CHAPITRE III

Psychanalyse et préhistoire
le complexe de Novalis

I

La Psychanalyse a entrepris depuis longtemps déjà l’étude des légendes et des mythologies. Elle a préparé, pour les études de ce genre, un matériel d’explications suffisamment riche pour éclaircir les légendes qui entourent la conquête du feu. Mais ce que la Psychanalyse n’a pas encore complètement systématisé – bien que les travaux de C.G. Jung aient jeté sur ce point une intense lumière – c’est l’étude des explications scientifiques, des explications objectives qui prétendent fonder les découvertes des hommes préhistoriques. Dans ce chapitre, nous allons réunir et compléter les observations de C.G. Jung en attirant l’attention sur la faiblesse des explications rationnelles.

Il nous faut d’abord critiquer les explications scientifiques modernes qui nous paraissent assez mal appropriées aux découvertes préhistoriques. Ces explications scientifiques procèdent d’un rationalisme sec et rapide qui prétend bénéficier d’une évidence récurrente, sans rapport pourtant avec les conditions psychologiques des découvertes primitives. Il y aurait donc place, croyons-nous, pour une psychanalyse indirecte et seconde, qui chercherait toujours l’inconscient sous le conscient, la valeur subjective sous l’évidence objective, la rêverie sous l’expérience. On ne peut étudier que ce qu’on a d’abord rêvé. La science se forme plutôt sur une rêverie que sur une expérience et il faut bien des expériences pour effacer les brumes du songe. En particulier, le même acte travaillant la même matière pour donner le même résultat objectif n’a pas le même sens subjectif dans des mentalités aussi différentes que celles de l’homme primitif et de l’homme instruit. Pour l’homme primitif, la pensée est une rêverie centralisée ; pour l’homme instruit, la rêverie est une pensée détendue. Le sens dynamique est inverse d’un cas à l’autre.

Par exemple, c’est un leit-motiv de l’explication rationaliste que les premiers hommes aient produit le feu par le frottement de deux pièces de bois sec. Mais les raisons objectives invoquées pour expliquer comment les hommes auraient été conduits à imaginer ce procédé sont bien faibles. Souvent même, on ne se risque pas à éclaircir la psychologie de cette première découverte. Parmi les rares auteurs qui se préoccupent d’une explication, la plupart rappellent que les incendies de forêts se produisent par le « frottement » des branches en été. Ils appliquent précisément le rationalisme récurrent que nous voulons dénoncer. Ils en jugent par inférence à partir d’une science connue, sans revivre les conditions de l’observation naïve. Présentement, quand on ne peut trouver une autre cause d’incendie de forêt, on en vient à penser que la cause inconnue peut être, le frottement. Mais, en fait, on peut dire que le phénomène en son aspect naturel n’a jamais été observé. L’observerait-on que ce n’est pas à proprement parler à un frottement qu’on penserait si l’on abordait le phénomène en toute ingénuité. On penserait à un choc ; on ne trouverait rien qui pût suggérer un phénomène long, préparé, progressif, comme est le frottement qui doit entraîner l’inflammation du bois. Nous arrivons donc à cette conclusion critique : aucune des pratiques fondées sur le frottement, en usage chez les peuples primitifs pour produire le feu, ne peut être suggérée directement par un phénomène naturel.

Ces difficultés n’avaient pas échappé à Schlegel. Sans apporter de solution, il avait fort bien vu que le problème posé en termes rationnels ne correspondait pas aux possibilités psychologiques de l’homme primitif[6]. « La seule invention du feu, pierre angulaire de tout l’édifice de la culture, comme l’exprime si bien la fable de Prométhée, dans la supposition de l’état brut, présente des difficultés insurmontables. Rien de plus trivial pour nous que le feu ; mais l’homme aurait pu errer des milliers d’années dans les déserts, sans en avoir vu une seule fois sur le sol terrestre. Accordons-lui un volcan en éruption, une forêt embrasée par la foudre : endurci dans sa nudité contre l’intempérie des saisons, sera-t-il accouru tout de suite pour s’y chauffer ? n’aura-t-il pas plutôt pris la fuite ? L’aspect du feu épouvante la plupart des animaux, excepté ceux qui, par la vie domestique s’y sont habitués… Même après avoir éprouvé les effets bienfaisants d’un feu que lui offrait la nature, comment l’aurait-il conservé ?… Comment une fois éteint aurait-il su le rallumer ? Que deux morceaux de bois sec soient tombés pour la première fois entre les mains d’un sauvage, par quelle indication de l’expérience devinera-t-il qu’ils peuvent s’enflammer par un frottement rapide et longtemps continué ? »

II

Au contraire, si une explication rationnelle et objective est vraiment peu satisfaisante pour rendre compte d’une découverte par un esprit primitif, une explication psychanalytique, pour aventureuse qu’elle semble, doit finalement être l’explication psychologique véritable.

En premier lieu, il faut reconnaître que le frottement est une expérience fortement sexualisée. On n’aura aucune peine à s’en convaincre en parcourant les documents psychologiques réunis par la psychanalyse classique. En second lieu, si l’on veut bien systématiser les indications d’une psychanalyse spéciale des impressions calorigènes, on va se convaincre que l’essai objectif de produire le feu par le frottement est suggéré par des expériences tout à fait intimes. En tout cas, c’est de ce côté que le circuit est le plus court entre le phénomène du feu et sa reproduction. L’amour est la première hypothèse scientifique pour la reproduction objective du feu. Prométhée est un amant vigoureux plutôt qu’un philosophe intelligent et la vengeance des dieux est une vengeance de jaloux.

