CHAPITRE V
La chimie du feu :
histoire d’un faux problème
I
Dans ce chapitre, nous allons, en apparence, changer de domaine d’étude ; nous allons en effet essayer d’étudier les efforts de la connaissance objective des phénomènes produits par le feu, des pyromènes. Mais, d’après nous, ce problème est à peine un problème d’histoire scientifique, car la science y est adultérée précisément par les valorisations dont nous venons de montrer l’action dans les chapitres précédents. De sorte que finalement, nous n’avons guère à traiter que de l’histoire des embarras que les intuitions du feu ont accumulés dans la science. Les intuitions du feu sont des obstacles épistémologiques d’autant plus difficiles à renverser qu’elles sont plus claires psychologiquement. D’une manière peut-être un peu détournée, il s’agit donc bien d’une psychanalyse qui continue malgré la différence des points de vue. Au lieu de s’adresser au poète et au rêveur, cette psychanalyse s’attache aux chimistes et aux biologistes des siècles passés. Mais précisément elle surprend une continuité de la pensée et de la rêverie et elle s’aperçoit que dans cette union de la pensée et des rêves, c’est toujours la pensée qui est déformée et vaincue. Il est donc nécessaire, comme nous l’avons proposé dans un ouvrage précédent, de psychanalyser l’esprit scientifique, de l’obliger à une pensée discursive qui, loin de continuer la rêverie, l’arrête, la désagrège, l’interdit.
On peut avoir une preuve rapide que le problème du feu se prête mal à un exposé historique. M.J.C. Gregory a consacré un livre clair et intelligent à l’histoire des doctrines de la combustion depuis Héraclite jusqu’à Lavoisier. Or ce livre lie les idées avec une telle rapidité que cinquante pages suffisent à dire « la science » de vingt siècles. Au surplus, si l’on se rend compte que ces théories se révèlent avec Lavoisier comme objectivement fausses, un scrupule doit venir sur le caractère intellectuel de ces doctrines. En vain on objectera que les doctrines aristotéliciennes sont plausibles, qu’elles peuvent, sous des modifications appropriées, expliquer des états différents de la connaissance scientifique, s’adapter à la philosophie de diverses périodes, il reste qu’on ne définit pas bien la solidité et la permanence de ces doctrines en faisant appel à leur seule valeur d’explication objective. Il faut descendre plus au fond ; on touchera alors les valeurs inconscientes. Ce sont ces valeurs inconscientes qui font la permanence de certains principes d’explication. Par une douce torture, la Psychanalyse doit faire avouer au savant ses mobiles inavouables.
II
Le feu est peut-être le phénomène qui a le plus préoccupé les chimistes. Longtemps, on a cru que résoudre l’énigme du feu c’était résoudre l’énigme centrale de l’Univers. Boerhaave qui écrit vers 1720 dit encore[33] : « Si vous vous trompez dans l’exposition de la Nature du Feu, votre erreur se répandra dans toutes les branches de la physique, et cela parce que dans toutes les productions naturelles, le Feu… est toujours le principal agent. » Un demi-siècle plus tard, Scheele rappelle d’une part[34] : « Les difficultés sans nombre que présentent les recherches sur le Feu. On est effrayé en faisant réflexion aux siècles qui se sont écoulés, sans qu’on soit parvenu à acquérir plus de connaissances sur ses véritables propriétés. » D’autre part : « Quelques personnes tombent dans un défaut absolument contraire, en expliquant la nature et les phénomènes du Feu, avec tant de facilité, qu’il semblerait que toutes les difficultés sont levées. Mais que d’objections ne peut-on leur faire ? Tantôt la chaleur est le Feu élémentaire, bientôt elle est un effet du Feu : là, la lumière est le feu le plus pur et un élément ; là, elle est déjà répandue dans toute l’étendue du globe, et l’impulsion du Feu élémentaire lui communique son mouvement direct ; ici, la lumière est un élément qu’on peut enchaîner au moyen de l’acidum pingue, et qui est délivré par la dilatation de cet acide supposé, etc. » Ce balancement, si bien indiqué par Scheele, est très symptomatique de la dialectique de l’ignorance qui va de l’obscurité à l’aveuglement et qui prend aisément les termes mêmes du problème pour sa solution. Comme le feu n’a pu révéler son mystère, on le prend comme une cause universelle : alors tout s’explique. Plus un esprit préscientifique est inculte, plus grand est le problème qu’il choisit. De ce grand problème, il fait un petit livre. Le livre de la marquise du Châtelet a 139 pages et il traite du Feu.
Dans les périodes préscientifiques, il est ainsi bien difficile de circonscrire un sujet d’étude. Pour le feu, plus que pour tout autre phénomène, les conceptions animistes et les conceptions substantialistes sont mêlées d’une manière inextricable. Alors que dans notre livre général nous avons pu analyser séparément ces conceptions, il nous faut les étudier ici dans leur confusion. Quand nous avons pu pousser l’analyse, c’est précisément : grâce aux idées scientifiques qui, peu à peu, ont permis de distinguer les erreurs. Mais le feu n’a pas, comme l’a fait l’électricité, trouvé sa science.
Il est resté dans l’esprit préscientifique comme un phénomène complexe qui relève à la fois de la chimie et de la biologie. Il nous faut donc garder au concept du feu l’aspect totalisateur qui correspond à l’ambiguïté des explications qui vont alternativement de la vie à la substance, en d’interminables réciproques, pour rendre compte des phénomènes du feu.
Le feu peut alors nous servir à illustrer les thèses que nous avons exposées dans notre livre sur La Formation de l’esprit scientifique. En particulier, par les idées naïves qu’on s’en forme, il donne un exemple de l’obstacle substantialiste et de l’obstacle animiste qui entravent l’un et l’autre la pensée scientifique.
