VIII

 

Oui, voyons froidement : le monde humain étant devenu semblable au monde naturel – poursuivait Leopardi à ce sujet tout à l’heure –, il faut étudier les événements comme on étudie les phénomènes et en découvrir les forces motrices en tâtonnant, comme le font les physiciens. Voyons froidement et « tenons d’abord pour certain qu’un grand effet est toujours dû à une grande cause, jamais à une petite » : et mettons bien en avant dans notre esprit qu’un effet si grand que ce désordre universel, par le composite et l’ampleur même des irrégularités, accidents et intempérances se produisant en contravention des anciennes légalités, et qui emmêle la perdition du genre humain à l’écroulement de la nature – qui donne à notre époque cette allure bruyante et furieuse de confusion sans dessein, cet apparent défaut d’intention –, nous contraint de resserrer l’examen dans la recherche des forces motrices : et à ce certain point de généralité dans l’égarement et la perturbation, de n’en plus soupçonner qu’une à l’origine ; en principe d’unité à cette multitude de causes particulières, disparates et contingentes, étrangères les unes aux autres et dépourvues de mutualité, entrechoquant par conjonction fortuite leurs effets pour être à la radiovision l’explication du sentiment de chaos ressenti par le spectateur inconsidéré ; une détermination commune dont cette pagaille de causes occasionnelles et quelconques, qui semblent d’abord suffisantes à l’événement pris à part et par là s’emparent aisément des vues faibles pour les empêcher de voir l’ensemble, ne serait elle-même qu’en effet ; en sous-produit, en cascade de résultats et voies de conséquences, qu’en foule nombreuse de ses avatars, en illustrations ; chacune par elle-même ne signifiant rien ou pas grand-chose, toujours seconde. Et c’est raisonnable : « A l’intérieur  d’une société monolithique il est vain de chercher ce qui a dû être cause. Il n’y a plus que cette société elle-même qui soit cause. » (La causalité s’est, pour ainsi dire, reportée sur la totalité ; au milieu de son système elle devient indiscernable, etc. ; voyez sur ce sujet l’ouvrage Dialectique négative, ici page 209.) Dans une société planétaire gouvernée par l’économie de croissance, il est vain de chercher en dernier ressort un autre fournisseur que celle-ci à quelque effet que ce soit.

 

 

Mais plutôt que de remonter péniblement la chaîne causale en partant d’un choix au hasard d’événements collatéraux afin d’y vérifier toujours l’action de la société totale, est-il plus expédient de discerner à celle-ci son principe actif.

 

 

Et quand on voudrait s’épargner dans cette prospection de la fatigue et des errements inutiles, Bossuet nous en signale un raccourci dans son Sermon sur la Providence – qui est un exposé de Sa méthode de gouvernement dans l’histoire, par quoi il contrebat sur son terrain l’objection facile des libertins s’étonnant à voix haute – « Il n’y a point d’ordre ! » – d’une distribution des biens et des maux paraissant injuste, irrégulière, « sans aucune distinction entre les bons et les méchants », qui donnerait à douter du discernement de la Divinité, ou de sa bienveillance, sinon de son existence – en usant d’une image ingénieuse, s’agissant de démêler l’apparente confusion des choses : « Prouvons par le désordre même qu’il y a un ordre supérieur qui rappelle tout à soi par une loi immuable », et « quoique tout y semble emporté par l’aveugle rapidité de la fortune », découvrons que tout s’y conduit par ordre et qu’une logique imperturbable se cache « parmi tous ces événements que le temps semble déployer avec une si étrange incertitude », et qui dans cet incognito les gouverne : il compare cette disposition des choses humaines « confuse, inégale, irrégulière » à ces tableaux « que l’on montre ordinairement dans les bibliothèques des curieux comme un jeu de la perspective » : dont la première vue n’offre que des traits informes et un mélange confus de couleurs ne suggérant pas « l’ouvrage d’une main savante » ; « Mais aussitôt que celui qui sait le secret vous les fait regarder par un certain endroit », aussitôt les lignes inégales venant à se ramasser d’une certaine façon dans la vue, toute la confusion se démêle, « et vous voyez paraître un visage avec ses linéaments et ses proportions, où il n’y avait auparavant aucune apparence humaine ».

