VII

 

Voici ce que je lis dans le journal : qu’une violente éruption de particules solaires (en période de maximum cyclique, couvert de taches) était venue récemment heurter la magnétosphère terrestre – au passage détruisant un satellite de radiovision géosynchrone – y jetant au dépourvu des aurores boréales, des orages électromagnétiques perturbant la distribution du courant et les réceptions hertziennes. Le personnel technique assure l’innocuité pour nous de ce phénomène qui égare les oiseaux en migration ; peut-être en raison que nous sommes déjà si fourvoyés, ou déjà si affectés par les champs électriques de tous ces appareils sous tension, étourdiment accumulés dans nos logements exigus où l’on cherche en vain le sommeil entre un radio-réveil à diodes et un ordinateur en veilleuse, durant qu’au-dehors l’éclairage public vitrifie la ville nocturne. Et il m’est venu à l’esprit qu’il y avait là peut-être l’explication en partie de cette asthénie de la pensée que je peux constater non seulement chez moi-même ; de cette difficulté à se concentrer dans les opérations mentales, de cette lassitude de l’entendement quand on sollicite son attention ; de cet envahissement par la fatigue et abattement intellectuel très facile à vérifier en faisant l’effort de saisir sur l’étagère l’un de ces volumes dont on se souvient qu’ils furent si éclairants, aux pages autrefois comme autant de lanternes promenées dans notre obscurité, et de le trouver maintenant un peu difficile, à vrai dire n’éveillant aucune activité dans la conscience qui s’en décourage presque aussitôt ; et puis d’autres, moins ardus sans doute, mais qui contenaient chacun, avait-il semblé, vieux d’un siècle ou d’à peine trente ans, une part de l’intelligence nécessaire à élucider la circonstance où nous sommes, et dont on n’avait pas tiré toutes les combinaisons d’idées pressenties dans l’enthousiasme d’alors, un peu surprenant à se remémorer, dont les notions ne s’animent plus en ramifications dans le cerveau ; qui relit plusieurs fois la même phrase signalée au crayon sans parvenir à focaliser.

 

 

D’où j’ai pensé à cette quantité toujours croissante de radio-fréquences et ondes électromagnétiques en présence permanente dans l’air ambiant à la recherche d’une antenne où pouvoir s’incarner en images qui parlent, en publicités pour la climatisation ou le café instantané, en feuilletons de la vie sentimentale de jeunes employés bureautiques, en actualités de la planète, etc. – « Mustapha et Jennifer, tu es sûr ?», « Comme vous le voyez les survivants continuent d’errer au hasard en état de choc », « 8 céréales c’est 8 fois plus de richesse nutritionnelle !» – de ces ondes qui nous traversent en permanence, comme elles le font des murs et doubles vitres qui nous entourent, et dont nous n’avons aucun rudiment de leur effet sur le fonctionnement cérébral ; à la manière peut-être d’un faux contact dans l’activité électrique des neurones, avec des pertes de voltage expliquant sa faiblesse ; ou comme ces brouillages de l’ancienne radiophonie mais inaudibles sous la boîte crânienne et il n’y aurait plus qu’à rester stupidement assis à regarder ces images qui nous balayent le cerveau en télédiffusion.

 

 

J’ai remarqué à ce propos que si nos impressions semblent vouloir revivre et nos intuitions s’étendre un peu plus loin, gagner en finesse et netteté ; et notre sentiment intérieur retrouver des nuances, des sympathies avec les choses, des résonances en lui-même ; que si l’esprit semble respirer un peu mieux le dimanche que les autres jours, c’est pour le repos simplement où l’appareillage économique et ses activités électrostatiques se trouvent ce jour-là ; pour ce précieux silence du dimanche, « qui procure un répit à l’homme et même aux animaux de dedans ses murs ».

