Émilie regarda mourir l’automne et naître l’hiver sans nouvelles d’Ovila. Elle avait l’âme en attente. Ovila devait le savoir. Elle se coucha la veille de sa fête en se disant que si elle connaissait bien son homme, il arriverait pendant la nuit. Elle ne dormit que d’un œil. Ovila ne rentra pas.

Elle passa la soirée chez ses beaux-parents qui lui avaient préparé un gâteau. Ses filles s’assoupirent et Émilie les laissa dormir. Elle rentra seule avec son fils, déçue et amère. Elle le coucha et fit le tour de la maison, regardant par chacune des fenêtres. Ovila n’était nulle part. Elle se résigna à se coucher. Elle entra dans sa chambre après être retournée une dernière fois jeter un coup d’œil sur son fils.

«Ferme les yeux...»

Elle poussa un cri et échappa la lampe qu’elle tenait. Le feu commença à lécher le plancher. Ovila se précipita avec une couverture qu’il jeta sur les flammes. Elles s’étouffèrent rapidement. Émilie n’avait même pas eu le temps de réagir qu’Ovila était retourné s’asseoir sur le lit au milieu de tous les cadeaux qu’il avait rapportés.

«Ça, madame, c’est une p’tite catin pour Rose. Comme vous le remarquez, c’est fait par les Indiens. Ça, c’est un p’tit jeu de bois pour Marie-Ange. Ça aussi c’est fait par les Indiens. Ça, c’est un hochet pour le p’tit. Quand on le brasse, ça fait du bruit parce que les Indiens ont mis des graines de blé d’Inde dedans. Ça, c’est pour vous. Je sais que vous voudrez pas vous promener avec, mais si ça vous tente de la porter, moi ça me plairait de la voir. »

Il remit à Emilie une magnifique robe indienne, toute de peaux cousues et liées par de fins lacets. Emilie porta la robe jusqu’à sa figure et la renifla. Elle sourit. Elle avait toujours aimé l’odeur de la peau.

«Pis ça, dit finalement Ovila après s’être penché pour aller prendre quelque chose sous le lit, ça c’est pour nous deux. Avec ça accroché au dos, il y a jamais un de nos papooses qu’on va perdre de vue.

       On a pensé la même chose, Ovila. Depuis que le p’tit est né, je le porte attaché sur moi avec un châle.»

Un long silence s’immisça entre les deux. Ovila regarda le plancher; Emilie, Ovila.

«J’ai pas été juste, Ovila.

       Je veux pus qu’on en parle.»

 

31.

Émilie et Ovila connurent enfin des mois d’un nouveau bonheur longuement espéré. Ils baptisèrent leur fils au grand soulagement de tous. Émilie avait souhaité qu’il soit nommé Ovila, comme son père. Ovila avait résolument protesté. Il voulait que son fils soit nommé Émilien. Après quelques discussions, Émilie avait cédé, trouvant finalement assez amusant d’avoir un fils qui portait presque son nom.

Ovila resta près de sa femme et de ses enfants. Émilie ne s’en plaignit pas. Il n’y eut qu’une ombre au tableau. Depuis le choc de la mort de Louisa, Émilie se sentait incapable de laisser Ovila l’approcher. Elle en souffrit autant que lui. Ovila comprit ses réticences et ne la brusqua pas. Lui même, trop heureux de voir son fils grandir en forme et en espièglerie, s’était demandé s’il avait vraiment envie d’avoir d’autres enfants. Mais la quotidienneté de leur amour vint à bout de leurs plus douloureuses résistances. Émilie conçut à nouveau à la fin mai, pendant une nuit pleine de rires, de pleurs, de soupirs et de lune. L’arrivée prochaine d’un autre enfant les réjouit comme si cet enfant eût été leur premier. La grossesse d’Émilie se déroula normalement. Elle épaissit à nouveau et Ovila se moqua un peu d’elle. Mais malgré plusieurs livres supplémentaires, il la trouvait toujours aussi belle. Et elle l’était.

À l’automne, Ovila dut se résigner à quitter le Bourdais pour aller dans les chantiers. Émilie et lui savaient qu’ils n’avaient pas vraiment de choix. Mais cette fois, Ovila partait le cœur léger à la pensée que sa famille était bien. Rose allait à l’école et se débrouillait grâce à la persévérance de sa mère. Marie-Ange, brusque et plutôt coléreuse, n’en demeurait pas moins la plus comique des enfants qu’il lui avait été donné de connaître. Émilien grandissait à vue d’œil et Ovila s’amusait à se tirailler avec lui, même s’il avait à peine plus d’un an. Et, avec un peu de chance, il réussirait à mettre assez d’argent de côté pour être de retour à la mi-février de façon à aider Émilie à accoucher de leur prochain enfant. Ils ne pouvaient plus compter sur Éva qui quitterait la maison paternelle pour suivre son mari.

Ovila partit et Émilie lui promit de l’attendre. Il avait ri en lui demandant si elle pouvait faire autrement. Elle lui avait répondu qu’elle le pouvait. Il lui suffirait de cesser de penser à lui. Ovila avait feint de la supplier de n’en rien faire. Elle lui avait répondu qu’elle y songerait.

Émilie passa quatre mois à regarder par la fenêtre tous les soirs, feignant une attente quotidienne. Elle alimentait son ennui, certaine que le retour d’Ovila n’en serait que meilleur. Quand il lui écrivait, elle dévorait ses lettres et continuait de les enfouir sous son oreiller. Elle ne voulait pas perdre ses habitudes d’adolescente, même si son adolescence était maintenant terriblement lointaine.

L’hiver fut assez clément pour ne pas l’obliger à s’alourdir davantage sous des vêtements trop épais. Ovila lui avait dit qu’il rentrerait au plus tard le quinze février au cas où elle accoucherait plus tôt que prévu. Aussi, dès le dix, elle essaya de vaincre son impatience. Tous les jours, elle devait se faire violence pour combattre la distraction qui s’emparait d’elle, lui faisant faire les pires imprudences. Sous son emprise, elle oubliait de chauffer le poêle, ou de bien fermer la porte ou encore de laver les couches d’Émilien. Le quinze février passa sans qu’elle eut de nouvelles de son mari. Elle commença à s’inquiéter. Elle relut sa lettre des centaines de fois. Il avait bien écrit qu’il serait de retour pour le quinze.

Le vingt février découvrit une Émilie sombre et inquiète. Elle craignait qu’un accident ne fût la cause du retard d’Ovila. Ses beaux-parents tentèrent de la calmer, mais en vain. Elle était de plus en plus angoissée. Edmond, lui, se contenta de froncer les sourcils. Il avait ses craintes secrètes.

Le vingt-sept février au matin, elle ressentit les premières douleurs. Elle préféra se dire qu’elles étaient le fruit de son imagination. Les douleurs persistèrent. A la fin de l’après-midi, quand déjà la journée se confondait avec la nuit de l’hiver, elle coucha ses enfants et fit de même. Les douleurs s’accentuèrent. Elle se releva, prise de panique à l’idée d’accoucher sans aide, et décida d’aller chercher sa belle-mère. Elle regretta de n’avoir pris cette décision plus tôt. Rose aurait pu aller demander du secours. Maintenant, il était trop tard. Elle ne voulait pas que Rose sorte à la noirceur et de plus, Rose dormait. Elle tremblait à l’idée de laisser ses enfants seuls. Peut-être n’accoucherait-elle que le lendemain? Une violente contraction l’obligea à réagir. Elle devait aller chercher du secours. Elle s’emmitoufla dans son manteau, prit son manchon, cala sa toque sur ses cheveux défaits et sortit d’un pas décidé dans la noirceur remplie de rafales et de tourbillons de vent.

Elle suffoqua. Une lame de vent venait de se briser contre sa poitrine courbée. Jamais elle ne réussirait. Le vent était de plus en plus emporté. Elle jura contre son mauvais sort puis décida que tout ce qui lui arrivait était la faute d’Ovila. «Maudit Ovila! Maudit toi! Pourquoi est-ce que tu es pas arrivé comme tu l’avais dit?»

Des larmes commencèrent à lui dessiner des sillons sur les joues. Son ventre se faisait de plus en plus pressant. Elle regarda devant elle et ne vit pas la maison des Pronovost. Elle se retourna et ne vit pas la sienne non plus. Elle se demanda si elle devait rebrousser chemin ou poursuivre sa route. Ses sanglots étaient maintenant tellement violents qu’ils réussissaient à lui taire les hurlements du vent. Elle décida de rebrousser chemin, mue par la peur qu’un de ses enfants ne s’éveille et ne la cherche. Elle revint sur ses pas déjà effacés et impossibles à distinguer. Une contraction plus violente que les autres l’obligea à s’arrêter. Elle eut le pénible sentiment que jamais elle ne pourrait retrouver sa maison. Si seulement elle avait résisté à l’envie d’aller chercher du secours.

La contraction fut immédiatement suivie d’une autre, plus violente encore. Emilie laissa échapper un cri de surprise et de douleur. Les eaux venaient de se rompre. Elle sentit leur tiédeur se changer en fraîcheur. Elle tenta d’accélérer le pas mais trébucha.

Dès qu’elle sentit la neige s’engouffrer dans son collet, elle bascula dans un abîme de désespoir. Elle cessa de se battre et, résignée, s’abandonna à sa douleur, au froid et au vent. Elle se tourna sur le côté et la neige la couvrit rapidement. Émilie cessa de pleurer. Elle avait besoin de toute son énergie pour mettre fin à cette folle naissance. La plus folle des naissances qu’elle avait créées.

Elle ahanait maintenant aussi fort que le vent. Son corps, bien à l’abri dans la fourrure de son manteau, expulsa l’enfant. Elle prit son manchon et, déboutonnant le manteau, elle réussit après plusieurs contorsions à y enfouir la petite masse chaude et gluante, encore accrochée à elle par son cordon de vie. Elle se releva péniblement, inquiète des conséquences que pourrait avoir une telle arrivée sur terre, et aperçut enfin une lueur dans la fenêtre de ce qu’elle reconnut comme sa maison. Elle s’y dirigea péniblement, perdant pied à plusieurs reprises. Elle parvint enfin à la porte, titubant et, d’une main agitée, réussit à ouvrir sans laisser de prise à la bise.

Elle se précipita dans sa chambre, courbée par son ultime effort de ne pas échapper le manchon et son précieux contenu. Elle accrocha des ciseaux et du fil au passage et referma la porte derrière elle. De nouvelles contractions l’avertissaient qu’elle était sur le point d’expulser le placenta. Elle réussit à sourire en pensant que son corps avait attendu qu’elle soit prête à le faire. Sans même prendre le temps d’enlever son manteau, elle s’étendit sur le lit et dégagea le bébé du manchon. Elle coupa le cordon après l’avoir noué.

Elle fit seule tout le travail de la mère et de la sage- femme. Elle expulsa le placenta, se lava après s’être enfin dévêtue, lava le bébé et le déposa dans le moïse qui l’attendait à côté de son lit. Elle se recoucha, ne souffla pas sa lampe et regarda pendant de longues heures cette petite fille à l’air déjà moqueur qui s’amusait à faire des bulles avec sa salive. Emilie soupira d’aise. Rien n’obstruait les poumons. Elle prit finalement le bébé dans ses bras et regretta de ne pouvoir l’allaiter. Pourquoi n’avait-elle jamais pu allaiter? Elle se leva et marcha jusqu’à la cuisine pour chauffer un biberon. Le bébé dans les bras, elle revint à sa chambre après être allée jeter un coup d’œil sur ses autres enfants. Dieu merci, ils respiraient tous.

Le bébé tétait encore goulûment quand Emilie fut rejointe par ses enfants. Elle demanda à Rose de s’habiller et d’aller chercher sa grand-mère. Elle retira la tétine de la bouche du bébé pour que Rose, Marie-Ange et Émilien puissent bien le voir.

«C’est un étalon ou une jument?» demanda Marie-Ange.

Émilie éclata de rire avant de lui dire que c’était une fille. Marie-Ange était bien la nièce d’Edmond. Elle aurait préféré pénser qu’elle était d’abord la fille de son père, mais ceci lui apparût comme un vœu et non une réalité. Elle redonna la tétine à la nouvelle venue et rappela à Rose d’aller chercher sa grand-mère. Rose partit enfin, toute seule et toute petite dans des montagnes de neige.

Félicité arriva moins d’une demi-heure plus tard. Elle gronda Émilie de ne pas avoir demandé d’aide. Émilie se contenta d’émettre un petit grognement. Elle ne voulait pas raconter son aventure. Elle ne la raconterait à personne. Pas même à Ovila. Cette naissance serait une secret qui, pour quelques minutes encore, serait connu d’elle et sa fille, puis, la mémoire de la naissance s’effaçant rapidement, d’elle seule.

«On dirait, madame Pronovost, qu’Ovila pis moi on réussit juste à faire des p’tites qui vous ressemblent.

       Tu trouves?

       Oui, celle-là aussi vous ressemble. »

Félicité s’approcha de la petite tête dégarnie et l’observa longuement.

«Ça veut dire qu’elle va ressembler à Marie-Ange.

       Je pense que oui, même si en vieillissant Marie- Ange a un peu de votre mari.»

Félicité sourit à sa belle-fille et osa lui demander si elle attendrait Ovila avant de choisir le nom. Émilie lui dit qu’elle n’attendrait pas et que le nom était tout choisi.

«Celle-là, madame Pronovost, j’vas l’appeler Blanche.

       Où c’est que tu as péché ce nom-là? Connais-tu une Blanche?

       Non, mais c’est son nom pis j’en démordrai pas.»

Félicité regarda encore une fois le bébé maintenant endormi.

«Sais-tu quoi, Émilie? Je trouve que ça lui va bien. As- tu choisi ça pour te rappeler de la tempête de neige?

       On peut rien vous cacher, madame Pronovost», répondit Emilie, un petit rire accroché aux lèvres et qu’elle était seule à entendre.

Ovila n’était arrivé qu’à la fin de mars, au grand désespoir de ses parents. Émilie, elle, avait changé sa douce attente en rage. Elle l’accueillit froidement et lui laissa à peine le temps de regarder Blanche qu’elle était affairée à langer et à coucher. Ovila ne passa aucune remarque. Il défit sa valise, seul, ce qui était nouveau. Habituellement, Émilie le faisait. Il s’était préparé de nombreuses réponses aux questions qu’elle allait lui poser. Elle n’en posa aucune, se contentant de lui demander s’il avait rapporté assez d’argent pour qu’ils puissent manger jusqu’à l’automne. Il en fut profondément blessé.

Émilie passa de longs mois à ignorer Ovila. Elle s’était levée un matin et avait décidé qu’il ne lui ferait plus mal. Elle l’en empêcherait. S’il ne pouvait tenir sa parole avec elle, alors il ne méritait pas son attention et son amour. Peu à peu, elle concentra davantage son attention sur ses enfants que sur son mari. Ovila avait essayé à maintes reprises de lui expliquer les raisons de son retard. Elle n’avait pas voulu entendre. Il n’avait donc pu lui dire qu’il y avait eu un accident au chantier. Qu’un traîneau rempli de billots s’était déversé sur une douzaine d’hommes, en tuant trois sur le coup. Que lui-même avait échappé à la mort, sauvé parce qu’il s’était absenté deux minutes pour uriner. Que trois minutes avant de mourir, une des victimes le taquinait encore en lui disant de faire attention de ne pas «geler son avenir». Il n’avait pas pu lui dire non plus qu’il avait accepté de rester trois semaines de plus au chantier pour finir le travail entrepris par son foreman, qui était un homme comme son père. Il n’avait pas pu lui raconter comment ils avaient dû dégager les corps coincés sous les patins de l’énorme traîneau. Il avait gardé pour lui ses cauchemars, qui ne le quittaient plus depuis que la tête d’un des hommes avait roulé jusqu’à ses pieds et qu’il s’était penché pour la ramasser.

Depuis son retour, il ne reconnaissait plus Émilie. Il avait perdu sa femme quelque part sous des billots. Il acceptait son erreur. Il aurait dû lui écrire. Mais sachant que la lettre n’arriverait probablement pas avant lui, il ne l’avait pas fait. Maintenant, il savait que la lettre, arrivée même tardivement, aurait forcé Émilie sinon à l’entendre, au moins à le lire. Il aurait ainsi prouvé qu’il n’avait pas agi par insouciance, mais bien par compassion.

Il tourna autour d’elle pendant tous ces mois qu’elle l’ignora. Désespéré. Elle continuait sa routine, était toujours aussi gentille devant les enfants, mais dès qu’ils avaient fermé les yeux, elle se murait dans son silence. Elle cousait, brodait, tissait, ou, si elle n’avait vraiment pas envie de travailler, jouait de son accordéon qu’elle maîtrisait maintenant parfaitement bien. Quand la soirée était vraiment belle, elle retournait dans son potager pour érocher, désherber ou fixer des tuteurs. Vingt fois Ovila était allé à l’hôtel étancher sa soif d’Émilie. Vingt fois il en était revenu, sobre, refusant à la dernière minute de replonger dans l’enfer qu’il avait connu. Mais quand les ombres commencèrent à s’étirer plus tôt et qu’Émilie n’avait toujours pas ouvert la bouche ou les bras, il disparut un soir. Il rompit toutes les promesses qu’il avait faites au bon curé de La Tuque et à son frère Edmond. Il se noya littéralement l’âme dans une mer de bouteilles de genièvre.

Émilie était à la fenêtre. Elle l’attendait depuis cinq jours. Depuis cinq jours elle était passée par un arc-en-ciel d’émotions, allant du rouge de la colère au rose du chagrin en passant par le vert de l’espoir. Elle aurait dû lui parler. Elle aurait dû lui raconter son accouchement et en rire avec lui, maintenant qu’elle était capable de le faire. Elle aurait dû l’écouter quand visiblement il s’apprêtait à lui parler. Elle s’en voulait de l’avoir repoussé. De l’avoir rejeté. Mais elle s’était dit qu’il lui fallait une bonne leçon. Que même s’ils étaient mariés depuis bientôt sept ans, il ne devait pas s’asseoir sur sa conquête. Elle voulait qu’il continue à lui faire la cour. Elle aurait voulu qu’il pense à l’amener, seule, au chalet. Ils auraient bien pu se débrouiller pour faire garder les enfants. Il n’avait rien proposé, rien dit. Elle enrageait de voir qu’il affichait un air de victime, un air de malheur alors que c’était elle la victime, la malheureuse.

Elle l’attendait. De plus en plus impatiemment. Elle n’en pouvait plus des journées sans soleil et des nuits sans fin. Elle entendait les derniers soupirs de l’été et se désespérait à l’idée qu’Ovila repartirait bientôt et qu’ils n’avaient même pas profité du temps qu’ils avaient eu à leur disposition.

Elle attendit pendant douze jours avant de l’apercevoir enfin, éméché et sale, titubant en direction de la maison. Elle bondit d’abord de joie puis, voyant à quel point il était ivre, elle s’empressa de verrouiller les portes. Elle lui ferait comprendre qu’elle était heureuse de le revoir mais qu’elle n’acceptait pas son état.

Ovila essaya d’ouvrir la porte mais ne réussit pas. Il comprit qu’Émilie lui en voulait toujours. Il n’insista pas et se dirigea vers son atelier. Il se laissa choir dans un coin, se recroquevilla et pleura des larmes amères. Ce fut Rose qui vint l’éveiller en lui disant que sa mère avait préparé du bon café. Il ouvrit un œil et l’aperçut, légèrement floue.

«Qu’est-ce que ta mère a dit?

       Moman a dit que vous étiez rentré de voyage, pis que vous aviez joué au «bonhomme sept heures» pis qu’elle avait barré la porte parce que vous lui faisiez trop peur pis qu’elle s’était endormie.»

Ovila se grattait la tête pour y activer la circulation sanguine. Rose avait l’air de s’amuser franchement de l’histoire qu’Émilie lui avait racontée. Émilie n’avait jamais été à court d’imagination quand il s’agissait de couvrir quelqu’un de la famille. Conquis par le sourire de sa fille, il rit avec elle et continua même l’histoire qu’Émilie avait commencée. Il se leva péniblement et marcha en direction de la maison. Il ouvrit la porte. Émilie, Marie-Ange et Émilien se précipitèrent vers lui avec des cuillers de bois.

