III

 

… que depuis un moment déjà je suis rentré chez moi en proie à une bousculade d’idées, pour ainsi parler, qui tentent chacune d’accaparer mon attention à ce propos, qui se prétendent toutes plus spécifiques à la question et prioritaires à son examen, d’où les autres ne viendraient qu’en subordonnées, et même à rester assis pensivement je ne parviens pas à mettre de l’ordre dans ce chahut. J’en attrape une au hasard, fais taire un peu les autres, et voici ce qu’elle me dit :

 

 

C’est justement ce problème, qu’il n’y en ait pas, de quoi se décourageait Adorno il y a déjà cinquante ans devant les scènes de la vie future qu’il dévisageait en Amérique : Leur société de masse, notait-il dans ses réflexions sur la vie mutilée, n’a pas seulement produit la camelote pour les clients, elle a produit les clients eux-mêmes ; de cette affreuse harmonie des consommateurs de la vie fournie par les trusts « avec une totalité dont l’omniprésence les étouffe », et à quoi, pleins d’angoisse, ils s’identifient parce qu’elle a fait d’eux ce qu’ils sont ; qui ont leur aliénation (leur propre transformation en appendice de tout le système) pour seul lien avec le monde, et en conséquence ne possèdent rien dans la configuration de leur fausse conscience, « qui s’est modelée par avance sur les besoins de la société », pour entrer en contradiction avec cette totalité collective, etc. Et maintenant que nous y sommes, que l’économie et ses infrastructures nous sont devenues le monde naturel à quoi chacun est accoutumé, on peut vérifier que ce n’est pas seulement idéaliste et sentimental d’imaginer qu’ils s’en vexeraient, ou qu’ils s’en trouveraient malheureux, c’est idiot : « Tout le monde est content, aujourd’hui », et de fait si on les interroge les habitants confirment ne pas voir où est le problème : que cette vie leur convient telle qu’elle est à rentrer chez soi en voiture, avec les appareils électriques pour la distraction et l’armoire frigorifique de l’alimentation sans peine, et autour d’eux la machinerie sociale rassurante où se niche leur poste de travail anonyme, et qui fournit à tout : l’organisation collective avec ses contraintes n’est pas pour l’individu un habit étriqué à enfiler tous les matins, une coercition à quoi on l’ajusterait par force extérieure, un despotisme qu’il subirait impatiemment : c’est ce qu’il a intériorisé dès le début, qu’il a identifié au monde physique lui-même. C’est sans surprise que l’individu s’accorde avec cette organisation qui l’a produit selon les besoins qu’elle en a et qui lui a fourni une définition du bonheur en résultat de la satisfaction de ces besoins. C’est à condition il est vrai de ne pas déménager du système de postulats qui fonde la société complète et en justifie les procédés : escapade d’autant moins probable que l’entendement s’est formé d’après lui et que la sensibilité s’est façonnée, jusque dans ses innervations les plus profondes, sur des conditions matérielles qui sont en application de ces postulats. Et voyez à la deuxième génération l’efficacité de cette matrice technique : encore balbutiants, analphabètes et malpropres, ils se jouent des commandes digitales qui font l’animation électronique de la vie autour d’eux et déjà les psychotechniciens peuvent leur adresser des messages : si on les promène dans les travées de l’omniprésente marchandise, tout à coup ils s’électrisent et jacassent la chanson du supertrust en montrant l’emballage placé à leur hauteur ; et l’on trouverait difficilement un individu de moins de quarante ans dont l’organisation nerveuse, ou le sentiment intérieur, proteste quand on l’installe dans le train pressurisé à grande vitesse, ou devant l’écran du poste de travail en intranet, ou qui ne protesterait pas quand on lui remplacerait son modem par un stylo à bille avec du papier et des enveloppes. Et au nom de quoi les en plaindre ? Voyez l’efficacité sur les visages de la foule dans les rues de l’Age technologique, qui semblent résulter d’une moyenne statistique ; et sur soi-même, quand on s’étudierait dans la glace.

