud-Vietnam nous a rappelé que nous lui avions construit un réacteur à Dalat.
Il y avait des matériaux radioactifs sur les lieux, parmi lesquels quatre-vingts grammes de plutonium que le gouvernement américain ne voulait pas voir tomber aux mains des communistes. Ils ont donc expédié là-bas deux scientifiques héroÔques, nommés Wally et John, pour ramener les substances en question avant que le Viet-cong et l'armée nord-vietnamienne ne s'emparent du réacteur. Et ils ont réussi.
- Vous faisiez partie de l'expédition en tant que tireur d'élite du corps des marines. qu'avez-vous fait ?
- Pas grand-chose. Wally et John se sont occupés de tout. (Il sourit.) Ou presque tout. Ils savaient arrêter un réacteur nucléaire en marche, mais il leur a fallu apprendre sur le tas à utiliser un chariot élévateur.
N'importe comment, nous avons trouvé les isotopes et le conteneur marqué
plutonium, et nous avons filé en vitesse.
- Il n'y a pas eu de combats ?
Dar voulut se verser une nouvelle tasse de café, s'aperçut que la cafetière était vide et se rassit. Au bout d'un moment, il murmura :
- Bien s˚r qu'il y en a eu. Il y en a toujours dans une guerre. Même une drôle de guerre comme celle de 1975.
- Et vous avez utilisé votre arme sous le coup de la colère.
- En fait, non. J'ai utilisé mon arme, mais je ne ressentais aucune colère, sauf, peut-être, à rencontre des crétins qui avaient oublié au départ l'existence du réacteur. C'est la vérité.
Elle soupira.
- Le Dr Dar Minor, tireur d'élite dans les marines. Dix-neuf ans. «a ne correspond pas à la personne que je connais. que je crois connaître.
Dar attendit qu'elle continue.
- Vous ne voulez pas me dire au moins pourquoi vous vous êtes engagé dans les marines ? demanda-t-elle. Et, surtout, pourquoi vous êtes devenu tireur d'élite ?
- Je vais vous le dire, murmura-t-il, le cour battant soudain très fort dans sa poitrine tandis qu'il prenait conscience de lui dire la vérité.
Oui, il désirait maintenant lui parler vraiment de tout ça. Et les détails étaient bien plus personnels que l'histoire de Dalat.
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Il consulta sa montre.
- Mais il se fait tard, madame l'enquêteuse, ajouta-t-il. On ne peut pas remettre ça ? J'ai du travail avant d'aller me coucher.
Elle se mordit la lèvre et regarda autour d'elle. Elle avait veillé à ce que les stores et les rideaux soient en place avant d'allumer l'électricité, mais les ombres étaient maintenant aussi riches que l'éclat orangé de la lampe. L'espace d'une seconde, Dar crut qu'elle allait lui proposer de rester passer la nuit - tous les deux -dans le chalet. Son pouls battait à cent à l'heure.
- D'accord, dit-elle finalement. Je vous aiderai à faire la vaisselle, et on repartira. Mais vous me promettez de me raconter dès que possible comment vous vous êtes engagé dans les marines ?
- C'est promis, s'entendit-il répondre.
Ils étaient dehors, en train de regagner leurs véhicules respectifs, lorsque Dar murmura :
- Il y a un épilogue à l'histoire de Dalat, pour ainsi dire. C'est la raison, je pense, pour laquelle le dossier est demeuré confidentiel. Vous voulez que je vous en parle ?
- Naturellement.
- Vous n'avez pas oublié que la mission consistait principalement à
récupérer quatre-vingts grammes de plutonium de qualité militaire ?
- Non.
Il fit tinter ses clés de voiture dans sa main droite. Dans la gauche, il tenait son étui à fusil.
- Wally et John avaient trouvé le conteneur blindé marqué plutonium, et nous l'avions emporté. Les fédéraux, dans leur grande sagesse, l'avaient aussitôt expédié sous bonne garde au complexe nucléaire de Hanford, dans l'Idaho, o˘ ils l'avaient soigneusement rangé à côté de milliers d'autres conteneurs du même genre.
- Oui?
- quatre ans après ma première visite à Dalat, en 1979, quelqu'un s'est enfin avisé de regarder ce qu'il y avait dedans.
Syd attendit la suite dans l'air de la nuit imprégné de l'odeur des pins.
- Ce n'était pas du tout du plutonium qu'il y avait à l'intérieur, continua Dar. Nous nous étions donné toute cette peine pour récupérer quatre-vingts grammes de polonium.
- quelle est la différence ? demanda Syd.
- Le plutonium permet de faire fonctionner les bombes A et H. Le polonium ne fait rien de tout ça.
- Comment ont-ils pu - Wally et George, ou je ne sais trop qui -commettre une telle erreur ?
- Ils n'en ont pas commis. L'un des techniciens vietnamiens qui s'occupaient du réacteur a d˚ intervertir les étiquettes.
- qu'est devenu le plutonium ?
- D'après un nouvel article digne de foi du Tri-City Herald en date du 19
janvier 1997, le porte-parole de la République du Vietnam a déclaré - je cite : ´ L'Institut de recherche nucléaire de Dalat conserve actuellement, avec toutes les précautions techniques requises, une certaine quantité de plutonium abandonné par les Américains. ª
Dar avait dit cela d'un ton léger, mais le silence de Syd qui s'ensuivit fut lourd.
- Vous voulez dire que le réacteur a été remis en service ? demanda-t-elle au bout d'un moment.
- Les savants russes ont aidé les Nord-Vietnamiens à le rendre de nouveau opérationnel un mois après leur victoire.
304
18 Reconnaissance
Dar, l'ex-marine tireur d'élite impitoyable, passa le reste de la soirée du vendredi et toute la journée du samedi à coudre et à parcourir les anciens numéros d'Architectural Digest.
quelques années auparavant, en farfouillant dans les étagères de bouquins de Dar, Larry était tombé sur toute une collection de magazines de décoration intérieure en disant :
- qu'est-ce que ça fout chez toi, ça ?
Dar avait commis l'erreur d'essayer de lui expliquer pourquoi il aimait parcourir ce genre de revue, qui décrivait un monde sans humains, statique, à la perfection figée pour l'éternité, qui se traduisait prosaÔquement par la vie d'un couple, orthodoxe ou homosexuel, vivant dans un univers hors du temps, libre de tout désordre et de tout conflit, o˘ chaque objet était à
sa place, chaque oreiller lisse et dodu. En réalité, le numéro d'Architectural Digest n'était généralement pas retiré des étalages depuis plus de trois mois lorsque le réalisateur et la star de cinéma qui avaient édifié leur palais parfait annonçaient leur divorce. L'ironie de ce décalage entre les intérieurs parfaitement décorés et parfaitement photographiés et le chaos de la vie réelle amusait Dar. Sans compter que c'était la lecture idéale au lit et dans son bain.
- Tu es cinglé, lui avait dit Lawrence.
Dar dut feuilleter deux années entières de la revue avant de retrouver l'article dont il se souvenait.
La demeure de Dallas Trace, qui avait co˚té six millions de dollars, avait été construite dans un quartier de villas situé juste au-dessous 307
de la crête de Mulholland Drive, côté vallée. Le voisinage - qui s'appelait Coy Drive, mais ce n'était pas dans l'article, naturellement - était composé de maisons relativement modestes (un million de dollars et plus, style ranch 1960), mais Trace avait acheté trois de ces propriétés, qu'il avait rasées, et fait construire à la place, par l'un des architectes les plus exotiques d'Amérique, une espèce de truc en béton, genre Louxor postmoderne, avec beaucoup de verre et de fer rouillé, qui s'accrochait au flanc de la colline et éclipsait toutes les autres constructions de la crête.
Dar avait lu et relu l'article, en se concentrant sur les trois pages de photos et en mémorisant chaque porte-fenêtre pour savoir à quelle pièce elle donnait accès. Il y avait en médaillon le visage souriant de l'avocat, avec pour légende : ´ Le cerveau légal le meilleur du monde. ª II était assis dans un fauteuil Barcelona à l'air inconfortable. Sa fiancée, Imogène, la Miss Brésil aux gros nibards (arrivée deuxième au concours de Miss Univers cette année-là), alors ‚gée de vingt-trois ans, était perchée sur le bras en métal à l'aspect encore plus inconfortable du fauteuil.
Pour Dar, le style de cette maison était une horreur. Tous ces murs postmodernes qui n'allaient nulle part, toutes ces corniches m'as-tu-vu aux arêtes coupantes, tous ces plafonds prétentieux de douze mètres de haut, tous ces matériaux industriels avec des boulons apparents, des gonds et des passerelles dans tous les sens, ces áiles ª en fer rouillé qui ne servaient ou ne correspondaient à rien, cette bande de piscine assez étroite pour qu'on puisse l'enjamber... Il avait cependant été ravi de lire que l'architecte avait ´ pour parti pris de ne pas se soucier de considérations bourgeoises telles que volets et tentures dans la mesure o˘
les hautes et somptueuses fenêtres, parfois accolées verre contre verre à
angle aigu pour mieux surplomber le vide vertigineux, contribuent à abolir toute distinction entre extérieur et intérieur et à faire entrer la nature sauvage et magnifique dans chacune des zones de vie brillantes et variées de l'habitation ª.
Cette ńature sauvage ª, d'après le guide Thomas et les cartes topographiques de la région que Dar avait soigneusement étudiés, était en fait le seul vestige de ces collines encore protégé des bulldozers par la découverte de multiples objets d'artisanat indien et 308
aussi par la pression qu'exerçaient sans rel‚che certains résidents opini
‚tres du quartier, parmi lesquels Léonard Nimoy et un écrivain du nom de Harlan Ellison.
La confection du costume ghillie fut extrêmement pénible. Il fallait utiliser les deux tenues de camouflage de grande taille, y coudre des longueurs de filet, renforcer le devant du costume avec de la toile camouflage, puis coudre des pans de la même toile à hauteur des coudes et des genoux.
Il prit les centaines de petits bouts de toile kaki de forme irrégulière et en ´ garnit ª le costume. Un boulot de sept heures, qui consistait à coudre ces satanés lambeaux de toile partout sur le filet, lui-même cousu à la tenue de camouflage. Le devant du costume ghillie n'était que très légèrement garni, mais Dar n'avait qu'à fixer suffisamment de lanières dans le dos pour que le tissu retombe vers le sol chaque fois qu'il se baissait.
Le bob à large bord qu'il avait acheté fut garni de la même façon, mais le filet à l'épreuve des moustiques de l'Alaska lui fut particulièrement utile ici.
Il n'avait jamais fabriqué ni porté personnellement de costume ghillie pendant son entraînement pour le Vietnam. Les marines se battaient et crapahutaient dans la jungle en treillis vert ou camouflage, et utilisaient souvent des branchages et du feuillage quand ils guettaient l'ennemi.
Parfois, ils creusaient des tranchées individuelles pour prendre la position dite du tireur couché. Les costumes ghillie étaient beaucoup trop lourds et étouffants dans la jungle.
Vers le milieu des années 70, à Camp Pendleton, juste à la sortie de la route de San Diego, Dar avait appris l'histoire des ghillies.
