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Voici récemment ce qu’il m’est arrivé une après-midi de dimanche : dans un quartier de chemin de fer Second Empire je passais par des rues aux magasins fermés si désertes, si calmes, que ce fut quelques minutes d’indéniable Unheimlichkeit, un sentiment d’étrange familiarité, de troublant déjà-vu comme dans un rêve d’une netteté particulière où j’entendais le bruit de mes pas, comme on se trouverait à marcher tout à coup dans les rues vides d’un souvenir à l’intérieur de soi-même ; où là-bas quelques prostituées attendent au soleil ; qui se révéla être à l’examen la sensation physique exacte de marcher dans les rues d’une ville d’avant l’équilibre de la terreur, avant la mondiovision nous regardant depuis la lune ; avant le règne des ordinateurs nous surveillant depuis l’espace orbital ; de l’époque où les hommes vivaient encore en liberté sur la Terre.

 

 

Et j’ai repensé à tous ces livres alors inutilement intelligents pour avertir de l’avenir rapide du monde dans cette voie de l’ère scientifique et de sa société totale, qui n’ont servi à rien et maintenant que nous y sommes, abandonnés à la poussière des rayonnages du xxe siècle déjà éteint derrière nous ; d’ailleurs presque ridicules à citer cinquante ans après avec leur dignité de l’homme.

 

 

J’ai songé ensuite que le héros d’une utopie négative à contrôle intégral découvrant par miracle Albertine disparue, ou La Princesse de Clèves, en aurait la révélation stupéfiante que les populations d’avant vécurent donc avec des sentiments ainsi compliqués et prenants, et commencerait de réfléchir pourquoi lui ne sent rien ; mais dans le réalisme où nous existons c’est pour se désennuyer à bord du train subsonique, sans faire attention que ces Affinités électives sont rédigées à la plume d’oie ; à la lumière de quelques bougies, par quelqu’un qui n’a jamais pris de douche ni l’ascenseur, qui se chauffe au bois, envoie des lettres et voyage en voiture de poste ; sans délibérer que notre système nerveux s’est formé d’après des conditions matérielles sans aucun rapport, que nos perceptions de l’espace et du temps y sont par nécessité d’une nature différente, que la conscience ne peut être de la même sorte sous un ciel en circuit fermé, que ces modifications affectent tous nos sentiments et que l’amour par exemple ne peut plus être le même.

 

 

On s’abuse de ce que les mots n’ont pas tellement changé, et l’on ne se fait pas la réflexion que cette religieuse portugaise n’a pas de Rohypnol à la salle de bains ; que Dominique ou Adolphe n’ont pas le cinéma pour distraire leurs soirées, ni l’éclairage électrique, et ne vont pas décompresser une semaine à la Martinique ; que chez Crébillon il n’y a pas d’interphone et que l’on n’y cogite pas en conduisant sur l’autoroute ; que l’on ne prescrit pas d’antibiotiques à la Dame aux camélias, et que madame de Raynal n’aura pas des hormones de jouvence au retour d’âge ; que Madame Solario ne dissimule pas un cellulaire dans son réticule, que la présidente de Tourvel ne dispose pas d’une boîte vocale, ni d’œstro-progestatifs, etc.

 

 

Valéry, qui examine sérieusement cette affaire des conditions matérielles de la conscience et de l’immense transformation que nous vivons – et non sans mélancolie : « Ce n’était pas assez que de périr ; il faut devenir inintelligibles, presque ridicules ; et que l’on ait été Racine ou Bossuet, etc. » – et la perturbation de nos intelligences qui en résulte (« Nous en sommes à l’intensité, à l’énormité, à la vitesse, aux actions directes sur les centres nerveux, par le plus court chemin »), voyait cette ère nouvelle enfanter des hommes « qui ne tiendront plus au passé par aucune habitude de l’esprit », et, par suite, devenir ou inintelligibles ou insupportables toutes les œuvres du passé qui ont été composées dans des conditions toutes contraires et qui exigent des esprits tout différemment formés ; il ne pouvait pas prévoir qu’un automobiliste prétendrait lire Baudelaire avant de se coucher, ou Aurélia, le propriétaire d’un e-book ; que sous la lumière chirurgicale de l’halogène des yeux morts ânonneraient ces pages mortes pour en alimenter leurs banques de données machinalement dans le cortex ; sans s’apercevoir que rien n’en pénètre sous leur peau se mélanger au sang : aucune communication avec les esprits, aucun frôlement, aucune présence invisible entrouvrant les portes : que c’est sans aucune sensation au-dedans. Peut-être on comprend mieux pourquoi si l’on imagine Sophie Volland assise, le soir, près la lampe à huile, en train d’essayer de lire American Psycho, ou Baise-moi.

