CHAPITRE IV
Le feu sexualisé
I
Si la conquête du feu est primitivement une « conquête » sexuelle, on ne devra pas s’étonner que le feu soit resté si longtemps et si fortement sexualisé. Il y a là un thème de valorisation qui trouble profondément les recherches objectives sur le feu. Aussi, dans ce chapitre, avant d’aborder, dans le chapitre suivant, la chimie du feu, nous allons montrer la nécessité d’une psychanalyse de la connaissance objective. La valorisation sexuelle que nous voulons dénoncer peut être cachée ou explicite. Naturellement, ce sont les valeurs sourdes et obscures qui sont les plus réfractaires à la psychanalyse. Ce sont aussi les plus agissantes. Les valeurs claires ou claironnées sont immédiatement réduites par le ridicule. En vue de bien marquer la résistance de l’inconscient le plus caché, commençons donc par des exemples où cette résistance est si faible que le lecteur, en riant, va faire la réduction de lui-même, sans que nous ayons à souligner davantage des erreurs manifestes.
Pour Robinet[16], le feu élémentaire est capable de reproduire son semblable. C’est là une expression usée et sans valeur sur laquelle on passe d’habitude sans prêter attention. Mais Robinet lui donne le sens premier et fort. Il pense que l’élément du feu est né d’un germe spécifique. Aussi, comme toute puissance qui engendre, le feu peut être frappé de stérilité, dès qu’il a un certain âge. Dès lors, sans paraître avoir connaissance des récits sur les fêtes du feu nouveau, du feu rénové, Robinet, dans sa rêverie, retrouve pour le feu, la nécessité génétique. Si on laisse le feu à sa vie naturelle, même en le nourrissant, il vieillit et meurt comme les animaux et les plantes.
Naturellement, les divers feux doivent porter la marque indélébile de leur individualité[17] : « Le feu commun, le feu électrique, celui des phosphores, celui des volcans, celui du tonnerre, ont des différences essentielles, intrinsèques, qu’il est naturel de rapporter à un principe plus interne qu’à des accidents qui modifieront la même matière ignée. » On voit déjà à l’œuvre l’intuition d’une substance saisie dans son intimité, dans sa vie, et bientôt dans sa puissance de génération. Robinet continue : « Chaque tonnerre pourrait bien être l’effet d’une production nouvelle d’Êtres ignés qui, croissant rapidement par l’abondance des vapeurs qui les nourrissent, sont rassemblés par les vents et portés çà et là dans la moyenne région de l’air. Les nouvelles bouches des volcans si multipliées en Amérique, les nouvelles éruptions des anciennes bouches annonceraient aussi les fruits et la fécondité des feux souterrains. » Bien entendu, cette fécondité n’est pas une métaphore. Il faut la prendre dans son sens sexuel le plus précis.
Ces êtres ignés, nés du Tonnerre, en un coup de foudre, échappent à l’observation. Mais Robinet prétend avoir à sa disposition des observations précises[18] : « Hooke ayant battu une pierre à fusil sur une feuille de papier, et ayant examiné avec un bon microscope les endroits où les étincelles étaient tombées, qui étaient marqués par de petites taches noires, y a aperçu des atomes ronds et brillants, quoique la simple vue n’y découvrit rien. C’étaient de petits vers luisants. »
La vie du feu, tout entière en étincelles et en saccades, ne rappelle-t-elle pas la vie de la fourmilière ? (p. 235). « Au moindre événement, on voit les fourmis grouiller et sortir tumultueusement de leur demeure souterraine : de même à la moindre secousse d’un phosphore, on voit les animalcules ignés se rassembler et se produire en dehors sous une apparence lumineuse. »
Enfin, seule la vie est capable de donner une raison profonde et intime de l’individualité manifeste des couleurs, Pour expliquer les sept couleurs du spectre, Robinet n’hésite pas à proposer « sept âges ou périodes dans la vie des animalcules ignés… Ces animaux en passant par le prisme seront obligés de se réfracter chacun selon sa force, selon son âge, et chacun portera ainsi sa couleur propre. » N’est-il pas vrai que le feu mourant rougeoie ? Pour qui a soufflé sur un feu paresseux, il y a une bien claire distinction entre le feu récalcitrant qui tombe au rouge et le jeune feu qui tend, comme le dit si joliment un alchimiste, « vers la haute rougeur du pavot champêtre ». Devant le feu qui meurt, le souffleur se décourage ; il ne se sent plus assez d’ardeur pour communiquer sa propre puissance. S’il est réaliste comme Robinet, il réalise son découragement et son impuissance, il fait un fantôme de sa propre fatigue. Ainsi la marque de l’homme mobile est mise dans les choses. Ce qui décline ou ce qui monte en nous devient le signe d’une vie étouffée ou en éveil dans le réel. Une telle communion poétique prépare les erreurs les plus tenaces pour la connaissance objective.
