Emilie avait chanté sa bonne fortune jusqu’à la mi- octobre. Tous les matins, elle s’était dit qu’Ovila la surprendrait. Tous les soirs, elle s’était convaincue que la surprise serait pour le lendemain. Certaine de son arrivée imminente, elle écrivit à ses parents pour leur dire qu’elle passerait le congé de la Toussaint à Saint-Tite. À la fin octobre, elle avait commencé à désespérer. Aucune nouvelle d’Ovila et quatre lettres d’Henri. Elle avait toujours répondu à ce dernier, n’ayant pas à lui reprocher son assiduité. Henri lui écrivait des lettres tendres, remplies de poésie. Il la décrivait en termes flatteurs, se pâmant sur sa chevelure d’automne et ses yeux de printemps. Il lui parlait d’oiseaux et de nids, de brindilles de paille et de nichées. Il lui racontait des histoires comme si elle avait été une petite fille, décrivant, entre autres, la longue traversée de l’Atlantique faite par une bouteille scellée autour d’un message d’amour. Si Emilie avait d’abord été agacée de recevoir ses lettres, l’absence d’Ovila et sa désespérance lui avaient finalement fait apprécier la lecture des lettres d’Henri et même, elle dut en convenir, attendre leur venue. Le visage, l’allure et même l’odeur d’Ovila lui devinrent de plus en plus confus.

Le deux novembre, Fête des morts, elle accompagna les parents Pronovost au cimetière afin de se recueillir sur les tombes de leurs quatre enfants. Elle avait tenu à le faire

pour se pardonner de n’avoir pas assisté à l’enterrement de Marie-Anne. Ils étaient tous les trois agenouillés lorsqu’ils entendirent des cris suivis presque immédiatement du son angoissant de la sonnerie des pompiers et du tocsin de l’église. Ils se levèrent, se signèrent rapidement et se précipitèrent vers le couvent. Ce dernier était en flammes. Dosithée pria sa femme de s’éloigner et demanda à Emilie de la raccompagner au Bourdais. Félicité lui répondit qu’elle préférait demeurer sur les lieux, quitte à s’écarter s’il y avait danger, afin d’être disponible pour porter secours aux religieuses et aux pensionnaires le cas échéant. Dosithée, qui avait déjà enlevé son veston et retroussé ses manches de chemise, cria à Emilie d’aller chercher ses fils pour qu’ils viennent aider à combattre l’incendie. Elle obéit et mena la monture à folle allure jusqu’à ce qu’elle arrivât chez les Pronovost. Ovide et Edmond étaient dehors. Elle les pressa d’aller chercher Lazare, Emile et Oscar. Les frères réagirent sans poser de questions, sachant d’emblée que l’arrivée d’Émilie annonçait quelque chose de sérieux. Ils montèrent dans la voiture, aucun des garçons ne songeant à prendre la place d’Émilie qui remit l’attelage en marche en direction du village. Elle n’eut pas besoin de fournir d’explications sur cette chevauchée car déjà une épaisse fumée indiquait la nature et l’urgence de leur déplacement. Ils arrivèrent sur les lieux du sinistre en même temps que des dizaines d’autres villageois. Le travail s’organisa rapidement. Les pompiers donnaient les ordres et plaçaient les hommes aux points stratégiques. Les charretiers s’affairaient autour de leur tout nouveau véhicule à incendie, les uns déroulant les boyaux, les autres faisant la navette entre le couvent et la rivière Des Envies pour remplir leur baril de cent gallons. Le dernier pompier arrivé sur les lieux, toutefois, dut consacrer la majeure partie de son temps à calmer les chevaux. S’ils étaient d’une fiabilité sans conteste pour conduire le camion sur les lieux d’un incendie, ils s’agitaient dangereusement dès qu’ils devaient s’approcher du brasier.

Les volontaires, Dosithée en tête, formaient deux longues chaînes. Les hommes de la première chaîne faisaient parvenir le plus rapidement possible des sceaux d’eau vers le feu, ceux de la seconde retournaient les contenants vides à la source d’approvisionnement. Ovide et ses frères prirent place dans ces lignes, l’aîné évitant, à cause de ses poumons, de se tenir à proximité des tonneaux de fumée.

Le travail des femmes s’organisa différemment. Elles convertirent la sacristie de l’église en une vaste salle d’urgence. Elles y accueillaient les religieuses et les quelques pensionnaires qui n’avaient pu retourner dans leurs familles pour le congé de la Toussaint. Au grand soulagement de tous, personne n’avait été blessé lors de l’incendie. Les choses auraient pu être fort différentes si le sinistre avait éclaté en pleine nuit. Plusieurs des victimes, quoique saines et sauves, étaient dans un état de choc. Certaines pleuraient doucement, d’autres sanglotaient bruyamment, d’autres enfin riaient aux éclats pour convertir leurs tremblements de peur en soubresauts d’hilarité.

Emilie et Félicité avaient allumé le poêle de la sacristie et avaient fait bouillir de l’eau pour faire de la tisane à la menthe. Elles en servaient à tous ceux et celles qui en réclamaient, victimes ou volontaires. D’autres femmes de la paroisse avaient apporté ce qu’elles avaient pu trouver pour ravitailler tout ce monde. Certaines avaient des chaudronnées de soupe, d’autres de fèves au lard, d’autres encore de bouilli de légumes.

En moins de trois heures, on avait accumulé vêtements et victuailles pour toute la population couventine. En moins de trois heures aussi, le couvent avait complètement disparu des rues de Saint-Tite. L’église était remplie de tous ses paroissiens, hommes et femmes, les premiers barbouillés de suie collée par la sueur, les secondes transpirant la fatigue et les efforts qu’elles avaient déployés à transporter tout le matériel à la sacristie.

La soirée fut consacrée à organiser un campement de fortune. Un appel fut lancé pour loger les sans-abri dans les familles. Le campement de nuit servit surtout aux religieuses qui avaient refusé toutes les invitations, préférant demeurer ensemble, dans l’église, et remercier le Seigneur de leur avoir laissé la vie. Leurs concitoyens respectèrent ce choix. Les Pronovost et Emilie revinrent au Bourdais à la brunante. Emilie avait offert de loger deux des pensionnaires chez elle. Les Pronovost vinrent donc reconduire les trois filles avant de rentrer chez eux.

Depuis cinq ans, Emilie ouvrait son école à des dizaines d’enfants. Quand à l’église on avait demandé des volontaires pour héberger les sinistrées, elle avait accepté de recueillir Aima et Antoinette. Elle n’avait pas réfléchi à son geste, mue plutôt par sa compassion. Elle n’avait pas non plus pensé qu’elle n’accueillait pas des enfants mais des jeunes filles. Elle les avait aidées à monter dans la voiture, mais leur avait peu parlé durant le trajet, soudainement mal à l’aise. Elle les avait regardées. Antoinette d’abord, petite, trapue, les cheveux retenus par un ruban, la bouche amère et l’œil vif. Puis Aima, soucieuse, l’air triste, pensive, lointaine, des traces de fossettes invisibles pour le moment mais sûrement jolies lorsque son visage s’éclairait d’un sourire.

Émilie ouvrit la porte à ses «pensionnaires». Elles regardèrent l’école avec soulagement. Les pupitres bien alignés et l’ardoise les retransplantaient dans un décor familier. Le cœur d’Émilie se manifesta bruyamment. Il lui fallait maintenant les amener dans sa chambre. «Sa chambre». Il lui fallait dévoiler qui elle était, ses goûts, les heures passées à coudre et à décorer. Il lui fallait partager son petit coin de vie à elle, bien différent de la classe. Saisiraient-elles, d’un coup d’œil, à quoi elle rêvait? Trouveraient-elles l’endroit où elle conservait la lettre d’Ovila et celles d’Henri? Elle pensa qu’il était urgent qu’elle les rangeât dans un endroit sûr. Du coup elle avait perdu toute son assurance d’institutrice. Elle redevenait une fille comme ces deux filles qu’elle regrettait de voir sous son toit.

Elles montèrent rapidement à l’étage. Emilie chauffa immédiatement de l’eau pour que toutes les trois elles puissent se tremper dans un bon bain. Les deux jeunes filles, qui avaient presque son âge, lui en furent reconnaissantes. Polies, elles offrirent à Emilie de se baigner la première. Emilie les remercia. Elle s’était demandé si les jeunes filles auraient cette délicatesse. Elle aurait été bien mal à l’aise de se laver dans la même eau que de pures étrangères. Elle prêta à chacune un vêtement propre et s’excusa de ne pouvoir leur fournir de robes de nuit. Elle n’en avait que deux. Elle portait la première et la seconde n’était pas lavée. Les deux jeunes filles la remercièrent encore une fois de son attention, mais lui dirent qu’elles seraient aussi à l’aise avec de bons sous-vêtements.

Emilie remplit son bac d’eau chaude et y agita frénétiquement son savonnier de façon à faire de la mousse pour éviter que le bain ne s’encrasse trop rapidement. Elle se baigna le plus rapidement possible afin que l’eau reste chaude pour Antoinette et Aima. Si elle prit grand soin de se cacher derrière le paravent pour se dévêtir, elle fut encore plus prudente lors de ses ablutions, usant de mille précautions pour ne pas faire de bruit. Elle aurait été extrêmement gênée si elle avait, par des sons incongrus, indiqué quelle partie de son corps elle savonnait. Quand à son tour Antoinette s’immergea, Emilie ne put éviter d’entendre les sons émanant du petit coin. Avait-elle été aussi bruyante? Aima, la plus jeune, avait trouvé tout à fait normal de se laver la dernière. Émilie avait ajouté de l’eau chaude qu’elle avait refait mousser.

Les trois filles, vêtues pour la nuit, commencèrent à parler. Émilie ne sut d’abord que raconter pour intéresser ses invitées, mais Aima lui posa aussitôt plusieurs questions sur ses années d’enseignement. Émilie parla donc de la petite vie qu’elle menait depuis son départ de Saint- Stanislas, omettant toutefois plusieurs détails. Candide, Aima l’écoutait religieusement. Elle buvait systématiquement toutes ses paroles demandant parfois une précision. Antoinette, elle, ne réagissait pas. Elle semblait perdue dans ses pensées, l’air renfrogné. Émilie se tut et lui demanda s’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Antoinette lui répondit que tout allait «très bien, merci». Émilie fronça les sourcils. Elle eut le sentiment qu’Antoinette taisait quelque chose. Elle n’insista pas et reporta son attention vers Alma.

Antoinette se leva et descendit pour aller «au petit coin» derrière la classe. Sachant qu’Émilie était au second, elle en profita pour ouvrir la boîte dans laquelle Émilie rangeait ses objets de toilette. Elle remonta. Émilie lui demanda si elle avait besoin de quelque chose. Antoinette lui répondit qu’elle aimerait bien dormir. Que la journée avait été éreintante et qu’elle avait besoin de sommeil. Émilie s’excusa de ne pas y avoir songé plus tôt. Elle installa des couvertures sur le plancher, y déposa les coussins de ses chaises, n’ayant pas d’oreillers supplémentaires, recouvrit le tout d’une bonne catalogne et les invita à se coucher. Elle essaya de blaguer tout au long des préparatifs afin de mettre ses invitées à l’aise — ce qui fut plutôt inutile car elles l’étaient manifestement plus qu’elle — afin aussi de se faire à l’idée qu’elle devait contrôler ses rêves, au cas où elle parlerait en dormant.

Elles se couchèrent finalement dès qu’Émilie et Antoinette eurent réussi à consoler Aima qui venait de prendre conscience qu’elle n’avait plus rien. Plus de livres, plus de vêtements, plus de peigne, plus de brosse à cheveux, plus de missel, plus même de lettres que sa mère lui avait écrites.

Le soleil avait coloré les carreaux des fenêtres d’un rose matin. Émilie ouvrit les yeux, se tourna sur le dos, s’étira en bâillant avec cœur, se gratta la tête, se frotta les yeux et entendit des bruits de chaudrons que l’on brassait. Elle fîgea remonta rapidement sa couverture et referma les yeux. Elle avait oublié qu’elle n’était pas seule. Elle toussota pour attirer l’attention d’Alma qui, à ce qu’il lui sembla, préparait un gruau.

«Bonjour, Émilie. Est-ce que tu as bien dormi?»

Émilie chercha Antoinette des yeux avant de répondre.

«Antoinette est partie marcher dehors pour faire sa prière. Antoinette est bien pieuse tu sais. Quand le déjeuner va être prêt on a juste à aller la chercher. Antoinette va pas nous faire attendre. Pis? As-tu bien dormi?

       Comme une marmotte. J’ai même pas entendu sortir Antoinette.

       Ça fait déjà une bonne demi-heure qu’est partie. J’espère que c’est pas moi qui t’a réveillée avec le bruit des casseroles. J’imagine qu’une maîtresse d’école ça a besoin de se reposer pendant les p’tits congés. Je voulais juste vous faire une surprise à toi pis à Antoinette.

       C’est gentil de ta part, Alma.»

Aima sourit au commentaire d’Émilie et retourna à son gruau. Émilie profita du fait qu’elle avait le dos tourné pour passer derrière le paravent et se vêtir à la hâte.

«Antoinette a mis une de tes robes. Elle trouvait que la sienne puait la boucane. Moi, j’ai pensé que la mienne était encore correcte.» Emilie était horrifiée. Antoinette avait mis une de ses robes sans lui demander la permission! Elle lui en aurait offert une de bon gré, mais il y avait des robes qu’elle ne pouvait prêter. La bleu pâle, par exemple, celle qu’elle venait tout juste de terminer et qu’elle étrennerait à Noël, pour ses fiançailles.