 

 

Et j’ai pensé que tous ces livres antérieurs à la société planétaire ne pouvaient pas nous renseigner sur ce que nous sommes, sinon par défaut : en nous faisant souvenir de tout ce qu’il nous est refusé d’être ; dont ils sont l’inventaire fatigant.

 

 

Après quoi j’ai eu cette idée qu’en dépit de la pléthore humaine obstruant la vie terrestre, et qui fait un embarras si fâcheux à son usage ; mais non seulement : aussi très préjudiciable aux sentiments pour la raison qu’en dit Feuerbach que la multiplicité est indifférente et rend indifférent, qu’avec la quantité, c’est la valeur, l’intérêt, l’intensité de l’amour qui se perdent, et voyez comment lorsque nous serons dix milliards à fêter le progrès social du IIIe millénaire ; et a contrario si l’on sortait de cette bousculade pour retrouver la population du xviiie siècle : on entend bien que les mots n’y résonnent pas de même quand on dirait Ma chérie… dans les deux cas ; (et à ce propos j’ai pensé que si la psychanalyse nous renseigne peut-être sur nos erreurs : choix d’objet, projection, investissement libidinal, etc., c’est elle tout entière qui devient une erreur, dès que nous sommes dans le vrai : il se passe dans l’homme des révolutions, non seulement inexplicables pour elle, mais qui contredisent tout ce qu’elle sait ; d’ailleurs ce rationalisme ne croit pas aux opérations de la magie, quand on est bien obligé de s’en persuader si l’on peut écrire Je t’embrasse, et qu’à l’occasion, en effet, on le puisse) ; et donc s’agissant du nombre de nos semblables nous n’avons pas le choix, ce qui est regrettable, mais après tout, ai-je pensé, s’il est devenu trop tard pour l’amour comme il était (dont nous n’avons aucune idée), faute de disposer autour de nous d’un univers durable au-delà de notre imagination, d’une suite de siècles se perdant hors de vue – car alors ce curieux hybride de deux durées périssables en une seule procure un visage, un corps, une présence réelle au sentiment d’infini qui nous hante, en le limitant ; tout à fait comme la mort donne une forme à la vie ; et dévoile ainsi aux hommes, pour le principe de génération qui s’y tient nécessairement, serait-ce par défaut, et pour la conscience alors aiguë du temps irréversible, tous les secrets de l’éternité terrestre ; et donc aujourd’hui de son déclin, de son épuisement à quoi nous assistons ; et qu’elle ne sera plus là pour nous recueillir en son sein, et quand on sait cela ces jours-ci, tout empêtrés et si pénibles qu’ils soient dans ce capharnaüm du règne économique, apparaissent nimbés déjà par l’aura du souvenir et fragiles chacun ainsi qu’à la veille des flashes spéciaux annonçant l’événement énorme dont nous ne ressortirons plus, et qui, depuis cette nuit en plein jour, se révéleront, mais un peu tard, avoir été une douceur de vivre, encore – et que pour y être d’une autre manière, ai-je pensé, l’émotion de l’amour (qui nous découvre l’explication lumineuse de tout ce qu’on a vécu, ce long égarement et pénible trajet en pays difficiles : que c’était justement pour en arriver jusqu’à lui ; et c’est enfin un délassement pour eux que d’examiner d’une hauteur les détours où ils s’étaient fourvoyés) n’en est pas moins profonde et vraie, quand on sait cela, au contraire ; mais voulant qu’on le sache : que sa conscience de soi, cette conscience à deux, s’en trouve portée à un degré sans antécédents : le miracle que c’est dans un tel désordre de s’être trouvés, d’être ensemble dans les jours d’un si précieux maintenant ; sur la Rivière sans retour de cette rapide époque balayant tout sur son passage ; sachant que ce sera peut-être tout à l’heure Emportés par la foule enivrée de cataclysmes où nos mains se perdront ; à défaut de quoi ce sera trop tard, sous le ciel bizarre et livide, A une passante, très fugitive beauté enfin aperçue mêlée aux fuyards d’un convoi de la déroute bactériologique.

 

 

Que c’est justement dans cette atmosphère d’Autant en emporte le vent sur fond d’incendies planétaires et dans l’attente de la banqueroute générale qui doit se produire dans très peu de temps, où la peur s’affole de n’avoir nulle part où se cacher, que chaque instant peut prendre, ainsi détaché, cet éclat admirable, d’un sentiment si vif, complexe, presque douloureux ; et que c’est justement dans cette précipitation des circonstances, et l’écroulement de toutes les régularités et conventions de la vie sociale, dans ce trouble universel, que la civilisation se réfugie au fond de ces solitudes à deux, que l’amour recueille ce que l’affolement et la fièvre ne veulent plus : la confiance, le calme, la délicatesse, la civilité, l’amitié, le rire et l’intelligence réciproque ; qu’on y entend parler encore la douce langue natale.