Il suffirait d’ailleurs, comme nous en avons souvent fait la remarque, de rendre imprécise et vague l’intuition si ridicule sous la forme donnée par Robinet, pour que cette intuition une fois poétisée, rendue à son sens subjectif, soit acceptée sans difficulté : Ainsi les formes animées de la couleur, si elles restent des puissances animiques ardentes ou pâlies, si elles sont créées, non plus sur l’axe qui va des objets à la pupille, mais sur l’axe du regard passionné qui projette un désir et un amour, deviennent les nuances d’une tendresse. C’est ainsi que Novalis peut écrire[19] : « Un rayon de lumière se brise en quelque chose de tout autre encore qu’en couleurs. Du moins, le rayon de lumière est susceptible d’être animé, de sorte que l’âme s’y brise en couleurs animiques. Qui ne songe en ce moment au regard de l’aimée ? » À bien y réfléchir, Robinet ne fait qu’alourdir et accentuer une image que Novalis estompera et rendra à sa forme éthérée ; mais dans l’inconscient les deux images apparaissent congénères, et la parodie objective de Robinet ne fait que grossir les traits de la rêverie intime de Novalis. Ce rapprochement, qui semblera incongru aux âmes poétiques, nous aide cependant à psychanalyser mutuellement deux rêveurs situés aux antipodes de la réalité. Il nous donne un exemple de ces formes mêlées de désirs qui produisent aussi bien des poèmes que des philosophies. La philosophie peut être mauvaise alors même que les poèmes sont beaux.
II
Maintenant que nous avons étalé une interprétation abusive de l’intuition animiste et sexualisée du feu, nous allons sans doute mieux comprendre tout ce qu’il y a de vain dans ces affirmations sans cesse répétées comme des vérités éternelles : le feu, c’est la vie ; la vie est un feu. En d’autres termes, nous voulons dénoncer cette fausse évidence qui prétend relier la vie et le feu.
Au principe de cette assimilation, il y a, croyons-nous, l’impression que l’étincelle, comme le germe, est une petite cause qui produit un grand effet. D’où une intense valorisation du mythe de la puissance ignée.
Mais commençons par montrer l’équation du germe et de l’étincelle et rendons-nous compte que, par un jeu de réciproques inextricables, le germe est une étincelle et l’étincelle un germe. L’un ne va pas sans l’autre. Quand deux intuitions comme celles-là sont liées, l’esprit croit penser alors qu’il ne fait qu’aller d’une métaphore à une autre. Une psychanalyse de la connaissance objective consiste précisément à mettre au clair ces transpositions fugitives. À notre avis, il suffit de les mettre les unes à côté des autres pour voir qu’elles ne reposent sur rien, mais simplement l’une sur l’autre. Voici un exemple de l’assimilation facile que nous incriminons[20] : « Que l’on allume un énorme monceau de charbon avec la plus faible lumière, une étincelle mourante…, deux heures après ne formera-t-il pas un brasier tout aussi considérable, que si vous l’eussiez allumé tout d’un coup avec une torche de feu ? Voilà l’histoire de la génération : l’homme le plus délicat fournit assez de feu pour la génération, et la rend aussi sûre en s’accouplant que l’homme beaucoup plus fort. » De telles comparaisons peuvent satisfaire des esprits sans netteté ! En fait, loin d’aider à comprendre les phénomènes, elles forment de véritables obstacles à la culture scientifique.
