V

 

Quand on voudrait s’attarder à cette question de la conscience et de ses conditions matérielles, il faudrait poser en prémisse que la profondeur intérieure du sujet n’est constituée par rien d’autre que par la finesse et la richesse du monde extérieur des sensations, et ne pas tergiverser d’aller ensuite à la scolie : « Si l’homme à l’origine (imagine Mumford) avait habité un monde aussi uniformément dénudé qu’un “grand ensemble” d’habitation, aussi terne qu’un parking, aussi dépourvu de vie qu’une usine automatisée, on peut douter qu’il ait eu une expérience sensorielle assez variée pour retenir des images, modeler un langage, ou acquérir des idées. » D’où en effet le besoin des populations qu’on leur procure chaque jour par voie hertzienne ces utilités de l’humanisation.

 

 

D’où se tire aussi ce triste théorème de la vie mutilée : Le désastre subjectif enfoui dans les profondeurs de l’individu rejoint le désastre objectif qu’on peut voir ; en d’autres termes : « l’état normal est aussi normal que la société défigurée à laquelle il ressemble » ; dont la vérification sans doute est à la portée de n’importe quelle intelligence : l’esprit ne peut se refléter de l’intérieur (insiste Mumford) : ce n’est qu’en sortant de lui-même qu’il devient conscient de son intériorité ; et serait-on curieux de la rencontrer, il suffit d’aller à la fenêtre ; d’ouvrir un journal, d’allumer le poste de radiovision ; de monter dans une automobile et de rouler, pour en faire la visite.

 

 

Et si l’on veut apprendre de quoi sont prisonniers au plus profond d’eux-mêmes les individus à l’état normal (où l’on n’en souffre pas), il faut considérer les infrastructures qui nous contiennent, qui sont l’exo-squelette collectif mis à la place de l’union sociale et de la foule des caractères privés, sans s’occuper du contenu subjectif des habitants, ni du sien : de contempler notre monde organisé dans son objectivité de centre commercial avec son glacis de parkings, de wagons automatiques dans les transferts souterrains, d’autoroute de conurbation ou de poste de travail à écran ; une radiovision en 16/9 extra-plat dans une pièce à vivre, ou le trafic aérien de l’industrie touristique assurant le brassage mondial des cultures de virus, ou la nuit dans les rues les feux de circulation fonctionnant sans personne, etc., ou ces réseaux de lignes à très haute tension convergeant sur la mégapole (on les voit de l’autoroute), ce gouffre du genre humain, pour la maintenir en animation constante à zéro stock, etc. ; et l’on concevra sans peine le superflu de s’attarder beaucoup au contenu du cerveau des usagers ; c’est en résumé comme la radiovision ou l’ordinateur : le contenu n’y change rien du tout quant à l’effet individuel ou social : c’est la raison qu’on les laisse regarder ce qu’ils veulent.

 

 

Et par suite, logiquement, en voyant dehors des engins de terrassement s’activer à l’aménagement urbain, la rénovation en cours d’un vieux quartier (au cas où il en resterait un) pour y installer l’interphone, la rue piétonne et les fenêtres en plastique (un coup d’éponge et c’est propre) de la satisfaction moderne ; quand l’on retrouve un vieux monument entre-temps restructuré aux normes de sécurité et de bien-être civilisé, la sorte d’impression qui s’en dégage maintenant ; il faut bien mettre en avant dans son esprit que c’est à la remise à neuf de sa propre conscience qu’on assiste là ; qui avait déjà l’éclairage public et le téléphone ; où l’on creuse à présent des tranchées pour le câble et qu’on équipe de la climatisation, où l’on rase des bicoques pour la voie rapide qui fera gagner du temps sur le parcours, où l’on a partout bouchant la vue les publicités de la vie sans contradictions, etc. ; que c’est aussi dans l’atmosphère de notre cerveau, l’ozone photochimique et la musique des haut-parleurs, les marquages au sol et les signalétiques, les codes-barres et les disquettes. Et d’aller se rassurer devant la glace ne sert à rien, ni de prendre la pose devant sa bibliothèque, ni de manger au canif le saucisson fermier : c’est toujours à la manière du façadisme, qui conserve en effet la physionomie en pierre expressive avec ses balcons de fer forgés au XIXe siècle, pour installer derrière, en place du grand escalier en volute silencieuse, des plafonds à moulures, parquets, cheminées en marbre, cuisine de l’Age du charbon, ses plateaux modulables et ses plafonds techniques de l’air conditionné et du câblage de la bureautique high-tech desservie par un ascenseur à logique floue sur trois niveaux de parkings.