 

 

Oui, et maintenant, dit une autre (et ainsi de suite), que cette société efficiente a refait notre câblage nerveux et chargé dans nos cerveaux ses critères de jugement qui nous font compatibles avec ses appareils sans branchements trop compliqués, nous ne sommes pas en mesure d’entrer en réflexion sur ce qu’elle a fait de nous : on a du trouble et de la complication à comprendre ce que sont les choses qui nous entourent, les phénomènes, et par exemple ce que signifierait au juste, en termes humains, une Love parade, une Rave party, une Gay pride, ou simplement une Ola de spectateurs. Il n’y a aucun moyen dans cette promiscuité de se reculer en soi-même pour en distinguer la véritable physionomie ; et quand on voudrait connaître de quoi il s’agit en réalité il faut imaginer Valéry essayant de raconter ce qu’il a vu ; ce que diagnostiquerait là-dessus Adorno, ou Canetti, ou Bloch, ou Kracauer, ou même Boorstin, ou Mumford ajoutant un post-scriptum à son Myth Of The Machine ; ce que dactylographierait Orwell après avoir manqué de se faire écraser par une Roller pride ; les impressions que Fargue (ou Chesterton, ou Jules Romains, etc.) rapporterait d’une Journée de l’amour sur une plage de la désinhibition social-démocrate, à quoi il aurait dû assister « dans le simple appareil de la nature ». Des auteurs à peine plus anciens, Proust, Anatole France ou Lévy-Bruhl, ou Rilke, etc., ne pourraient rien nous en dire : ils ne comprendraient pas. Peut-être Nietzsche,  ou  Blake,  ou Baudelaire,  mais épouvantés,   interdits,   stupéfaits   au-delà  de  l’intelligible : Crénom !

 

 

Et maintenant, s’il est très facile, avec tous les documents mis à notre disposition, de démasquer les déterminations sociales inconscientes, les limites culturelles et les préjugés qui faisaient la bêtise des hommes du passé ; d’en percer à jour le manque de jugement, le peu de lucidité, l’irrationalité et c’est même amusant de les étudier si bornés, si crédules à des superstitions à l’évidence absurdes et se satisfaisant d’une existence si dépourvue d’intérêt ; on a moins d’aisance à concevoir les choses contemporaines, à démêler les conceptions de cette époque dans quoi nous sommes pris et qui a fait notre éducation, d’en déchiffrer les bizarreries au moyen des idées et du vocabulaire dont elle nous a dotés ; de cette époque qui trouve normal de disposer d’un réacteur nucléaire pour se raser le matin et faire le café ; qui n’imagine pas d’inconvénient à ce qu’on ravage l’univers de fond en comble afin de lui procurer du salami sous blister, de l’antitranspirant et des chemises infroissables ; qui ne s’étonne pas qu’on lui ajoute des rires enregistrés dans sa radiovision, qu’on défriche au bulldozer les derniers restes équatoriaux pour lui fabriquer des meubles de jardin qu’on peut laisser sous la pluie, qu’on lui offre des bases de données en ligne pour faire les mots croisés et des satellites de téléphonie portative pour demander ce qu’il y a au dîner ; à qui l’on peut dire : « Hier vous avez été 40 % de parts de marché à nous regarder », « Demain vous dessinerez vous-mêmes les motifs des habits qu’une machine vous fera sur mesure immédiatement », « Avec le visiophone mobile l’homme réalise son rêve d’être joignable partout à tout moment et ainsi d’être sûr de ne rien manquer quand la vie va si vite », « Dans six mois une nouvelle génération de circuits imprimés va révolutionner vos habitudes : tous vos appareils se connecteront pour vous concerter une vie comme magiquement plus fluide autour de vous, et par exemple la cafetière électrique vous lira les e-mails au petit déjeuner » ; on a de l’incertitude à distinguer nettement la sorte d’intelligence d’une époque s’équipant de bornes de télépaiement pour gagner du temps et qui s’alarme d’un « retard de croissance de l’industrie des logiciels éducatifs », qui promet un ordinateur relié à l’Internet à enfiler comme un vêtement « assez discret pour laisser l’utilisateur libre de ses mouvements » et un micro-processeur unique – Unique comme vous ! – en remplacement de la carte de crédit, des papiers d’identité, de l’agenda-planning, du badge d’entreprise, des clefs pour démarrer la voiture ou rentrer chez soi.