Vers la même date, en 1771, un médecin développe longuement une théorie de la fécondation humaine fondée sur le feu, richesse majeure, puissance générante[21] : « L’affaissement qui suit l’émission de la liqueur spermatique nous annonce au moins que l’on fait dans ce moment la perte d’un fluide bien fervent, bien actif. S’en prendra-t-on à la petite quantité de ce suc moelleux, palpable, contenu dans les vésicules séminales ? L’économie animale, pour laquelle il était déjà comme n’existant plus, s’apercevrait-elle instantanément de la soustraction d’une pareille humeur ? Non sans doute. Mais il n’en est pas de même de la matière du feu dont nous n’avons qu’une certaine dose, et dont tous les foyers sont en communication directe…» Ainsi perdre chair, moelle, suc et fluide, c’est peu. Perdre le feu, le feu séminal, voilà le grand sacrifice. Seul ce sacrifice peut engendrer la vie. On voit de reste avec quelle facilité se fonde la valorisation indiscutée du feu.
Des auteurs qui sont sans doute de second ordre mais qui, par cela même, nous livrent plus naïvement les intuitions sexuelles valorisées par l’inconscient, développent parfois toute une théorie sexuelle fondée sur des thèmes spécifiquement calorigènes, prouvant ainsi la confusion originelle des intuitions de semence et de feu. Le docteur Pierre-Jean Fabre expose ainsi, en 1636, la naissance des femelles et des mâles : « la semence desquels est une et semblable en toutes ses parties et de pareil tempérament, cependant pour s’être seulement divisée dans la matrice et l’une s’être retirée du côté droit, et l’autre du côté gauche, cette seule division de la semence lui cause une telle différence… non seulement en forme et en figure, mais en sexe, l’un sera mâle, et l’autre femelle : Et c’est la partie de la semence qui se sera retirée du côté droit, comme étant la partie du corps la plus chaude et vigoureuse qui aura entretenu la force et la vigueur et chaleur de la semence, d’où sera sorti un mâle ; et l’autre partie pour s’être retirée du côté gauche, qui est la partie plus froide du corps humain, aura là reçu des qualités froides, qui auront de beaucoup, diminué et amoindri la vigueur de la semence, et de là sera sortie la femelle, qui cependant en sa première source était toute mâle[22]. »
Avant d’aller plus loin, faut-il souligner la gratuité complète de telles affirmations qui restent sans le moindre rapport avec une expérience objective quelconque. On n’en voit même pas le prétexte dans l’observation extérieure. Dès lors, d’où proviennent de telles vésanies sinon d’une valorisation intempestive des phénomènes subjectifs attribués au feu ? Fabre substantialise d’ailleurs par le feu toutes les qualités de force, de courage, d’ardeur, de virilité (p. 375). « Les femmes à cause de ce tempérament froid et humide (sont) moins fortes que les hommes, plus timides et moins courageuses, à cause que la force, le courage et l’action viennent du feu et de l’air, qui sont les éléments actifs ; et partant les appelle-t-on mâles ; et les autres éléments l’eau et la terre, éléments passifs et femelles. »
En accumulant tant de sottises, nous voulons donner l’exemple d’un état d’esprit qui réalise à plein les métaphores les plus insignifiantes. Actuellement, comme l’esprit scientifique a changé plusieurs fois de structure, il est habitué à de si nombreuses transpositions de sens qu’il est moins souvent victime de ses expressions. Tous les concepts scientifiques ont été redéfinis. Nous avons rompu, dans notre vie consciente, le contact direct avec les étymologies premières. Mais l’esprit préhistorique, et a fortiori l’inconscient ne détache pas le mot de la chose. S’il parle d’un homme plein de feu, il veut que quelque chose brûle en lui. Au besoin on soutiendra ce feu par un breuvage. Toute impression de réconfort vient d’un cordial. Tout cordial est un aphrodisiaque pour l’inconscient. Fabre ne croit pas impossible que « par un bon aliment, tendant à un tempérament chaud et sec, la chaleur faible des femelles ne puisse devenir forte à tel degré, qu’elle ait moyen de pousser au dehors les parties que sa faiblesse avait retenues au-dedans ». Car « les femmes sont des hommes occultes, parce qu’elles ont les éléments mâles cachés au-dedans » (p. 376). Comment mieux dire que le principe du feu est la mâle activité, et que cette activité toute physique comme une dilatation est le principe de la vie ? Cette image que les hommes ne sont que des femmes dilatées par la chaleur est facile à psychanalyser. Notons aussi la cohésion facile des idées confuses de chaleur, d’aliments, de génération : ceux qui souhaitent des « enfants mâles tâcheront de se nourrir de tous bons aliments chauds et ignés ».