Le mot désignait les gardes-chasses écossais du début du xixe siècle. Ils avaient élaboré des camouflages de ce genre pour traquer le gibier - et aussi les braconniers - dans les grands domaines des Highlands. Les francs-tireurs allemands avaient été les premiers à utiliser des tenues militaires de camouflage pendant la Première Guerre mondiale, lorsqu'ils avaient abandonné leurs vareuses encombrantes et fabriqué leurs propres manteaux de camouflage pour ramper dans le no man's land des tranchées. Ils avaient vite découvert l'avantage qu'il y avait à ajouter un capuchon qui, une fois rabattu, ne laissait qu'une fente étroite avec une bande de gaze pour les yeux. Les francs-tireurs n'avaient pas tardé
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à apprendre que l'oil humain, particulièrement sur le champ de bataille, est extraordinairement sensible aussi bien aux mouvements inhabituels - par exemple un buisson qui avance tout seul - qu'à la vision fugace d'un contour de visage. Un canon de fusil attire aussi très facilement l'attention d'un soldat embusqué.
C'est pourquoi le ghillie du sniper moderne a évolué, au cours du XXe siècle, selon un processus sévère mais très efficace de sélection naturelle. Aujourd'hui, dans les écoles spécialisées comme celle des Royal Marines de Lympstone, dans le Devon, ou celle des marines américains à
quantico, en Virginie, ou encore Camp Lejeune et Camp Pendleton, il est courant pour les sous-officiers des marines de recevoir la visite d'homologues des autres corps et de les emmener sur le terrain pour leur expliquer les avantages théoriques du camouflage dans la profession de sniper. Après un bref exposé d'introduction, entre cinq et trente-cinq snipers en costume ghillie se lèvent, en général à moins de vingt pas de leurs invités sidérés qui auraient littéralement pu les toucher en tendant la main. La règle, pour une tenue ghillie réussie, c'est que, si quelqu'un la voit avant de marcher dessus, c'est soit le retour à la machine à
coudre, soit la tombe.
Dar se réjouissait obscurément de savoir que, même à l'heure actuelle, les élèves de l'école des francs-tireurs des marines étaient astreints à
fabriquer leur propre costume ghillie pendant leurs loisirs. Et le résultat, il le savait pour avoir fait une visite à Camp Pendleton quelques années auparavant, était souvent très original.
Ce qui lui rappela une chose. Il cessa brusquement de coudre, jura quelques instants entre ses dents, et appela Camp Pendleton pour prendre rendez-vous avec le capitaine Butler mardi après-midi. En retournant à son ouvrage, il songea qu'il était heureux qu'il n'ait pas à soumettre son ghillie à leur examen. Les marines, sur ces choses-là, sont impitoyables.
Il acheva le ghillie à l'heure du dîner. Il l'essaya d'abord. Il enfila la tenue kaki, la boutonna, mit le bob sur sa tête avec un bon mètre de filet de camouflage et de moustiquaire qui pendait, et alla se placer devant le miroir en pied de la porte du placard pour voir à quoi il ressemblait.
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II n'y avait plus de miroir en pied. Il ne restait que le cadre et deux impacts de balle dans le mur.
Il se rendit dans la salle de bains et grimpa sur le rebord de la baignoire pour s'admirer. La glace ne lui renvoyait qu'une vue partielle, mais le spectacle était assez ridicule pour lui donner envie de s'allonger au fond de la baignoire et de s'endormir jusqu'à ce que tout cela - de Dallas Trace aux tueurs russes en passant par l'Alliance - disparaisse purement et simplement.
Il ressemblait à un monstre de série B, genre production fauchée Roger Corman 1961. Un ´ vieux berger ª anglais à la masse informe, avec des centaines de lambeaux de toile verte pendouillant de partout. Il ne voyait pas ses propres yeux derrière la moustiquaire et les lambeaux de camouflage. Ses mains étaient cachées sous les manches démesurées, le filet et les lanières de toile kaki. Il n'avait plus aucune forme humaine.
C'était une masse de protoplasme qui ressemblait à un tas ambulant d'oreilles de lévrier pendantes.
- Bouh ! fit-il à son reflet.
La niasse protoplasmique n'eut aucune réaction.
Lawrence accepta de le conduire la nuit au début du sentier pour qu'il aille camper. Le ghillie se trouvait avec tout ce dont il avait besoin - en théorie - dans son sac à dos grand modèle.
quand Dar l'avait appelé pour lui demander ce service vers 19 heures ce samedi soir, Lawrence avait répondu :
- D'accord, je veux bien te conduire là o˘ tu veux camper, mais qu'est devenu ton Land Crusher de dix tonnes ? Il me semble qu'il ferait l'affaire.
- Je ne veux pas le laisser à l'entrée du sentier, lui avait répondu Dar.
Je me ferais du souci pour lui.
Et c'était vrai.
Lawrence comprenait très bien. C'était un sujet de plaisanterie entre Trudy et Dar. Invariablement, Lawrence se garait à l'endroit le plus reculé du parking, si possible avec le trottoir d'un côté ou bien des buissons ou des cactus, n'importe quoi pour limiter le risque de trouver au retour une éraflure sur sa carrosserie. Dès qu'il en avait une, il vendait le véhicule pour en acheter un autre.
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- Entendu, je te déposerai, avait-il dit. Je n'avais rien en vue ce soir à
part regarder une cassette, de toute manière.
- Laquelle ?
- Ernest et les joyeuses colonies '. Mais ce n'est pas grave, je l'ai déjà
vu.
Trois cents fois, se dit Darwin. ¿ haute voix, il déclara :
- Je te revaudrai ça. Larry.
- Lawrence, lui dit Lawrence. Tu laisses ton Crusher chez moi, ou je passe te prendre ?
- Je viens.
Lorsqu'ils quittèrent Escondido dans le Trooper de Lawrence, le gros sac à
dos de Dar sur le siège arrière, Lawrence demanda :
- O˘ allons-nous ? Le parc national du désert de Borrego ? La forêt nationale de Cleveland ? Le parc de Joshua Tree ? Plus loin ?
- Mulholland Drive.
Lawrence faillit verser dans le fossé.
- Mul... Mul... Mulholland Drive ? Los Angeles ?
- Oui.
- Pour faire du camping ?
- Oui. Deux jours, je pense. J'ai mon mobile. Je t'appelle pour venir me chercher.
- Huit heures un samedi soir, on n'y sera pas avant minuit. Et tu vas camper dans Mulholland Drive.
- C'est exact. ¿ la sortie de Beverly Glen Boulevard. Tu n'as pas besoin de prendre Mulholland Drive, en réalité. Tu traverses Beverly Hills et tu prends Beverly Glen jusqu'à la crête... côté vallée.
Lawrence lui lança un regard en coin, puis écrasa la pédale de frein, souleva la poussière en exécutant un demi-tour sur les chapeaux de roues et repartit dans l'autre sens.
- Tu ne veux plus me déposer ? demanda Darwin.
- Mais si, grogna son ami. Mais je ne vais pas traverser Los Angeles un samedi soir, grimper à Beverly Hills et m'arrêter à Mulholland passé minuit sans retourner à la maison chercher mon putain de .38. (Il jeta un regard suspicieux à Dar.) Tu es armé ?
1. Ernest Goes to Camp, comédie de John R. Cherry, 1987.
312
- Non, fit Dar.
Et c'était la stricte vérité.
- Tu es complètement cinglé, murmura Lawrence.
Dar demanda à son ami de s'arrêter en route un instant, dans Ventura Boulevard. Il lui avait fallu trois minutes pour trouver sur Internet le numéro de Dallas Trace, sur liste rouge. C'est ce numéro qu'il appela d'une cabine. Une voix de femme lui répondit, avec un accent latino. Non pas la voix ardente et roucoulante d'une Brésilienne, mais plutôt celle d'une gouvernante centre-américaine à qui on ne la fait pas.
- M. Trace, de la part de M. John Cochran, dit-il d'une voix posée de secrétaire efficace.
- Un instant, répondit la femme.
Une minute plus tard, les sonorités traînantes de l'accent bidon du Texas de Dallas Trace firent vibrer le combiné.
- Johnny ! quoi de neuf, amigo ?
¿ son tour, Dar prit un accent fantaisiste. Parlant dans son foulard rouge, il imita de son mieux la voix d'un petit malfrat des quartiers est de Los Angeles.
- Y a du neuf pour ton cul, ça c'est s˚r, ordure de vieux singe albinos qui nique sa mère. Tu crois qu'tu peux dézinguer Esposito comme ça et nous baiser la gueule à tous... Va te faire mettre avec ta mafia russki de mes deux, mon pote. On sait tout sur ton Yaponski et ton Zuker et ça nous en touche pas une. Y nous font pas peur tes enculés de cocos. C'est toi qu'on va venir chercher bientôt, mec.
Il raccrocha et retourna dans le Trooper. Lawrence était assez près pour avoir entendu la plus grande partie de son monologue.
- C'était ta petite amie ? demanda-t-il.
- Ouais, grogna Dar.
Lawrence le déposa à deux cents mètres environ à l'est du carrefour de Beverly Glen Boulevard et de Mulholland Drive. Ils laissèrent passer deux voitures. Lorsque le croisement fut de nouveau plongé dans l'ombre, Dar descendit avec son sac à dos et se dirigea
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rapidement vers les hautes herbes du versant de colline. Il ne tenait pas à
se faire arrêter par la police de Sherman Oaks dans les cinq premières minutes. Lawrence repartit aussitôt.
Dar plongea la main dans son sac à dos et en sortit les lunettes LL Bean de vision nocturne ainsi que la petite boîte d'autocollants de camouflage de toutes les couleurs. Le costume ghillie était lourd, mais le plus gros du poids de son sac était constitué par des accessoires optiques qu'il avait apportés, soigneusement protégés par des emballages de mousse.
Il portait un Jean noir, des bottes Mephisto noires et un sweat Henley Eddie Bauer noir en coton. quand il alluma ses lunettes à piles, il vit qu'il s'était arrêté juste à temps pour ne pas se prendre dans les barbelés d'une clôture. Les lumières de la vallée de San Fernando étaient si fortes qu'elles l'éblouissaient chaque fois qu'il détournait les lunettes de la crête inhabitée.
L'avocat et son épouse ont conçu cette demeure de manière à tirer le plus grand parti possible de la vue plongeante sur les lumières de la ville, écrivait l'auteur de l'article d'Architectural Digest. C 'est cette même vue qui inspira leur ex-voisin Steven lors-qu 'il créa l'inoubliable vaisseau mère de Rencontres du troisième type.
Mais pour l'instant, ce V en forme de vaisseau spatial de lumières vives visibles entre les collines plongées dans l'obscurité était plutôt une gêne, une paille dans l'oil.
Il ôta ses lunettes de vision nocturne et utilisa les languettes adhé-sives de camouflage pour dissimuler son visage et ses mains. L'idée générale consistait à utiliser les couleurs claires pour les parties du visage o˘ se formaient des ombres - le bas des joues, le menton, le tour des orbites -
et les couleurs foncées sur les parties proéminentes comme le nez, les pommettes, les os des maxillaires, le front et les tempes. L'important, aussi bien pour le visage que pour les mains, était de créer des motifs irréguliers de sorte que le cerveau humain ne puisse reconstituer de loin la forme d'une silhouette, d'un visage ou d'une main.
C'était le point de non-retour. Si le projecteur d'une voiture de patrouille de Sherman Oaks l'épinglait soudain, il aurait beaucoup de mal à
expliquer ses peintures faciales. Sans compter ce qu'il y 314
avait dans son sac. Par contre, il n'avait jusqu'ici pénétré dans aucune propriété privée.