 

 

Le « certain point » par où Bossuet dévoilait au curieux un ordre admirable caché sous l’embrouillement des affaires humaines étant l’action continuelle, de longue main et très concertée de la Providence – « qui ordonne de leurs destinées, qui élève & qui abaisse, qui appauvrit & qui enrichit, qui mortifie & qui vivifie, qui dispose de tout comme l’arbitre de toutes choses » (c’est ici Bourdaloue sermonnant de même) – ne nous est pas maintenant d’un grand secours – quoique l’on y trouve tracé là en bleu, pour ainsi parler, toutes ces attrayantes théories du complot qui fascinent les populations surtout depuis deux siècles qu’elles y comprennent de moins en moins et les jettent dans des crédulités de gouvernement occulte de l’histoire par des oligarchies d’initiés se transmettant les secrets des Atlantes depuis soixante mille ans, ou par une Synarchie émargeant au trésor des Templiers, etc., du Protocole des Sages de Sion aux interventions très calculées de visiteurs extraterrestres ; en l’occurrence ici avec un seul extraterrestre. Mais ce point existe n’en doutez pas, par où le tableau barbouillé et tapageur de la marche du monde nous découvre une puissance, une logique active enfermant dans sa fatalité les affaires humaines et qui ne dispose pas avec moins d’égards les accidents inégaux qui troublent la vie des particuliers, « que ces grands et mémorables événements qui décident de la fortune des empires », et le voici : dans les équations de la rationalité économique et ses calculs de rentabilité le genre humain ne figure qu’en matière première, qu’en carcasses de temps vivant, force de travail sur pied, bétail mâchonnant les granulés qu’on lui prépare.

 

 

Et voyez comment toutes les aberrations apparentes se rectifient et s’ordonnent alors et comment tout s’éclaire en désanamorphose : ce que nous découvrons se dissimulant derrière ces « contradictions et monstruosités horribles et manifestes » qui mettent le monde dans cet état violent – à faire végéter trois milliards d’hommes dessous les barèmes de la « pauvreté absolue » durant que les autres avalent des vitamines pour suivre le rythme des innovations – qui n’offre aucun sens à vouloir le considérer de notre point de vue, et c’est ce qui nous trompe toujours : ce n’est pas « un visage avec ses linéaments » mais un écran de calculateur électronique où défilent des lignes de programmes dont on ne peut pas savoir s’il s’agit d’un « système expert » envoyant ses instructions à une machine-outil à commande numérique, ou de la modélisation d’une nappe d’hydrocarbures menaçant les côtes, ou d’algorithmes décrivant la circulation brownienne des particules humaines dans le système de transports collectifs, ou du séquençage en cours de leur programme génétique, ou d’une spéculation financière à trois bandes par satellite, ou simplement du système d’alimentation d’une usine de poulets, ou de l’analyse des constituants atomiques d’un nuage stellaire, ou si c’est le fichier en cours d’une « comédie dramatique » à la radiovision ; qui est la réponse à la question de savoir quelle est cette cause première, cette force motrice, cette logique au travail de bouleverser le monde, qui renferme dans ses desseins toutes les causes et tous les effets : qui est-ce qui règne ici ?

 

 

Et l’on regarde désormais sans impatience ni étonnement toute cette complication et mélange d’événements hétéroclites dans quoi sombrait l’intelligence des choses, en connaissant la réponse : personne.

 

 

Il serait passionnant sans nul doute de s’arrêter ici à étudier la nature exacte de cette rationalité abstraite et monotone, quoique très concrète, commune à la raison économique et à l’objectivisme scientifique, et qui les fusionne en cette instance de gouvernement du monde, en cette puissance occulte, cette domination sans visage ; à qui les sociétés humaines qu’elle équipe de ses moyens techniques ne sont que des outils, des interfaces, des bras articulés au moyen de quoi elle se saisit de la vie terrestre pour la broyer au profit de son environnement contrôlé (comme on voit) ; mais je n’en ai pas le temps aujourd’hui ; et pour être honnête la précipitation de la catastrophe où elle nous a lancés, dont le rythme en s’accélérant fait trembler le monde sur ses bases matérielles, ne m’en laisse pas à cet instant la lucidité.