 

 

Ou qu’il s’agisse d’une tentative absurde et désespérée de la conscience pour faire un peu de vide en elle à mesure que dehors le monde s’encombre de stockages d’archives, de bibliothèques apoplectiques, de musées pour quoi que ce soit, de centres d’enfouissement, de commémorations et de rétrospectives, d’exhumations et de revivals, etc. ; de la conscience cherchant par sa propre vacuité à équilibrer ce plein qui envahit le monde et l’étouffe, d’y chercher un peu d’air. Ou que ce soit en essai de se soustraire à cet afflux continuel d’informations qu’il faudrait entrer dans le cerveau pour le garder à jour et opérationnel, et parce que celui-ci est déjà saturé et commence à chauffer et qu’il faut l’éteindre.

 

 

Ou serait-ce simplement par un sentiment de complète inutilité devant l’énormité et la précipitation des événements en cours, devant cette accumulation de problèmes s’engendrant les uns les autres et chacun en urgence à résoudre en premier, aux complexités totalement hors de proportion avec l’intelligence humaine ; de vouloir y comprendre encore quelque chose.

 

 

D’ailleurs c’est le grand mot du jour : Je n’y comprends rien ; c’est ce que tout le monde dit : « Je n’y comprends rien, c’est trop compliqué », en essayant comme sur la publicité de régler son dîner ou d’actionner le chauffage à distance avec son portatif multifonction ; c’est ce que dit par exemple l’automobiliste en reprenant l’autoroute après s’être perdu à la recherche de son quartier natal  (il  roulait  dessus) ;  et c’est  aussi  ce qu’avoue le météorologue aux informations du soir quand une tornade tropicale vient de saccager la Belgique ; et c’est ce qu’affirment les économistes quand les fonds d’investissement saisis de panique irrationnelle s’enfuient par les ordinateurs en laissant des contrées entières complètement dévaluées, et c’est aussi ce dont se plaignent leurs populations brusquement sans un sou, où plus rien ne fonctionne ; c’est ce que concèdent les psychologues quand le garçon unanimement ordinaire et quelconque avec les parents normaux de la classe moyenne et la maison où tout va bien fait un carnage sans s’énerver, les finissant d’une balle dans la tête ; c’est encore ce que diront les climatologues en consultant leurs programmes de simulation quand le Gulf Stream détourne ses eaux chaudes et nous abandonne à l’âge glaciaire au lieu qu’on ait ici les palmiers et les dromadaires du réchauffement global ; et c’est ce qui indigne chaque fois les populations du confort électrique retournées en quelques minutes à l’âge de pierre par un phénomène atmosphérique « d’une intensité jamais vue et très inhabituelle » ; et c’est aussi ce que rage en lui-même le manager au profil dominateur sur son C.V. jusque-là sans états d’âme, quand son écran lui signifie qu’il n’est plus accrédité, qu’il a une heure pour disparaître ; c’est généralement ce que constatent les gens comme vous et moi quand ils se réveillent dans un camp de personnes déplacées ; c’est toujours ce que n’importe qui s’exclame quand la tomographie confirme que c’est bien métastatique ; et c’est ce que vous direz vous-même en cherchant votre porte – « Je n’y comprends rien, elle était là » –, ou les chaussures que vous aurez aux pieds, dans le couloir de ce service de long séjour où l’on vous aura mis.

 

 