«Bonhomme sept heures! Bonhomme sept heures!...» criaient-ils en chœur.

Ovila regarda Émilie et comprit qu’elle avait fait une belle mise en scène pour saluer son retour. Il vit aussi de la joie dans ses yeux. Il se mit alors à gronder et à feindre de griffer, courant après les enfants sans jamais les attraper.

«Je vous l’avais bien dit que le bonhomme sept heures avait dormi ici», leur cria-t-elle en riant. Blanche, réveillée par les cris, pleura pour appeler sa mère, mais c’est son père qui était venu la prendre tout doucement.

Émilie et Ovila passèrent quelques journées à essayer de rattraper le temps perdu, mais ni l’un ni l’autre ne raconta les faits qui les avaient tant troublés. Ovila fuit l’hôtel pendant quelque temps puis il y retourna pour se convaincre qu’il était redevenu maître d’une situation qui le dépassait. Émilie s’abstint de lui faire quelque remarque que ce soit, considérant qu’il n’était jamais ivre au point de mériter sa réprobation. Ce n’est que la veille de son départ qu’Ovila rentra à la nuit naissante et qu’elle se permit de le regarder lourdement.

«Regarde-moi pas comme ça, Émilie...Tu dois bien savoir que dans les chantiers il est pas question qu’on prenne un p’tit coup. J’ai juste comme fait des provisions.»

Il trouva sa remarque assez drôle pour en rire. Émilie, elle, ne rit pas.

«Faudrait que tu m’expliques ça, Ovila. Quand tu arrives, tu dis que tu as du temps à reprendre pis avant de partir, tu dis qu’il faut que tu te fasses des provisions. Si je comprends bien, quand tu es pas dans le bois, tu as toujours une bonne raison de boire.

       Voyons donc, Émilie, je bois pas tant que ça. Juste une fois de temps en temps.

       Je te trouve généreux. On dirait que la seule affaire que tu sais pas compter, c’est les verres que tu prends.

       Fais pas de drame, Émilie. J’en prends pas tant que ça.

       C’est ce que je disais, Ovila...tu sais pas compter.»

Ovila partit le lendemain, tenant sa valise d’une main et sa tête de l’autre. Il avait oublié les remarques d’Émilie. Il la regarda longuement, lui fit plusieurs signes de la main et lui promit qu’il rentrerait aussitôt qu’il aurait assez d’argent pour qu’ils survivent jusqu’au prochain chantier. Émilie lui fit un signe d’assentiment, se demandant intérieurement si, maintenant, il comptait ses dépenses d’hôtel dans l’argent qu’il leur fallait.

A la surprise générale, il rentra à la fin janvier; d’un pas alerte malgré le froid, impatient de surprendre Émilie et ses enfants. Émilie rit de plaisir quand elle l’aperçut. Ils passèrent une nuit agitée et heureuse. Une nuit comme ils les aimaient.

Le lendemain matin, Emilie lui demanda quand il devait repartir. Ovila répondit évasivement. Elle insista. Il lui avoua qu’il ne retournerait pas au chantier de coupe, mais qu’il repartirait pour la drave.

«Ça veut dire dans à peu près deux mois et demi.

       La drave? C’est trop dangereux ça, Ovila. J’aimerais mieux pas. J’vas être trop inquiète. Tu as pas d’expérience là-dedans. »

Ovila, à sa grande surprise, lui répondit assez sèchement qu’inquiète ou pas, il partirait. Qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour subsister jusqu’à l’automne. Emilie lui demanda alors si les salaires avaient diminué et Ovila lui dit que non. Après plusieurs minutes d’interrogatoire, Ovila s’emporta, demandant à sa femme si elle travaillait pour la police et s’il devait rendre compte de chaque dollar qu’il gagnait ou dépensait. Emilie fut saisie de le voir si irritable. Jamais il ne lui avait parlé sur ce ton. Puis, elle eut une idée qu’elle tenta vainement de repousser. Mais plus elle y songeait, plus elle était certaine de ne pas se tromper.

«Dis-moi donc, Ovila, à quelle date exactement que tu es parti du chantier?

       Pourquoi tu me demandes ça?

       Pour savoir. »

Il s’empourpra et lui lança à la tête qu’il avait quitté le chantier une semaine avant son retour. Emilie attendit quelques minutes avant de lui dire, froidement, qu’elle ne le croyait pas. Offusqué, Ovila s’emporta davantage. Elle continua de piquer jusqu’au moment où, perdant tout contrôle, il lui lança qu’il avait quitté le chantier avant les Fêtes!

Émilie avala péniblement avant d’être capable de lui parler. Cette fois, c’est elle qui était furieuse.

«Charles Pronovost! Je gagerais que tu t’es fait mettre à la porte du chantier. Je gagerais aussi que tu as pas une cenne dans tes poches pis que c’est pour ça que tu vas aller à la drave. »

Elle continua de lui dire ce qu’elle pensait. Qu’il avait probablement bu tout ce qu’il avait gagné. Qu’il lui avait effrontément menti. Qu’elle était sagement à la maison à l’attendre pendant que lui, au lieu d’agir en homme responsable, se vautrait quelque part dans un hôtel minable. Que plus le temps passait, moins il était fiable. Qu’il était en train de lui apprendre la méfiance, le mépris et l’insécurité. Qu’elle n’avait pas envie de vivre dans la méfiance et la peur de manquer d’argent, surtout avec quatre enfants à nourrir. Qu’il compromettait sa paix d’esprit.

Ovila lui fit un signe de la main, lui indiquant par ce geste qu’elle pouvait bien aller paître et qu’il continuerait de faire à sa tête. Il se leva, s’habilla et sortit. Émilie ne le revit plus pendant deux mois. La seule gratitude qu’elle eut à ce moment fut que les enfants n’eussent pas semblé comprendre qu’il était revenu et reparti en moins de douze heures.

Durant tout le temps que dura son absence, elle se refusa à l’attendre. Elle contint sa colère et ne souffla mot de sa courte visite qu’à son beau-père, qui avait cru le voir sur la route. Il avait froncé les sourcils et noté qu’Ovila avait beaucoup changé. Émilie ne pleura que lorsque le médecin lui annonça qu’elle était bel et bien enceinte. Elle avait refusé de le croire, certaine qu’une nuit, qu’une courte nuit, n’avait pu servir de toile de fond à la création d’une nouvelle vie.

Ovila rentra. Émilie l’ignora presque complètement, se contentant de lui dire que son bagage était prêt depuis longtemps. Ovila prit un bain, s’amusa avec les enfants, puis accrocha sa valise d’une main pendant qu’il tenait la poignée de la porte de l’autre.

«J’espère que tu m’excuseras, Emilie. Il y a des choses que moi-même je comprends pas. Prends soin de toi pis des p’tits.

       Quand je t’ai marié, Ovila, c’était parce que toi tu voulais prendre soin de moi. Si c’était trop difficile, tu avais juste à rester vieux garçon. J’aurais survécu. Pour ce qui est des enfants, je voudrais quand même pas que tu partes sans savoir qu’on va en avoir un autre quelque part en novembre. Je sais que tu seras pas là, mais comme ça quand tu vas rentrer entre deux chantiers, tu seras pas étonné de me voir encore grosse. »

Ovila hocha la tête, posa sa valise et vint l’embrasser dans les cheveux.

«Je sais que tu peux pas comprendre, Émilie, mais je t’aime. Bien mal, mais je t’aime, ma belle brume.»

Émilie se leva pour le regarder par la fenêtre. Elle avait lu son chagrin dans ses grands yeux pleins de larmes. Où était son Ovila? Son beau grand fou? Et elle, où était- elle?

Ovila écrit à Émilie pour lui dire qu’il s’était trouvé du travail sur un chantier de la Laurentide Pulp. Il la rassura en lui racontant qu’il consacrait la plus grande partie de son temps à la construction d’un barrage et de quais. Le contremaître lui avait demandé de surveiller le ruisseau afin qu’il ne s’obstrue pas. Il vivait dans une tente, avec d’autres hommes. Il lui dit aussi que dès que ce travail serait terminé, il serait affecté à la sweep, qui consistait à remettre à l’eau les billes échouées sur les rives. Il continua sa lettre en lui disant qu’il travaillerait sept jours par semaine au moins jusqu’à la fin de l’été et qu’il espérait mettre pas mal d’argent de côté, étant donné qu’il touchait quinze cents l’heure et qu’il travaillait de cinq heures et demie du matin à huit heures et demie du soir. Il lui demanda de faire elle-même le calcul.

Emilie regarda le calendrier. Elle comprit qu’il ne reviendrait probablement qu’aux Fêtes. A la Toussaint, elle mit au monde un second fils, qu’elle baptisa Joseph Paul Ovide. Elle écrivit à Ovila pour lui demander s’il préférait appeler son fils Paul ou Ovide. Ovila lui répondit qu’il préférait Paul. Paul commença donc son existence, bien couvé par sa mère et ses sœurs, ignorant l’existence de son père qui, à ce moment précis, travaillait comme charretier dans un nouveau camp.

Ovila ne vint pas aux Fêtes. Émilie n’en fut qu’un peu attristée, commençant à reprendre goût à la solitude et à la simplicité des journées passées sans adultes dans son entourage. Avec ses cinq enfants, elle avait les mains pleines et se demandait comment elle aurait pu trouver le temps de consacrer quelques minutes de sa journée à son homme. Cette année-là, il rentra à la fin mai...sans un sou et sans emploi. Émilie pleura de désespoir. Comment allait-elle réussir à nourrir tous ses enfants?

«Tu m’as dit de calculer combien on aurait ... laisse-moi te dire que dans mes calculs, on en avait pas mal plus que ce que tu rapportes. »

Ovila ne répliqua pas, se contentant de s’excuser et de lui promettre que la prochaine fois il ne dépenserait pas un seul sou avant de rentrer.

«Tu bois trop, Ovila. Tu bois tout le temps. C’est pas la première fois que ça t’arrive de perdre une jobbe. On a cinq enfants, Ovila. Faudrait que tu commences à penser à eux autres.

       Pourquoi est-ce que tu penses que je me fends le derrière hein? Pourquoi est-ce que tu penses que je me fais manger par les maringouins, les mouches noires pis les mouches à chevreuil si c’est pas pour vous autres?

       C’est peut-être pour nous autres quand tu pars, mais quand tu reviens, ça donne l’impression que c’était pas mal plus pour toi pis pour tes chums à qui tu paies la traite.»

Ovila grogna. Il savait qu’Émilie avait raison. Comment pourrait-il lui faire comprendre qu’il travaillait sans arrêt pour assurer leur confort mais que, malgré toute sa bonne volonté, il ne réussissait jamais à mettre un sou de côté?

«J’aime pas faire des règlements, Ovila, mais j’aimerais que tu m’envoies l’argent à toutes les semaines. Comme ça je serais moins inquiète.

       Tu as pus confiance en moi, ma belle brume?

       Non, Ovila, j’ai pus confiance. Mais la confiance, ça se gagne. Tu as juste à me montrer que tu veux changer. J’vas te croire.

       C’est promis.»

Ovila repartit trois semaines plus tard laissant derrière lui Émilie, enceinte d’un sixième enfant; Dosithée, furieux qu’il ait refusé de l’aider à la ferme; et cinq enfants, les trois plus vieux fort attristés par son départ.

Émilie lui posta les journaux le plus régulièrement possible, espérant qu’en retour, il penserait lui expédier quelques dollars. Il n’y pensa pas.

Elle avait repris sa routine annuelle. Une vie sans homme, au sein d’enfants qui ne cessaient de se multiplier. Une vie calquée sur les saisons. Elle regrettait les premières années de son mariage, se demandant si Ovila aurait tant changé s’il était resté sur le vieux bien, à cultiver la terre. Elle s’en voulut un peu d’avoir clamé qu’elle n’aimait pas la terre. Comment avait-elle pu penser une chose comme celle-là? La terre, presque sans efforts, apportait plus de nourriture dans les assiettes que les salaires invisibles d’un pourvoyeur absent.

A la fin février 1911, elle accoucha d’un troisième fils. Elle le fit baptiser Georges Clément. Cette fois, elle avertit Ovila qu’il s’appellerait Clément. Elle ne lui demanda pas son avis. Elle trouva que sa famille était belle à regarder. Trois fils et trois filles. Elle souhaita intérieurement s’en tenir à ce nombre.

Au début de juin, elle fut étonnée de ne pas voir Henri Douville. Il s’était trouvé un nouvel emploi à Montréal et avait abandonné celui d’inspecteur aux mains d’un jeune blond boutonneux qui, à ce qu’Emilie apprit, laissait les enfants faire ce qu’ils voulaient durant ses visites, se contentant de consacrer de longues heures à la lecture de leurs travaux, bien assis au pupitre de l’institutrice, penchée derrière lui pour lui déchiffrer les mots mal écrits. Elle reçut une longue lettre d’Antoinette qui semblait radieuse d’habiter la métropole. Antoinette l’invita à venir la visiter. Emilie sourit amèrement. Elle ne voyait pas le jour où elle retournerait à Montréal.

A la fin de juin, elle assista seule au mariage d’Edmond et de Philomène Beaulieu. Son beau-père la prit à part pour lui dire qu’Ovila, s’il le voulait, pourrait faire amende honorable maintenant qu’Edmond quittait la maison. Emilie, à son grand étonnement, se réjouit de cette perspective. Elle fut même incapable d’en dormir pendant plusieurs jours, imaginant une nouvelle vie avec Ovila qui n’aurait plus à s’éloigner. Qui n’aurait plus de raisons de s’ennuyer et de boire.

Elle rêva au printemps. À l’érochage et aux semis. Elle rêva à l’été. Aux foins et aux récoltes. Aux conserves qu’elle ferait pendant qu’Ovila engrangerait les herbes pour les bêtes. Elle rêva à l’automne. À ses couleurs et à ses odeurs. Au lin qu’Ovila couperait et qu’elle broierait. Elle rêva à l’hiver qu’elle passerait seule, à l’attendre, le cœur serré dans la poitrine chaque fois que quelqu’un mettrait la main sur la poignée de la porte de la maison. Puis aux sucres. Maintenant leurs enfants auraient du travail à faire. Rose et Marie-Ange pourraient fort bien laver les chaudières. Même Emilien pourrait suivre son père.

Elle rêva tant qu’elle crut à ses rêves. Elle y croyait encore quand Ovila revint à la fin de l’été. Elle lui en parla longuement le jour et la nuit. Ovila, subjugué, promit à son père qu’il prendrait la place d’Edmond. Dosithée, ému, le serra dans ses bras. Il demanda même à Félicité d’apprêter le veau qu’il venait d’abattre pour fêter le retour de son enfant prodigue.

Ovila rentra le foin pendant qu’Émilie, toute à sa joie, faisait des conserves de tomates, et de maïs, et de petits pois. Il faucha le lin qu’elle s’empressa de broyer avec les autres femmes. Plus tard dans l’automne, quand son ventre se fut encore alourdi d’un septième enfant, elle commença à filer son lin pendant qu’Ovila et son père réparaient tous les instruments et les entreposaient pour l’hiver. Elle fit provisions de viande dès qu’ils eurent abattu les animaux. Et quand Ovila fut parti pour bûcher pendant les mois d’hiver, elle soupira en pensant à son retour prochain.

Elle l’attendait toujours au mois de mai 1912 quand elle mit une quatrième fille au monde. Elle la nomma Emma Jeanne. Ovila, à son retour, déciderait si c’était Emma ou Jeanne qui dormait bien paisiblement, suspendue au clos de sa mère qui n’avait jamais négligé de porter la hotte indienne qu’Ovila lui avait rapportée six ans plus tôt. Au mois de juin, elle et son beau-père passèrent une soirée presque funèbre à parler de leur attente déçue. Elle pleura longuement. Jamais plus elle ne croirait aux miracles.

Jeanne avait trois mois quand elle fut enfin présentée à son père. Celui-ci ne la vit réellement que deux jours plus tard, quand les brouillards de l’alcool se furent dissipés. Aussitôt qu’il put marcher, il alla voir son père pour lui dire qu’il ne travaillerait plus sur la terre. Dosithée soupira. C’était sa façon à lui de pleurer.

Ovila revint chez lui pour expliquer à Émilie qu’il était incapable de vivre la vie d’un cultivateur.

«J’étouffe sur la ferme, Émilie. Je manque d'air.

       Pis dans le bois, je suppose que l’air est meilleur?

       C’est juste pas le même air.»

Cet après-midi-là, Émilie lui avait demandé d’aller chez le boucher chercher pour deux dollars de bœuf. Elle lui avait remis l’argent, bien plié. Ovila lui avait dit qu’il n’en aurait que pour une demi-heure. L’heure du souper était depuis longtemps passée quand Émilie, faisant l’inventaire de ses provisions, dut se rendre à l’évidence : elle n’avait pas assez de viande pour remplir le ventre de ses enfants. Elle regarda encore une fois à la fenêtre pour voir si Ovila n’arrivait pas. À son grand soulagement, elle le vit. Elle courut lui ouvrir la porte. Ovila entra et se dirigea en titubant vers sa chambre. Émilie blêmit.

«Le bœuf, Ovila. As-tu rapporté le bœuf?

       Quel bœuf?»

Émilie essaya de contenir sa colère. Elle regarda ses enfants qui patientaient comme ils le pouvaient.

«Donne-moi les deux piastres, Ovila.

       Deux piastres?»

Émilie claqua la porte de leur chambre. Elle demanda aux aînés de l’aider à habiller les plus jeunes et de s’habiller eux-mêmes. Puis elle partit avec eux, séchant ses larmes aussi discrètement que possible, et frappa à la porte des Pronovost. Elle essaya de blaguer pour leur dire que, distraite comme toujours, elle avait oublié d’acheter la viande et qu’elle n’avait rien préparé pour le souper. Félicité lui mit une main sur l’épaule et invita les enfants à passer à table. Dosithée avait quitté sa berceuse et s’était réfugié dans sa chambre.

Émilie revint tard dans la soirée. Elle coucha ses enfants et se fit un lit d’occasion dans le salon. Le lendemain matin, Ovila s’éveilla, seul. Il alla dans la cuisine. Émilie s’y affairait déjà.

«C’est quoi ces histoires-là de pas dormir avec son mari?

       C’est pas des histoires. C’est comme ça. Remarque que quand j’vas avoir un mari, j’vas dormir avec lui.»

Ovila rit d’elle, lui disant qu’elle aurait à en trouver un qui aimait les grosses femmes. Émilie lança le torchon qu’elle tenait à la main, se retourna pour lui faire face et répondit d’une voix éteinte par la colère qu’elle n’avait de poids que le poids de ses grossesses. Ovila lui répliqua qu’elle avait perdu son sens de l’humour. Elle rétorqua qu’ils étaient plusieurs à l’avoir perdu ensemble. Elle et toute sa famille à lui, précisa-t-elle. Ovila cessa de rire et retourna se coucher. Aussitôt étendu, il bourra son oreiller de coups de poings.

Pendant les deux semaines qui suivirent, il ne quitta pas la maison. Émilie crut d’abord que cela ne durerait qu’une journée ou deux. Mais, voyant qu’il ne parlait même pas de sortir le soir, elle se laissa lentement apprivoiser. Ils passèrent de nombreuses soirées à parler des chantiers et de la petite vie de la famille. Émilie avait bien vu s’allumer l’étincelle dans les yeux d’Ovila chaque fois qu’il parlait du bois. Elle savait que dans ses veines à lui, il ne coulait pas de sang, mais de la sève.

La troisième semaine commença par une petite visite de politesse au marchand général, courte visite qui se termina par une longue visite de retrouvailles chez l’hôtelier. Emilie ne l’attendit pas. Elle savait que l’homme qui entrerait ce soir-là chez elle lui serait parfaitement étranger. Elle savait que cet homme, elle pouvait le détester. Elle avait donc bercé Jeanne. Non pas parce que Jeanne avait l’habitude de s’endormir dans les bras de sa mère, mais bien parce que sa mère avait un urgent besoin de chaleur.

Ovila repartit pour les chantiers dès l’apparition de la première feuille rouge. Emilie ne s’en étonna ni ne s’en plaignit. Ces départs n’étaient maintenant plus réglés sur les saisons mais sur la soif d’Ovila. A peine eut-il quitté la maison qu’Emilie s’empressa de changer les draps de leur lit. Ce soir-là, elle réintégra sa chambre à coucher, soulagée d’avoir au moins une certitude, celle de ne pas être enceinte.