 

 

Ce qui nous trompe toujours et nous égare le jugement c’est notre fatuité : l’économie de progrès nous assure expressément par voie d’affiches et d’images sonores ne travailler qu’au perfectionnement du bonheur humain, que ce développement titanesque des forces productives et ces démiurgies sub-atomiques ou génétiques n’ont d’autre but que l’épanouissement de chacun de nous considéré à part ; et nous la croyons. Elle dit qu’elle veut nous élever un monde nouveau, plus pratique, mieux pensé, davantage ergonomique, sur les débris de celui qui nous a vus naître, et quand ce nouveau monde est prêt à s’écrouler sans être fini, que tout s’y détraque manifestement tous les jours, nous n’y comprenons rien. C’est en juger pour nous : toutes ces erreurs d’appréciation et ces négligences, si nuisibles et dommageables, n’en sont que pour nous et pour la nature ; ne se rapportent pas à nous qui n’y sommes jamais que des utilités ; pour la puissance rationnelle, qui les programme au hasard de calculs logiques dont le but est ailleurs – qui n’avait pas en vue la multiplication de fœtus ridicules aux abords d’une usine chimique sinistrée – ce sont les heureuses découvertes de terres nouvelles où étendre ses opérations, de nouveaux gisements d’activité : le désastre résultatif vient s’inscrire maintenant en données « concrètes » d’un problème à résoudre ; en palliatifs de synthèse à inventer, en nécessité de recycler les résidus et déchets encombrants de ses opérations précédentes (voyez le marché des antidépresseurs) ; elle n’a pas à s’occuper en attendant de ce qui n’entre pas dans ses calculs et qui peut disparaître en effet secondaire de son industrie, étant à elle-même son propre but : toutes ces calamités particulières, occasionnelles, ou prochaines, quelconques et anecdotiques, qui s’entremêlent inextricablement et dont l’extrême confusion ne nous mène effectivement nulle part, sont à la cause motrice universelle, à la puissance acéphale, au Weltgeist objectiviste, son carburant, le milieu nourrissant qu’il se fabrique en proliférant (qui est son seul mode de vie). Et c’est ce qu’il faut avoir à l’esprit en lisant le titre gras en première page : « La croissance mondiale va s’accélérer. »

 

 

(Et quand nous aurons compris « quelle puissance nous meut et quelle sagesse nous gouverne », nous verrons peut-être en nous quels sont les sentiments qui nous rendent dignes d’une conduite si relevée.)

 

 

Je n’ignore pas l’argument documenté du personnel savant, qu’économistes et sociologues nous transcrivent en slogans plus directs, que l’économie progressionnelle et sa société intégrée ne sont que le système édifié par les hommes pour satisfaire au mieux à leurs besoins et n’ont pas d’autre objet : de toutes les nouveautés que l’industrie propose les consommateurs librement ne retiennent par la mécanique du marché que ce qui leur en plaît ; qu’elle ne nous met pas le nez dans l’assiette pour nous en faire manger, etc. Mais voici son procédé : elle fait disparaître les travaux en commun et les distractions de la vie sociale pour installer ses infrastructures à la place et propose ensuite aux individus des appareils pour rompre leur solitude sans avoir à sortir de chez eux. Toutes les facultés merveilleuses qu’on prête aux ordinateurs et à leur réseau interactif ont ainsi été prises aux hommes et à leurs unions sociales, leur ont été soustraites et maintenant retirez-leur ces machines et par eux-mêmes ils ne sont rien ; ce qui fait la raison de leur attachement à celles-ci et au monde qui les fournit : et quand l’ordinateur multimédia s’offre à réunir quelques-unes des facultés qui lui ont été volées, l’habitant moderne y voit une chance de se développer librement : le voici enfin réuni en une seule machine.