Il élimina cette lacune en franchissant la clôture barbelée pour suivre la crête au milieu des arbres qui bordaient Mulholland Drive, et arriva dans une zone de broussailles et de buissons. Les crêtes des deux collines, à
une centaine de mètres de distance l'une de l'autre, étaient entièrement couvertes de maisons. La plupart avaient une ou plusieurs lumières extérieures. Entre cet éclairage et le clair de lune, il était facile de se faufiler avec les lunettes relevées sur
le front.
Il lui fallut environ dix minutes pour trouver un endroit, sur la crête, situé face à la résidence de Dallas Trace. Il savait, gr‚ce à Architectural Digest, que la grosse demeure présentait une façade aveugle côté rue, comme une véritable forteresse. Murs élevés, béton nu sans fenêtres, garage en sous-sol avec ouverture automatique. Aucune entrée principale visible. Cela devait poser un sérieux problème, se disait Dar, aux agents du FBI, du NICB, du bureau du procureur et Dieu sait quoi encore chargés de surveiller l'endroit.
Mais le dos de la résidence de l'avocat, par contraste, était illuminé
comme en plein jour. Toutes les pièces de la maison semblaient éclairées.
Dar se mit à genoux, posa délicatement son sac à dos par terre et en sortit sa bonne vieille lunette de visée Redfield Acurange. Elle n'avait qu'un grossissement variable de 3 à 9, mais elle était plus facile à utiliser que des jumelles et avait l'avantage de n'exposer qu'un seul objectif aux rayons du soleil quand on l'utilisait en pie in jour.
Il ne pouvait pas se tromper, c'était bien la maison photographiée dans la revue. La piscine de un mètre vingt de large, au milieu de sa bande de ciment couleur corail qui formait l'arrière de la maison, était brillamment éclairée, de même que l'étendue de gazon bien tondu en pente presque verticale qui lui faisait suite. Il distingua le grillage de sécurité une vingtaine de mètres plus bas. Le haut était incliné et garni de barbelés tranchants. Les lumières étaient assez vives pour illuminer tout le versant de la colline, mais Dar repéra, en plus, des détecteurs d'approche couplés à des projecteurs et à des alarmes comme toutes les portes et fenêtres. Il savait que l'agence privée de sécurité de Sherman Oaks et la police étaient branchées
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rapidement vers les hautes herbes du versant de colline. Il ne tenait pas à
se faire arrêter par la police de Sherman Oaks dans les cinq premières minutes. Lawrence repartit aussitôt.
Dar plongea la main dans son sac à dos et en sortit les lunettes LL Bean de vision nocturne ainsi que la petite boîte d'autocollants de camouflage de toutes les couleurs. Le costume ghillie était lourd, mais le plus gros du poids de son sac était constitué par des accessoires optiques qu'il avait apportés, soigneusement protégés par des emballages de mousse.
Il portait un Jean noir, des bottes Mephisto noires et un sweat Henley Eddie Bauer noir en coton. quand il alluma ses lunettes à piles, il vit qu'il s'était arrêté juste à temps pour ne pas se prendre dans les barbelés d'une clôture. Les lumières de la vallée de San Fernando étaient si fortes qu'elles l'éblouissaient chaque fois qu'il détournait les lunettes de la crête inhabitée.
L'avocat et son épouse ont conçu cette demeure de manière à tirer le plus grand parti possible de la vue plongeante sur les lumières de la ville, écrivait l'auteur de l'article A'Architectural Digest. C 'est cette même vue qui inspira leur ex-voisin Steven lors-qu 'il créa l'inoubliable vaisseau mère de Rencontres du troisième type.
Mais pour l'instant, ce V en forme de vaisseau spatial de lumières vives visibles entre les collines plongées dans l'obscurité était plutôt une gêne, une paille dans l'oil.
Il ôta ses lunettes de vision nocturne et utilisa les languettes adhé-sives de camouflage pour dissimuler son visage et ses mains. L'idée générale consistait à utiliser les couleurs claires pour les parties du visage o˘ se formaient des ombres - le bas des joues, le menton, le tour des orbites -
et les couleurs foncées sur les parties proéminentes comme le nez, les pommettes, les os des maxillaires, le front et les tempes. L'important, aussi bien pour le visage que pour les mains, était de créer des motifs irréguliers de sorte que le cerveau humain ne puisse reconstituer de loin la forme d'une silhouette, d'un visage ou d'une main.
C'était le point de non-retour. Si le projecteur d'une voiture de patrouille de Sherman Oaks l'épinglait soudain, il aurait beaucoup de mal à
expliquer ses peintures faciales. Sans compter ce qu'il y 314
avait dans son sac. Par contre, il n'avait jusqu'ici pénétré dans aucune propriété privée.
Il élimina cette lacune en franchissant la clôture barbelée pour suivre la crête au milieu des arbres qui bordaient Mulholland Drive, et arriva dans une zone de broussailles et de buissons. Les crêtes des deux collines, à
une centaine de mètres de distance l'une de l'autre, étaient entièrement couvertes de maisons. La plupart avaient une ou plusieurs lumières extérieures. Entre cet éclairage et le clair de lune, il était facile de se faufiler avec les lunettes relevées sur le front.
Il lui fallut environ dix minutes pour trouver un endroit, sur la crête, situé face à la résidence de Dallas Trace. Il savait, gr‚ce à Architectural Digest, que la grosse demeure présentait une façade aveugle côté rue, comme une véritable forteresse. Murs élevés, béton nu sans fenêtres, garage en sous-sol avec ouverture automatique. Aucune entrée principale visible. Cela devait poser un sérieux problème, se disait Dar, aux agents du FBI, du NICB, du bureau du procureur et Dieu sait quoi encore chargés de surveiller l'endroit.
Mais le dos de la résidence de l'avocat, par contraste, était illuminé
comme en plein jour. Toutes les pièces de la maison semblaient éclairées.
Dar se mit à genoux, posa délicatement son sac à dos par terre et en sortit sa bonne vieille lunette de visée Redfield Acurange. Elle n'avait qu'un grossissement variable de 3 à 9, mais elle était plus facile à utiliser que des jumelles et avait l'avantage de n'exposer qu'un seul objectif aux rayons du soleil quand on l'utilisait en plein jour.
Il ne pouvait pas se tromper, c'était bien la maison photographiée dans la revue. La piscine de un mètre vingt de large, au milieu de sa bande de ciment couleur corail qui formait l'arrière de la maison, était brillamment éclairée, de même que l'étendue de gazon bien tondu en pente presque verticale qui lui faisait suite. Il distingua le grillage de sécurité une vingtaine de mètres plus bas. Le haut était incliné et garni de barbelés tranchants. Les lumières étaient assez vives pour illuminer tout le versant de la colline, mais Dar repéra, en plus, des détecteurs d'approche couplés à des projecteurs et à des alarmes comme toutes les portes et fenêtres. Il savait que l'agence privée de sécurité de Sherman Oaks et la police étaient branchées
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sur ces alarmes et qu'elles seraient averties à la moindre intrusion d'un écureuil. La demeure de Dallas Trace n'était pas facile à cambrioler.
Il ne voyait aucun mouvement dans les chambres ni dans les fauteuils ou sur les sièges. Cependant, un téléviseur à rétroprojection de 162 cm faisait jouer des reflets bleutés sur les fenêtres de l'une des pièces du rez-de-chaussée. La revue n'exagérait pas quand elle s'extasiait sur les baies vitrées de douze mètres de haut des pièces à vivre. Comme toujours quand il était face à de telles monstruosités architecturales, Dar se demanda : qui change les ampoules au plafond quand elles sont grillées et nettoie les carreaux ? Mais il reconnaissait volontiers qu'il avait la manie du fonctionnel.
Pour le moment, son sens pratique lui demandait simplement de trouver un endroit o˘ passer les prochaines quarante-huit heures. Une fois en place dans son costume ghillie, un sniper ne doit plus bouger à moins d'avoir une raison pressante. L'idée est d'observer ce qui se passe pendant une journée entière. Mais Dar savait par expérience que ce n'est pas facile si on s'est assis sur une fourmilière ou sur un cactus, ou si on a trop de cailloux pointus sous les fesses, ou s'il y a un serpent à sonnette dans le coin.
Il utilisa ses lunettes de vision nocturne pour trouver le bon endroit au nord-est de la maison, avec vue sur toutes les fenêtres de la façade arrière. Il sélectionna un emplacement relativement plat juste en dessous de la crête, entre un yucca épineux et un gros rocher de la taille d'un divan. Un autre rocher, derrière lui, l'abriterait des regards d'un promeneur qui s'aventurerait sur la crête. Les herbes hautes, devant lui, lui fourniraient un excellent écran d'observation, et son costume ghillie se confondrait admirablement avec la végétation. Cependant, pour bien s'en assurer, il releva ses lunettes de vision nocturne, s'accroupit le dos à la résidence de Trace et sortit une fine torche électrique avec laquelle il étudia chaque centimètre carré de la position. Déplaçant chaque caillou dont le diamètre dépassait celui d'un ongle, et sachant que le moindre grain de gravier lui serait familier d'ici au lever du soleil, il passa en revue sa liste de vérification : fourmis rouges, non ; cactus, non ; rongeurs, non ; crotte de chien, non ; terrier de renard, non ; traces d'animal, non (il n'était pas très malin d'installer un poste de 316
guet sur un passage de gibier) ; signe de présence humaine (mégot, douille de chasseur, gobelet en carton, préservatif usagé), non.
Il soupira, sortit son ghillie et l'enfila en se contorsionnant sans faire de bruit. Il posa son sac à dos sous le filet de camouflage restant, qu'il avait apporté spécialement pour cet usage, et se coucha sur le ventre, sentant sous lui, sous ses coudes, ses genoux et son abdomen, les différentes épaisseurs de toile, posant son appareil photo avec son énorme objectif de 400 mm à côté de lui sous le costume ghillie avec la lunette Redfield comme viseur. Et c'est ainsi que commença la nuit la plus longue.
Au cours de son entraînement dans le 7e régiment des marines plus de vingt-cinq ans auparavant, Darwin Minor avait appris à tenir un journal de sniper. Il n'avait ni papier ni crayon sur lui, mais s'il en avait eu les entrées auraient ressemblé à peu près à ceci : DATE : 24 JUIN (SAMEDI)
HEURE : 23 H 00
LIEU : COLLINE 1, LANGUE 1 (COORD. 767502) 23 h 10 Premier mouvement dans la maison. Départ de la femme de chambre.
23 h 45 Mme Trace (Destiny) entre dans la pièce principale accompagnée d'un homme. Il est blond, bronzé, athlétique, genre bodybuilder. Pas de M.
Trace. Probablement ni Yaponchik ni Zuker. Ressemble plutôt au stéréotype du préposé à l'entretien des piscines de Beverly Hills.
23 h 50 Mme Trace et le bodybuilder entrent dans la chambre à l'étage.
Allument une lampe. Se lancent dans de fougueux ébats sexuels.
25 JUIN (DIMANCHE)
0 h 05 Le bodybuilder semble bon pour un petit somme, mais ce n'est pas le cas de Mme Trace. Les activités précédemment observées recommencent.
0 h 30 Mme Trace réveille le bodybuilder et l'éjecte de sa chambre.
317
0 h 38 Dallas Trace entre dans la pièce principale du rez-de-chaussée une minute après que M, Muscle a quitté la maison par la porte de la cuisine.