 

 

Et maintenant l’examen rétrospectif nous montre dans les lointains commencements de l’Age industriel la nature humaine encore assez forte pour imposer, mais ingénument, à la logique économique ses hauteurs de plafonds, ses matériaux solides et ses belles matières, ses ornements, ses façades à balcons de fer forgé et ses cariatides, ses salles des pas perdus, ses lampadaires ouvragés et ses pissotières en fonte, ses kiosques de la civilisation municipale, etc., toutes ces inutilités de fresques ferroviaires, d’opéras fastueux, de salons de paquebots, ces édifices publics aux vastes escaliers, etc. ; mais dans le raccourci de la perspective c’est en même temps le surgissement des bagnes industriels où l’homme est un automate, et les divertissements de masse, les tramways électriques, le radium, les casernes d’habitation fonctionnelle et les trusts chimiques de l’hygiène sociale, les réglementations minutieuses, le sport et le grand air, le Bauhaus, etc., de la collectivité totale prenant forme. Et de cette façon on voit aussi l’esthétique futuriste-constructiviste célébrant au début du siècle la modernité sensationnelle de l’Age machinique, de la foule urbaine sous l’éclairage des lampes à arc, de la sirène d’usine et de la gare de triage, des publicités monumentales, de l’obus explosif, du record de vitesse et du style télégraphique, devenir sans rien y changer celle des Etats totalitaires surgissant peu après et de leur propagande d’architectures vertigineuses, d’usines cubistes, de fanatismes radiophoniques, de grandioses manifestations sportives aux mouvements de foule réglés par haut-parleur, de cinéma envoûtant et d’escadrilles dans le ciel ; et tout aussi bien que l’avant-garde postmoderne déconstructiviste exaltant quelques années plus tard l’Age nouveau cybernétique et sa désagrégation urbaine, l’instantanéité de la conscience chimique en reprographie, le spontanéisme électro-acoustique et schizonomade, le recyclage ironique de l’ultra-banalité, le Replay et le Fast jorward, le minimalisme conceptuel triant les ordures ménagères, et l’hypertexte autoproliférant, l’architecture chaotique, les tribus de simulacres en multiplex, l’hybridation homme-machine, le kitsch porno et les mutilations corporelles, annonçait simplement la nouvelle esthétique multimédia de la domination mondiale, enfin réalisée.

 

 

(Et qu’au lieu des prémonitions à court terme du cinéma muet expressionniste, nous avions eu la filmographie du Gore et de l’ultra-violence gratuite en Dolby-stéréo, les virus extraterrestres, des buildings en feu, des bolides percutant la Terre, des monstres du mésozoïque s’échappant du laboratoire, des feuilletons d’agences secrètes tirant les ficelles de l’actualité à l’insu des médias, des histoires de serial killer en hyperréalisme pour faire rire les spectateurs.)