«J’imagine, dit-elle d’une voix mal assurée, qu’Antoinette a choisi ma robe brune ou ma robe grise.

Elle avait cessé de s’habiller pour bien entendre la réponse.

«Ah non! Le brun pis le gris c’est des couleurs qu’Antoinette  aime pas. Antoinette a choisi une robe bleue.

       Bleu pâle ou bleu foncé, demanda Emilie la voix angoissée.

       Pâle, me semble. Oui, pâle. Un beau bleu pourdre avec des dentelles au collet pis aux poignets. Mon Dieu Émilie, c’est-y toi qui l’as faite? Si c’est toi, tu as des vrais doigts de fée.»

La fée s’empourpra. Elle attacha rageusement les derniers boutons de sa robe, sortit de derrière le paravent à la course, dévala l’escalier pendant qu’Alma lui demandait si elle avait dit ou fait quelque chose pour la choquer, ne prit même pas le temps d’arrêter au petit coin se soulager de toute une nuit de continence, ouvrit la porte de l’école et se retrouva dehors en plein milieu du Bourdais à regarder à gauche et à droite, tournant sur elle-même comme un toupie. Elle ne voyait pas Antoinette. Elle se dirigea à l’arrière de l’école en passant du côté de la montée des Pointes et l’aperçut au sommet de la colline. Elle ne l’attendit pas. Elle partit à sa rencontre à la course. Dès qu’elle sut qu’Antoinette pouvait l’entendre, elle se mit à crier.

«Antoinette je sais pus qui, mon innocente! Enlève- moi cette robe-là de suite! Viens ici mon enfant de carême pis dépêche-toi! J’ai deux pis trois mots à te dire, ça fait que lâche tes prières mais lâche pas la robe parce que tu es tellement p’tite que tu vas piler dessus.»

Antoinette avait cessé de marcher. Elle regardait fixement Emilie qui venait de la rejoindre.

«Tu es toute essoufflée, Émilie. Tu devrais pas courir de même le matin avant le déjeuner. À moins que tu aies déjà mangé.

       Change pas le sujet pis laisse-moi courir quand ça me tente. De quel droit que tu as pris ma robe bleue?

       J’ai juste pris la première qui m’a donné l’impression d’être propre.

       Menteuse! Triple menteuse! Alma m’a dit que tu avais pas voulu mettre la brune ou la grise!»

Émilie était tellement furieuse qu’elle avait de la difficulté à respirer. Elle inspira profondément puis enchaîna, incapable de maîtriser sa colère.

«Me semble que ça paraît que c’est pas une robe pour tous les jours. Tu penses-tu que j’enseigne avec des robes de même?»

Antoinette dodelina de la tête, regarda Émilie de côté, fit bouger ses épaules avant de répondre.

«À voir ce que tu caches dans ton «p’tit coin», je me suis même pas posé de questions sur le linge que tu mettais pour enseigner. »

Émilie suffoqua. Elle avait osé fouiller dans sa boîte! Pour toute réponse elle se contenta de donner un violent coup de pied au sol.

«À te voir de même, je commence à penser que c’est vrai l’histoire du gars qui s’est fait tremper la tête dans la pisse.»

Émilie étouffa. Encore cette maudite histoire qui lui revenait après tant d’années!

«Est-ce que quelqu’un t’a déjà dit, Antoinette, que tu étais méchante?

       Pas à ma connaissance, Émilie. Pis toi, est-ce que quelqu’un t’a déjà dit qu’au village, tu avais la réputation de péter plus haut que le trou?

       Moi! Moi péter plus haut que le trou? Tu parles de qui, Antoinette? Qui c’est qui dit des affaires de même? Dis-le si tu as du courage!

       J’ai le courage de tenir parole. Ça fait que mets ça dans ta pipe pis essaie pas de savoir d’où qu’il vient le tabac! »

Émilie lui tourna le dos et se dirigea vers l’école. Des larmes coulaient sur ses joues. Qui était-elle cette Antoinette pour venir détruire sa quiétude? Jamais plus, elle se le promettait formellement, jamais plus elle n’accueillerait d’étrangers chez elle. Jamais plus elle ne rendrait service. Jamais plus! Tout ce qu’elle en retirait était une immense peine.

Antoinette, un sourire mesquin aux lèvres, avait laissé tomber la robe et la piétinait en marchant derrière Émilie. Bientôt son sourire se changea en rictus, puis du rictus en une franche grimace. À son tour elle éclata en sanglots.

«Émilie, cria-t-elle, Émilie viens ici. Attends-moi.» Elle pleurait de plus en plus fort, comme un enfant qui vient de s’érafler les genoux en tombant. «Émilie, je m’excuse! M’as- tu entendue? Je m’excuse!»

Émilie s’essuya les yeux avant de se retourner. Elle attendit Antoinette tout en la regardant, découragée, piétiner sa robe. Antoinette la rejoignit enfin. Émilie la regarda froidement, consciente toutefois qu’elle devait avoir les yeux rouges, et lui demanda pourquoi elle agissait ainsi. Antoinette sanglota en lui disant qu’elle avait entendu parler d’elle depuis des années. Que tout le monde semblait s’entendre sur le fait qu’elle était sans pareille. Que même les soeurs disaient qu’elle enseignait bien. Qu’elle ne l’avait jamais vue avant la veille parce qu’elle sortait rarement du couvent, mais qu’en entrant dans la sacristie, elle l’avait reconnue tellement on la lui avait souventes fois décrite. Qu’Aima, sa meilleure amie, ne s’était même pas occupée d’elle la veille tant elle, Emilie, racontait des choses intéressantes. Qu’elle n’avait pas pu résister le matin à mettre cette robe bleue, parce que jamais elle n’avait eu une aussi belle robe et que même si elle voulait s’en faire une, elle n’avait pas d’habileté en couture et que de toute façon, elle devait coudre pour le couvent, étant là en élève depuis que son père était mort et que sa mère devait travailler à Trois- Rivières.

«Pis Alma, hier, a pleuré parce que toutes ses affaires avaient brûlé...Alma a même pas pensé que sa meilleure amie avait pas brûlé...»

Emilie avait écouté la fureur d’Antoinette avec compassion. Sa colère s’était estompée. Non, Antoinette n’était pas une méchante fille. Antoinette se remettait d’une peur plus grande qu’elle ne l’avait imaginée. Émilie la prit dans ses bras et lui frotta le dos. Antoinette sanglotait encore.

«J’ai honte, Émilie, j’ai tellement honte de ce que j’ai fait. Regarde ta belle robe. Je l’ai toute gâchée.

       On va voir ce qu’on peut faire. Le bord est pas mal massacré. Mais on va voir. »

Émilie avait des sanglots d’émotion dans la voix. Et ces sanglots n’avaient rien à voir avec le fait que sa robe fût salie et effilochée. Antoinette relâcha l’étreinte d’Émilie, renifla avec coeur et dit d’une voix toute douce, une voix de petite fille, qu'elle avait froid. Émilie se rendit compte qu’elle-même frissonnait. Elle était sortie sans prendre la peine d’enfiler un manteau. Elle regarda la terre blanche de gelée.

«Pourquoi est-ce que tu es sortie sans mettre de manteau, Antoinette?

       Je voulais marcher avec juste la robe, pour l’entendre froufrouter. »

Elles entrèrent dans l’école, bras dessus bras dessous, montèrent rejoindre Aima qui les regarda sans dire un mot. Le gruau avait collé au fond du chaudron qu’elle s’affairait à récurer. Antoinette, sans dire un mot, passa derrière le paravent pour se changer. Piteuse, elle remit la robe à Émilie qui l’examina attentivement. Il n’y avait plus qu’une solution: se hâter d’en coudre une autre.

Antoinette et Aima étaient retournées au village où une classe de fortune avait été organisée pour les élèves de huitième et de neuvième années. Émilie avait accueilli cinq élèves de sixième dans son école. Les autres étaient allées dans l’école du rang Sud et dans l’autre école du Bour- dais. Tous les matins, l’employé du couvent reconduisait toutes les jeunes filles et venait les chercher en fin de journée. Les jeunes pensionnâires du couvent s’étaient habituées au style d’enseignement d’Émilie même si elles avaient, au début, fait quelques comparaisons disgracieuses.

Émilie avait occupé ses soirées à coudre une nouvelle robe. Elle n’avait plus trouvé de tissu aussi beau que le bleu pâle, mais elle avait néanmoins fait quelque chose de très convenable pour des fiançailles. À cause de sa surcharge de travail et du temps qu’elle devait consacrer à la couture, elle n’avait pas fait de crèche ni monté de spectacle. Les samedis, elle était allée visiter Antoinette au village en faisant ses courses et Antoinette était venue passer ses dimanches à l’école. Les religieuses lui avaient accordé cette permission spéciale, sachant qu’elle passerait les Fêtes éloignée de sa mère, comme chaque année.

Émilie avait reçu deux lettres d’Henri pendant le mois de décembre et aucune d’Ovila. Ovila, décida-t-elle, pouvait bien aller paître. Elle s’était abstenue de parler de ses histoires sentimentales avec Antoinette. Celle-ci avait bien essayé de lui tirer les vers du nez, mais Émilie s’était contentée de lui dire qu’une maîtresse d’école ne pouvait se permettre «ce genre de choses».

Le mois de décembre avait été particulièrement clément cette année-là. Il était bien tombé un peu de neige, mais si peu que les gens roulaient encore en calèche. Émilie avait bouclé ses valises et quitté l’école le vingt-trois décembre avec son frère. Ils s’étaient arrêtés au village pour saluer Antoinette. Émilie était descendue, seule, demandant à son frère de l’attendre, ajoutant qu’elle n’en avait que pour quelques minutes. Antoinette lui avait ouvert la porte, heureuse de la voir et de lui souhaiter de joyeuses Fêtes. Heureuse aussi qu’Émilie ne l’ait pas oubliée.

«Tiens, Antoinette, je t’ai apporté un p’tit quelque chose pour le Nouvel An.

       Pour moi? fit Antoinette à la fois émue et étonnée.

       Pour toi. »

Antoinette prit la boîte qu’Émilie lui tendait. Elle la serra sur son cœur, passa sa main dessus à plusieurs reprises avant de se décider à l’ouvrir. Émilie trépignait d’impatience.

«Cesse de flatter la boîte comme si c’était un chat pis ouvre-la. »

Antoinette l’ouvrit enfin. Elle éclata en sanglots. La robe bleue! La belle robe bleue! Les Trudel, chez qui elle habitait, s’extasièrent. Antoinette avait déplié la robe et la tenait devant elle.

«Tu l’as toute réparée!

       Tu parles. J’ai rétréci les épaules, pis raccourci les manches, pis enlevé huit pouces du bord. Crains pas, ma fiIle, j’avais eu le temps en masse de voir où qu’il fallait que je l’arrange.

       Compte sur moi pour arrêter de grandir! Si tu penses que j’vas me passer de cette robe-là pour un ou deux pouces (le plus! Je suis un p’tit bout de quatre pieds onze, pis j’ai l’intention de le rester, même si à côté de toi, j’ai l’air d’une naine. »

Les deux amies s’étaient quittées la larme à l’œil. Antoinette, parce qu’elle n’avait pu donner qu’un sachet d’herbes odorantes à Emilie, Emilie parce qu’elle avait vraiment fait plaisir à Antoinette.

 

21.

La maison était sens dessus dessous. Célina avait consacré d’interminables heures à la préparation du réveillon. Ce réveillon était plus que spécial. Il devait souligner la Noël, le vingtième anniversaire d’Emilie et ses fiançailles. Ses filles l’avaient aidée le plus possible, même si tous ces préparatifs lui avaient redonné une énergie depuis longtemps perdue. A la demande d’Emilie, la petite fête qui suivrait la messe de minuit devait se faire en famille. Caleb, qui aurait bien aimé fiancer son aînée avec ostentation, s’était incliné. Emilie semblait radieuse. Elle montra sa robe à sa mère et ses sœurs et leur demanda si elles croyaient qu’elle pouvait la porter en été. Célina lui répondit qu’à son avis, elle serait fort convenable pour les soirées fraîches. Emilie sourit. Elle n’avait parlé à personne du projet qu’elle et Henri caressaient pour le voyage de noce. Elle porterait cette robe sur le pont du paquebot. Elle regretta un peu ne pas avoir la bleu pâle, mais celle-ci était aussi jolie quoique d’apparence un peu moins désinvolte.

Henri, comme il l’avait promis à Émilie dans sa dernière lettre, arriva à Saint-Stanislas quatre heures avant la messe de minuit. Il fut accueilli à bras ouverts. Émilie fut étonnée de remarquer son strabisme. Il lui avait semblé, lors de leur dernière rencontre, qu’il n’était plus aussi apparent. Henri avait un énorme paquet sous le bras. Il demanda discrètement à Célina de le cacher quelque part. Célina obéit. Ils s’assirent tous dans le salon et parlèrent de la température clémente. Henri assura à Emilie qu’elle pouvait fort bien se rendre à l’église sans couvre-chaussures. Emilie ricana et lui dit qu’elle le ferait. De mémoire, ce serait bien la première fois qu’elle entendrait résonner ses pas sur le plancher de l’église une nuit de Noël.

Imitant leurs parents, les enfants se retirèrent du salon pour aller enfiler leurs vêtements propres. Émilie, déjà prête, resta seule avec Henri. Il vint s’asseoir à ses côtés et lui prit une main.