Nous allons d’abord montrer des cas où les affirmations substantialistes se présentent sans la moindre preuve. Le Père L. Castel ne met pas en doute le réalisme du feu[35] : « Les noirs de la peinture sont pour la plupart des productions du feu, et le feu laisse toujours quelque chose de corrosif et de brûlant dans les corps qui ont reçu sa vive impression. Quelques-uns veulent que ce soient les parties ignées, et d’un vrai feu, qui restent dans les chaux, dans les cendres, dans les charbons, dans les fumées. » Rien ne légitime cette permanence substantielle du feu dans la matière colorante, mais on voit au travail la pensée substantialiste : ce qui a reçu le feu doit rester brûlant, donc corrosif.
Parfois l’affirmation substantialiste se présente dans une pureté tranquille, vraiment dégagée de toute preuve et même de toute image. Ainsi Ducarla écrit[36] : « Les molécules ignées… échauffent parce qu’elles sont ; elles sont parce qu’elles furent… cette action ne cesse de produire qu’à défaut de sujet. » Le caractère tautologique de l’attribution substantielle est ici particulièrement net. La plaisanterie de Molière sur la vertu dormitive de l’opium qui fait dormir n’empêche pas un auteur important, écrivant à la fin du XVIIIe siècle, de dire que la vertu calorifique de la chaleur a la propriété de réchauffer.
Pour beaucoup d’esprits, le feu a une telle valeur que rien ne limite son empire. Boerhaave prétend ne faire aucune supposition sur le feu, mais il commence par dire, sans la moindre hésitation, que « les éléments du Feu se rencontrent partout ; ils se trouvent dans l’or qui est le plus solide des corps connus, et dans le vide de Torricelli[37] ». Pour un chimiste comme pour un philosophe, pour un homme instruit comme pour un rêveur, le feu se substantifie si facilement qu’on l’attache aussi bien au vide qu’au plein. Sans doute, la physique moderne reconnaîtra que le vide est traversé des milles radiations de la chaleur rayonnante, mais elle ne fera pas de ces radiations une qualité de l’espace vide. Si une lumière se produit dans le vide d’un baromètre qu’on agite, l’esprit scientifique n’en conclura pas que le vide de Torricelli contenait du feu latent.
La substantialisation du feu concilie facilement les caractères contradictoires : le feu pourra être vif et rapide sous des formes dispersées ; profond et durable sous des formes concentrées. Il suffira d’invoquer la concentration substantielle pour rendre compte ainsi des aspects les plus divers. Pour Carra, auteur souvent cité à la fin du XVIIIe siècle[38] : « Dans la paille et le papier, le phlogistique intégrant est très rare, tandis qu’il abonde dans le charbon de terre. Les deux premières substances néanmoins flambent au premier abord du feu, tandis que la dernière tarde longtemps avant de brûler. On ne peut expliquer cette différence d’effets, qu’en reconnaissant que le phlogistique intégrant de la paille et du papier, quoique plus rare que celui du charbon de terre, y est moins concentré, plus disséminé, et par conséquent plus susceptible d’un prompt développement. » Ainsi une expérience insignifiante comme celle d’un papier rapidement enflammé est expliquée en intensité, par un degré de la concentration substantielle du phlogistique. Nous devons souligner ici ce besoin d’expliquer les détails d’une expérience première. Ce besoin d’explication minutieuse est très symptomatique chez les esprits non scientifiques qui prétendent ne rien négliger et rendre compte de tous les aspects de l’expérience concrète. La vivacité d’un feu propose ainsi de faux problèmes : elle a tant frappé notre imagination dans notre enfance ! Le feu de paille reste, pour l’inconscient, un feu caractéristique.
De même chez Marat, esprit préscientifique sans vigueur, la liaison de l’expérience première avec l’intuition substantialiste est aussi directe. Dans une brochure qui n’est qu’un précis de ses Recherches physiques sur le Feu, il s’exprime ainsi[39] : « Pourquoi le fluide igné s’attache-t-il aux seules matières inflammables ? En vertu d’une affinité particulière entre ses globules et le phlogistique dont ces matières sont saturées. Cette attraction est bien marquée. Lorsqu’en poussant de l’air avec un chalumeau, on essaie de détacher du combustible la flamme qui le dévore, on s’aperçoit qu’elle ne cède pas sans résistance, et qu’elle regagne bientôt l’espace abandonné. » Marat aurait pu ajouter, pour achever l’image animiste qui domine son inconscient : « Ainsi des chiens retournent à la proie dont on les avait chassés. »
Cette expérience toute familière donne bien une mesure de la ténacité du feu quand il tient à son aliment. Il suffit d’éteindre d’un peu loin une bougie récalcitrante ou de souffler sur un punch encore vivace pour avoir une mesure subjective de la résistance du feu. C’est une résistance moins brutale que les résistances des objets inertes pour le toucher. Elle n’en a que plus d’effet pour déterminer l’enfant à adopter une théorie animiste du feu. En toute circonstance le feu montre sa mauvaise volonté : il est difficile à allumer ; il est difficile à éteindre. La substance est caprice ; donc le feu est une personne.
Bien entendu cette vivacité et cette ténacité du feu sont des caractères secondaires entièrement réduits et expliqués par la connaissance scientifique. Une saine abstraction a conduit à les négliger. L’abstraction scientifique est la guérison de l’inconscient. À la base de la culture, elle écarte les objections dispersées sur tous les détails de l’expérience.
III
Mais c’est peut-être l’idée que le feu s’alimente comme un être vivant qui tient le plus de place dans les opinions que s’en forme notre inconscient. Chez un esprit moderne, alimenter un feu est devenu un plat synonyme de l’entretenir ; mais les mots nous dominent plus que nous ne pensons, et la vieille image revient parfois à l’esprit quand le vieux mot revient aux lèvres.
Il n’est pas difficile d’accumuler des textes où l’aliment du feu garde son sens fort. Un auteur du XVIe siècle rappelle que[40] « les Égyptiens le disaient être un animal ravissant et insatiable ; qui dévorait tout ce qui prend naissance et accroissement ; et enfin soi-même, après qu’il s’en est bien « peû » et gorgé, quand il n’a plus de quoi se repaître et nourrir ; parce que ayant chaleur et mouvement, il ne se peut passer de nourriture et d’air pour y respirer ». Vigenère développe tout son livre en suivant cette inspiration. Il retrouve dans la chimie du feu tous les caractères de la digestion. Ainsi, pour lui, comme pour beaucoup d’autres auteurs, la fumée est un excrément du feu. Un auteur, vers la même époque, dit encore que[41] « les Perses, lorsqu’ils sacrifiaient au feu lui présentaient à manger sur l’autel, usant de cette formule… Mange et banquête Feu seigneur de tout le monde ».