Trace est accompagné de quatre gardes du corps. Photographié tout le mande avec mon Nikon au téléobjectif de 400 mm sur pellicule ultrasensible. Les gardes du corps me semblent trop jeunes et trop stupides pour être Yaponchik ou Zuker.
0 h 45 Les gardes du corps font leur ronde aux alentours de la piscine. Ils balaient la colline avec des viseurs nocturnes. J'avais prévu des moyens d'imagerie thermique, mais j'escomptais que la chaleur résiduelle de la roche brouillerait le balayage IT. Les gardes du corps n'utilisent que des intensificateurs d'image. Ils sont armés de Mac-10.
0 h 50 DT monte dans la chambre voir Mme Trace. Elle dort. Il redescend pour parler aux gardes.
1 h 15 DT passe une série de coups de téléphone.
2 h 05 Les gardes du corps rentrent dans la maison. DT
monte dans la chambre.
2 h 10 La lumière s'éteint dans la chambre. Les gardes restent dans la grande pièce du bas et dans la salle de billard. Ils se relaient par équipes de deux.
3 h 00 Crampe à la jambe gauche au bout de quatre heures de guet à peine. Trop vieux pour ce genre de connerie.
4 h 50 Premières lueurs de l'aube. S'assurer que le ghillie et la toile de camouflage recouvrent bien tout.
5 h 21 Lever du soleil. Après me les être gelées toute la nuit, je commence déjà à avoir trop chaud.
6 h 40 Ai pissé dans une petite fissure du rocher sans bouger. Peu orthodoxe, mais je n'ai pas envie d'abîmer déjà mon beau costume. J'ai bien fait déjeuner samedi et de prendre une purge.
7 h 15 Aucun mouvement dans la maison à part la relève des gardes. Utilisé des verres polarisants pour voir à travers l'éclat du soleil. Succès partiel.
7 h 35 Une femme fait du footing sur le sentier vingt mètres au-dessus de moi. J'entends son baladeur. Un doberman l'accompagne. Il descend me flairer, pisse sur moi. La femme le rappelle.
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9 h 30 Avec la visée Redfield, je vois assez bien à travers la fenêtre de la cuisine pour distinguer DT qui engloutit un copieux petit déjeuner préparé par la domestique. Mme DT dort encore.
10 h 39 Mme DT rejoint son mari dans la cuisine. DT téléphone.
11 h 15 DT s'habille. Jean, bottes de cow-boy, chemise en soie bleue style western, gilet en peau de bison.
11 h 38 DT sort de chez lui. Trois sur quatre des gardes du corps l'accompagnent.
12 h 22 La femme de chambre s'en va. Mme DT remonte dans la chambre accompagnée du 4e garde du corps. Fougueux ébats sexuels.
12 h 50 Le garde du corps redescend.
13 h 00 Retour de la femme de chambre.
14 h 30 La chaleur devient intense. J'économise l'eau, mais la deuxième bouteille est finie et il n'en reste qu'une. 14 h 40 Un serpent à sonnette rampe sur ma jambe gauche et va se prélasser au soleil sur la roche à 1 m sur ma gauche.
16 h 30 Le serpent s'en va. 16 h 45 Une pluie serrée se met à tomber.
Visibilité encore
acceptable.
16 h 55 Le bodybuilder d'hier soir revient. Il est réellement chargé de l'entretien de la piscine. Il traîne sous la tonnelle du patio pour s'abriter de la pluie.
17 h 10 Mme DT s'en va avec le 4e garde du corps. Le préposé à la piscine est appelé à l'intérieur par la femme de chambre.
Fougueux ébats sexuels dans le salon vidéo.
18 h 20 La pluie a cessé, mais des gouttières se sont formées sur les rochers et inondent ma position. La femme de chambre et le préposé à la piscine ont quitté la maison. Aucun mouvement visible.
21 h 20 Dernières lueurs du jour en raison des nuages.
Yeux fatigués par l'usage de la lunette. Je n'ai presque plus de collyre.
22 h 10 DT est de retour avec ses gardes du corps au complet plus cinq inconnus. Les nouveaux ont un type étranger. Trois d'entre eux restent en bas avec les gardes du corps
319
habituels et deux montent à l'étage avec DT dans son bureau.
22 h 45 Conversation prolongée. DT s'assoit le dos à la vitre comme dans son bureau de Century City. Les deux hommes restent debout pendant la discussion. Je prends trois rouleaux de pellicule ultrasensible en noir et blanc avec le téléobjectif de 400 mm stabilisé par le bipied. Cette fois-ci, il s'agit bien de nos deux snipers : Gregor Yaponchik et Pavel Zuker.
Je remarque même que Zuker se tient à trois pas en arrière sur la gauche de Yaponchik, en bon observateur qui se respecte derrière son chef d'équipe.
Je n'arrive pas bien à lire sur leurs lèvres, bien que les Russes s'expriment visiblement en anglais. Je saisis cependant les mots ´ latino ª
et ´ mexicain ª à plusieurs reprises. Je suppose qu'ils discutent pour savoir si mon coup de téléphone d'hier soir était bidon ou non.
22 h 55 DT montre aux deux hommes des photos de l'avocat Esposito et de moi. Ces dernières, visiblement, ont été prises au téléobjectif. Deux devant mon appartement de San Diego, et une sur le site de l'accident qui a causé la mort de Gomez. Les deux dernières ont été
prises au chalet. Merde.
23 h 00 Fin de l'entretien. Images très claires de Zuker et de Yaponchik. Le guetteur n'a pas du tout la même tête que sur la photo du FBI o˘ il est barbu. Il est grand, maigre, rasé de près, cheveux bruns coupés court et yeux enfoncés. Il fume pendant la discussion. Je vois que cela irrite DT, qui se lève pour aller lui chercher un cendrier. Yaponchik est plus ‚gé. Il doit avoir deux ou trois ans de plus que moi. Il me rappelle un acteur suédois dont j'ai oublié le nom, dans les films de Bergman. Cheveux blonds coupés court, visage oblong, ridé, lèvres fines toujours prêtes à former un petit sourire ironique, yeux bleus, pommettes et menton sculptés. Larges mains aux longs doigts. Vêtu d'un costume italien de luxe. Ne ressemble pas à un Russe. L'air plutôt Scandinave. 23 h 20 Les trois hommes retournent en bas et parlent aux sept gardes du corps rassemblés. Je suis à peu près certain que les trois qui sont arrivés avec Y et Z sont des étrangers. Europe de l'Est ou Russie. Leurs complets sont T
ringards. Les quatre qui étaient déjà là, par contre, ressemblent à des malfrats américains traditionnels. Des pros, mais rien à voir avec la filière russe.
23 h 30 La pluie recommence à tomber. Ai photographié les dix hommes. Ai résisté à l'envie d'appeler DT sur mon mobile pour demander à parler à
Yaponchik.
23 h 40 Mme DT rentre à la maison et monte directement se coucher.
23 h 45 Yaponchik, Zuker et trois autres Russes repartent.
26 JUIN (LUNDI)
0 h 15 DT passe trois coups de téléphone de son bureau.
0 h 42 DT va se coucher. Mme DT dort. Il essaie de l'exciter, sans résultat. Regarde la télé dans la chambre.
1 h 50 Télé éteinte. Chambre dans l'obscurité. Gardes divisés en deux équipes.
2 h 00 J'ai retrouvé son nom. Max von Sydow. Yaponchik ressemble beaucoup à Max von Sydow. 2 h 10 Deux gardes qui dorment dans une chambre d'ami
se livrent à des ébats homosexuels. N'ai pas observé les détails après les préliminaires. 2 h 35 Coup de téléphone pour demander extraction.
Lawrence pas content.
5 h 30 Extraction après première lueur de l'aube. 5 h 40 Lawrence me demande si je n'ai pas perdu ma
putain de raison.
Dar dormit deux heures le lundi matin, puis développa ses pellicules dans la petite chambre noire aménagée à côté de la salle de bains du loft.
Certains gros plans des hommes avaient du grain, mais les photos étaient toutes réussies.
Puis Dar chercha dans l'annuaire par numéros de Los Angeles les noms et adresses des gens à qui Trace avait téléphoné pendant sa reconnaissance. 11
avait pu les noter tous à l'exception d'un seul, quand Trace s'était interposé devant l'objectif. Plusieurs étaient sur la liste rouge, mais il n'eut pas trop de mal à les retrouver gr‚ce au service de recherche auquel Lawrence était abonné sur Internet. Il traça un cercle rouge autour de plusieurs sites sur son guide Thomas du comté de Los Angeles.
320
321
L'agent spécial Warren avait laissé deux messages sur le répondeur. Lorsque Dar le rappela, Warren lui annonça que les dossiers qu'il lui avait demandés étaient à sa disposition. Dar lui demanda s'il pouvait les lui faire parvenir par porteur spécial de bonne heure dans l'après-midi. Syd Oison avait également laissé plusieurs messages. Il la rappela au palais de justice. Il lui annonça que sa partie de camping s'était bien passée et prit rendez-vous avec elle dans son bureau le lendemain à une heure extrêmement matinale.
Un jeune agent du FBI vint lui remettre en main propre les dossiers qu'il avait demandés. Il lui fit signer cinq exemplaires d'un papier et avait l'air particulièrement malheureux quand il repartit. Dar se demanda s'il n'aurait pas d˚ lui laisser un pourboire.
Il se doucha pour la troisième fois, enfila un pantalon chino et une chemise Oxford bleue. Il s'efforça de se réveiller en étudiant les dossiers avant de prendre sa voiture pour se rendre à Camp Pendleton. Celui de Yaponchik était plus épais que celui de Zuker, mais il s'agissait essentiellement d'informations officielles obtenues en passant en revue des publications non classifiées de l'armée russe. Les matériaux liés au KGB
étaient très largement caviardés. Dar avait toujours admiré le côté liberté
de l'information de ce genre de dossiers. Cependant, le profil des deux hommes était clairement établi : sni-pers de l'armée russe pendant la campagne d'Afghanistan, paramilitaires au KGB durant les dernières années de l'ancien régime, liens avec la mafia dans le milieu des années 90, aucune information plus récente. Il y avait une photo floue de Zuker - Dar était s˚r qu'ils s'étaient trompés de bonhomme -, et une autre légendée ´
Yaponchik et Zuker avec leur peloton ª, apparemment prise en Afghanistan avec un Instamatic à 1500m de distance. Même retraitée, la photo ne montrait que du grain, et les visages n'étaient que des taches floues.
Dar sourit en voyant cette page. Mais la précédente pouvait lui servir.
Pour le moment, cependant, sa préoccupation première était de se bouger le cul et d'arriver à Camp Pendleton avant d'être en retard à son rendez-vous.
On avait toutes les chances, quand on roulait sur l'Interstate n∞ 5 après Oceanside, de tomber sur les marines, et aujourd'hui ne fit 322
pas exception à la règle. Des blindés légers et des véhicules de combat Bradley, suivis quelquefois par des autodunes armées de mitrailleuses calibre 60 montées sur tourelle, passaient le long de la clôture du côté
est de l'autoroute, soulevant la poussière avant de suivre les ornières qui s'enfonçaient dans les collines. Côté océan, des péniches de débarquement attendaient à deux ou trois kilomètres de la côte pendant que des aéroglisseurs remplis de marines rugissaient en direction des plages, puis sur le sable, puis dans les dunes et la garrigue qui s'étendait au-delà.
