CHAPITRE VI

L’alcool : l’eau qui flambe
le punch : le complexe de Hoffmann
les combustions spontanées

I

Une des contradictions phénoménologiques les plus manifestes a été apportée par la découverte de l’alcool, triomphe de l’activité thaumaturge de la pensée humaine. L’eau-de-vie, c’est l’eau de feu. C’est une eau qui brûle la langue et qui s’enflamme à la moindre étincelle. Elle ne se borne pas à dissoudre et à détruire comme l’eau-forte. Elle disparaît avec ce qu’elle brûle. Elle est la communion de la vie et du feu. L’alcool est aussi un aliment immédiat qui met tout de suite sa chaleur au creux de la poitrine : à côté de l’alcool, les viandes elles-mêmes sont tardives. L’alcool est donc l’objet d’une valorisation substantielle évidente. Lui aussi, il manifeste son action en petites quantités : il dépasse en concentration les consommés les plus exquis. Il suit la règle des désirs de possession réaliste : tenir une grande puissance sous un petit volume.

Puisque l’eau-de-vie brûle devant les yeux extasiés, puisqu’elle réchauffe tout l’être au creux de l’estomac, elle fait la preuve de la convergence des expériences intimes et objectives. Cette double phénoménologie prépare des complexes qu’une psychanalyse de la connaissance objective devra dissoudre pour retrouver la liberté de l’expérience. Parmi ces complexes, il y a en un qui est bien spécial et bien fort ; c’est celui qui ferme pour ainsi dire le cercle : quand la flamme a couru sur l’alcool, quand le feu a apporté son témoignage et son signe, quand l’eau de feu primitive s’est clairement enrichie de flammes qui brillent et qui brûlent, on la boit. Seule de toutes les matières du monde, l’eau-de-vie est aussi près de la matière du feu.

Aux grandes fêtes d’hiver, dans mon enfance, on faisait un brûlot. Mon père versait dans un large plat du marc de notre vigne. Au centre, il plaçait des morceaux de sucre cassé, les plus gros du sucrier. Dès que l’allumette touchait la pointe du sucre, la flamme bleue descendait avec un petit bruit sur l’alcool étendu. Ma mère éteignait la suspension. C’était l’heure du mystère et de la fête un peu grave. Des visages familiers, mais soudain inconnus dans leur lividité, entouraient la table ronde. Par instant, le sucre grésillait avant l’écroulement de sa pyramide, quelques franges jaunes pétillaient aux bords des longues flammes pâles. Si les flammes vacillaient, mon père tourmentait le brûlot avec une cuiller de fer. La cuiller emportait une gaine de feu comme un outil du diable. Alors on « théorisait » : éteindre trop tard, c’est avoir un brûlot trop doux ; éteindre trop tôt, c’est « concentrer » moins de feu et par conséquent diminuer l’action bienfaisante du brûlot contre la grippe. L’un parlait d’un brûlot qui brûlait jusqu’à la dernière goutte. Un autre racontait l’incendie chez le distillateur, quand les tonneaux de rhum « explosaient comme des barils de poudre », explosion à laquelle personne n’a jamais assisté. À toute force, on voulait trouver un sens objectif et général à ce phénomène exceptionnel… Enfin, le brûlot était dans mon verre : chaud et poisseux, vraiment essentiel. Aussi, comme je comprends Vigenère quand, d’une manière un peu mièvre, il parle du brûlot comme « d’un petit expériment… fort gentil et rare ». Comme je comprends aussi Boerhaave quand il écrit : « Ce qui m’a paru le plus agréable dans cette expérience, c’est que la flamme excitée par l’allumette dans un endroit éloigné de cette écuelle… va allumer l’alcool qui est dans cette même écuelle. » Oui, c’est le vrai feu mobile, le feu qui s’amuse à la surface de l’être, qui joue avec sa propre substance, bien libéré de sa propre substance, libéré de soi. C’est le feu follet domestiqué, le feu diabolique au centre du cercle familial. Après un tel spectacle, les confirmations du goût laissent des souvenirs impérissables. De l’œil extasié à l’estomac réconforté s’établit une correspondance baudelairienne d’autant plus solide qu’elle est plus matérialisée. Pour un buveur de brûlot, comme elle est pauvre, comme elle est froide, comme elle est obscure, l’expérience d’un buveur de thé chaud !