Encore au XVIIIe siècle, Boerhaave « trouve nécessaire de préciser par une longue étude ce qu’il faut entendre par aliments du feu… Si on les appelle ainsi dans un sens resserré, c’est parce qu’on croit que (ces substances) servent réellement de nourriture au Feu, que par son action elles sont converties en propre substance du Feu élémentaire, et qu’elles se dépouillent de leur nature propre et primitive pour revêtir celle du Feu ; alors on suppose un fait qui mérite d’être examiné mûrement[42]. » C’est ce que fait Boerhaave en de nombreuses pages où il résiste d’ailleurs bien mal à l’intuition animiste qu’il veut réduire. On ne résiste jamais complètement à un préjugé qu’on perd beaucoup de temps à attaquer. De toute manière, Boerhaave ne se sauve du préjugé animiste qu’en renforçant le préjugé substantialiste : dans sa doctrine, l’aliment du feu se transforme en la substance du feu. Par assimilation, l’aliment devient feu. Cette assimilation substantielle est la négation de l’esprit de la Chimie. La Chimie peut étudier comment les substances se combinent, se mêlent ou se juxtaposent. Ce sont là trois conceptions qu’on peut défendre. Mais la Chimie ne saurait étudier comment une substance en assimile une autre. Quand elle accepte ce concept d’assimilation, forme plus ou moins savante du concept de nourriture, elle éclaire l’obscur par le plus obscur ; ou plutôt elle impose à l’explication objective les fausses clartés de l’expérience intime de la digestion.
On va voir jusqu’où vont les valorisations inconscientes de l’aliment du feu et combien il est désirable de psychanalyser ce qu’on pourrait appeler le complexe de Pantagruel chez un inconscient préscientifique. C’est en effet un principe préscientifique que tout ce qui brûle doit recevoir le pabulum ignis. Aussi, rien de plus commun, dans les cosmologies du Moyen Âge et de l’époque préscientifique que la notion de nourriture pour les astres. En particulier, c’est souvent la fonction des exhalaisons terrestres que de servir de nourriture aux astres. Les exhalaisons nourrissent les comètes. Les comètes nourrissent le soleil. Ne donnons que quelques textes, choisis dans des époques récentes pour bien montrer la permanence et la force du mythe de la digestion dans l’explication des phénomènes matériels. Ainsi Robinet écrit en 1766[43] : « L’on a dit avec assez de vraisemblance que les globes lumineux se repaissent des exhalaisons qu’ils tirent des globes opaques, et que l’aliment naturel de ceux-ci est ce flux de parties ignées que les premiers leur envoient continuellement ; et que les taches du Soleil, qui semblent s’étendre et s’obscurcir tout les jours ne sont qu’un amas de vapeurs grossières qu’il attire, dont le volume croît ; que ces fumées que nous croyons voir s’élever à sa surface, s’y précipitent au contraire ; qu’à la fin il absorbera une si grande quantité de matière hétérogène, qu’il n’en sera pas seulement enveloppé et incrusté, comme Descartes le prétendait, mais totalement pénétré. Alors il s’éteindra, il mourra, pour ainsi dire, en passant de l’état de lumière qui est sa vie, à celui d’opacité qu’on peut appeler une mort véritable à son égard. Ainsi la sangsue meurt en s’abreuvant de sang. » On le voit, l’intuition digestive est maîtresse : pour Robinet, le Soleil Roi mourra d’un excès de table.
Ce principe de la nourriture des astres par le feu est d’ailleurs très clair quand on accepte l’idée, fort commune encore au XVIIIe siècle, que « tous les astres sont créés d’une seule et même substance céleste du feu subtil[44] ». On pose une analogie fondamentale entre les étoiles formées de feu subtil et céleste et les soufres métalliques formés de feu grossier et terrestre. On croit avoir uni ainsi les phénomènes de la terre et les phénomènes du ciel et obtenu une vue universelle sur le monde.
Ainsi les idées anciennes traversent les âges ; elles reviennent toujours dans les rêveries plus ou moins savantes avec leur charge de naïveté première. Par exemple, un auteur du XVIIe siècle unit facilement les opinions de l’Antiquité et les opinions de son temps[45] : « À raison que de jour les astres attirent les vapeurs pour en prendre la nuit leur réfection, la nuit a été nommée par Euripide la nourrice des astres dorés. » Sans le mythe de la digestion, sans ce rythme tout stomacal du Grand Être qu’est l’Univers qui dort et mange en accordant son régime sur le jour et la nuit, bien des intuitions préscientifiques ou poétiques seraient inexplicables.
IV
Il est particulièrement intéressant, pour une psychanalyse de la connaissance objective, de voir comment une intuition chargée d’affectivité comme l’intuition du feu va s’offrir pour l’explication de phénomènes nouveaux. Ce fut le cas au moment où la pensée préscientifique chercha à expliquer les phénomènes électriques.
La preuve que le fluide électrique n’est autre que le feu n’est pas difficile dès qu’on se contente de suivre la séduction de l’intuition substantialiste. Ainsi l’abbé de Mangin est bien vite convaincu[46] : « D’abord, c’est dans tous les corps bitumineux et sulfureux tels que le verre et les poix, que se rencontre la matière électrique, comme le tonnerre tire la sienne des bitumes et des soufres attirés par l’action du soleil. » Ensuite, il n’en faut pas beaucoup plus pour prouver que le verre contient du feu et pour le ranger dans la catégorie des soufres et des poix. Ainsi pour l’abbé de Mangin « l’odeur de soufre que (le verre) répand lorsqu’étant frotté il vient à se rompre (est la preuve convaincante) que les bitumes et les huiles dominent en lui ». Faut-il aussi rappeler la vieille étymologie, toujours active dans l’esprit préscientifique, qui voulait que le vitriol corrosif fût de l’huile de vitre ?