Il n'y avait pas de sortie entre Oceanside et San Clémente passé
l'extrémité nord de l'énorme base, mais Dar avait pris la bretelle de Hill Street/Camp Pendleton et était entré dans la base par l'un des accès sud.
Avant d'arriver au b‚timent administratif, cependant, il avait d˚ s'arrêter trois fois. Deux aux grilles, o˘ il fallait franchir des bornes escamotables en acier et des chicanes en béton, et o˘ son rendez-vous à 15
heures avec le capitaine Butler avait été confirmé, et une à un endroit o˘
un marine préposé à la circulation l'avait fait poireauter une minute entière pendant que trois tanks traversaient la route dans un bruit de ferraille à soixante à l'heure pour aller se perdre dans les dunes.
Il dut se soumettre à d'autres contrôles de sécurité à l'intérieur du b
‚timent administratif, mais lorsqu'il en ressortit pour se diriger vers une rangée de casemates en béton il avait son badge de visiteur épingle au revers et marchait d'un pas plus léger que d'ordinaire.
Le capitaine qu'il venait voir ne le fit pas attendre. Le planton le fit entrer immédiatement et Butler, un Noir grand et mince en uniforme camouflage du désert au col et aux manches amidonnés à mort, se leva de son bureau pour lui donner une accolade très peu dans le style des marines.
- Bordel, ça fait plaisir de te revoir, Darwin ! s'exclama-t-il avec un large sourire. «a fait pas mal de nos petits rendez-vous mensuels en ville qu'on a ratés dernièrement !
- Beaucoup trop, en effet, convint Dar. Heureux de te voir également, Ned.
Le capitaine avait toujours sous la main une carafe de thé glacé et un grand bol de citrons fraîchement cueillis. Dar savait que c'était à peu près la seule fantaisie qu'il se permettait dans son travail. Ils se 323
livrèrent au rituel consistant à verser le thé, à entrechoquer les glaçons, à découper les tranches de citron et à porter un toast.
- Aux amis absents, dit Ned.
Après avoir bu, ils s'assirent, Dar sur le canapé en cuir fatigué, et le capitaine dans un fauteuil en cuir encore plus r‚pé. Ned souriait toujours.
Après Dalat, lorsque Dar avait été rapatrié, il avait profité de sa première permission pour rendre visite à la veuve de son guetteur et à leur môme ‚gé de deux ans à Greenville, Alabama. Il connaissait déjà Edwina, qu'il avait rencontrée durant la longue période d'instruction pendant laquelle le père de Ned et lui s'étaient affrontés point par point au tir de précision et autres disciplines techniques. Mais cette fois-ci, Dar s'était contenté de lui dire que, si elle ou son fils avaient besoin un jour de quoi que ce soit, il ferait tout son possible pour le leur procurer.
Au début, Edwina pensait que ce n'était qu'un geste. Mais quand elle avait appelé Dar pour lui dire qu'elle allait s'installer avec l'enfant en Californie pour se rapprocher de sa famille, c'était lui qui avait payé les billets d'avion et le camion de déménagement plutôt que de les laisser voyager en car. Et quand le jeune Ned avait manifesté des aptitudes précoces en mathématiques, c'était Dar qui avait pris discrètement des dispositions pour qu'il aille dans une école privée de Bakersfield, o˘ ils vivaient. Et lorsqu'il était allé à son tour s'installer en Californie après la mort de Barbara et de son enfant, c'était avec Edwina et son fils Ned, qui terminait alors ses études au lycée, qu'il avait passé plusieurs semaines avant de continuer à vivre. Il avait toujours été désireux d'aider Ned, dont les tests étaient extrêmement prometteurs, à entrer dans une grande école ou université de son choix. Il pensait à Princeton. Mais Ned avait fixé son choix sur les marines.
Il avait gagné trois rubans pendant la guerre du Golfe pour avoir commandé
un peloton de reconnaissance au sol pendant que les Irakiens s'attendaient à une invasion massive par la mer qui ne s'est jamais produite. Le général Schwarzkopf avait utilisé les milliers de marines massés en vue d'un assaut amphibie comme leurre, pour faire diversion, captivant l'attention de centaines de milliers d'Irakiens des troupes d'occupation, tandis que des centaines de
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milliers d'hommes de l'armée de coalition avec leurs blindés opéraient un étonnant mouvement tournant sur leur gauche de plus de 300 km sans être détectés par l'ennemi pour se lancer dans une offensive éclair qui avait brisé l'échiné de l'armée irakienne.
Ned Junior avait fêté ses vingt-deux ans pendant la guerre du Golfe en 1991. C'était l'‚ge que son père avait quand il était à Dalat.
Depuis cinq ans que le jeune officier était en poste à Camp Pendleton, Dar et lui s'efforçaient de dîner ensemble en ville au moins une fois par mois.
C'étaient les fréquentes absences de Ned pour des missions dont il n'avait pas le droit de parler qui avaient brisé le rythme, et non l'emploi du temps chargé de Dar.
Ils discutèrent quelques instants de la famille et de leurs amis communs, puis Ned posa son thé glacé en disant :
- qu'est-ce qui t'amène ici, Dar ?
Ce dernier le mit succinctement au courant de l'Alliance, de Dallas Trace et des tueurs russes à ses trousses. Puis, chose qui ne lui ressemblait guère, il fut incapable de continuer. Bien que Ned n'e˚t pas choisi la même spécialité que son père dans les marines, il attendit avec la même patience qu'un sniper.
- Si tu me rends le service que je vais te demander, lui dit Darwin, tu risques de compromettre ta carrière tout entière, Ned. Non seulement je comprendrai très bien si tu me réponds non, mais j'espère presque que tu le feras. En plus d'être inhabituelle, ma demande va à rencontre des lois.
Ned sourit légèrement.
- Précautions oratoires mises à part, j'ai trois bons copains - tu les connais tous les trois - qui ont droit comme moi à une petite permission dans les jours qui viennent. qui veux-tu qu'on tue, et quel degré de souffrance veux-tu qu'on leur inflige avant ?
Dar eut un petit rire poli avant de réaliser que Ned ne plaisantait pas du tout.
- Non, non, s'empressa-t-il de murmurer. J'espérais seulement t'emprunter discrètement un peu de matériel que je te restituerais avant que quelqu'un ne s'aperçoive de son absence.
Le capitaine hocha lentement la tête.
- Nous n'avons pas ici de char de combat Abrams MI-Aœ en rab, mais peut-
être qu'un véhicule blindé Bradley pourrait faire l'affaire ?
325
Il souriait en disant cela, mais c'était un sourire de Carnivore plutôt que de plaisantin. Dar soupira.
- Je pensais plutôt à un fusil d'assaut. De nouveau, Ned hocha la tête.
- Je crois me souvenir que, malgré le règlement, tu étais rentré de la tourmente du Vietnam avec un fusil offert par le 7e régiment de marines.
- Un Remington 700, oui. Je l'ai toujours.
- Et il fonctionne ?
- Il y a quelques mois que je ne l'ai pas emmené au polygone, mais la dernière fois que je m'en suis servi j'arrivais encore à loger cinq cartouches dans la cible de trente-cinq centimètres carrés à six cent cinquante mètres de distance.
Le capitaine fronça les sourcils.
- qu'est-ce que tu as contre les mille mètres ?
- Je vieillis. Ma vue baisse. Je mets des lunettes pour lire.
- Des conneries, ça, fit le capitaine en passant deux doigts sur la couture tranchante de son pantalon d'uniforme. Bon... Un sniper t'a pris pour cible quand tu étais chez toi. Tu sais ce qu'il a utilisé ?
Dar lui parla du Tikka 595 Sporter. Ned haussa légèrement les épaules.
- Il ne co˚te pas très cher, mais c'est une assez bonne arme. Les fusils de précision américains aussi puissants que celui-là commencent aux alentours de deux mille dollars. Les armes de sniper européennes tournent autour de huit mille dollars, alors que le Tikka, je pense, se vend dans les mille dollars. Mais je ne pense pas qu'un vrai sniper le choisirait.
Dar hocha la tête pour marquer son approbation.
- C'est le guetteur qu'ils m'ont envoyé. J'imagine que l'arme a été
choisie pour pouvoir être abandonnée en cas de problème.
Ned sourit de nouveau.
- Le guetteur, hein ? Ils n'ont pas une très haute opinion de toi.
- Il y a d'excellents guetteurs. J'en ai connu un en particulier qui était meilleur que le meilleur des tireurs d'élite.
Ned le considéra sans rien dire pendant une bonne minute. Puis il fit signe à Dar de le suivre.
326
L'entrepôt était immense. quelque part au loin dans l'ombre, un chariot élévateur bourdonnait, mais à part cela ils étaient seuls. Ned ouvrit une caisse.
- Si tu cherches à remplacer ton vieux M-40, dit-il, voici un joujou pas trop moche.
Dar tendit la main pour toucher l'arme dans son alvéole de mousse.
- HS Précision HSP 762/300, expliqua Ned. Livré avec canons et culasses pour deux calibres : cartouches OTAN standard 7,62 ou Winchester Magnum .
300. La crosse est en graphite au Kevlar et fibre de verre, naturellement.
Fini les échardes dans la joue du marine, Dieu merci. Livré avec bipied et plaque de couche ajustable, comme notre M-24 amélioré. Regarde la manière dont le canon cannelé est relié au boîtier de culasse par un filetage interrompu, avec fixation adéquate. Tu peux l'emballer dans une mallette légère de soixante sur quarante centimètres et disposer de deux armes différentes à l'arrivée.
- C'est bien beau, tout ça, mais je pensais plutôt me servir de la vieille Remington 700 avec visée Redfield pour une mission standard.
Ned fronça légèrement les sourcils.
- Pourquoi pas un arc et des flèches, tant que tu y es ? ¿ son tour, Dar sourit.
- Ce n'est pas une mauvaise idée. Il paraît que c'est plus discret et moins co˚teux qu'un silencieux. Et puis, tu sais, aucune arme ne se démode vraiment.
Le capitaine hocha la tête.
- Pas si elle tue, convint-il. Et tu as fait ton choix comme poignard ?
- Un K-Bar, murmura Dar.
Ned referma la caisse et la recadenassa.
- D'accord, dit-il. Utilise ton vieux M-40 pour faire le boulot normal dans la limite de ta vision défaillante de presque quinquagénaire. Combien m'as-tu dit ?
- Je n'ai rien dit. Mais dix mètres, ça devrait aller.
327
- Achète-toi plutôt un fusil de chasse. Ou, mieux encore, un gros chien méchant.
- Une dame de mes amies m'a offert une jolie carabine Remington pour aller à la chasse. Disons qu'elle me l'a prêtée, plutôt.
Les sourcils de Ned se froncèrent, pas tant pour la carabine que pour la mention d'une ´ dame ª. Dar ne parlait jamais d'amies. Le capitaine déclara d'une voix tranquille :
- Bon, venons-en à cette mission spéciale. qu'est-ce que tu avais en tête ? Un demi-pouce ?
- J'ai entendu dire beaucoup de bien du McMillan MI-987R.