«Émilie, je n’aurais jamais pensé être aussi chanceux. Quand je t’ai vue ce soir, il me semblait que j’assistais à un opéra et que la diva faisait son entrée.

       Tu ne m’as jamais dit que tu étais allé à l’opéra, répondit-elle en s’efforçant de bien prononcer chacun de ses mots.

       En fait, je n’y suis jamais allé, mais j’ai lu beaucoup de descriptions dans des journaux venus de la Métropole.

       La Métropole...?

       Mais la France, voyons, Émilie. Tu sais très bien que les gens des colonies appellent la France la Métropole.

       Oui, mais on n’est pas...nous ne sommes plus une colonie française.

       Si, Émilie, si. Dans le cœur de tous les Canadiens français, la France sera toujours notre mère et nous serons toujours des Français. Nous parlons la langue des Français, nous avons le code Napoléon et nous sommes entêtés comme les Normands, nos ancêtres. Enfin je présume que tes ancêtres étaient normands.

       Je pourrais...je ne pourrais pas te dire, Henri. Tout c’que...ce que je sais c’est que l’ancêtre était soldat dans le régiment de Carignan, et qu’il a marié une fille du Roy.

       Vraiment? Aaah! les filles du Roy...joli mythe.

       Qu’est-ce que tu veux dire par ça?

       Rien du tout, ma chère, mais j’ai ma petite idée là- dessus.

       Ah! bon.»

Emilie s’était tue. Elle ne savait pas ce qu’il avait voulu dire. Elle était aussi quelque peu agacée par ses attitudes empesées. Elle se demandait, un peu craintive, si elle pourrait toujours tenir des conversations aussi sérieuses. Mais elle était flattée de l’effet qu’elle faisait sur Henri. Elle était certaine qu’en devenant sa femme elle enorgueillirait Henri et qu’un homme fier de sa conquête, elle le savait, ferait toujours un mari attentif.

Caleb revint au salon, non sans prendre la peine de toussoter avant d’entrer. Henri n’avait pas pour autant laissé la main d’Émilie. C’est elle qui la retira. Caleb le remarqua.

«Bon, les jeunes, est-ce que ça fait votre affaire si on part à onze heures et quart? Me semble que ça serait une bonne heure.

       C’est vous qui décidez ça, pâpâ. Si vous pensez que c’est la bonne heure, alors c’est que c’est la bonne heure.»

Caleb regarda sa fille, intrigué. Normalement, elle aurait discuté de l’heure du départ. Il avait dit onze heures quinze pour être certain qu’elle voudrait bien être prête à partir à onze heures et demie. De plus, elle avait, devant Henri, une de ces façons de parler qui lui portait sur les nerfs. Il refusait de croire qu’elle faisait toujours autant d’efforts. S’il ne voulait pas passer de commentaires, il se sentait néanmoins obligé de dire quelque chose à sa fille.

«Émilie, est-ce que tu pourrais venir avec moi deux minutes dans la cuisine? »

Émilie s’excusa auprès d’Henri et suivit Caleb, pensant qu’il y avait quelque chose à mettre au point pour le réveillon.

«Qu’est-ce qu’il y a, pâpâ?

       Ça serait plus à moi de te demander ça.

       Je comprends pas.»

Caleb s’assit dans la berceuse. Il jeta un coup d’œil en direction de sa chambre pour s’assurer que Célina y était encore. Il écouta aussi les sons qui provenaient de l’étage. Les autres enfants avaient l’air affairés à souhait. Il se berça lentement. Émilie s’impatienta.

«Qu’est-ce qu’il y a?

       Je le sais pas. Je voudrais pas avoir l’air d’un père qui joue à la mère poule, mais il me semble, ma fille, que tu es pas comme avant. Je sais que tu es assez grande pour te choisir un mari, même si tu es pas encore en âge, pis je sais qu’Henri c’est un maudit bon parti pour toi. Mais quelque chose me chicote. Tu es peut-être pas prête à te fiancer tout de suite. »

Il soupira. Il avait réussi à lui dire ce qu’il avait sur le cœur depuis qu’elle était arrivée de Saint-Tite.

Émilie avait rougi. Elle détestait que son père intervienne de cette façon. Elle se débrouillait seule depuis assez d’années maintenant pour avoir l’impression qu’il n’avait plus vraiment l’autorité de lui parler sur ce ton. Mais ce soir, elle se devait de demeurer calme.

«Je vous remercie de me dire ça, pâpâ, mais je pense que vous faites erreur. Henri est un homme remarquable que je respecte énormément...

       C’est justement ça le problème, Émilie. Tu le respectes. Ça veut-tu dire que tu l’aimes, ça?»

Émilie s’abstint de répondre. Elle ne s’était jamais posé la question en ces termes. Henri était un bon choix, elle le savait. Elle serait gâtée, choyée, protégée. Avec lui, elle n’avait même pas besoin de se préparer un coffre de cèdre. Voyant qu’elle ne répondait pas, Caleb enchaîna.

«Moi, j’ai toujours eu pour mon dire que mes filles marieraient des hommes à leur goût. Mais il me semble qu’Henri est bien différent de toi...

       Les contraires s’attirent, pâpâ...

       Pis qui se ressemble se rassemble itou. »

Il fit une courte pause, la regarda, pinça les lèvres, se leva, lui tapota la joue en lui disant que finalement c’était son affaire à elle et que ce n’était pas le moment de gâcher une si belle soirée.

«Au fait, Émilie, comment est-ce qu’il va le grand Pronovost qui m’avait si gentiment prêté son étalon pour servir la pouliche?

       J’imagine qu’il doit bien aller, répondit-elle sèchement.

       Aaah, tu as pas eu de ses nouvelles?

       Ben oui! Je viens de vous dire qu’il va bien.» Elle devenait cassante.

«M’avait semblé que tu disais que tu le savais pas trop,

trop.

       Il va bien d’abord. Est-ce que vous êtes content là?» Elle était aux limites de la furie.

«J’aime mieux ça de même, se contenta de dire Caleb, un petit sourire moqueur accroché aux lèvres.

       Ça quoi?

       Ça quand tu te choques un peu, pis ça quand tu parles comme tu as appris à parler, sans passer tes t pis tes i dans l’aiguisoir à crayons. »

Satisfait de lui-même, il tourna les talons et se dirigea au pied de l’escalier pour rappeler ses autres enfants à l’ordre et leur dire qu’ils devaient partir.

Émilie était retournée au salon rejoindre Henri qui, visiblement, s’impatientait. Il l’accueillit avec un soupir de soulagement et de fascination. Elle l’invita à passer à la cuisine pour se préparer. Henri lui demanda si elle pouvait exceptionnellement ouvrir un petit cadeau avant de partir pour la messe. Elle lui dit qu’elle préférait attendre. Il insista. Elle s’entêta. Il lui dit que si la chose n’avait pas été sans importance, il ne se serait pas permis d’insister. Elle répondit qu’une étrenne du Nouvel An était une étrenne du Nouvel An. Agacé, Henri lui expliqua qu’elle pouvait considérer ce petit cadeau comme son cadeau d’anniversaire. Émilie accepta donc d’ouvrir le cadeau que Célina, à la demande d’Henri, alla chercher. Caleb, témoin de l’altercation, s’en était amusé. Son Émilie était revenue.

Émilie s’assit à la table de la cuisine, faisant attention de ne pas déplacer le couvert. Sa mère avait remis la boîte à Henri qui, à son tour, l’avait déposée sur les genoux d’Émilie.

Émilie revit les gestes qu’Antoinette avait posés quand elle-même lui avait donné son cadeau et les imita pendant quelques secondes. Elle n’avait pas envie d’ouvrir le cadeau d’Henri, mais elle le fit quand même. La boîte contenait une toque et un énorme manchon de castor. Émilie demeura bouche bée.

«Hâte-toi d’enfiler ton manteau, Émilie. Tu me pardonneras mon enfantillage mais je ne peux attendre de voir si la toque te sied. Caleb grinça intérieurement des dents. Décidément, il aurait toujours de la difficulté à écouter parler son gendre. Il aida sa fille à enfiler son manteau pour montrer à Henri que chez les Bordeleau aussi, on avait de bonnes manières. Emilie alla se planter devant le miroir du salon pour ajuster le chapeau. Il lui allait à ravir. Elle sourit à son reflet et revint vers la cuisine quand elle prit conscience qu’elle avait complètement oublié de remercier Henri. Elle le fit avec un peu moins de cœur qu’elle aurait souhaité. Henri lui répondit que ce qu’il avait fait n’était que «normal».

Émilie était montée dans la carriole d’Henri et avait invité ses sœurs à se joindre à eux. Elles avaient chanté des cantiques de Noël tout au long du trajet. Henri avait bien essayé de se joindre à elles, mais tout le monde avait éclaté de rire au son de sa voix on ne peut plus fausse. Émilie l’avait taquiné en lui disant qu’il avait fait un bon choix de carrière en préférant l’enseignement à la vie de chanteur d’opéra. Henri n’avait émis qu’un petit grognement, mais Émilie sut qu’elle l’avait blessé dans son orgueil.

A l’offertoire, Henri avait passé une magnifique bague à diamant au doigt d’Émilie. S’il avait eu l’œil pour la grandeur du chapeau, il s’était trompé pour la bague. Elle était beaucoup trop grande et Émilie dut l’enlever de crainte de la perdre. De retour à la maison, il lui avait donné un autre cadeau, «son vrai cadeau des Fêtes»: une resplendissante broche représentant une tête de femme sculptée dans du camée. Émilie le remercia encore une fois, gênée de tant d’attentions si coûteuses. Ses parents lui remirent une jolie valise. Elle éclata en sanglots et se précipita dans sa chambre.

«Quel cœur fragile, constata Henri quelque peu dérouté.

       Émilie a toujours été comme ça, répondit Caleb. Bien prompte, bien imprévisible, bien orgueilleuse, bien coléreuse, bien têtue...

       Voyons donc, Caleb, l’interrompit Célina. Faut pas exagérer. Émilie est juste émue d’avoir tant d’attentions. Vous pensez pas, Henri?»

Henri acquiesça. Mais le comportement d’Émilie l’inquiétait. Elle avait beaucoup changé depuis leur dernière rencontre. Avait-il écrit quelque chose dans ses lettres qui aurait pu choquer son âme sensible?

Émilie était revenue. Elle avait fêté allègrement, toute trace de chagrin évanouie. Célina, elle aussi, s’était beaucoup amusée et était restée debout jusqu’à l’aube. Toute la famille — sauf Caleb qui était allé traire ses vaches — s’était couchée après que le soleil eut montré que la journée serait sans nuages. Une belle journée de Noël.

Caleb n’avait pas voulu d’aide ce matin-là, préférant être seul pour réfléchir, comme il le faisait si souvent, au milieu de la chaleur que dégageaient ses animaux. Il avait trait ses vaches, la main nerveuse et sèche. Ses vaches avaient manifesté leur désapprobation en donnant quelques coups de pattes, plusieurs coups de queue et l’une d’elles avait même exprimé son mécontentement en renversant une pleine chaudière de lait chaud et mousseux.

«Maudite Joséphine!»

Caleb avait finalement trait sa dernière vache, replié sur les trayons certes, mais davantage sur ses pensées. Il avait peur. Pas une peur comme celle qu’il avait connue lorsqu’un bœuf l’avait forcé à courir et à sauter une clôture, mais une autre sorte de peur. Il avait peur pour Émilie. Jusqu’à la veille encore, il avait été très entiché d’Henri Douville. Et puis, sans savoir pourquoi, il avait trouvé que Douville lui faisait trop penser à un cul de poule. Il voyait mal comment sa fille, fringante comme un animal de race, pouvait passer sa vie aux côtés d’un homme dont elle devrait laver et empeser les chemises à tous les jours. C’est qu’il suait, le bougre. Caleb l’avait remarqué.

Il savait qu’il avait été maladroit pour faire comprendre à Emilie qu’elle pouvait reporter ses fiançailles d’une autre année. Attendre qu’elle ait ses vingt et un ans. Il savait aussi qu’Emilie jouait un jeu. Il la connaissait si bien. Le cœur lui faisait mal de voir qu’elle courait à son malheur.

La porte de l’étable s’ouvrit. Caleb se retourna. C’était Emilie. Il lui demanda ce qu’elle faisait là.

«J’étais pas capable de dormir. Ça fait que je me suis dit que vous deviez être encore ici à jongler.

       As-tu l’impression que j’ai des raisons de jongler?

       Oui. J’avais même pas besoin d’être dans l’étable, moi, que je jonglais aussi.

       As-tu l’impression qu’on jonglait à la même affaire?

       Ça dépend. Moi je jonglais à mon voyage de noce. Vous?»

Caleb demeura muet. Ainsi donc elle se marierait.

«Comme je connais ton futur, il doit avoir une idée pas ordinaire pour faire un voyage de noce. Il voudrait t’amener voir les grosses chutes du Haut-Canada que ça m’étonnerait même pas.»

Emilie sourit. Son père avait bien toisé Henri. Elle le regarda pendant quelques minutes avant de lui révéler leur destination. Elle savait qu’il en tomberait de son tabouret. Caleb, lui, attendait qu’elle parle. Elle n’avait, Dieu merci, pas remarqué le tremblement de ses mains.

«Cette année, pâpâ, j’vas être obligée d’être remplacée à l’école pour le mois de juin.

Pourquoi ça?