Et maintenant que la raison économique a tout subjugué ; si rien n’existe plus qu’en raison de ses objectivités, de son industrie et de ses laboratoires ; si elle a fait disparaître de la surface du globe tout ce qui ne rentrait pas au format dans ses ordinateurs et si c’est elle l’inventeur et le fabricateur de tout ce qu’on voit ; si tout ce qui existe, et même les pensées au moyen de quoi on s’efforcerait de la concevoir, et même les ouvrages avec l’explication que cela finirait comme ça, si tout lui est interne ; c’est elle tout entière, en conséquence, quoi qu’on veuille en considérer, qu’il faudrait élucider. Et c’est pourquoi cela s’avère inextricable presque sur-le-champ à essayer de la démonter sur la table pour trouver logiquement ce qui ne va pas : il n’y a rien par où commencer ni finir ; le règne universel de l’économie est semblable à une sphère infiniment close sur elle-même : la périphérie en est partout et le centre nulle part, « il n’existe aucun dehors d’où la considérer, etc. » ; et c’est ce qui rend la raison impuissante à reconstituer ce labyrinthe logique qui englobe le monde extérieur aussi bien que celui subjectif des créatures qui vivent et se reproduisent là. Et c’est pourquoi il est vain, quand on voudrait examiner son mécanisme, de s’inquiéter d’y manquer de logique et de discursivité, si c’est pour commencer au moyen d’un cerveau dont elle a fourni les catégories et les procédures, et qu’à vouloir trop s’appliquer d’y être rationnel et méthodique on aboutit surtout à sophistiquer le découragement, à le rendre plus ingénieux à s’empêtrer ; et qu’on peut aller au hasard sans crainte d’égarer son motif : Quelque sujet qu’on traite, mon aimable ami, on parle toujours d’elle, tout ce qu’on rencontre et ramasse en flânant porte son poinçon, tout est de sa marque et la suppose telle qu’elle est : n’importe quoi est sa périphérie, se vaut pour commencer et s’équivaut quant au tout : le distributeur d’argent dans la rue et le spray déodorant antivieux, la moquette antitache et le benzopyrène dans les chips de banane qu’on achète aux enfants, tout est équidistant, de la même souche, et permet également, à partir de là, si l’on veut, de reconstituer la civilisation positive entièrement, assez comme de n’importe quel de ses fragments on peut reconstituer un hologramme ; et c’est la même chose, sous des angles différents, une cafétéria d’aéroport où l’on feuillette en attendant un magazine trouvé là titrant sur « Les dernières destinations sauvages », et une route sinuant dans un bocage aux barrières vermoulues, vaches rustiques munies de cornes, vieux chênes à la Bewick, etc., « Mon Dieu, se dit-on, l’aimable visage du monde encore », jusqu’à en rencontrer l’explication : Réserve Natura de biodiversité – Zone de nature et de silence ; et la publicité d’un gel-douche montrant de jolies indigènes riant nues sous une cascade qu’on regarde dans son logement insonorisé ; et les randonneurs aux vêtements issus des retombées technologiques et munis de leurs vitamines coup de fouet, de leur portatif en cas d’appel au secours et d’une balise GPS pour savoir où ils sont (dans un Parc naturel ; là où leurs ancêtres se promenaient les mains dans les poches en mâchonnant une herbe) ; c’est cet axiome que désormais même l’évasion de la société fait partie de celle-ci ; comme il se vérifie au débarquement de n’importe quelle destination de tourisme, dans les rues de n’importe quel quartier de plaisir, dans les yeux de n’importe quel usager de substance prohibée.

 

 

A la façon d’un conte avec deux hommes, dont l’un serait enchanté et l’autre, non : l’un serait enchanté du pittoresque de ce vieux centre historique aux agréables rues piétonnes pour y découvrir son patrimoine culturel très bien expliqué, où l’autre ne constaterait que des façades neuves, des boutiques de vêtements, des bornes interactives d’information, des touristes qui déambulent en mangeant des glaces dans la musique d’ambiance. L’un s’émerveillerait de cette campagne dont les chemins creux mènent toujours à de jolies fermes avec leurs animaux familiers, à une cuisine aux vieux meubles astiqués où le paysan bourru lui offrirait du jambon à l’ancienne, quand l’autre ne peut considérer à perte de vue que l’arrosage automatique de l’agro-industrie, çà et là distrait par les structures en aluminium des porcheries robotisées et les pavillons où vivent des conducteurs d’engins en suivi psychiatrique. L’un manifesterait une émotion intense devant la beauté intacte de cette plage océanique comme à l’aube du monde où courir au ralenti avec son chien, quand l’autre arpenterait péniblement la grève d’une mer croupissante, asphyxiée de micro-algues toxiques, bavant du mazout, des bouteilles en plastique, d’indistinctes ordures parmi la foule vautrée nue enduite de crème solaire au pied de parkings, de pizzerias sonorisées, d’immeubles de location.

 

 

Et que l’on dispose ainsi au choix de deux sortes d’insatisfactions : celle de ne croiser partout que la camelote des marchandises neuves, du simili, des contrefaçons et des gadgets de l’économie intégrale, et celle de ne trouver jamais à pouvoir s’en procurer assez.