- J'ai eu l'occasion de m'en servir, fit Ned d'une voix redevenue très sérieuse. Il est précis. Et avec ses douze kilos, c'est l'un des calibres 50 les plus légers en circulation. Il a un recul qui donnerait des hémorroÔdes à un éléphant, mais qui est en grande partie absorbé par un frein de bouche en poivrière et une multitude de plaques de couche antirecul. Nous avons même en stock le modèle ćombo 50 ª des SEAL de la Navy, avec sa crosse repliable. Mais il a un mécanisme à verrou standard à
cinq cartouches. Tu penses avoir besoin d'une capacité de tir rapide en plus de l'action lente de ta Remington ?
Dar hésita. Les snipers étaient entraînés à penser sur la base de : une balle, un mort. C'est pourquoi les fusils de snipers modernes en Kevlar et fibre de verre étaient en grande majorité revenus à la forme coup par coup/
mécanisme à verrou qui n'aurait pas désorienté un poilu des tranchées de la Première Guerre mondiale. Mais il avait la Remington pour le travail à
longue portée et à petit calibre. quel était le meilleur choix pour le tir rapide ? Le père de Ned avait plusieurs fois sauvé la vie de Dar durant leurs quarante-huit heures à Dalat avec son M-14 de précision en tir totalement automatique.
Ned posa la main sur l'épaule de Dar et s'avança entre deux rangées de caisses.
- Veux-tu que je te montre quelque chose que mon équipe de tireurs a utilisé pendant la guerre du Golfe ? demanda-t-il. «a s'est avéré
extrêmement utile.
- Bien s˚r.
Ned ouvrit une caisse étroite.
- On l'appelait le Ćinquante léger ª dans le désert. Sa dénomination officielle est ´ fusil Barrett de tireur d'élite modèle 82-A1 ª.
328
Browning 12,7 sur 99 mm. Un peu comme les calibres 50 d'antan. Recul atténué - le canon est ramené en arrière de cinq centimètres chaque fois qu'un coup part, et il a un frein de bouche surdimen-sionné. Son poids est de treize kilos quatre sans la visée. Livré avec une lunette Leupold & Stevens M3a Ultra à grossissement dix et - c'est là le plus important, Dar
- une boîte-chargeur détachable de onze cartouches. C'est le seul fusil de sniper de calibre 50 semi-automatique disponible à l'heure actuelle sur le marché.
- «a irait chercher dans les combien ? demanda Darwin. Clés en main, taxe et assurance incluses, revêtement anticorrosion et sièges en cuir en option ?
Le regard de Ned ressemblait étrangement à celui de son père tandis qu'il considérait longuement Dar.
- Ramène-le - et ramène-toi - en un seul morceau, et il est à toi. Je te refile même en prime un gilet pare-balles dernier cri, trois mille cartouches standard et cinq cents SLAR
- Dieu du ciel ! Trois mille cartouches et cinq cents pénétrateurs de blindage léger à sabot ! Je ne pars pas en guerre, Ned !
- Tu crois ?
Il referma à clé la caisse étroite, la souleva et tendit la clé à Dar.
La circulation était dense sur la 1-5 direction centre-ville. Dar se demandait s'il valait mieux s'arrêter manger un hamburger ou rentrer dormir lorsque Lawrence l'appela.
- Ils ont retrouvé Paulie Satchel, Dar.
- Parfait. qui ça, ils ?
- Les flics, en dernier lieu. Mais à l'origine ce sont les gens de la société Hampton de préconditionnement de qualité.
- Et c'est quoi le préconditionnement de qualité ? …coute, ça ne peut pas attendre ?
Il se sentait l'‚me d'un voleur avec le Cinquante léger et les boîtes de munitions sous une b‚che dans le coffre du Land Cruiser. Il transpirait dans sa chemise Oxford en quittant la base de Pendleton et s'attendait à
voir des marines se lancer à sa poursuite d'un instant à l'autre.
- Non, ça ne peut pas attendre, lui dit Lawrence. Tu peux me rejoindre à
cette adresse ?
329
Il lui donna les coordonnées d'un endroit situé dans la zone industrielle sud de la ville.
- Je n'y serai pas avant une demi-heure avec la circulation qu'il y a ici, lui dit Darwin. Si tu le juges absolument nécessaire.
C'était un quartier merdique, et il eut la vision de son Toyota volé par un gang de gamins qui se retrouveraient subitement en possession d'une arme semi-automatique calibre 50.
- «a l'est, lui dit Lawrence. Et si tu n'as pas encore mangé, reste à
jeun.
19
Satchel
L'áccident ª s'était produit trois heures avant, et ils n'avaient pas encore extirpé le corps de Paulie Satchel. Un coup d'oeil suffit à Dar pour comprendre pourquoi.
Il n'avait jamais beaucoup réfléchi à la manière dont les hamburgers étaient mis en forme. Il savait qu'ils arrivaient congelés et préformés chez tous les franchisés, mais il comprenait maintenant que l'opération se faisait à la société Hampton de préconditionnement. C'était une grosse usine moderne, hygiénique, située dans un vieux quartier populeux, industriel et sale.
Dar montra ses papiers aux gens qui les lui demandaient. Lawrence, qui était déjà venu ici, lui fit faire le tour des installations.
- Voici les quais de déchargement pour le bouf qui arrive, et la salle o˘
il est découpé en quartiers. Ici, la salle de hachage. Là, le poste o˘ la viande hachée crue est transportée sur un tapis roulant de un mètre cinquante de large en inox qui passe directement de l'autre côté de la cloison dans la salle d'estampage.
La salle d'estampage était l'endroit o˘ Paulie Satchel - le seul témoin des derniers instants de l'avocat Jorge Murphy Esposito -avait été entraîné
dans la machine.
En dehors d'un médecin légiste en train de remplir des papiers dans un coin, il n'y avait dans la salle que deux inspecteurs en civil - Dar reconnut le lieutenant Eric Van Orden - et cinq hommes portant une blouse blanche sur leur complet de ville et un masque chirurgical sur le visage.
Lawrence les présenta à Dar. C'étaient trois
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cadres représentant le siège de la société Hampton à Chicago et deux enquêteurs de leur compagnie d'assurances.
- Aucun accident de ce genre ne s'est jamais produit dans nos usines, absolument jamais, fit l'un des hommes qui portaient un masque.
Dar hocha la tête. Lawrence, l'inspecteur Van Orden et lui s'approchèrent du corps. Ce qui rendait la scène particulièrement macabre - à part le fait que Paulie Satchel était passé la tête la première sous une presse à
hamburger aux m‚choires de huit centimètres d'épaisseur -, c'était le fleuve de viande hachée crue, plus très fraîche, qui entourait le corps disloqué comme un torrent de chair sanguinolente.
- Il travaillait ici depuis trois mois sous le nom de Paul Drake, murmura l'inspecteur Van Orden.
- C'était l'enquêteur principal de Perry Mason dans ses premiers films, fit remarquer Dar.
- Je sais, lui dit le policier. Satchel était un vrai furet, et il passait son temps à regarder la télé entre deux procès en dommages et intérêts. Il avait toujours une combine en cours pour se maintenir à flot entre deux chèques des compagnies d'assurances. Il utilisait aussi les noms de Joe Cartwright, Richard Kimble, Matt Dillon, Rob Petry et Téleg Palladin.
- Téleg Palladin ? s'étonna Lawrence. Van Orden eut un sourire en forme de tic.
- Ouais. Vous vous rappelez Richard Boone dans la vieille série Palladin f>. Le cow-boy habillé tout en noir ?
- Bien s˚r, fit Lawrence. Il chantait : ´ Palladin, Palladin, o˘
vont tes pas ? ª
- Eh bien, la carte de visite qu'il donnait à tout le monde quand il présentait son spectacle indiquait : ´ Téleg. Palladin, San Francisco. ª
Paulie, qui n'a pas inventé le fil à couper le beurre, a d˚ croire que Téleg était son prénom. Alors que tout le monde sait que Palladin n'avait pas de prénom, ajouta-t-il en s'adressant au cadavre.
L'un des représentants de la compagnie d'assurances fit un pas en avant et se mit à parler avec animation à travers son masque.
- Nous avons entendu parler de vous, docteur Minor... Nous apprécions votre travail... Nous ne savons pas qui vous a fait venir, mais nous tenons à vous informer que, bien que cette usine ait été
332
largement automatisée - M. Drake aurait d˚ être la seule P .
r " , ,, ., avait au
présente dans cette salle au moment de lacement -, il y .
. Ô . ' . 1
r . ' . . 1 ´
* /^* v
moins huit mécanismes de sécurité qui auraient du intervt , .,-empêcher un tel accident pendant que l'employé nettoyai1 de remplissage de la cuve de pressage.
- Il était en train de nettoyer la cuve ? demanda Darwin ,
- C'était inscrit au tableau d'entretien pour le début àc ign
midi, au moment o˘ s'est produit l'accident, lui dit Van Of ∞ ,'
- Huit sécurités, répéta le représentant des assurances. la grille de protection est enlevée, la chaîne entière pro$ pour s'arrêter.
- Et les sept autres ? demanda Darwin. . .,,
- Il lui était impossible de stopper la chaîne, de soulevé
i, -i ´1-11 i áns que et d ouvrir les m‚choires de la presse pour nettoyer la cuve , , , les dispositifs de sécurité bloquent tout automatiquement'
^*nrèSGn~
l'un des cadres de la société qui s'était avancé à côté du ^ , i T . i 1
M lorsque
tant des assurances. Imaginez le choc que nous avons eu , L
. . i - -.- . , étecourt-nous nous sommes aperçus que toutes les sécurités avaient ^
circuitées ou
éliminées. . , L'inspecteur soupira. Il désigna du doigt la machin^ masse de c‚bles enchevêtrés visibles à l'intérieur de la pre^s ' .
- «a ne date pas d'hier, dit-il. Paulie n'était pas assez ^ , pour neutraliser ces sécurités, et l'assassin n'a certainement P .
des heures à saboter la machine juste avant de faire fonc*1 presse quand Paulie était dessous.
Lawrence montra à Dar les circuits refaits.
les sécu-
- C'est comme ça depuis des années, dit-il. Sans doute r't -CirCUlT
rites ralentissaient-elles trop le travail. Ils les avaient coi1
i, *, ,. ,, . \c courant
tees, et 1 operateur - Paulie, en 1 occurrence - coupait 1" , . , , là-bas. (Il lui montra un énorme bouton rouge à l'autre ex^ .
£ vite et la chaîne.) Il pouvait alors nettoyer la presse cinq fois pi11
'
la production n'était pas interrompue longtemps.
, " ,
- On peut remettre la chaîne et la presse en marche endroit ? demanda Darwin.
, .^oureuse-
Les cinq représentants de la compagnie secouèrent si vi# ., .
ment leur tête masquée que la sueur vola littéralement dafl^
- Et Paulie était censé travailler tout seul ? interrogea V '
, ' un autre
333
- Aujourd'hui, oui, il travaillait tout seul, expliqua Van Orden. Il a pointé à treize heures, comme d'habitude. Il aurait d˚ finir à vingt et une heures.
- Les autres ouvriers ont été interrogés ? demanda Darwin. Van Orden hocha affirmativement la tête.
- La chaîne s'est arrêtée à l'heure habituelle quand Paulie a nettoyé la presse. Il n'y a que cinq autres ouvriers dans l'usine. L'automatisation est réellement poussée. Et quatre d'entre eux étaient dehors, en train de faire une pause-cigarette, quand... l'événement s'est produit.
- Et le cinquième ? interrogea Dar.
- Il travaillait dans la remise et a un alibi en béton, lui dit Lawrence.
