VI

 

Je vais à la fenêtre. Le ciel ce matin est d’un parfait azur vide utopique, d’un bleu moléculaire de Brave New World que traversent en points lumineux les avions-fusées de l’harmonie planétaire ; où l’on distribue à cet instant aux passagers leur plateau-repas pour qu’ils mangent en regardant le film d’aventures psychologiques en couleurs. Et à ce sujet il m’est revenu qu’au début des années soixante l’écrivain Huxley, revisitant son Meilleur des mondes, s’inquiétait à l’époque de ce « qu’à une génération de distance » il serait sans doute trop tard pour trouver une réponse, et il ajoutait : « Peut-être même sera-t-il impossible, dans l’ambiance collective étouffante de ce temps futur, de poser la question » ; avant d’aller lui-même s’adonner aux hallucinogènes, au nudisme et à la relaxation bouddhique. Et, de fait, à une génération de distance, dans l’ambiance de maintenant assez peu respirable, dans le volume sonore général de ces jours si collectifs, dans cet Age des super-trusts et du monde unifié, je n’arrive pas du tout à me souvenir du contenu de cette question alors si cruciale et instante semble-t-il ; qu’on n’a pas dû prendre la peine d’examiner finalement. Mais c’est devenu assez sans importance, la retrouverais-je, assez sans intérêt, un peu tard sans doute. Je retourne m’asseoir.

 

 

Voici ce que j’ai pensé, au bout d’un moment : ce serait d’ailleurs inutilement, l’intelligence d’une telle question s’étant forcément perdue avec le monde où il était encore temps de la poser. De là je me suis rappelé une publicité dans la rue montrant un homme et une femme ayant plaisir à se rencontrer en portant leurs vieux journaux à la poubelle bleue (pour le recyclage) : « Découvrez le lieu magique où le journal d’hier se transforme en journal de demain », disait-elle. Il m’est alors apparu à l’esprit que le lieu magique où hier se transforme en demain ne pouvant être rien d’autre que le présent, le monde tel qu’il est pour nous en s’y réveillant jour après jour, c’était là un éclaircissement au phénomène autrement difficile à comprendre du peu de souvenir que nous laissent ces années à mesure qu’elles passent – et au peu d’attente que nous avons de celles qui viennent – : la nature, conduite à la ruine par nos accaparements et malversations systématiques, ne pouvant plus fournir de temps neuf à l’emploi pour tant de gens à la fois, l’autarcie rationnelle qui s’y est substituée a repris à son compte l’expression vigoureuse disant qu’à celle-là ses excréments sont sa nourriture ; déjà avait-elle fait de l’avenir, de la vie terrestre promettant de se perpétuer très au-delà de nos générations, le stock de réserve alimentant le faux-présent de l’Age industriel, mais il est asséché maintenant et elle doit annoncer aux huit milliards que nous serons demain la bonne nouvelle de son procédé de reproduction perpétuelle : il suffit de fabriquer chaque jour nouveau avec les poubelles de celui de la veille.

 

 

C’est l’explication qu’elle ne puisse pas nous laisser longtemps le peu de réalité qu’elle nous prête à l’usage, qui doit incontinent retourner dans le commerce : « Elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande pour d’autres ouvrages », pour d’autres nouveautés qui nous feront comme d’autres jours au robinet de cette fontaine de jouvence ; avec d’autres événements, d’autres conjonctures qui seront aux actualités radiovisées la distribution collective de l’illusion que tout continue.

 

 

Et c’est l’élucidation, le dégagement de tout l’embarras pourquoi les jours, les mois, les années s’évanouissent sans laisser de dépôt, sans que nous trouvions à y puiser en nous ; qu’ils passent mais pourtant sans que nous en prenions de la consistance ; que nous nous sentons toujours si jeunes : ainsi que le connaissent ceux qui ont assisté au dynamitage des barres d’habitation où ils avaient grandi : tout ce qui nous arrive à la faveur de ces jours factices nous est soustrait avec leurs décors, qui doivent partir en matériaux de fabrication des suivants. Et c’est ce mauvais ersatz que l’économie nous écoule sous l’appellation de Vie moderne.