       Parce qu’Henri et moi, on se marie.

       Vous avez décidé de la date comme ça sans nous en parler!

       C’est qu’on n’a pas eu de choix. Il faut qu’on embarque sur le bateau au début de juin.

       Le bateau! Quel bateau?»

Émilie attendit quelques secondes afin de s’assurer de l’effet qu’elle produirait.

«Le bateau qu’on va prendre à New York pour se rendre en France. Voir l’Exposition de Paris!»

Caleb ne tomba pas du tabouret, mais c’était bien parce qu’il était solidement arrimé au pis de sa vache.

«Ben, ma fille, on peut dire que c’est tout un projet. J’espère que tu tiens pas de moi parce que je suis même pas capable de prendre le traversier des Trois-Rivières sans vomir ce que j’ai dans le ventre. Pis il paraît que la mer, ça vous brasse une panse, madame, que c’en n’est même pas drôle. J’espère qu’Henri a le pied marin parce que tu vas avoir affaire à nettoyer quelques p’tits dégâts. »

Émilie cessa de sourire. Elle n’avait jamais pensé à cet aspect du voyage. Elle n’avait vu que le chic d’un paquebot, les lumières se reflétant sur la mer dans la nuit, les repas servis sous l’éclairage d’immenses chandeliers. Et s’il fallait qu’elle ou Henri aient le mal de mer? Ou les deux?

«Henri m’a dit qu’en juin, c’est rare que ça brasse.

       Ils disent que ça a pas besoin de brasser pour donner le mal de mer. Juste le fait de pus être sur le plancher des vaches ça suffit. En tout cas, c’est ce qu’ils disent. Moi, j’ai juste l’expérience du fleuve, pis si ma mémoire est bonne, l’eau était calme.

       Oh! vous! Chaque fois que j’ai une idée pis que vous avez pas la même, vous vous arrangez toujours pour... pour... »

Elle ne termina pas sa phrase. Elle tourna les talons et sortit de l’étable. Elle referma la porte et, de dos, s’appuya dessus. Elle bascula quand Caleb l’ouvrit quelques secondes plus tard.

«J’ai bien pensé que tu serais encore ici. C’est quoi au juste, Emilie, que tu voulais me dire?

       Rien de spécial...En fait, je voulais juste vous dire qu’Ovila Pronovost m’a écrit. J’aime mieux Douville. Au moins, avec lui, on sait ce qui va arriver le lendemain, pis le jour après.

       C’est certain. Le grand Pronovost, c’est pas le même genre pantoute. Il m’a l’air d’avoir toute une tête de mule lui avec.

       Pour avoir une tête de mule, il a une tête de mule. Ça fait que deux têtes de mules, pâpâ, c’est rien de bon. Vous pouvez pas comprendre pourquoi Henri c’est le mari qu’il me faut. Oubliez pas que ça fait bien des années que je vis pus ici, pis que vous me connaissez un peu moins qu’avant.

       Je sais ça, Emilie. C’est pour ça que je me demande pourquoi tu te donnes tant de mal à essayer de me convaincre. Si tu étais si sûre de toi, ça paraîtrait dans ta face. Me semble. »

Il avait visé juste. Emilie s’était dit qu’en convainquant son père, elle trouverait les arguments pour se convaincre elle-même. Elle doutait de ses sentiments et détestait cette confusion. Elle soupira. Comment pourrait-elle expliquer à Henri que leurs fiançailles n’auraient duré que le temps d’une nuit?

Caleb avait suivi le cours des pensées de sa fille.

«Dans mon temps, Emilie, on avait pour notre dire que les fiançailles ça servait à deux choses. La première, ça voulait dire au prétendant qu’on allait le marier ou bedon la deuxième, qui voulait dire qu’on prenait plus de temps pour réfléchir. Tu peux choisir. »

Il se frotta la nuque, puis les yeux. Il s’étira en bâillant.

«Bon, bien, moi, si tu as rien contre, j’vas aller faire un p’tit somme, pis je pense que tu devrais faire pareil. »

La journée de Noël s’était passée sans encombres. Emilie avait choisi de ne pas parler à Douville. Ne sachant plus très bien où situer ses sentiments, elle avait décidé de ne rien brusquer. Il avait quitté Saint-Stanislas le soir de Noël en promettant d’être présent la veille du Jour de l’An. Pour rien au monde, avait-il dit, il n’aurait voulu être éloigné de sa fiancée pour regarder tourner le siècle.

Caleb et Émilie n’avaient plus parlé de son mariage. Il était certain qu’Émilie reviendrait sur sa décision. Émilie, elle, n’en savait toujours rien.

Henri était arrivé, encore une fois, quatre heures avant la messe de minuit. Il avait l’air troublé. Il demanda à Émilie s’il était possible qu’ils aillent marcher dehors, même si le temps était extrêmement froid. Émilie n’avait pas posé de questions et avait enfilé son manteau, prenant bien soin de porter sa toque et son manchon. Douville était trop silencieux pour que son silence annonçât quoi que ce soit qui vaille.

«Émilie, parvint-il enfin à dire, j’ai beaucoup songé à toi et à nous depuis une semaine. Je t’ai écrit au moins dix lettres que j’ai toutes détruites. Vois-tu, Émilie, je me suis demandé si le peu d’empressement que nous mettions à sceller notre union n’indiquait pas que nous n’étions pas prêts. Tu...tu es vraiment tout ce dont j’ai rêvé, d’aussi loin que je me souvienne. Mais j’ai mes... appelons-les mes craintes. Je suis un vieux garçon et je ne sais rien aux femmes. Tu es tellement jeune, tellement enthousiaste à propos de tout et de rien, que je me demande si, à côté de toi, je ferais bonne figure. Je te prie de me croire, Emilie, quand je te dis que je souffre beaucoup. Je t’ai fait tant de promesses que je crains ne pouvoir tenir.»

Il se tut, essayant d’éviter le regard d’Emilie. Elle se retourna et le dévisagea. Si elle s’était écoutée, elle se serait roulée par terre tant elle avait envie de rire. Mais Henri, lui, ne semblait pas partager cette humeur. Elle se contint donc, pour lui dire qu’il la voyait défaite et déçue — qu’est-ce qu’elle était menteuse — qu’elle voyait s’éteindre un beau rêve — il ne faudrait quand même pas exagérer — que si la vie voulait qu’ils s’unissent, la vie verrait à ce que cela se fasse — non! — qu’elle avait passé de merveilleux moments en sa compagnie — surtout le moment présent

       que ce qu’elle souhaitait le plus ardemment c’était son bonheur à lui — loin d’elle — et que finalement rien ne les empêcherait de demeurer amis.

Henri lui baisa la joue après lui avoir dit, ému, qu’il savait qu’elle comprendrait. Il la pria cependant de ne rien dire à ses parents. Il préférait leur annoncer la «mauvaie nouvelle» lui-même, comme un homme. Emilie lui demanda de n’en rien faire. Elle voulait être sa propre messagère.

À la messe de minuit, Émilie et Henri s’étaient assis côte à côte. A minuit juste, ils s’étaient regardés. Émilie lui avait souhaité beaucoup de bonheur pendant ce nouveau siècle. Henri avait chuchoté, en retour, qu’il leur en souhaitait à tous deux. Il lui fit un clin d’œil et elle lui sourit. Cet Henri Douville était quand même un homme bien et elle était certaine que si elle devait revenir sur sa décision, il reverrait sûrement la sienne.

Malgré cette certitude, Émilie ressentit quand même un pincement. La solitude commençait à lui peser. Demeurerait-elle une éternelle institutrice?

 

22.

L’hiver, distraction ultime, avait presque oublié d’expédier de la neige. Aussi s’était-elle évaporée au soleil comme une flaque d’eau sans importance. Avril avait montré des rayons brûlants pour raviver les cœurs et annoncer la fin du carême. Dosithée, qui détestait cette période de pénitence, fulminait en ce Vendredi Saint. Il avait terminé son contrat annuel au lac Pierre-Paul depuis une semaine et Félicité l’avait obligé à jeûner et à faire pénitence, ne fût- ce que pour se faire pardonner les gourmandises qu’il s’était certainement permises au chantier.

«Tu t’imagines quand même pas que quand on a des grosses journées à faire dans le bois, on se demande si le Bon Dieu regarde ce qu’on mange. Il nous a dit de travailler à la sueur de notre front, mais II a jamais dit de travailler le ventre vide.

       Le Bon Dieu a dit de faire pénitence, ça fait que tu vas faire comme II dit, Dosithée Pronovost!

       Moi, si tu veux savoir, je pense qu’on nous a toujours caché que le Bon Dieu était marié pis que c’est sa femme qui a inventé l’histoire du carême juste pour pas montrer que les provisions commençaient à descendre pis pour être capable de se rendre jusqu’aux premières récoltes. Parce qu’entre toi pis moi, demander au monde de pas manger pendant quarante jours avec des froids comme on en connaît, ça ajuste pas d’allure...»

Félicité lui fit comprendre qu’elle aurait préféré qu’il se tût devant les enfants. Elle avait déjà assez de difficultés à les priver de dessert et à leur faire accepter de diminuer les portions sans que leur père arrive avec ses idées presque sacrilèges. Elle soupira et résista mal à l’envie de le gronder comme elle l’aurait fait avec un enfant désobéissant.

«Prends patience, ça va être Pâques dans deux jours. »

Dosithée se contenta de tirer une profonde bouffée sur sa pipe en susurrant un Alléluia de rage.

Télesphore entra dans la maison en coup de vent. Sa mère eut juste le temps de le retenir quand il perdit pied en glissant sur une des carpettes.

«Voyons donc, le jeune, combien de fois que ta mère t’a dit de pas rentrer dans la maison comme si tu rentrais dans l’étable?» lui lança Dosithée.

       Ovila arrive! J’ai vu Ovila! Il est rendu à peu près vis-à-vis l’ancienne maison du père Mercure. C’est lui, c’est sûr! Il y a personne d’autre d’aussi grand que lui. »

Tout le monde se leva, Dosithée le premier. Enfin! une bonne nouvelle pour lui faire oublier les tiraillements de son estomac. Le père et la mère, suivis de leurs enfants, marchèrent à la rencontre de ce fils dont ils avaient été sans nouvelles depuis des mois.

Il leur fit un signe de la main. Même à distance, ils purent deviner son sourire, mais s’étonnèrent de voir combien sa carrure avait changé. Dosithée et Félicité étaient émerveillés de constater que cet homme n’était nul autre que leur indépendant de fils, celui qui faisait toujours à sa tête. Ils purent enfin le toucher. Félicité lui posa un baiser sur les lèvres et Dosithée s’empara de sa main droite qu’il serra pendant de très longues secondes.

«Bonyeu de bonyeu, fit Ovide tout essoufflé, faudrait pas que personne décide de te marcher sur un pied.

       Surtout pas celui que je me suis blessé, répondit Ovila en riant.

       Est-ce que ça te fait encore mal? demanda Rosée.

       Seulement quand c’est humide. »

Toute la famille revint à la maison, Oscar et Télesphore s’étant emparés du bagage de leur frère pour lui montrer à quel point ils avaient grandi et combien ils étaient devenus forts, eux aussi. Ils s’engouffrèrent tous dans la cuisine, impatients d’entendre ce qu’il avait à leur raconter.

Emilie s’était assise sous l’effet du choc. C’était lui! C’était bien lui! Il était de retour. Elle aurait reconnu sa démarche à des milles à la ronde. Elle était resté rivée à sa fenêtre à le regarder venir tranquillement dans le Bourdais. Elle avait vu Télesphore rentrer dans la maison à toute vitesse puis elle avait été témoin de l’accueil que sa famille lui avait réservé. Elle aurait voulu être avec eux à ce moment-là, mais elle le laisserait faire. S’il voulait la voir, il n’avait qu’à se déplacer. Il savait où la trouver. Elle ne brusquerait rien. Il devait comprendre qu’elle n’avait pas passé tous ces mois à l’attendre. Mon Dieu, faites qu’il vienne, priait-elle silencieusement. Mais qui essayait-elle de leurrer? Elle savait bien qu’elle n’avait jamais cessé d’espérer son retour. Que la lettre qu’il lui avait laissée dans son pupitre était toute fanée tant elle l’avait lue et relue...sans parler des nuits où elle l’avait placée sous son oreiller.

Henri était à cent mille lieues de ses pensées. Henri. L’homme qui lui avait donné l’assurance d’être belle et désirable. Henri qui, finalement, lui avait permis de répéter Hon rôle d’aimante. Mon Dieu, faites qu’il vienne, ne cessait- elle de se redire. Elle respira longuement puis décida de passer à l’action. Elle abandonna le lavage des fenêtres, monta à l’étage, se chauffa de l’eau et se coula un bain. Mon Dieu, faites qu’il vienne.

Elle s’affaissa dans l’eau, ferma les yeux et tenta de se calmer avant de commencer à se savonner. Elle demeura ainsi pendant de longues minutes avant de procéder au lavage de tête qu’elle s’était promis pour le lendemain en fin de journée. Elle s’immergea la tête puis, satisfaite, décida que toute cette mousse l’avait sûrement bien lavée.

Elle enfila sa vieille robe de chambre en pensant qu’il était grand temps qu’elle en confectionne une autre et essora ses cheveux avec une bonne serviette. Elle lança la serviette sur le dossier de sa chaise, s’assit sur le bord du lit et commença à se démêler la crinière. Elle détestait cela. Ses cheveux étaient tellement longs. Elle allait passer derrière le paravent pour revêtir sa robe lorsqu’elle aperçut Ovila, debout sur la dernière marche. Saisie, elle resta au beau milieu de la pièce, bouche bée, devant lui. Ses cheveux mouillaient la robe de chambre sur ses fesses et sur ses seins. Elle oublia que l’eau rendait transparent le coton léger de sa robe.