 

 

Et maintenant que nous voici installés dans la réalité de cette vie future vers quoi le progrès industriel et scientifique nous traînait depuis deux siècles ; de ce rêve d’automation, et que les portes s’en sont refermées électriquement derrière nous ; les habitants plaisantent de ces contre-utopies, de ces romans d’anticipation alarmistes, « extravagants, généralement épouvantables », qui tentaient de nous en démoraliser, de nous dissuader d’y aller par d’inquiétants tableaux où la fantaisie se conjugue au pessimisme ; et qui aujourd’hui de fait amusent pour leur manque de réalisme, leurs exagérations, leurs angoisses moralisantes à nous prédire dépourvus de dignité et de conscience dans les horaires collectifs synchronisant les activités d’une société superorganisée, les mêmes pour tous à heures fixes, et donc avec les mêmes pensées pour tous à heures fixes, sans aucune imagination que ce soit autrement, etc., et conditionnés à notre insu par des slogans subliminaux dissimulés sous les films de distraction – Je dois admettre que tout va de mieux en mieux – les mêmes pour tous qu’on regarderait le soir dans nos logements en plastique, etc. ; maintenant qu’on peut vérifier : on ne part pas en week-end dans une station lunaire, mais plus banalement dans un parc de loisirs, où se baigner à température de végétation tropicale sous un dôme ; et l’on ne prend pas l’hélicoptère à réaction pour aller jouer au golf, mais simplement une automobile et par l’autoroute ; nous n’avons pas cette domination collectiviste à contrôle intégral avec des caméras jusque chez soi, mais seulement dans les lieux publics pour faire baisser la délinquance, ni l’euphorie stupide du Soma, mais tout bêtement le Prozac pour se sentir normal, et ainsi de suite : on n’a pas quinze milliards d’habitants en fourmilières géantes, mais tout au plus sept et demi d’après les chiffres ; ce n’est pas l’Etat totalitaire et son lavage de cerveau par microphone pour faire aimer aux masses une fatalité sociale anhistorique (un monde unique et heureux !), mais bien au contraire chacun à domicile devenant avec la parabole son propre directeur des programmes parmi tout le choix des plates-formes satellitaires, et c’est de la musique légère qui sort de partout détendre le tracé cérébral, et ce ne sont pas des tablettes de plancton, mais grâce à la chaîne du froid les cuisines du monde entier qu’on a juste à réchauffer, qui nous font plus humanistes ; ni le traitement hypnotique des enfants au sortir de l’incubateur, mais à l’inverse des logiciels d’éveil pour les 12-18 mois pour qu’ils apprennent en s’amusant le travail sur écran qui les épanouira, et au lieu de l’autorité sur nous d’une caste inaccessible, l’égalité démocratique où moralement chaque consommateur a autant d’importance, etc.

 

 

Et maintenant que l’avenir ne tient aucune place dans nos pensées, même en s’efforçant, que la dimension s’en est complètement évanouie de notre sentiment et que l’horizon temporel de l’Age médiatique n’est pas plus reculé que la prochaine génération d’ordinateurs accélérés pour les animations en 3D ; on ne dit plus « Dans un siècle…», « D’ici une ou deux générations », ou « Quand tu seras grand », ni même dans dix ans ; on dit : « Il y a trente ans c’était encore comme sur la photo » ; on dit : « Avant l’ESB », ou le VIH, « Je me souviens d’en avoir mangé dans mon enfance », Pourtant la dernière fois que je suis passé ça existait encore ; on dit : « Le phoque-moine, espèce très commune en Méditerranée il y a cinquante ans, en a complètement disparu. » D’une façon générale c’est le monde très commun d’il y a cinquante ans, d’il y a trente ans à peine, avec ses gens, ses villes, ses pays et leurs climats, ses usages courants et ses générations à venir, qui a complètement disparu ; et le banal, l’allant-de-soi, le disponible à tous, l’ordinaire de la vie d’alors qui a cessé d’exister, ou devenu prohibitif : devenu le paysage encore miraculeusement intouché, la réserve naturelle, le trésor vivant, le métier d’art, la prestation haut de gamme, la rareté de magasin dispendieux, le charme intact pour une escapade de quelques jours pour quelques privilégiés. Et donc que rien du précieux jadis n’a disparu, seulement mieux mis en valeur et conservé plus soigneusement, et qu’il ne faut rien regretter.

