CHAPITRE PREMIER
Feu et respect
le complexe de Prométhée
I
Le feu et la chaleur fournissent des moyens d’explication dans les domaines les plus variés parce qu’ils sont pour nous l’occasion de souvenirs impérissables, d’expériences personnelles simples et décisives. Le feu est ainsi un phénomène privilégié qui peut tout expliquer. Si tout ce qui change lentement s’explique par la vie, tout ce qui change vite s’explique par le feu. Le feu est l’ultra-vivant. Le feu est intime et il est universel. Il vit dans notre cœur. Il vit dans le ciel. Il monte des profondeurs de la substance et s’offre comme un amour. Il redescend dans la matière et se cache, latent, contenu comme la haine et la vengeance. Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille au Paradis. Il brûle à l’Enfer. Il est douceur et torture. Il est cuisine et apocalypse. Il est plaisir pour l’enfant assis sagement près du foyer ; il punit cependant de toute désobéissance quand on veut jouer de trop près avec ses flammes. Il est bien-être et il est respect. C’est un dieu tutélaire et terrible, bon et mauvais. Il peut se contredire : il est donc un des principes d’explication universelle.
Sans cette valorisation première, on ne comprendrait ni cette tolérance du jugement qui accepte les contradictions les plus flagrantes, ni cet enthousiasme qui accumule sans preuve les épithètes les plus louangeuses. Par exemple, quelle tendresse et quel non-sens dans cette page d’un médecin écrivant à la fin du XVIIIe siècle : « J’entends par ce feu, non pas une chaleur violente, tumultueuse, irritante et contre nature, qui brûle au lieu de cuire les humeurs, ainsi que les aliments ; mais ce feu doux, modéré, balsamique ; et qui, accompagné d’une certaine humidité, qui a de l’affinité avec celle du sang, pénètre les humeurs hétérogènes de même que les sucs destinés à la nutrition, les divise, les atténue, polit la rudesse et l’âpreté de leurs parties, et les amène enfin à un tel degré de douceur et d’affinement, qu’ils se trouvent approportionnés à notre nature[2]. » Dans cette page, il n’y a pas un seul argument, pas une seule épithète, qui puissent recevoir un sens objectif. Et pourtant comme elle nous convainc ! Il me semble qu’elle totalise la force de persuasion du médecin et la force insinuante du remède. Comme le feu est le médicament le plus insinuant, c’est en le prônant que le médecin est le plus persuasif. En tout cas, je ne relis pas cette page – explique qui pourra ce rapprochement invincible – sans me souvenir du bon et solennel médecin à la montre d’or, qui venait à mon chevet d’enfant et tranquillisait d’un mot savant ma mère inquiète. C’était un matin d’hiver, dans notre pauvre maison. Le feu brillait dans l’âtre. On me donnait du sirop de tolu. Je léchais la cuiller. Où sont-ils ces temps de la chaleur balsamique et des remèdes aux chauds arômes !
II
Quand j’étais malade, mon père faisait du feu dans ma chambre. Il apportait un très grand soin à dresser les bûches sur le petit bois, à glisser entre les chenêts la poignée de copeaux. Manquer un feu eût été une insigne sottise. Je n’imaginais pas que mon père pût avoir d’égal dans cette fonction qu’il ne déléguait jamais à personne. En fait, je ne crois pas avoir allumé un feu avant l’âge de dix-huit ans. C’est seulement quand je vécus dans la solitude que je fus le maître de ma cheminée. Mais l’art de tisonner que j’avais appris de mon père m’est resté comme une vanité. J’aimerais mieux, je crois, manquer une leçon de philosophie que manquer mon feu du matin. Aussi avec quelle vive sympathie je lis chez un auteur estimé, tout occupé de savantes recherches, cette page qui est pour moi presque une page de souvenirs personnels[3] : « Je me suis souvent amusé de cette recette quand j’étais chez les autres, ou quand j’avais quelqu’un chez moi : le feu se ralentissait ; il fallait tisonner inutilement, savamment, longuement, à travers une fumée épaisse. On recourait enfin au menu bois, au charbon, qui ne venaient pas toujours assez tôt : après qu’on avait souvent bouleversé des bûches noires, je parvenais à m’emparer des pincettes, chose qui suppose patience, audace et bonheur. J’obtenais même sursis en faveur d’un sortilège, comme ces Empiriques, auxquels la Faculté livre un malade désespéré ; puis je me bornais à mettre en regard quelques tisons, bien souvent sans qu’on pût s’apercevoir que j’eusse rien touché. Je me reposais sans avoir travaillé ; l’on me regardait comme pour me dire d’agir et cependant la flamme venait et s’emparait du bûcher ; alors on m’accusait d’avoir jeté quelque poudre, et l’on reconnaissait enfin, selon l’usage, que j’avais ménagé des courants : on n’allait pas s’enquérir des chaleurs complète, effluente, rayonnante, des pyrosphères, des vitesses translatives, des séries calorifiques. » Et Ducarla continue en étalant conjointement ses talents familiers et ses connaissances théoriques ambitieuses où la propagation du feu est décrite comme une progression géométrique suivant « des séries calorifiques ». En dépit de cette mathématique mal venue, le principe premier de la pensée « objective » de Ducarla est bien clair et la psychanalyse en est immédiate : mettons braise contre braise et la flamme égaiera notre foyer.