Faute de l’expérience personnelle de cet alcool sucré et chaud, né de la flamme en un minuit joyeux, on comprend mal la valeur romantique du punch, on manque d’un moyen diagnostique pour étudier certaines poésies fantasmagoriques. Par exemple, un des traits les plus caractéristiques de l’œuvre de Hoffmann, de l’œuvre du « fantastiqueur », c’est l’importance qu’y jouent les phénomènes du feu. Une poésie de la flamme traverse l’œuvre entière. En particulier, le complexe du punch y est si manifeste que l’on pourrait l’appeler le complexe de Hoffmann. Un examen superficiel pourrait se contenter de dire que le punch est un prétexte pour les contes, le simple accompagnement d’un soir de fête. Par exemple, un des plus beaux récits, « Le chant d’Antonia » est raconté un soir d’hiver « autour d’un guéridon où flambe à pleine terrine le punch de l’amitié », mais cette invitation au fantastique n’est qu’un prélude au récit ; elle ne fait pas corps avec lui. Encore qu’il soit frappant qu’un récit aussi émouvant soit ainsi mis sous le signe du feu, dans d’autres cas le signe est vraiment intégré au conte. Les amours de Phosphorus et de la Fleur de lis illustrent la poésie du feu (3e veillée) « le désir, qui développe dans tout ton être une chaleur bienfaisante, plongera bientôt dans ton cœur mille dards acérés : car… la volupté suprême qu’allume cette étincelle que je dépose en toi, est la douleur sans espoir qui te fera périr, pour germer de nouveau sous forme étrangère. Cette étincelle est la pensée ! – Hélas ! soupira la fleur d’un ton plaintif, dans l’ardeur qui m’embrase maintenant, ne puis-je pas être à toi » ? Dans le même conte, quand la sorcellerie qui devrait ramener l’étudiant Anselme à la pauvre Véronique s’achève, il n’y a plus « qu’une légère flamme d’esprit de vin qui brûle au fond de la chaudière ». Plus loin, Lindhorst, le salamandre, entre et sort du bol de punch ; les flammes, tour à tour, l’absorbent et le manifestent. La bataille de la sorcière et du salamandre est une bataille de flammes, les serpents sortent de la soupière de punch. La folie et l’ivresse, la raison et la jouissance sont constamment présentées dans leurs interférences. De temps en temps apparaît dans les contes un bon bourgeois qui voudrait « comprendre » et qui dit à l’étudiant « comment ce punch maudit a-t-il pu nous monter à la tête et nous pousser à mille extravagances ? Ainsi parlait le professeur Paulmann, quand il entra le matin suivant dans la chambre encore parsemée de pots cassés, au milieu desquels l’infortunée perruque, réduite à ses éléments primitifs, nageait, dissoute, dans un océan de punch. » Ainsi l’explication rationalisée, l’explication bourgeoise, l’explication par un aveu d’ivresse, vient modérer les visions fantasmagoriques, de sorte que le conte apparaît entre raison et rêve, entre expérience subjective et vision objective, à la fois plausible dans sa cause et irréel dans son effet.