Dès qu’on a formulé cette remarque psychanalytique, une foule de légendes et de coutumes s’expliquent aisément ; des expressions curieuses, mêlées inconsciemment à des explications rationalisées s’éclairent d’un jour nouveau. Ainsi Max Muller qui a apporté aux études des origines humaines une intuition psychologique si pénétrante, aidée de connaissances linguistiques profondes, passe tout près de l’intuition psychanalytique sans cependant la discerner[7]. « Il y avait tant de choses à conter sur le feu ! » Et voici justement la première : « Il était fils des deux morceaux de bois. » Pourquoi fils ? Qui est séduit par cette vue génétique ? l’homme primitif ou Max Muller ? Une telle image, de quel côté est-elle la plus claire ? Est-elle claire objectivement ou subjectivement ? Où est l’expérience qui l’éclaircit ? Est-ce l’expérience objective du frottement de deux morceaux de bois ou l’expérience intime d’un frottement plus doux, plus caressant qui enflamme un corps aimé ? Il suffit de poser ces questions pour déceler le foyer de la conviction qui croit que le feu est le fils du bois.

Faut-il s’étonner que ce feu impur, fruit d’un amour solitaire, soit déjà marqué, à peine né, du complexe d’Œdipe ? L’expression de Max Muller est révélatrice à cet égard : la deuxième chose qu’il y avait à conter sur ce feu primitif, c’est « comment, aussitôt né, il dévorait son père et sa mère, c’est-à-dire les deux pièces de bois d’où il avait jailli ». Jamais le complexe d’Œdipe n’a été mieux et plus complètement désigné : si tu manques le feu, l’échec cuisant rongera ton cœur, le feu restera en toi. Si tu produis le feu, le sphinx lui-même te consumera. L’amour n’est qu’un feu à transmettre. Le feu n’est qu’un amour à surprendre. Comme Max Muller ne pouvait naturellement pas bénéficier des clartés apportées par la révolution psychologique de l’ère freudienne, certaines inconséquences sont visibles jusque dans sa thèse linguistique. Ainsi il écrit : « Et quand (l’homme primitif) pensait le feu et le nommait, que devait-il arriver ? Il ne pouvait le nommer que d’après ce qu’il faisait : c’était le consumeur et l’illuminateur. » On devrait donc s’attendre, en suivant l’explication objective de Max Muller, à ce que ce soient des attributs visuels qui viennent désigner un phénomène conçu comme primitivement visible, vu toujours avant d’être touché. Mais non : aux dires de Max Muller, « c’étaient surtout les mouvements rapides du feu qui frappaient l’homme ». Et c’est ainsi qu’il fut appelé « le vif, l’ag-ile, Ag-nis, ig-nis ». Cette désignation par un phénomène adjoint, objectivement indirect, sans constance, ne peut manquer d’apparaître comme bien artificielle. Au contraire, l’explication psychanalytique redresse tout. Oui le feu, c’est l’Ag-nis, l’Ag-ile, mais ce qui est primitivement agile, c’est la cause humaine avant le phénomène produit, c’est la main qui pousse le pilon dans la rainure, imitant des caresses plus intimes. Avant d’être le fils du bois, le feu est le fils de l’homme.

III

Le moyen universellement retenu pour éclairer la psychologie de l’homme préhistorique est l’étude des peuples primitifs encore existants. Mais pour une psychanalyse de la connaissance objective, il y a d’autres occasions de primitivité qui nous semblent finalement plus pertinentes. Il suffit en effet de considérer un phénomène nouveau pour constater la difficulté d’une attitude objective vraiment idoine. Il semble que l’inconnu du phénomène s’oppose activement, positivement, à son objectivation. À l’inconnu ne correspond pas l’ignorance, mais bien l’erreur, et l’erreur sous la forme la plus lourde des tares subjectives. Pour faire la psychologie de la primitivité, il suffit alors de considérer une connaissance scientifique essentiellement nouvelle et de suivre les réactions des esprits non scientifiques, mal préparés, ignorants des voies de la découverte effective. La science électrique au XVIIIe siècle offre à cet égard une mine inépuisable d’observations psychologiques. En particulier, le feu électrique, plus peut-être encore que le feu usuel passé au rang de phénomène banal, psychanalytiquement usé, est un feu sexualisé. Puisqu’il est mystérieux, il est clairement sexuel. Sur l’idée du frottement, dont nous venons de souligner l’évidente sexualité première, nous allons retrouver, pour l’électricité, tout ce que nous avons dit pour le feu. Charles Rabiqueau, « Avocat, Ingénieur privilégié du Roi pour tous ses ouvrages de Physique et de Mécanique » écrit en 1753 un traité sur « Le spectacle du feu élémentaire ou Cours d’électricité expérimentale. » Dans ce traité, on peut voir une sorte de réciproque de la thèse psychanalytique que nous soutenons dans ce chapitre pour expliquer la production du feu par le frottement : Puisque le frottement est cause de l’électricité, Rabiqueau va développer, sur le thème du frottement, une théorie électrique des sexes (p. 111-112) « le frottement doux écarte les parties d’esprit d’air qui s’opposent au passage, à la chute d’une matière spiritueuse, que nous nommons liqueur séminale. Ce frottement électrique fait en nous une sensation, un chatouillement, par la finesse des pointes d’esprit de feu, à mesure que la raréfaction se fait, et que cet esprit de feu s’accumule à l’endroit frotté. Alors la liqueur ne pouvant soutenir la légèreté de l’esprit de feu accumulé en atmosphère quitte sa place et vient tomber dans la matrice, où est aussi l’atmosphère : le vagin n’est que le conduit qui mène au réservoir général qui est cette matrice. Il y a chez le sexe féminin une partie sexifique. Cette partie est à ce sexe ce que la partie sexifique de l’homme est à l’homme. Cette partie est sujette à pareille raréfaction, chatouillement et sensation. Cette même partie fait encore partie du frottement. Les pointes d’esprit de feu sont même plus sensibles chez le sexe féminin…