III
Peut-être peut-on saisir ici un exemple de la méthode que nous proposons de suivre pour une psychanalyse de la connaissance objective. Il s’agit en effet de trouver l’action des valeurs inconscientes à la base même de la connaissance empirique et scientifique. Il nous faut donc montrer la lumière réciproque qui va sans cesse des connaissances objectives et sociales aux connaissances subjectives et personnelles, et vice versa. Il faut montrer dans l’expérience scientifique les traces de l’expérience enfantine. C’est ainsi que nous serons fondés à parler d’un inconscient de l’esprit scientifique, du caractère hétérogène de certaines évidences, et que nous verrons converger, sur l’étude d’un phénomène particulier, des convictions formées dans les domaines les plus variés.
Ainsi, on n’a peut-être pas assez remarqué que le feu est plutôt un être social qu’un être naturel. Pour voir le bien-fondé de cette remarque, il n’est pas besoin de développer des considérations sur le rôle du feu dans les sociétés primitives, ni d’insister sur les difficultés techniques de l’entretien du feu ; il suffit de faire de la psychologie positive, en examinant la structure et l’éducation d’un esprit civilisé. En fait, le respect du feu est un respect enseigné ; ce n’est pas un respect naturel. Le réflexe qui nous fait retirer le doigt de la flamme d’une bougie ne joue pour ainsi dire aucun rôle conscient dans notre connaissance. On peut même s’étonner qu’on lui donne tant d’importance dans les livres de psychologie élémentaire où il s’offre comme le sempiternel de l’intervention d’une sorte de réflexion dans le réflexe, d’une connaissance dans la sensation la plus brutale. En réalité, les interdictions sociales sont les premières. L’expérience naturelle ne vient qu’en second lieu pour apporter une preuve matérielle inopinée, donc trop obscure pour fonder une connaissance objective. La brûlure, c’est-à-dire l’inhibition naturelle, en confirmant les interdictions sociales ne fait que donner, aux yeux de l’enfant, plus de valeur à l’intelligence paternelle. Il y a donc, à la base de la connaissance enfantine du feu, une interférence du naturel et du social où le social est presque toujours dominant. Peut-être le verra-t-on mieux si l’on compare la piqûre et la brûlure. Elles donnent, l’une et l’autre, lieu à des réflexes. Pourquoi les pointes ne sont-elles pas, comme le feu, objet de respect et de crainte ? C’est précisément parce que les interdictions sociales concernant les pointes sont de beaucoup plus faibles que les interdictions concernant le feu.
Voici alors la véritable base du respect devant la flamme : si l’enfant approche sa main du feu, son père lui donne un coup de règle sur les doigts. Le feu frappe sans avoir besoin de brûler. Que ce feu soit flamme ou chaleur, lampe ou fourneau, la vigilance des parents est la même. Le feu est donc initialement l’objet d’une interdiction générale ; d’où cette conclusion : l’interdiction sociale est notre première connaissance générale sur le feu. Ce qu’on connaît d’abord du feu c’est qu’on ne doit pas le toucher. Au fur et à mesure que l’enfant grandit, les interdictions se spiritualisent : le coup de règle est remplacé par la voix courroucée ; la voix courroucée par le récit des dangers d’incendie, par les légendes sur le feu du ciel. Ainsi le phénomène naturel est rapidement impliqué dans des connaissances sociales, complexes et confuses, qui ne laissent guère de place pour la connaissance naïve.
Dès lors, puisque les inhibitions sont de prime abord des interdictions sociales, le problème de la connaissance personnelle du feu est le problème de la désobéissance adroite. L’enfant veut faire comme son père, loin de son père, et de même qu’un petit Prométhée il dérobe des allumettes. Il court alors dans les champs et, au creux d’un ravin, aidé de ses compagnons, il fonde le foyer de l’école buissonnière. L’enfant des villes ne connaît guère ce feu qui flambe entre trois pierres ; il n’a pas goûté la prunelle frite ni l’escargot placé tout gluant sur les braises rouges. Il peut échapper à ce complexe de Prométhée dont j’ai souvent senti l’action. Seul ce complexe peut nous faire comprendre l’intérêt que rencontre toujours la légende, en soi bien pauvre, du père du Feu. Il ne faut d’ailleurs pas se hâter de confondre ce complexe de Prométhée et le complexe d’Œdipe de la psychanalyse classique. Sans doute les composantes sexuelles des rêveries sur le feu sont particulièrement intenses et nous essaierons par la suite de les mettre en évidence. Mais peut-être vaut-il mieux désigner toutes les nuances des convictions inconscientes par des formules différentes, quitte à voir par la suite comment s’apparentent les complexes. Précisément, un des avantages de la psychanalyse de la connaissance objective que nous proposons nous paraît être l’examen d’une zone moins profonde que celle où se déroulent les instincts primitifs ; et c’est parce que cette zone est intermédiaire qu’elle a une action déterminante pour la pensée claire, pour la pensée scientifique. Savoir et fabriquer sont des besoins qu’on peut caractériser en eux-mêmes, sans les mettre nécessairement en rapport avec la volonté de puissance. Il y a en l’homme une véritable volonté d’intellectualité. On sous-estime le besoin de comprendre quand on le met, comme l’ont fait le pragmatisme et le bergsonisme, sous la dépendance absolue du principe d’utilité. Nous proposons donc de ranger sous le nom de complexe de Prométhée toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres. Or, c’est en maniant l’objet, c’est en perfectionnant notre connaissance objective que nous pouvons espérer nous mettre plus clairement au niveau intellectuel que nous avons admiré chez nos parents et nos maîtres. La suprématie par des instincts plus puissants tente naturellement un bien plus grand nombre d’individus, mais des esprits plus rares doivent aussi être examinés par le psychologue. Si l’intellectualité pure est exceptionnelle, elle n’en est pas moins très caractéristique d’une évolution spécifiquement humaine. Le complexe de Prométhée est le complexe d’Œdipe de la vie intellectuelle.