Ovila revint neuf mois plus tard, la veille de la fête de Rose, à qui il avait apporté un cahier pour écrire. Rose le remercia poliment puis montra le cahier à sa mère. Celle- ci lui promit qu’elles le noirciraient de lettres et de chiffres. Rose avait eu dix ans et ne savait pas encore vraiment écrire, mais Emilie ne désespérait pas. Elle mettait d’ailleurs beaucoup d’énergie à lui cacher ou à minimiser les progrès de Marie-Ange ainsi que ceux d’Emilien qui, même s’il ne fréquentait pas encore l’école, connaissait toutes ses lettres et pouvait compter jusqu’à mille. Il avait d’ailleurs plus de talent pour les chiffres que les lettres.

Ovila s’abstint d’aller visiter ses parents. Émilie le lui reprocha. Il lui avoua qu’il ne s’en sentait pas la force. Émilie comprit qu’il avait du remords de ne pas avoir accepté l’offre de son père.

«Chaque fois que je vois le père, le cœur me sort de la poitrine. Je sais tout ce qu’il faudrait que je fasse pour lui faire plaisir, mais je suis pas capable de m’installer sur une terre.

       Tu pourrais au moins aller le voir.

       Demain. J’vas y aller demain. »

Le lendemain, il tint parole, mais son père était parti pour le village. Ovila dit à ses frères qu’il reviendrait. Il décida d’aller visiter Edmond et sa femme Philomène, qu’il connaissait peu. Il arriva en pleine scène de ménage. Philomène était en larmes. Dès qu’elle le vit arriver, elle se réfugia dans sa chambre.

«Elle a pas l’air de bonne humeur. Est-ce que c’est son état qui la rend de même?

       Bof! Imagine-toi qu’elle voudrait que je déménage pour vivre au village. Depuis qu’elle sait qu’on va avoir un p’tit, c’est pire. A l’entendre, on dirait qu’il y a pas moyen d’élever une famille dans l’odeur du fumier pis dans les mouches qui tournent autour. Tu me vois-tu au village? Je viendrais fou ben raide. Du monde à côté, pis devant, pis en arrière. Du monde qui écorniffle. Non, merci pour moi. Je bouge pas d’ici.»

Ovila ne posa plus de questions. Si Philomène détestait la vie à la ferme autant que lui, il comprenait qu’elle veuille tant déménager.

«J’ai pas encore été voir de p’tites vues à Saint-Tite. Est-ce que ça te dirait qu’on y aille?

       Si Philomène veut venir, est-ce que ça te dérange?

       Ben non. » Philomène refusa, alléguant qu’elle était trop laide pour sortir. Edmond regarda Ovila, mine de lui faire comprendre qu’il savait qu’elle refuserait. Après avoir regardé les films, les deux frères rentrèrent bien sagement. Ovila n’avait jamais osé boire avec Edmond. Il avait encore frais à la mémoire ce que son frère avait fait pour lui et essayait de lui laisser quelques illusions.

Emilie fut tellement surprise de voir arriver Ovila, qu’elle lui sauta au cou pour embrasser sa sobriété.

«Ton père est venu. Il m’a dit que vous vous étiez manqués. Il m’a dit qu’il t’attendrait demain.

       Je le verrai demain d’abord.»

La sobriété de la veille aidant, Ovila se leva en forme et avisa Emilie qu’il allait prendre café et déjeuner avec son père. Emilie lui sourit un encouragement. Ovila partit donc d’un pas alerte et sans appréhension. Ce matin-là, il savait qu’il trouverait les mots pour faire comprendre à son père pourquoi il était incapable de vivre sur la ferme. Il savait que son père frôlait le désespoir quand il songeait à l’avenir de ses terres. Ovide travaillait comme seul un lézard pouvait le faire, passant la quasi-totalité de son temps étendu dans un hamac qu’il tendait soit entre deux poteaux de la galerie, soit entre deux arbres au lac à la Perchaude quand il trouvait la maison trop bruyante. Il avait aussi cultivé l’art de déclencher une quinte de toux apparemment fort douloureuse quand on lui demandait un service. Edmond avait quitté le vieux bien pour vivre avec sa femme dans l’ancienne maison du père Mercure, qu’il avait réussi à racheter. Il aidait bien à semer et ramasser le foin nécessaire à ses chevaux mais le reste du temps, il le passait à l’hippodrome avec les autres jeunes du village, tous piqués par la maladie des compétitions et de la gageure. Oscar, lui, avait fait savoir qu’il avait l’intention de travailler pour les chemins de fer, d’y utiliser l’anglais qu’il avait appris au Business College et de faire carrière. Il préférait la télégraphie sans fil aux fils barbelés. Émile, lui, était intéressé à prendre la terre, mais il était encore trop jeune et si court que Dosithée s’était demandé s’il aurait jamais la force de transporter ses ballots de foin. Télesphore n’avait qu’une passion: les bijoux, les montres, les horloges et tout ce qui s’y rapportait. Il rêvait d’avoir, un jour, sa propre bijouterie et de passer de longues journées, l’œil caché derrière une loupe, à changer des ressorts, visser des vis presque invisibles, écoutant sans cesse les tic-tac de toutes les horloges qui l’entoureraient. Il rêvait aussi d’avoir un trousseau garni de dizaines de clés sonnantes, chacune ouvrant un tiroir bourré de pierres et de métaux précieux posés sur du velours.

Ovila fronça les sourcils. Il comprenait de façon très aiguë les craintes de son père. Peut-être qu’Ovide reprendrait des forces. Peut-être qu’Edmond reviendrait travailler sur les terres de son père. Peut-être qu’Oscar se lasserait de passer ses journées assis à déchiffrer des messages, à remplir et à vider des wagons-poste, à vendre des billets et à porter des valises. Peut-être qu’Émile grandirait encore d’un pouce ou deux. Peut-être que Télesphore rêvait en couleurs, aux couleurs du saphir et de l’émeraude. Peut- être même que Lazare, ce frère mort depuis plus de dix ans, ressusciterait? Ovila ne savait qu’une chose: jamais il ne pourrait abandonner la liberté que lui offrait le bois.

Ce matin, il ferait comprendre à son père qu’il aimait la terre mais la terre sauvage, grouillante de vie, remplie d’humus, de roches et de broussailles. Belle de mauvaises herbes. Il lui expliquerait qu’il en avait fini pour toujours avec l’alcool et que jamais, plus jamais, il ne laisserait Émilie sans ressources. Jamais, non plus, il ne l’obligerait lui, son père, à nourrir les bouches que son fils avait engendrées. Il lui dirait à quel point il le respectait et combien il était fier de répéter aux hommes du chantier que topt ce qu’il connaissait du bois, c’était de son père qu’il l’avait appris. Que son père avait été et serait toujours à ses yeux le meilleur bûcheron du monde.

Il arriva devant la porte. Il inspecta rapidement la maison et sourit de fierté. Pas une seule planche, pas un seul clou n’avaient bougé depuis onze ans. Déjà onze ans. Onze ans depuis qu’il s’était tué au travail pour surprendre sa belle brume. Un papillon lui chatouilla le ventre. Emilie méritait mieux que lui. Il lui prouverait qu’elle n’avait pas eu tort. Dès aujourd’hui. Dès que la brouille entre lui et son père se serait levée comme une brume matinale, sans laisser de trace.

Il frotta ses pieds sur le tapis que sa mère laissait toujours à l’entrée et mit la main sur la poignée. Celle-ci tourna seule et lui échappa. Sa mère était devant lui, livide.

«Ton père vient de mourir, Ovila.»

Il appuya toute la ligne de son corps sur le cadre de la porte et gémit.

 

Chapitre quatrième

1913-1918

 

32.

Ovila vécut les funérailles de son père. Jamais funérailles ne furent plus douloureuses. Il avait longuement cru que la mort de Louisa était la pire mort qu’il aurait à affronter. La mort de Louisa avait goûté la révolte et l’absurde. Celle de son père était aussi amère que le regret, le remords, l’impuissance et la certitude de vivre le reste de sa vie avec un immense besoin de pardon. La mort de son père avait déterré tous les «si»: si j’étais venu la veille...si j’avais pu être autre chose que sa déception...s’il avait pu compter sur moi...si...

Avec sa famille il quitta le cimetière pour se rendre directement chez le notaire. Là, il connut la honte. L’humiliation. De chez les morts, son père lui avait crié son rejet. Ti-Ton, le petit Emile, héritait de la totalité du patrimoine et devait assumer la garde de sa mère jusqu’à la fin des jours de celle-ci. À Ti-Ton aussi la responsabilité d’Ovide. Edmond, Oscar et Télesphore touchaient chacun de l’argent. Et à Emilie revenait tout l’argent qu’Ovila n’avait jamais mérité.

Le visage d’Émilie s’était empourpré au même rythme que celui d’Ovila s’était décoloré. Ovila se leva et les pria tous de l’excuser. Émilie, pas encore remise de ses émotions, partit derrière lui. Pendant leur triste sortie, le notaire avait toussoté pour essayer de se donner une contenance. Félicité, la première, parvint à se ressaisir.

«Vous êtes sûr que vous avez bien lu?

       Certain, madame Pronovost. Il y a pas d’erreur.

       On vous remercie.

       Il y aurait un p’tit détail...»le notaire se racla la gorge. «Feu votre mari a fait des arrangements avec moi, qui suis comme vous le savez, son exécuteur testamentaire, pour que l’argent déposé au nom de sa bru ne puisse être touché par ...euh...personne d’autre qu’elle.

       Il a rien laissé à Rosée pis à Eva?

       Non, rien.»

Félicité se leva, imitée par ses fils. Elle remercia froidement le notaire, plus mal à l’aise de le voir mêlé à des histoires de famille que choquée ou même étonnée par le testament, et sortit précipitamment. Aussitôt dehors, elle remarqua que la calèche d’Ovila était partie. Elle corrigea aussitôt ses pensées. La calèche d’Émilie était partie. Ovila l’avait toujours considérée comme sienne, mais tout le monde savait que c’était la calèche d’Émilie. Défraîchie, mais bien à elle.

Émilie pleura durant tout le trajet. Ovila n’avait pas desserré les dents. Sa petite veine bleue lui battait à la tempe. Il regardait devant lui, conduisant à peine plus rapidement qu’habituellement. Émilie craignait qu’il pense qu’elle avait fomenté cette «punition» — parce que c’en était vraiment une — avec son beau-père. Ovila lui demanda de cesser de pleurer, à moins évidemment qu’elle pleure la mort d’un homme qui l’avait beaucoup aimée, elle. Émilie ne répondit pas, se contentant de se moucher bruyamment.

«Écoute, ma belle brume, le père a suivi sa conscience. C’est dur à avaler, mais le père a suivi sa conscience. »

Il n’ajouta rien, visiblement trop ému. Émilie lui dit enfin qu’il y avait quelque chose d’injuste dans ce testament. Qu’elle lui remettrait la part qui lui revenait. Ovila leva le ton et lui défendit de le faire.

«J’ai pas besoin de cet argent-là. J’vas en gagner assez pour faire vivre ma famille.»

Rendus dans la rang du Bourdais, Ovila, au lieu de se diriger vers leur maison, prit le chemin du lac. Émilie ne fit aucun commentaire. Elle irait où il voulait la conduire. S’il avait besoin d’être au lac, alors elle l’y suivrait.

«Émilie, faut que je te parle.»

Ils étaient bien assis dans le chalet. Émilie s’était installée près de la fenêtre. Elle fit comprendre à Ovila qu’elle l’écoutait. À travers de lourds sanglots, il lui dit que c’en était fini de la vie de chantiers. Qu’il avait maintenant plus de trente ans et qu’il devait cesser de jouer aux Indiens. Qu’il avait sept enfants qu’il adorait, quoi qu’elle en pensât, et qu’il avait bien l’intention de rester près d’eux et de leur mère. Il lui jura, sur la tête de son père, qu’il redeviendrait comme avant... Qu’elle devait lui faire confiance. Il redeviendrait comme il l’était avant... Il ajouta qu’à cause de lui, Émilie n’avait plus revu sa famille depuis des années.

Émilie se rembrunit. Comme son père lui manquait. Depuis qu’il avait compris que le mariage de sa fille était un purgatoire — il n’avait jamais osé dire enfer — il n’avait su comment la consoler. À défaut de mots, il l’avait ignorée. Émilie en avait souffert et lui avait écrit une longue lettre, où elle lui parlait de son besoin de le voir. Par la plume de Célina, Caleb lui avait répondu un peu froidement que jamais elle ne s’était déplacée. Émilie ne lui avait pas pardonné ce reproche. Elle s’était donc abstenue de lui écrire, adressant ses lettres à sa mère. Elle avait vu ses frères, Hedwidge, Émilien et Jean-Baptiste. Ils s’étaient arrêtés à Saint-Tite en route pour l’Abitibi. Ils s’y étaient loué des terres et avaient décidé de partir à l’aventure. Leur rencontre avait été brève, mais pas assez pour cacher les limites de la misère sur lesquelles Emilie se tenait souvent en équilibre. Ses frères avaient été tellement troublés de voir leur aînée contrainte de vivre ainsi qu’à partir de ce jour, ils lui avaient régulièrement expédié un peu d’argent. Emilie, pour la première fois depuis quinze ans, s’était découvert des liens avec sa famille.

Ovila continuait de parler et de sangloter, lui disant qu’il savait qu’il lui avait fait énormément de chagrin. Qu’elle commençait à avoir d’autres rides que ses rides de sourire autour des yeux et beaucoup plus qu’un cheveu blanc. Il la gâterait. Comme il le faisait avant...

Ils passèrent tout l’après-midi au lac. Ils rentrèrent à la maison et Ovila, en cours de route, lui expliqua qu’il avait perdu le courage de faire face à la vie, la nuit de la mort de Louisa.

«T’es-tu rendu compte, Émilie, que sur trois enfants, il y avait juste Marie-Ange qui pouvait nous laisser voir qu’on avait un futur?

       Oui, Ovila, mais après Marie-Ange, ça s’est pas arrêté. On a eu Émilien, Blanche, Paul, Clément pis Jeanne. Si on n’a pas de futur avec nos trois beaux fils pis nos quatre filles, qu’est-ce que tu veux de plus?»

Il ne parla plus. Elle venait, par cette petite phrase, de lui mettre un miroir en face de l’âme. Il n’aimait pas ce qu’il y voyait.

Ce soir-là, pour la première fois depuis des années, Émilie dormit dans sa chambre, avec Ovila. Elle l’avait bercé comme elle avait bercé chacun de ses enfants. Elle lui avait chuchoté tous les espoirs qu’ils devaient avoir. Elle lui avait juré qu’elle l’aimait encore et toujours.

«J’ai pas encore donné grand-chose à mes enfants, Emilie, mais au moins je peux dire que je leur ai donné une maudite bonne mère.»

Ovila passa l’été à Saint-Tite. Il aida son frère Émile. Télesphore les quitta pour aller apprendre son métier de bijoutier à Grand-Mère. Oscar, lui, continua à recevoir et à expédier ses messages par TSF. A l’automne, Ovila trouva du travail, rue du Moulin, chez Massicotte qui était embouteilleur. Émilie s’était réjouie de son «retour à l’équilibre».

L’année 1914 commença merveilleusement. Émilie et Ovila conçurent leur huitième enfant. Le village avait été électrifié et le travail ne manquait plus. Les manufactures de cuir poussaient comme des champignons. Ils furent invités à l’ouverture de la Acme Glove Work Limited. Le village prospérait. Le Conseil avait même voté un budget spécial pour paver les rues. Les femmes disaient qu’il n’y avait pas de comparaison possible: on pouvait maintenant épousseter une seule fois par semaine.

Edmond et Philomène ne réussirent jamais à s’entendre. Philomène lui avait lancé un ultimatum. Edmond n’avait pas bronché. Et à la surprise de tous, Philomène était partie. Un matin, Edmond s’était levé et Philomène n’était plus là. Félicité avait grondé son fils. Il aurait pu faire preuve de plus de compréhension. Edmond ne remua toujours pas. Ovila était allé voir Philomène au village, pour essayer de la raisonner. Elle ne pouvait partir au huitième mois de sa grossesse. Edmond ne pouvait vivre dans le Bourdais et elle au village. Philomène lui avait répondu qu’elle ne retournerait jamais à la campagne et que si Edmond voulait voir son enfant, il n’avait qu’à venir la rejoindre. Ovila avait fait le message à son frère. Edmond avait ricané de dépit. Il avait ajouté qu’il était certain que Philomène reviendrait.

Dès que Philomène connut la réponse de son mari, elle décida de donner le grand coup. Elle partit retrouver sa mère à Shawinigan. Et c’est à Shawinigan qu’elle accoucha de sa fille Marguerite, dont Edmond apprit la naissance plusieurs semaines plus tard. Pendant la durée de la brouille, personne, hormis la famille, n’avait été mis au courant. Les gens trouvaient même normal que Philomène ait voulu accoucher près de sa mère. Mais, voyant qu’elle ne revenait pas, ils commencèrent à murmurer. Edmond, plus beau que jamais, était inattaquable. Mais elle...

Leurs murmures furent enterrés par les grondements lointains des canons qui déchiraient l’air et la chair de l’Europe. Plusieurs jeunes de Saint-Tite s’engagèrent dans l’armée canadienne, attirés par la solde, mais aussi par le goût du voyage et de l’aventure. Oscar, lui, se porta volontaire dans l’armée américaine, comme télégraphiste. Il partit de Saint-Tite, arrosé par les larmes de sa mère qu’Ovila avait consolée tant qu’il avait pu.

«Faut pas vous en faire, sa mère. Oscar est pas mal plus fin que ça. Pensez-y deux minutes. Le danger, c’est pas dans l’armée américaine. Les Américains seront jamais impliqués dans cette guerre-là. Le danger, c’est dans l’armée canadienne. Oscar se serait jamais porté volontaire dans notre armée. Oscar est bien plus fin que ça.»

Le quatre mars, le Conseil de ville vota la prohibition. Les gens bougonnèrent tellement qu’il amenda aussitôt son règlement et permit la vente «sous tolérance».

Émilie était inquiète. Elle craignait que la guerre n’ait des répercussions fâcheuses au Canada. Elle craignait pour ses enfants, surtout pour celui qui n’était pas encore né. Un enfant de la guerre! Ovila l’avait rassurée. Si lui ne voyait aucune raison de s’inquiéter, alors elle devait faire de même. Émilie n’avait plus parlé de ses angoisses de guerre. Pas plus qu’elle n’avait parlé de ses angoisses de mère. Depuis la mort de son beau-père, elle avait eu le sentiment de perdre son protecteur. Depuis sa mort aussi, elle avait réappris à sourire de la présence d’Ovila. A presque endormir sa peur de le revoir succomber à son étrange soif impossible à étancher. Elle n’aurait jamais plus la force ou le courage de revivre des années comme celles qu’elle avait connues.

Ovila était redevenu aussi charmeur et aussi charmant qu’il l’avait été. À nouveau, il l’avait séduite. Il avait repris le droit de propriété qu’il avait toujours eu sur son cœur, son âme et son corps. Et elle l’avait laissé faire. Elle avait même fermé les yeux sur quelques soirées qu’il avait fêtées un peu plus allègrement qu’il ne l’aurait dû. Il buvait maintenant beaucoup moins souvent qu’avant. Il ne découchait plus et elle s’était habituée aux odeurs d’alcool fermenté qu’il exhalait durant son sommeil. Ces soirs-là, pourtant, elle fermait son corps.

Leur vie s’était remise sur la bonne voie. Ils allaient tous ensemble, lui, elle et les enfants, à la messe du dimanche. Les gens disaient à nouveau qu’ils étaient le plus beau couple de Saint-Tite. Émilie avait recommencé à porter haut sa tête pour sa grande fierté et celle d’Ovila. Le curé Grenier, lors de sa visite paroissiale, leur avait dit qu’il les admirait. Qu’ils avaient surmonté bien des épreuves et que leur amour s’en était trouvé grandi. Il leur avait redit que les «voies du Seigneur étaient impénétrables». Émilie avait acquiescé. Ovila avait souri. Toutes les dettes qu’elle avait contractées à l’épicerie de monsieur Léveillée étaient payées et Émilie ne sentait plus la gêne l’envahir lorsqu’elle allait faire ses achats. Elle écrivit même à son père pour lui dire qu’elle était très heureuse. Que Dieu avait fait un miracle. Caleb lui avait répondu qu’il viendrait la voir, intrigué par la soudaine religiosité de sa fille. Jamais, de mémoire, Emilie n’avait mêlé Dieu à son mariage.