Ovila la regarda de la tête aux pieds, sourit et s’approcha d’elle pour l’enlacer dans ses bras.

«J’ai cogné trois fois. Comme ça répondait pas pis que je savais que tu étais là parce que la porte était débarrée, je me suis permis d’entrer. Remarque que j’étais loin de penser que tu serais aussi belle en plein milieu de l’après- midi. »

Émilie n’avait pas encore réussi à se remettre de ses émotions. Il était là, devant elle, souriant, plus sûr de lui que jamais. À le voir agir, on aurait pu penser qu’il l’avait visitée la veille. Elle réussit enfin à parler.

«Cesse tes moqueries. J’ai l’air d’un chat mouillé.

       Une chatte, Émilie, une belle chatte.»

Cette remarque ne l’aida pas à dissiper le malaise qui la gagnait.

«Depuis quand est-ce que tu es arrivé? demanda-t-elle innocemment.

       Depuis à peu près une heure.

       Ta famille a dû être surprise vrai...

       Oui, très.

Émilie regarda autour d’elle, se cherchant une contenance. Elle demanda à Ovila de se tourner, le temps qu’elle passe derrière le paravent pour enfiler sa robe. Ovila la pria de n’en rien faire, qu’elle était bien à son goût comme elle était. Elle éclata d’un rire niais, essayant de lui faire croire qu’elle avait pris cette remarque comme une boutade et passa quand même derrière le paravent afin d’être plus à l’aise pour se tenir la poitrine à deux mains. Ovila s’assit sur le lit et la regarda. Toute la tête d’Émilie dépassait.

«J’ai dit de te retourner, Ovila Pronovost.

       Ça fait tellement longtemps que je t’ai vue que j’ai pas envie de perdre une minute de plus.

En un temps record, Émilie enfila ses sous-vêtements, son cache-corset, ses jupons et sa robe.

«As-tu pensé à moi pendant que j’étais parti, Émilie?

       Pas souvent, Ovila. On peut pas dire que tu m’as aidée à le faire. Pourquoi est-ce que tu m’as écrit rien qu’une lettre?

       Parce que j’haïs ça, écrire.

       Pis moi, tu sauras que j’haïs attendre un fantôme.

       Tu devais avoir confiance. J’avais dit que je travaillais pour gagner l’argent pour nous installer.

       C’est facile à dire ça, Ovila Pronovost. As-tu vraiment l’impression que j’ai passé tout ce temps-là à me morfondre?

       Moi je me suis morfondu, dit-il amèrement.

Émilie n’y tint plus. Elle sortit de derrière le paravent et se précipita vers lui. Ils basculèrent tous les deux sur le lit.

«Mon grand fou! Faut pas avoir de cœur pour faire ça à une fille.

       Non, mais j’ai le cœur de faire ça.»

Il l’embrassa tendrement. Elle s’abandonna aux limites de la correctitude. La fougue d’Ovila augmenta.

«Ovila...on devrait aller marcher. J’aimerais mieux que les gens nous voient dehors.

       Dans deux minutes. Promis... dit-il en mordant goulûment dans une de ses joues.

Ils sortirent une demi-heure plus tard. Émilie avait consacré beaucoup de ses énergies à freiner cette femme qui lui criait de la laisser sortir. Ils prirent le chemin de la montée des Pointes.

«J’ai beaucoup pensé à toi. J’ai passé des nuits blanches à me demander si tu avais oublié toutes mes bêtises. J’espérais que tu m’en voudrais pas trop. Je sais pas comment dire ça, mais j’aurais voulu, le matin de la mort de Marie- Anne, que tu restes avec moi pour me consoler.

«Je le savais, Ovila, mais je pouvais rien faire sauf te dire de revenir. Je pouvais quand même pas perdre mon poste. »

Ovila gratta le sol du bout de sa chaussure, donnant ensuite quelques petits coups de pied aux cailloux qu’il n’avait pu déplacer.

«C’est parce que j’avais trop honte que je suis parti. Il est arrivé trop d’affaires en deux jours. Moi, j’ai besoin de temps pour réfléchir quand tout change.

       Si ça te fait rien, j’aimerais qu’on parle d’autre chose.

       Ça tombe bien! J’espère que tu m’as pris au sérieux quand je t’ai dit que j’étais parti pour faire de l’argent pour qu’on s’installe.

       Ça m’a pas semblé aussi clair que ça.

       Je l’ai écrit noir sur blanc!

       Oui, mais comme j’ai pus entendu parler de toi, j’ai pensé que c’étaient des paroles en l’air.

       Maudite tête de mule, Émilie! Tu es pire que moi. Ben là, tu vas m’écouter. Quand je dis que je suis revenu, c’est que je suis revenu. Cet été, j’vas aider au père. Pis le soir, j’vas finir la maison qui est en chantier depuis trop de temps. Si tout va bien, mes parents pourraient déménager l’année prochaine. Nous autres on va se marier pis rester dans la vieille maison. Edmond pis Ovide ont pas l’air intéressés de la prendre.

       Je comprends pour Ovide, mais Edmond...

       Edmond préfère rester près du père pis de la mère pis de ses ch’vaux. En tout cas, si tout va bien, on va pouvoir se marier l’été prochain. Astheure, tu vas me dire, un, si c’est clair, pis deux, ce que tu en penses.

       Pour être clair, c’est clair. Pour savoir ce que j’en pense, tu vas attendre un peu.

       Comment ça? Tu veux pus qu’on se marie?

       Comment ça, je veux pus! C’est la première fois que tu m’en parles.

       Me semblait que c’était ça qu’on avait dit qu’on ferait.

       Ovila Pronovost, tu vas attendre. Tu arrives comme un cheveu sur la soupe, tu me prends mouillée comme un canard, tu dis qu’on se marie l’année prochaine pis qu’on va rester dans la maison à ton père. Pis moi, là-dedans? Est-ce que ça se pourrait que j’aie mon mot à dire?

       Choque-toi pas, Émilie. Moi, j’ai pensé rien qu’à ça depuis que je suis parti. J’vas attendre. J’vas faire comme tu veux. »

Émilie s’était tue. Elle attendait ce jour d’aussi loin qu’elle pouvait se souvenir. Et voilà que la peur venait de commencer à lui ronger un coin de cœur. Elle regarda Ovila, le trouva plus beau que jamais, remercia le ciel de ne plus être fiancée à Henri, aurait voulu croire tout ce qu’il venait de lui dire, mais quelque chose lui faisait peur. Et s’il décidait de repartir? Et s’il oubliait ses belles promesses? Non! Le regard qu’il lui jetait en ce moment était imprégné de tellement de confiance, de tellement d’incertitude et de naïveté qu’elle eut envie de lui crier qu’elle acceptait. Mais il l’avait blessée. Il lui avait fait passer des heures d’attente dans le doute et l’angoisse. Il n’avait jamais douté d’elle. Elle ne pouvait pas en dire autant...

«Trouverais-tu que ça serait raisonnable que je te donne ma réponse au début de l’année scolaire? J’vas penser à tout ça pendant l’été. Pis comme ça, toi pis moi, on va avoir le temps de se fréquenter en bonne et due forme, pis de se connaître un peu mieux. »

Ovila avait émis un sifflement de désespoir. Elle lui demandait d’attendre sa réponse pendant quatre mois. Quatre longs mois durant lesquels il ne pourrait parler de leur projet.

«Si tu veux que j’attende jusqu’au mois de septembre, je pourrai pas commencer les travaux sans énerver tout le monde.

       Ovila, je veux juste avoir quatre mois pour penser! Toi, tu as pensé pendant pas mal plus de temps que ça.

       C’est correct. J’vas attendre. Reste juste à espérer que l’hiver sera pas trop dur pour que j’aie le temps de travailler sans trop avoir de problèmes. »

Tout à leurs pensées, ils n’avaient plus parlé sur le chemin du retour. Ils se séparèrent en se touchant discrètement la main. Émilie lui sourit.

«Je peux quand même te dire que je suis contente que tu sois revenu.

       Je peux bien répondre que j’en pouvais pus d’être trop loin du Bourdais pis de la p’tite école. Pis, si ça peut te rassurer, je peux bien te répéter que je t’aime. Toujours, pis plus. »

Le printemps avait filé tout aussi parfaitement que l’amour entre Ovila et Émilie. Ils avaient tous les deux vu approcher la fin des classes avec un brin d’angoisse. Les deux mois de séparation leur apparaissaient comme deux mois d’éternité. Émilie avait gardé précieusement le secret de sa réponse, non pas parce qu’elle était indécise, mais bien parce qu’elle aimait voir Ovila lui faire la cour. Il n’avait certes pas la finesse et la tournure de mots d’Henri, mais il avait une spontanéité qui manquait à ce dernier.

Henri était venu comme à chaque année. Si Émilie n’avait pas été certaine de s’être fiancée à lui l’année précédente, elle aurait cru rêver tant il était distant, malgré sa courtoisie coutumière. il n’avait fait aucune allusion à leur courte fréquentation. Il n’avait pas non plus parlé de la bague de fiançailles qu’elle n’avait plus jamais revue. Elle avait attendu un autre inspecteur, convaincue qu’il avait dû s’embarquer pour l’Europe, mais s’était abstenue de lui demander comment il se faisait qu’il ne voguait pas sur l’Atlantique.

Sa journée terminée, Henri avait refusé le verre d’eau qu’elle lui avait offert, prétextant qu’il était attendu à Sainte-Thècle. Emilie lui avait dit qu’il était préférable, en effet, qu’il ne fasse pas patienter la personne avec laquelle il avait rendez-vous. Douville avait remis son chapeau et salué Emilie poliment. Contrairement aux années passées, il ne lui avait pas envoyé la main une fois rendu sur la route.

Emilie avait bouclé ses malles. Elle avait averti ses parents qu’elle arriverait le vingt-trois juin et qu’il n’était pas nécessaire d’envoyer son frère avec la calèche. Une connaissance, avait-elle écrit, lui avait offert de la conduire. Ovila était venu la chercher. Il n’avait pas voulu la quitter à Saint-Tite, préférant les heures de solitude que leur permettrait le parcours. Emilie avait d’abord hésité puis s’était laissé convaincre. Ce n’était pas la première fois qu’un Pronovost lui rendait un tel service.

Le trajet avait été long et pénible, ponctué d’orages subits et fréquents. Ils étaient partis sous un ciel éclatant qui, à tout moment, s’était chagriné sans avertissement. Ils étaient trempés en arrivant à Saint-Séverin. Emilie proposa donc à Ovila de faire une halte chez sa cousine, le temps de se sécher un peu et de prendre une bouchée. Ovila ne s’était pas fait prier.

Lucie fut vraiment surprise de les voir arriver. Elle les accueillit chaleureusement. Emilie présenta Ovila comme un «bon ami à elle», un ancien élève. Lucie, qui avait l’œil vif, ne fut pas dupe pour deux sous.

«B-ben, ma chère, si tous tes «anciens élèves » ont l’air de m-même, je comprends pourquoi tu aimes l’enseignement. »

Emilie la foudroya du regard, pour ensuite lui sourire. A quoi lui servirait de cacher une chose qui, d’après la réaction de sa cousine, devenait de plus en plus manifeste?

Ils ne restèrent qu’une petite heure. Leurs vêtements avaient repris une forme presque normale et le ciel s’était égayé encore une fois.

Emilie et Ovila échangèrent peu durant le reste du trajet. Ils se contentaient de se tenir par la main, pressant la main de l’autre au fil de leur pensée respective. Émilie ne nourrissait aucune crainte quant à la réaction de son père. Elle redoutait plutôt celle de sa mère qui avait mal réagi au fait qu’elle se soit donné tant de mal pour préparer une réception qui s’était, finalement, soldée par un échec.

Ils arrivèrent à la côte Saint-Paul. Ovila avait reconnu le chemin sans qu’elle ait eu besoin de lui fournir d’indications.

«Il y a pas un arbre, une roche, un brin d’herbe, un virage, une lumière, un son pis une odeur que je reconnais pas, Émilie. C’est ici que j’ai commencé à penser que l’avenir ça pouvait exister. »

Il fit arrêter le cheval.

«Si ma mémoire est bonne, c’est ici même que j’ai crié que je t’aimais.

       Ta mémoire est bonne. »

Que de temps passé depuis cette visite. Que d’eau avait coulé dans sa Batiscan. Il lui faudrait écrire à Berthe et lui raconter tout ce qu’elle avait vécu depuis le Vendredi Saint, l'il le n’avait pas encore pris le temps de le faire. Il lui faudrait aussi écrire à Antoinette qu’elle avait tellement négligée. Antoinette avait eu l’amabilité de lui offrir ses services pour l’aider avec sa classe toujours surchargée à cause des élèves du pensionnat. Émilie lui avait dit qu’elle y réfléchirait. Antoinette avait ajouté qu’elle ne demanderait pas de compensation financière. Elle se contenterait d’installer un deuxième lit à l’étage et elles pourraient vivre, toutes les deux, comme au début de leur amitié. Depuis qu’Alma avait quitté Saint-Tite pour retourner dans sa famille et qu’Ovila était revenu, Antoinette avait connu de longues heures de solitude. Émilie l’avait visitée un peu moins souvent. Elle lui avait même demandé, à quelques reprises, de reporter sa visite dominicale. Émilie s’était promis de réfléchir à cette proposition durant ses vacances. Certes, un tel arrangement lui faciliterait la tâche. Mais elle se demandait comment elle pourrait voir Ovila en évitant de tenir Antoinette dans le secret. Oui, elle y réfléchirait. Elle aimait Antoinette comme on aime une amie très chère, mais elle craignait que sa présence ne la prive de sa liberté. Elle y réfléchirait.