 

 

C’est à mon avis une des raisons pourquoi l’individu collectivisé ne conçoit pas où est le problème : sa subjectivité, à quoi il s’identifie, ne pourrait lui servir à rien hors de ces conditions artificielles qui en sont la matrice ; i.e. : ton « entendement » adapté à l’ordinateur a nécessairement besoin d’un environnement dominé par celui-ci pour être utilisable, qui en a fourni tout le mobilier et les accessoires, avec l’emploi du temps et les « thèmes de réflexion », au nombre desquels ne figure pas celui d’imaginer en sortir.

 

 

En voici une autre : Là où manque l’occasion d’extérioriser un talent, continue Feuerbach, le talent manque aussi ; (là où il n’y a pas d’espace pour l’action, il n'y a pas non plus d’impulsion : l’espace est la condition fondamentale de la vie de l’esprit : où l’espace manque pour extérioriser une capacité, manque aussi la capacité elle-même, etc.) ; et par suite, en conséquence, chaque nouvel appareil ou machine électrique dont la commodité s’installe dans notre privauté ou l’organisation sociale fait la dispense d’une capacité, d’un talent, d’une faculté que nous possédions auparavant ; opère une diminution fatale, une soustraction : chaque progrès technique abêtit la partie correspondante de l’homme, ne lui en laissant que la rhétorique, ainsi que Michelstaedter le rédigeait en 1910 à la lueur d’une lampe à huile : tous les progrès de la civilisation sont autant de régressions de l’individu (et qui se suicidait le lendemain). Nous autres dont la vie se déroule au crépuscule de ce long désenchantement à quoi le principe de rationalisme étroit et positif nous a réduits – régression qui « est essentielle au développement conséquent de la domination », précise Adorno dans une annotation au Meilleur des mondes – pourrions être les témoins étonnés de ce processus de déperdition parvenu à son terme, si nous n’en étions pas, en notre personne, aussi le résultat.

 

 

C’est par définition qu’une victime d’un rétrécissement de la conscience n’en est pas consciente ; (d’où l’intérêt de ces tests de dépistage précoce de l’ESB humaine ou de l’Alzheimer pour en informer l’usager pendant qu’il comprend encore ce qu’on lui dit).

 

 

Suivons néanmoins cette idée (que notre conscience est conditionnée par notre présence physique dans le monde, que c’est l’obligation d’être là en personne qui nous fait conscients ; et qu’aussi bien c’est seulement par la conscience que nous pouvons être là en personne) : les appareils et machines de la vie facile, de la satisfaction immédiate et sans peine ne nous dépouillent donc pas seulement des facultés, talents et capacités qu’ils remplacent, mais, en même temps que de la fatigue à les employer, de l’effort et de l’attention indispensables, de la contrainte d’être là en personne ; et donc aussi de la conscience de soi, qui était seulement à l’occasion de cet exercice.

 

 

& c’est ici que je vous prie de renouveler votre attention : quand, fatigué, on prend l’ascenseur pour gagner son étage, qu’on est transféré directement de la rue à l’étage, on a forcément moins conscience de rentrer chez soi (et l’on ne peut pas se rendre compte de combien c’en est peu un) ; et l’on n’est pas seulement privé du temps passé avec soi-même en montant l’escalier, et avec la fatigue, du plaisir d’y atteindre, mais aussi bien de l’emploi de ses jambes : de la faculté de rentrer chez soi par ses propres moyens.

