Conclusion

Si le présent travail pouvait être retenu comme base d’une physique ou d’une chimie de la rêverie, comme esquisse d’une détermination des conditions objectives de la rêverie, il devrait préparer des instruments pour une critique littéraire objective dans le sens le plus précis du terme. Il devrait montrer que les métaphores ne sont pas de simples idéalisations qui partent, comme des fusées, pour éclater au ciel en étalant leur insignifiance, mais qu’au contraire les métaphores s’appellent et se coordonnent plus que les sensations, au point qu’un esprit poétique est purement et simplement une syntaxe des métaphores. Chaque poète devrait alors donner lieu à un diagramme qui indiquerait le sens et la symétrie de ses coordinations métaphoriques, exactement comme le diagramme d’une fleur fixe le sens et les symétries de son action florale. Il n’y a pas de fleur réelle sans cette convenance géométrique. De même, il n’y a pas de floraison poétique sans une certaine synthèse d’images poétiques. Il ne faudrait cependant pas voir dans cette thèse une volonté de limiter la liberté poétique, d’imposer une logique, ou une réalité ce qui est la même chose, à la création du poète. C’est après coup, objectivement, après l’épanouissement, que nous croyons découvrir le réalisme et la logique intime d’une œuvre poétique. Parfois des images vraiment diverses, qu’on croyait hostiles, hétéroclites, dissolvantes, viennent se fondre en une image adorable. Les mosaïques les plus étranges du surréalisme ont soudain des gestes continus ; un chatoiement révèle une lumière profonde ; un regard qui scintille d’ironie a soudain une coulée de tendresse : l’eau d’une larme sur le feu d’un aveu. Telle est donc l’action décisive de l’imagination : d’un monstre, elle fait un nouveau-né !

Mais un diagramme poétique n’est pas simplement un dessin : il doit trouver le moyen d’intégrer les hésitations, les ambiguïtés qui, seules, peuvent nous libérer du réalisme, nous permettre de rêver ; et c’est ici que la tâche que nous entrevoyons prend toute sa difficulté et tout son prix. On ne fait pas de poésie au sein d’une unité : l’unique n’a pas de propriété poétique. Si l’on ne peut faire mieux et atteindre tout de suite à la multiplicité ordonnée, on peut se servir de la dialectique, comme d’un fracas qui réveille les résonances endormies. « L’agitation de la dialectique de la pensée, remarque très justement Armand Petitjean, avec ou sans images, sert comme nulle autre à déterminer l’imagination. » En tout cas, avant toute chose, il faut briser les élans d’une expression réflexe, psychanalyser les images familières pour accéder aux métaphores et surtout aux métaphores de métaphores. Alors on comprendra que Petit jean ait pu écrire que l’imagination échappe aux déterminations de la psychologie – psychanalyse comprise – et qu’elle constitue un règne autochtone, autogène. Nous souscrivons à cette vue : plus que la volonté, plus que l’élan vital, l’imagination est la force même de la production psychique. Psychiquement, nous sommes créés par notre rêverie. Créés et limités par notre rêverie, car c’est la rêverie qui dessine les derniers confins de notre esprit. L’imagination travaille à son sommet, comme une flamme, et c’est dans la région de la métaphore de métaphore, dans la région dadaïste où le rêve, comme l’a vu Tristan Tzara, est l’essai d’une expérience, quand la rêverie transforme des formes préalablement transformées, qu’on doit chercher le secret des énergies mutantes. Il faut donc bien trouver le moyen de s’installer à l’endroit où l’impulsion originelle se divise, tentée sans doute par une anarchie personnelle, mais obligée quand même à la séduction d’autrui. Pour être heureux, il faut penser au bonheur d’un autre. Il y a ainsi une altérité dans les jouissances les plus égoïstes. Le diagramme poétique doit donc susciter une décomposition des forces, en rompant avec l’idéal naïf, l’idéal égoïste, de l’unité de composition. C’est alors le problème même de la vie créatrice : comment avoir un avenir en n’oubliant pas le passé ? comment obtenir que la passion s’illumine sans se refroidir ?

Or, si l’image ne devient psychiquement active que par les métaphores qui la décomposent, si elle ne crée du psychisme vraiment nouveau que dans les transformations les plus poussées, dans la région de la métaphore de métaphore, on comprendra l’énorme production poétique des images du feu. Nous avons en effet essayé de montrer que le feu est, parmi les facteurs d’images, le plus dialectisé. Lui seul est sujet et objet. Quand on va au fond d’un animisme, on trouve toujours un calorisme. Ce que je reconnais de vivant, d’immédiatement vivant, c’est ce que je reconnais comme chaud. La chaleur est la preuve par excellence de la richesse et de la permanence substantielles ; elle seule donne un sens immédiat à l’intensité vitale, à l’intensité d’être. À côté de l’intensité du feu intime, combien les autres intensités sensibles sont détendues, inertes, statiques, sans destin ! Elles ne sont pas de réelles croissances. Elles ne tiennent pas leur promesse. Elles ne s’activent pas dans une flamme et dans une lumière qui symbolisent la transcendance.