- Et ils n'ont vu entrer personne ?
- Bien s˚r que non, répondit Van Orden. «a nous faciliterait grandement la t‚che, n'est-ce pas ? Mais il y a trois autres entrées par lesquelles quelqu'un aurait pu s'introduire en venant de la rue ou de l'impasse.
Aucune n'était fermée à clé.
Dar se tourna vers le fleuve de viande crue hachée et la grosse tache rouge au bout du convoyeur.
- Si je comprends bien, dit-il, l'assassin n'a eu que ce bouton à pousser.
Lawrence croisa les bras.
- Tu remaroueras la manière dont le bouton rouge est placé, dit-il. Même tête baissée à l'entrée de la presse, Paulie ne pouvait pas manquer d'entendre et de voir toute personne qui aurait pénétré dans cette salle.
Pourtant, il est resté contre la presse.
- Ou bien on l'a forcé à y rester, dit Van Orden, ou bien...
- Ou bien il connaissait la personne qui est entrée, et lui faisait confiance, termina Dar.
Lawrence désigna la fente o˘ le corps de Paulie était toujours compressé.
Il n'y avait que huit centimètres d'espace entre le lit du convoyeur et la m‚choire serrée à l'entrée de la presse. Les épaules de Paulie, visiblement, étaient aplaties dans cet espace limité. Et la viande avait coulé de chaque côté. On aurait dit un dessin animé obscène.
- La mort a d˚ être très lente, estima Lawrence. Celui qui a remis la chaîne en marche l'a fait au moment o˘ les doigts de Paulie touchaient à peine l'entrée de la presse. Mais regardez ces espèces de guides sur le côté. Ils servent à canaliser la viande vers le trou.
- «a signifie qu'il n'a pas été broyé sur le coup, murmura Dar, qui commençait à se rendre pleinement compte du sort horrible de Paulie.
- D'après les fabricants de cette machine, il a fallu dix bonnes minutes pour qu'il soit entraîné et happé par ces deux énormes m‚choires de compression hydrauliques, suffisamment, en tout cas, pour bloquer le mécanisme, déclara l'inspecteur Van Orden. D'abord les doigts, puis les mains, et ensuite les deux bras...
- Avec la viande hachée qui arrivait en même temps autour de lui et était transformée en petits p‚tés en même temps que lui, ajouta Lawrence.
Dar regretta à ce moment-là, et ce n'était pas la première fois, d'être doté d'une imagination visuelle aussi précise.
- Il a d˚ hurler comme un putois, dit-il. Van Orden hocha la tête.
- Mais les machines fonctionnaient encore dans les autres salles. Elles sont particulièrement bruyantes dans les centres de triage et d'équarrissage. Et quatre ouvriers sur cinq étaient dehors en train de fumer. Le cinquième était à la plate-forme de stockage et de chargement.
Nous avons interrogé le chauffeur du camion qui était avec lui. Le moteur tournait, et aucun des deux n'a entendu le moindre bruit à l'intérieur.
- Finalement, quand la tête de Paulie est passée, le silence a d˚ retomber pendant plusieurs minutes, murmura Lawrence.
Les cinq représentants de la compagnie avaient reculé le plus loin possible à ce stade. Dar avait pitié d'eux et leur aurait bien dit que Paulie Satchel n'avait pas de famille et que personne ne risquait de leur faire un procès. Ce n'était qu'un escroc à la petite semaine. Et à présent, il était réduit à l'état de... hamburger.
Les mouches commençaient à bourdonner en force.
- Sortons par cette porte, suggéra l'inspecteur Van Orden. «a nous permettra de respirer un peu.
- Y a-t-il un doute sur le fait qu'il s'agisse d'un meurtre et non d'un accident ? demanda Darwin lorsqu'ils se retrouvèrent à l'air relativement libre de l'impasse.
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Eric Van Orden se mit à rire bruyamment.
- Pas le moindre. Je connais vos travaux sur l'accident du chariot élévateur et d'autres du même genre, mais il ne fait aucun doute que cette affaire sera suivie par la brigade criminelle.
- Pourquoi tous ces représentants de la compagnie ont-ils le droit de rester sur les lieux ? lui demanda Darwin. Je comprends que les assurances soient présentes dans une certaine mesure, mais...
Van Orden se tourna vers Lawrence.
- Vous ne lui avez pas parlé du procès ? Lawrence secoua la tête.
- Paulie n'avait pas de famille ni d'amis, murmura Darwin. Je doute qu'il y ait un procès.
Van Orden était en train de secouer la tête tout en lui lançant son sourire ironique de flic.
- Non, non, il ne s'agit pas de ça, il s'agit d'un recours collectif, Dar.
Ce dernier haussa les sourcils sans comprendre.
- La chaîne de hamburgers aboutit à la salle de stockage. Le préposé en bout de chaîne les répartit sur des plateaux en carton avec une feuille de papier paraffiné puis il glisse les plateaux dans les casiers d'un chariot.
- Merde ! s'exclama Dar en comprenant o˘ il voulait en venir.
- Ensuite, les chariots sont rangés dans un camion frigorifique - il en arrive un toutes les deux heures - de sorte que la viande puisse être livrée avec rapidité et efficacité.
- Vous avez dit que vous aviez interrogé le chauffeur... Ce qui signifie qu'il y avait un camion en attente quand les plateaux ont été chargés juste après... Bon Dieu ! Le camion est parti avec ?
- Vingt chariots de quatre cents p‚tés chacun, murmura Van Orden.
- Huit mille p‚tés.
- Livrés à des Burger Biggies en ville, fit Lawrence d'une voix lugubre.
Et Burger Biggy est un client de l'agence. Habituellement, les dommages et intérêts qu'on leur réclame ne vont pas plus loin qu'un glisse-tombe ordinaire, à part une fois o˘ une nana leur a demandé un demi-million de dollars pour avoir été violée dans sa voiture pendant qu'elle attendait sa commande au volant.
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- Combien de ces p‚tés avaient... contenaient des morceaux de... commença Dar.
Lawrence et l'inspecteur haussèrent les épaules en même temps.
- C'est ce que les gars de la compagnie sont en train d'essayer de déterminer, dit Van Orden.
- Je suppose qu'ils ont demandé de bloquer la marchandise ?
- C'est en cours, dit Lawrence.
Dar se passa de dîner ce soir-là et alla se coucher de bonne heure. Le lendemain, mercredi, il se rendit au palais de justice dès 7 h 30 et trouva Syd déjà au travail dans son sous-sol. Il n'en fut guère surpris.
- Comment s'est passée votre partie de camping ? demanda-t-elle. J'aurais bien voulu vous accompagner.
Il ressentit l'élan d'excitation sexuelle qu'il avait déjà plaisamment éprouvé en sa présence. Puis il se força à se souvenir de l'impression de proche intimité que donnaient Santana et elle quand ils étaient ensemble, et refoula ses sentiments d'adolescent ridicule.
- Je ne sais pas si ça vous aurait plu, dit-il. Il pleuvait.
Il laissa tomber sur son bureau les trois dossiers du FBI qu'il tenait à la main en disant :
- J'ai fini de les lire. Je me demandais si vous ne pourriez pas les rendre à l'agent spécial Warren la prochaine fois que vous le verrez.
Elle haussa les épaules.
- Bien s˚r. Désolée qu'il n'y ait pas plus d'éléments sur Yaponchik et Zuker.
- Les photos sont intéressantes. Elle mit plusieurs secondes à réagir.
- Les photos ? Ces polaroÔds ridicules du peloton d'Afghanistan ? Je ne vois pas ce qu'on peut en tirer.
- Ce n'est pas de celles-là que je veux parler, dit-il en ouvrant le dossier, mais de celles-ci.
Il lui montra les photos qu'il venait de prendre et qu'il avait glissées dans le dossier. Elle les examina.
- Bon sang ! Je ne me souviens pas de...
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Elle s'interrompit, puis lança à Dar un regard soupçonneux.
- Attendez un peu !
Dar n'avait pas joué au poker depuis les marines, et il prit donc son expression de joueur d'échecs.
- Vous vous rendez bien compte, docteur Minor, que toute pièce à
conviction introduite a posteriori dans ce dossier fournirait un bon prétexte à la défense pour annuler toute la procédure d'inculpation, et à
plus forte raison toute condamnation.
Elle n'avait pas dit cela sur le ton d'une question, mais d'une affirmation. Dar prit un air perplexe pour murmurer :
'
- Vous voulez dire que les photos de la CIA ont été prises de manière illégale ?
Sans cesser de le regarder en coin, elle retourna les photos de Yaponchik et de Zuker entre ses mains. Elles avaient du grain. Dar avait utilisé la même police de caractères que la CIA pour les légender avant d'en faire des photocopies répétées pour leur donner
le flou désiré.
Syd le considéra pendant une minute entière. Puis elle se mordit les lèvres, regarda de nouveau les photos et finit par dire :
- Après tout, il n'est pas impossible qu'elles m'aient échappé la première fois. Nous allons les faire circuler immédiatement. Malgré le grain, ce sont de très bons clichés. La CIA connaît son affaire.
Dar attendit sans rien dire.
- Yaponchik, le plus vieux des deux, celui qui était au KGB, ressemble à
quelqu'un qui...
- Max von Sydow, dit-il. Elle secoua la tête.
- Non. Je pensais à Maximilian Shell. Je l'ai toujours trouvé terriblement sexy, d'une manière sinistre et dangereuse.
Dar renifla dédaigneusement.
- Bravo. Il a presque réussi à me tuer, et vous le trouvez sexy et adorablement dangereux.
Elle le regarda dans les yeux.
- Vous aussi, je vous trouve sexy et adorablement dangereux, dit-elle. Dar ne sut quoi répliquer. Au bout d'un moment, il demanda :
- Et votre enquête, elle avance ?
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- ¿ grands pas, répliqua-t-elle. Je suppose que vous avez appris ce qui est arrivé à Paulie Satchel ?
- J'ai vu Paulie Satchel. En quoi est-ce que ça fait avancer l'enquête à
grands pas ?
- Nous avons maintenant quatre assassinats avérés, expliqua Syd avec un sourire réjoui. La police et le FBI sont enfin obligés d'intervenir.
- quatre ? Esposito et Satchel, ça fait...
- Il y a Donald Borden et Gennie Smiley. La police d'Oakland a appris hier soir qu'un éboueur qui travaille dans une décharge des environs de la Baie a trouvé deux gros sacs poubelles retournés par un bulldozer, d'o˘
s'échappait...
- Richard et Gennie étaient dedans ? demanda Darwin.
- Pour Borden, nous n'avons qu'une fiche dentaire, mais l'autre corps est celui d'une femme.
- Et la cause du décès ? demanda Darwin.
- Doublé à la tête pour tous les deux, fit Syd.
Son téléphone se mit à sonner à ce moment-là. Avant de répondre, elle ajouta :
- Du 22R. Probablement un Ruger Mark II Target. ¿ bout portant. Du travail de pro. Bonjour, ici Oison, répondit-elle au téléphone.
Dar regarda les photos de Yaponchik et de Zuker en les étudiant comme s'il ne les avait pas mémorisées depuis vingt-quatre heures. Pendant ce temps, Syd murmurait au téléphone :
- Hum, vraiment ? Postées de quel endroit ? Hum, je vois. Vous les avez envoyées au labo pour les empreintes ? Ah bon ! Et vous avez pu les identifier ? La chance a tourné en notre faveur ! En fait, Dar et moi nous avons eu de la veine, également, en compulsant ces vieux dossiers de la CIA. Oui, je viens vous montrer ça dans une heure ou deux. ¿ plus tard.