À la mi-octobre, elle donna naissance à Alice. Son accouchement fut extrêmement pénible. Elle-dit à Ovila qu’elle espérait qu’Alice serait leur dernier enfant. Elle n’avait plus l’âge de mettre des enfants au monde. Ovila, ayant toujours à la mémoire la pénible naissance de Marie- Anne, approuva. Alice serait la naissance de leur renaissance.

Pour les Fêtes, ils décidèrent d’aller à Saint-Stanislas. Retenu par la maladie de Célina, Caleb n’avait pu venir à Saint-Tite. Emilie s’était bien gardée d’avertir ses parents. Elle voulait les surprendre. Ils passèrent Noël à Saint-Tite et arrivèrent à Saint-Stanislas la veille du Jour de l’An. Avec toute la famille, y compris Alice. Célina leur ouvrit la porte et faillit s’évanouir.

«Tu parles d’une idée, Émilie. Tu aurais dû me prévenir. J’ai même pas assez de manger. »

Émilie fut blessée.

«Entrez! Entrez!» Caleb venait de pénétrer dans la cuisine. «On pensait qu’on aurait des Fêtes tranquilles rapport à la santé de ta mère pis rapport que Napoléon était le seul qui pouvait venir. Ça, c’est une maudite belle surprise! Pis on va tout de suite tuer une grosse oie.»

Il regarda longuement sa fille et l’enserra dans ses bras.

«Qu’est-ce qui t’amène, ma fille?

       Ovila pis moi, on avait juste envie de recevoir la bénédiction paternelle.

       J’vas vous bénir, moi, j’vas vous bénir. Au moins dix fois pour toutes les années que j’ai manquées.»

Célina s’étendit pendant qu’Ovila et Caleb allèrent abattre l’oie. Émilien suivit, Caleb lui avait confié l’énorme responsabilité de s’asseoir sur l’oiseau à la gorge tranchée pour l’empêcher de courir partout. Émilien détesta sentir l’agitation de la volaille qui agonisait sous son poids.

De retour à la maison, Caleb invita chacun de ses petits- enfants sur ses genoux.

«Toi, tu es la plus grande. Tu dois être Rose.

       Non, moi c’est Marie-Ange.

       Marie-Ange. Es-tu aussi sage que ton nom?

       Non. J’ai jamais été sage.»

Caleb éclata de rire. Émilie, qui avait les mains pleines de sang et de plumes, se retourna et acquiesça.

«Celle-là, pâpâ, on peut dire que son nom est pas mal menteur. Marie-Ange a bien changé depuis qu’elle était p’tite. Elle a déjà été sage. Mais ça a changé quand Louisa est morte.»

«D’abord, toi tu dois être Rose.

       Oui.

       Pis tu as quel âge Rose?

       Douze et demi.

       Tu es pas bien grande pour ton âge. Vas-tu encore à l’école?

       Oui.

       Tu dois être savante astheure. Veux-tu faire une maîtresse d’école comme ta mère?»

Émilie posa son couteau assez violemment sur le comptoir pour attirer l’attention de son père. Il semblait avoir oublié les problèmes de Rose. Caleb la regarda, étonné, puis il se souvint. «Euh... ma belle Rose, peux-tu aider ton vieux pépère? J’ai pas la mémoire des noms pis j’ai pas la mémoire des âges. Marie-Ange, elle, elle a quel âge?

       Presque onze. Pis lui, tu le connais. C’est Émilien. Il a huit. Pis la p’tite gênée, c’est Blanche. Elle, elle a six.

       Presque sept, répliqua Blanche, offusquée.

       Moi, j’ai cinq ans plus deux mois moins un jour, dit Paul. Je suis né le premier novembre en neuf.»

Caleb, Émilie et Ovila éclatèrent de rire. Paul les regarda et se demanda s’il avait dit quelque chose de drôle. Caleb l’attira à lui et le jucha sur ses genoux.

«Tu es fort en calcul, toi, mon bonhomme. Je gagerais que tu vas travailler dans une banque quand tu vas être grand.

       Non, pépère. J’vas être un prêtre.

       C’est une bien bonne idée ça. Tu auras pas de problèmes pour compter les hosties, pis pour compter l’argent de la quête, pis pour compter les indulgences.

       Pis Paul, pâpâ, est bon en dessin. Il sait déjà écrire toutes ses lettres pis même des mots.

       Tu es comme ta mère était. Même p’tite, ta mère disait qu’elle serait maîtresse d’école. Es-tu aussi têtu qu’elle?

       Je suis pas têtu, mais moman dit toujours que je fais à ma tête.

       Moi aussi, moman me dit ça, renchérit Blanche.

       Pis moi aussi, dit Marie-Ange, d’un air nonchalant.

       Pis l’autre jour, Paul pis moi on a été dans la rue, enchaîna Blanche. Tu vois pépère, Paul pis moi, on a fait à notre tête. Moman nous avait dit de pas y aller. »

Caleb fronça les sourcils et les regarda sévèrement tous les deux. Il prit une voix caverneuse.

«Vous désobéissez à votre mère?»

Paul regarda Blanche, furieux. Puis il se tourna vers ses parents qui semblaient plongés dans leurs pensées.

«Pas besoin de nous parler comme ça, pépère. La grenouille nous l’a dit avant vous.

       La grenouille?...

       Ben oui, la grenouille, répondit Blanche. Paul pis moi on Fa vue la grenouille. Pauvre p’tite grenouille toute écrasée parce qu’elle avait été dans la rue. Paul pis moi, on est revenus en courant pour dire à moman qu’on désobéirait pus jamais.»

Jeanne s’était approchée de son grand-père. Il déposa l’enfant qu’il avait sur les genoux et la prit. Il prit aussi Clément.

«Toi, tu dois être Clément.»

Clément fit oui de la tête.

«Le chat a-tu mangé ta langue?»

Clément fît non de la tête.

«Tu as quel âge, toi? »

Clément montra trois doigts puis deux doigts en pointant Jeanne.

«Parles-tu des fois?»

Clément prit un air renfrogné et montra du poing à son grand-père. Puis, au grand étonnement de Caleb, d’Ovila et d’Émilie, il lui donna un bon coup, juste dans l’œil. Caleb fut tellement saisi qu’il le poussa et Clément tomba par terre, sur ses fesses. Il se releva aussitôt et donna un bon coup de pied dans le tibia droit de son grand- père. Ovila se leva rapidement et prit Clément par le bras. Il lui donna une taloche derrière la tête. Clément hurla. Ce fut assez pour permettre à Caleb de se ressaisir.

«Bon! je suis bien content d’entendre que tu as une voix. Je commençais à me demander.»

Emilie prépara seule tout le repas du Nouvel An, sa mère étant trop fatiguée pour l’aider. Mais Émilie le fît avec joie. Elle s’étonnait de ne plus rien trouver dans cette maison qu’elle avait habitée pendant seize ans. Mais depuis vingt ans qu’elle l’avait quittée, ses mains, qui autrefois allaient chercher ce qu’elle leur demandait, ouvraient maintenant plusieurs portes et tiroirs avant de trouver un couteau, une fourchette ou même les assiettes et les verres.

Le repas se déroula dans la sérénité. Caleb profita de quelques minutes de solitude avec sa fille pour lui dire combien elle lui avait toujours manqué. Combien il avait été imbécile de ne pas l’aider quand il avait su qu’elle aurait eu besoin de lui. Combien il regrettait d’être intervenu dans son projet de mariage avec Douville. Émilie lui sourit en lui disant qu’elle était plus heureuse avec son Ovila qu’elle l’aurait été avec un trop sage et trop parfait Douville.

«C’est difficile à expliquer, pâpâ, mais Ovila, j’ai toujours essayé de l’attirer. Ovila, c’est un grand indépendant. Chaque fois que je suis avec lui, même astheure, j’ai l’impression que je viens de gagner une p’tite bataille...ou bien, des fois, une grande guerre.»

Ovila, Émilie et les enfants revinrent à Saint-Tite en chantant des cantiques de Noël. Alice avait dormi pendant presque tout le trajet, bien au chaud sur sa mère. En passant à Saint-Séverin, ils avaient fait une halte chez la cousine Lucie mais la maison était vide. Lucie et Phonse avaient dû aller fêter quelque part. Émilie en fut attristée.

«Ça fait tellement longtemps que Lucie m’a pas fait rire. Dans ses lettres, je l’entends pas bégayer, pis c’est moins drôle. »

Ils arrivèrent à Saint-Tite tard dans la nuit et Paul trouva quand même le temps de compter tout l’argent que son grand-père Bordeleau leur avait donné. Le lendemain matin, il réussit à convaincre son père de les conduire, lui et Blanche, à la nouvelle Banque Provinciale pour qu’ils puissent, avec toute leur fortune, ouvrir chacun un compte de banque. Ovila céda et c’est le sourire aux lèvres qu’il avait regardé son fils serrer la main de J.B. Lebrun, le gérant, et signer le bordereau de son premier dépôt. De retour à la maison, il dut accepter de conduire Emilien qui, lui aussi, voulut faire son premier dépôt. Paul avait dit qu’avec tout l’argent qu’il mettrait à la banque, il paierait ses études. Blanche, elle, avait déposé son argent pour se payer un voyage à Montréal. Emilien, lui, avait promis que cet argent servirait à l’achat du magasin qu’il aurait plus tard.

En voyant le télégramme, Emilie sut. Il contenait certainement une mauvaise nouvelle. Elle prit des ciseaux pour ouvrir l’enveloppe au lieu d’en déchirer un côté. Les mots se brouillèrent sous ses yeux Le message était laconique et sans appel. Sa mère avait passé une nuit troublée à lutter contre le poids du corps de son père qui n’avait cessé d’envahir «son côté du lit». Elle avait passé la nuit à lui dire de se déplacer. Mais il n’avait pas bougé. Au matin, elle s’était rendu compte qu’elle avait dormi avec la mort. Que son corps chaud de vie avait vainement chauffé la grande froidure qui avait pris possession de celui de son mari.

Émilie ne lut pas le message une seconde fois. Elle demanda à Marie-Ange d’atteler sa carriole. Marie-Ange obéit, aidée d’Émilien. Émilie endossa son manteau et partit au village chercher Ovila. Elle glissa dangereusement sur une neige glacée par la pluie qui était tombée la veille. Ses larmes coulaient tellement de ses yeux qu’elle eut l’impression d’inonder un chemin déjà saturé d’eau gelée.

Elle ne dit qu’une phrase à Ovila. Il enleva son tablier graisseux, s’essuya les mains avec du papier journal, la quitta pour dire un mot à son patron et revint pour l’accompagner. Elle lui passa les commandes de la carriole et se réfugia sous la peau d’ours. Dans ses pensées.

«Je fais les valises.

       Les chemins sont trop glissants, Emilie. On pourra jamais se rendre tout d’un morceau.

       Si tu as peur, Ovila, reste ici. Moi, rien va m’arrêter. »

Ovila connaissait assez bien sa femme pour savoir que tous les arguments qu’il pourrait trouver ne réussiraient pas à la fléchir. Elle irait à l’enterrement de son père, dût- elle marcher la distance qui séparait les deux villages.

«Va voir Edmond. Demande-lui de nous prêter sa Ford à coups de pied. Avec des sacs de cendre, des briques pis des bonnes pelles, on pourrait se rendre.»

Ovila n’avait pas pensé à cette solution. Jamais il n’aurait osé demander la belle machine que son frère avait achetée. Jamais il n’aurait pensé qu’on pouvait emprunter une machine. Mais il le ferait.

Edmond accepta, à condition de conduire lui-même. Ovila en fut presque soulagé. Au moins, s’ils capotaient dans un fossé, il ne serait responsable de rien.

Ils furent à Saint-Stanislas en la moitié moins de temps que s’ils avaient pris une carriole. Les sœurs d’Emilie et ses frères Rosaire et Napoléon étaient déjà aux côtés de leur mère, qui sanglotait l’horreur de sa dernière nuit d’épouse. Caleb reposait paisiblement dans le salon que Célina n’avait même pas épousseté tant elle avait été accablée par la soudaineté de la disparition de son mari. Émilie se précipita dans les bras de sa mère puis elle s’approcha de son père, le regarda longuement, incapable d’empêcher un sourire de se faufiler à travers les larmes de sa peine. Elle resta là, immobile pendant une éternité, à repenser à son père, ce père qu’elle avait tant craint et tant aimé. Ce père ambitieux et timide. Ce père qui lui avait toujours reproché son entêtement, comme s’il n’avait pu souffrir de se reconnaître sous ce trait de caractère qu’elle avait hérité de lui.

Elle se rapprocha encore du corps inanimé et sans même s’en rendre compte, elle lui lissa cette mèche qui, même dans la mort, demeurait rebelle. Elle alla à la cuisine se mouiller les doigts et les enduire de savon. Elle revint et colla la mèche, comme elle l’avait fait le matin de ses noces. Elle sortit un peigne de son sac à main et entreprit de refaire la raie dans les cheveux gris et gras de son père. Elle centra son nœud de cravate, épousseta le revers de son col d’habit et replaça le chapelet dans ses doigts figés. Il portait au majeur de sa main droite la marque de sa dernière maladresse. Elle pensa qu’il avait dû se couper. Elle plissa les yeux pour bien regarder si elle n’avait rien négligé. Rassurée quant à l’apparence de son père pour son arrivée dans l’au-delà, elle lui posa un baiser sur le front en lui demandant silencieusement de ne pas trop jurer, de ne pas trop faire rire et de l’aider, elle, sa grande mule, pendant ces jours et ces jours qu’il lui restait à vivre. Elle eut l’impression qu’il avait souri. Mais c’était ses larmes à elle qui avaient animé la fixité des lèvres de Caleb.

Elzéar Veillette entra dans le salon, se tenant faiblement sur une canne. Célina trouva la force de se lever pour l’accueillir. Veillette venait visiter Caleb pour la première fois de sa vie. Il s’agenouilla devant le corps de son plus vieil et plus cher ennemi. Il sanglota comme un enfant dont le jouet préféré vient de se briser. Célina s’éloig’na, pensant que Veillette n’avait pas besoin de témoins. Emilie, elle, s’approcha, lui posa une main sur l’épaule et lui murmura que son père devait être bien triste d’avoir, le premier, mis fin à ce jeu de la petite guerre qui durait depuis près d’un demi-siècle. Veillette souleva les épaules puis commença à ricaner à travers ses sanglots.

«Ce maudit-là va rire quand il va voir que je braille comme un veau. On a passé notre vie à nous haïr, parce que si le monde avait su qu’on se haïssait pas, le monde aurait pas eu d’histoires à raconter. Mais, entre vous pis moi, madame, votre père pis moi, on s’est toujours donné un coup de main. Ça, personne l’a jamais su.»

Caleb fut déposé dans le caveau du cimetière, la terre trop gelée refusant de laisser ouvrir ses entrailles pour l’accueillir. Emilie demanda au bedeau de la paroisse, un de ses cousins, de lui faire savoir la date de la mise en terre, même si elle n’avait lieu que dans plusieurs mois. Le bedeau lui répondit qu’il ferait son possible, ce qu’il oublia complètement le moment venu.

Le retour fut presque aussi silencieux que l’aller. Tantôt Émilie éclatait en sanglots, berçant sa tristesse d’avoir si peu vu son père depuis son départ de la maison. Tantôt elle éclatait de rire, racontant alors à Edmond et à Ovila quelque souvenir cocasse. Puis elle se taisait, revivant des instants, des émotions, des images, des sons et même des conversations. Son père lui manquerait. Son père lui manquerait terriblement. Malgré la brouille si opaque qui les avait éloignés l’un de l’autre. Malgré leur incompréhension mutuelle. Malgré tout ce qui n’avait pas été parfait, son père venait de rejoindre ses bons souvenirs. Ceux de la liberté qu’il lui avait permis d’avoir. Ceux du respect et de la fierté qu’il lui avait témoignés, même à travers un grincement de dents. Ceux de ses innombrables surprises emballées dans des petites ou des grandes joies.

Emilie remercia le ciel des centaines de fois de l’avoir amenée à Saint-Stanislas au début de cette nouvelle année pour recevoir la bénédiction des retrouvailles, qui était finalement devenue celle des adieux. Le premier janvier, Caleb s’était servi de ses mains pour former une croix sur ses enfants et sa descendance. Le premier janvier, Caleb avait utilisé ses yeux en guise de goupillon, pour les asperger de son émoi et de sa reconnaissance. Le cinq janvier, Caleb les avait quittés sans avoir eu le temps de revivre toutes les précieuses minutes passées en leur présence.

Ovila et Emilie apprirent ensemble à battre d’une seule aile. En dix-huit mois, tous les deux s’étaient retrouvés orphelins de père. Ovila pensa qu’Emilie et lui avaient pu éviter de vivre deux morts semblables. Leur courte visite à Saint-Stanislas leur avait permis à tous deux d’éliminer la lourdeur d’un second remords. Ovila envia quand même un peu sa femme. A lui, cette chance n’avait pas été donnée. Quand Emilie hérita à nouveau, il s’abstint de commentaires. Il savait qu’elle avait maintenant quinze cents dollars à la banque. Il savait aussi qu’elle ne lui en donnerait jamais, même s’il continuait d’être ce qu i, était depuis la mort de Dosithée. Il avait semé la méfiance et la méfiance avait envahi l’âme de sa femme comme la teigne.

Au début d’avril, Télesphore arriva sans tambours ni trompettes fêter Pâques avec sa famille. Félicité fit cuire une fesse de jambon bien dodue et bien fumée qu’elle piqua de clous de girofle. Elle regarda ses enfants qui mangeaient de bon appétit et sourit à la vie. Dosithée ne l’avait pas laissée seule.

«Pis, mon Télesphore, ton cours, ça va bien?

       Si ça va bien? Ça va mieux que ça. J’en sais assez astheure pour ouvrir ma bijouterie à moi!

       Ici à Saint-Tite? demanda sa mère.

       Non, je penserais pas. C’est pas que ça me tenterait pas, mais il y a pas assez de monde qui a les moyens d’acheter des bijoux par ici. J’vas plutôt ouvrir ça à Shawinigan. Avec toutes les usines de pulp and paper, il y a bien des familles, bien des salaires...ce qui veut dire bien des acheteux. »

Le lundi de Pâques, Télesphore passa la soirée chez Ovila et Emilie à discuter d’un travail qu’il voulait confier à son frère. Il sortit un papier froissé d’une de ses poches et le déplia sur la table. C’était un meuble de bijoutier. Pipe aux lèvres, Ovila étudia le dessin longuement, puis prit un autre papier et un crayon. A partir du croquis ébauché maladroitement par Télesphore, il dessina un autre meuble, magnifique, à la devanture vitrée. A l’arrière, une mosaïque de tiroirs de toutes dimensions.

«Maudit, Ovila, j’en reviendrai jamais. Tu as dessiné le plus beau meuble de bijoutier que j’ai jamais vu. Pis ce qui m’écœure, c’est que je sais que tu vas le faire encore plus beau que sur le dessin. C’est écœurant d’avoir du talent de même! Tu trouves pas, Emilie?

       Le talent d’Ovila, c’est un puits sans fond. Moi, j’ai jamais essayé de comprendre. »

Longtemps, ils parlèrent du meuble. Ovila demanda à Télesphore quel bois il préférait.

«Du pin blond pas de nœuds, ça serait pas beau?

       Jamais! Un meuble de bijoutier, faut que ça fasse riche! Pour ça, faut prendre du chêne ou de l’érable. Du bois dur. Pas du bois mou. Voyons, Télesphore! Veux-tu avoir l’air d’un bijoutier ou d’un fermier?