 

 

On dirait un cauchemar où la rationalité, sorte de parasite se fixant aux récepteurs de la raison humaine pour l’isoler des émotions, aurait trouvé en faisant fabriquer à ses victimes des ordinateurs, des machines à raisonnement automatique, à se procurer un organisme artificiel où vivre hors du cerveau humain, le moyen de s’incarner matériellement et de prendre la direction des opérations en se greffant sur le circuit nerveux des communications instantanées et les infrastructures de la collectivisation industrielle ; c’est du moins ce que je me dis en m’y réveillant chaque matin. Où déjà elle n’a presque plus besoin de nous en tant que forme de vie intelligente pour s’orienter (dans l’acception où passer son temps « sur l’ordinateur », par exemple, ne constitue pas une « forme de vie intelligente »), les servomécanismes humains équipant ses laboratoires lui suffisant ; et bientôt non plus en tant que fonctions sensorielles : ceux-ci commençant à lui fournir à la place des bio-puces, des capteurs divers, des appareils à sentir, à palper, des machines à goûter, des sonotones numériques et des caméras dont les images en fichiers lui sont intelligibles, des satellites d’observation, etc. ; mais seulement comme de sa flore intestinale. (C’est la raison que nous commençons de nous sentir à l’étroit, qu’il nous semble que le monde s’assombrit.)

 

 

J’ai aussi pensé que les motivations des habitants sont devenues accessibles à la psychotechnique à proportion qu’ils devenaient plus exactement des produits de la rationalité qui les examine ainsi. A lire les comptes rendus d’expériences en laboratoire, de tests compliqués, de questionnaires indiscrets à quoi ils soumettent l’être humain, on pourrait imaginer que ces psychologues behavioristes, experts en motivation, neuro-chimistes, etc., appartiennent à une autre espèce intelligente à peine débarquée de sa soucoupe volante et cherchant à comprendre notre fonctionnement ; c’est en fait la raison abstraite qui nous étudie ainsi par leur entremise : n’ayant aucune idée de ce que sont les sentiments humains elle réclame des données objectives pour nous introduire en modèles de comportements dans les calculs prévisionnels de ses ordinateurs de gestion ; et ces techniciens se flattent de percer les mystères de l’homme en mettant à jour les circuits réflexes standardisés que les machines de la pression sociale impriment au système nerveux des individus dès l’enfance : « Nous n’avons pas trouvé cette âme dont ils ont la croyance. » De sorte que les cognitivistes n’ont pas tort finalement de comparer le cerveau d’une créature si plastique à une architecture de programme coiffée de logiciels de prise de décision ; mais c’est une nouveauté. Et si la neurobiologie peut décrire en termes de conditionnements pavloviens (sophistiqués de neurotransmetteurs, d’hormones, etc.) le comportement des consommateurs, ce n’est pas que ce savant ait percé les secrets de la psyché, c’est que la société organisée est devenue en se refermant sur eux, avec le surmenage permanent imposé par la contrainte de s’adapter et l’incessante humiliation d’avoir à capituler devant ses exigences (et qui pourrait dire ici : « Je ne vois pas de quoi vous voulez parler » ?), ses sonneries, ses flashes électriques, etc., comme un laboratoire pavlovien.

 

 

(« Un courant électrique d’une grande intensité était en contact avec la peau sans provoquer la moindre réaction défensive, qui avait été remplacée par une réaction nutritive : l’animal se tournait du côté d’où on lui donnait à manger, il se léchait les babines, la salive lui coulait abondamment. »)

 

 