 

 

Il n’y a plus sur la Terre aucun vestige de ce que nous étions hier et c’est à cette cause qu’il est si difficile de se souvenir de soi, du temps pourtant vécu : nos impressions ne se fixent plus au-dehors, mais se perdent et se dissolvent avec leurs alentours incessamment modifiés : il n’en demeure aucune attestation. Et dans ce maintenant instable et sans durée, toujours remis à neuf, qui ne se souvient pas de nous, rien ne vient donner l’improviste de se croiser soi-même dans sa mémoire physique, de s’y revoir avec la sensation du monde d’alors et nos pensées, les circonstances, les gens ; qui serait le sentiment de la continuité de la vie comme dans la lumière d’une seule journée ; et la mémoire involontaire (ou principe sensible, etc.) reste ensevelie en nous avec tous ses effets personnels dans la chambre où elle est consignée, tristement assise sur le lit à chantonner les comptines de son enfance ; où nous ne prenons jamais la peine de la visiter ; dont à vrai dire nous avons complètement oublié qu’elle était là.

 

 

Sans conteste cet oubli à mesure s’avère un stupéfiant agréable à l’office de ne rien sentir : ce dépaysement continuel est le moyen d’anesthésier la souffrance qu’il engendre : nous en avons les troubles psychiques mais ainsi non pas la sensation. Et en fin de compte, quand au dépourvu d’un vieux film une sonnerie de téléphone nous fait sursauter et réveille un instant l’autrefois des sensations, dont on ne se souvenait pas qu’elles étaient si vivantes ; où nous aurions été ébahis de lire le journal d’ici ; ou quand par l’accident de l’un de ces jours avant-coureurs aux prémonitions de printemps ou d’automne, au je-ne-sais-quoi de condensation atmosphérique sur la peau, toujours le même à travers les années, d’une impression physique si exacte que l’on s’y retrouve tout à coup vieillissant dans le cycle d’un présent perpétuel qui repasse toute la vie par ces mêmes heures d’une après-midi intacte de septembre ; c’est chaque fois d’une perception étrange dans les rues de la ville méconnaissable, bizarre, sans coïncidence matérielle, comme fait aux amputés la sensation de leur membre fantôme.

 

 

Ou bien est-ce par une phrase banale au détour d’un livre il y a un demi-siècle, Dans ces petites rues autour de Saint-Sulpice, avec leurs antiquaires, leurs libraires et leurs vieux ateliers, je respire un air si familier qu’il me semble y avoir vécu cinq cents ans, et oui, se dit-on, j’ai connu cela : j’ai connu encore ce dont il parle ; je me souviens de tout cela qui a disparu si vite, comme brusquement, si complètement, comme sous l’effet d’une catastrophe ; de cet ancien monde et comment s’y éprouvait la sensation du temps se déployant autour de nous hier encore à déambuler par les rues des quartiers minables et noircis, couleur de temps, par ces bras morts de l’histoire motorisée qui nous menaient au hasard des passages, des voûtes cochères, des couloirs et des escaliers, à ces enclaves tout à coup miraculeuses, pauvres et humaines à la fois, ainsi que derrière une porte à secret pivotant par surprise découvrant les ombres tranquilles et la fraîcheur du passé au fond d’une cour pavée où veille une aphrodite et l’odeur, si familière, du temps oublié là sous un ciel naïf de 1894 ; qui somnolait encore dans ces appartements vétustes et tortueux chauffés au charbon, dans les grêles sonneries de téléphone des négoces périclitant à l’entresol, dans ces boutiques étroites et sombres dont le timbre de porte faisait surgir un cérémonieux fantôme ; par ces rues calmes en plein jour bordées de murs au bistre profond, où l’on s’entend marcher dans le silence des choses et nos propres pensées à voix basse ; par ces ruelles attardées sous d’autres crépuscules nous conduisant aux maisons vieillies du monde d’avant où nous étions enfin chez nous avec des impressions heureuses d’autres vies possibles, de lointains géographiques, de lendemains inconnus, d’années profondes autour de soi ; et suivant l’étroite venelle d’une rigole d’eaux usées jusqu’à cette arrière-cour décrépite et paisible comme un cloître avec ses iris, ses roses trémières, des jeux d’enfants aux jambes maigres, les fenêtres ouvertes où l’on s’accoude aux lessives pendues, des bruits de cuisines et les feuillages cachant un appentis, le chant d’un merle, etc., et aussi les bans d’indéfectibles unions publiés au canif dans le plâtre sale, des concisions à la craie qualifiant qui les lit, tout un art rupestre de vulves, de phallus à l’élan vital jaillissant ; et qui semblaient durables encore pour une vie devant nous au moins, où retourner plus tard y chercher ce sentiment que le temps a passé pour nous plus vite que pour les choses, qui resteront là, les mêmes, dans le présent perpétuel après qu’on sera mort ; y trouver cette connaissance et cette paix. Qu’est-ce que je raconte ?