M. Sucher dans son étude sur Les Sources du merveilleux chez Hoffmann ne fait aucune place aux expériences de l’alcool ; il note cependant incidemment (p. 92) : « Quant à Hoffmann, il n’a guère vu les salamandres que dans les flammes du punch. » Mais il n’en tire pas la conclusion qui, nous semble-t-il, s’impose. Si, d’une part, Hoffmann n’a vu les salamandres qu’un soir d’hiver dans le punch flamboyant, quand les revenants viennent au milieu de la fête des hommes pour faire trembler les cœurs ; si, d’autre part, comme c’est évident, les démons du feu jouent un rôle primordial dans la rêverie hoffmannienne, il faut bien admettre que c’est la flamme paradoxale de l’alcool qui est l’inspiration première et que tout un plan de l’édifice hoffmannien s’éclaire dans cette lumière. Il nous semble donc que l’étude si intelligente et si fine de M. Sucher s’est privée d’un élément d’explication important. Il ne faut pas trop vite s’adresser aux constructions de la raison pour comprendre un génie littéraire original. L’inconscient, lui aussi, est un facteur d’originalité. En particulier, l’inconscient alcoolique est une réalité profonde. On se trompe quand on imagine que l’alcool vient simplement exciter des possibilités spirituelles. Il crée vraiment ces possibilités. Il s’incorpore pour ainsi dire à ce qui fait effort pour s’exprimer. De toute évidence, l’alcool est un facteur de langage. Il enrichit le vocabulaire et libère la syntaxe. En fait, pour en revenir au problème du feu, la psychiatrie a reconnu la fréquence des rêves du feu dans les délires alcooliques ; elle a montré que les hallucinations lilliputiennes étaient sous la dépendance de l’excitation de l’alcool. Or la rêverie qui tend à la miniature tend à la profondeur et à la stabilité ; c’est la rêverie qui finalement prépare le mieux la pensée rationnelle. Bacchus est un dieu bon ; en faisant divaguer la raison, il empêche l’ankylose de la logique et prépare l’invention rationnelle.

Elle est également très symptomatique, cette page de Jean-Paul écrite en une nuit du 31 décembre d’une tonalité déjà si hoffmannienne, où, autour de la flamme blême d’un punch, le poète et quatre de ses amis résolurent soudain de se voir morts les uns les autres : « Ce fut comme si la main de la Mort eût exprimé le sang de tous les visages ; les lèvres devinrent exsangues, les mains blanches et allongées ; la chambre fut un caveau funèbre… Sous la lune, un vent silencieux déchirait et fouettait les nuages et, aux endroits où ils laissaient des trouées dans le ciel libre, on apercevait des ténèbres qui s’étendaient jusqu’au-delà des astres. Tout était silencieux ; l’année semblait se débattre, rendre son dernier souffle et s’abîmer dans les tombeaux du passé. Ô Ange du Temps, toi qui as compté les soupirs et les larmes des humains, oublie-les ou cache-les ! Qui supporterait la pensée de leur nombre[62] ? » Comme il faut peu de chose pour faire pencher la rêverie dans un sens ou dans l’autre ! C’est un jour de fête ; le poète a le verre en main près de joyeux compagnons ; mais une lueur livide sortie du brûlot donne un ton lugubre aux plus jeunes chansons : soudain le pessimisme du feu éphémère vient changer la rêverie, la flamme mourante symbolise l’année qui s’en va et le temps, lieu des peines, s’appesantit sur les cœurs. Si l’on nous objecte une fois de plus que le punch de Jean-Paul est un simple prétexte à un idéalisme fantasmagorique, à peine plus matériel que l’idéalisme magique de Novalis, on devra reconnaître que ce prétexte trouve dans l’inconscient du lecteur un développement complaisant. C’est la preuve, d’après nous, que la contemplation des objets fortement valorisés déclenche des rêveries dont le développement est aussi régulier, aussi fatal que les expériences sensibles.

Des âmes moins profondes rendront des sonorités plus factices, mais toujours retentira le thème fondamental. O’Neddy chante dans la Première nuit de Feu et Flamme :

Au centre de la salle, autour d’une urne de fer
Digne émule en largeur des coupes de l’enfer,

Dans laquelle un beau punch, aux prismatiques flammes,
Semble un lac sulfureux, qui fait houler ses lames,

Et le sombre atelier n’a pour tout éclairage
Que la gerbe du punch, spiritueux mirage.