« Le sexe féminin est dépositaire des petites sphères humaines qui sont à l’ovaire. Ces petites sphères sont une matière électrique sans action, sans vie ; comme une bougie non allumée, ou un œuf prêt à recevoir le feu de vie, le pépin ou la graine : ou enfin comme l’amadou ou l’allumette qui attendent cet esprit de feu… »

Nous avons peut-être déjà lassé la patience du lecteur ; mais des textes semblables, qui pourraient être étendus et multipliés disent assez clairement les préoccupations secrètes d’un esprit qui prétend s’adonner à la « pure mécanique ». On voit de reste que le centre des convictions n’est nullement l’expérience objective. Tout ce qui frotte, tout ce qui brûle, tout ce qui électrise est immédiatement susceptible d’expliquer la génération.

Quand les harmoniques sexuelles inconscientes du frottement viennent à manquer, quand elles résonnent mal dans des âmes sèches et raides, aussitôt le frottement, rendu à son aspect purement mécanique, perd son pouvoir d’explication. De ce point de vue, on pourrait peut-être rendre compte psychanalytiquement des longues résistances qu’a rencontrées la théorie cinétique de la chaleur. Cette théorie très claire pour la représentation consciente, très suffisante pour un esprit sincèrement positiviste, paraît sans profondeur – entendons : sans satisfaction inconsciente – à un esprit préscientifique. L’auteur d’un Essai sur la cause de l’électricité adressé en forme de lettres à G. Watson (trad. 1748) montre en ces termes sa désillusion : « Je ne trouve rien de si mal raisonné que quand j’entends dire que le feu est causé par le frottement. Il me semble que c’est autant que de dire que l’eau est causée par la pompe. »

Quant à Mme du Châtelet, elle ne paraît pas trouver dans cette thèse le moindre éclaircissement et elle en reste à l’aveu d’un miracle : « C’est là sans doute un des plus grands miracles de la Nature, que le Feu le plus violent puisse être produit en un moment par la percussion des corps les plus froids en apparence. » Ainsi un fait qui est vraiment clair pour un esprit scientifique fondé sur l’enseignement de l’énergétisme moderne et qui comprend immédiatement que l’arrachement d’une particule de silex peut en déterminer l’incandescence, fait l’objet d’un mystère pour l’esprit préscientifique de Mme du Châtelet. Il lui faut une explication substantialiste, une explication profonde. La profondeur, c’est ce qu’on cache ; c’est ce qu’on tait. On a toujours le droit d’y penser.

IV

Notre thèse paraîtrait moins risquée si l’on voulait bien se libérer d’un utilitarisme intransigeant et cesser d’imaginer, sans discussion, l’homme préhistorique sous le signe du malheur et de la nécessité. Tous les voyageurs nous disent en vain l’insouciance du primitif : nous n’en frémissons pas moins à l’image de la vie à l’époque de l’homme des cavernes. Peut-être notre ancêtre était-il plus gracieux devant le plaisir, plus conscient de son bonheur, dans la proportion où il était moins délicat dans la souffrance. Le chaud bien-être de l’amour physique a dû valoriser bien des expériences primitives. Pour enflammer le pilon en le glissant dans la rainure de bois sec, il faut temps et patience. Mais ce travail devait être bien doux pour un être dont toute la rêverie était sexuelle. C’est peut-être dans ce tendre travail que l’homme a appris à chanter. En tout cas, c’est un travail évidemment rythmique, un travail qui répond au rythme du travailleur, qui lui apporte de belles et multiples résonances : le bras qui frotte, les bois qui battent, la voix qui chante, tout s’unit dans la même harmonie, dans la même dynamogénie rythmée ; tout converge dans un même espoir, vers un but dont on connaît la valeur. Dès qu’on entreprend de frotter on a la preuve d’une douce chaleur objective en même temps que la chaude impression d’un exercice agréable. Les rythmes se soutiennent les uns les autres. Ils s’induisent mutuellement et durent par self-induction. Si l’on acceptait les principes psychologiques de la Rythmanalyse de M. Pinheiro dos Santos qui nous conseille de ne donner la réalité temporelle qu’à ce qui vibre, on comprendrait immédiatement la valeur de dynamisme vital, de psychisme cohéré qui intervient dans un travail aussi rythmé. C’est vraiment l’être entier en fête. C’est dans cette fête plus que dans une souffrance que l’être primitif trouve la conscience de soi, qui est d’abord la confiance en soi.