Le feu commande les qualités morales comme les qualités physiques. La subtilité d’un homme vient de son tempérament chaud (p. 386). « Ici les Physionomistes sont excellents ; car quand ils voient un homme grêle, sec en température, la tête médiocre, les yeux brillants dans la tête, les cheveux châtains, ou noirs, la stature du corps carrée et médiocre, ils assurent pour lors que cet homme est prudent et sage et plein d’esprit et de subtilité. » Au contraire, « les hommes hauts et grands sont humides et mercuriels, la subtilité, sagesse et prudence, n’est jamais en son plus haut degré en ces sujets ; car le feu, d’où vient la sagesse et la prudence, n’est jamais vigoureux dans les corps si grands et si vastes, car il est divagant et étendu ; et l’on n’a jamais vu chose qui soit dans la nature vagante et étendue, forte et puissante. La force demande à être compacte et pressée : l’on voit la force du feu être tant plus forte qu’elle est pressée et serrée. Les canons nous le montrent »… Comme toute richesse, le feu est rêvé dans sa concentration. On veut l’enfermer dans un petit espace pour mieux le garder. Tout un type de rêverie nous ramène à la méditation du concentré. C’est la revanche du petit sur le grand, du caché sur le manifeste. Pour nourrir une rêverie de ce genre, un esprit préscientifique fait converger, comme nous venons de le voir, les images les plus hétéroclites, l’homme brun et le canon. En règle presque constante, c’est dans la rêverie du petit et du concentré, et non pas dans la rêverie du grand, que l’esprit, longtemps ruminant, finit par trouver le passage qui le conduit à la pensée scientifique. En tout cas la pensée du feu, plus que celle de tout autre principe, suit la pente de cette rêverie vers une puissance concentrée. Elle est, dans le monde de l’objet, l’homologue de la rêverie de l’amour dans le cœur d’un homme taciturne.
Il est si vrai que le principe de toute semence est le feu pour un esprit préscientifique que le moindre aspect extérieur suffit à en donner la preuve. Ainsi, pour le comte de Lacépède[23] : « Les poussières séminales des plantes sont des substances très inflammables… celles que fournit la plante nommée lycoperdon, est une espèce de soufre. » Affirmation d’une chimie de la surface et de la couleur que contredirait le moindre effort de la chimie objective de la substance.