Quel pur ossianisme en ce couronnement
De têtes à front mat…

Les vers sont mauvais, mais ils accumulent toutes les traditions du brûlot et désignent fort bien, dans leur pauvreté poétique, le complexe de Hoffmann qui plaque de la pensée savante sur des impressions naïves. Pour le poète, le soufre et le phosphore nourrissent le prisme des flammes ; l’enfer est présent dans cette fête impure. Si les valeurs de la rêverie devant la flamme manquaient à ces pages, leur valeur poétique ne pourrait soutenir la lecture. L’inconscient du lecteur supplée à l’insuffisance de l’inconscient du poète. Les strophes d’O’Neddy ne tiennent que par « l'ossianisme » de la flamme du punch. Elles sont pour nous l’évocation de toute une époque où les Jeunes-France romantiques se réunissaient autour du Bol de Punch[63] où la vie de bohème était illuminée, comme le dit Henry Murger, par les « brûlots de la passion ».

Sans doute, cette époque paraît révolue. Le brûlot et le punch sont actuellement dévalorisés. L’anti-alcoolisme, avec sa critique tout en slogans, a interdit de telles expériences. Il n’en est pas moins vrai, nous semble-t-il, que toute une région de la littérature fantasmagorique relève de la poétique excitation de l’alcool. Il ne faut pas oublier les bases concrètes et précises, si l’on veut comprendre le sens psychologique des constructions littéraires. Les thèmes directeurs gagneraient à être pris un à un, dans leur précision, sans les noyer trop vite dans des aperçus généraux. Si notre présent travail pouvait avoir une utilité, il devrait suggérer une classification des thèmes objectifs qui préparerait une classification des tempéraments poétiques. Nous n’avons pas encore pu mettre au point une doctrine d’ensemble, mais il nous semble bien qu’il y a quelque rapport entre la doctrine des quatre éléments physiques et la doctrine des quatre tempéraments. En tout cas les âmes qui rêvent sous le signe du feu, sous le signe de l’eau, sous le signe de l’air, sous le signe de la terre se révèlent comme bien différentes. En particulier, l’eau et le feu restent ennemis jusque dans la rêverie et celui qui écoute le ruisseau ne peut guère comprendre celui qui entend chanter les flammes : ils ne parlent pas la même langue.

En développant, dans toute sa généralité, cette Physique, ou cette Chimie de la rêverie, on arriverait facilement à une doctrine tétravalente des tempéraments poétiques. En effet, la tétravalence de la rêverie est aussi nette, aussi productive, que la tétravalence chimique du carbone. La rêverie a quatre domaines, quatre pointes par lesquelles elle s’élance dans l’espace infini. Pour forcer le secret d’un vrai poète, d’un poète sincère, d’un poète fidèle à sa langue originelle, sourd aux échos discordants de l’éclectisme sensible qui voudrait jouer de tous les sens, un mot suffit : « Dis-moi quel est ton fantôme ? Est-ce le gnôme, la salamandre, l’ondine ou la sylphide ? » Or, – l’a-t-on remarqué ? – tous ces êtres chimériques sont formés et nourris d’une matière unique : le gnôme terrestre et condensé vit dans la fissure du rocher, gardien du minéral et de l’or, gorgé des substances les plus compactes ; le salamandre tout en feu se dévore dans sa propre flamme ; l’ondine des eaux glisse sans bruit sur l’étang et se nourrit de son reflet ; la sylphide que la moindre substance alourdit, que le moindre alcool effarouche, qui se fâcherait peut-être d’un fumeur qui « souille son élément » (Hoffmann) s’élève sans peine dans le ciel bleu, heureuse de son anorexie.