       Prends donc le bois que tu voudras, Ovila. D’ailleurs, je vois pas pantoute pourquoi tu m’as demandé mon avis. »

Emilie s’amusa de l’étonnement réel qui était apparu au front d’Ovila. Il se racla la gorge, avant de reprendre la parole d’un ton adouci.

«C’est que... je sais pas combien tu veux le payer ton meuble. C’est vrai que le pin, ça coûte rien. Astheure, quand on parle de l’érable, c’est pus la même histoire. On en a de coupé depuis des années. Je pourrais le faire tailler pis planer. Le chêne, c’est encore plus cher. Mais...si tu me demandes mon avis, je dirais que tu veux un meuble qui dure toute ta vie. Non? Le pin, ça va poquer pas mal plus vite que l’érable. Pis l’érable, moi, il y a un p’tit quelque chose dans la couleur du bois qui, à la longue, me fatiguerait. Je veux pas dire par là que c’est pas un beau bois. Non, c’est pas ça que je veux dire pantoute. Mais, le grain du chêne...

       Laisse faire, Ovila. Le chêne, je peux pas payer ça.»

Les frères convinrent donc que le meuble serait en érable. Télesphore promit de revenir pour voir les travaux vers le dix mai. Ovila compta mentalement le temps qu’il avait devant lui et promit que le meuble serait presque fini. Le lendemain matin, il se leva très tôt pour commencer le nettoyage de son atelier avant de partir pour le travail. Emilie fut émue de voir son mari reprendre ses outils. Dès qu’il eut quitté la maison, elle s’empressa d’aller dans l’atelier. Elle n’avait jamais voulu y remettre les pieds tout le temps qu’il avait symbolisé pour elle l’image d’un bonheur longtemps évanoui. Ovila avait travaillé pendant une heure et presque rien ne paraissait. Elle revint à la maison.

«Rose, Marie-Ange, Émilien, Blanche pis Paul, venez ici. Toi aussi, Clément, tu peux venir.»

Les six enfants répondirent à l’appel de leur mère. Ils savaient que ce ton n’acceptait aucun retard.

«Aujourd’hui, on va faire le plus beau cadeau de Pâques que votre père a jamais eu.

       C’est passé, Pâques...

       Je le sais, Paul, mais des fois, les fêtes ça dure longtemps. La preuve, c’est que l’école est encore fermée. Bon. Marie-Ange, tu vas t’occuper de Jeanne pis d’Alice. Pis tu vas faire les repas.

       Je veux pas. Je veux faire le cadeau, moi avec.

       Ça fait partie du cadeau. Les autres, même toi Clément, vous allez venir avec moi dans l’atelier. Apportez tous les balais, toutes les vadrouilles, toutes les vieilles boîtes vides, toutes les guenilles pis les chaudières que vous allez trouver. Vous allez mettre votre plus vieux linge pis vous autres, les filles, vous allez vous attacher un foulard sur la tête pour pas vous salir les cheveux.

       Moi aussi?

       Fais pas exprès, Marie-Ange! Tu sais que c’est pas nécessaire dans la maison. »

Emilie tapa dans ses mains et les enfants s’agitèrent comme des lutins. En dix minutes ils étaient au garde-à- vous dans l’atelier. Emilie confia une tâche à chacun et leur dit qu’ils n’avaient qu’une journée pour tout nettoyer. Les enfants, excités à l’idée de faire le plus beau cadeau pour leur père, retroussèrent leurs manches et travaillèrent d’arrache-pied jusqu’à ce que Marie-Ange vînt les chercher pour la soupe du midi. Ils mangèrent à toute vitesse et reprirent leur travail. Clément, le plus jeune, remplit de clous et de vis tous les pots que sa mère lui avait donnés. Il les ramassa soigneusement, un à un, et s’amusa de les entendre tinter au contact du verre ou du métal. Paul rangea sur les tablettes fixées au dessus de l’établi tous les contenants qui s’y trouvaient, par ordre de grandeur. Blanche lava les fenêtres et les essuya avec de vieux journaux. Émilien porta toutes les ordures à l’extérieur. Tout ce qui pouvait brûler fut entassé dans le baril métallique servant à cette fin et tout ce qui ne pouvait pas être détruit était empilé derrière le bâtiment. Rose balaya le local à trois reprises puis épousseta tout ce qu’elle pouvait épousseter. Émilie sortit chacun des outils des tiroirs où ils avaient été lancés en vrac, brossa à la laine d’acier tous ceux qui avaient rouillé, les huila et entreprit d’aiguiser scies, rabots et ciseaux à bois sur la meule débarrassée de ses toiles d’araignées.

Marie-Ange vint les avertir que le souper était prêt. En entrant, elle poussa un grand cri de joie.

«On dirait que tout est neuf ici!»

Émilie et les enfants s’essuyèrent le front et revinrent tous à la maison, chancelants de fatigue, portant chaudières, guenilles et Clément en se tramant les pieds. Ils mangèrent comme des ogres et prirent un bain. Émilie se lava la première puis revêtit sa robe de chambre. Elle céda la cuve à Rose. Marie-Ange passa, soutenant qu’elle n’était pas aussi sale que les autres. Émilien et Paul s’arrosèrent ensemble. Blanche accepta de se baigner avec Clément et de lui frotter le dos et les oreilles. Émilie, pendant ce temps, prépara Jeanne et Alice pour la nuit et les coucha. Clément les suivit sans se faire prier.

Tous les autres s’assirent au salon, attendant leur père avec impatience. Émilie autorisa Paul et Blanche à veiller jusqu’à sept heures et demie.

«Si votre père est pas arrivé à cette heure-là, vous monterez vous coucher. Mais il devrait être arrivé. Émilien, toi, tu pourras attendre jusqu’à huit heures. Rose pis Marie- Ange, jusqu’à neuf heures.»

Les enfants étaient tellement fatigués qu’ils ne discutèrent pas. Ils étaient assis, en silence, regardant l’horloge. Emilie pria qu’Ovila ne choisisse pas ce soir-là pour retarder.

L’horloge sonna les sept heures, puis le quart d’heure suivant. Paul et Blanche échangèrent un regard d’inquiétude. Ils voulaient être de la fête. A sept heures et demie, Emilie, la gorge nouée par leur déconfiture, leur demanda de monter.

«Je le savais», dit Paul, tristement.

Blanche, elle, se contenta de refouler ses larmes. Emilien, Marie-Ange et Rose montèrent à leur tour. Émilie tenta de diminuer leur déception en leur disant que leur père avait dû être retenu par quelque chose de très important.

«Ouais, on se doute de quoi», avait dit Marie-Ange en mordant dans ses mots pour être certaine que sa mère comprendrait son sous-entendu.

«Marie-Ange, j’aime pas ce que tu penses!

       Moi non plus, j’aime pas ce que je pense. Bonsoir, moman. »

Émilie avait été tellement étonnée par la réplique de sa fille qu’elle n’ajouta pas un seul mot, se contentant de froncer les sourcils et de lui indiquer la direction de sa chambre. Quand elle fut certaine que les enfants dormaient, elle commença à faire les cent pas. Puis les mille pas. Elle rageait. Elle rageait tellement qu’elle imagina toute la conversation qui suivrait le retour d’Ovila. Oh! qu’elle lui dirait! Elle lui dirait toute la peine qu’il avait faite aux enfants. Elle lui dirait qu’il venait de perdre six amis, sept avec elle. Oh! qu’elle lui dirait!

Elle marchait encore d’un pas si lourd de rage qu’elle ne l’entendit pas arriver. Il ouvrit la porte. Elle sursauta. Elle se retourna, la colère collée aux lèvres, les yeux rouges de fatigue et du chagrin de tous ses enfants. Elle inspira profondément car elle savait que la première phrase qu’elle dirait serait aussi longue que toute son attente.

«Emilie, viens voir! Viens voir ce que j’ai acheté pour Télesphore!»

Elle gela sur place.

«Comment ça, ce que tu as acheté pour Télesphore?

       Viens voir! J’ai tout mis ça dans la voiture. » Il s’approcha d’elle, la tira par la manche et prit un fanal. Ils sortirent.

«Regarde-moi ça, Emilie. Il y a pas une planche avec un nœud. Il y a pas une craque. Sont toutes de la même couleur. Pis le bois a été séché avec des pesées.»

Emilie regarda le bois, incrédule, hochant lentement la tête.

«C’est pas de l’érable ça. C’est du chêne!

       Oui, madame. Du beau chêne solide. Du chêne comme il faut pour mon frère, le bijoutier!

       Il voulait de l’érable, Ovila. Il peut pas payer le chêne.

       C’est là qu’il faut connaître mon frère. Je suis sûr qu’il peut pas payer le chêne parce qu’il veut me payer, moi. Il est pas question que mon frère me paie. Pis à part de ça, son chêne, je l’ai barguigné au prix de l’érable! Pis même moins cher.»

Emilie s’était effondrée sur les marches de la galerie. Ovila lui raconta qu’un de ses collègues de travail lui avait dit qu’il avait abattu un chêne et qu’il l’avait porté au moulin pour le faire scier en planches qu’il avait fait sécher chez son beau-père, à Sainte-Thècle. «Émilie, tu le croiras pas, mais ça fait trois ans que ce bois-là sèche. Il y a pas une planche de pas droite. Le bois est un peu noirci, mais rien qui partira pas avec un bon sablage. Pis, ça m’a pas coûté cher, parce qu’avec les restes, il m’a demandé de faire des tablettes pour sa cuisine. Des tablettes pour mettre les pots au-dessus de son meuble à boulanger. Tu dis rien?

       Je sais pas quoi dire. Tu me prends vraiment de court.

       Je mettrais ma main au feu que tu pensais que j’étais à l’hôtel! Je t’ai eue!...Bon ben moi, je m’en vas rentrer ça dans le p’tit coin que j’ai nettoyé à matin.

       Non! Tu vas rentrer dans la maison. Tu vas t’asseoir dans la chambre, pis tu vas attendre.

       Es-tu folle?

       Non. Tu vas faire comme je viens de te dire.»

Toute sa joie transpirait dans chacun de ses mots. Ovila! Oh! mon Ovila au grand cœur. Elle l’installa dans la chambre et lui demanda de se boucher les oreilles avec un oreiller.

«Les oreilles? Pas les yeux?

       Les oreilles!»

Elle alla réveiller chacun des enfants, même Clément. Ils étaient tous cireux et ne comprenaient pas ce qui se passait. Elle leur fît signe de se taire et de la suivre. Ils marchèrent doucement, n’ayant enfilé que des gros bas et portant leurs chaussures à la main. Elle les dirigea dehors et les installa devant la voiture pleine de bois, puis leur donna à chacun une chandelle qu’elle alluma. Èlle leur chuchota la suite des événements. Elle sortirait de la maison avec leur père qui aurait les yeux bandés. Ils ne devaient pas dire'un seul mot. Elle conduirait la voiture jusqu’à l’atelier et ils suivraient, toujours en se taisant. Il ne fallait pas que leur père sache qu’ils étaient levés. Elle le ferait entrer dans l’atelier.

«Pis comme je le connais, votre père va me demander qui a fait ça. Là, j’vas vous faire un signe pis vous allez rentrer. Ça fait que votre cadeau de Pâques, ça va quasiment être comme un cadeau de réveillon. Etes-vous contents?»

Les enfants, maintenant parfaitement éveillés, trépignaient d’impatience. Tout se déroula comme Emilie le leur avait décrit. Ils suivirent la voiture en silence, s’amusant des propos que le grincement des essieux alourdis leur permettait d’entendre. Émilie avait toutefois sous-estimé la surprise de leur père. Au signe de leur mère, ils entrèrent en criant de plaisir. Ovila fut saisi et les enfants virent dans ses yeux que deux autres chandelles s’étaient allumées et fondaient doucement sur ses joues.

Ovila china comme un forcené pendant les quatre semaines qui suivirent. Tous les soirs, dès qu’il entrait du village, il mangeait à la hâte et se précipitait dans son atelier pour travailler au meuble de Télesphore. Émilie, dès qu’elle avait couché les enfants — Alice dans la chambre des grandes, par prudence — se couvrait d’un châle et allait voir Ovila à l’œuvre. Elle s’extasiait et s’émerveillait devant la finesse du travail qu’il effectuait. Elle lui disait qu’elle ne comprendrait jamais comment ses mains durcies et marquées par le maniement de lourdes billes de bois pouvaient travailler avec tant de minutie. Ovila souriait et se taisait, absorbé par ses mesures, par un coup de ciseau, par l’ajustement d’une languette de bois. Le meuble était vraiment un chef-d’œuvre et Ovila commença à penser qu’il pourrait gagner sa vie comme ébéniste.

«Si on restait à Shawinigan, Émilie, pis que les grosses poches allaient chez Télesphore pour acheter leurs montres à chaînes pis les diamants pour leurs femmes, pis qu’ils voyaient mon meuble, j’aurais peut-être des engagements. J’haïrais pas ça faire des beaux sets de salle à manger, pis des meubles de notaires pis de docteurs.»

Ovila, comme l’avait prévu Télesphore, modifia le plan qu’il avait dessiné. Il ne se contenta pas de vitrer le haut de la devanture, mais en vitra aussi le dessus. Émilie avait froncé les sourcils, lui disant qu’à son avis ce serait trop fragile. Ovila s’était tapoté le front et dit qu’il y avait pensé. Il y aurait trois vitres superposées. Elle avait alors ajouté qu’elle craignait que tout s’érafle. Il lui avait répondu qu’il trouvait plus simple de changer une seule vitre que de sabler et refinir un dessus en bois.

«Avec le temps, Émilie, le bois ça change de couleur. Pis comme j’ai pas l’intention de le teindre, en mettant un top en bois qu’y faudrait sabler à tous les ans, le meuble serait toutes sortes de couleurs. Avec une vitre, Télesphore aura jamais de problèmes, sauf pour changer la troisième vitre. Mais, si tu regardes ici, j’ai creusé des lignes pour que les vitres glissent, pis ici, un genre de p’tite barrure en bois qui les tient en place. Télesphore va juste avoir à l’ouvrir pour sortir les vitres pour les changer ou les épous- setter de temps en temps. En tout cas, j’espère que dans un beau meuble de même, mon frère sera pas obligé d’avoir des montres en g un métal.»

Ovila n’avait pas cessé d’inventer toutes sortes de petits trucs pour faciliter le travail de son frère: petites cloisons dans les tiroirs ou orifices pour insérer les bagues. Il avait même pensé à faire des trous minuscules pour les boucles d’oreilles.

«On dirait que tu as fait des meubles de bijoutier toute ta vie, Ovila.

       Non, madame, mais pour faire un meuble de bijoutier, faut se mettre dans la peau d’un bijoutier! Faut penser à ce qu'il va vendre, pis faire une place. Si mon frère était docteur, j’aurais fait un autre meuble. Si mon frère vendait de la viande, ça aurait été encore différent.»

Émilie en apprit plus sur le travail du bois qu’elle ne l’avait cru possible. Elle osa même suggérer à Ovila de couvrir des bouts de bois ronds avec du velours pour que Télesphore puisse y glisser des bracelets. Ovila l’avait regardée et l’avait embrassée en la remerciant.

«On voit que tu es ma femme. Il y a juste un p’tit problème, Emilie, on n’a pas de velours. Pis le velours, ça coûte une fortune.»

Émilie baissa la tête et plissa les yeux, cherchant une solution à ce problème. Le lendemain, elle alla au village, passa à la banque et courut chez le marchand général pour acheter le précieux tissu.

«Pauvre madame, tout le velours que j’ai eu, je l’ai vendu avant Noël. Vous êtes pas dans la bonne saison pantoute. C’est le temps de la toile, du coton pis de la batiste. »

Émilie rentra et monta à sa chambre. Elle grimpa sur une chaise et prit une boîte bien scellée, poussiéreuse, qui dormait sur la dernière tablette d’un de ses placards. Elle l’ouvrit et sortit la robe qui y était bien pliée, couleur de la Batiscan en septembre, et l’étendit sur son lit. Elle la regarda longuement, indécise, puis la replaça dans sa boîte. Elle la ressortit et commença à l’examiner de plus près.

Ce soir-là, elle pénétra dans l’atelier armée de ciseaux, de fil, d’aiguilles, de colle, de punaises et... de sa robe de mariée. Elle posa tous les accessoires, sauf la robe, la déplia devant elle, tenant le col de sa main droite et la taille de sa main gauche.

«Regarde, Ovila.»

Ovila se retourna et leva les yeux. 11 mit quelques secondes avant de reconnaître la robe.

«C’est ta robe de mariée ça, Émilie!

       Oui, pis si tu veux mon avis, est passée de mode pis en plus, je pourrais juste rentrer un bras pis une cuisse là-dedans.

       Pourquoi que tu me montres ça?

       Si on fait un meuble de bijoutier, on fait un meuble de bijoutier! J’ai fait comme toi sauf que moi je me suis mise dans la peau d’une acheteuse. Moi, voir de l’or ou de l’argent sur un beau velours de cette couleur-là, ça me donnerait le goût d’acheter.

       Es-tu folle? Tu m’as dit que tu garderais ta robe toute ta vie, ou que tu la donnerais à une de tes filles pour son mariage.

       La robe est démodée pis j’ai tellement de filles que je saurais pas à qui la donner.»

Émilie refusa de discuter et commença son travail, installée sur; une chaise bancale, à côté de son mari. Elle préférait cet endroit à la cuisine. Elle pensa qu’à part les enfants, c’était la première fois, depuis la crèche de Noël construite presque vingt ans plus tôt, qu’elle et Ovila faisaient quelque chose ensemble. Grâce à sa robe, le présentoir du meuble respirait l’espoir qu’ils avaient tous les deux dans la prometteuse carrière de Télesphore, le «bébé» de la famille.

Télesphore arriva le soir du onze mai et il courut chez son frère sans prendre la peine de déposer sa valise chez sa mère. Voyant la lumière dans l’atelier, il s’y dirigea immédiatement. La porte n’était pas fermée. Il entra. Emilie et Ovila étaient occupés à poncer le meuble à la laine d’acier avec de la vaseline. Ils étaient si affairés qu’ils ne le virent pas. Télesphore posa sa valise, lentement, les yeux rivés sur le meuble. Il était ébloui. La beauté du meuble surpassait au moins vingt fois celle du croquis qu’Ovila avait esquissé. Puis il remarqua que le meuble était en chêne. Il déglutit péniblement et tripota inconsciemment son argent dans sa poche. Il s’assit dans un coin sombre de l’atelier, s’amusant du fait que son frère et sa belle-sœur n’avaient pas encore remarqué sa présence. Emilie et Ovila terminèrent le ponçage. Puis ils frottèrent énergiquement le meuble avec de vieilles guenilles de flanelle. Ensuite, Ovila tira chacun des tiroirs, le retenant pendant qu’Emilie passait un savon sur les côtés.

«Tu vas voir, Émilie, comme avec un peu de savon, ça va bien glisser. Quand Télesphore va ouvrir un tiroir, il y aura pas un grichement. As-tu les clés? »

Émilie sortit deux douzaines de petites clés de sa poche, toutes identifiées, et elle les jumela aux différentes serrures du meuble. Son travail terminé, elle et Ovila, se tenant par la taille, reculèrent et regardèrent le meuble en silence. Puis, lentement, ils en firent le tour. Ovila caressait le bois tout en marchant.

«Il y a pas une écharpe là-dedans. Pas une. C’est aussi doux que la vitre. Mais c’est plus chaud à toucher. La vitre c’est froid. Maudit! que j’ai hâte de voir la face que Télesphore va faire! Penses-tu qu’il va l’aimer?

       Je suis sûre, même si c’est rare qu’on voie du chêne pas teint. Le chêne, c’est toujours foncé. Tu vas rire de moi, Ovila, mais j’ai toujours pensé que le chêne c’était foncé. J’ai jamais pensé que ça pouvait être à peu près de la même couleur que le pin. Mais c’est tellement plus riche. »

Émilie prit deux couvertures et couvrit le meuble, en disant à Ovila qu’ils auraient le plaisir de faire patienter Télesphore. «On va le faire patienter, Ovila. On va dire que tu viens juste de commencer. On va lui faire accroire que c’est pas mal difficile à faire, que ça va prendre bien du temps...

       Pis là, j’vas faire une face de même pis j’vas dire que ça, c’est rien que la carcasse pis que j’ai pas pu en faire plus parce que j’attends mon bois.