Ovila immobilisa la calèche au même endroit qu’il l’avait fait lors de sa première — et dernière — visite. Tous les membres de la famille qui, apparemment, étaient aux aguets, accueillirent Émilie. Ils furent tous surpris de voir Ovila. La surprise de Caleb n’était toutefois rien comparée à celle de sa femme. Célina leur souhaita la bienvenue, tout à fait inconsciente qu’Ovila était le soupirant de sa fille. Caleb, pour sa part, lui avait chaleureusement serré la main en lui répétant sans arrêt qu’il était «très très très» heureux de le revoir.

Ils portèrent les bagages d’Émilie à l’intérieur et invitèrent Ovila à passer la nuit à Saint-Stanislas. Ovila aurait eu le temps de retourner à Saint-Tite, mais il accepta. Émilie rougit de plaisir. Ils pourraient, le lendemain matin, faire une belle promenade dans le bois. Seuls.

 

23.

Émilie avait refusé, pour la première fois, de prendre des élèves durant l’été. Elle voulait vraiment se reposer de cette difficile année qu’elle avait connue. Elle voulait aussi réfléchir à toutes les décisions qu’elle devrait prendre. Elle avait repensé à ce qu’Ovila lui avait dit concernant ses plans et s’était rendu compte avec étonnement qu’il n’avait jamais entrevu la possibilité que ses parents refusent de déménager. Ovila était tellement enthousiasmé par tous ses projets qu’il n’avait même pas songé qu’ils puissent ne pas convenir à tous. Émilie se sentirait bien malheureuse si elle devait avoir l’impression de forcer toute la famille Pronovost à changer de domicile.

A la fin juillet, elle avait écrit à Antoinette pour lui dire qu’elle acceptait son offre. Trois raisons étaient venues à bout de ses hésitations. La première, elle aimait vraiment ce petit bout de femme replète. La seconde, elle ne se sentait pas le courage d’entreprendre cette année scolaire sans aide. Elle savait que le nombre d’élèves serait encore plus grand, les religieuses lui ayant demandé si elle accepterait de garder avec elle les pensionnaires de l’année précédente, et d’accueillir, en plus, les nouvelles de sixième. Elle enseignerait donc à plus de quarante enfants. Normalement, cela aurait nécessité l’embauche d’une seconde institutrice, ce que les commissaires n’avaient pu faire. Émilie savait que ses charges de travail seraient augmentées terriblement et qu’elle devrait, par surcroît, préparer son coffre de cèdre. Tout ceci demanderait une organisation serrée de son temps. Enfin, dernière raison, elle avait pris conscience qu’elle et Ovila ne pourraient cacher indéfiniment leur relation. Aussi, il lui avait semblé préférable qu’Antoinette habitât avec elle pour faire taire les mauvaises langues qui commenceraient certainement à s’agiter.

Antoinette lui avait répondu qu’elle était très excitée à l’idée de revenir habiter le Bourdais. Elle promit à Emilie qu’elle serait le plus discrète possible et ferait en sorte qu’Emilie ne regrette jamais sa décision.

Caleb avait tenté de parler d’Ovila à sa fille mais elle n’avait rien laissé transpirer de ce qu’il y avait à l’horizon. Il avait maugréé un peu, se sentant privé de sa confiance. Emilie n’avait pas non plus satisfait sa curiosité quant à sa rupture avec Henri.

Malgré un été moins occupé que les précédents, elle avait été surprise de voir surgir la fin août. Ovila lui avait terriblement manqué durant ces deux mois, mais elle s’était gardée de lui écrire. Elle savourait d’avance le moment des retrouvailles. La veille de son départ, la mine renfrognée, Caleb lui avait demandé s’il pouvait lui parler. Elle avait laissé tomber ce qu’elle faisait pour le suivre à l’étable.

«Émilie, je pense que demain, je pourrai pas aller te conduire.

       C’est pas grave, pâpâ, j’irai avec un de mes frères.

       C’est justement ça le problème. Demain, j’ai besoin des bras de tout le monde pour finir ma récolte de patates.

       On partira après demain si c’est plus simple.

       C’est que j’ai promis au voisin qu’on irait l’aider après-demain. »

Émilie ne comprenait pas ce qui se passait. Encore un peu et elle aurait cru qu’il ne voulait pas la laisser partir. Elle regarda son père, sourcils froncés, et lui dit qu’elle se débrouillerait. Elle irait chez le marchand général pour lui demander si, à sa connaissance, quelqu’un du village devait ho rendre à Saint-Tite.

«C’est une bonne idée ça, Émilie...sauf que tu vas être obligée d’aller à pied jusqu’au village parce que j’ai promis de prêter ma calèche à Éphrem. »

Émilie cessa de discuter. Son père montrait une mauvaise volonté qui lui répugnait. Lasse de toute cette discussion, elle lui demanda s’il avait une solution à proposer.

«J’en aurais peut-être une. » Il fît mine de chercher ses mots. «Tu sais que La-Tite est d’âge d’être attelée. Je me suis dit de même que, quitte à passer pour un fou, ça serait peut-être bien utile que ma fille ait sa propre calèche pis son ch’val. J’ai demandé à ta mère d’écrire au père Pronovost pour savoir s’il pouvait lui donner un peu de pacage pis la pension pendant l’hiver, pis il a répondu que ça lui ferait plaisir. »

Émilie sauta de joie. Une cheval et une calèche à elle! Elle embrassa son père.

«Je sais que c’est pas dans les habitudes du monde de voir une fille équipée de même, mais me semble que pour les vingt et un ans que tu vas avoir, ça serait pratique. Pis à part ça, c’est moi qui vas passer pour un vieux fou. Ça fait qu’une fois de plus ou une fois de moins, ça me dérange pas tellement.»

Émilie avait tenu à atteler elle-même sa bête. Elle avait brossé et rebrossé sa pouliche en lui parlant doucement à l’oreille. Elle savait que la plupart des gens trouvaient qu’il était idiot de s’attacher à un animal, mais ils pouvaient bien braire. En quelques minutes, elle s’était liée à sa Tite.

Son père lui avait acheté une calèche presque neuve, payée pour une bouchée de pain à une paroissienne que la mort de son mari avait laissée seule. La calèche était la plus belle qu’Emilie eût jamais vue. Elle aurait bien pu se contenter de la vieille calèche de son père, mais il avait insisté pour qu’elle prenne la neuve. Une superbe calèche dont le toit avançait tellement vers l’avant qu’à moins d’avoir une pluie de front, elle pourrait demeurer au sec presque en tout temps.

Émilie avait installé son bagage sur la banquette avant, à côté d’elle, se laissant peu de place pour manœuvrer.

«Pourquoi tu fais ça, Émilie? Tu as tout le banc d’en arrière pour te servir.

       Je veux juste voir si je peux m’organiser comme ça, c’est tout.

       Fais à ta tête, ma fille, fais à ta tête. C’est toi qui vas avoir mal partout en arrivant à Saint-Tite.

       C’est pas certain. En tout cas, pâpâ, si je vois que c’est trop fatigant, craignez pas, j’vas repenser à mon affaire. »

Comme à chaque année les parents, frères et sœurs d’Émilie assistèrent à son départ.

«Salue juste le monde que tu connais, avait dit Célina, on sait jamais qui peut se promener par les chemins.»

Elle avait chuchoté à Caleb qu’elle n’aimait vraiment pas ça. Qu’elle trouvait qu’il avait exagéré un tantinet en donnant ce bel attelage à leur fille. Caleb n’avait pas répliqué. Son idée était faite depuis le début de l’été et rien ne le ferait revenir sur sa décision. «Vas-y La-Tite. ,J’vas to montrer le chemin.»

Emilie avait bien écouté la consigne de sa mère. Elle n’avait salué que les gens qu’elle connaissait. Mais elle les avait salués avec une ostentation à la limite de l’exhibitionnisme. Son père aurait sûrement été très fier d’elle s’il l’avait vue courber l’échine devant Elzéar Veillette qui, surpris, avait encore une fois laissé tomber et cassé sa pipe. Elle trotta joyeusement jusqu’à Saint-Séverin. Elle alla voir sa cousine Lucie qui fut renversée de voir l’attelage d’Emilie.

«Ah ben! Ah ben! La fille à son p-père qui arrive comme une princesse. C’est-y à toi ce b-bel attelage-là?

       Oui, ma chère. C’est le cadeau que pâpâ me donne pour mes vingt et un ans.

       Ouais j’vas m’arranger p-pour avoir vingt et un ans à ma prochaine fête. Mon Phonse va peut-être p-penser de m’acheter un cadeau comme le tien.»

Emilie demanda à sa cousine si elle pouvait s’absenter pour faire une course au village. Lucie lui dit qu’elle le pourrait certainement. Elle demanda donc à son mari de jeter un coup d’œil aux enfants.

Lucie pria Émilie de l’attendre, le temps qu’elle aille mettre un chapeau. Émilie lui dit qu’elle n’en avait pas besoin. Lucie s’entêta.

«M-ma chère cousine, si tu réussis à faire partir m- mon chapeau au vent, c’est que tu mènes comme un homme. »

Les deux filles partirent rapidement. Lucie, seule à l’arrière et riant aux éclats, avait retenu son chapeau.

«Une chance qu’il vente un peu, p-parce que je dirais que tu mènes bien. »

Après avoir ri avec sa cousine, Émilie devint plus sérieuse. Elle dit à Lucie qu’elle avait besoin de son aide. Lucie, comprenant qu’Émilie n’avait pas improvisé cette randonnée en voiture, lui demanda en quoi elle pouvait lui être utile.

«J’ai besoin que tu m’aides à monter un coffre de cèdre sur le banc d’en arrière. »

Elle n’ajouta plus un seul mot, certaine que Lucie avait compris ce dont il s’agissait.

«J’imagine que c’est le «bon ami à toi» qui va t’aider à le vider d-de son contenu?

       Oui, mais il y a encore personne qui le sait.

       Ah!»

Elles s’en allèrent chez le marchand général et achetèrent le coffre. Dès qu’il fut installé sur la banquette, Émilie, le trouvant trop visible, demanda une vieille toile. Le marchand lui en donna une. Elle et Lucie recouvrirent le coffre.

«Ça ressemble à quoi, Lucie?

       À un coffre caché en dessous d’une grosse toile.

       Ouain... d’abord aide-moi à mettre des valises pis des sacs dessus. Comme ça la boîte va être moins carrée.

       On p-peut dire que tu as toujours des bonnes idées. »

Le coffre fut camouflé en bagage ordinaire qu’une institutrice apportait avec elle en début d’année. Émilie reconduisit sa cousine et la remercia à plusieurs reprises de sa complicité. Lucie lui répondit que tout cela lui faisait extrêmement plaisir. Elle ajouta qu’elle trouvait Ovila bien à son goût. Émilie sourit. Lucie, toujours futée, comprit qu’Émilie n’aurait pas pu acheter son coffre à Saint-Stanislas sans que tout le village sache qu’elle songeait à se marier. Pour cette même raison, il lui aurait été impossible de l'acheter à Saint-Tite. La confiance d’Émilie lui avait picoté le cœur.

Elles s’étaient quittées un peu avant d’arriver chez Lucie, de façon à éviter que Phonse ne voie l’achat. Lucie espérait que le marchand général n’en dirait rien. Elles avaient eu la chance d’être les seules clientes dans le magasin.

Émilie avait repris le chemin de Saint-Tite sans s’inquiéter de son arrivée. Ovila viendrait sûrement l’aider à monter le coffre. Elle s’était dit que le coffre serait sa réponse. Quelle jolie façon de donner une réponse!

 

24.

Emilie était arrivée à Saint-Tite assez tôt pour aller faire quelques courses chez le boucher, acheter des provisions, saluer Antoinette et l’inviter à emménager le lendemain. Elle s’était ensuite dirigée vers le Bourdais.

Emilie approcha de la terre du père Mercure. Le battement de son cœur se confondit avec le trot rapide de La- Tite. Elle vit sa petite école et lui trouva un air coquet. Elle ralentit la cadence en passant devant la maison des Pronovost pour s’assurer que quelqu’un la verrait. Elle ne se trompa pas.

«Hé! La grande de Saint-Stanislas, on n’arrête pus chez le monde pour les saluer?

       Bonjour, Ovila! Je voulais juste aller me rafraîchir avant de venir te demander de l’aide. »

Elle avait dû se tourner pour lui parler. Elle le regarda marcher jusqu’à elle, les yeux remplis de sourires et de plaisir. Non, elle n’avait pas rêvé de l’été. Il était conforme à ses aspirations et à ses désirs les plus fous.

«Pas besoin de te rafraîchir, ma belle. Tu as l’air d’une fleur qui vient de recevoir des gouttes de rosée.

       Mon Dieu, Ovila, as-tu pratiqué ta phrase pendant tout l’été? lui répondit-elle moqueusement, tant elle était surprise de son accueil.