Et j’ai pensé que ce mot serait très sensé s’il nous conduisait à rechercher la cause première se cachant parmi le désordre de tous ces préjudices, la raison de tant de détriments et accidents fâcheux qui viennent en collision avec la vie satisfaisante pour nous la gâcher, l’auteur qui nous vaut dans ce moment une si inconfortable séance ; c’est une sottise, excusez-moi, s’il n’exprime qu’une réclamation à la caissière ou aux machinistes s’activant dans les cintres. Voyons froidement, dépouillons un moment le prestige de nos rêves, cette illusion de nos esprits en fermentation et tout cet industrieux délire, etc. (c’est ici le timide Senancour donnant de la voix) « et nous apprendrons qu’il est des vérités profondes que l’on peut pressentir même au sein de toute la séduction sociale qui les dissimule ». Oui, voyons froidement et nous apprendrons que si l’on n’y comprend rien à cette féerie, ce n’est pas seulement que l’imagination baisse les bras, comme on parle, en s’avisant que c’est chaque année 90 millions de nouveaux figurants qui viennent s’ajouter aux 7 milliards que nous sommes sur la scène encombrée et branlante de ce théâtre tournant, et qu’on renonce à suivre ce qui s’y passe dans un pareil tohu-bohu d’intrigues parallèles mêlant leurs monologues à des péripéties sans suite, aux changements de décor sans explications, en imbroglios d’entrées et sorties de personnages qui mélangent leurs rebondissements, leurs révélations qui changent tout en montages simultanés de plusieurs épisodes sur fond de tubes planétaires, de clameurs générales par les fenêtres ouvertes, de cris de détresse en direct à l’antenne, de génériques en images de synthèse annonçant la guerre électronique, ou l’invasion des bactéries, ou la grande pénurie alimentaire, d’explosions de voitures piégées, de tuerie à l’hypermarché et de chantage nucléaire en gros titre alarmiste oublié dans l’instant sous un autre et devenu le lendemain un souvenir de la vie moderne dont on ne s’étonne plus ; comme on en projette chaque soir aux habitants quelques rushes sans queue ni tête : un jour c’est génial l’ordinateur pour voir et parler à ses enfants à distance, ou même à la maison, et le lendemain ce sont les rebelles d’une marque pétrolière en Afrique qui les font cuire à la broche ; c’est le gène de l’obésité qu’on nous enlève pour continuer à manger des biscuits salés devant l’écran et l’heure d’après on y voit des millions de gens essayant d’échapper à la noyade en Extrême-Asie ; ou seulement à cette cause (si l’on n’y comprend rien) que c’est dans son fonctionnement normal à la joie de tous que la société organisée est un mystère perfectionné sur le modèle de ces parcs d’attractions, de ces pays magiques où la machinerie doit rester invisible, quand cette société n’est plus qu’une machinerie actionnée tout entière par l’électronique enfouie des microprocesseurs dissimulés partout à notre insu ; et jusque dans les appareils les plus nécessaires au bien-être civilisé, dont le principe de fonctionnement échappe au sens commun, que seul un très petit nombre de techniciens entendent, et dont on ne sait pas d’où ils viennent ni les autres fournitures, dont l’origine se perd hors de notre vue dans les circuits productifs du collectivisme global ; et même d’où s’extrait la nourriture et comment on la fabrique sous cette apparence familière, en ajoutant quoi dans les broyeurs ; ni par cet effet adventice que plus le monde se réalise parfaitement en tant qu’apparence, « moins celle-ci laisse entrevoir son caractère idéologique » et que l’opacité en augmente visiblement pour la conscience naïve (alors qu’à bien des égards il devient plus transparent : que tous les mauvais procédés des industries dissimulant leurs évacuations ignobles et leurs avaries derrière les publicités pour l’hygiène moderne, toutes ces nocivités et altérations pernicieuses dans les composés de la nature, et pratiques néfastes directement sur