Il ne faudrait cependant pas rattacher une telle classification des inspirations poétiques à une hypothèse plus ou moins matérialiste qui prétendrait retrouver dans la chair des hommes un élément matériel prédominant. Il ne s’agit point de matière, mais d’orientation. Il ne s’agit point de racine substantielle, mais de tendances, d’exaltation. Or ce qui oriente les tendances psychologiques, ce sont les images primitives ; ce sont les spectacles et les impressions qui ont, subitement, donné un intérêt à ce qui n’en a pas, un intérêt à l’objet. Sur cette image valorisée, tout l’imagination a convergé ; et c’est ainsi que, par une porte étroite, l’imagination comme dit Armand Petitjean « nous transcende et nous met face au monde ». La conversion totale de l’imagination qu’Armand Petitjean a analysée avec une lucidité étonnante[64] est comme préparée par cette traduction préliminaire du bloc des images dans le langage d’une image préférée. Si nous avions raison à propos de cette polarisation imaginative, on comprendrait mieux pourquoi deux esprits en apparence congénères, comme Hoffmann et Edgar Poe, se révèlent finalement comme profondément différents. Tous deux ont été puissamment aidés, dans leur tâche surhumaine, inhumaine, géniale par le puissant alcool. Mais l’alcoolisme de Hoffmann apparaît cependant comme bien différent de l’alcoolisme d’Edgar Poe. L’alcool de Hoffmann, c’est l’alcool qui flambe ; il est marqué du signe tout qualitatif, tout masculin du feu. L’alcool de Poe, c’est l’alcool qui submerge et qui donne l’oubli et la mort ; il est marqué du signe tout quantitatif, tout féminin, de l’eau. Le génie d’Edgar Poe est associé aux eaux dormantes, aux eaux mortes, à l’étang où se reflète la Maison Usher. Il entend « la rumeur par le flot tourmenté » suivant « la vapeur opiacée, obscure, humide qui doucement se distille goutte à goutte… parmi l’universelle vallée » tandis que « le lac semble goûter un sommeil conscient » (La Dormeuse, trad. Mallarmé). Pour lui, les montagnes et les villes « tombent à jamais dans les mers sans nul rivage ». C’est près des marécages, des flaques et des étangs lugubres « où habitent les goules – en chaque heu le plus décrié – dans chaque coin le plus mélancolique – qu’il retrouve « les réminiscences drapées du passé – formes ensevelies qui reculent et soupirent quand elles passent près du promeneur » (Terre de Songe). S’il pense à un volcan, c’est pour le voir couler comme l’eau des fleuves « mon cœur était volcanique comme les rivières scoriaques ». Ainsi l’élément où se polarise son imagination, c’est l’eau ou la terre morte et sans fleur ; ce n’est pas le feu. On s’en convaincra encore psychanalytiquement en lisant l’admirable ouvrage de Mme Marie Bonaparte[65]. On y verra que le symbole du feu n’y intervient guère que pour appeler l’élément opposé, l’eau (p. 350) ; que le symbole de la flamme n’y joue que sur le mode répulsif, comme une image grossièrement sexuelle, devant laquelle on sonne le tocsin (p. 232). Le symbolisme de la cheminée (p. 566, 597, 599) y figure comme le symbolisme d’un vagin froid où les assassins poussent et murent leur victime. Edgar Poe fut vraiment un « sans foyer », l’enfant des comédiens ambulants, l’enfant primitivement épouvanté par la vision d’une mère étendue toute jeune et souriante dans le sommeil de la mort. L’alcool lui-même ne l’a pas réchauffé, réconforté, égayé ! Poe n’a pas dansé, comme une flamme humaine, tenant par la main de joyeux compagnons autour du punch enflammé. Aucun des complexes qui se forment dans l’amour du feu ne sont venus le soutenir et l’inspirer. L’eau seule lui a donné son horizon, son infini, la profondeur insondable de sa peine, et c’est tout un autre livre qu’il faudrait écrire pour déterminer la poésie des voiles et des lueurs, la poésie de la peur vague qui nous fait tressaillir en faisant résonner en nous les gémissements de la Nuit.