L’intuition d’intériorité, d’intimité, si fortement liée avec l’intuition substantialiste apparaît ici dans une ingénuité d’autant plus frappante qu’elle prétend expliquer des phénomènes scientifiques bien déterminés. « Ce sont surtout les huiles, les bitumes, les gommes, les résines, dans lesquelles Dieu a enfermé le feu, comme dans autant d’étuis capables de le brider. » Une fois qu’on s’est soumis à la métaphore d’une propriété substantielle enfermée dans un étui, le style va se charger d’images. Si le feu électrique « pouvait s’insinuer dans les loges des petites pelotes de feu, dont est rempli le tissu des corps par eux-mêmes électriques ; s’il pouvait délier cette multitude de petites bourses qui ont la force de retenir ce feu caché, secret et interne, et s’unir ensemble ; alors ces parcelles de feu dégagées, secouées, foulées, débandées, associées, violemment agitées, communiqueraient au feu électrique, une action, une force, une vitesse, une accélération, une furie, qui désunirait, briserait, embraserait, détruirait le composé ». Mais comme cela est impossible, les corps comme la résine, électriques par eux-mêmes, doivent garder le feu enfermé dans leurs petits étuis, ils ne peuvent recevoir l’électricité par communication. Voilà donc, très imagée, toute chargée de verbalité, l’explication prolixe du caractère des corps mauvais conducteurs. D’ailleurs cette explication qui revient à nier un caractère est très curieuse. On ne voit pas bien la nécessité de la conclusion. Il semble que cette conclusion vienne simplement interrompre une rêverie qui se développait si facilement quand il suffisait d’accumuler des synonymes.
Lorsqu’on eut reconnu que les étincelles électriques sortant du corps humain électrisé enflammaient l’eau-de-vie, ce fut un véritable émerveillement. Le feu électrique était donc un vrai feu ! Winckler souligne « un événement aussi extraordinaire ». C’est qu’en effet, on ne voit pas comment un tel « feu », brillant, chaud, enflammant, peut être contenu, sans la moindre incommodité, dans le corps humain ! Un esprit aussi précis, aussi méticuleux que Winckler ne met pas en doute le postulat substantialiste et c’est de cette absence de critique philosophique que va naître le faux problème[47] : « Un fluide ne peut rien allumer, à moins qu’il ne contienne des particules de feu. » Puisque le feu sort du corps humain, c’est qu’il était auparavant contenu dans le corps humain. Faut-il noter avec quelle facilité cette inférence est acceptée par un esprit préscientifique qui suit, sans s’en douter, les séductions que nous avons dénoncées dans les chapitres précédents ? Le seul mystère, c’est que le feu enflamme l’alcool à l’extérieur, alors qu’il n’enflamme pas les tissus à l’intérieur. Cette inconséquence de l’intuition réaliste ne conduit tout de même pas à réduire la réalité du feu. Le réalisme du feu est parmi les plus indestructibles.
V
La réalisation de la chaleur et du feu est aussi très frappante quand elle s’opère à propos des substances particulières comme les substances végétales. La séduction réaliste peut entraîner à des croyances et à des pratiques bizarres. Voici un exemple entre mille pris dans Bacon (Sylva Sylvarum § 456) : « Si nous devons en croire certaines relations, en faisant plusieurs trous au tronc d’un mûrier et y insérant des coins faits avec le bois de quelque arbre de nature chaude, tels que le térébinthe, la lentisque, le gayac, le genévrier, etc., on aura d’excellentes mûres, et l’arbre sera d’un grand rapport ; effet qu’on peut attribuer à cette chaleur de surcroît qui fomente, anime et renforce la sève et la chaleur native de l’arbre. » Cette croyance dans l’efficacité des substances chaudes est vivace chez certains esprits ; mais le plus souvent, elle décline, passe peu à peu à l’état de métaphore ou de symbole. C’est ainsi qu’on a dévalorisé les couronnes de laurier : elles sont maintenant en papier vert. Les voici dans leur pleine valeur[48] : « Les branches de cet arbre que l’Antiquité a dédié au Soleil pour couronner tous les conquérants de la Terre, choquées ensemble font du feu, comme les os de lion. » La conclusion réaliste n’est d’ailleurs pas loin : « Le laurier guérit les ulcères de la tête, et efface les taches du visage. » Sous la couronne, comme un front est radieux ! À notre époque où toutes les valeurs sont des métaphores, les couronnes de laurier ne guérissent plus que les orgueils ulcérés.
Nous sommes portés à excuser toutes ces croyances naïves parce que nous ne les prenons plus que dans leur traduction métaphorique. Nous oublions qu’elles ont correspondu à des réalités psychologiques. Or souvent les métaphores ne sont pas entièrement déréalisées, déconcrétisées. Il traîne encore un peu de concret dans certaines définitions sainement abstraites. Une psychanalyse de la connaissance objective doit revivre et achever la déréalisation. Ce qui donne précisément une mesure des erreurs sur le feu, c’est qu’elles sont encore, plus peut-être que toute autre, attachées à des affirmations concrètes, à des expériences intimes non discutées.
Des caractères très spéciaux, qui devraient être étudiés spécialement, sont ainsi expliqués par une simple référence à un feu intérieur. Tel est le cas pour « la vigueur extraordinaire que nous observons dans certaines plantes… qui renferment en elles une quantité beaucoup plus considérable de ce feu que certaines autres quoique de la même classe. Ainsi la plante sensitive demande plus de ce feu que toute autre plante ou chose naturelle, et je conçois alors, que, lorsque quelqu’autre corps la touche, elle doit lui communiquer une grande partie de son feu, qui est sa vie, elle tombe malade et elle abaisse ses feuilles et branches, jusqu’à ce qu’elle ait eu le temps de recouvrer sa vigueur en retirant du nouveau feu de l’air qui l’environne ». Ce feu intime que la sensitive donne jusqu’à épuisement a pour un psychanalyste un autre nom. Il ne relève pas d’une connaissance objective. On ne voit rien qui puisse légitimer objectivement la comparaison d’une sensitive sans réaction et d’une sensitive épuisée de son feu. Une psychanalyse de la connaissance objective doit pourchasser toutes les convictions scientifiques qui ne se forment pas dans l’expérience, spécifiquement objective.