J’ai pensé que si ce Weltgeist positiviste ne retient pas dans ses formules de croissance l’hypothèse d’une nature humaine, ce n’est pas seulement que celle-ci l’entraverait dans la moindre de ses initiatives, c’est surtout qu’elle ne lui est pas concevable, ne pouvant se mesurer. On ne peut rien lui opposer pourtant que des raisons humaines, c’est-à-dire rien ; de simples convictions, à son estime, un quelconque préjugé culturel, une morale arbitraire : ni positivement, ni négativement ; dans un cas si on lui passe une cantate de Bach, il observe que c’est sur son lecteur de CD, ou si on lui montre un faubourg avec les restes d’une vie naturelle, « Des maisons sans âge défini, sans beauté, mais depuis longtemps incorporées au site, et qui signifiaient des façons de vivre humaines et durables », il répond que oui, sans aucun doute, mais qu’il en a justement besoin pour un centre commercial qui profitera plus à tout le monde ; dans l’autre, si l’on relève que la consommation d’hypnotiques, de somnifères et de gélules antistress par la population et la fréquence chez elle des symptômes dépressifs font assez peu de sens en l’absence d’une nature humaine contrariée, il répond que c’est notre perfectionnement même qui nous rend des créatures d’une sensibilité si exquise, ou qu’il s’agit d’individus de type faible et peu adaptable. Si on lui raisonne que c’est tout de même troublant de ne pas disposer de quoi départager entre un technicien de contrôle de la qualité sur des cultures de cellules embryonnaires et Humboldt, ou Bonpland, entre un surfer californien et Varlam Chalamov sans ses dents ; ni d’ailleurs, en dernière analyse, entre eux et un poulet d’usine encore vivant : ce sont les mêmes néons et les mêmes antibiotiques et normes d’habitation, etc. ; ou à sombrer dans l’anthropocentrisme ; de ne pouvoir distinguer que par des sécrétions endocriniennes mesurables dans les urines et dans le sang entre une hardeuse et Louise Labé, ou Rosa Luxemburg, ou Simone Weil, il répond que pas du tout : un employé urbain d’aujourd’hui l’emporte sans peine au score des critères objectifs de l’épanouissement sur un gentleman-farmer de 1850 : nombre de lignes téléphoniques par habitant et de programmes satellitaires par vingt-quatre heures, consommation d’énergie et d’information, etc. ; qu’il y a donc nécessairement plus d’intensité subjective à se réaliser pour une jeune serveuse en nourriture rapide, ou pour la consultante de conseil en stratégie, que pour Ninon de Lenclos ou Hildegarde de Bingen : que ces « sentiments » par quoi les hommes se prennent pour tels ne sont que des phénomènes biochimiques dont le « contenu » varie suivant le contexte culturel – ce qu’il reste par exemple de « l’amour » une fois qu’on en a démonté les phéromones, le système HLA, la programmation génétique et ses hormones de comportement sexuel, le background socio-économique, et encore les identifications inconscientes, les « projections » et le « choix d’objet » – qui est sans objectivité, qui est une forme d’hallucination qu’ils peignaient sur des murs ou des toiles tendues, ou rédigeaient en volumes et cela donne l’histoire de l’art ; qui après numérisation fait un complément alimentaire utile pour le hors-sol.

 

 

Et c’est la raison qu’il ne faut lui faire aucune réclamation quant à l’agrément ou à la dignité, au « charme de la vie », qu’il traduira, si l’on insiste, en termes pratiques d’une « demande de qualitatif » ; et l’on se retrouve à marcher dans une rue piétonne pour aller faire ses courses à la grande surface bio ; cela finit toujours comme dans ces films tournés par les nazis avec des bacs à fleurs : Hitler offre une ville aux juifs !

 

 

C’est la raison qu’il ne faut pas dire : « Comme cette rue serait charmante sans les voitures », mais : si l’automobile n’existait pas.