Puis, ainsi que nous l’avons vu en détail, comme une réplique de cette dialectique fondamentale du sujet et de l’objet, c’est en toutes ses propriétés que le feu intime se dialectise. C’est au point qu’il suffit de s’enflammer pour se contredire. Dès qu’un sentiment monte à la tonalité du feu, dès qu’il s’expose, en sa violence, dans les métaphysiques du feu, on peut être sûr qu’il va accumuler une somme de contraires. Alors l’être aimant veut être pur et ardent, unique et universel, dramatique et fidèle, instantané et permanent.

Avant l’énorme tentation, la Pasiphaé de Vielé-Griffin murmure :

Un souffle chaud m’empourpre, un grand frisson me glace.

Impossible d’échapper à cette dialectique : avoir conscience de brûler, c’est se refroidir ; sentir une intensité, c’est la diminuer : il faut être intensité sans le savoir. Telle est la loi amère de l’homme agissant.

Cette ambiguïté est seule propre à rendre compte des hésitations passionnelles. De sorte que finalement tous les complexes liés au feu sont des complexes douloureux, des complexes à la fois névrosants et poétisants, des complexes renversables : on peut trouver le paradis dans son mouvement ou dans son repos, dans la flamme ou dans la cendre.

Dans la clairière de tes yeux
Montre les ravages du feu ses œuvres d’inspiré
Et le paradis de sa cendre.

Paul Eluard.

Prendre le feu ou se donner au feu, anéantir ou s’anéantir, suivre le complexe de Prométhée ou le complexe d’Empédocle, tel est le virement psychologique qui convertit toutes les valeurs, qui montre aussi la discorde des valeurs. Comment mieux prouver que le feu est l’occasion, au sens très précis de C.G. Jung, « d’un complexe archaïque fécond » et qu’une psychanalyse spéciale doit en détruire les douloureuses ambiguïtés pour mieux dégager les dialectiques alertes qui donnent à la rêverie sa vraie liberté et sa vraie fonction de psychisme créateur ?

11 décembre 1937.

 

 

 

 



[1]Étude sur l’évolution d’un problème de physique : la propagation thermique dans les solides, Paris, 1928.

[2]A. Roy-Desjoncades, Les Lois de la Nature, applicables aux lois physiques de la Médecine, et au bien général de l’humanité. 2 vol. Paris, 1788, t. II, p. 144.

[3]Ducarla, Du Feu complet, p. 307.

[4]Pierre Bertaux, Hölderlin. Paris 1936, p. 171.

[5]D’Annunzio, Le Feu, trad., p. 322.

[6]Auguste-Guillaume de Schlegel, Œuvres écrites en français, t. I. Leipzig, 1846, p. 307-308.

[7]F. Max Muller, Origine et développement de la Religion, trad. J. Darmesteter, 1879, p. 190.

[8]Bernardin de Saint-Pierre, Études de ta Nature, 4e éd., 1791, t. IV, p. 34.

[9]Chateaubriand, Voyage en Amérique, p. 123-124.

[10]J. G. Frazer, Le Rameau d’Or, trad. 3 vol., t. III, p. 474.

[11]Cité par Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, 1937, 2 vol., t. I, p. 191.

[12]Novalis, Henri d’Ofterdingen, trad., p. 241, note p. 191.

[13]Novalis, loc, cit., p. 237.

[14]Voir Charles Nodier, Deuxième préface de Smarra.

[15]Novalis, loc. cit., p. 227.

[16]J.-B. Robinet, De la Nature, 3e éd., 4 vol., Amsterdam, 1766, 1.1, p. 217.

[17]Robinet, loc. cit., t. I, p. 219.

[18]Robinet, loc. cit., t. IV, p. 234.

[19]Novalis, Journal intime, suivi… de Maximes inédites, Paris, p. 106.

[20]De Malon, Le Conservateur du sang humain, ou la saignée démontrée toujours pernicieuse et souvent mortelle, 1767, p. 146.

[21]Jean-Pierre David. Traité de la Nutrition et de l’accroissement précédé d’une dissertation sur l’usage des eaux de l’amnioe.

[22]Jean-Pierre Fabre, L’Abrégé des secrets chimiques, Paris. 1636, p. 374,

[23]Comte de Lacépède, Essai sur l’électricité naturelle et artificielle, 2 vol, Paris, 1871, t. II, p. 169.

[24]Cosmopolite ou nouvelle lumière clymique. Paris, 1723, p. 7.

[25]La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective. Paris, Vrin 1938.

[26]Nicolas de Locques, Les Rudiments de la Philosophie naturelle touchant le système du corps mixte, 2 vol., Paris, 1665.