On répète, dans tous les domaines et sans l’ombre d’une preuve, que le feu est le principe de la vie. Une telle déclaration est si ancienne qu’elle va de soi. Il semble qu’elle soit convaincante en général sous la seule réserve de ne l’appliquer à aucun cas particulier. Plus cette application est précise, plus elle est ridicule. Ainsi un accoucheur, après un long traité sur l’accroissement de l’embryon et sur l’utilité des eaux de l’amnios, en vient à professer que l’eau, ce liquide voiturier de toute nourriture pour les trois règnes, doit être animée par le feu. On pourra voir à la fin de son traité un exemple puéril de la dialectique naturelle de l’eau et du feu[49] : « La végétation est l’ouvrage de l’espèce d’avidité avec laquelle (le feu) cherche à se combiner avec l’eau qui est véritablement son modérateur. » Cette intuition substantialiste du feu qui vient animer l’eau est si séduisante qu’elle pousse notre auteur « à approfondir » une théorie scientifique trop simplement et trop clairement fondée sur le principe d'Archimède : « N’abandonnera-t-on jamais l’opinion absurde que l’eau réduite en vapeur, monte dans l’atmosphère, parce qu’elle est dans ce nouvel état plus légère qu’un pareil volume d’air ? » Pour David, le principe d’Archimède relève d’une bien pauvre mécanique ; au contraire, il est évident que c’est le feu, fluide animateur, « jamais oisif », qui entraîne et élève l’eau. « Le feu est peut-être ce principe actif, cette cause seconde qui a reçu toute son énergie du Créateur, que l’Écriture a désignée par ces mots : et spiritus Dei ferebatur super aquas ». Telle est l’envolée qui emporte un accoucheur méditant sur les eaux de l’amnios.
VI
En tant que substance le feu est certainement parmi les plus valorisées, celle par conséquent qui déforme le plus les jugements objectifs. À bien des égards, sa valorisation atteint celle de l’or. En dehors de ses valeurs de germination pour la mutation des métaux et de ses valeurs de guérison dans la pharmacopée préscientifique, l’or n’a que sa valeur commerciale. Souvent même, l’alchimiste attribue une valeur à l’or parce qu’il est un réceptacle du feu élémentaire : « La quintessence de l’or est tout feu. » D’ailleurs d’une manière générale, le feu, véritable protée de la valorisation, passe des valeurs principielles les plus métaphysiques aux utilités les plus manifestes. C’est vraiment le principe actif fondamental qui résume toutes les actions de la nature. Un alchimiste du XVIIIe siècle a écrit[50] : « Le feu… est la nature qui ne fait rien en vain, qui ne saurait errer, et sans qui rien ne se fait. » Notons au passage qu’un romantique ne parlerait pas autrement de la passion. La moindre participation suffit ; le feu n’a qu’à mettre le sceau de sa présence pour montrer son pouvoir : « Le feu est toujours le moindre en quantité, comme le premier en qualité. » Cette action des quantités infimes est très symptomatique. Quand elle est pensée sans preuves objectives, comme c’est le cas ici, c’est que la quantité infime considérée est magnifiée par la volonté de puissance. On voudrait pouvoir concentrer l’action chimique sur une poudre de projection, la haine dans un poison foudroyant, un amour immense et indicible dans un humble cadeau. Le feu a des actions de cette espèce dans l’inconscient d’un esprit préscientifique : un atome de feu dans certains rêves cosmologiques suffit pour embraser un monde.
Un auteur qui critique les images faciles et qui déclare[51] : « Nous ne sommes plus dans ce siècle où l’on expliquait la causticité et l’action de quelques dissolvants par la ténuité et la forme de leurs molécules, qu’on supposait être des coins aigus, qui pénétraient les corps et séparaient leurs parties », écrit quelques pages plus loin : le feu « est l’élément qui anime tout, à qui tout doit d’être ; qui, principe de vie et de mort, d’existence et de néant, agit par lui-même, et porte en lui la force d’agir ». Il semble donc que l’esprit critique s’arrête devant la puissance intime du feu et que l’explication par le feu aille à de telles profondeurs qu’elle puisse décider de l’existence et du néant des choses et du même coup dévaloriser toutes les pauvres explications mécanistes. Toujours et dans tous les domaines, l’explication par le feu est une explication riche. Une psychanalyse de la connaissance objective doit sans cesse dénoncer cette prétention à la profondeur et à la richesse intimes. On a certes le droit de critiquer l’ingénuité de l’atomisme figuré. Encore faut-il reconnaître qu’il s’offre à une discussion objective, tandis que le recours à la puissance d’un feu non sensible, comme c’est le cas pour la causticité de certaines dissolutions va à l’encontre de toute possibilité de vérification objective.
L’équation du feu et de la vie forme la base du système de Paracelse. Pour Paracelse, le feu c’est la vie et ce qui recèle du feu a vraiment le germe de la vie. Le mercure commun est précieux aux yeux des Paracelsistes parce qu’il contient un feu très parfait et une vie céleste et cachée ainsi que l’expose encore Boerhaave[52]. C’est ce feu caché qu’il faut mettre en œuvre pour guérir et engendrer. Nicolas de Locques appuie toute sa valorisation du feu sur l’intimité du feu[53]. Le feu est « interne ou externe, l’externe est mécanique, corrompant et détruisant, l’interne est spermatique, engendrant, maturant ». Pour avoir l’essence du feu, il faut aller à sa source, dans sa réserve où il s’économise et se concentre, c’est-à-dire dans le minéral. Voici alors la meilleure justification de la méthode des spagiristes : « Ce feu céleste qui fait la vie est très actif en l’animal, il s’en fait une plus grande dissipation qu’en la plante et au métal ; c’est pourquoi le philosophe est continuellement occupé à rechercher les moyens de le refournir, et voyant qu’il ne pouvait être entretenu longtemps par le feu de la vie qui est dans l’animal et les plantes, il l’a voulu chercher dans le métal où ce feu est plus fixe et incombustible, plus recueilli et tempéré en son action, laissant les herbes aux Galénistes pour faire des salades où ce bénit feu n’est que comme une étincelle. »
En résumé, on croit si fort à l’empire universel du feu qu’on arrive à cette rapide conclusion dialectique : puisque le feu se dépense dans l’animal, c’est qu’il s’économise dans le minéral. Là il est caché, intime, substantiel, donc tout-puissant. De même, un amour taciturne passe pour un amour fidèle.