La manière dont on imagine est souvent plus instructive que ce qu’on imagine. Il suffit de lire le récit de Bernardin de Saint-Pierre pour être frappé de la facilité, et par conséquent de la sympathie – avec laquelle cet écrivain « comprend » le procédé primitif du feu par friction. Perdu dans la forêt avec Virginie, Paul veut donner à sa compagne le « chou épineux « qui est au faîte d’un jeune palmiste. Mais l’arbre défie la hache et Paul n’a pas de couteau ! Paul imagine de mettre le feu au pied de l’arbre, mais il n’a pas de briquet ! D’ailleurs dans l’île couverte de rochers, il n’y a pas de pierre à fusil. Nous notons ces phrases rapides, pleines de retours et de repentirs comme la marque des tentations impossibles. Elles préparent psychanalytiquement la décision : il faut en venir au procédé des Noirs. Ce procédé va se révéler si facile qu’on s’étonne des hésitations qui l’ont précédé[8]. « Avec l’angle d’une pierre il fit un petit trou sur une branche d’arbre bien sèche qu’il assujettit sous ses pieds ; puis avec le tranchant de cette pierre, il fit une pointe à un autre morceau de branche également sèche, mais d’une espèce de bois différent. Il posa ensuite ce morceau de bois pointu dans le petit trou de la branche qui était sous ses pieds, et le faisant rouler rapidement entre ses mains, comme on roule un moulinet dont on veut faire mousser du chocolat, en peu de moments, il fit sortir du point de contact, de la fumée et des étincelles. Il ramassa les herbes sèches et d’autres branches d’arbres, et mit le feu au pied du palmiste, qui, bientôt après, tomba avec un grand fracas. Le feu lui servit encore à dépouiller le chou de l’enveloppe de ses longues feuilles ligneuses et piquantes. Virginie et lui mangèrent une partie de ce chou crue, et l’autre cuite sous la cendre, et ils les trouvèrent également savoureuses…» On remarquera que Bernardin de Saint-Pierre recommande deux morceaux de bois de nature différente. Pour un primitif, cette différence est d’ordre sexuel. Dans le Voyage en Arcadie, Bernardin de Saint-Pierre spécifiera, d’une manière toute gratuite, le lierre et le laurier. Notons aussi que la comparaison du frottoir et du moulinet qui fait mousser le chocolat se trouve dans la Physique de l’Abbé Nollet que lisait, poussé par ses prétentions scientifiques, Bernardin de Saint-Pierre. Ce mélange de rêve et de lecture est, à lui seul, symptomatique d’une rationalisation. D’ailleurs, à aucun moment, l’écrivain n’a paru voir les inconséquences de son récit. Une douce imagination le porte, son inconscient retrouve les joies du premier feu allumé sans misère, dans la douce confiance d’un amour partagé.

Au surplus, il est assez facile de constater que l’eurythmie d’un frottement actif, à condition qu’il soit suffisamment doux et prolongé, détermine une euphorie. Il suffit d’attendre que l’accélération rageuse soit calmée, que les différents rythmes soient coordonnés, pour voir le sourire et la paix revenir sur le visage du travailleur. Cette joie est inexplicable objectivement. Elle est la marque d’une puissance affective spécifique. Ainsi s’explique la joie de frotter, de fourbir, de polir, d’astiquer qui ne trouverait pas son explication suffisante dans le soin méticuleux de certaines ménagères. Balzac a noté dans Gobseck que les « froids intérieurs » des vieilles filles étaient parmi les plus luisants. Psychanalytiquement, la propreté est une malpropreté.

Dans leurs théories parascientifiques, certains esprits n’hésitent pas à accentuer la valorisation du frottement, en dépassant le stade des amours solitaires toutes en rêverie pour atteindre celui des amours partagées. J.-B. Robinet, dont les livres ont connu de nombreuses éditions, écrit en 1766 : « La pierre que l’on frotte pour la rendre lumineuse comprend ce qu’on exige d’elle, et son éclat prouve sa condescendance… Je ne puis croire que les minéraux nous fassent tant de bien par leurs vertus, sans jouir de la douce satisfaction qui est le premier et le plus grand prix de la bienfaisance. » Des opinions aussi absurdes objectivement doivent avoir une cause psychologique profonde. Parfois, Robinet s’arrête dans la crainte « d’exagérer ». Un psychanalyste dirait « dans la crainte de se trahir ». Mais l’exagération est déjà bien visible. Elle est une réalité psychologique à expliquer. On n’a pas le droit de la passer sous silence, comme le fait une histoire des sciences systématiquement attachée aux résultats objectifs.

En résumé, nous proposons, comme C.G. Jung, de rechercher systématiquement les composantes de la Libido dans toutes les activités primitives. En effet, ce n’est pas seulement dans l’art que se sublime la Libido. Elle est la source de tous les travaux de l’homo faber. On a sans doute fort bien dit quand on a défini l’homme : une main et un langage. Mais les gestes utiles ne doivent pas cacher les gestes agréables. La main est précisément l’organe des caresses comme la voix est l’organe des chants. Primitivement caresse et travail devaient être associés. Les longs travaux sont des travaux relativement doux. Un voyageur parle de primitifs qui forment des objets au polissoir en un travail qui dure deux mois. Plus tendre est le retouchoir, plus beau est le poli. Sous une forme un peu paradoxale, nous dirions volontiers que l’âge de la pierre éclatée est l’âge de la pierre taquinée tandis que l’âge de la pierre polie est l’âge de la pierre caressée. Le brutal brise le silex, il ne le travaille pas. Celui qui travaille le silex aime le silex et l’on n’aime pas autrement les pierres que les femmes.

Quand on contemple une hache de silex taillé, il est impossible de résister à cette idée que chaque facette bien placée a été obtenue par une réduction de la force, par une force inhibée, contenue, administrée, bref par une force psychanalysée. Avec la pierre polie on passe de la caresse discontinue à la caresse continue, au mouvement doux et enveloppant, rythmé et séducteur. En tout cas, l’homme qui travaille avec une telle patience est soutenu, à la fois, par un souvenir et un espoir, et c’est du côté des puissances affectives qu’il faut chercher le secret de sa rêverie.