[27]La lumière sortant de soi-même des ténèbres, écrite en vers italiens, trad. Par B.D.L. 2e éd. Paris, 1693.

[28]Novalis, Henri d’Ofterdingen, trad., p. 186.

[29]Max Scheler, Nature et forme de la sympathie, trad., p. 120.

[30]D’Annunzio, Le Feu, trad., p. 325.

[31]Paul Valéry, Pièces sur l’art, p. 13.

[32]Paul Valéry, loc. cit. p. 9.

[33]Boerhaave, Éléments de Chimie, trad. 2 vol., Leide, 1752, t. I, p. 144.

[34]Charles-Guillaume Scheele, Traité chimique de l’air et du feu, trad., Paris, 1781.

[35]R.-P. Castel, L’Optique des couleurs, Paris, 1740, p. 34.

[36]Ducarla, loc. cit., p. 4.

[37]Boerhaave, loc. cit. t. I, p. 145.

[38]Carra, Dissertation élémentaire sur la nature de la lumière, de la chaleur, du feu et de l’électricité, Londres, 1787, p. 50.

[39]Marat, Découvertes sur le feu, l’électricité et la lumière, constatées par une suite d’expériences nouvelles, Paris, 1779, p. 28.

[40]Blaise de Vigenère, Traité du feu et du sel. Paris, 1622, p. 60.

[41]Jourdain Guibelet, Trois Discours philosophiques, Évreux, 1608, p. 22.

[42]Boerhaave, loc. cit. t. I, p. 303.

[43]Robinet, loc. cit., t. I, p. 44.

[44]Joachim Poleman, Nouvelle Lumière de Médecine du mystère du soufre des philosophes, trad. du latin, Rouen, 1721, p. 145.

[45]Guibelet, loc. cit., p. 22.

[46]Abbé de Mangin, Question nouvelle et intéressante sur l’électricité, 1749, pp. 17, 23, 26.

[47]Winckler, Essai sur la nature, les effets et les causes de l’électricité, trad.. Paris, 1748, p. 139.

[48]Jean-Baptiste Fayol, L’Harmonie céleste, Paris, 1672, p. 820.

[49]David, loc. cit., pp. 290, 292.

[50]Lettre philosophique en suite du Cosmopolite, Paris. 1723, pp. 9, 12.

[51]Reynier, Du Feu et de quelques-uns de ses principaux effets, Lausanne, 1787, pp. 29, 34.

[52]Boerhaave, loc. cit., t. II, p. 876.

[53]Nicolas de Locques, Les Rudiments de la philosophie naturelle touchant le système du corps mixte, Paris, 1665, pp. 36, 47.

[54]Hecquet, De la digestion et des maladies de l’estomac, Paris, 1712, p. 263.

[55]Cosmopolite, loc. cit., p. 113.

[56]Lettre philosophique en suite du Cosmopolite, loc. cit., p. 18.

[57]Poleman, loc. cit., p. 167,

[58]Nicolas de Locques, loc. cit., t. I, p. 52.

[59]Crosset de La Heaumerie, Les secrets les plus cachés de la philosophie des anciens, Paris, 1722, p. 299.

[60]Reynier, loc. cit., p. 39 et 43.

[61]Nicolas de Locques, loc. cit., p. 46.

[62]Cité et commenté par Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Marseille, 1987, 2 vol., t. II, p. 62.

[63]Cf. Théophile Gautier, Les Jeunes-France. Le Bol de Punch, p. 244.

[64]Armand Petitjean, Imagination et Réalisation, Paris, 1986, passim.

[65]Marie Bonaparte, Edgar Poe, Paris, passim

[66]Jallabert, Expériences sur l’électricité avec quelques conjectures sur la cause de ses effets, Paris, 1749, p. 293.

[67]Martine, Dissertations sur la chaleur, trad., Paris 1751, p. 350.

[68]Sans nom d’auteur. Chimie du Goût et de l’Odorat ou Principe pour composer facilement, et à peu de frais, les liqueurs à boire et les eaux de senteur, Paris, 1755, p. V.

[69]Balzac, Le Cousin Pons, Ed. Calmann-Lévy, p. 172.

[70]Émile Zola, Le Docteur Pascal, p. 227.

[71]Max Scheler, Nature et Formes de la sympathie, trad., p. 270

[72]Novalis, Journal intime, suivi … de Maximes inédites, Paris, p. 143.

[73]Virgile, Géorgiques , livre I, vers 84 et suiv.

[74]Pierre-Jean Fabre, loc. cit., p. 6.

[75]De Malon, Le Conservateur du sang humain, Paris, 1767, p. 135.

[76]De Pezanson, Nouveau Traité des fièvres, Paris, 1690, pp. 30, 49.

[77]Voir Cahiers du Sud, numéro mai 1937, p. 25.