Parfois le feu est le principe formel de l’individualité. Un alchimiste écrivant une Lettre philosophique publiée à la suite du Cosmopolite en 1723 nous expose que le feu n’est pas à proprement parler un corps, mais qu’il est le principe mâle qui informe la matière femelle. Cette matière femelle, c’est l’eau. L’eau élémentaire « était froide, humide, crasse, impure et ténébreuse, et tenait dans la création le lieu de femelle, de même que le feu, dont les étincelles innombrables comme des mâles différents, contenait autant de teintures propres à la procréation des créatures particulières… On peut appeler ce feu la forme, comme l’eau la matière, confondues ensemble dans le chaos[24]. » Et l’auteur renvoie à la Genèse. On reconnaît ici, sous la forme obscure, l’intuition ridiculisée par les images précises de Robinet. Ainsi, on peut voir qu’au fur et à mesure que l’erreur s’enrobe dans l’inconscient, au fur et à mesure qu’elle perd ses contours précis, elle devient plus tolérable. Il suffirait d’un pas de plus pour qu’on trouve dans cette voie la douce sécurité des métaphores philosophiques. Redire que le feu est un élément c’est, d’après nous, réveiller des résonances sexuelles ; c’est penser la substance dans sa production, dans sa génération ; c’est retrouver l’inspiration alchimique qui parlait d’une eau ou d’une terre élémentées par le feu, d’une matière embryonnée par le soufre. Mais tant qu’on ne donne pas un dessin précis de cet élément, une description détaillée des diverses phases de cette élémentation, on bénéficie à la fois du mystère et de la force de l’image primitive. Si, ensuite, on solidarise le feu qui anime notre cœur et le feu qui anime le monde, il semble qu’on communie avec les choses dans un sentiment si puissant et si primitif, que la critique précise soit désarmée. Mais que penser d’une philosophie de l’élément qui prétend échapper à une critique précise et se satisfaire d’un principe général qui, dans chaque cas particulier, se révèle lourd de tares premières, et naïf comme un rêve d’amant ?
III
Nous avons essayé de montrer, dans un ouvrage précédent[25], que toute l’Alchimie était traversée par une immense rêverie sexuelle, par une rêverie de richesse et de rajeunissement, par une rêverie de puissance. Nous voudrions démontrer ici que cette rêverie sexuelle est une rêverie du foyer. On pourrait même dire que l’alchimie réalise purement et simplement les caractères sexuels de la rêverie du foyer. Loin d’être une description des phénomènes objectifs, elle est une tentative d’inscription de l’amour humain au cœur des choses.
Ce qui peut de prime abord masquer ce caractère psychanalytique, c’est que l’alchimie prend rapidement une tournure abstraite. En effet, elle travaille avec le feu clos, avec le feu enfermé dans un fourneau. Les images que prodiguent les flammes et qui poussent à une rêverie plus envolée, plus libre, sont alors écourtées et décolorées au bénéfice d’un songe plus précis et plus ramassé. Voyons donc l’alchimiste dans son atelier souterrain, près de son fourneau.
On a déjà fait observer maintes fois que plusieurs fourneaux et cornues avaient des formes sexuelles indéniables. Des auteurs en font explicitement la remarque. Nicolas de Locques, « médecin spagyrique de Sa Majesté » écrit en 1655[26] : « Pour blanchir, digérer, épaissir comme en la préparation et confection des Magistères, (les alchimistes prennent un récipient) à la forme des Mamelles, ou à la forme des Testicules pour l’élaboration de la semence masculine et féminine dans l’Animal, et le nomment Pélican. » Sans doute, c’est un lait dont nous avons montré ailleurs la généralité, que cette homologie symbolique des différents vases alchimiques et des différentes parties du corps humain. Mais c’est peut-être du côté sexuel que cette homologie est la plus nette, la plus convaincante. Ici le feu, enfermé dans la cornue sexuelle, est saisi dans son origine première : il a alors toute son efficacité.
La technique, ou plutôt la philosophie du feu dans l’alchimie, est d’ailleurs dominée par des spécifications sexuelles très nettes. D’après un auteur anonyme écrivant à la fin du XVIIe siècle[27] : Il y a « trois sortes de feux, le naturel, l’innaturel et le feu contre nature. Le naturel est le feu masculin, le principal agent, mais pour l’avoir il faut que l’Artiste emploie tous ses soins et toute son étude, car il est tellement languissant dans les métaux et si fort concentré en eux, que sans un travail opiniâtre on ne peut le mettre en action. Le feu innaturel est le feu féminin, et le dissolvant universel, nourrissant les corps et couvrant de ses ailes la nudité de la Nature, il n’y a pas moins de peine à l’avoir que le précédent. Celui-ci paraît sous la forme d’une fumée blanche et il arrive très souvent que sous cette forme il s’évanouit par la négligence des Artistes. Il est presque incompréhensible, quoique, par la sublimation physique, il apparaisse corporel et resplendissant. Le feu contre nature est celui qui corrompt le composé et qui le premier a la puissance de dissoudre ce que la Nature avait fortement lié »… Faut-il souligner le signe féminin attaché à la fumée, la femme inconstante du vent, comme dit Jules Renard ? Toute apparition voilée n’est-elle pas féminine en vertu de ce principe fondamental de la sexualisation inconsciente : tout ce qui est caché est féminin ? La dame blanche qui court le vallon visite la nuit l’alchimiste, belle comme l’imprécis, mobile comme un rêve, fugitive comme l’amour. Un instant elle enveloppe de sa caresse l’homme endormi : un souffle trop brusque et elle s’évapore… Ainsi le chimiste manque une réaction.