V

Un signe de fête est attaché à jamais à la production du feu par le frottement. Dans les fêtes du feu, si célèbres au Moyen Âge, si universellement répandues chez les peuplades primitives, on revient parfois à la coutume initiale, ce qui semble prouver que la naissance du feu est le principe de son adoration. Dans la Germanie, nous dit A. Maury, le nothfeuer ou nodfyr devait être allumé en frottant l’un contre l’autre deux morceaux de bois. Chateaubriand nous décrit longuement la fête du feu nouveau chez les Natchez. La veille, on a laissé éteindre le feu qui brûlait depuis un an. Avant l’aube, le prêtre frotte lentement l’un contre l’autre deux morceaux de bois sec en prononçant à voix basse des paroles magiques. Quand le Soleil paraît, le prêtre accélère le mouvement. « À l’instant le Grand Prêtre pousse l’oah sacré, le feu jaillit du bois échauffé par le frottement, la mèche soufrée s’allume… le jongleur communique le feu aux cercles de roseau : la flamme serpente en suivant leur spirale. Les écorces de chêne sont allumées sur l’autel, et ce feu nouveau donne ensuite une nouvelle semence aux foyers éteints du village[9] ». Ainsi cette fête des Natchez, qui cumule la fête du Soleil et la fête de la moisson, est surtout une fête de la semence du feu. Cette semence, pour qu’elle ait toute sa vertu, il faut la saisir dans sa vivacité première, quand elle sort du frottoir ignigène. La méthode du frottement apparaît donc comme la méthode naturelle. Encore une fois, elle est naturelle parce que l’homme y accède par sa propre nature. En vérité, le feu fut surpris en nous avant d’être arraché du Ciel.

Frazer donne de très nombreux exemples de feux de joie allumés par le frottement. Entre autres, les feux écossais de Beltane étaient allumés par le feu forcé ou feu nécessaire[10]. « C’était un feu produit exclusivement par le frottement de deux pièces de bois l’une contre l’autre. Dès que les premières étincelles apparaissaient, on en approchait une espèce de champignon qui pousse sur les vieux bouleaux et qui s’enflamme très facilement. En apparence, un tel feu pouvait passer pour descendre directement du ciel et on lui attribuait toutes sortes de vertus. On croyait, en particulier, qu’il protégeait les hommes et les bêtes contre toutes les mauvaises maladies…» On se demande à quelle « apparence » fait allusion Frazer pour dire que ce feu forcé descend directement du ciel. Mais c’est tout le système d’explication de Frazer qui, – sur ce point, nous semble mal orienté. Frazer place, en effet, le motif de ses explications dans des utilités. Ainsi, des feux de joie on tire des cendres qui vont féconder les champs de lin, les champs de blé et d’orge. Cette première preuve introduit une sorte de rationalisation inconsciente qui oriente mal un lecteur moderne facilement convaincu de l’utilité des carbonates et autres engrais chimiques. Mais voyons de plus près le glissement vers les valeurs obscures et profondes. Ces cendres du feu forcé, on les donne, non seulement à la terre qui doit porter les moissons, mais on les mêle à la nourriture du bétail pour qu’il engraisse. Parfois, c’est pour que le bétail multiplie. Dès lors le principe psychologique de la coutume est patent. Qu’on nourrisse une bête ou qu’en engraisse un champ, il y a, au-delà de l’utilité claire, un rêve plus intime, et c’est le rêve de la fécondité sous la forme la plus sexuelle. Les cendres des feux de joie fécondent et les bêtes et les champs car elles fécondent les femmes. C’est l’expérience du feu de l’amour qui est la base de l’induction objective. Une fois de plus, l’explication par l’utile doit céder devant l’explication par l’agréable, l’explication rationnelle doit céder devant l’explication psychanalytique. Quand on met l’accent, comme nous le proposons, sur la valeur agréable, on doit convenir que si le feu est utile après, il est agréable dans sa préparation. Il est peut-être plus doux avant qu’après, comme l’amour. Pour le moins, le bonheur résultant est sous la dépendance du bonheur cherché. Et si l’homme primitif a la conviction que le feu de joie, que le feu originaire a toutes sortes de vertus et qu’il donne puissance et santé, c’est qu’il éprouve le bien-être, la force intime et quasi invincible de l’homme qui vit cette minute décisive où le feu va briller et où les désirs vont être comblés.

Mais il faut aller plus loin et inverser, nous semble-t-il, dans tous ses détails l’explication de Frazer. Pour Frazer, les feux de joie sont des fêtes relatives à la mort des divinités de la végétation, en particulier de la végétation des forêts. On peut alors se demander pourquoi les divinités de la végétation tiennent une si énorme place dans l’âme primitive. Quelle est donc la première fonction humaine des bois : est-ce l’ombrage ; est-ce le fruit si rare et si chétif ? N’est-ce pas plutôt le feu ? Et voici le dilemme : fait-on les feux pour adorer le bois, comme le croit Frazer, ou brûle-t-on le bois pour adorer le feu, comme le veut une explication plus profondément animiste ? Il nous semble que cette dernière interprétation éclaire bien des détails des fêtes du feu qui restent inexpliqués dans l’interprétation de Frazer. Ainsi, pourquoi la tradition recommande-t-elle souvent de faire allumer les feux de joie par une jeune fille et un jeune homme réunis (p. 487) ; ou par celui des habitants du village qui a le dernier pris femme (p. 460) ? Frazer nous représente tous les jeunes gens « sautant par-dessus les cendres pour obtenir une bonne récolte, ou pour faire dans l’année un bon mariage, ou encore pour éviter les coliques ». Parmi ces trois mobiles, n’y en a-t-il pas un qui, pour la jeunesse, est nettement prédominant ? Pourquoi (p. 464) est-ce « la plus jeune mariée du village (qui) doit sauter par-dessus le feu » ? Pourquoi (p. 490), en Irlande, « lorsqu’une jeune fille saute trois fois en avant et en arrière par-dessus le feu, (dit-on) qu’elle se mariera bientôt, qu’elle sera heureuse et qu’elle aura beaucoup d’enfants » ? Pourquoi (p. 493) certains jeunes gens sont-ils « convaincus que le feu de Saint-Jean ne les brûlera pas » ? N’ont-ils pas, pour fonder une si étrange conviction, une expérience plus intime qu’objective ? Et comment les Brésiliens se mettent-ils « sans se brûler des charbons ardents dans la bouche » ? Quelle est donc l’expérience première qui leur a inspiré cette audace ? Pourquoi (p. 499) les Irlandais font-ils « passer à travers les feux du solstice ceux de leurs bestiaux qui étaient stériles » ? Et cette légende de la vallée du Lech est bien claire aussi : « lorsqu’un jeune homme et une jeune femme sautent ensemble par-dessus un de ces feux sans être atteints même par la fumée, on dit que la jeune femme ne sera pas mère pendant l’année, parce que les flammes ne l’ont pas touchée ni fécondée. » Elle a montré qu’elle avait l’adresse de jouer avec le feu sans se brûler. Frazer se demande si l’on ne pourrait pas rattacher à cette dernière croyance « les scènes de débauche auxquelles se livrent les Esthoniens le jour du solstice ». Il ne nous donne pas toutefois, dans un livre qui ne craint pas l’accumulation des références, un récit de cette débauche ignée. Il ne croit pas davantage devoir nous donner un récit circonstancié de la fête du feu dans l’Inde septentrionale, fête « qui est accompagnée de chants et gestes licencieux, sinon obscènes ».

