IX

 

 

J’aime assez ces suites de jours gris et frais par la fenêtre : ce pourrait être un ciel de 1830 ou 1850 que Nerval ou Baudelaire voyaient sans aucune trace de mécaniques volantes ; ces jours sans heures, d’aucune saison, où le monde semble renoncer à tout projet d’avenir pour se retirer en lui-même, s’y reposer un moment au calme, s’y engourdir calfeutré sous un nuancier de gris modelés patiemment à l’estompe ; un ciel de vieille civilisation dirait-on, lent, mobile, délicat et varié. Le ciel d’un monde où l’on ne saurait pas ce qui va arriver. Le vent d’ouest y travaille maintenant de vastes échancrures lumineuses comme des instants d’autres saisons, d’autres ciels là-bas au sud, de villes maritimes, et puis les referme avec aisance et s’en va. Je vais m’asseoir.

 

 

Voici ce que j’ai constaté : lorsqu’après des semaines de silence on allume la radio pour capter les bruits du dehors comme par un interphone, savoir un peu où en est l’ambiance, et qu’au hasard des stations presque aussitôt irrespirables on tombe à l’improviste sur de la musique électrique de la fin des années soixante, inentendue depuis longtemps, on est stupéfait de s’éprouver quelques minutes moins à l’étroit ; peut-être par simple réminiscence de comment alors était encore le monde ; moins éteint, moins indifférent aux choses et résigné ; de s’éprouver quelques minutes moins dépressif et fatigué ; de sentir tout à coup se réveiller en soi des pages de lectures, des enchaînements d’idées, des impulsions à partir ailleurs, on ne sait où ; des pressentiments d’avenir immédiat, de hasards dehors qui nous attendent, d’imminence de quelque chose et de hâte d’y aller. Et l’instant d’après c’est de la House, ou du Rap, ou quoi que ce soit de maintenant et l’on retombe dans les conditions objectives.

 

 

Il m’est alors venu à l’esprit qu’on se trouvait là devant une sorte de mystère : ce rétrécissement du monde où nous voilà confinés avec notre imagination sans idées, qui s’ennuie, qui ne voit pas où elle aurait envie d’aller, qui ne sait pas quoi faire et se décourage à tourner en rond, se dégoûte d’elle-même et à la fin ne sait plus que feuilleter les programmes d’animation culturelle ; et qui s’est produit en si peu de temps, pour ainsi dire à vue d’œil, de notre vivant même, c’est comme si nous ne le ressentions pas : personne ne semble y prêter attention, ni s’en offusquer. Et pourtant ce passé où nous étions encore avant-hier et qui imprègne notre mémoire animique (car l’air autour de nous n’est pas mort et vide, rappelle Zweig à la fin du Monde d’hier : « Il porte en lui la vibration et le rythme de l’heure, il s’insinue à notre insu dans notre sang, il se propage jusqu’au fond du cœur et dans notre cerveau »), et quoiqu’il fût déjà la société des machines à croissance démographique rapide, toute couverte des publicités et des haut-parleurs de la libération subjective, si nous savions y retourner dans nos souvenirs physiques, comme nous y éprouvions alors les choses, nous ferait l’impression d’un avenir fabuleux, tout à fait utopique, où tous les horizons se reculeraient d’un coup : un monde bien plus vaste, presque paisible et lent en comparaison du nôtre ; un monde avec très peu de maladies et des campagnes sans voies rapides, où vivent des gens, des villes moins hautes et qui se perdent en elles-mêmes dans un dédale de siècles ; un monde désencombré de ses pénuries insolubles, de ses statistiques sans issue de dix milliards d’hommes, de ses laboratoires de génétique ; presque sans résidus radioactifs, ni populations inutiles à pourrir dans la puanteur des valeurs détruites ; aux songeries de voyager, d’aller là-bas vivre ensemble, aux vieux rivages de mers étincelantes encore intactes, où se baigner ; presque sans images de télévision et dépourvu d’ordinateurs. Et comment la vie s’y retrouverait alors dans un afflux de sensations sur la peau, d’expectatives, de pensées s’animant dans l’esprit, se multipliant dans tout le corps, se déployant hors de soi. Cette chose incroyable, et qui peut-être aujourd’hui nous serait angoissante : un monde où le temps serait ouvert devant nous.

 

 

Et si nous nous en souvenions, nous verrions comme elle est cette époque délabrée, jetant ses détritus n’importe où par les fenêtres. (Et si nous ne l’avions pas oublié nous verrions ce que nous sommes devenus, en l’oubliant.)