       Pis là, Télesphore va nous dire que c’est pas grave, pis il va demander de voir ce que tu as de fait!

       Pis là, on va enlever les couvertes. Télesphore va tomber clans les pommes!»

Télesphore, de son coin, se demandait comment il pouvait faire pour sortir sans attirer l’attention. Il ne voulait pas les décevoir. Il ne voulait surtout pas les priver du plaisir de la surprise. Profitant du fait qu’ils lui tournaient le dos, il sortit à pas de loup, ramassant sa valise en grimaçant sa crainte de faire du bruit, et il s’éloigna de l’atelier. Il recula encore, fit un pas dans le vide pour se donner un élan et revint résolument vers le bâtiment en sifflant à tue- tête.

Le lendemain de l’arrivée de Télesphore, Félicité, Ovide, Edmond et Émile vinrent voir le meuble. Félicité en avait fait le tour à plusieurs reprises, et avait ouvert chacun des tiroirs, s’extasiant sur tout ce qu’Ovila avait fait.

«Tu peux pas savoir, Ovila, ce que ça fait au cœur d’une mère de voir le talent d’un de ses enfants comme ça. C’est une affaire, le talent, que je comprendrai jamais. On peut pas dire que Dosithée pis moi on a eu bien du talent, pis là, on a un fils qui en est bourré. On a toujours su que tu aimais le bois, mais on n’a jamais pensé que le bois, lui, se laisserait aimer comme ça par toi. »

Ovila jubilait. Comme le temps était généreux. Comme le temps lui avait donné la chance de redevenir un fils qui faisait sourire sa mère et sa femme. Ovide toussotait son admiration, mais en bon frère aîné, il se sentit obligé de critiquer un peu.

«Tu as pas pensé le teindre, ton meuble?

       J’ai pas voulu le teindre. Ce qui fait la beauté du bois, c’est son grain. Si je l’avais teint, comment est-ce qu’on aurait pu voir la différence? Je l’aurais fait en pin ou en érable que ça aurait été pareil.

       En tout cas, Télesphore est pas remis de ses émotions parce qu’à matin, il a jamais voulu se lever. Il nous a dit qu’il viendrait cet après-midi pour commencer à préparer le meuble pour le voyage.»

Télesphore n’avait pu se déplacer, souffrant d’une indisposition. Félicité lui avait mis une main sur le front et lui avait confirmé qu’il faisait un peu de fièvre.

«Ça doit être parce que j’ai attrapé la pluie. Pour moi, je fais une grippe.»

Le lendemain, au grand soulagement d’Ovila, il vint l’aider à bien emballer chacun des petits tiroirs. Il découvrit d’autres merveilles sur son meuble. Il ne tarissait plus d’éloges. Ils réglèrent leurs comptes, Ovila acceptant, après d’interminables discussions, un léger dédommagement.

«J’aime pas ça, Télesphore. Quarante piastres, c’est

trop.

       Si je pouvais te donner cinq cents, ou mille piastres, Ovila, c’est ça que je te donnerais. Un meuble de même, ça a pas de prix. Jamais de ma vie j’vas m’en séparer. Jamais!»

Ovila travaillait, tôt le lendemain matin, à fixer le meuble dans une voiture. Ils s’étaient organisés pour le faire transporter par train. Télesphore n’avait pas voulu prendre le risque de l’abîmer sur les routes cahoteuses. Le train était ce qu’il y avait de plus sûr. Ovila vit passer la voiture du médecin et lui fit un grand signe de la main. Le médecin ne lui répondit pas. Au même moment, Ti-Ton était arrivé à la course. Ovila déposa le câble qu’il s’apprêtait à serrer autour du meuble. D’un coup d’œil, il avait reconnu la mauvaise nouvelle dans le visage de son jeune frère.

«Qu’est-ce qui se passe le Ton, Télesphore est trop grippé pour partir aujourd’hui?

       C’est pas une grippe, Ovila. On sait pas ce que c’est. Mais il est trop mal en point pour voyager aujourd’hui. Moman a fait venir le docteur. Elle dit qu’il y a quelque chose qu’elle aime pas.»

Ovila rentra la voiture dans son atelier, craignant que le meuble ne soit endommagé par la pluie qui commençait à tomber tout doucement.

«J’vas aller le voir. Donne-moi juste deux minutes pour que j’avertisse Emilie pis je te suis.»

Ils étaient arrivés au moment où Félicité s’affaissait dans une chaise du salon. Inquiète. Elle les regarda tous les deux puis, d’une voix chevrotante, leur dit que le médecin était avec Télesphore et qu’avant de lui demander de quitter la chambre, il lui avait dit qu’elle avait bien fait de le faire venir. Ovila ne put en entendre davantage. Il monta à la chambre de son frère, frappa et entra. Le médecin tirait le drap sur le visage de Télesphore. Il se signa puis se retourna et aperçut Ovila.

«Je sais pas pourquoi pis comment ça arrive, Ovila. Mais, quand ça arrive, on peut rien faire.

       Ça, quoi?

       C’est les poumons qui viennent pleins de sang. Le patient s’étouffe, exactement comme s’il se noyait...euh...dans son sang. Ça arrive rarement, mais c’est comme s’il se noyait dans son sang. »

Le médecin lui-même était bouleversé. Il détestait cette médecine qui ne savait pas encore éloigner la mort. Il la détestait encore plus quand la mort aspirait un jeune comme Télesphore. En pleine jeunesse. Au seuil de la vie. La tête remplie de projets et de promesses de succès. Ovila ne dit pas un mot. Il sortit de la chambre et descendit l’escalier. Il se dirigea vers la porte, sans même parler à sa mère. Elle s’était levée et avait compris que dans le visage d’Ovila, il y avait ce chagrin gris. Cette douleur couleur de terre.

Ovila courut jusqu’à son atelier. Il déballa, seul, le meuble lourd, en le faisant glisser sur les planches. Puis, doucement, avec de multiples précautions, il commença à le défaire. Planche par planche. Joint par joint. Clou par clou. Emilie entra. Elle regarda Ovila qui travaillait en reniflant et en émettant des petits gémissements tellement discrets qu’ils faisaient plus mal à entendre qu’un grand cri. Elle ressortit et demanda à Rose et Marie-Ange de s’occuper des autres enfants. Elle leur demanda aussi de veiller à ce que leur père ne soit dérangé sous aucun prétexte. Puis elle marcha en direction de la maison de Félicité.

Ovila n’avait conservé que le fond et les premiers montants.

«Un meuble de six pieds par deux pieds et demi. Maudit fou Ovila! Maudit fou! Tu aurais dû faire un meuble de cinq pieds, ou deux meubles de quatre pieds. Comme ça, Télesphore aurait pas été tenté d’entrer dedans. Maudit fou! »

Télesphore fut placé dans un cercueil comme jamais on n’en avait vu à Saint-Tite. Un cercueil de chêne blond avec, sur les côtés, deux douzaines de ce qui ressemblait à des petits tiroirs. Scellés. Sans côtés et sans fond. On avait mis à Télesphore son costume de zouave. Il portait même ses chaussures parce que le cercueil était fermé par trois vitres bien claires sur lesquelles Télesphore ne fît aucune marque de doigt. Sur la vitre, il ne fît pas de buée non plus.

C’est quand il entendit la vitre éclater sous les cailloux de la première pelletée de terre qu’Ovila ouvrit enfin la bouche.

«Je pars, Emilie. Je m’en vas. Je veux pus rester dans ce maudit village de malheur. Viens-t-en avec moi. On va déménager à Shawinigan. On va tout apporter, Emilie, sauf mes outils. Je veux pus jamais les voir! Je veux pus jamais leur toucher!»

Leur départ fut rapide. Ovila avait quitté Saint-Tite pour Shawinigan le jour même de l’enterrement de son frère et c’est lui qui avait vidé sa chambre de son contenu. En deux jours, il avait réussi à résilier le bail de Télesphore pour la bijouterie et avait trouvé acheteur pour tout l’équipement qui s’y trouvait déjà. Il avait ensuite marché dans les rues de la ville et trouvé un logement neuf. Grand et bien éclairé. Il l’avait loué pour sa famille. Bail en poche et argent de Télesphore — deux cents dollars — bien plié dans ses bas, il était revenu à Saint-Tite pour aider Emilie. Il avait remis l’argent à sa mère mais elle n’avait voulu prendre que ce qui couvrait les frais des funérailles et de l’enterrement. Elle avait forcé Ovila à prendre la différence.

«Cet argent-là, Ovila, c’est l’argent de ton père. Je pense que ton père aurait voulu que tu le prennes. Astheure que tu as l’air décidé à partir d’ici...», elle s’était interrompue pour se moucher, «tu vas en avoir besoin. Si tu changeais d’idée, je voudrais pas que tu te gênes pour revenir. Ta maison va rester vide. Je permettrai pas qu’on la vende. »

Le premier mai, Ovila, Émilie et leurs huit enfants s’installaient à Shawinigan.

 

33.

Émilie n’avait jamais pris le temps de réfléchir à ce brusque déménagement. Elle avait suivi Ovila et tous ses tourments. Elle avait retiré les enfants de l’école, promettant à l’institutrice de terminer elle-même la matière avec eux si elle ne pouvait pas les inscrire à une autre école si tard dans l’année.

Elle arriva à Shawinigan en train, avec sept des huit enfants, Émilien et Ovila ayant fait le trajet en voiture et les ayant précédés pour placer leurs meubles dans le logement. Ils allèrent les accueillir à la gare. Émilie, pendant quelques secondes, eut l’impression qu’elle partait en vacances. Cette impression s’évanouit dès qu’Émilien et Ovila commencèrent à lui décrire tout le travail qu’ils avaient fait dans le logement.

«Vous allez trouver ça beau, moman. C’est pas aussi grand que la maison de Saint-Tite, mais on a grand en masse. Pis c’est tout neuf. Ça sent le bois, le plâtre frais pis la peinture.

       Pis, Émilie, le propriétaire nous a dit que si tu aimais pas la couleur, tu avais le droit de la changer. »

Émilie sourit. Le propriétaire, gentillesse suprême, l’autorisait à faire des changements. Elle se demanda si elle pourrait s’habituer à demander la permission à quelqu’un pour vivre à sa guise chez elle. Elle avait toujours habité dans «sa» maison sauf quand elle était à l’école, mais là encore, elle n’avait jamais eu à demander pour quoi que ce fût, sauf pour la salle de toilette.

Elle entra dans le logement et soupira de soulagement. Ovila avait vraiment choisi quelque chose de bien. Elle fit le tour des pièces avec lui, vérifiant d’abord la direction du soleil, ouvrant ensuite chacun des placards pour en suppoter la grandeur. Ovila la regarda en souriant. Pas une seule fois, elle n’avait pensé allumer les ampoules qui pendaient du plafond.

«Tu as rien remarqué de spécial, Émilie?»

Elle énuméra tout ce qui l’avait frappée, nommant d’abord la toilette puis l’évier et le robinet de la cuisine mais jamais elle ne mentionna l’électricité. Ovila, finalement, la prit par la main et, refaisant le tour du logement, appuya sur tous les commutateurs. Comprenant le jeu, Émilie appela les enfants pour qu’ils voient «la lumière». Ceux qui étaient assez grands se postèrent chacun près d’un commutateur et firent clignoter les lumières jusqu’à ce qu’ils s’en désintéressent. En moins de cinq minutes, cette nouveauté n’avait déjà plus d’attrait ou de mystère pour eux.

Émilie s’empressa de trouver une épicerie et acheta les éléments de base dont elle garnit son nouveau et petit garde-manger. Ils soupèrent autour de leur table qui, au grand étonnement d’Ovila, avait semblé prendre des proportions insoupçonnées durant la journée. Il se dit qu’il lui faudrait en faire une nouvelle, ronde, avec deux panneaux de rallonge puis, se rappelant sa promesse de ne jamais plus toucher à des outils, balaya cette idée de son esprit. Leur table resterait comme elle l’était. Encombrante.

Émilie ne ferma qu’un œil durant sa première nuit. Elle se tourna et se retourna, se demandant si un jour elle s’habituerait aux bruits incessants de cette ville. Elle se sentit bien loin de son Bourdais, là où seuls le beuglement des vaches, le hennissement occasionnel d'un cheval, le cri des oiseaux nocturnes, le chant des criquets et le coassement des grenouilles se permettaient de troubler le silence de la nuit. Elle pensa que cette symphonie de la nature avait toujours bercé ses rêves. Ce n’était pas comme ce grondement lointain des usines de pâtes et papier, ces éclats de voix ponctués de cris qui entraient par sa fenêtre, ce bruit des machines qui roulaient sans arrêt, ces portes qu’elle entendait claquer si fort qu’à deux reprises elle avait eu l’impression qu’il s’était agi de la porte de sa chambre, ce gargouillis de tuyauterie qui envahissait la maison chaque fois que ses voisins du dessus ouvraient un robinet dans la cuisine ou tiraient la chasse de la toilette.

Elle se tourna vers Ovila. Il respirait si légèrement qu’elle sut qu’il ne dormait pas.

«Ovila?

       Hum...

       Tu dors pas non plus?

       Je peux pas dormir parce que ma femme a la pitourne.

       Est-ce qu’il va toujours y avoir autant de bruit?

       Quel bruit, Émilie?»

Elle ne répondit pas. Ovila, lui, avait connu autre chose que la tranquillité de la nuit à la campagne. Il avait dormi des nuits et des nuits dans les chantiers, entouré de dizaines de ronfleurs probablement tous plus bruyants les uns que les autres. Il avait l’habitude des toux étrangères, des raclements de gorge, des gaz de fèves au lard, des rots de digestions difficiles, des craquements rythmés de lits accompagnés de respirations saccadées. Il avait l’habitude d’entendre les plus jeunes hommes étouffer les sanglots de leur ennui sous des couvertures malodorantes ou les plus sensibles appeler leurs douces dans leur sommeil, crier leur crainte d’un surveillant ou leur peur d’un accident.

Elle s’endormit enfin, ratant de justesse l’arrivée des premières lueurs du soleil sur Shawinigan. Ovila l’embrassa et lui dit que les jeunes faisaient le raveau. Elle se leva et se dirigea vers la cuisine, chauffer le poêle pour faire du gruau et des rôties. Elle alla chercher Alice et lui prépara sa purée. Ovila vint la retrouver en riant.

«Ça fait cinq minutes que j’attends pour pisser. Les jeunes passent leur temps à se pendre après la chaîne de la toilette.»

Emilie sourit, se rappelant sa fascination dans la salle de toilette de l’hôtel Windsor.

«Qu’est-ce que tu dirais de ça, Émilie, si je restais avec les jeunes pendant que toi tu vas faire le tour du quartier pour leur trouver une école?

       Tu voulais pas aller à la Belgo?

       J’irai demain. L’école ça presse plus. Si tu peux les inscrire, ils vont pouvoir y aller après-midi.»

Émilie accepta l’offre d’Ovila. Elle s’habilla, mettant une de ses robes les plus convenables, un chapeau de paille et des gants de dentelle. Elle ne voulait surtout pas avoir l’air d’une «femme de la campagne qui arrive en ville».

Elle trouva l’école à deux coins de rues. Une religieuse l’accueillit et lui demanda si elle venait pour inscrire ses enfants. Émilie répondit par l’affirmative. La religieuse la dirigea alors vers une petite salle. Émilie y entra et fut étonnée de voir qu’elle était bondée. Elle dut attendre, debout, qu’on l’appelle. L’assistante de la directrice n’avait pas l’air dépassée par l’arrivée de tant de nouveaux élèves.

Cela était coutumier au début de mai. Elle expliqua à Émilie qu’il y en avait à peu près autant qui quittaient à cause d’un déménagement.

«Pour mai et juin, madame, on a à peu près le même nombre d’élèves, compte tenu des départs et des arrivées.

       Est-ce que mes enfants peuvent venir cet après- midi?

       Bien sûr, s’ils ont tout ce qu’il leur faut. Sous quel nom?

       Pronovost.

       Quel prénom?

       Il y en a plusieurs.

       Si vous voulez bien, on va commencer par le premier.

       Rose, treize ans, en quatrième année.»

L’assistante leva les yeux de son cahier et regarda Émilie. Émilie n’ajouta pas un mot. Elle n’avait pas envie d’expliquer, ici, les difficultés de Rose. Elle vit l’assistante faire un point d’interrogation à côté du nom de Rose.

«Ensuite...

       Marie-Ange, onze ans, sixième année.

       Ensuite...

       Émilien, neuf ans, quatrième année. Si vous avez deux quatrièmes, j’aimerais mieux que lui et Rose ne soient pas dans la même classe.

       Nous n’avons qu’une quatrième année. Ensuite...

       Blanche, sept ans, deuxième année.

       Ensuite...»

Émilie décida de prendre un risque. Paul n’avait pas fait sa première, mais elle savait qu’il pourrait suivre. Ayant fait ses preuves, il leur serait difficile, l’année suivante, de le retourner en première.

«Paul, presque six ans, première année.»

L’assistante leva les yeux encore une fois.

«Il a bien commencé tôt?

       Oui. Paul est plein de talent et comme j’ai moi-même été institutrice pendant six ans...

       Dans une école de rang?

       Oui, à Saint-Tite-de-Champlain.

       C’est que, madame, les programmes sont beaucoup plus difficiles ici... Paul devrait peut-être attendre et reprendre sa première l’an prochain. Vous savez, nous reculons les enfants d’une année quand ils viennent de la campagne. »

Émilie inspira profondément. Elle ne devait pas faire d’éclat à sa première visite. Elle connaissait les programmes et savait que ses enfants étaient parfaitement préparés.

«Ma sœur, en permettant à Paul de terminer sa première, vous serez à même de juger s’il pourra faire sa deuxième l’an prochain. Et si vous n’y voyez pas d’objection, je vous demanderais de laisser chacun de mes enfants dans le niveau que je vous ai indiqué.»

Elle avait parlé sèchement, remerciant silencieusement Henri Douville de lui avoir appris à parler lentement en articulant chacun de ses mots. La religieuse souleva les épaules, jeta un coup d’œil derrière Émilie, vit le nombre de personnes qui attendaient et décida de ne pas discuter. Cette mère, comme toutes les mères venant de la campagne, comprendrait bien assez vite qu’il était inutile de s’entêter.

Rarement, les enfants de la campagne pouvaient rivaliser avec ceux de la ville.

«Une dernière chose, madame. L’an prochain, il n’y aura que des filles ici sauf une première année pour les petits garçons. Il vous faudra inscrire Paul et...» elle chercha le nom dans son registre «...Émilien chez les frères.

       Ça aussi c’est une politique?» Émilie se mordit aussitôt les lèvres.

«Non, madame, ce n’est pas une politique. Nous croyons qu’il est préférable de séparer les garçons des filles. L’an prochain, le nombre d’élèves inscrits nous permettra enfin de le faire.

       Où est le collège?

       Un peu plus loin. Mais j’imagine que des petits garçons de la campagne n’auront pas peur d’une marche matin, midi et soir.»

Émilie tiqua. Cette religieuse lui portait sur les nerfs. Qui était-elle pour décider arbitrairement de faire perdre une année d’école à tous les nouveaux venus? À ses enfants qui étaient parmi les premiers de leur classe?

«Je vous remercie, ma sœur, de votre gentillesse, et je serai ici cet après-midi avec mes enfants. A quelle heure devrons-nous nous présenter?

       Pour une heure.

       Nous serons là.»

La religieuse regarda Émilie sortir. Elle leva les yeux au plafond. Toutes les mêmes, ces mères de la campagne. Et sur dix mères, il y en avait au moins huit qui affirmaient avoir été elles-mêmes des institutrices. La religieuse hocha la tête. La majorité de ces «institutrices» savaient à peine signer les registres. Elle regarda la signature d’Émilie et grimaça. Celle-ci, quand même, avait une «belle main d’écriture».

Toute à ses pensées, Emilie s’était égarée. Mortifiée, elle s’était vue forcée de demander à une dame de la remettre sur la bonne route. Arrivée chez elle, elle s’empressa d’enlever son chapeau et ses gants et d’appeler les enfants. Elle les réunit tous dans le salon.