II

Nous venons de voir l’esprit poétique obéir tout entier à la séduction d’une image préférée ; nous l’avons vu amplifier toutes les possibilités, penser le grand sur le modèle du petit, le général sur le modèle du pittoresque, la puissance sur le modèle d’une force éphémère, l’enfer sur le modèle du brûlot. Nous allons maintenant montrer que l’esprit préscientifique, dans son impulsion primitive, ne travaille guère autrement, et que lui aussi amplifie la puissance d’une manière abusivement majorée par l’inconscient. L’alcool va être dépeint dans des effets si manifestement horribles qu’il ne nous sera pas difficile de lire dans les phénomènes décrits la volonté moralisatrice des spectateurs. Ainsi, alors que l’antialcoolisme se développe au XIXe siècle, sur le thème évolutionniste, en chargeant le buveur de toutes les responsabilités de sa race, nous allons voir l’anti-alcoolisme se développer, au XVIIIe siècle, sur le thème substantialiste alors prédominant. La volonté de condamner emploie toujours l’arme qu’elle a sous la main. D’une manière plus générale, en dehors de la leçon moralisatrice habituelle, nous allons avoir encore un exemple de l’inertie des obstacles substantialiste et animiste au seuil de la connaissance objective.

L’alcool étant éminemment combustible, on imagine assez facilement que les personnes qui s’adonnent aux liqueurs spiritueuses deviennent en quelque sorte imprégnées de matières inflammables. On ne cherche pas à savoir si l’assimilation de l’alcool transforme l’alcool. Le complexe d’Harpagon qui commande à la culture comme à toute besogne matérielle nous fait croire que nous ne perdons rien de ce que nous absorbons et que toutes les substances précieuses sont soigneusement mises en réserve ; la graisse donne de la graisse ; les phosphates donnent des os ; le sang donne du sang ; l’alcool donne de l’alcool. En particulier l’inconscient ne peut admettre qu’une qualité aussi caractéristique et aussi merveilleuse que la combustibilité puisse disparaître totalement. Voici alors la conclusion : qui boit de l’alcool peut brûler comme l’alcool. La conviction substantialiste est si forte que les faits, sans doute comptables d’une explication plus normale et plus variée, vont s’imposer à la crédulité publique, tout le long du XVIIIe siècle. En voici quelques-uns recopiés en bonne place par Socquet, auteur réputé, dans un Essai sur le Calorique publié en 1801. Tous ces exemples sont empruntés, remarquons-le en passant, à l’époque des Lumières.

« On lit dans les actes de Copenhague, qu’en 1692, une femme du peuple, dont la nourriture consistait presque uniquement dans un usage immodéré des liqueurs spiritueuses, fut trouvée un matin consumée entièrement, excepté les dernières articulations des doigts et le crâne…

« L’Annual Register de Londres pour 1763 (t. XVIII, p. 78) rapporte l’exemple d’une femme âgée de cinquante ans très adonnée à l’ivrognerie, buvant depuis un an et demi une pinte de rhum ou d’eau-de-vie par jour, et qui fut trouvée presque entièrement réduite en cendres, entre sa cheminée et son lit, sans que les couvertures et autres meubles eussent beaucoup souffert ; ce qui mérite attention. » Cette dernière remarque dit assez clairement que l’intuition est satisfaite par cette supposition d’une combustion tout interne, toute substantielle qui sait en quelque manière reconnaître son combustible préféré.

« On rencontre dans l’Encyclopédie méthodique (Art. « Anatomie pathologique de l’homme »), l’histoire d’une femme d’environ cinquante ans qui, faisant un abus continuel de liqueurs spiritueuses, fut également consumée dans l’espace de peu d’heures. Vicq-d’Azyr qui cite le fait, loin de le contester, assure qu’il en existe beaucoup d’autres semblables.

« Les Mémoires de la Société royale de Londres offrent un phénomène aussi frappant… Une femme de soixante ans fut trouvée incinérée un matin, après avoir, dit-on, bu largement des liqueurs spiritueuses le soir antécédent. Les meubles n’avaient pas beaucoup souffert et le feu du foyer de sa cheminée était entièrement éteint. Ce fait est attesté par une foule de témoins oculaires…

« Le Cat, dans un Mémoire sur les incendies spontanés, cite plusieurs cas de combustions humaines de ce genre. » On en verrait d’autres dans l’Essai sur les Combustions humaines de Pierre-Aimé Lair.