Ainsi le dernier trait avoue en quelque sorte la mutilation des moyens d’explication. Nous aurions pu multiplier les questions qui restent sans réponse dans la thèse de Frazer et qui se résolvent d’elles-mêmes dans la thèse de la sexualisation primitive du feu. Rien n’est plus susceptible de faire mieux comprendre l’insuffisance des explications sociologiques que la lecture parallèle du Rameau d’Or de Frazer et de la Libido de Jung. Même sur un point ultra-précis comme le problème du gui, la perspicacité du psychanalyste apparaît comme décisive. On trouvera d’ailleurs dans le livre de Jung de nombreux arguments à l’appui de notre thèse sur le caractère sexuel du frottement et du feu primitif. Nous n’avons fait que systématiser ces arguments en y adjoignant des documents puisés dans une zone spirituelle moins profonde, plus près de la connaissance objective.

VI

Le livre spécial de Frazer qui a pour titre : Mythes sur l’origine du feu rencontre à chaque page des traces sexuelles si évidentes qu’une psychanalyse en est vraiment inutile. Comme notre but dans ce petit livre est d’étudier plutôt les mentalités modernes, nous ne nous étendrons pas sur les mentalités primitives étudiées par Frazer. Nous n’en donnerons donc que quelques exemples, en montrant la nécessité de redresser l’interprétation du sociologue dans le sens psychanalytique.

Souvent le créateur du feu est un petit oiseau portant sur la queue une marque rouge qui est la trace du feu. Dans une tribu australienne la légende est très plaisante, ou, pour mieux dire, c’est parce qu’on plaisante qu’on réussit à voler le feu. « L’aspic sourd était seul jadis à posséder du feu, qu’il tenait à l’abri à l’intérieur de son corps. Tous les oiseaux avaient en vain essayé d’en avoir, jusqu’à ce que survînt le petit faucon qui fit des bouffonneries si ridicules que l’aspic ne put garder son sérieux et commença à rire. Alors le feu lui échappa et devint leur propriété commune. » (Trad. p. 18). Ainsi, comme souvent, la légende du feu est la légende de l’amour grivois. Le feu est associé à des plaisanteries sans nombre.

Dans beaucoup de cas, le feu est volé. Le complexe de Prométhée est dispersé sur tous les animaux de la création. Le voleur de feu est le plus souvent un oiseau, un roitelet, un rouge-gorge, un oiseau-mouche, donc un petit animal. Parfois, c’est un lapin, un blaireau, un renard qui emportent le feu au bout de la queue. Ailleurs, des femmes se battent : « à la fin, une des femmes cassa son bâton de combat et immédiatement il en sortit du feu. » (p. 33). Le feu est aussi produit par une vieille femme qui « assouvit sa rage en arrachant deux bâtons aux arbres et en les frottant violemment l’un contre l’autre ». À plusieurs reprises, la création du feu est associée à une semblable violence : le feu est le phénomène objectif d’une rage intime, d’une main qui s’énerve. Il est ainsi très frappant de saisir toujours un état psychologique exceptionnel, fortement teinté d’affectivité, à l’origine d’une découverte objective. On peut alors distinguer bien des sortes de feux, le feu doux, le feu sournois, le feu mutin, le feu violent, en les caractérisant par la psychologie initiale des désirs et des passions.

Une légende australienne rappelle qu’un animal totémique, un certain euro, portait le feu dans son corps. Un homme le tua. « Il examina soigneusement le corps pour voir comment l’animal faisait du feu, d’où il venait ; il arracha l’organe génital mâle qui était très long, le fendit en deux et s’aperçut qu’il contenait un feu très rouge. » (p. 34). Comment une telle légende pourrait-t-elle se perpétuer si chaque génération n’avait pas des raisons intimes d’y croire ?