 

 

Et quand on sait cela, ai-je pensé, tout devient plus facile, plus aimable en souvenir à l’avance dans notre esprit et même cet envahissement ultra-contemporain et ses vulgarités, ses laideurs assourdissantes, fait partie après tout de ces jours-ci dont nous aurons l’amer regret de n’avoir pas joui assez consciemment, là où nous allons ; durant que nous le pouvions encore. Comme le saurait l’évadé d’une future société souterraine débouchant parmi nous.

 

 

C’est assez à la manière dont on se réconcilie avec les choses, et ses proches, à leur insu, avec la vie dans ce monde, quand on a décidé fermement d’y abréger, mais un peu plus tard ; ou à celle, ensuite d’un rêve prémonitoire et circonstancié quant à notre abrègement, où c’est la vie éveillée d’ici là qui est ainsi qu’un rêve où tout devient facile.

 

 

Mais je reconnais que cet heureux détachement est à la condition de ne pas devoir sortir beaucoup de chez soi ; et qu’il faut bien vivre cependant et des jours si précieux les perdre malheureusement à s’épuiser sans relâche en efforts étranges et stériles dans les circuits compliqués de la machine sociale, comme si de rien n’était. Et je trouve assez incompréhensible que nous n’en soyons pas plus violemment contrariés.

 

 

Je constate pourtant que presque tous négligent d’en être contrariés et ne veulent pas la conscience d’un contexte après tout si exaltant « pour l’amour et pour toutes sortes de sentiments délicats et passionnés », que plutôt ils s’impatientent de la lenteur du processus et réclament qu’on y ajoute davantage d’ordinateurs et de soins médicaux pour durer plus, et que même la plupart des jeunes gens qui se mettent ensemble commencent tout de suite par où leurs parents finissent misérablement : avec tout l’appareillage électrique nécessaire à reproduire la vie qui ne vit pas.

 

 

Voici encore ce que j’ai pensé : Les sociétés les plus agréables, note Ottilie dans son journal, « sont celles dont les membres entretiennent dans le calme une estime réciproque », et Mumford en cite une formule qui paraît convenir à notre temps, l’estime réciproque s’y motivant de partager une même conscience de ce qu’il est détestable (Le monde est si méprisable que le peu de gens honnêtes qui s’y trouvent, etc.) : le but de cette société, à Londres, au XVIIe siècle, le collège invisible, en se réunissant à La Tête de Taureau, ne fut d’abord, selon un témoin, « rien de plus que la simple satisfaction de respirer un air plus libre, et de converser entre soi d’un ton paisible », sans prendre part aux passions ni à la folie de notre sombre époque. Mais à nous ce calme et cet agrément ne sont pas autorisés, qui voyons durant ce temps par la fenêtre les bases matérielles de la vie terrestre alimenter l’activité industrielle ; et assis à plusieurs dans la même pièce cette fatalité serait déprimante : un sentiment pénible d’impuissance qui s’improviserait alors le maître de maison servant à boire, taciturne.

 

 

Et voici ce que je constate : quand je suis seul avec une autre personne au bout de peu de temps j’entends nos paroles résonner comme dans une pièce vide ; ou bien c’est ainsi qu’avec la prémonition d’une grippe espagnole dans le proche avenir et je la regarde me parler les yeux brillants, rire, être pleine de vie à faire des projets dont les mots sonores résonnent autour de moi. J’ai remarqué aussi qu’en retournant chez moi je vois ces quelques meubles, ces livres aux dos passés, ces objets utiles et simples, ces vieilles cartes postales, toutes ces épaves du monde antérieur portées ici en sûreté ; qui nous avaient paru autrefois des reliques aux fluides puissants de jours caducs, de sentiments désormais introuvables, d’autres façons et manières, des supports de voyance très chargés et précieux, s’éteindre à leur tour ; perdre cette aura de vies antérieures, de réminiscences qui semblaient émaner de leur matière même ; qui restent là, refroidis et inertes, indifférents les uns aux autres, bornés à eux-mêmes, comme on les découvrirait mélangés à ces débarras de vies nécessiteuses finies à l’hôpital, aux laideurs, aux indigences et à la crasse de leurs tiroirs vidés sur le trottoir d’un marché aux puces.

 

 

Et j’ai pensé que chacun après tout pourra sans trop attendre, là où nous allons, pourra de son vivant connaître la sorte de sensation que c’est de prononcer alors Ma chérie… ; si cela fait ou non une différence avec les jours de maintenant, s’il s’en souvient, quand ils seront le monde d’avant.