«Voyons donc, Emilie, je pouvais pas savoir que tu aurais de la p’tite sueur sur le front? répliqua-t-il en riant. Si tu veux, je peux aller t’aider tout de suite.

       Je veux.»

Il s’assit à ses côtés, sans lui demander de prendre sa place.

«Ton père t’a vraiment acheté quelque chose de bien. » Il la regarda et plissa les yeux. «Mais on peut dire que sans la pouliche l’attelage serait pas mal moins beau. »

À leur arrivée à l’école, Emilie lui demanda d’ouvrir la porte. Pendant qu’il s’exécutait, elle s’empressa de retirer la toile, après s’être assurée qu’il n’y avait personne en vue. Ovila revint vers la calèche. Il aperçut le coffre de cèdre. Il le regarda, regarda Emilie, puis le coffre. Il ne savait que dire. Emilie était émue.

«Ma foi du Bon Dieu, Ovila, si tu avais eu un chapeau sur la tête, tu te serais découvert comme devant une église.

       Entre toi pis moi, Émilie, c’est pas un coffre que je vois, c’est toute une cathédrale.

       Fais attention, faudrait pas que tu attrapes la folie des grandeurs.

       Inquiète-toi pas pour moi. La folie, ça fait longtemps que je l’ai. Pis la grandeur, tu viens juste de me la donner. »

L’année scolaire avait commencé comme toutes les autres. Émilie était occupée plus que jamais. Elle se levait tôt pour préparer sa journée pendant qu’Antoinette faisait le petit déjeuner. Antoinette lui était d’un grand secours et Émilie n’avait jamais regretté de lui avoir permis d’habiter avec elle pour l’année. A la mi-temps de l’avant-midi, elle commençait à sentir le dîner qu’Antoinette préparait. Il avait été convenu, comme l’année précédente, qu’elle donnait à manger aux pensionnaires du couvent. Elle avait aussi continué à nourrir ses quelques élèves qui demeuraient discrètement à l’école. Les commissaires avaient fermé les yeux sur cette pratique au nom de la charité chrétienne, mais aussi parce qu’Emilie n’avait jamais demandé de hausse de ses gages pour acheter la nourriture. La majeure partie de l’avant-midi était consacrée aux petits. L’après-midi, elle s’occupait principalement des grands dont la concentration était meilleure. Durant cette période, Antoinette prenait les petits en charge, les aidait avec leurs devoirs et les accompagnait parfois dehors. La classe avait été réaménagée pour permettre à Antoinette de parler à voix basse sans pour autant nuire à Émilie.

L’automne avait filé rapidement. Les arbres n’avaient conservé leur magnifique rouge que quelques jours, la gelée les ayant rapidement obligés à se dénuder. Ovila, comme il l’avait planifié, avait commencé à travailler à l’achèvement de la maison. Enfin au courant des intentions de son fils et d’Émilie, Dosithée s’était réjoui. Quelques personnes de la paroisse regardaient cette situation d’un œil sceptique, mais les bonnes mœurs d’Émilie, la présence d’Antoinette et le succès des élèves empêchèrent les murmures de se propager.

Émilie et Antoinette, si elles n’avaient pas de visiteurs, consacraient leurs soirées à la correction des travaux puis à la préparation du trousseau d’Émilie. Antoinette avait patiemment appris à manipuler l’aiguille. Elle avait commencé par faire des choses simples: taies d’oreillers, bordures de draps. Puis suivant les conseils patients d’Émilie, elle avait enfin su broder. D’humeur presque toujours égale, Antoinette ne s’assombrissait que lorsqu’elle constatait qu’elle ne semblait pas attirer de soupirants. Émilie se moquait alors gentiment d’elle, en lui disant de prendre patience.

«Faut pas que tu prennes le mors au dents, Antoinette. Les jeunes hommes de Saint-Tite s’intéressent pas mal plus à la bricade pis à l’hôtel Brunelle qu’à l’amie de la maîtresse d’école du Bourdais. A part de ça, si tu veux mon avis, les jeunes de Saint-Tite auraient besoin de porter des lunettes une fois de temps en temps. »

Antoinette riait et s’encourageait. Elle vouait une admiration sans bornes à Émilie, qui le lui rendait bien.

«Des fois, Antoinette, je me demande ce que j’aurais fait si tu étais pas venue rester ici. Je me demande même comment je me débrouillais avant que tu sois là.»

Antoinette rougissait et continuait à piquer son aiguille sans dire un mot. De sa vie, jamais elle n’avait connu un tel sentiment d’utilité.

Émilie avait écrit chez elle dès le début du mois de septembre pour annoncer qu’elle se fiancerait à Noël. Elle avait plaisanté sur le fait qu’elle semblait prendre plaisir à la chose, mais avait ajouté que cette fois-ci, elle avait bien l’impression que c’était la bonne. Elle avait demandé à sa mère de ne pas commencer à penser à des extravagances, mais elle avait permis à ses parents d’annoncer que leur aînée se fiançait. Quand Caleb avait reçu cette lettre, il avait souri de plaisir. Émilie se fiançait pour vrai.

Ovila fréquentait Émilie en soupirant transi. Il ne tenait plus en place, comptant les jours avant le mariage, dont la date avait été fixée au premier samedi de juillet. A tous les soirs, il cochait une marque au couteau sur un bout de bois en disant à Émilie qu’il comptait les jours qu’il lui restait à être «prisonnier de sa liberté». Pour tout commentaire, Émilie lui donnait un petit coup de poing sur l’épaule et Antoinette riait sous cape. Elle aurait tant aimé être adulée comme l’était Émilie.

Le mois de décembre était arrivé, sournoisement caché derrière une énorme tempête de neige. Ovila avait été forcé d’arrêter les travaux de construction de la maison pendant plus d’une semaine parce que le vent rafalait et lui faisait perdre le souffle. Suivant les conseils de sa mère, il avait consacré ce temps à acheter ce qu’il lui fallait pour les Fêtes. Emilie lui avait offert de l’accompagner, mais il avait refusé, lui disant en riant qu’il y avait déjà sa mère qui se mêlait de lui dire ce qu’il lui fallait et qu’il ne voulait pas donner à sa fiancée l’occasion de «jouer à la maîtresse d’école avec lui».

Antoinette avait aidé Émilie à poser la dentelle sur sa robe de fiançailles. Elle était de beaucoup plus jolie que celle qu’elle avait confectionnée l’année précédente, soulignant de façon très flatteuse la ligne de son buste généreux, de ses épaules carrées et cachant adroitement son cou trapu, sa taille et ses hanches un peu trop en chair. Émilie avait offert à Antoinette de lui faire une nouvelle toilette, mais Antoinette avait refusé. Elle tenait à porter sa robe bleu pâle. Émilie avait invité Antoinette à l’accompagner à Saint- Stanislas pour les fiançailles. Antoinette avait accepté sans se faire prier. Lucie aussi devait être là avec Phonse et ses enfants. Elle avait écrit à Émilie pour lui dire qu’elle acceptait son invitation et pour lui demander si le coffre était rempli au tiers, à la moitié ou s’il débordait déjà.

Le vingt et un décembre, tous les Pronovost étaient venus à l’école pour fêter les vingt et un ans d’Émilie.

«C’est mon année chanceuse», avait-elle dit en regardant Ovila.

«Attends de voir celles qui vont suivre», avait-il répliqué.

C’est en véritable procession qu’ils avaient quitté Saint- Tite, Émilie ayant tenu à ce qu’ils soient tous présents. Seul Edmond était resté derrière, pour s’occuper des animaux. Le trajet avait été long et pénible. Toutefois, personne ne s’était plaint, la chaleur des cœurs l’emportant sur la morsure du froid.

Les réjouissances commencèrent le matin de la veille de Noël. Célina et Caleb avaient insisté pour que tous les Pronovost logent chez eux. Dosithée et Félicité avaient décliné l’offre, ayant déjà fait des arrangements avec les cousins Bédard. La moitié de leur famille s’était donc déplacée. Ovila, bien entendu, était demeuré près d’Emilie malgré les taquineries des deux pères qui avaient longuement discuté de la chose en disant qu’il ne fallait surtout pas que le curé l’apprenne et force les deux tourtereaux à changer la journée des fiançailles en une journée de noces. Antoinette, Rosée et Eva avaient tenu à être ensemble. Lucie et Phonse n’étaient attendus que pour le réveillon. Célina s’affairait à mettre une touche finale à tous les préparatifs, le cœur léger et la main adroite. Caleb lui avait tiré la pipe en lui disant que plus elle avait de travail, plus elle semblait en forme. Célina lui avait répondu que c’était parce que le travail l’empêchait de manger et qu’elle se sentait toujours en meilleure forme quand elle se contentait de grignoter.

Les Pronovost, qui logeaient chez les Bédard, avaient quitté les Bordeleau vers dix heures du soir, promettant de les retrouver sur le parvis de l’église à minuit moins le quart. Félicité avait pris Ovila à part, lui recommandant une dernière fois de bien placer son col de chemise. Ovila avait ri en lui répondant qu’il avait assez de femmes autour de lui pour le passer en revue. Il était connu de tous qu’il détestait s’endimancher, préférant nettement ses habits de travail à ses habits propres.

La nuit était rêvée. Une neige légère poudrait les épaules d’Emilie. Par respect, elle n’avait pas porté sa toque de castor et son manchon. Elle était donc restée tête nue, protégeant son chignon et ses oreilles d’un foulard. Conduite par Ovila, la carriole glissait doucement, faisant chanter ses patins sur l’épaisse neige. Emilie se collait contre lui, lui chuchotant toutes sortes de joies à l’oreille. Le tintement de plus en plus réverbérant des grelots et les cris venant des traîneaux annonçaient qu’ils approchaient de l’église.

Caleb et Dosithée firent une entrée remarquée, marchant tous les deux au pas derrière le Zouave de la garde paroissiale. Ils étaient suivis de leurs femmes et de leurs enfants. Emilie et Ovila fermaient la marche, Ovila lui soutenant le bras.

Le cousin Bédard entama le Minuit Chrétien, faussant aussi allègrement que d’habitude. Émilie et Ovila, pourtant, ne sourirent pas, n’ayant d’écoute que pour leur présence respective.

La deuxième messe terminée, la majorité des femmes quittèrent l’église pour aller préparer le réveillon. Quelques hommes les accompagnaient pour conduire les attelages. Émilie et Ovila restèrent pour la messe d’aurore. Quand le curé chanta son Ite missa est, les paroissiens se hâtèrent vers la sortie. Ils s’attardèrent sur le parvis de l’église pour échanger leurs vœux. Plusieurs se souvenaient avoir rencontré Ovila. Le curé les rejoignit et félicita tous les couples qui s’étaient fiancés.

Célina et Caleb accueillirent pas moins de trente personnes pour le réveillon. Dès que la troisième tablée fut rassasiée, on tassa tous les meubles le long des murs et les musiciens sortirent leurs instruments : guimbardes, violons et accordéons. La danse commença. Les fiancés furent invités à faire les premiers pas. On les applaudit avant de se joindre à eux. Lucie réussit à faire transpirer son mari dès la première danse. Elle s’amusait follement. Antoinette avait trouvé partenaire. Elle avait fière allure dans sa robe bleue, pour laquelle elle reçut de nombreux compliments. Mais Emilie fut la reine de la soirée. Pendue tantôt au cou, tantôt au bras d’Ovila, elle virevoltait dans un froufrou de joie.

Les gens de Saint-Stanislas lancèrent un défi à ceux de Saint-Tite. Un concours de gigue fut organisé. Lucie essaya de convaincre Phonse de sauver l’honneur de Saint- Séverin, mais il refusa de participer, offrant toutefois ses services comme juge. Caleb se déchaîna, imité par Dosithée. Tous les fils firent aussi leur grand effort excepté Ovide, bien entendu, qui s’était joint à Phonse dans le jury. La folie gagna tous les fêtards à un point tel que les membres du jury ne nommèrent jamais de vainqueur. Il leur aurait été difficile de le faire, leur vue et leur jugement étant embrouillés par les vapeurs de p’tit blanc.

Le soleil était levé quand les derniers invités quittèrent la côte Saint-Paul. Lucie avait bien essayé de convaincre son mari de ne pas prendre les rênes, mais Phonse n’avait rien voulu entendre. Lucie en avait été quitte pour mener l’attelage jusqu’à Saint-Séverin, Phonse s’étant endormi avant même qu’ils n’atteignent les rives de la Batiscan.

Emilie, surexcitée, n’avait pas trouvé le sommeil. Elle s’était changée à la hâte et était allée donner un coup de main à Caleb qui essayait de traire ses vaches. Caleb lui dit qu’il n’avait jamais eu un aussi beau réveillon. Emilie lui répondit que cela paraissait. Il avait essayé de traire deux fois la même vache. Caleb s’était esclaffé, avait basculé dans le foin et s’était endormi. Le travail terminé, Emilie l’avait réveillé.

Le midi de Noël, la fête recommença. Exceptionnellement encore, on procéda à l’échange de quelques cadeaux. Ovila remit un collier de perles de nacre à Emilie. Elle lui donna un coupe-vent qu’elle avait confectionné dans une serge épaisse, ainsi qu’un cadre avec une photo d’elle-même. Ovila enfila le coupe-vent et glissa le cadre sous sa chemise. Tout le monde rit. Antoinette reçut un bracelet qu’Emilie et Ovila lui avaient acheté. Antoinette les remercia chaleureusement en disant qu’elle n’avait jamais eu un aussi beau bracelet.