 

 

(Et c’est pourquoi ce sont des imbéciles ou des inconscients, ceux qui disent : c’est la même chose de recevoir des e-mails que des lettres dans la boîte au rez-de-chaussée : des malheureux surtout qui resteront toute leur existence dans l’ignorance de ce que c’est de remonter l’escalier dans la solitude de cette lettre qui n’est toujours pas venue, ou, enfin, un jour, qui est là avec son écriture dessus. Leur âme restera toujours vide de ces minutes-là, qui sont toute la clarté, toute la lumière, etc., « et nous restons sous leur emprise notre vie durant » ; de ces brefs moments « qui pourtant nous suffisent pour l’éternité » : par où notre existence est à elle-même sa propre éternité ; leur âme restera vide de cet escalier et un jour le néant les avalera comme se referme la porte automatique de l’ascenseur.)

 

 

C’est d’autant plus vérifiable – que ces appareils ne requérant pas  d’autre   effort  que  d’appuyer  sur  un bouton pour obtenir le résultat, étant appareils de diminution de la présence physique, sont aussi appareils de diminution de la conscience de soi (c’est peut-être scandaleux mais c’est comme ça) –, d’autant plus enfantin de s’en rendre compte dans le cas des appareils destinés à l’action directe sur l’état de conscience en fournissant au cerveau de la distraction sans aucun effort de sa part : voyez l’individu qui rentre dans son foyer unicellulaire et presque aussitôt ressent l’ennui de ce tête-à-tête avec lui-même, qui sent monter cette tension déplaisante de l’esprit essayant de se mouvoir par ses propres moyens – car vivre, par nature, est un état violent – : il lui suffit d’appuyer sur une touche pour que des gens se mettent à parler et bouger dans son cerveau avec leurs problèmes existentiels comme lui-même en aurait s’il n’était pas assis devant sa radiovision.

 

 

Et c’est l’explication du si bon accueil fait à chaque nouveau parasite électronique, qu’ils ont cette obligeance, en s’appropriant nos facultés, de ne nous laisser à charge que de fournir la vie biologique que réclame leur propre existence : voyez cette sollicitude du téléphone de poche qui épargne à son individu d’endurer le temps mort en se dotant d’une fonction « jeu électronique » ou d’une connexion au réseau planétaire qui nous désentrave « des barrières du temps et de l’espace » ; et voyez ce qu’il vous reste quand c’est l’ordinateur qui se met à parler avec son moteur de recherche qui trouve le renseignement, quand c’est l’automobile qui connaît le trajet et vous dit de prendre à droite, et quand c’est le four qui décide si c’est cuit et la carte de crédit qui sort du cash ; quand c’est le caméscope qui voit et se souvient, et ensuite perd la mémoire, etc., quand c’était déjà par dégénérescence la radiovision tenant lieu chez soi d’activité psychique : il faudrait beaucoup de distraction pour ne pas remarquer le résultat de ces appareils sur le cerveau de ceux qui s’en servent : ils ouvrent la bouche et il en sort des informations, des dialogues réalistes, des publicités, des sketches comiques et dès qu’ils trouvent un escalator ils se laissent porter dessus comme des poulets d’usine par le tapis roulant qui mène à la « sortie ».

 

 

Dans le cas des enfants maintenant c’est plus simple : c’est dès le début que les appareils raccordés à la place des facultés ne laissent subsister que les terminaisons nerveuses suffisant à leur emploi d’appuyer sur les touches : élevé par cette pédagogie de la non-contradiction, le petit consommateur aura peu de circonstances pour développer dans son caractère et sa pensée la capacité de résistance à la contrainte (à défaut de laquelle la pensée ne pourrait même pas exister) d’où s’engendrent les facultés (ainsi c’est dans l’ennui que se compostent les sensations, les rêveries, l’attention aux choses, le sentiment de l’ambiance, etc., d’où germera l’imagination qui inventera d’échapper à l’ennui par ses propres moyens), et arrivé à l’âge de son exploitation économique il est incapable de comprendre la contrainte qui s’exerce tout à coup sur lui ; qui se cachait derrière les boissons sucrées, les dessins animés, l’ordinateur qui parle gentiment.