 

 

Toujours est-il qu’à revenir sur nos pas ce fut chaque saison de plus en plus trop tard, le cœur comprimé par la griffe du souvenir devant les fenêtres murées ; c’est Le pays où l’on n’arrive jamais, disais-tu ; dont la porte dérobée devenait introuvable, effacée comme n’ayant jamais existé ; (N’y avait-il pas ici un carrefour aux maisons faubouriennes se souvenant des cabarets et de l’absinthe ? – Oui, et nous songions à y prendre une chambre pour nos après-midi au-dessus des lilas de la cour, avec son odeur de cave) ; bientôt comme dans un rêve angoissant on tente de rentrer chez soi par un imbroglio de rues changeantes, inutilement : partout se vérifiait maintenant l’unique existence du monde organisé, de ses rues neuves aux façades sans expression et leurs populations de l’Age des statistiques, de ses publicités annonçant que Le meilleur est encore à venir !, que Nous travaillons à rendre le monde meilleur ! ; désormais sans pouvoir en sortir, chaque matin à se réveiller enfermés avec tous ces gens s’affairant dehors à l’amélioration, les slogans pour le fromage en spray et les greffes de neurones.

 

 

(Et jusqu’à ces dernières impasses des quartiers périphériques conservées dans leur lèpre où se cachent les évadés du naufrage austral, entre-temps visitées par la société de l’information distribuant ses paraboles aux fenêtres, ses autoradios par les vitres baissées, ses ghetto blasters et les enfants croisés là hyper-agités, saccadés, criards comme sous électronique.)

 

 

Et c’est à la fin, surtout dans les wagons des transports souterrains avec la foule des usagers rentrant du travail (qui aura fait ce monde un peu plus sûr, un peu plus confortable), qui n’émanent pas de présence animique, comme un film d’horreur, une Nuit des morts-vivants, une Invasion des profanateurs de sépultures ; avec des habitants en apparence intacts et normaux s’occupant à la vie quotidienne d’une petite ville, pourtant qui mettent le voyageur arrivé là par hasard mal à l’aise ; insoupçonnables à quelque chose près de désaffecté dans l’expression, de froideur indéfinissable, peut-être malveillante, comme mimant la vie normale, ou sous la contrainte d’une suggestion post-hypnotique ; les voyant se multiplier sans bruit et devenir tout le monde, et même à leur insu le jeune couple de voisins avec leur enfant, jusqu’ici sympathiques, qui trouvent maintenant que tout va bien, et même franchement de mieux en mieux.