 

 

Et c’est encore la raison de la déconvenue quand on cherche des maîtres du monde à qui profiterait cette faillite générale : on n’en trouve pas qui soient crédibles ; laissant de côté tout examen réfléchi il suffit de considérer dans les journaux les photographies de ceux que l’on nous propose à ce rôle : leur médiocrité n’est pas discutable ; et même à plusieurs en conseil d’administration d’un super-conglomérat planétaire, avec leur psychologie simpliste de gangsters : Ce n’est pas par hasard qu’ils ressemblent à des garçons coiffeurs, des acteurs de province et des journalistes maîtres chanteurs, à des maîtres d’hôtels et des chefs de rayon : ce sont des places vacantes que la raison économique pourvoit de figurants et de doublures. Ces gens habillés chez le tailleur, à leur bureau de « fonds d’investissement », qu’on désigne en éminences grises à notre horreur et notre exécration sont exactement ce qu’ils paraissent : de simples prête-noms, des hommes de paille, des apparences humaines dont le Weltgeist rationaliste a besoin pour opérer incognito parmi nous, en l’espèce ici de ses logiciels de prise de décision financière automatique.

 

 

« Ceux qui croient que le nivellement et la standardisation des hommes s’accompagnent par ailleurs d’un renforcement de l’individualité des soi-disant personnalités dominantes en rapport avec leur pouvoir, ceux-là se trompent et cèdent à l’idéologie » : il est normal qu’on ait au sommet de l’organigramme de la domination ces nullités en guise de fabuleux tycoons ou stars mondiales ; et à la question : qui jouit, qui profite de cet univers d’infortune, « dont la vie ne se maintient qu’au prix des souffrances et de la mort de tout ce qui le compose »?, la réponse est courte : à personne. L’épouvantable tyrannie ne profite à personne.

 

 

Et à la question : pourquoi tout cela ? dans quel but ? ce n’est pas compliqué en ce qui nous concerne, il suffit d’aller à la cuisine tirer la porte du congélateur, d’appuyer sur « on » et d’attendre que l’image apparaisse et se mette à parler, de descendre dans les transports en sous-sol et d’y reconnaître la sorte d’épanouissement qu’on y lit sur les visages. A personne : anonyme, immanente, diffuse, collective, insaisissable. « Le plus curieux et le plus inquiétant, observe Maeterlinck, c’est qu’elle n’est pas sortie telle quelle d’un caprice de la nature, ses étapes, que nous retrouvons toutes, nous prouvent qu’elle s’est graduellement installée… exigeant le sacrifice et le malheur de tous sans profit, sans bonheur pour personne, afin de n’aboutir qu’à prolonger, à renouveler et à multiplier à l’horizon des siècles une sorte de désespoir commun. » Il suffit de soustraire les siècles futurs, de les laisser à La Vie des termites.

 

 

Aussi n’est-il pas besoin d’aller chercher très loin, ceux qu’on a tous les jours à l’écran – politiciens artificieux bâclant les relations publiques, présentateurs d’actualités aux électrodes habilement dissimulées sous la chevelure, ingénieurs qui inventent une souris fluorescente en lui ajoutant un gène de méduse et proposent ensuite de démonter le Meccano humain pour le remonter plus intelligemment à leur avis, animatrices souriantes nous montrant leur poitrine en 3D, sociologues de motivation ânonnant : « Sur ce marché hyperconcurrentiel en mutation innovante, si tu veux garder ton employabilité il faut bouger dans ta tête, OK ? » – ceux qu’on a ordinairement suffisent à l’édification.

 

 

Et j’ai pensé à ce sujet qu’en voyant dans les magazines les portraits de ceux-là qu’on estime considérables en toutes activités et qu’on donne en référence à l’émulation – « de ceux qui font quelque figure dans le monde, de ceux qui ont part aux intrigues du monde, de ceux qui entrent plus avant dans le commerce & dans le secret du monde » –, qui sont en vainqueurs dans la compétition sociale ; qu’à une époque où ces gens-là sont quelque chose, on se dit, avec un véritable soulagement, que c’est une légitime satisfaction d’amour-propre, un motif d’orgueil, une sorte de grandeur, de n’être absolument rien.