nous, qu’il fallait à la société totale nous cacher absolument, criant à l’hystérie dès qu’on l’en soupçonnait ; maintenant que par leur ampleur même ces dégradations sont devenues l’argument promotionnel qui nous intéresse à ses ersatz ou palliatifs, c’est elle qui les publie et nous en informe avec passion, et qu’il ne resterait ainsi rien à comprendre et à lui objecter, « On sait très bien tout ça, etc. » ; ni attendu que ce qu’on appelle « société de l’information » est la construction sociale la plus obscure à ses individus qui ait jamais existé, qui sont dans l’ignorance des véritables puissances en service et de leurs conspirations aux finalités secrètes agissant derrière ces malheurs qu’on voit s’abattre sur le globe, et dont les grands crimes « loin de se découvrir, ne se soupçonnent même pas » ; et faute qu’on puisse aller « derrière les coulisses voir les roues qui font les vols et autres machines », on assiste aux événements mais on en ignore les raisons, le monde étant semblable alors, ajoute Leopardi, aujourd’hui que le pouvoir est concentré dans quelques mains, « à ces machines actionnées par quelque mécanisme secret ou à ces statues qu’anime un comparse dissimulé dans leurs flancs », et qu’on ne sait pas qui parle à l’intérieur du speaker à la radiovision quand on voit bouger ses lèvres, et que ce qu’on nous laisse ignorer est ainsi plus important pour nous que ce qu’on nous laisse savoir, dont la raison ne sera laissée à deviner qu’inutilement bien plus tard, d’ici là à nous perdre en vaines conjectures ; et non seulement (si l’on n’y comprend rien) par ce fait que l’augmentation du nombre et la soudaineté de ces événements, dont le moindre aurait stupéfait l’univers, du temps que nos parents avaient notre âge, et qui ne retiennent même plus notre inattention, rendent la réflexion inutile : le temps qu’on en décortique un pour en désenchevêtrer les causes et lui inventer une explication, des complications nouvelles, à cela plus captivantes, l’ont jeté dans l’oubli et l’on reste  toujours  en  retard  de quelques   dysfonctionnements ;  et qu’il deviendrait plus sain de se « débarrasser   de   toute   signification   comme   d’un   fardeau inutile » : plus s’étend l’objectivité de la catastrophe, plus   le   rythme   s’en   accélère,   et  plus   s’horrifie   la conscience qui s’obstine à vouloir comprendre à quoi ces événements nous conduisent, qui en est la véritable signification ; à essayer de finir à l’avance le puzzle de cet avenir fixe dont les journaux livrent chaque jour quelques pièces au hasard, pour y contempler dès maintenant le portrait de Dorian Gray de ce monde si jeune et si plaisant tel qu’il apparaîtra soudain aux yeux de tous complètement délabré, crépusculaire et décharné ; que c’est à chaque fois la sentence de son extinction qu’elle doit y déchiffrer ; ni pour cet effet particulier (si l’on n’y comprend rien) que le  rétrécissement de l’horizon du monde autour de nous, que le manque si évident de perspective temporelle par quoi la conscience s’étendrait au-delà du présent immédiat et s’y orienterait, plonge celle-ci dans un « vécu » analogue à celui du rêve : que « l’impossibilité de se constituer un monde dans ses perspectives temporo-spatiales est ici presque la même que dans le sommeil », que ce monde sans monde, « ce spectacle qui a remplacé l’existence, est là maintenant sans aucune possibilité d’être neutralisé par les distances, les perspectives et les catégories », etc., et que par suite, « détaché des esquisses, des nuances et des catégories de la réalité », tout ce qui se présente dans cette conscience déstructurée « y éclate avec violence », comme la ruée d’une totalité d’événements sans histoire, sans   espace   et   sans   temps   :   « Leur   enchaînement scénique est comme un halètement de significations pulsionnelles animé par des affects souvent intenses (anxiété, phobie, terreur) », et que c’est dans des perspectives