Jean-Henri Cohausen, dans un livre imprimé à Amsterdam sous le titre Lumen novum Phosphoris accensum raconte (p. 92) : « Qu’un gentilhomme, du temps de la reine Bona Sforza, ayant bu une grande quantité d’eau-de-vie, vomit des flammes et en fut consumé. »

On peut lire encore dans les Éphémérides d’Allemagne que « souvent dans les contrées septentrionales, il s’élève des flammes de l’estomac de ceux qui boivent abondamment des liqueurs fortes. Il y a dix-sept ans, dit l’auteur, que trois gentilshommes de Courlande dont je tairai les noms par bienséance, ayant bu par émulation des liqueurs fortes, deux d’entre eux moururent brûlés et suffoqués par une flamme qui leur sortait de l’estomac. »

Jallabert, un des auteurs les plus souvent cités comme technicien des phénomènes électriques, s’appuyait, en 1749, sur des « faits » semblables pour expliquer la production du feu électrique par le corps humain. Une femme souffrant de rhumatisme s’était frottée tous les jours pendant longtemps avec de l’esprit de vin camphré. Elle fut trouvée un matin réduite en cendres sans qu’il y ait lieu de soupçonner que le feu du ciel ni le feu commun aient eu part à cet étrange accident. « On ne peut l’attribuer qu’aux parties les plus déliées des soufres du corps fortement agitées par le frottement, et mêlées avec les particules les plus subtiles de l’esprit de vin camphré[66]. » Un autre auteur, Mortimer, donne ce conseil[67] : « Je croirais volontiers qu’il serait dangereux pour les personnes accoutumées à prendre beaucoup de liqueurs spiritueuses, ou à des embrocations avec de l’esprit de vin camphré, de se faire électriser. »

On estime si forte la concentration substantielle de l’alcool dans les chairs que l’on ose parler d’incendie spontané de sorte que l’ivrogne n’a même pas besoin d’une allumette pour s’enflammer. En 1766, l’abbé Poncelet, un émule de Buffon, dit encore : « La chaleur, comme principe de vie, commence et maintient le jeu de l’organisation animale, mais lorsqu’elle est portée jusqu’au degré de feu, elle cause d’étranges ravages. N’a-t-on pas vu des ivrognes, dont les corps étaient surabondamment imprégnés d’esprits ardents, par la boisson habituelle et excessive de liqueurs fortes, qui ont tout à coup pris feu d’eux-mêmes et ont été consumés par des incendies spontanés ? » Ainsi l’incendie par l’alcoolisme n’est qu’un cas particulier d’une concentration anormale de calorique.

Certains auteurs vont jusqu’à parler de déflagration. Un distillateur ingénieux, auteur d’une Chimie du Goût et de l’Odorat, signale en ces termes les dangers de l’alcool[68] : « L’alcool n’épargne ni muscle, ni nerf, ni lymphe, ni sang, qu’il allume au point de faire périr par déflagration surprenante et momentanée, ceux qui osent porter l’excès jusqu’à son dernier période. »

Au XIXe siècle, ces incendies spontanés, terribles punitions de l’alcoolisme, cessent presque complètement. Ils deviennent peu à peu métaphoriques et donnent lieu à des plaisanteries faciles sur les mines allumées des ivrognes, sur le nez rubicond qu’une allumette enflammerait. Ces plaisanteries sont d’ailleurs immédiatement comprises, ce qui prouve que la pensée préscientifique traîne longtemps dans le langage. Elle traîne aussi dans la littérature. Balzac a la prudence d’en citer la référence par la bouche d’une mégère. Dans Le Cousin Pons, Mme Cibot, la belle écaillère, dit encore, en son langage incorrect[69] : « C’te femme, pour lors, n’a pas réussi, rapport à son homme qui buvait tout et qui est mort d’une imbustion spontanée. »