Puis voici ce que j’ai pensé : à y réfléchir on se rend compte qu’il devient de moins en moins fréquent de croiser quelqu’un, qui soit quelqu’un, un regard avec quelqu’un dedans. Mais j’en aperçois un là-bas dans cette grande volière miraculée de l’autre siècle, perdu entre les touristes filmant leur assiette, des gens qui parlent au téléphone, les jeunes employés au cerveau passé à l’économiseur d’écran, les jeunes filles d’un mètre quatre-vingt-dix à vocabulaire réduit et fabriquées sans utérus, des clones rasés à piercings : ce vieil homme à lunettes absorbé dans ses pensées avec lui-même, buvant du vin, l’air peu aimable, lourd, en costume croisé informe d’après-guerre, avalant la fumée de ses cigarettes, seul ; et j’ai pensé en l’observant de loin que celui-là ayant connu dans sa jeunesse la mansarde sans eau et les veilles studieuses assiégées par les ombres vivantes de la lampe à pétrole, la ville encore très peuplée de destinées modestes, de chevaux et de charrettes à bras, d’échoppes, d’escaliers en colimaçon, de vie sociale en famille parmi ces rues de faubourgs d’ancien régime, etc., et les beaux quartiers encore à élégances, livres rares, cartes de visites gravées, etc., et qui aura dédié sa vie peut-être à l’histoire du droit civil, ou à ces herbiers amoncelés dans les caves du Muséum depuis cinq cents ans, ou à ces puzzles épigraphiques tirés des sables de l’Asie Mineure, ou au déchiffrement de fragiles poussières manuscrites que le temps dévore dans les réserves des bibliothèques de province, ou que sais-je, peut-être médecin abrupt, amateur de chant lyrique, qui s’en sera tenu au codex de  1932 ; et qui maintenant se lève péniblement au milieu du brouhaha, s’aidant d’une canne, que ce fossile vivant de l’ancienne civilisation du XIXe siècle,  maintenant redressé marchant vers la sortie où il va disparaître dans la nuit du XXIe qui l’attend dehors agitée de troubles nerveux aux circuits réflexes dénudés, quand il sera mort ;  et aussi l’aborigène hors  d’âge  sans  salle  de bains chez lui, soignant son potager lentement et ses lapins,  la  volaille  répandue  alentour,   jusque  sur  la route, dont il vend les œufs ; et qui connut avec le cheval la fatigue des labours et les moissons aux bras nombreux, la chemise propre des jours de foire où l’on se rend en carriole, et les soirs d’été envahis d’ombres tièdes  sous  un  ciel   plein  d’hirondelles  où  résonne quelque part l’angélus, et le maréchal-ferrant assis là sur le pas de son antre à fumer une cigarette depuis l’âge de fer, etc., le chant du loriot et les ruisseaux pleins d’écrevisses, tout l’Inventaire des outils à main dans une ferme, le buis béni de la religion naturelle, etc. ; quand il sera mort, et aussi la très vieille dame au léger squelette d’oiseau vivant seule à présent retirée en compagnie de spectres souriants et graves accrochés aux murs, avec toujours ses yeux de jeune fille et la délicatesse, les attentions, la courtoisie, la fine écriture et la conversation aisée de la vie sociale d’avant le téléphone, d’avant l’automobile et les publicités radiophoniques, et devant qui on se sent être devenu malgré soi un représentant de la grossière  promiscuité  du collectivisme ; lorsqu’ils seront morts, que les dernières voix humaines effacées à ce moment-là, ce sera notre tour soudain, dans l’Age de la pensée artificielle, d’incarner la vieille humanité, pour cela seulement d’avoir connu par eux la présence physique du monde d’avant, et de n’avoir personne de reste à qui parler : ce sera à notre tour d’y mourir ainsi, seuls, en terre est range, nuds et découvers, sous le regard impassible des nouveaux locataires.