Dans une autre tribu « les hommes n’avaient pas de feu et ne savaient pas en faire, mais les femmes le savaient. Tandis que les hommes étaient partis chasser dans la brousse, les femmes firent cuire leur nourriture et la mangèrent toutes seules. Juste comme elles finissaient leur repas elles virent de loin revenir les hommes. Comme elles ne voulaient pas que les hommes eussent connaissance du feu, elles ramassèrent hâtivement les cendres qui étaient encore allumées et les dissimulèrent dans leur vulve pour que les hommes ne pussent les voir. Quand les hommes arrivèrent, ils dirent : Où est le feu ? Mais les femmes répliquèrent : il n’y a pas de feu. » Et étudiant un tel récit, on doit avouer la totale impossibilité de l’explication réaliste, alors que l’explication psychanalytique est au contraire immédiate. Il est bien évident en effet qu’on ne peut cacher à l’intérieur du corps humain, comme le disent tant de mythes, le feu réel, le feu objectif. C’est également sur le seul plan sentimental qu’on peut mentir aussi effrontément et dire, contre toute évidence, niant le désir le plus intime : il n’y a pas de feu.

Dans un mythe de l’Amérique du Sud, le héros, pour avoir du feu, poursuit une femme : (p. 164). « Il sauta sur elle et la saisit. Il lui dit qu’il la prendrait si elle ne lui révélait pas le secret du feu. Après plusieurs tentatives pour s’échapper, elle y consentit. Elle s’assit sur le sol, les deux jambes largement écartées. Empoignant la partie supérieure de son ventre, elle lui imprima une bonne secousse et une boule de feu roula sur le sol, hors du conduit génital. Ce n’était pas le feu que nous connaissons aujourd’hui il ne brûlait pas et ne faisait pas bouillir les choses. Ces propriétés furent perdues quand la femme le donna ; Ajijeko dit pourtant qu’il pouvait remédier à cela ; il recueillit donc toutes les écorces, tous les fruits, et tout le poivre rouge qui brûlent, et, avec cela et le feu de la femme, il fit le feu dont nous nous servons aujourd’hui. » Cet exemple nous apporte une claire description de passage de la métaphore à la réalité. Remarquons que ce passage ne se fait pas, comme le postule l’explication réaliste, de la réalité à la métaphore mais tout au contraire, en suivant l’inspiration de la thèse que nous défendons, des métaphores d’origine subjective à une réalité objective : le feu de l’amour et le feu du poivre réunis finissent par enflammer les herbes sèches. C’est cette absurdité qui explique la découverte du feu.

D’une manière générale, on ne peut lire le livre si riche, si captivant de Frazer sans être frappé de la pauvreté de l’explication réaliste. Les légendes étudiées atteignent sans doute le millier et deux ou trois seulement sont explicitement référées à la sexualité (p. 63-267). Pour le reste, malgré le sens affectif sous-jacent, on imagine que le mythe a été créé en vue des explications objectives. Ainsi, (p. 110) « le mythe hawaïen de l’origine du feu, comme beaucoup de mythes australiens de la même sorte, sert aussi à expliquer la couleur particulière d’une certaine espèce d’oiseau ». Ailleurs le vol du feu par un lapin sert à expliquer la couleur rousse ou noire de sa queue. De telles explications, hypnotisées par un détail objectif, manquent à rendre compte de la primitivité de l’intérêt affectif. La phénoménologie primitive est une phénoménologie de l’affectivité : elle fabrique des êtres objectifs avec des fantômes projetés par la rêverie, des images avec des désirs, des expériences matérielles avec des expériences somatiques, et du feu avec de l’amour.

VII

Les romantiques, en revenant à des expériences plus ou moins durables de la primitivité, retrouvent, sans s’en douter, les thèmes du feu sexuellement valorisés. G.-H. von Schubert écrit par exemple cette phrase qui ne s’éclaire vraiment que par une psychanalyse du feu[11] : « De même que l’amitié nous prépare à l’amour de même, par le frottement des corps semblables, naît la nostalgie (la chaleur), et l’amour (la flamme) jaillit. » Comment mieux dire que la nostalgie c’est le souvenir de la chaleur du nid, le souvenir de l’amour choyé pour le « calidum innatum » ? La poésie du nid, du bercail, n’a pas d’autre origine. Aucune impression objective cherchée dans les nids le long des buissons n’aurait jamais pu fournir ce luxe d’adjectifs qui valorisent la tiédeur, la douceur, la chaleur du nid. Sans le souvenir de l’homme réchauffé par l’homme, comme un redoublement de la chaleur naturelle, on ne peut concevoir que des amants parlent de leur nid bien clos. La douce chaleur est ainsi à l’origine de la conscience du bonheur. Plus exactement, elle est la conscience des origines du bonheur.

Toute la poésie de Novalis pourrait recevoir une interprétation nouvelle si l’on voulait lui appliquer la psychanalyse du feu. Cette poésie est un effort pour revivre la primitivité. Pour Novalis, le conte est toujours plus ou moins une cosmogonie. Il est contemporain d’une âme et d’un monde qui s’engendrent. Le conte, dit-il, est « l’ère… de la liberté, l’état primitif de la nature, l’âge devant que fût le Cosmos »[12]. Voici alors, dans toute sa claire ambivalence, le dieu frottement qui va produire et le feu et l’amour : La belle fille du roi Arctur « s’allongeait appuyée à de soyeux coussins, sur un trône artistement taillé dans un énorme cristal de soufre ; et quelques suivantes avec ardeur frictionnaient ses membres délicats, en lesquels semblaient se fondre le lait et la pourpre.

« Et à toutes les places où passait la main des servantes affleurait la lumière ravissante, de quoi tout le palais rayonnait de manière si merveilleuse… »

Cette lumière est intime. L’être caressé rayonne de bonheur. La caresse n’est rien d’autre que le frottement symbolisé, idéalisé.

Mais la scène continue :

« Le Héros garda le silence.

« — Laisse-moi toucher ton écu, dit-elle avec douceur. »

Et comme il y consent :

« Son armure vibra ; et une force vivifiante parcourut tout son corps. Ses yeux jetèrent des éclairs ; on entendait son cœur battre contre la cuirasse.