Par contre, Émile Zola, dans un de ses livres les plus « savants », dans Le Docteur Pascal, relate tout au long une combustion humaine spontanée[70] : « Par le trou de l’étoffe, large déjà comme une pièce de cent sous, on voyait la cuisse nue, une cuisse rouge, d’où sortait une petite flamme bleue. D’abord Félicité crut que c’était du linge, le caleçon, la chemise qui brûlait. Mais le doute n’était pas permis, elle voyait bien la chair à nu, et la petite flamme bleue s’en échappait, légère, dansante telle qu’une flamme errante, à la surface d’un vase d’alcool enflammé. Elle n’était guère plus haute qu’une flamme de veilleuse, d’une douceur muette, si instable, que le moindre frisson de l’air la déplaçait. » De toute évidence, ce que Zola transporte dans le règne des faits, c’est sa rêverie devant son bol de punch, son complexe de Hoffmann. Alors s’étalent, dans toute leur ingénuité, les intuitions substantialistes que nous avons caractérisées dans les pages précédentes : « Félicité comprit que l’oncle s’allumait là, comme une éponge imbibée d’eau-de-vie. Lui-même en était saturé depuis des ans, de la plus forte, de la plus inflammable. Il flamberait sans doute tout à l’heure des pieds à la tête. » Comme on le voit, la chair vivante n’a garde de perdre les verres de trois-six absorbés dans les années précédentes. On imagine plus agréablement que l’assimilation alimentaire est une concentration soigneuse, une capitalisation avaricieuse de la substance choyée…

Le lendemain, quand le docteur Pascal vient voir l’oncle Macquart, il ne trouve plus, comme dans les récits préscientifiques que nous avons relatés, qu’une poignée de cendre fine, devant la chaise à peine noircie. Zola force la note : « Rien ne restait de lui, pas un os, pas une dent, pas un ongle, Tien que ce tas de poussière grise, que le courant d’air de la porte menaçait de balayer. » Et finalement voici apparaître le secret désir de l’apothéose par le feu ; Zola entend l’appel du bûcher total, du bûcher intime ; il laisse deviner dans son inconscient de romancier les indices très clairs du complexe d’Empédocle : l’oncle Macquart était donc mort « royalement, comme le prince des ivrognes, flambant de lui-même, se consumant dans le bûcher embrasé de son propre corps… s’allumer soi-même comme un feu de la Saint-Jean ! » Où Zola a-t-il vu des feux de la Saint-Jean qui s’allumaient d’eux-mêmes, comme des passions ardentes ? Comment mieux avouer que le sens des métaphores objectives est inversé et que c’est dans l’inconscient le plus intime qu’on trouve l’inspiration des flammes ardentes qui peuvent, du dedans, consumer un corps vivant ?

Un tel récit, imaginé de toutes pièces, est particulièrement grave sous la plume d’un écrivain naturaliste qui disait modestement : « Je ne suis qu’un savant. » Il donne à penser que Zola a construit son image de la science avec ses rêveries les plus naïves et que ses théories de l’hérédité obéissent à la simple intuition d’un passé qui s’inscrit dans une matière sous une forme sans doute aussi pauvrement substantialiste, aussi platement réaliste que la concentration d’un alcool dans une chair, du feu dans un cœur en fièvre.

Ainsi conteurs, médecins, physiciens, romanciers, tous rêveurs, partent des mêmes images et vont aux mêmes pensées. Le complexe de Hoffmann les noue sur une image première, sur un souvenir d’enfance. Suivant leur tempérament, obéissant à leur « fantôme » personnel, ils enrichissent le côté subjectif ou le côté objectif de l’objet contemplé. Des flammes qui sortent du brûlot, ils font des hommes de feu ou des jets substantiels. Dans tous les cas, ils valorisent ; ils apportent toutes leurs passions pour expliquer un trait de flamme ; ils donnent leur cœur entier pour « communier » avec un spectacle qui les émerveille et qui, par conséquent, les trompe.