 

 

Et j’ai pensé que si manger toujours seul était comme une malédiction – Tu mangeras seul –, quand on côtoie dehors ceux qui le font ensemble, qu’on les entend, on se dit que c’est une bénédiction plutôt. J’ai aussi remarqué deux choses, l’une est que souvent dans la rue on croit entendre parler au téléphone, mais en se retournant on voit que c’est à un interlocuteur ; l’autre, que l’expérience de la vie désormais présente si peu d’intérêt, si peu d’utilité, quand elle ne serait pas davantage un embarras, une gêne, un encombrement, une infériorité, un passé peut-être compromettant, qu’on peut voir des adultes s’initier au roller, ou à l’informatique de réseau, ou aux nouveaux codes de consommation ostentatoire et dernières orientations linguistiques, sous la conduite de leur progéniture de douze ans, dont l’approbation dédaigneuse les flatte ; qui leur est un modèle d’adaptation au monde sans cesse nouveau, leur guide éclairé, leur omniscient Fiihrer domestique montrant le chemin du IIIe millénaire.

 

 

Ensuite je suis rentré inspecter les journaux tirés de la poubelle bleue et j’ai lu que les nouvelles projections démographiques calculées par l’administration mondiale a l’aide du progrès épidémique et des toutes dernières maladies émergentes, ne trouvaient finalement que neuf milliards d’habitants en 2050, « ce qui met fin aux fantasmes d’explosion démographique » ; que les paysans de l’Inde du sud avalaient en masse l’insecticide de la révolution verte qui manifestement ne servait plus qu’à exaspérer davantage les ravageurs, et que depuis des années les habitants d’une décharge au Brésil devaient aux poubelles du service de chirurgie de l’hôpital voisin de faire parfois figurer à leur menu des protéines animales ; et qu’il existait des foyers câblés munis d’une télécommande spéciale : quand on leur montre un objet de télé-achat sur l’écran, il suffit d’appuyer sur la touche « OK » pour le recevoir sous quarante-huit heures débité automatiquement ; que si l’on dispose d’une ligne téléphonique à 2M bits/s UMTS, on peut avoir avec sa carte de crédit sur l’Internet une jeune femme réelle en télé-location pour qu’elle se déshabille en privé sur l’écran 17" de son ordinateur en lui disant quoi faire précisément, et si l’on dispose aussi d’une webcam en lui faisant partager son émotion ; on peut sinon se connecter au site d’un de ces couples avec des caméras chez eux et regarder en 12 images/seconde comment ils s’y prennent sous la douche, à la cuisine, dans leur lit, etc. ; on peut sinon se brancher sur n’importe lequel parmi les centaines proposant des images fixes dans tous les genres d’explicites en téléchargement et avec une imprimante à 68 000 couleurs en décorer les murs de sa cellule.

 

 

J’ai lu aussi qu’il existait un logiciel de surveillance très efficace à évaluer les performances des opérateurs de télé-marketing en attendant de les remplacer par un programme à synthèse vocale ; et que les cétacés arctiques belugas, lorsque leur système nerveux corrodé les échoue au Canada, ont accumulé en fin de chaîne alimentaire tant de toxiques et résidus dans leurs tissus qu’il faut s’en débarrasser dans des fours industriels pour « déchets spéciaux », et que par semblable circonstance il pousse aux ourses blanches de petits pénis inutilisables, à cause de ces molécules apportées en solution de la vie terrestre par l’Age pétrochimique ; et qu’en faisant l’expérience d’ajouter à des rats ces additifs dans leur nourriture, on obtient des générations nouvelles affichant un goût prononcé pour la violence gratuite, mais si plutôt on soumet durant la gestation une femelle à beaucoup de stress (par esprit scientifique), ils débarquent avec une appétence naturelle pour les méta-amphétamines du type ecstasy ; et aussi qu’on observe chez les populations sauvages soumises à ce régime le trouble psychologique de se désintéresser de leur progéniture, quand il y en a, voire de la manger. J’ai lu encore que les grenouilles partout sur la Terre disparaissaient simultanément après des millions d’années, avant même qu’on ait fini l’inventaire, par exemple que le crapaud doré à peine inventé dans une jungle d’Amérique centrale déjà n’existe plus à aucun exemplaire, et à ce sujet que les limules également, qui sont des bestioles côtières des mers chaudes depuis le cambrien, sans qu’on sache pourquoi. J’ai lu aussi qu’on avait découvert dans les glaces polaires une foule de virus conservés intacts depuis beaucoup de siècles, que la fonte de celles-ci devait bientôt restituer au milieu ambiant.