« La belle Freya parut plus sereine ; et plus brûlante se fit la lumière qui s’échappait d’elle. « – Le roi arrive ! cria un admirable oiseau…»

Si l’on ajoute que cet oiseau, c’est le « Phénix », le Phénix qui renaît de ses cendres, comme un désir un instant apaisé, on voit de reste que cette scène est marquée de la double primitivité du feu et de l’amour. Si l’on enflamme quand on aime, c’est la preuve qu’on a aimé quand on enflammait.

« Quand Eros transporté de joie se vit devant Freya endormie, tout à coup un fracas formidable éclata. Une étincelle puissante avait couru de la princesse au glaive. »

L’image psychanalytique exacte aurait conduit Novalis à dire : du glaive à la princesse. En tout cas « Eros laissa tomber le glaive. Il courut à la princesse et imprima un baiser de feu sur ses fraîches lèvres[13]. »

Si l’on retranchait de l’œuvre de Novalis les intuitions du feu primitif, il semble que toute la poésie et tous les rêves seraient dissipés du même coup. Le cas de Novalis est si caractéristique qu’on pourrait en faire le type d’un complexe particulier. Nommer les choses dans le domaine de la psychanalyse suffit souvent à provoquer un précipité : avant le nom, il n’y avait qu’une solution amorphe et trouble, après le nom, on voit des cristaux au fond de la liqueur. Le complexe de Novalis synthétiserait alors l’impulsion vers le feu provoqué par le frottement, le besoin d’une chaleur partagée. Cette impulsion reconstituerait, dans sa primitivité exacte, la conquête préhistorique du feu. Le complexe de Novalis est caractérisé par une conscience de la chaleur intime primant toujours une science toute visuelle de la lumière. Il est fondé sur une satisfaction du sens thermique et sur la conscience profonde du bonheur calorifique. La chaleur est un bien, une possession. Il faut la garder jalousement et n’en faire don qu’à un être élu qui mérite une communion, une fusion réciproque. La lumière joue et rit à la surface des choses, mais, seule, la chaleur pénètre. Dans une lettre à Schlegel, Novalis écrivait : « Vois en mon conte mon antipathie pour les jeux de la lumière et de l’ombre, et le désir de l’Éther clair, chaud et pénétrant. »

Ce besoin de pénétrer, d’aller à l’intérieur des choses, à l’intérieur des êtres, est une séduction de l’intuition de la chaleur intime. Où l’œil ne va pas, où la main n’entre pas, la chaleur s’insinue. Cette communion par le dedans, cette sympathie thermique, trouvera, chez Novalis, son symbole dans la descente au creux de la montagne, dans la grotte et la mine. C’est là que la chaleur se diffuse et s’égalise, qu’elle s’estompe comme le contour d’un rêve. Comme l’a fort bien reconnu Nodier, toute description d’une descente aux enfers a la structure d’un rêve[14]. Novalis a rêvé la chaude intimité terrestre comme d’autres rêvent la froide et splendide expansion du ciel. Pour lui, le mineur est un « astrologue renversé », Novalis vit d’une chaleur concentrée plus que d’une irradiation lumineuse. Combien souvent il a médité « au bord des profondeurs obscures » ! Il ne fut pas le poète du minéral parce qu’il était ingénieur de la mine ; il fut ingénieur, quoique poète, pour obéir à l’appel souterrain, pour retourner au « calidum innatum ». Comme il le dit, le mineur est le héros de la profondeur, préparé « à recevoir les dons célestes et à s’exalter allègrement au-delà du monde et de ses misères ». Le mineur chante la Terre : « À Elle il se sent lié – et intimement uni ; – pour Elle il se sent la même ardeur – que pour une fiancée. » La Terre est le sein maternel, chaude comme un giron pour un inconscient d’enfant. La même chaleur anime et la pierre et les cœurs (p. 127). « On dirait que le mineur a dans les veines le feu intérieur de la terre qui l’excite à la parcourir. » Au centre sont les germes ; au centre est le feu qui engendre. Ce qui germine brûle. Ce qui brûle germine. « J’ai besoin… de fleurs poussées dans le Feu… – Zinc ! cria le Roi[15], donne-nous des fleurs… Le jardinier sortit des rangs, alla prendre un pot plein de flammes et y sema une graine brillante. Il ne se passa pas longtemps avant que les fleurs surgissent…»

Peut-être un esprit positif se fera fort de développer ici une interprétation pyrotechnique. Il nous montrera la flamme éclatante du zinc projetant dans l’air les flocons blancs et éblouissants de son oxyde. Il écrira la formule d’oxydation. Mais cette interprétation objective, en retrouvant une cause chimique du phénomène qui émerveille, ne nous portera jamais au centre de l’image, au noyau du complexe novalisien. Cette interprétation nous trompera même sur la classification des valeurs imagées, car, en la suivant, nous ne comprendrons pas que chez un poète comme Novalis le besoin de sentir domine le besoin de voir et qu’avant la lumière gœthéenne, il faut ici placer la douce chaleur obscure, inscrite dans toutes les fibres de l’être.

Sans doute, il y a dans l’œuvre de Novalis des tons plus adoucis. Souvent l’amour fait place à la nostalgie dans le sens même de von Schubert ; mais la marque chaude reste ineffaçable. Vous objecterez encore que Novalis est le poète « de la petite fleur bleue », le poète du myosotis lancé en gage du souvenir impérissable, au bord du précipice, dans l’ombre même de la mort. Mais allez au fond de l’inconscient ; retrouvez, avec le poète, le rêve primitif et vous verrez clairement la vérité : elle est rouge la petite fleur bleue !