Elle raccrocha et posa sur Dar le même regard intense que celui que des générations de suspects avaient d˚ subir dans cette salle d'interrogatoire.
- Vous ne devinerez jamais ce que l'agent spécial Warren a reçu par la poste, dit-elle.
Dar referma le dossier de la CIA et attendit sans manifester d'intérêt particulier.
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- Une enveloppe sans nom d'expéditeur ni empreintes, postée hier à
Oceanside.
- Et alors ?
- Elle contenait des photos. De beaux clichés sur papier glacé, grand format. Excellente résolution. Sept hommes. quatre au moins sont pris en train de discuter avec Dallas Trace. Cinq ont déjà été identifiés.
Dar haussa un sourcil intéressé.
- Deux hommes de la mafia russe dont nous ne savions pas qu'ils étaient dans le pays, reprit Syd. L'un d'eux est un ex-homme de main du KGB. Il a travaillé avec Yaponchik et Zuker à l'‚ge d'or du régime soviétique.
- Et les autres ?
- Trois sur quatre sont des gardes du corps mercenaires et tueurs bien connus de nos services. Ils ont des dossiers chez nous. Le quatrième était un mafieux notoire dans notre pays jusqu'à ce qu'il descende un copain de son patron.
Dar siffla entre ses dents.
- Avec ça, la brigade de lutte contre le crime organisé et les RICO va être obligée d'intervenir, non ?
Syd ignora la question.
- C'est un sacré coup de veine que nous avons eu. D'abord la découverte de ces photos perdues de la CIA, et ensuite ça...
Dar hocha la tête pour signifier son assentiment.
Syd se laissa aller en arrière sur son siège en demandant :
- Bon, o˘ en étions-nous ?
- On parlait de l'enquête en cours.
Syd pointa le menton en direction d'une pile de dossiers, vidéocassettes et rapports.
- Tom et les trois agents infiltrés du FBI ont établi le contact avec le Secours aux démunis par l'intermédiaire de passeurs mexicains ou dans les salles des urgences. Ils ont infiltré le réseau en plusieurs endroits, mais se retrouvent tous dans le même groupe de recrues. Les responsables du Secours ont ouvert une sorte d'école o˘ ils les initient au swoop and squat. Nous avons déjà une douzaine de noms, et ils ne sont là que depuis quelques jours.
- Formidable, fit Dar.
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- Et vous êtes au courant, pour la nouvelle BIA ?
- BIA ? répéta Dar sans comprendre.
- La Brigade d'investigation sur les accidents de notre force opérationnelle, expliqua gravement Syd. Vous en faites partie. En réalité, c'est vous qui la dirigez.
- Ah ! fit Dar.
- Elle a son quartier général chez Lawrence et Trudy. Je vous y retrouverai un peu plus tard dans l'après-midi, quand j'aurai fini de travailler sur ces nouvelles photos.
- Il faudrait tout de même que je sache sur quoi on enquête, déclara Dar.
Elle soupira.
- Pas grand-chose. Juste une petite série d'accidents qui ressemblent à
des meurtres. Esposito, Paulie Satchel, Abraham Willis.
- Willis ? Ah oui, l'avocat marron qui a trouvé la mort dans les environs de Carmel.
- Les Gomez, continua Syd. M. Phong, Dickie Kodiak, alias Dickie Trace.
- Peut-être que je ferais mieux d'aller tout de suite à Escondido. On dirait que j'ai du pain sur la planche.
- ¿ bientôt, lui dit Syd.
Lawrence et Trudy avaient consacré leur après-midi à la force opérationnelle. Leur salle à manger était devenue un prolongement du quartier général de Syd, avec des tableaux de liège tout autour de la longue table, un tableau blanc, des projecteurs, un magnétoscope relié à un petit moniteur et un ordinateur portable Gateway avec une ligne modem pour une mise à jour permanente des données et images relatives aux enquêtes en cours sur les accidents.
Dar, Lawrence et Trudy se divisèrent rapidement le travail en fonction du temps que chacun avait passé à l'origine sur chaque dossier. Lawrence prit les affaires Satchel, Phong et Gomez, car ses clients étaient concernés dans deux d'entre elles. Dar s'apprêta à rouvrir les dossiers Richard Kodiak et à continuer l'enquête sur la mort d'Esposito sous la plate-forme élévatrice. Il parla à Trudy et Lawrence des différentes photographies récemment apparues.
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- Intéressant, lui dit Lawrence. Et tu n'aurais pas des copies de ces photos, par hasard ?
- Justement, il se trouve que j'en ai.
- Je crois me souvenir que Dallas Trace habite dans Coy Drive, non loin de Mulholland et de Beverly Glen, murmura Lawrence.
- Je n'en sais trop rien, fit Dar.
- Moi je sais. J'ai fait une recherche l'autre soir après t'avoir déposé
pour ta petite balade. Bon, voyons un peu la gueule qu'ils ont.
Ils étudièrent les clichés pendant quelque temps. Dar savait que Tmdy et Lawrence n'oubliaient jamais un visage après l'avoir examiné dans le cadre d'une affaire.
Finalement, ils décidèrent de s'attaquer ensemble au dossier Abraham Willis, car aucun des trois n'avait eu à s'en occuper avant. La police routière et celle de Carmel avaient faxé et envoyé par e-mail leurs documents à Syd, et elle avait ajouté les éléments rassemblés par son équipe opérationnelle au dossier déjà épais de dix centimètres avant de le communiquer à Trudy et Lawrence.
Ils en prirent connaissance en silence, faisant passer de main en main les photos et les croquis du site de l'accident. Le scénario semblait très simple.
L'avocat Abraham Willis, qui avait donné son nom aux combines des cliniques et aux arnaques des accidents de la route, exerçait à San Diego. Un vendredi après-midi, alors qu'il avait quitté son bureau de bonne heure pour rentrer passer le week-end à Carmel, il s'était arrêté pour dîner à
Santa Barbara, o˘ différents témoins l'avaient vu boire plusieurs verres d'alcool. Le patron d'une taverne des environs de Big Sur avait également témoigné qu'il était passé dans son établissement un peu plus tard dans la soirée pour boire encore un verre avant de reprendre la route pour Carmel.
Willis était
seul dans les deux cas.
Peu avant 22 heures, il s'était, de toute évidence, arrêté au bord de la route avec sa Camry modèle 1998 à un endroit situé dans un virage qui offrait une vue panoramique de la côte entre Point Lobo et Carmel. Il n'y avait personne sur l'aire de stationnement à ce moment-là.
- Je connais ce point d'arrêt, dit Lawrence. La vue est magnifique en direction du nord, vers Carmel.
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- «a m'étonnerait qu'il se soit arrêté pour la vue à dix heures du soir, déclara Trudy. - Peut-être pour pisser un coup, suggéra Lawrence.
- Ou pour respirer l'air de l'océan, murmura Dar. Ou encore dissiper les effets de l'alcool.
- Faut croire que ça n'a pas marché, commenta Lawrence. D'après la reconstitution effectuée par la police de la route, Willis était remonté dans sa Camry, avait enclenché la marche avant au lieu de la marche arrière, avait défoncé la petite clôture en bois au creux de l'aire de stationnement et avait fait une chute de dix-huit mètres dans sa voiture sur les rochers en bas.
- Il n'y avait pas de garde-fou ? demanda Darwin. Trudy esquissa un croquis sur une serviette en papier.
- Il y a un garde-fou de chaque côté, et les emplacements de parking sont délimités par des bordures en béton. Ensuite, il y a une dizaine de mètres de pelouse, avec une allée de gravier pour les piétons. Puis cette petite barrière en bois, éclairée par une rangée de projecteurs. Elle est là juste pour empêcher les gens de s'avancer au
bord de la falaise.
- ¿ quelle distance du précipice se trouve la barrière ? demanda Darwin.
- Une dizaine de mètres en pente, puis c'est le vide. Mais il y a des rochers ici et ici, et la Camry les a heurtés. La portière côté conducteur a été retrouvée en haut de la falaise, et non en bas.
- Je l'avais remarqué, fit Dar. «a n'a pas de sens.
- L'enquêteur du NICB est d'accord avec celui de la police routière pour dire que Willis n'a pas pu arrêter sa voiture et a tenté de descendre en marche quand la portière a raclé les rochers. Mais l'impact l'a projeté en arrière contre le siège passager, et la voiture a basculé dans le vide.
- Pourquoi n'a-t-il pas pu arrêter la voiture ? demanda Darwin. Même s'il s'est trompé de pédale à l'origine, il avait une vingtaine de mètres pour freiner.
- Il avait bu, murmura Trudy.
- Accélération spontanée suivie de défaillance des freins ? suggéra Lawrence.
Trudy et Dar lui lancèrent des regards sarcastiques. L'accélération 343
spontanée n'existait que dans les analyses des magazines de télé, et les défaillances totales des freins étaient aussi rares que de recevoir une météorite sur la tête.
Les photos prises par la police routière étaient macabres à souhait, Willis avait été éjecté de la voiture au premier impact avec les rochers dans la mer, et la voiture s'était retournée sur lui avant de s'immobiliser enfin.
La Camry était dans un état lamentable. quelqu'un avait signalé vers minuit que la barrière avait été défoncée, et la police de la route avait retrouvé
l'épave peu après 1 heure du matin. Les crabes avaient commencé à s'occuper de Willis, mais pas au point que sa secrétaire ne puisse l'identifier.
Willis était divorcé depuis des années, dans l'…tat de New York, et il n'avait pas de famille. Personne n'avait réclamé le corps.
- Bon, fit Trudy. Voyons maintenant les tractions exercées par l'occupant du véhicule sur le dispositif de retenue.
Ils parcoururent le rapport de la patrouille routière. Ils étudièrent les conclusions de l'officier de police de Carmel ainsi que celles du shérif.
Ils examinèrent le rapport de l'enquêteur du NICB, puis les photos jointes au dossier.
Syd arriva à ce moment-là. Elle avait l'air épuisée, mais contente. Elle remarqua l'intense concentration du groupe et se garda bien de les déranger après les salutations initiales.
Finalement, Trudy brandit une photo en noir et blanc de l'intérieur de la Camry modèle 98. La voiture avait heurté les rochers par le capot, et l'incursion dans l'habitacle était totale. Le volant et le tableau de bord avaient enfoncé les sièges, le pare-brise avait éclaté et le toit s'était affaissé côté conducteur presque à hauteur du siège.
- Vous ne voyez rien d'anormal sur cette photo ? demanda Trudy.
- Un seul airbag s'est déployé, dit Lawrence.
- Côté passager, murmura Dar avec un rictus. J'ai trouvé, se dit-il.
Lawrence bondit sur le téléphone pour appeler le shérif de Carmel. La Camry était toujours retenue comme pièce à conviction, mais elle avait été
déposée sans cérémonie sur le terrain d'un carrossier en ville.
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- Carmel n'a pas les moyens de s'offrir une fourni e*P q Trudy tandis que Lawrence échangeait des propos rapides a
shérif.
. ,
- Bon, vous ne pouvez pas envoyer un adjoint ou clue q ´ d'autre pour jeter un coup d'oil ? était en train de dire Lawi nous faut cette information le plus vite possible.