«J’ai vu votre école. C’est grand, plein d’élèves, pis, d’après ce que m’a dit l’assistante de la directrice, ça travaille fort là-dedans. Les élèves, ici à Shawinigan, sont studieux pis à leur affaire.»

Elle leur raconta qu’elle s’était entêtée à les inscrire dans le même niveau qu’ils avaient à Saint-Tite mais que la chose ne se faisait pas à Shawinigan. Ovila l’avait regardée, étonné. Elle s’était contentée de lui faire une signe entendu.

«D’ici la fin de l’année, je veux pas en voir un paresser. Si vous êtes pas aussi bons que les autres, vous allez être obligés de doubler. Ici à Shawinigan, c’est comme ça. À partir d’aujourd’hui, on va avoir un secret de famille.» Elle baissa le ton pour être certaine qu’ils feraient bien attention à ce qu’elle leur dirait. Même Ovila était intrigué. «J’ai inscrit Paul en première.

       Youppiiiii...» Paul sautait sur place, épanoui et excité.

«J’vas être...

       Ici à Shawinigan, Paul, on dit, je vais être...»

Paul se tut, repensa à sa phrase et recommença.

«Moman, est-ce que je vais être dans une vraie première?

       Oui, Paul. Le secret, c’est que j’ai dit que t’a... que tu avais commencé depuis septembre. Je suis certaine que tu vas pouvoir finir l’année sans problèmes. Maintenant, vous autres... », elle regarda les autres enfants, l’air sévère, «...j’ai trois choses à vous demander. La première, c’est que jamais vous allez dire que Paul a pas...n’a pas fait sa première à Saint-Tite. La deuxième...je veux que vous répondiez que vous venez de Saint-Tite-de-Champlain et non pas de Saint-Tite. Est-ce que jusque-là vous comprenez?» Les enfants répondirent tous que oui, même Clément. «La troisième, c’est que je demanderais que chacun donne un crayon à Paul. Un crayon usé. Pas un crayon neuf. Pour ce qui est des cahiers, j’vas...

       Je vais, moman. Ici à Shawinigan, on dit je vais.

       C’est vrai, Paul, je te remercie de me corriger. Donc, je vais en acheter des neufs pour tout le monde. Maintenant, je vous demanderais de vous préparer pendant que je vais chercher un magasin pour les cahiers.»

Les enfants la quittèrent dans l’excitation la plus totale. Elle raconta à Ovila la rencontre qu’elle avait eue avec l’assistante de la directrice.

«C’est quoi cette manie de baisser les enfants de la campagne?

       J’imagine, Ovila, que c’est parce que les sœurs ont l’impression que les enfants de la campagne vont à l’école seulement quand ça leur tente. Entre toi pis moi, tu sais que c’est comme ça dans bien des familles. Bon, astheure, j’vas...je vais aller chercher un magasin.»

C’est en vain qu’Emilie arpenta les rues. Lasse, elle se renseigna et on lui dit que le matériel scolaire était vendu à l’école. Elle grimaça devant la perspective d’être forcée d’inventer une histoire pour justifier un tel achat au mois de mai. Elle revint à la maison, prépara le repas puis, tenant Paul et Blanche par la main, elle prit la direction de l’école, obligeant les enfanta à remarquer le trajet, à le mémoriser, à regarder plusieurs fois avant de traverser la rue.

«Ici, à Shawinigan, il y a pas mal plus de machines qu’à Saint-Tite. A Saint-Tite...de-Champlain, il y avait celle de mon’oncle Edmond pis deux autres. Je voudrais surtout pas, ici à Shawinigan, être changée en moman grenouille. C’est clair ça les enfants?

       Oui, moman.»

Blanche se mit à sangloter. Sans laisser la main de sa mère, elle commença à ralentir le pas.

«Je veux voir mémère Pronovost. J’aime pas ça, ici à Shawinigan...

       Tu vas t’habituer, Blanche.»

Ils étaient arrivés à l’école. Émilie les laissa, regroupés, leur demandant de ne pas se séparer, pendant qu’elle irait dans l’école acheter les cahiers dont ils avaient besoin. Elle entra dans l’école et tomba nez à nez avec l’assistante de la directrice.

«Madame, madame euh...

       Pronovost.

       Pronovost. Ce matin, j’ai complètement oublié de vous dire que votre mari devait signer les inscriptions. J’ai aussi oublié de vous demander les baptistères des enfants.

       Les baptistères sont à Saint-Tite-de-Champlain, ma sœur.

       C’est bien embêtant...

       Est-ce que vous voulez dire que les enfants...

       La règle veut que nous ayons une copie du baptistère. Mais étant donné que vos enfants arrivent presque à la fin de l’année, nous pourrons faire une exception. La directrice vous demanderait de les avoir pour leur inscription de l’année prochaine.

       C’est bien aimable. Vous pouvez compter sur moi. Nous les aurons.»

Elle était furieuse contre elle-même. Comment avait- elle pu négliger ce détail?

«Au fait, ma sœur, pourriez-vous me dire où acheter les cahiers pour les enfants?

       C’est pas nécessaire d’acheter de nouveaux cahiers. Ils pourront utiliser les cahiers qu’ils avaient cette année. »

Emilie se força de sourire d’un air entendu. Elle devait absolument et rapidement inventer quelque chose.

«C’est que, voyez-vous, ma belle-mère m’a demandé les cahiers des enfants. Ce sont ses premiers petits-enfants et notre départ la chagrinait. Alors, je lui ai laissé tous les cahiers pour qu’elle puisse les feuilleter en pensant à eux. »

Elle se demanda si la religieuse avait avalé ce prétexte. Aussi, elle continua de sourire, s’efforçant d’imprégner son sourire de tendresse.

«Pauvre femme! Ça doit être bien difficile de voir partir un fils et ses petits-enfants.» Emilie tiqua devant la pointe de la religieuse qui venait de l’exclure de sa famille. «Dans ce cas-là, suivez-moi. Je vais vous montrer notre petit “magasin”. »

Émilie revint vers ses enfants et leur remit à chacun un cahier neuf. Paul embrassa le sien comme s’il venait tout juste de recevoir le plus beau des cadeaux. Émilie leur demanda ensuite de lui remettre ceux qu’ils avaient apportés.

«J’ai complètement oublié, mais mémère m’avait demandé de les avoir...pour moins s’ennuyer.» Ils acceptèrent cette explication sans problèmes et remirent leurs vieux cahiers. Emilie les enfouit dans son grand sac à main. On appela les enfants. Elle leur recommanda une dernière fois d’être sages et attentifs, de lever la main avant de parler, de ne pas se mettre les doigts dans le nez, de ne pas répondre à toutes les questions et d’attendre leur tour, de ne pas discuter, de ne pas parler de Saint-Tite sans dire comté de Champlain, de ne pas se tirailler, de ne pas se battre, de s’asseoir bien droits, de bien prendre en note les devoirs et les leçons qu’ils auraient à faire et d’essayer de donner le bon exemple. Presque essoufflée, elle les regarda partir, souriant et faisant des clins d’œil, surtout à Paul qui se dandinait allègrement.

Elle demanda à Ovila d’aller à l’école signer les inscriptions. Il s’était donc rasé et habillé proprement et avait attendu la fin de l’après-midi de façon à pouvoir revenir à la maison avec les enfants. Ils rentrèrent tous, heureux et jubilants. Emilie les attendait dehors, sur le trottoir, Alice dans les bras, Jeanne et Clément jouant à ses côtés. En l’apercevant, Paul courut à toute vitesse, le visage illuminé d’un grand sourire.

«C’est facile-bébé, moman. J’ai tout su! La sœur m’a posé beaucoup de questions pis j’ai tout su! La sœur m’a demandé de compter. J’ai compté. Moi, je pensais que la sœur voulait que je compte lentement, ça fait que j’ai compté lentement, pis après la sœur m’a demandé d’aller plus vite, ça fait que là, moman, j’ai compté bien vite. La sœur m’a dit d’arrêter pis j’étais juste rendu à cent. La sœur m’a demandé si je savais toutes mes centaines, pis j’ai dit oui. Pis j’ai dit que je savais mes millaines aussi.

       Tes quoi?

       Ben, mes mille! J’ai dit que je savais mes mille. Pis que je savais même mes millionnaines! En tout cas, la sœur avait l’air bien découragée que je sache autant de chiffres. Ici à Shawinigan, les enfants savent pas autant de chiffres qu’à Saint-Tite-de-Champlain. »

Emilie se mordit les lèvres pour ne pas rire. Elle pouvait imaginer l’expression de la religieuse devant l’assurance de Paul.

Ils entrèrent dans la maison. Ovila et Emilie écoutèrent les histoires du premier après-midi d’école pendant près d’une heure. Paul prit la parole, répétant à tous ce qu’il avait déjà raconté à sa mère. Au grand soulagement d’Emilie, personne ne rit. Blanche interrompit Paul.

«La sœur m’a demandé ce que faisait mon père. Comme je savais pus si pâpâ était toujours menuisier ébéniste, j’ai répondu que pâpâ était déménageur. De ce temps-là, c’est ce qu’il fait. Il déménage. Mais j’ai fait attention de dire qu’on venait de Saint-Tite-de-Champlain. Pis la sœur m’a demandé dans quelle ville j’étais maintenant. Je l’ai regardée pis j’avais envie de lui dire que franchement, c’était une question pas mal niaiseuse. Mais je me suis rappelé que vous nous aviez dit d’être polis, ça fait que j’ai répondu.

       Qu’est-ce que tu as répondu, Blanche?» demanda Emilie tout à coup inquiète.

«Ben voyons, moman, j’ai dit qu’on restait à Icias- hawinigan.» Emilie ferma les yeux deux secondes et les rouvrit. Elle demanda à Emilien s’il avait rencontré quelques difficultés.

«Non, c’était aussi facile que chez nous. Les élèves sont juste plus sages. C’est dans la dictée que j’ai eu de la misère. Je savais pas écrire Shawinigan. Astheure, je le sais.

       Comme est-ce que tu l’avais écrit?

       C -h-a-t-o-u-i-n-i-g-a-n-e. »

Emilie fit épeler Shawinigan à tous ses enfants pour être certaine qu’ils le sauraient tous. Blanche répéta et comprit qu’elle n’avait pas bien répondu à la question qui lui avait été posée en classe. Elle s’enfonça la tête dans les épaules. Rose et Marie-Ange n’avaient rien de spécial à raconter. Marie-Ange se borna à dire que la plupart des filles avaient des robes plus belles que la sienne et Rose, qu’elle était assise à l’arrière de la classe et que la religieuse ne lui avait pas posé de questions. Quant à la dictée, elle n’avait eu que trois fautes.

Ovila entra en trombe. Il avait la figure rouge et le souffle court. Emilie avait sursauté. Elle ne connaissait pas encore tous les bruits de sa nouvelle maison.

«Tu m’as fait peur, mon maususse. Arrive moins vite la prochaine fois. Regarde Alice, même elle a l’air inquiète.

       Je l’ai! Je l’ai, Émilie! Une journée pis je l’ai! Ah! la ville, Émilie, c’est pas la place pour quêter pis attendre. Je l’ai!

       Tu l’as?

       Je l’ai! Je l’ai! Pis pas pour des pinottes. Pour un bon salaire.

       Tu l’as!»

Émilie déposa Alice par terre, se jeta dans les bras d’Ovila qui la fit valser, la frappant sans arrêt sur les coins de la table.

«Ouch! Ovila! Fais-moi pas tourner si vite.

       Si tu penses que nous autres on tourne, c’est parce que tu as rien vu. Moi, à matin, j’ai vu les breast rolls, pis les guide rolls pis ça, madame, ça tourne.»

Tous les matins, Émilie préparait le repas d’Ovila. Il partait tôt, marchait jusqu’à la Belgo et commençait une longue journée. Il était aussi fasciné par le fonctionnement des installations de l’usine que par le bois. Il s’en était presque excusé en disant à sa femme que l’usine sentait le bois à plein nez.

«Ça sent presque aussi bon que mon atelier. Mais ici, c’est la pâte de bois qu’on respire. C’est pas possible, Émilie, mais pour faire du papier ordinaire, ça prend quatre-vingt- dix-neuf point cinq pour cent d’eau pis juste un demi pour cent de pâte de bois. Nous autres on appelle ça de la fibre.

       De l’eau?

       Oui, madame, c’est avec l’eau qu’on fait le papier. Pis un p’tit peu de bois, bien sûr.»

Un mois après leur arrivée à Shawinigan, Ovila n’avait pas encore cessé de s’émerveiller. Émilie avait découvert tous les magasins qui pouvaient lui être utiles et avait enfin trouvé le sommeil. Les enfants avaient rapporté un bulletin à la maison et tous, sauf Rose qui connaissait de réelles difficultés, avaient réussi au-delà des espérances de leur mère. Même Paul était parvenu à rafler deux premières places.

Si Émilie avait retrouvé le sommeil, elle n’avait pas pour autant trouvé la paix. Elle détestait voir les enfants jouer dans leur minuscule cour ou courir sur les trottoirs. Ils étaient tellement étroits qu’elle devait se raisonner pour ne pas leur dire qu’elle mourait de peur de les voir faire un faux pas et tomber dans la rue. La tranquillité de Saint- Tite, les visages familiers, les potins et petites nouvelles quotidiennes lui manquaient terriblement. Elle passait la majeure partie de sa journée à écrire. À Félicité, à Célina, à la bonne Antoinette, à Berthe, qui ne lui répondait jamais, à la cousine Lucie qui lui promit de convaincre Phonse de venir lui faire une visite, au curé Grenier, pour lui donner des nouvelles fraîches de ses ouailles, à l’institutrice de l’école du Bourdais, et elle recommençait à écrire d’autres lettres sans attendre les réponses.

Ovila entrait toujours tard. Il travaillait sans cesse. En juin, il lui annonça qu’il aurait une sorte de promotion. Maintenant, il s’occuperait des séchoirs. Émilie s’en réjouit, sans vraiment comprendre ce qui différenciait ce travail du précédent. Quand Ovila travaillait aux chantiers, elle avait toujours exactement compris ce qu’il faisait. Quand il avait travaillé à Saint-Tite, à la maison ou au village, elle avait pu le voir à l’œuvre. Ici, elle n’avait aucune idée de ce qu’il faisait. Elle savait simplement qu’il mettrait une ardeur insoupçonnée à faire fonctionner des séchoirs. Elle n’avait jamais même vu un séchoir et elle dut s’avouer qu’elle n’avait pas non plus envie d’en voir. Elle étouffait dans ses sept pièces, neuves, belles, fraîches peintes. Sept belles pièces identiques aux sept pièces des voisins, et de leurs voisins et des gens de la rue d’en face, de la rue voisine et de la rue d’en arrière. Le temps lui manquait où sa maison respirait un passé, un présent et un avenir. Ici, sa maison respirait l’air que le propriétaire lui avait donné.

L’été torride arriva sans qu’Émilie ne le voie venir. Ici, elle avait perdu tous ses repères saisonniers. A Saint- Tite, elle sentait l’été des semaines et des semaines à l’avance. Elle voyait le vert s’approfondir dans chacune des feuilles nouvelles. Ici, elle apercevait bien un arbre perdu, mais un arbre ne pouvait lui donner le pouls de la saison. À Saint-Tite, elle aurait su qu’il lui fallait attendre un été chaud, par le chant des cigales, par la position des feuilles dans les arbres, par la couleur des levers et des couchers de soleil, par la façon dont les légumes poussaient dans son potager. Ici, la chaleur l’avait prise par surprise, un beau matin, comme la surprenait encore le bruit d’un klaxon ou le cri qu’une mère adressait à son enfant qui courait derrière une balle ou un cerceau dans la rue. Dès la fin des classes, les sept pièces bien grandes et bien éclairées de soleil s’étaient assombries par le nombre de têtes qui envahissaient les fenêtres. Emilie se vit contrainte d’expédier les enfants dehors et dès qu’ils avaient franchi le seuil de la porte, elle accourait pour s’assurer qu’ils ne jouaient pas dans la rue. Le plus souvent, elle empoignait Alice sous un bras et sortait à la hâte pour rappeler un de ses enfants à l’ordre.

Ovila était absent pendant toute la journée et ne rentrait que tard le soir. Il avait avoué, en termes à la fois clairs et doux, que la présence des enfants, la promiscuité, la nouveauté de la ville étaient à blâmer pour ses multiples absences. Emilie l’avait écouté et lui avait proposé une solution à son problème. Elle lui offrit de partir pour le lac à la Perchaude avec tous les enfants. Ovila l’avait remerciée, lui disant qu’il ne pourrait se séparer d’eux, Emilie s’était enflammée.

«Tu dis qu’on prend trop de place! Je t’offre de clairer le plancher pis tu veux rien entendre.

       Émilie, j’ai juste dit que j’étais pas capable de toujours être dans la maison. Rien d’autre.

       T’es-tu demandé si moi ça me tentait d’être dans la maison toute la journée? J’aimerais mieux être au lac.»

La Belgo vint au secours d’Émilie. Moyennant une augmentation de salaire et le paiement de l’installation d’un téléphone, on proposa à Ovila de travailler de jour et d’être de garde la nuit. Il s’empressa d’accepter. Grâce à ce nouvel arrangement, Émilie put passer ses soirées avec Ovila, mais les talents de ce dernier venant à être connus, elle commença à dormir seule une grande partie de la nuit. Elle ne comprenait pas qu’une grosse compagnie comme la Belgo ait toujours quelque appareil qui brisait, surtout pendant la nuit.

Ovila lui proposa enfin de quitter Shawinigan pour le reste de l’été. Elle partit avec armes, bagages et enfants pour cinq semaines. Elle logea au lac avec les plus jeunes, Alice, Jeanne et Clément, pendant que les plus vieux dormaient chez la grand-mère Pronovost et venaient la rejoindre pendant la journée.

Elle revint à Shawinigan pour le début des classes. La seule bonne nouvelle qui l’accueillit fut que les garçons et les filles fréquenteraient encore la même école. Les religieuses et les frères avaient sous-estimé le nombre de déménagements. Les enfants retournèrent donc tous à la même école. Paul entra en deuxième, mais Rose dut demeurer en quatrième.

Ovila souligna en grandes pompes leur retour, les invitant tous à manger au restaurant. Il déplia ostensiblement la liasse d’argent qu’il avait apportée pour impressionner Emilie et les enfants certes, mais aussi pour se convaincre qu’il ne rêvait pas, que cet argent était bien à lui et que si tout allait comme il le souhaitait, il serait en mesure d’acheter une maison à Emilie dès l’année suivante.

Emilie s’apprêtait à passer son premier hiver à Shawinigan. Elle avait confectionné de nouveaux vêtements pour les enfants, l’orgueil lui ayant fait refuser de leur faire porter ceux qui lui avaient paru fort convenables à Saint-Tite. Clément usa le manteau trop grand qui lui avait été refilé par Paul et le manteau de Jeanne fut porté par Alice.

L’hiver attaqua Émilie par toutes les issues possibles. Il la prit d’assaut en recouvrant Célina, sa mère, de la grande froidure. Émilie ne put même pas assister à ses funérailles, incapable de trouver une gardienne qui aurait pu prendre maison et maisonnée en charge. Elle en voulut à Ovila de n’avoir pas réussi à prendre congé pour les trois jours qu’aurait duré son absence. L’hiver, ensuite, s’infiltra par toutes les portes et les fenêtres de son logement, au point que la plomberie gela et éclata. Emilie et les enfants durent, pendant des semaines, aller emplir des chaudrons de neige pour avoir de l’eau. Émilie s’en plaignit amèrement à Ovila qui, furieux, défît un mur de la chambre d’Alice, pour découvrir que le propriétaire n’avait fait poser aucun isolant. Le propriétaire joua d’innocence, menaçant de poursuivre Ovila d’avoir détruit le logement et le força à réparer tous les dégâts qu’il avait faits. Émilie fut donc prise avec le propriétaire, Ovila ne trouvant jamais le temps de travailler au mur blessé. Émilie, enfin, frissonna son premier hiver à Shawinigan dans la solitude de ses draps, Ovila ayant eu une promotion. Il travaillait maintenant de nuit, dormant le jour, le téléphone sonnant à toute heure pour réclamer ses services. Émilie se précipitait à la première sonnerie, craignant qu’Ovila ne soit réveillé inutilement. Mais l’appel était toujours pour lui, de la Belgo. Ovila se levait comme un ours, se hâtait de s’habiller sans même s’éveiller complètement et courait à l’usine pour dépanner un ingénieur dépassé par la complexité d’un problème nouveau. Parfois, Ovila ne revenait plus de la journée. Parfois il entrait, encore plus épuisé qu’à son coucher précédent, et tombait dans le lit dont Émilie venait de lisser les couvertures.