 

 

Et maintenant que les satellites des firmes géantes assurent en continu la transmission des données qui sont l’influx nerveux coordonnant le métabolisme économique planétaire et assurant la maintenance des fonctions vitales de la société organisée, l’humanité se trouve là-dessous comme ces accidentés que des perfusions, des stimulateurs et des ventilations maintiennent en vie sans qu’ils sachent pourquoi, ou même sans qu’ils le sachent ; baignés alors, au dire des rescapés, de visions merveilleuses. Ou plutôt serait-ce à la manière d’un grillage entourant la vie terrestre en orbite basse et nous serions à l’intérieur comme ces animaux sauvages hébergés dans un parc animalier avec leurs repas distribués à heure fixe ; à tourner en rond, allant et venant, malheureux et contrariés de leur état mais confusément, ne comprenant pas ce qui les travaille ; pour avoir vu ces documentaires en noir et blanc sur les zoos où leurs parents étaient logés dans des cages étroites et puantes, et puisqu’ils sont nés ici, qu’ils n’ont rien connu d’autre et que la jungle d’où leurs ancêtres furent tirés de toute façon n’existe plus ; et qui, s’étonnant de ne pas s’éprouver heureux d’une vie si ménagée, et mettant leur malaise sur le compte d’une erreur névrotique, voudraient s’en réformer en lisant des magazines de psychologie, en s’inscrivant aux thérapies de groupe qu’on leur propose, en essayant le travail sur soi de la pensée positive.

 

 

Et maintenant qu’au-delà de son ciel en plafond d’ondes hertziennes et de trafic aérien, la pensée se heurte au maillage serré des satellites de télédétection en orbites étagées jusqu’aux postes de commandement géosynchrones ; et que nous avons en place de ce Dieu omniscient du catéchisme observant l’intéressant théâtre de ses créatures à travers la grosse loupe du ciel – dont l’invisible regard pouvait suivre nos pensées jusque dans les chambres les plus retirées, et même, à la conviction de l’innocent Fénelon, dénombrer les cheveux sur nos têtes –, que nous avons la pensée artificielle aux stations spatiales hérissées d’antennes de transmission, de capteurs, de caméras infrarouges, de radars perçant le couvert nuageux, et qui écoute pour de bon les conversations téléphoniques et peut suivre dans la foule un individu à la trace de son signal personnel et de ses débits de carte bancaire, en même temps qu’elle pilote des moissonneuses dans les plaines céréalières et un robot de télé-chirurgie en train de changer un cœur, qu’elle calcule la température du lendemain et distribue aux populations leurs programmes de détente ; et qu’il est devenu malaisé d’échapper nulle part à la claustrophobie de la société intégrale, on se souvient, à contempler sur la voûte nocturne les étoiles brillantes de la constellation Iridium, que c’était seulement il y a quarante ans le premier satellite artificiel Spoutnik 1 – un succès posthume de l’astronautique nazie – qui passait là faire le bornage de cette prochaine clôture électrifiée pour y interner le genre humain avec l’équilibre de la terreur nucléaire et la croissance économique.

 

 

Et maintenant si l’on repassait en accéléré les films qu’ils prennent depuis ce temps de notre vie au sol, on verrait comme à l’échographie la Terre se couvrir de tumeurs énergiques que sont nos métropoles noirâtres, provignant à vue d’œil leurs métastases bien vascularisées d’infrastructures propageant l’asphyxie, où nous ne sommes pas visibles mais le trafic routier en allées et venues de micro-organismes ; et à ces endroits la nuit s’illuminant de phosphorescences comme radioactives. Ou plutôt assisterait-on à l’explosion créative d’une super-civilisation d’insectes sociaux découvrant la roue, la vapeur, l’électricité et le moteur à combustion, la chimie de synthèse et la fission atomique ; dont ils accumuleraient les machines et les constructions les unes sur les autres sans pouvoir s’arrêter, dans un affairement aveugle sans aucune réflexion quant au but.