embrouillées, au travers de plans confus et mouvants, que les événements se glissent et se condensent, expérience typique d’une « invasion du champ de conscience par un monde fantastique », « de telle sorte que le confus vit un "spectacle" dans l’exacte mesure où il est transformé en "spectateur" », etc. (mais voyez Henri Ey, La Conscience, Paris, 1963, au chapitre de sa destructuration, « Les états confuso-oniriques » et « Les états crépusculaires et oniroïdes », d’où je recopie cette phénoménologie de l’habitant moderne) ; ni non plus à cette seule cause des modifications incessantes que l’économie apporte aux décors qu’elle nous fait et parce que le changement continuel efface le souvenir, et que par définition l’amnésique ne comprend rien à ce qu’il fait là, ne sait même pas où il se trouve, ni qu’est-ce qu’il va se passer maintenant ; ni non plus par cette disposition d’esprit singulière qu’on sait très bien à quoi s’en tenir – à faire respirer du benzène à ses enfants, à leur donner du lait de croissance aux métaux lourds pour qu’ils deviennent très intelligents et par exemple trouvent une solution à ces stocks de déchets ultimes qu’on laisse à leur initiative – mais que la honte d’avoir sa part dans toute cette infamie et faillite universelle deviendrait écrasante si l’on se mettait à comprendre (et c’est pourquoi, ajoute Adorno, les gens se cramponnent à ce qui les tourne en dérision et confirme la mutilation de leur être) ; ni par cette causation qu’on n’essaierait même pas, en conséquence de nos habitudes et psychologie de vie parasitaire à l’intérieur des infrastructures économiques et de « l’atmosphère morale sournoisement corruptrice » qui règne là, et pour la duplicité, la fourberie de se cacher derrière son impuissance objective et d’y trouver l’exonération – « Je n’y peux rien si c’est comme ça » – d’être une victime comme les autres dans la masse, avec autant le droit d’en profiter comme tout le monde et qu’on peut brancher la climatisation et faire le plein sans prendre sur soi la rupture brutale des conditions météorologiques habituelles à l’échelle planétaire et allumer l’ordinateur pour y faire du shopping sans se culpabiliser de savoir de quel camp de travail en viennent les composants, et descendre le sac poubelle sans se croire obligé de philosopher que par conséquent, étant donné l’état actuel des choses, notre inlassable inquiétude quant à ce que durera notre mémoire paraît une vanité périmée et une folie dont le temps est révolu, etc., en attendant de pouvoir dire qu’on aurait pu nous prévenir, qu’on n’était pas du tout au courant que ce fut à ce point-là ; ni pour cette infantilisation de vivre sous la tutelle des autorités supérieures, par l’habitude qu’elles décident de tout et nous expliquent ce qu’il faut faire, et qui se dit : « Ils trouveront bien quelque chose avec leurs laboratoires », si c’était si grave Ils nous le diraient, qu’ils savent mieux que nous de quoi il retourne ; ni pour cette raison très humaine que ces informations de banqueroute prochaine ou d’empoisonnement chimique total semblent des rumeurs d’une noirceur excessive, et même incroyable, au regard de la vie ordinaire suivant son cours après tout plus ou moins normalement, qui en deviendrait comme irréelle avec de telles choses à l’esprit ; et non seulement par simple cautèle à prétendre n’y rien comprendre en attendant le moment merveilleux où il sera de fait trop tard pour quoi que ce soit, où en effet il n’y aura plus rien à comprendre, où l’irresponsabilité sera enfin complète et pour chacun la permission d’oublier toute vraisemblance et de libérer ses affects intenses et ses halètements pulsionnels dans l’anonymat de la fin du monde. Voyons froidement : si l’on n’y comprend rien, c’est pour la raison évidente que ce ne peut être au moyen d’une subjectivité dont c’est là précisément la fonction ; d’une subjectivité qui est elle-même en résultat de ce qu’on n’y comprend rien.