L’année 1916 commença dans la glace. Glace dans les éviers, glace dans la cuvette des toilettes et glace dans le cœur d’Émilie. Ovila se ruinait en bois de chauffage. Les enfants dormaient habillés de chandails de laine, les pieds dans des chaussettes, les mains dans des mitaines. Si l’un d’eux se plaignait, Émilie lui répondait en riant que la ville c’était la ville et qu’il fallait s’en accommoder. En une des rares occasions qu’elle put parler avec Ovila, ils convinrent qu’ils déménageraient à l’expiration de leur bail. Émilie lui dit qu’elle refusait de passer un autre hiver à geler.

«On n’est pas venus en ville pour être dans la misère.

       Il fait froid, c’est vrai. Mais jamais on n’a eu un bon salaire de même.

       Tu passes ton temps à faire la jobbe des ingénieurs, mais c’est eux autres qui ont la grosse paie. Pas toi.

       J’ai pas leurs diplômes. Pis je parle pas anglais!

       Ils ont pas ton intelligence! Tu devrais demander une augmentation.

       Je viens juste d’en avoir une.

       C’est vrai. Mais combien est-ce qu’il y a d’ingénieurs qui travaillent la nuit pis qui sont en stand-by le jour?»

Ovila ne répondit pas. Émilie connaissait la réponse aussi bien que lui. Il était le seul employé à faire ce travail. Mais comment pouvait-il expliquer à Émilie qu’il était aussi le seul Canadien français à être responsable d’un quart de travail?

L’hiver desserra enfin ses griffes de froid qui avaient emprisonné Émilie à Shawinigan. Elle commença à patrouiller les rues avec ses trois plus jeunes, espérant trouver un logement plus convenable. Ses recherches durèrent deux semaines. Ovila lui avait laissé entendre qu’ils pouvaient acheter une maison, mais après y avoir réfléchi pendant des nuits et des nuits, elle lui confia qu’elle préférait habiter un logement pendant une autre année. Ovila comprit qu’elle ne lui faisait pas encore confiance. Elle attendait d’être certaine qu’il pourrait conserver son emploi, sans s’en lasser, avant de prendre une hypothèque. En mai, Émilie fit transporter tout leur avoir dans un nouveau logement, encore plus grand, encore plus clair, encore plus cher, encore plus près de la rivière et de la Belgo et encore plus haut. Elle s’était résignée à habiter un deuxième étage. C’était le seul logement qu’elle avait pu trouver, muni d’un chauffage central. Les enfants durent changer d’école, ce qui lui déplut, mais elle n’avait rien trouvé dans le quartier qu’ils avaient habité depuis leur arrivée à Shawinigan. Elle subit à nouveau les questions de l’inscription, la nouvelle assistante directrice ressemblant à l’ancienne comme une goutte d’eau à une autre. Même si Émilie habitait Shawinigan depuis un an, elle ressentit encore le léger mépris qui lui était réservé, comme si elle avait été coupable de ne pas être née en ville.

Ovila avait promis de s’occuper du déménagement, mais son travail l’avait sans cesse retenu. Aussi, les enfants et Émilie transportèrent seuls tout ce que les déménageurs avaient laissé derrière. C’est en faisant le trajet reliant leurs deux maisons qu’Émilie aperçut les premiers bourgeons dans les arbres. Elle décida que cette année, c’est un été complet qu’elle passerait au lac.

Ovila ne discuta pas sa décision. Il savait qu’Émilie ne changeait jamais d’idée. Elle n’aurait pas compris qu’il avait besoin d’elle et il ne pouvait l’en blâmer. Il était absent si souvent.

Émilie passa donc l’été au lac, faisant cette fois une courte visite à ses frères et sœurs à Saint-Stanislas. Elle s’était aussi arrêtée à Saint-Séverin, faire provision de rires chez Lucie.

«Quand j’ai vu arriver une grosse p-poule avec huit poussins accrochés à ses jupes, j’ai pensé que ça p-pouvait pas être personne d’autre que m-ma cousine Émilie. »

L’été la réchauffa quelque peu, mais pas autant que si Ovila avait pu venir passer quelques jours avec eux. Il lui manquait terriblement. Peut-être qu’à Saint-Tite, ils auraient eu le temps de se parler, de se retrouver. Ils auraient pu faire de longues promenades le soir, au clair de lune, écouter le chant du lac et chercher un grand duc dans le ciel. Il ne lui avait écrit qu’une lettre, pour lui dire qu’il avait officiellement été nommé contremaître de nuit. Cette lettre avait fait prendre conscience à Emilie qu’elle avait toujours sous-estimé l’ambition d’Ovila.

En septembre, elle revint à Shawinigan, bien décidée à essayer de comprendre tous les détails du travail d’Ovila. Bien décidée aussi à mieux le soutenir. Il l’attendait à la gare, courant à côté du train jusqu’à ce que la lourde locomotive s’immobilise. Devant sa mine radieuse, Emilie ne lui parla pas des nouvelles de guerre qui avaient touché le village. Elle préféra reporter à plus tard l’annonce du décès d’Amédée Trépanier et du transport en Europe d’Armand Gignac et de Jean-Baptiste Marchand. Mais elle lui dit qu’Henri Davidson s’était porté volontaire dans le corps médical et qu’aux dernières nouvelles, il se dirigeait vers la Sibérie.

Elle acheva l’aménagement du nouveau logement et occupa une grande partie de son temps à coudre pour elle et les enfants, à repriser les habits tachés d’huile d’Ovila, regrettant souvent de ne plus trouver de sciure de bois dans le fond de ses poches, à préparer des travaux spéciaux pour Rose, à faire taire les enfants pendant le sommeil de leur père. Heureusement, Clément avait joint le rang des écoliers. Elle écrivit à Berthe à quelques reprises mais ne recevant jamais de réponse, elle abandonna sa correspondance, comme Berthe l’avait laissée tomber, elle. Jamais de sa vie la solitude ne lui avait pesé aussi lourd. Elle n’avait plus vu Antoinette, qui s’était fait une vie active à Montréal et n’était jamais plus appelée à suivre Henri en Maurieie, Henri n’y venant plus. Ses parents étaient tous les deux morts. Sortant peu de la maison, elle n’avait pas réussi à se faire d’amies à Shawinigan. Elle n’avait jamais même vu Philomène.

Ovila avait changé. Dès que l’euphorie du retour de sa famille fut tombée comme de la poussière derrière une calèche, il avait repris vaillamment son rythme de travail, quittant la maison sitôt sa dernière bouchée de souper avalée, ne revenant que le lendemain matin, après le départ des enfants pour l’école. Emilie prit l’habitude de dormir en tenant un oreiller dans ses bras. Si, par chance, Ovila avait une vraie journée de congé, il la dormait, toujours fourbu. Emilie, profitant parfois du fait que les grands jouaient dehors et que les deux petites se reposaient, venait s’étendre à côté de lui, simplement pour le sentir, pour lui passer un doigt sur les sourcils, l’entendre respirer et lui chuchoter à l’oreille qu’elle l’aimait. Si son mal de lui se faisait aigu, elle lui passait les doigts sur la braguette, mais le plus souvent, il se retournait vivement, comme si une mouche l’avait chatouillé.

 

34.

Émilie se consolait comme elle le pouvait. Par le travail d’Ovila, par le succès des enfants. Elle refusait de penser à l’époque où elle avait connu des raisons d’être fière d’elle- même. Ce temps était révolu et elle avait choisi d’aimer. Mais cet amour, s’il la comblait presque en totalité, la laissait sur un appétit d’apprendre que l’incessante lecture de journaux et de livres ne réussissait pas à satisfaire.

L’hiver était revenu, encore une fois sans qu’elle le pressente. Elle demeurait incapable de s’accrocher aux saisons de Shawinigan. Heureusement, elle n’eut point froid et les enfants purent dormir dans leurs vêtements de nuit et non dans leurs habits de neige.

Elle reçut des nouvelles de sa belle-mère, qui lui racontait que la rumeur d’une conscription se faisait de plus en plus persistante. Émilie sourit. A Shawinigan aussi, cette rumeur galopait dans les rues. Félicité leur parlait toujours comme si, à Shawinigan, ils avaient été à l’autre bout du monde, plaçant Saint-Tite au centre de l’univers.

Noël aurait été d’une tristesse à mourir si elle ne s’était pas ressaisie à temps. Elle avait fêté le réveillon, seule avec les enfants, Ovila ayant accepté de travailler.

«Tu peux pas faire ça, Ovila! C’est Noël!

       Je le sais, ma belle brume, mais dis-toi que l’argent que j’vas gagner va payer les cadeaux des enfants.»

Émilie se prit à détester tous ces dollars qui tenaient Ovila éloigné d’elle et des enfants. Elle aurait apprécié qu’ils en eussent moins. Elle aurait bien payé six dollars par semaine pour avoir Ovila à ses côtés pendant cinq ou sept heures. Mais Ovila n’aurait pas compris qu’elle lui parle du temps où ils «faisaient des sacrifices» comme d’un temps où ils avaient été heureux. Ovila avait tant de choses à prouver. Il n’avait pas encore oublié l’humiliation d’avoir été déshérité et voulait montrer à Émilie qu’elle avait toutes les raisons de marcher la tête haute.

Au début de 1917, la rumeur du recrutement devint réalité. Partout, sur tous les murs des endroits publics, des affiches aux armoiries canadiennes invitaient les jeunes à «l’aventure» outre-mer. Émilie avait frissonné. On recrutait des hommes âgés de 18 à 45 ans, mesurant au moins cinq pieds et deux pouces. On faisait miroiter la solde et la pension. Les conditions étaient si faciles. La signature était valable pour la durée de la guerre et pour les six mois suivant la fin des hostilités.

Émilie se consolait en pensant qu’il n’y avait heureusement personne de ses deux familles qui irait au front. Cette guerre qui ne devait durer que le temps de quelques crachats de canons n’en finissait plus. À défaut de s’intégrer à Shawinigan, Émilie eut l’impression de vivre au rythme de l’Europe. Elle lisait les comptes rendus quotidiens, épluchait les noms de toutes les victimes, craignant d’en trouver un qui lui serait familier. Elle en parlait peu avec Ovila, sachant qu’il était beaucoup plus préoccupé par ses rouleaux troués, ses boîtes de succion et leurs filtres et ses centaines d’engrenages.

Un mois de mars très doux vint enfin éclairer ses fenêtres maculées de giboulée et de gadoue. Elle commença à compter les jours qu’elle aurait à attendre avant de partir pour Saint-Tite. Plus que trois mois...

Les enfants rentrèrent de l’école, surexcités.

«Moman! moman! Devinez quoi?

       Quoi?

       Demain, on va à la cabane à sucre!

       Tous les élèves de l’école?

       Oui! Avec des parents qui ont des machines pis des voitures assez grandes pour monter tout le monde.

       Pis il faut qu’on porte du vieux linge.

       Pis des bottes!

       Pis qu’on apporte des œufs!

       Pis une collation!»

Émilie consacra sa soirée à la préparation de cette journée. Elle sortit les vieux vêtements qu’elle avait autorisé les enfants à porter en de rares occasions, surtout pour jouer dehors. Le lendemain matin, elle les regarda partir à la queue leu leu et ne put s’empêcher de sourire à leur allure de petits campagnards. Elle reconnaissait ses enfants de Saint-Tite qui traînaient leurs «bottes à vaches» dans la neige tachée de sable, de cendre, de cailloux et de crottin.

Elle referma la porte, se planta devant une fenêtre et n’abandonna son poste d’observation que lorsque Clément eut rejoint les plus grands et tourné le coin de la rue.

Elle vit Ovila arriver de la direction opposée, les mains dans les poches. Sa fenêtre aurait été ouverte qu’elle l’eût entendu siffler. Elle le regarda venir, l’air heureux, l’œil injecté d’une insouciance qui lui allait à ravir. Elle retourna à la cuisine et l’entendit fermer la porte du rez-de-chaussée, monter les escaliers trois marches à la fois, tourner la poignée et entrer.

«Emilie?

       Ici, Ovila, dans la cuisine. >>

Il s’approcha derrière elle, déposa sur la table les contenants dans lesquels, la veille, elle avait mis une salade de pommes de ferre et des marinades, l’enlaça et lui mordilla le lobe de l’oreille droite.

«Tu as bien l’air joyeux ce matin.

       J’ai toutes les raisons du monde de l’être!»

Émilie se dégagea, se tourna et le regarda bien en face.

«Une autre promotion?

       Non!

       Une augmentation?

       Non!»

Elle eut peur. Elle espérait qu’il n’avait pas fait de folie.

«Tu as pas acheté une maison j’espère...

       Non!

       Cesse de me faire fatiguer, pis dis-moi ...

       Est-ce que les enfants sont à la cabane?

       Bien oui, tu le sais.

       Ils viendront pas dîner comme ça?

       Tu le sais!

       Penses-tu que la fille de la voisine pourrait garder Jeanne pis Alice jusqu’à deux, trois heures?

       Où est-ce que tu veux m’amener?

       C’est un secret! Va conduire les p’tites. Tu vas le savoir quand tu vas revenir.»

Emilie voyait luire dans ses yeux son air amusé des grandes surprises. Elle ne posa plus de questions, lui demanda de jeter un coup d’oeil aux fillettes pendant qu’elle allait chez la voisine, fut de retour après huit minutes d’absence, mit le manteau à ses filles et repartit. Elle revint, essoufflée. Ovila n’était plus dans la cuisine.

«Ovila?»

Il ne répondit pas. Elle se dirigea vers le salon.

«Ovila?»

Toujours pas de réponse. Elle fronça les sourcils puis se dirigea vers la chambre à coucher. Ovila était au lit, bien appuyé sur les oreillers, les deux mains derrière la tête, la figure illuminée d’un sourire blanc qui sentait le dentifrice. La minceur du drap ne réussissait à voiler ni sa nudité, ni son désir.

«J’ai une journée de congé!»

Emilie éclata de rire, regarda l’heure, calcula mentalement qu’ils avaient sept heures de solitude devant eux, défit son chignon et commença à déboutonner sa robe.

«Nananana, madame, pas comme ça. Approchez un peu. J’vas vous montrer comment une grande personne est supposée déboutonner une robe...»

Ils eurent six heures collantes de solitude. Ils rirent aux éclats des grincements du sommier. Ils inventèrent une nuit harassante qui expliquerait à la fille de la voisine qu’Ovila avait eu besoin d’une journée d’un sommeil profond, non perturbé par les cris des petites. Émilie sa hâta de s’habiller pour les prendre à deux heures, mais la fille de la voisine lui apprit qu’elles venaient toutes les deux de s’endormir. Émilie feignit une légère contrariété.

«Vous m’excuserez, madame Pronovost, mais je les ai amenées dans les magasins. Est-ce que vous voulez que je les réveille?

-— Non! non. J’vas repasser dans une heure et demie. C’est mieux de les laisser dormir. »

Elle retourna chez elle à la hâte et empêcha Ovila de s’endormir pendant une autre heure à goût de Saint-Tite.

 

35.

Emilie et Ovila furent renversés d’apprendre qu’elle avait conçu un neuvième enfant, malgré ses trente-sept ans. Au grand soulagement d’Ovila, Émilie s’en était réjouie.

« Au moins celui-là se fera jamais reprocher de pas être né en ville.

       Tu es vraiment contente, Émilie?

       Oui. Quand Alice est née, j’avais juré que j’aurais pus jamais d’enfants. Mais celui-là, ça sera pas pareil. Celui- là, Ovila, ça va être le vrai p’tit dernier. Celui-là, j’vas avoir le temps de le chouchouter. Ça me tente. C’est tout.»

Ovila ne fit aucun commentaire. Émilie avait à peu près l’âge de sa mère à la naissance de Marie-Anne. Il priait en silence de ne jamais avoir à regretter sa journée de congé du mois de mars.

À la Belgo, il continuait de travailler d’arrache-pied. Il était dur avec ses hommes, lui disait-on, mais les hommes ne semblaient pas s’en plaindre. Le travail avançait rondement. Il eut la chance incroyable d’avoir une autre promotion. Il s’occuperait de l’entretien, de jour. Cette nouvelle fit encore plus plaisir à Emilie et aux enfants, qui pouvaient voir leur père un peu plus longuement le soir. Mais la Belgo apporta aussi une autre nouveauté à Ovila: la camaraderie.

Pendant les premières semaines de travail de jour, il se hâtait d’entrer à la maison. Puis un jour, il accepta de s’arrêter en route. Il savait qu’il était toujours fragile à l’alcool. Aussi refusa-t-il les verres qui lui étaient offerts. Pour occuper les minutes puis les heures qu’il passait avec ses compagnons de travail, pour la plupart des hommes de son équipe, il commença à jouer aux cartes. Heureusement, la chance lui souriait. Seule Emilie se plaignit de ces absences toujours plus longues. Il essaya de lui faire comprendre que ces quelques parties de cartes étaient importantes pour le moral de ses hommes. Emilie, croyant à une passade, cessa ses commentaires, se préoccupant davantage de l’enfant qui grandissait en elle que de reproches vains et épuisants.

Sa dixième grossesse se passait tellement facilement qu’elle décida de passer l’été au lac. Ovila la conduisit à la gare. Il lui fit promettre d’être prudente.

«Je serai pas là pour te surveiller, ma belle brume. Ça fait que fais ça comme une grande fille. »

Emilie ne put s’interdire de lui répondre que de toute façon, depuis le début de cette grossesse, il ne la surveillait pas tellement, «trop pris par ses flush, ses straight, pis ses royales». Il eut un mouvement d’impatience.

«Je te comprendrai jamais, Emilie. On a des beaux enfants. J’ai une jobbe que pas un autre Canadien français a. J’ai des hommes à mener, moi! Je vis dans une ville sans que personne me traite de maudit farmer. On a de l’argent que ça nous sort par les oreilles. Pis tu es pas contente! Tu es jamais contente! Tu as jamais été contente!

       Tu as menti, Charles Pronovost! J’ai été contente bien des fois.

       À Saint-Tite! Quand j’étais pas parti dans les chantiers! Quand je faisais des jobbes plates pour un salaire de crève-faim! Quand mon père te gâtait! Quand tu avais ta p’tite maison, pis ton p’tit jardin, pis tes p’tites affaires qui changeaient jamais de place!

       As-tu bu, Ovila?

       Non, j’ai pas bu! Pis cesse de me demander si j’ai bu chaque fois que je dis ma façon de penser!»

Les enfants, pressés de s’asseoir dans le train, n’avaient pas été témoins de l’altercation entre leurs parents. Seuls Emilien et Marie-Ange avaient pressenti que quelque chose n’allait pas lorsqu’ils s’étaient penchés à la fenêtre pour saluer leur père une dernière fois et inviter leur mère à se hâter de les rejoindre.

Emilie avait tourné les talons et monté les quelques marches avant d’entrer dans le wagon rempli de vacanciers tous plus laids les uns que les autres. Elle s’engouffra dans la salle de toilette et s’aspergea la figure pour noyer ses larmes brûlantes sous l’eau fraîche du robinet. Elle sortit enfin, rejoignit ses enfants qui lui avaient gardé deux places, une pour elle et une pour les sacs de provisions, et pencha la tête à la fenêtre. Ovila n’était plus sur le quai de la gare.

«Est-ce qu’il y a quelque chose qui va pas, moman?» demanda Emilien sur un ton qu’il essaya d’imprégner de toute la virilité de ses onze ans.

«Non. Pourquoi?

       On dirait que vous avez pleuré. »

Émilie se mit à rire. Elle lui tapota la figure, lui pinça la joue entre le pouce et l’index, lui dit qu’il avait l’imagination fertile. Elle n’avait qu’aspergé sa figure de bonne eau fraîche à cause de la chaleur. Émilien ne dit pas un mot et regarda le chandail que sa mère portait pour se protéger de la fraîcheur.

Les Filles De Caleb
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