Du point de vue calorifique, la distinction sexuelle est très nettement complémentaire. Le principe féminin des choses est un principe de surface et d’enveloppe, un giron, un refuge, une tiédeur. Le principe masculin est un principe de centre, un centre de puissance, actif et soudain comme l’étincelle et la volonté. La chaleur féminine attaque les choses du dehors. Le feu masculin les attaque du dedans, au cœur de l’essence. Tel est le sens profond de la rêverie alchimique. D’ailleurs pour bien comprendre cette sexualisation des feux alchimiques et la valorisation nettement prédominante du feu masculin en action dans la semence, il ne faut pas oublier que l’alchimie est uniquement une science d’hommes, de célibataires, d’hommes sans femme, d’initiés retranchés de la communion humaine au profit d’une société masculine. Elle ne reçoit pas directement les influences de la rêverie féminine. Sa doctrine du feu est donc fortement polarisée par des désirs inassouvis.
Ce feu intime et mâle, objet de méditation de l’homme isolé, est naturellement le feu le plus puissant. En particulier, c’est lui qui peut « ouvrir les corps ». Un auteur anonyme écrivant au début du XVIIIe siècle présente très nettement cette valorisation du feu enfermé dans la matière. « L’art imitant la Nature, ouvre un corps par le feu, mais avec un bien plus fort que le Feu du feu des feux clos. » Le surfeu préfigure le surhomme. Réciproquement, le surhomme, dans sa forme irrationnelle, rêvé comme une revendication d’une puissance uniquement subjective, n’est guère qu’un surfeu.
Cette « ouverture » des corps, cette possession des corps par le dedans, cette possession totale, est parfois un acte sexuel manifeste. Elle se fait, comme le disent certains alchimistes, avec la Verge du Feu. Les expressions similaires et les figures qui abondent dans certains livres d’alchimie ne laissent aucun doute sur le sens de cette possession.
Quand le feu accomplit des fonctions obscures, on devrait s’étonner que les images sexuelles restent si claires. En fait, la persistance de ces images, dans des domaines où la symbolisation directe reste trouble, prouve l’origine sexuelle des idées sur le feu. Il suffira, pour s’en rendre compte, de lire dans les livres d’alchimie le long récit du mariage du Feu et de la Terre. On pourra expliquer ce mariage à trois points de vue : dans sa signification matérielle, comme le font toujours les historiens de la chimie ; dans sa signification poétique, comme le font toujours les critiques littéraires ; dans sa signification originelle et inconsciente comme nous le proposons ici. Juxtaposons sur un point précis les trois explications : Prenons les vers alchimiques souvent cités :
Si le fixe tu sais dissoudre
Et le dissous faire voler
Puis le volant fixer en poudre
Tu as de quoi te consoler.
On trouvera sans peine des exemples chimiques qui illustreront le phénomène d’une terre dissoute qui est ensuite sublimée en distillant la dissolution. Si l’on « coupe alors les ailes de l’esprit », si l’on sublime, on aura un sel pur, le ciel du mixte terrestre. On aura effectué un mariage matériel de la terre et du ciel. Suivant la belle et pesante expression, voilà « l’Uranogée ou le Ciel terrifié ».