VII
Une telle force de conviction pour affirmer les puissances cachées ne peut venir de la seule expérience externe du bien-être qu’on éprouve devant un clair foyer. Il faut que s’y ajoutent les grandes certitudes tout intimes de la digestion, la douceur réconfortante de la soupe chaude, la saine brûlure du cordial alcoolique. Tant qu’on n’aura pas psychanalysé l’homme repu, on manquera des éléments affectifs primordiaux pour comprendre la psychologie de l’évidence réaliste. Nous avons développé ailleurs tout ce que la chimie réaliste doit au mythe de la digestion. En ce qui concerne la sensation de chaleur stomacale et les inférences faussement objectives qu’on y rattache, on pourrait accumuler des citations sans fin. Cette sensation est souvent le principe sensible de la santé et de la maladie. Pour ce qui regarde les sensations de légères douleurs, les livres des praticiens sont particulièrement attentifs aux « chaleurs », aux « phlogoses », aux dessèchements qui brûlent l’estomac. Chaque auteur se croit obligé d’expliquer ces chaleurs en fonction de son système, car sans une explication de tout ce qui touche le principe fondamental de la chaleur vitale, le système perdrait toute sa valeur. Ainsi Hecquet explique le feu de la digestion en accord avec sa théorie de la trituration stomacale, en rappelant qu’une roue peut s’enflammer par le frottement. C’est donc le broyage des aliments par l’estomac qui produit la chaleur nécessaire « à leur cuisson ». Hecquet est un savant ; il ne va pas jusqu’à croire certains anatomistes qui ont « vu sortir du feu des estomacs des oiseaux »[54]. Néanmoins, il cite cette opinion en bonne place, montrant ainsi que l’image de l’homme qui vomit des flammes en dansant est un image favorite de l’inconscient. La théorie des intempéries de l’estomac pourrait donner lieu à des remarques sans fin. On pourrait chercher l’origine de toutes les métaphores qui ont conduit à la classification des aliments d’après leur chaleur, leur froid, leur chaleur sèche, leur chaleur humide, leur vertu rafraîchissante. On prouverait facilement que l’étude scientifique des valeurs alimentaires est troublée par des préjugés formés dans des impressions premières, fugitives et insignifiantes.
Ainsi nous n’hésitons pas à invoquer une origine cénesthésique pour certaines intuitions philosophiques fondamentales. En particulier, nous croyons que cette chaleur intime, enveloppée, préservée, possédée qu’est une heureuse digestion, conduit inconsciemment à postuler l’existence d’un feu caché et invisible dans l’intérieur de la matière ou, comme disaient les alchimistes, dans le ventre du métal. La théorie de ce feu immanent à la matière détermine un matérialisme spécial pour lequel il faudrait créer un mot, car il représente une nuance philosophique importante, intermédiaire entre le matérialisme et l’aninisme. Ce calorisme correspond à la matérialisation d’une âme ou à l’animation de la matière, il est une forme de passage entre matière et vie. Il est la sourde conscience de l’assimilation matérielle de la digestion, de l’animalisation de l’inanimé.
Si l’on veut bien se référer à ce mythe de la digestion, combien l’on sent mieux le sens et la force de cette parole du Cosmopolite qui fait dire au mercure[55] : « Je suis feu en mon intérieur, le feu me sert de viande, et il est ma vie. » Un autre alchimiste dit d’une manière moins imagée mais qui revient au même : « Le feu est un élément qui agit au centre de chaque chose[56]. » Avec quelle facilité on accorde un sens à une telle expression ! Au fond, dire qu’une substance a un intérieur, un centre, n’est guère moins métaphorique que de dire qu’elle a un ventre. Parler d’une qualité et d’une tendance revient alors à parler d’un appétit. Ajouter, comme le fait l’alchimiste, que cet intérieur est un foyer où couve le feu-principe indestructible ne fait qu’établir des convergences métaphoriques centrées sur les certitudes de la digestion. Il faudra de grands efforts d’objectivité pour détacher la chaleur des substances où elle se manifeste, pour en faire une qualité toute transitive, une énergie qui, en aucun cas, ne peut être latente et cachée.
Non seulement l’intériorisation du feu exalte ses vertus, elle prépare encore les plus formelles contradictions. C’est, d’après nous, la preuve qu’il s’agit, non pas de propriétés objectives mais bien de valeurs psychologiques. L’homme est peut-être le premier objet naturel où la nature essaie de se contredire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’activité humaine est en train de changer la face de la planète. Mais, dans cette petite monographie, ne considérons que les contradictions et les mensonges du feu. Grâce à l’intériorisation, on en vient à parler d’un feu incombustible. Après avoir longuement travaillé son soufre, Joachim Poleman écrit[57] : « Comme ce soufre était naturellement un feu brûlant et une lumière resplendissante à l’extérieur, il n’est plus maintenant externe, mais interne et incombustible, il n’est plus un feu brûlant extérieurement, mais intérieurement, et comme auparavant il brûlait tout ce qui est combustible, de même présentement il brûle par sa puissance les maladies invisibles, et comme les soufres avant leur cuisson luisaient extérieurement, ils ne luisent plus maintenant qu’aux maladies ou esprits de ténèbres, qui ne sont autre chose que des esprits ou propriétés du ténébreux lit de la mort… et le feu transmue ces esprits de ténèbres en bons esprits, tels qu’ils étaient quand l’homme était en santé. » Quand on lit des pages comme celle-là, il faut se demander de quel côté elles sont claires, de quel côté elles sont obscures. Or la page de Poleman est assurément obscure du côté objectif : un esprit scientifique au courant de la chimie et de la médecine éprouvera de la peine à mettre un nom sur les expériences évoquées. Au contraire, du côté subjectif, quand on a fait effort pour acquérir un matériel psychanalytique approprié, quand on a, en particulier, isolé les complexes du sentiment de l’avoir et des impressions du feu intime, la page s’éclaircit. C’est donc la preuve qu’elle a une cohérence subjective et non pas une cohésion objective. Cette détermination de l’axe d’éclaircissement, soit subjectif, soit objectif, nous paraît le premier diagnostic d’une psychanalyse de la connaissance. Si, dans une connaissance, la somme des convictions personnelles dépasse la somme des connaissances qu’on peut expliciter, enseigner, prouver, une psychanalyse est indispensable. La psychologie du savant doit tendre à une psychologie clairement normative ; le savant doit se refuser à personnaliser sa connaissance ; corrélativement, il doit s’efforcer de socialiser ses convictions.