 

 

Tous les progrès fournis à l’homme par la croissance économique sont de mêmes séquelles : rouler vivement trois cents kilomètres sur l’autoroute en écoutant les mélodies de Duparc, ou de la Goa trance, ne réclame pas tant d’attention, de présence physique, de conscience de ce qu’on est en train de faire, d’effort, de fatigue, que par l’ancienne nationale à deux voies d’avant la ceinture de sécurité ou même l’air-bag (sans remonter plus loin) : ce sera donc moins un voyage et par suite l’endroit où l’on arrive n’est plus le même, le serait-il en apparence : lui aussi a perdu en présence physique. C’est pareil du voyage en avion : on débarque trois heures après avec sa carte de crédit dans un parc de loisirs. Et semblablement du trajet en train pressurisé mettant Marseille à quatre heures – au lieu que c’était en quinze avec la fumée du charbon quand on voulait peut-être une cabine de cargo mixte pour l’Au-delà de Suez ; et que cet express à vapeur déjà n’atteignait plus le Marseille de 1840 où l’on arrivait par journées de coche d’eau et de malle-poste traversant les paysages de la civilisation provençale, quand on voulait peut-être s’embarquer sur une goélette pour le Voyage en Orient – avec cet inconvénient, qu’il ne nous dépose plus à Marseille mais dans une banlieue quelconque de la décomposition mondiale comme partout ; et ce n’est pas le même livre qu’on lit posé sur la table à la lueur d’une lampe à mèche, et celui qu’on emporte sur la « plate-forme à vivre » (un canapé modulable) éclairée au krypton avec la stéréo en sourdine, etc.

 

 

Au fond, nous sommes las et importunés de ces efforts, de cette présence en personne que l’humanisation nous réclamait constamment pour se perpétuer à travers les générations depuis trois ou quatre mille siècles, peut-être plus ; l’Age collectiviste nous installe dans une seconde nature actionnée à l’électricité et n’exigeant de nous rien d’autre que l’abandon de cet effort : voilà le confort.

 

 

Et voilà notre soulagement d’échapper au passé dont on voit d’ici qu’il y fallait une sorte de courage physique, et même à nos yeux un certain héroïsme, pour accomplir jusqu’aux actions les plus simples de la vie de tous les jours, quand rien n’était encore raccordé au réseau ; où c’était partout le Théâtre social, ses conventions et ses astreintes réclamant un moi assez ferme pour garder ses distances – comme c’est encore chez les pauvres, comme on en fait la pénible expérience dans ces vieilles boutiques avec la porte à ouvrir soi-même, dans la contrainte d’être là en personne et la perte de temps inutile en formules de politesse et à devoir prononcer ce qu’on veut à son propriétaire, au lieu de franchir la porte électrique les mains dans les poches pour se servir soi-même – à la place de l’intersubjectivité qu’on a d’être tous égaux ; et pour quoi que ce soit : il fait froid, on doit s’occuper du poêle, on a faim, il faut éplucher des légumes et attendre que ce soit cuit, on a quelque chose à dire à quelqu’un qui est ailleurs, il faut écrire une lettre à la main et attendre la réponse plusieurs jours, voire des semaines, on veut entendre de la musique, il faut s’habiller et prendre un fiacre ou la faire soi-même, et tout à l’avenant : on veut la joie de l’alcôve mais sans la progéniture, il ne faut pas perdre la tête et être à deux conscients de ce que l’on fait des fantaisies, etc. Tandis qu’ici, il fait chaud, on branche la climatisation, on s’ennuie, on passe un film, etc., on est fatigué de l’hiver, on prend l’avion pour une semaine aux tropiques.