 

 

Mais d’où nous sommes placés, à ce niveau de réalité où nous apparaissons en personne sur les écrans de contrôle en circuits fermés dans les rues décorées des publicités de l’harmonie corps-esprit, dans cette ambiance de décibels et d’oxydes faisant au cerveau un brouillard résistant même à la caféine ; dans ces rues de l’Age des masses en mouvement et de leur fièvre motorisée – soumise et rageuse –, saturant le système nerveux de réflexes conditionnés aussitôt qu’on y sort, tout ce que l’on voit, c’est que pour s’extraire de ce pandémonium, de cet enfer psychoacoustique, pour trouver à respirer un peu de silence, il faut se procurer aussi une automobile et gagner le réseau des rocades, voies express, périphériques bordés d’étranges forteresses d’habitation, sans s’égarer sur les voies de desserte du dédale péri-urbain qui finissent toujours aux parkings de Hard discounts ou aux carcasses brûlées dans ces impasses des banlieues de peuplement, pour accéder enfin à l’autoroute de sortie ; et roulerait-on des heures et des jours par des routes ensuite de plus en plus étroites  et cahoteuses,  ce  serait  toujours pour arriver en fin de compte chez des téléspectateurs assis à regarder Amour, gloire et beauté en traduction automatique dans leur idiome.

 

 

Et ainsi la maison sans électricité ni téléphone dans la campagne même la mieux périclitante et dépeuplée et retournée à la friche qu’on trouverait sous les arbres, ne serait pas, avec son jardin que peuple une « petite gent ailée », dont le chant, qui est une manifestation d’allégresse et une sorte de rire, nous charmerait de sa vivacité ; ne serait plus maintenant un dehors à la société organisée ; ne serait pas un tranquille séjour, une thébaïde, une solitude écartée du monde ; mais toujours séquestrée par son réseau logistique, surveillée par ses ordinateurs administratifs qui apprennent tout et n’oublient rien, précisément cartographiée par les satellites-espions à haute résolution qui déchiffrent le titre du livre laissé sur la chaise longue (Le Parfait Pêcheur à la ligne) ; dont l’apparent silence loin du survoltage des conglomérats urbains y vibrerait pourtant de signaux électro-magnétiques troublant nos organes d’une impalpable électricité comme des appareils sous tension, et même dans la paix nocturne des vieux murs ce grésillement inaudible d’ondes radio dans l’air ambiant dérangerait notre principe sensible quand on voudrait lire ou réfléchir, ou ne rien faire ; mais là encore sous des pluies chargées de pesticides, où les radio-éléments se déposent en rosée matinale ainsi qu’ailleurs, où il faut un engin a moteur pour aller se ravitailler au magasin géant. C’est par définition : une société totale ne laisse aucune issue.

 

 

Voici ensuite ce que j’ai pensé : le nombre grandissant de femmes policiers constaté dans les rues nous signifie assez clairement à lui seul l’état d’achèvement de ce monde unique : si c’est à l’avance une voix féminine sortant des haut-parleurs du maintien de l’ordre en contexte dégradé pour nous intimer de rester en rangs, c’est dès maintenant qu’on ne peut plus songer, quand cela n’irait pas trop bien, à courir se blottir dans le giron d’une cuisine où l’on poserait devant nous une assiette de soupe ; d’espérer un refuge encore possible à l’écart de la fatigue sociale, quelque part où revenir, un édredon, des mains apaisantes dénouant les nœuds de notre peur ; qui s’épouvante de ne pouvoir se figurer aucune retraite, même provisoire, où recevoir le calmant d’une voix humaine introublée, à l’écart de la froideur concurrentielle et de l’objectivité des machines à raisonnement automatique qui gèrent avec précision les conditions d’accès à l’existence sociale ; de trouver à se cacher et reprendre courage à l’insu de cette organisation totale où elles exercent avec efficacité leurs compétences de consultante progiciels financiers, de responsable zone logistique clients, de conceptrice marketing opérationnel ou technicienne biochimie cognitive, etc., ingénieur hydrocarbures, manager restauration rapide, chef d’équipe marketing direct. Mais qu’il faut apprendre, si l’on ne se sent pas bien, à gérer cette tension sous le nom de stress positif avec une thérapeute béhavioriste recommandée par la directrice des ressources humaines.