VIII
La meilleure preuve que les impressions physiologiques de la chaleur ont été réifiées dans la connaissance préscientifique, c’est que la chaleur intime a fourni des références pour déterminer des espèces de chaleur qu’aucun expérimentateur moderne ne tenterait de distinguer. En d’autres termes, le corps humain suggère des points de feu que les Artistes alchimiques s’efforcent de réaliser. « Les philosophes, dit l’un d’entre eux[58], distinguent (la chaleur) suivant la différence de la chaleur de l’animal, et en font trois ou quatre espèces, une chaleur digérante semblable à celle de l’estomac, une générante comme celle de l’utérus, une coagulante semblable à celle que fait le sperme, et une lactifiante comme celle des mamelles… La (chaleur) stomacale est putrédinale digérante en l’estomac, digestive générante en la matrice, inspissative cuisante aux reins, au foie, aux mamelles et le reste. » Ainsi la sensation de chaleur intime, avec ses mille nuances subjectives, est traduite directement dans une science d’adjectifs, comme c’est toujours le cas pour une science embarrassée par les obstacles substantialiste et animiste.
La référence au corps humain s’impose encore longtemps, même quand l’esprit scientifique est déjà assez développé. Lorsqu’on a voulu faire les premiers thermomètres, un des points fixes auxquels on a pensé pour les graduer a été tout d’abord la température du corps humain. On voit du reste le renversement objectif opéré par la médecine contemporaine qui détermine la température du corps par comparaison avec des phénomènes physiques. La connaissance vulgaire, même dans des essais assez précis, opère dans la perspective inverse.
IX
Mais « cette bénigne chaleur, qui fomente notre vie » comme dit un médecin à la fin du XVIIIe siècle, est encore plus symptomatique quand on la considère, dans sa confusion ou dans sa synthèse, sans aucune localisation, comme la réalisation globale de la vie. La vie sourde n’est que chaleur confuse. C’est ce feu vital qui forme la base de la notion de feu caché, de feu invisible, de feu sans flamme.
Alors s’ouvre la carrière infinie des rêveries savantes. Puisqu’on a détaché du principe igné la qualité évidente, puisque le feu n’est plus la flamme jaune, le charbon rouge ; puisqu’il est devenu invisible, il peut recevoir les propriétés les plus variées, les qualificatifs les plus divers. Prenez l’eau-forte, elle consume le bronze et le fer. Son feu caché, son feu sans chaleur brûle le métal sans laisser de trace, comme un crime bien fait. Aussi cette action simple mais cachée, lourde de rêveries inconscientes, va se couvrir d’adjectifs, suivant la règle de l’inconscient : moins on connaît et plus on nomme. Pour qualifier le feu de l’eau-forte, Trévisan[59] dit que ce feu caché est « subtil, vaporeux, digérant, continuel, environnant, aérien, clair et pur, enfermé, non coulant, altérant, pénétrant et vif ». De toute évidence, ces adjectifs ne qualifient pas un objet, ils exposent un sentiment, vraisemblablement un besoin de détruire.
La brûlure par un liquide émerveille tous les esprits. Que de fois j’ai vu mes élèves étonnés devant la calcination d’un bouchon par l’acide sulfurique. Malgré les recommandations – ou, psychanalytiquement parlant, à cause des recommandations – les blouses des jeunes manipulants souffrent particulièrement des acides. Par la pensée, on multiplie la puissance de l’acide. Psychanalytiquement la volonté de détruire coefficiente une propriété destructive reconnue à l’acide. En fait, penser à une puissance, c’est déjà, non seulement s’en servir, c’est surtout en abuser. Sans cette volonté d’abuser, la conscience de la puissance ne serait pas claire. Un auteur italien anonyme, à la fin du XVIIe siècle, admire ce pouvoir intime d’échauffer qu’on trouve « dans les eaux-fortes et dans de semblables esprits qui ne brûlent pas moins en hiver que le feu fait en tout temps et qui font de tels effets qu’on les croirait capables de détruire toute la Nature, et la réduire à rien »… De ce nihilisme très particulier d’un vieil auteur italien, il est peut-être curieux de rapprocher cette nouvelle et les commentaires que nous apportent les journaux (Rome, 4 mars 1937). M. Gabriele d’Annunzio communique un message qui se termine par les phrases sibyllines que voici : « Je suis désormais vieux et malade et c’est pourquoi je hâte ma fin. Il m’est interdit de mourir en prenant d’assaut Raguse. Dédaignant mourir entre deux draps, je tente ma dernière invention. » Et le journal explique en quoi consiste cette invention. « Le poète a décidé, lorsqu’il sentira venir l’heure du trépas, de se plonger dans un bain qui provoquera immédiatement la mort et détruira aussitôt les tissus de son corps. C’est le poète lui-même qui a découvert la formule de ce liquide. » Ainsi travaille notre rêverie, savante et philosophique, elle accentue toutes les forces, elle cherche l’absolu dans la vie comme dans la mort. Puisqu’il faut disparaître, puisque l’instinct de la mort s’impose un jour à la vie la plus exubérante, disparaissons et mourons tout entiers. Détruisons le feu de notre vie par un surfeu, par un surfeu surhumain, sans flamme ni cendre, qui portera le néant au cœur même de l’être. Quand le feu se dévore lui-même, quand la puissance se retourne contre soi, il semble que l’être se totalise sur l’instant de sa perte et que l’intensité de la destruction soit la preuve suprême, la preuve la plus claire de l’existence. Cette contradiction, à la racine même de l’intuition de l’être, favorise les transformations de valeurs sans fin.