 

 

J’ai vérifié qu’il y a toujours à ce moment un hédoniste échauffé pour interrompre :

« 1/ mais où est le problème en effet puisque nous avons justement la disposition de ces appareils qui nous procurent les facultés mais sans la fatigue ? – 2/ loin d’être une diminution, ceux-ci au contraire sont une extension de nos capacités comme tout ce que fait le progrès depuis trente mille ans : la radiovision en est une du regard au même titre que le propulseur paléolithique en était une du bras, et le téléphone de la parole ou de l’ouïe, et l’automobile de celle locomotrice, etc., et voyez cette fantastique extension de notre mémoire en fichiers numériques n’encombrant plus le cerveau – 3/ que cette diminution générale de la fatigue s’opère au profit de fonctions de l’esprit plus quintessenciées, d’activités mentales supérieures, de sophistications et raffinements de subjectivité (cette objection aurait du vraisemblable si elle ne se révélait plus spécieuse que probante, dans la personne même de l’hédoniste) – 4/ et à quoi peut servir d’être conscient qu’il fait chaud ? ou qu’on s’ennuie, ou qu’on est triste, etc., et d’en souffrir ? »

 

 

Voici ce que j’expliquerais à un auditoire d’habitants si on me le demandait : en nous entourant de ces multiples prévenances, la société organisée complaît hypocritement à tout ce qu’il y a de faible et de velléitaire en nous, car c’est ainsi qu’elle veut ses individus : faibles et velléitaires, lâches, ne pouvant pas songer à se passer d’elle ; sans plus le moindre sentiment de leur dignité naturelle.

 

 

Non, voici plutôt ce que je leur dirais : ce système est très séduisant qui multiplie les obligeances à porter nos paquets, à laver nos assiettes, à nous transporter et nous distraire à volonté, qui fournit toutes les assistances à la vie matérielle d’un claquement de doigts et nous maintient à température constante, etc. Il a aussi cet inconvénient, qu’on a étudié, de nous priver par là de l’exercice de nos facultés en nous soustrayant à l’effort, à l’attention requise autrement à ce que l’on fait, et en outre à la limitation d’une seule chose à la fois, qui est aussi la fatalité d’être là et non ailleurs, en somme à la contrainte naturelle d’être présent à sa propre existence. (& à quoi pense-t-on si l’on ne médite pas continuellement ces importantes vérités ?) Mais voici l’inconvénient subsidiaire : par la satisfaction immédiate, par l’aplanissement de tous les obstacles, difficultés, escarpements (dont se formait la conscience de soi en les surmontant), et par l’annulation de tous les délais, éloignements et entraves qui donnent de l’impatience, en rendant inutiles et même désavantageuses toutes les vertus qui consomment de la durée, en supprimant les fatigues et les complications mises à la jouissance et tout ce qui contrariait de la sorte la satisfaction du désir, c’est du même coup celui-ci qu’il supprime : les choses étant ainsi que c’est seulement d’en passer par la cuisson alchimique du temps vécu, d’en passer par là péniblement à pied, par la nigredo, ou putréfaction mélancolique, nuit saturnienne, de la souffrance, de la déréliction et de l’incomplétude, du désagrément et de la contrariété, de la déception, du regret et de la tristesse, de l’impossibilité temporaire, de la distance infranchissable, de l’insatisfaction et de l’inassouvissement, en connaissance de sa cause et la recherchant avec ardeur, c’est seulement de passer à l’athanor de la longueur de temps – qui fait l’âme sèche (la meilleure) – (« et c’est pourquoi l’âme froide du débauché, quoiqu’elle puisse se réchauffer à la promiscuité, ne sèche pas, mais demeure putride et noire ») – que la pulsion, le besoin brut et immédiat est transmuté en force de l’esprit, clarté de jugement, chaleur naturelle, renouvellement du fluide vital (remède universel), sentiment profond, inspiration, résolution consciente et aptitude au bonheur, c’est-à-dire en désir ; dont le défaut est alors celui de la vie elle-même en tant que sensible : car le désir est la respiration de l’âme, dit très bien Maistre, et qui ne désire plus ne vit plus. (Et qui tolère le bruit est déjà un cadavre, ajoute Ceronetti.)