Novalis transportera le même thème dans le monde des rêves amoureux[28] : « Qui sait si notre amour ne deviendra pas un jour des ailes de flammes, et elles nous emporteront dans notre patrie céleste avant que l’âge et la mort ne nous atteignent. » Mais cette aspiration vague a son contraire et, dans Novalis, la Fable le voit bien « en regardant par la fissure du rocher… Persée avec son grand bouclier de fer ; les ciseaux volèrent d’eux-mêmes vers le bouclier, et Fable le pria d’en rogner les ailes de l’Esprit, puis, au moyen de son égide, de vouloir bien immortaliser les sœurs et parachever le grand œuvre… (Alors) il n’y a plus de lin à filer. L’inanimé est de nouveau sans âme. L’animé régnera désormais, et c’est lui qui modèlera l’inanimé et en usera. L’intérieur se révèle et l’extérieur se cèle. »
Sous une poésie, d’ailleurs étrange, qui n’émeut pas directement le goût classique, il y a dans cette page la trace profonde d’une méditation sexuelle du feu. Après le désir, il faut que la flamme aboutisse, il faut que le feu s’achève et que les destins s’accomplissent. Pour cela l’alchimiste et le poète coupent et apaisent le jeu brûlant de la lumière.
Ils séparent le ciel de la terre, la cendre du sublimé, l’extérieur de l’intérieur. Et quand l’heure du bonheur est passée, Tourmaline, la douce Tourmaline « recueille avec soin les cendres amassées ».
Ainsi le feu sexualisé est par excellence le trait d’union de tous les symboles. Il unit la matière et l’esprit, le vice et la vertu. Il idéalise les connaissances matérialistes ; il matérialise les connaissances idéalistes. Il est le principe d’une ambiguïté essentielle qui n’est pas sans charme mais qu’il faut sans cesse avouer, sans cesse psychanalyser dans deux utilisations contraires : contre les matérialistes et contre les idéalistes : « Je manipule, dit l’Alchimiste. – Non, tu rêves. – Je rêve, dit Novalis. – Non, tu manipules. » La raison d’une dualité si profonde, c’est que le feu est en nous et hors de nous, invisible et éclatant, esprit et fumée.
IV
Si le feu est aussi captieux, aussi ambigu, on devrait commencer toute psychanalyse de la connaissance objective par une psychanalyse des intuitions du feu. Nous ne sommes pas éloigné de croire que le feu est très précisément le premier objet, le premier phénomène sur lequel l’esprit humain est réfléchi ; entre tous les phénomènes, le feu seul mérite, pour l’homme préhistorique, le désir de connaître par cela même qu’il accompagne le désir d’aimer. Sans doute, on a souvent répété que la conquête du feu séparait définitivement l’homme de l’animal, mais on n’a peut-être pas vu que l’esprit, dans son destin primitif, avec sa poésie et sa science, s’était formé dans la méditation du feu. L’homo faber est l’homme des surfaces, son esprit se fige sur quelques objets familiers, sur quelques formes géométriques grossières. Pour lui, la sphère n’a pas de centre, elle réalise simplement le geste arrondi qui solidarise le creux des mains. L’homme rêvant devant son foyer est, au contraire, l’homme des profondeurs et l’homme d’un devenir. Ou encore, pour mieux dire, le feu donne à l’homme qui rêve la leçon d’une profondeur qui a un devenir : la flamme sort du cœur des branches. D’où cette intuition de Rodin que Max Scheler cite sans la commenter, sans en voir sans doute le caractère nettement primitif[29] : « Toute chose n’est que la limite de la flamme à laquelle elle doit son existence. » Sans notre conception du feu intime formateur, du feu saisi comme facteur de nos idées et de nos rêves, du feu considéré comme germe, la flamme objective, entièrement destructive, ne peut expliquer la profonde intuition de Rodin. À méditer cette intuition, on comprend que Rodin soit en quelque sorte le sculpteur de la profondeur et qu’il ait en quelque manière, contre la nécessité inéluctable de son métier, poussé les traits du dedans vers le dehors, comme une vie, comme une flamme.