X
Quand la pensée préscientifique a trouvé un concept comme celui de feu latent, où le caractère expérimental dominant vient d’être effacé, elle prend une singulière facilité : il semble que désormais, elle ait droit de se contredire clairement, scientifiquement. La contradiction, qui est la loi de l’inconscient, filtre dans la connaissance préscientifique. Prenons tout de suite cette contradiction sous une forme crue et chez un auteur qui fait profession d’esprit critique. Pour Reynier, comme pour Mme du Châtelet, le feu est le principe de la dilatation. C’est par la dilatation qu’on en a une mesure objective. Mais cela n’empêche pas Reynier de supposer que le feu est la puissance qui contracte, qui resserre. C’est au feu, dit-il[60], que tous les corps « doivent la cohésion de leurs principes ; sans lui, ils seraient incohérents » car « dès que le feu entre dans une combinaison, il se contracte dans un espace infiniment plus petit que celui qu’il occupait ». Ainsi le feu est aussi bien le principe de contraction que le principe de dilatation ; il disperse et cohère. Cette théorie émise en 1787 par un auteur qui veut éviter toute érudition vient d’ailleurs de loin. Les alchimistes disaient déjà « la chaleur est une qualité qui sépare les choses hétérogénées, et cuit les homogénées ». Comme il n’y a nul contact entre les auteurs que nous citons ici, on voit que nous touchons bien une de ces intuitions subjectivement naturelles qui concilient abusivement les contraires.
Nous avons pris cette contradiction comme type parce qu’elle touche une propriété géométrique. Elle devrait donc être particulièrement insupportable. Mais si l’on voulait tenir compte des contradictions plus sourdes, au niveau des qualités plus vagues, on en viendrait facilement à cette conviction que cette contradiction géométrique, comme toutes les autres contradictions, relève moins de la physique du feu que de la psychologie du feu. Nous allons insister sur ces contradictions pour montrer que la contradiction est, pour l’inconscient, plus qu’une tolérance, qu’elle est vraiment un besoin. C’est en effet par la contradiction qu’on arrive le plus aisément à l’originalité, et l’originalité est une des prétentions dominantes de l’inconscient. Quand il s’applique sur des connaissances objectives, ce besoin d’originalité majore les détails du phénomène, réalise les nuances, causalise les accidents, exactement de la même manière que le romancier fait un héros avec une somme artificielle de singularités, un caractère volontaire avec une somme d’inconséquences. Ainsi, pour Nicolas de Locques[61] « cette chaleur céleste, ce feu qui fait la vie, dans une matière sèche est lié et stupide, dans une humide très dilaté, dans une chaude très actif, et dans une froide congelé et mortifié ». Ainsi l’on préfère dire que le feu est congelé dans une matière froide que d’accepter qu’il disparaisse. Les contradictions s’accumulent pour garder au feu sa valeur.
Mais étudions d’un peu plus près un auteur auquel les littérateurs ont fait une réputation de savant. Prenons le livre de la marquise du Châtelet. Dès les premières pages, le lecteur est mis au centre du drame : le feu est un mystère et il est familier ! « Il échappe à tout moment aux prises de notre esprit, quoiqu’il soit au-dedans de nous-mêmes. » Il y a donc une intimité du feu dont la fonction va être de contredire les apparences du feu. On est toujours différent de ce qu’on laisse paraître. Aussi Mme du Châtelet précise que la lumière et la chaleur sont des modes et non des propriétés du feu. Avec ces distinctions métaphysiques, nous sommes loin de l’esprit prépositif qu’on voudrait accorder trop communément aux expérimentateurs du XVIIIe siècle. Mme du Châtelet entreprend une série d’expériences pour séparer ce qui brille et ce qui chauffe. Elle rappelle que les rayons de la Lune ne portent point la chaleur ; même concentrés au foyer d’une lentille, ils ne brûlent point. La Lune est froide. Ces quelques réflexions suffisent pour justifier cette étrange proposition : « La chaleur n’est pas essentielle au Feu élémentaire. » Dès la quatrième page de son mémoire, Mme du Châtelet fait montre d’un esprit original et profond par cette seule contradiction. Comme elle le dit, elle voit la Nature « d’un autre œil que le vulgaire ». Quelques expériences rudimentaires ou observations naïves lui suffisent cependant pour décider que le feu, loin d’être pesant comme le veulent certains chimistes, a une tendance vers le haut. Aussitôt ces observations discutables conduisent à des principes métaphysiques, « Le Feu est donc l’antagoniste perpétuel de la pesanteur, loin de lui être soumis ; ainsi tout est, dans la Nature, dans de perpétuelles oscillations de dilatation et contraction par l’action du Feu sur les corps, et la réaction des corps qui s’opposent à l’action du feu par la pesanteur et la cohésion de leurs parties… Vouloir que le feu soit pesant, c’est détruire la Nature, c’est enfin lui ôter sa propriété la plus essentielle, celle par laquelle il est un des ressorts du Créateur. » Faut-il noter la disproportion des expériences et des conclusions ? En tout cas, la facilité avec laquelle on a trouvé une contre-loi pour contredire la pesanteur universelle, nous paraît très symptomatique d’une activité de l’inconscient. L’inconscient est le facteur des dialectiques massives, si fréquentes dans les discussions de mauvaise foi, si différentes des dialectiques logiques et claires, appuyées sur une alternative explicite. D’un détail irrégulier, l’inconscient prend prétexte pour faire une généralité adverse : une physique de l’inconscient est toujours une physique de l’exception.