 

 

Certainement quelque chose a changé entre-temps, quoiqu’on ne s’en avise pas ; et même pas, semble-t-il, ceux qui ont connu, qui ont vu de leurs yeux cet auparavant ; que dans l’intervalle une dimension nécessaire à la vie s’est égarée, un je ne sais quoi d’impensé dont le défaut altère toutes les significations antérieures ; qu’il manque désormais quelque chose d’essentiel à ces jours où nous sommes, que l’existence pour les hommes y est devenue d’une autre nature, d’une autre sorte que dans le monde d’avant, si peu ancien. Cette idée peut sembler bien fantastique mais il suffit d’examiner les photographies de ces temps-là ; ou au cinéma de prêter attention aux rues et aux paysages des scènes tournées dehors ; c’est sous nos yeux la preuve de cette modification, que s’est produit en secret un phénomène insolite : le monde n’est plus le même. C’est une autre planète où nous sommes aujourd’hui : voyez sur ces images de la vie ordinaire comme l’invisible ambiance des jours y est différente, s’y montre d’une autre substance dirait-on : à l’évidence la vie s’y éprouvait alors autour de soi tout autrement que pour nous : tout y existe davantage, y est davantage soi-même et plus tangible : les rues avec leurs boutiques où entrent des passants, les boulevards plus larges, les gares où l’on se rend la valise à la main, l’intérieur d’un grand café avec ses heures d’horloges et les journaux du soir, une campagne de juillet où se dressent des meules de foin, et voyez ce sont les mêmes bœufs tirant la charrette depuis Les Travaux et les Jours, et puis maniant la fourche les hommes et les femmes des tâches communes sous le soleil, la route étroite où file une automobile, etc. Et voyez ce Village d’Andalousie, ce tramway de Budapest qui traverse maintenant les rues de Barcelone et resurgit à Buenos Aires, et les mimosas en fleur d’une Riviera enchantée, et ce Paysage de Bohême, etc., et même les modernités de train aérodynamique, d’usine hydro-électrique à turbine, de passagers descendant d’un Super-constellation sur l’aérodrome de l’ère nouvelle ; que c’est toujours une autre lumière baignant toutes ces vieilleries oubliées dans les manuels de géographie ; que le temps lui-même y figure autrement, comme plus ancien et durable, à la fois que plus immédiat, plus vaste et en quelque façon davantage vivant ; que pour eux sur ces photographies, les jours, les mois, les années passaient au sein d’un présent qui ne s’épuisait pas, mais qui se renouvelait toujours le même au seuil des temps futurs que l’on ne connaissait pas, dont on ignorait ce qu’ils seraient, qui demeuraient l’inconnu au seuil de quoi on se trouvait toujours parmi la vie terrestre ; non moins profond dans le sentiment que ce passé dont l’histoire allait se perdre dans les obscures étymologies des philologues, les champs de bataille des versions grecques et latines, ces cathédrales gothiques couvertes de suie et les poussiéreux in-folio de   l’érudition   tatillonne,   et   jusqu’à   ces   mégalithes dressés au fond des jours oubliés de la première jeunesse du monde ; qui étaient alors pour les hommes comme une mesure naturelle de la durée du temps au-devant d’eux. Et plus ces images reculent, plus nous y voyons s’agrandir le temps terrestre : voyez ces calotypes rapportés de Grèce par des voyageurs en 1850 : les ruines des temples antiques y sont en ruine, abandonnées à elles-mêmes, depuis si longtemps confondues au paysage, gisant dans l’herbe familièrement pour ceux qui passent là avec leurs troupeaux.

 

 

Et voyez ce qu’il en reste quand c’est là des touristes qui s’y filment au caméscope avant de reprendre l’avion. Et à ce propos j’ai constaté aussi que ceux-là mêmes qui ne trouvent aucun inconvénient particulier à la vie moderne, qui n’ont jamais la pensée d’y objecter en quoi que ce soit, s’il leur arrive de traverser une campagne en apparence intacte, un vieux quartier encore laissé à ses habitants, s’en émerveillent ; et ensuite en parlent avec une émotion sincère, quoique assez courte et démunie ; c’est comme s’ils ne faisaient pas le rapport.

 

 

Il m’est alors venu à l’idée que Bacon avait très justement choisi le nom de son utopie organisée scientifiquement, qu’effectivement on voit l’humanité achever de s’engloutir sans laisser de traces au sein de cette Nouvelle Atlantide.