 

 

J’ai vu à la radiovision une publicité de nourriture pour les chats qui disait d’une voix sensuelle une poésie de Cavafy. J’ai lu aussi dans un magazine de mode tiré de la poubelle bleue l’interview d’un sociologue des styles de vie qui félicitait les femmes modernes d’habiter une époque si ludique pour s’y réaliser, sachant qu’autrefois, jusqu’aux années soixante, « le vêtement n’avait de fonction qu’utilitaire ». J’ai lu dans une publication le protocole d’une expérience destinée à établir l’efficacité d’un antidépresseur hors effet placebo : on prend un rat bien vivant qu’on jette dans une cuve en verre assez pleine d’eau et suffisamment haute pour qu’il puisse s’y noyer sans évasion possible ; et quand à bout de forces il abandonne et commence de couler, on lui injecte la formule ; et l’on peut vérifier qu’il retrouve bien alors le goût de vivre et la volonté d’entreprendre grâce à « l’antidépresseur de la vie active », à battre l’eau frénétiquement. J’ai lu ensuite que le même protocole avait servi dans l’expérience de valider, ou non, objectivement, le dicton que l’espoir fait vivre : que ceux à qui, après un moment, on donnait lieu d’espérer un salut (une bouée en liège qu’on leur laisse quelques minutes) duraient ensuite bien plus longtemps que les autres, d’après les chronométrages des chercheurs scientifiques. J’ai lu à ce sujet que plusieurs laboratoires dans le monde s’intéressaient à l’énervante énigme du hamster tournant inlassablement dans la roue de sa cage, avec peut-être le mirage économique de découvrir une molécule cérébrale inhibant le sentiment d’ennui, d’à-quoi-bon ? que suscite la routine, la monotonie sensorielle, la vie répétitive ; une hypothèse évoquant que ce puisse être par effet d’excitation visuelle, on prit des animaux neufs et on leur ôta les yeux : mais ils tournaient toujours. J’ai lu encore que l’économie intégrale en temps réel planétaire est si bien devenue pour ses habitants comme une seconde Nature que les banques elles-mêmes désormais en cherchent les lois en tâtonnant et doivent engager des physiciens pour leur faire des logiciels d’analyse des comportements des flux monétaires d’après les modèles de la mécanique des fluides et les théories des systèmes complexes, ceux mathématiques ne fonctionnant plus, et mettre en équations « les actions, les obligations et les taux d’intérêt comme s’il s’agissait de force, de chaleur ou d’électrons », sans plus avoir besoin de connaître quelle « réalité concrète » se manifeste par ces phénomènes statistiques, qu’à un biochimiste à quoi ressemble l’animal entier.

 

 

Et en lisant que par vérification de la loi de Moore, voulant le doublement de la puissance de calcul tous les dix-huit mois, nous en étions déjà aux Gigaflops dans les ordinateurs de bureau, j’ai repensé à ce théorème d’Edgar Poe, dans Eurêka, selon quoi A mesure que diminue ce qui reste à accomplir, nous voyons augmenter, dans la même proportion, la vitesse qui précipite les choses vers la fin ; et désormais regardant sans impatience tous ces gens dans la rue parlant au téléphone je me souviens de cette loi de la cybernétique, un peu négligée de nos jours, voulant que « la quantité d’information exigée est une mesure de la tendance de la machine au dérèglement » ; et aussi qu’en application de celle de Moore nous en sommes bientôt par miniaturisations successives aux nanoprocesseurs, à l’ordinateur moléculaire dans une tête d’épingle et qu’à la génération suivante cette insatiable raison artificielle disparaît dans le vide quantique.

 

 

Voici ce que j’ai pensé : cette économie planétaire de croissance finira un jour nécessairement comme tous les empires totalitaires qui l’ont précédée dans l’histoire : elle s’effondrera aussi totalement qu’elle aura régné. Mais c’est à l’échelle du globe entier qu’elle livrera cette fois tout à coup à elles-mêmes des populations désemparées, malhabiles, ignorantes, abruties et craintives ; et davantage qu’elle durera encore ; sans agriculture parmi une nature épuisée et rétive, parmi des infrastructures à l’abandon. Et puisqu’elle n’existe qu’à détruire, le plus tôt le sera-t-elle elle-même, le mieux ; à mon avis ; sinon à ne laisser après elle qu’une Ile de Pâques tournoyant dans l’espace infini.