 

 

Je vous remercie de votre attention.

 

 

Voici ce que j’ai pensé d’autre : que plus le monde devient ce dépotoir de déchets ultimes et de résidus toxiques, s’infecte de bacilles multi-résistants, de virus et de parasites, de mycoses génito-urinaires, d’herpès, etc., où l’eau devient problématique à refaire potable, et plus on nous voit la peau récurée, le cheveu brillant, les dents photogéniques, les vêtements sortant du pressing ; que plus il y a d’appareils à laver, et de flacons spécialisés, tubes, crèmes, lotions s’accumulant dans les salles de bains, que se multiplient les sprays bactéricides, les services par téléphone où c’est un robot qui prend la commande, le courrier électronique, les badges magnétiques, les portails de détection, les codes secrets, les portes d’accès vérifiant la voix, ou l’iris, ou les empreintes digitales, ou l’odeur des individus qui s’y présentent, et les hôtels gérés par un ordinateur qui s’explique directement avec la carte à puce, et les emballages en plastique pour quoi que ce soit, les plats cuisinés en atmosphère stérile et les vidéo-surveillances, plus se répand la phobie du contact. Et à la fin on ne s’étonne même pas que le jardin secret qu’on garde dans sa « vie intérieure » ait rétréci à la taille d’un yucca en pot acheté à la grande surface ou d’un bonsaï posé sur l’étagère.

 

 

Ainsi au-dehors tout est lumières vives, baies vitrées, installations  sanitaires  immaculées, clarté rationnelle des voies de circulation, écrans géants, corps nus se désinhibant au grand jour, sports énergiques, tandis qu’au-dedans les années s’y succèdent en d’étroites ténèbres ; et j’ai pensé que les troubles névrotiques constituaient des résistances malheureusement aveugles à cet aveuglement.

 

 

Et que plus s’obscurcit la vie de l’âme, plus il faut le secours de vitamines, « compléments alimentaires », régénérateurs cellulaires palliant le défaut d’enthousiasme naturel. Et pour finir la puissance animique des individus s’en étiole au point qu’il faut substituer à la défaillance du fluide nerveux spontané des molécules particulières à chaque fonction comme en appuyant sur un bouton et par exemple pour que le souhait, l’idée abstraite, la représentation de l’effusion sexuelle parvienne à s’objectiver. Et pour finir l’énergie vitale ne trouve à s’épuiser qu’en s’étouffant elle-même : abrutissement devant la télé couleur comme avec le robinet de gaz ouvert, ou à monter maintenant à 180-200 km/h en écoutant L’Invitation au voyage, ou à se jeter en accélération chimique sous des cataractes sonores, etc. Et pour finir au lieu de se réveiller chaque matin avec le sentiment radieux d’être en vie, qui serait la moindre des choses, la conscience du miracle que c’est, de ce privilège excentrique de figurer parmi cet univers prodigieux, on se traîne aussitôt à la cuisine avec la radio allumée pendant que l’appareil à café prépare le stimulant qui enverra rejoindre son poste de travail dans la machine collective de destruction de la nature.

 

 

J’ai fait à ce propos l’expérience que si l’on contemple le monde depuis l’intérieur d’une automobile récente munie de vitres électriques et de la climatisation, où l’on est assis à rouler, l’existence de l’univers, le fait qu’il y a cette vie terrestre, cesse d’être une étrangeté inconcevable et merveilleuse, une énigme ensorcelante – ou cet horrible mystère des choses, si l’on préfère –, même en essayant : ce n’est au-dehors que la réalité sommaire et prosaïque pourvoyant l’autoroute et les stations-service.