Dans ces conditions, nous ne devons plus nous étonner que les ouvrages du feu soient si facilement sexualisés. D’Annunzio nous montre Stelio qui contemple, à la verrerie, dans le four à recuire « prolongement du four à fondre, les vases brillants, encore esclaves du feu, encore sous son empire… Ensuite les belles créatures frêles abandonnaient leur père, se détachaient de lui pour toujours ; elles se refroidissaient, devenaient de froides gemmes, vivaient de leur vie nouvelle dans le monde, entraient au service des hommes voluptueux, rencontraient des périls, suivaient les variations de la lumière, recevaient la fleur coupée ou la boisson enivrante[30]. » Ainsi « l’éminente dignité des arts du feu » provient de ce que leurs ouvrages portent la marque la plus profondément humaine, la marque de l’amour primitif. Ils sont les œuvres d’un père. Les formes créées par le feu sont modelées, plus que toute autre, comme le dit si bien Paul Valéry « à fin de caresses[31] ».
Mais une psychanalyse de la connaissance objective doit encore aller plus loin. Elle doit reconnaître que le feu est le premier facteur du phénomène. En effet, on ne peut parler d’un monde du phénomène, d’un monde des apparences que devant un monde qui change d’apparences. Or, primitivement, seuls les changements par le feu sont des changements profonds, frappants, rapides, merveilleux, définitifs. Les jeux du jour et de la nuit, les jeux de la lumière et de l’ombre sont des aspects superficiels et passagers qui ne troublent pas beaucoup la connaissance monotone des objets. Le fait de leur alternative en écarte, comme l’ont fait remarquer les philosophes, le caractère causal. Si le jour est le père et la cause de la nuit, la nuit est la mère et la cause du jour. Le mouvement lui-même ne suscite guère de réflexion. L’esprit humain ne commence pas comme une classe de physique. Le fruit qui tombe de l’arbre et le ruisseau qui coule ne posent aucune énigme à un esprit naïf. L’homme primitif contemplait le ruisseau, sans penser :
Comme un pâtre assoupi regarde l’eau couler.
Mais voici les changements substantiels : ce que lèche le feu a un autre goût dans la bouche des hommes. Ce que le feu a illuminé en garde une couleur ineffaçable. Ce que le feu a caressé, aimé, adoré, a gagné des souvenirs et perdu l’innocence. En argot, flambé est synonyme de perdu, soit dit pour ne pas employer un mot grossier chargé de sexualité. Par le feu tout change. Quand on veut que tout change, on appelle le feu. Le premier phénomène, c’est non seulement le phénomène du feu contemplé, en une heure oisive, dans sa vie et dans son éclat, c’est le phénomène par le feu. Le phénomène par le feu est le plus sensible de tous ; c’est celui qu’il faut le mieux surveiller ; il faut l’activer ou le ralentir ; il faut saisir le point de feu qui marque une substance comme l’instant d’amour qui marque une existence. Comme le dit Paul Valéry, dans les arts du feu[32] « nul abandon, point de répit ; point de fluctuations de pensée, de courage ou d’humeur. Ils imposent, sous l’aspect le plus dramatique, le combat resserré de l’homme et de la forme. Leur agent essentiel, le feu, est aussi le plus grand ennemi. Il est un agent de précision redoutable dont l’opération merveilleuse sur la matière qu’on propose à son ardeur est rigoureusement bornée, menacée, définie par quelques constantes physiques ou chimiques difficiles à observer. Tout écart est fatal : la pièce est ruinée. Si le feu s’assoupit ou que le feu s’emporte, son caprice est désastre »…
À ce phénomène par le feu, à ce phénomène sensible entre tous, marqué pourtant dans les profondeurs de la substance, il faut donner un nom : le premier phénomène qui vaille l’attention de l’homme, c’est le pyromène. Nous allons voir maintenant comment ce pyromène, si intimement compris par l’homme préhistorique, a déçu, pendant des siècles, les efforts des savants.