 

 

J’ai vu qu’on signalait à l’intérêt des populations d’ici la découverte inattendue d’une île oubliée dans la Méditerranée, une véritable attraction : tout y est comme c’était partout la vie terrestre il y a cinquante ans : des vignes, des oliviers, des parcelles moissonnées à la faux, des jardins en terrasses cultivés avec soin ; comme  depuis  l’antiquité dirait-on avec ses  usages, ses fêtes, son dialecte – des mœurs locales, assez bien conservées dans ce pays hors du mouvement des chemins de fer – et les simples maisons, les barques de pêche manœuvrées à la rame, les chemins pierreux, les moutons et les ânes, les superstitions panthéistes, le chant du coq ; que par l’aéroport d’ici peu en chantier ce sera d’une liaison plus commode.

 

 

J’ai lu que sur leur écran d’imagerie cérébrale en temps réel les chercheurs de ce secteur parviennent déjà à distinguer si le cobaye livré à lui-même est en train de penser à un animal ou à un arbre, ou à une femme : « Rien ne vaut l’accès direct au cerveau », se félicitent-ils ; et aussi qu’ils peuvent filmer derrière les glaces sans tain les consommateurs s’attardant en effet plus volontiers où l’on a vaporisé des phéromones ; que les ingénieurs génétiques avaient mis au point une souris aux réactions plus rapides à trouver la solution d’échapper à la mort (quand il y en a une), de cette façon plus résistante au stress, mieux affûtée, mieux adaptée au contexte. Et en outre que dans la vie américaine ne pas posséder de climatisation était une cause pressante de mortalité durant la saison torride dans le sud, quand au nord ce sont les pannes d’électricité suscitées par des hivers de plus en plus glaciaux et violents ; et qu’il y existe des villes privées réglementées pointilleusement derrière des grillages, des caméras, des chiens de ronde et des vigiles, réservées aux couples à double revenu sans enfants (lesquels sont interdits), et d’autres cachées dans le désert, qui sont à s’y méprendre avec leurs pavillons et tout l’équipement en vase clos, où ce sont les moins de soixante ans qui doivent solliciter au poste de contrôle l’autorisation d’entrer brièvement visiter leurs vieux parents retirés là et qui n’en sortiront que par la cheminée.

 

 

J’ai tenté ensuite de déchiffrer une Offre spéciale : «Encore plus puissant… DVD et 500 MGh! : Pentium III 500 MGh, AGP 2x, Mem. vive 192 Mo, cache Pipe Line Burst 512 Ko, DVD 4X, Disque Dur U-DMA 12,7 Go, écran 17", C-Video AtiRage Pro 128 GL/16 Mo, le summum !, 2 moteurs 3D en parallèle (plus rapide et plus fluide), C. son Yamaha 32 bits et table d’onde à 64 voies : fabuleux pour les jeux en 3D ! avec caisson de basse, Internet Modem 56 Kbps V90 + Accélérateur graphique Voodoo 3 + Word 8 + Windows 98 + imprimante color 750 6p/mm Couleur Ultra Micro Dot + Super Scanner Plustek 36 bits : 68 Milliards de couleurs ! ! ! – Essayez-le gratuitement chez vous 10 jours ! + logiciels gratuits : Works 5, Money 2000, Norton Utilities 4.0 (antivirus), P.B. Smart Restore, Talk To Me oem (5 langues), Internet Explorer 5, Communicator 6.06, etc., + Logiciels de loisirs : Cyber Patrol, Real Player 5, Shockwave 6, Tomb Raider III oem, Aliens vs Predator, Red Line Racer, Blade Runner, Brain Drain, Ultimate Race Pro, Dark Project, Fall Out, Total Annihilation. »