 

 

J’ai fait à ce propos l’observation que ce sont les mêmes qui concèdent : « Oui, c’est vrai, c’est démoralisant, nettement de pire en pire, très dommage, passablement regrettable, mais c’est trop tard, c’est déjà fait, on ne peut pas retourner en arrière, on ne va pas désinventer l’atome, pour aller au troisième les gens prennent l’ascenseur, c’est comme ça maintenant on n’y peut rien », et qui ajoutent : « Ne faisons pas de catastrophisme » ; qui disent : « Rien de nouveau », « On connaît la chanson », « Depuis que le monde est monde », « Depuis que l’homme existe il transforme la nature c’est comme ça », que les spécialistes d’ailleurs trouvent excessifs ces affolements, qu’il y a des solutions scientifiques qu’on va trouver comme on a toujours fait, que ce n’est pas en arrêtant le progrès au contraire, qu’on n’inventera pas la machine à aller moins vite, etc. A quoi chaque fois j’ai la plus grande difficulté à ne pas leur signaler qu’ils se trompent sur ce point, que cette machine est à notre disposition, d’une fabrication très simple, et même écologiquement soutenable, à ne nécessiter que de la corde en combinaison d’une accroche en hauteur pour fonctionner avec l’énergie gratuite de la gravitation universelle, en sa forme ici de pesanteur terrestre ; et que le mode d’emploi n’en serait pas une tablature : « Notre tranquillité, ou Félicité publique, commence par la perte de tous ceux qui travaillent à perdre la nature humaine » ; et d’abord en démontrant ainsi leur erreur à tous ceux qui répètent stupidement qu’on ne peut pas faire autrement, « qu’il faut absolument être modernes ». Mais je n’ai que la faible satisfaction d’imaginer la chose durant qu’ils poursuivent : qu’on a des bibliothèques entières de prophéties horribles et de poésies neurasthéniques, et que nous sommes toujours là, etc.

 

 

(Et qui parle de retourner en arrière ? Qui ne voit devant nous l’invention de la traction animale comme un progrès immense, une prodigieuse amélioration de nos mœurs, la transformation de ce camp de concentration en une amusante villégiature sous un ciel entièrement nouveau ?)

 

 

J’ai noté aussi dans la vie de tous les jours la multiplication de légers malaises, vertiges, maux de tête, points douloureux, de fatigues inexplicables avec des ganglions suspects, de cheveux tombant à poignées sans raison, ou dans la glace un matin avec des plaques rouges d’allergie à quoi ? de démangeaisons un peu partout ; de saignements bizarres et encore de troubles digestifs très répandus, d’accès de tristesse et de découragement à caractère dépressif alors que tout va bien, de crises d’angoisse et de trous de mémoire inquiétants à la longue, et dont on est bien forcé de se demander si ce ne serait pas en conséquence d’être si imprégné de ces molécules de la chimie industrielle ajoutées par milliers dans la vie terrestre, formulant dans nos viscères des compositions inédites au hasard de leurs rencontres ; dont on se fournit tous les jours les réactifs parmi la liste autorisée dans l’eau du robinet ou les tranches de jambon, qu’on se procure sous forme de sprays pour les insectes ou décaper le four, de détergents bactéricides, ou en métabolites de dégradation cent fois plus toxiques dans la salade, etc., en les mélangeant aux effets secondaires et contre-indications des médicaments qu’on prend déjà ; ou simplement en associant les éthers de glycol de la peinture rapide à l’ozone photochimique en ouvrant la fenêtre pour aérer, un peu à la manière de ces armes binaires dont l’explosion mélange deux substances courantes en agriculture pour en faire un vésicant ou un neurotoxique à usage immédiat ; on est bien obligé de chercher autour de soi, d’imaginer un virus non identifié dans les journaux avant des mois, ou quelque chose au cerveau, c’est très possible, ou une sorte de toxicose, ou de réfléchir à toute la viande hachée mangée ces années-là, et une fois avec des prions dedans cela suffit maintenant à forer leurs galeries à l’abri de la boîte crânienne, c’est très possible.

 

 

J’ai lu à ce sujet que les effets à court terme de l’usage des portatifs, à titre d’escompte en quelque sorte, étaient des troubles de la mémoire et de l’orientation, surtout un trouble du jugement, une tendance à l’incapacité de prendre une décision ; d’où la nécessité de multiplier les appels et à la fin ils ne savent même plus de quoi s’agissait-il au juste, « Je te rappelle dès que ça me revient ». J’ai lu aussi qu’on avait trouvé le moyen de reprogrammer des cellules du cerveau pour leur faire produire des cellules sanguines, pour regonfler l’immunité par exemple ; mieux utilement employées en l’espèce.