L’échange de cadeaux terminé, on recommença à manger et à s’abreuver généreusement. Ce soir-là, Emilie, Antoinette et Rosée se chargèrent de traire les vaches, les hommes étant trop occupés à jouer aux dames, ou à ramasser les pièces du jeu qu’ils échappaient à tout moment.

Les Pronovost ne quittèrent Saint-Stanislas que le lendemain de Noël. Émilie leur promit qu’elle serait de retour pour la fête des Rois. Ovila prit les commandes d’un des traîneaux, délesté de La-Tite, et salua Émilie.

«Que tu t’étouffes ou pas avec le pois, c’est toi, Émilie, qui vas être la reine. »

Il rappela à Antoinette qu’elle aussi était attendue. Antoinette le remercia. Après le départ des Pronovost, Célina et ses filles passèrent deux journées complètes à astiquer la maison. Le plus difficile fut de faire disparaître les stries noires laissées sur le plancher par les talons des danseurs.

Caleb, comme il l’avait promis à sa fille dans une lettre, lui avait donné une carriole comme cadeau de fiançailles. Émilie et Antoinette rentrèrent donc seules à Saint-Tite la première journée assez clémente de janvier, soit le trois. Durant le trajet, Émilie se demanda si elle devait raconter à Antoinette sa romance avec Henri Douville. Elle ne lui en avait jamais parlé, par orgueil et par discrétion. Elle décida de n’en rien faire. Cette histoire était morte de sa belle mort.

Mlles prirent leur temps pour rentrer, faisant une longue halte chez Lucie qui leur raconta tous les problèmes qu’elle avait eus à réveiller et à rentrer Phonse dans la maison au retour du réveillon.

«C’est p-pas mêlant, j’avais l’air d’un p’tit mené qui essayait de bouger une b-baleine!»

À Saint-Tite, elles s’arrêtèrent chez les Trudel pour leur offrir leurs vœux. Les Trudel furent enchantés de cette attention.

Émilie et Antoinette firent la dernière partie du trajet dans un silence presque complet. Émilie pensait à cette année qui venait de naître et à Ovila qui s’était greffé à cette naissance. Elle eut l’impression que le bonheur lui sortait par tous les pores de la peau. Ne se contenant plus, elle donna un coup de coude à Antoinette.

«Antoinette, plus j’y pense, plus il me semble que ça se peut pas.

       Quoi donc, Émilie?

       Ça se peut pas d’être heureuse de même.»

 

 

Chapitre troisième

1901-1913

 

L’hiver 1901-1902 avait vengé son prédécesseur. Les tempêtes de neige jouaient à saute-mouton avec les nuages encore gorgés de flocons qui ne réussissaient jamais à quitter le ciel et à se débarrasser de leur trop-plein. Ovila avait abandonné les travaux sur la maison de son père : le froid était si intense que les clous fendaient le bois. Emilie et Antoinette continuaient à occuper leurs soirées de corrections et d’aiguillées, gonflant le coffre de cèdre de cotonnades, de lin et de toile.

La terre n’avait commencé à se réchauffer qu’au mois de mai. Ovila avait repris ses travaux sur la maison, secondé par ses frères et son père, qui était rentré du lac Pierre- Paul. Il s’inquiétait. Les travaux n’avançaient pas aussi rapidement qu’il l’aurait voulu. Dosithée lui offrit d’habiter avec eux dans la maison actuelle en attendant que la nouvelle maison soit prête. Ovila avait refusé. Il voulait porter Emilie dans «leur maison». Dosithée ne comprenait rien à l’obstination de son fils mais promit qu’il ferait tout son possible pour que son vœu se réalise.

Afin d’éviter des problèmes à Emilie, Ovila mentionna la possibilité de reporter le mariage de quelques semaines. Emilie lui avait répondu que s’ils ne pouvaient faire autrement, elle se plierait à ce désagrément. Elle avait espoir que les travaux soient terminés à temps. A la mi-mai, elle dit à Antoinette qu’elle commencerait la confection de sa robe de nuit. Antoinette avait rougi en la voyant déplier une fine toile de lin translucide.

«Tu vas pas faire ta robe de nuit de noces dans ça!

       Pourquoi pas? C’est pas mal plus de circonstance qu’un gros coton épais. Je me marie en été, Antoinette, pas en hiver.

       Oui, mais quand même, c’est presque transparent!

       Presque... De toute façon, as-tu l’impression que j’vas la garder sur moi longtemps?»

Antoinette n’avait plus parlé. Elle avait regardé Émilie tailler sa robe. A sa grande surprise, Émilie l’avait taillée de façon à ce qu’elle ouvre à l’avant. Antoinette n’avait jamais vu ça. Emilie lui avoua s’être inspirée d’une illustration qu’elle avait vue dans une publicité. Antoinette fut encore plus surprise quand elle comprit qu’Émilie n’avait pas l’intention de poser de boutons.

«Je pense que des p’tits rubans, six p’tits rubans qui font des belles boucles, ça va être pas mal plus beau.»

Encore une fois, Antoinette s’était abstenue de commentaires. Elle commençait à se demander si Émilie se rendait compte de ce qu’elle faisait. Elle devint encore plus perplexe en constatant que la robe de nuit n’aurait pas de manches. Le tissu était simplement froncé à l’épaule.

«Tu exagères pas un peu, Émilie? Pas de manches, pas de collet, pas de boutons, pas de doublure. Juste du tissu transparent avec des p’tits rubans pis de la dentelle. Tu pourras jamais remettre ça deux fois. Ça va tomber en lambeaux. »

Émilie lui avait répondu en souriant qu’elle l’espérait bien. Antoinette avait été scandalisée de cette réponse. Au début de juin, il devint évident que la maison ne serait pas prête. Émilie écrivit à ses parents pour les aviser qu’elle rentrait pour l’été. Elle les rassura en leur disant que ce n’était pas «parce que les fiançailles avaient été annulées». Elle offrit à Antoinette de passer l’été à Saint- Stanislas. Antoinette refusa, disant qu’elle irait à Trois- Rivières chez sa mère, qu’elle n’avait pas revue depuis au moins cinq ans. Les deux amies étaient chagrines. Cette année scolaire avait été, grâce à Antoinette, la plus agréable qu’Émilie eût connue. Antoinette, pour sa part, n’avait jamais été aussi heureuse.

Ovila les visita tous les jours. Maintenant que les fiançailles étaient connues de tous, le village se montrait tolérant.

Émilie et Antoinette préparaient les élèves à la visite de l’inspecteur. Antoinette n’avait jamais rencontré Henri. Émilie le lui avait décrit aussi fidèlement que possible. Antoinette avait fait la moue.

«Le pauvre a pas l’air bien emmanché.

       Détrompe-toi. Il est pas joli, mais c’est un homme bien spécial.

       Comment ça se fait que tu sais ça, toi?

       Voyons, Antoinette, je le connais depuis 96.»

Elle avait clos le sujet beaucoup trop glissant à son goût et souhaita plus que jamais la discrétion d’Henri.

Il arriva un peu plus tôt que d’habitude, ce qui permit à Émilie de présenter Antoinette et de lui offrir un verre d’eau. Ils montèrent à l’étage et Antoinette, au grand étonnement d’Émilie, s’était subitement animée. Henri, pour sa part, sembla la trouver intéressante. Émilie lui demanda donc s’il lui plairait de rester après la classe et souper avec elles. Henri accepta. Antoinette passa l’après-midi à nettoyer l’étage et à faire disparaître toute trace des travaux de couture : bouts de fil, petits morceaux de tissu, surtout les retailles de la robe de nuit. Elle commença très tôt à faire mijoter le souper, espérant ainsi mettre Henri en appétit. Sa mère, avant que son père ne meure et qu’elle ne soit forcée de la quitter, lui avait appris qu’un homme bien nourri allait rarement chercher ailleurs une autre sorte de nourriture. Antoinette pensait à ce qu’Émilie lui avait dit d’Henri. Elle trouvait que son amie avait un peu exagéré l’importance de son strabisme et l’ampleur de son maniérisme.

Les enfants quittèrent l’école très tôt, comme il était coutume. Henri et Émilie montèrent à l’étage.

«Mademoiselle Antoinette, Émilie me disait à l’instant que vous l’aviez beaucoup aidée avec le groupe des petits.

       Beaucoup... beaucoup, faudrait pas exagérer. Disons que j’ai fait mon possible pour aider Émilie à faire tout le travail. Je sais pas si vous avez remarqué, monsieur Douville, mais Émilie a la plus grosse classe de tout le canton. Mais la construction du nouveau couvent avance pas mal vite. Avec un peu de chance, les sœurs vont être capables de recommencer leurs classes cette année.

Tout en parlant, elle brassait le contenu du chaudron, ramassait une traînerie qui n’en n’était pas une pour la remettre à la place exacte où elle l’avait prise, revenait au poêle et demandait sans cesse à monsieur Douville s’il avait besoin de quelque chose. Elle remplissait son verre d’eau dès qu’il y trempait ses lèvres.

Émilie s’amusait. Jamais elle n’avait vu Antoinette s’épivarder de la sorte. Enfin, le couvert fut dressé et ils passèrent à table.

«C’est délicieux, mademoiselle Antoinette.

Oh! mon Dieu, c’est rien de compliqué. Juste une vieille recette de bouilli de volaille de ma grand-mère.

       Oui, peut-être, mais il a un petit quelque chose de spécial.

       Ça pourrait être le fait que j’ai mis des os à moelle. Ça change pas mal le goût d’un bouilli.

       Ou c’est cela, ou c’est votre touche personnelle», renchérit Henri.

Émilie ne voulait pas priver Antoinette de son plaisir évident d’être avec Douville. Elle se cherchait une raison de sortir mais n’en trouva aucune. Elle offrit donc à Antoinette d’aller montrer à monsieur Douville combien la vue était belle du haut de la montée des Pointes.

«Montre-lui la place où on a eu notre première chicane, Antoinette. »

Heureusement, se dit-elle, elle n’avait jamais parlé à Douville de l’histoire de la robe bleu pâle. Antoinette demanda à Douville s’il était intéressé d’aller admirer le site. Henri répondit qu’il n’attendait que cela depuis des années. Émilie rit sous cape.

«Prends tout ton temps, Antoinette, j’vas faire la vaisselle.»

Ovila arriva à l’improviste. Émilie était encore seule et rangeait les derniers chaudrons.

«Qu’est-ce qui se passe? Antoinette est pas là?

       Imagine-toi donc qu’est partie faire une promenade avec Henri Douville.

       L’inspecteur? Je me suis toujours demandé quel genre de femme attirait un homme de même. J’ai ma réponse. » Emilie ne releva pas cette phrase. Elle demanda plutôt à Ovila où en étaient rendus les travaux, question qu’elle lui posait chaque jour.

«On est toujours en dedans. C’est le plus long. La p’tite finition ça prend un temps de fou, pis je serais mal à l'aise de dire à mes parents de rentrer dans la maison si la maison était pas finie à la perfection. »

Émilie répondit qu’il avait bien raison, même si, en son for intérieur, elle n’en pouvait plus d’attendre que soit fixée la nouvelle date du mariage. Elle se rapprocha et lui chuchota à l’oreille qu’elle avait hâte. Ovila lui flatta la nuque, du bas vers le haut. Il le savait, elle aimait toujours ce geste.

Henri et Antoinette rentrèrent. Henri était d’une affabilité exemplaire. Antoinette était rouge de plaisir et d’essoufflement. Henri avait accepté de «veiller un peu» comme il lui avait été offert. Antoinette lui présenta Ovila sans attendre.

«Henri, j’imagine que vous reconnaissez Ovila Pronovost. C’est un des anciens élèves d’Émilie. C’est aussi son fiancé. »

À ces mots, la main d’Henri serra un peu plus fort celle qu’Ovila lui avait tendue.

«Comme c’est romantique. Vous allez vous marier avec votre ancienne institutrice.

       Je sais pas si c’est romantique, mais nous autres ça fait longtemps qu’on sait qu’on est faits pour aller ensemble.

       Ah! vraiment, comme c’est intéressant. Un amour caché pendant des années. Et vous, mademoiselle Émilie, est-ce que vous avez toujours su que monsieur était l’homme de votre vie?» Emilie se racla la gorge. Elle voulait à tout prix conserver sa contenance, mais Henri venait de commencer un petit jeu qu’ils étaient les seuls à comprendre. Elle haussa les épaules et se contenta de sourire, essayant de montrer à quel point les hommes, Ovila en l’occurrence, étaient naïfs. Ovila, qui ne savait pas du tout ce qui se passait, renchérit.

«J’ai été parti pendant quasiment deux ans, pis j’ai écrit une lettre à Émilie pour lui dire de m’attendre. Quand je suis rentré, l’année passée, Émilie m’attendait.»

Les propos d’Ovila étaient teintés tantôt d’orgueil, tantôt de tendresse, tantôt d’amour. Émilie ne savait plus où regarder. Henri semblait passionné par cette histoire et Antoinette aussi.

«Et vous, ma chère Antoinette, avez-vous déjà connu une chose semblable?

       Oh! non, moi vous savez, je vous l’ai dit, j’ai passé une bonne partie de ma vie en élève au couvent. Pis vous, monsieur Henri, avec tout votre charme, vous avez dû en faire couler des larmes.

       Pas vraiment, ma chère. A vrai dire, je ne me suis intéressé qu’à une seule femme. Je me suis même fiancé. Mais voyez-vous, ma chère, je me suis rendu compte qu’elle ne me rendait pas tout l’amour que j’avais pour elle. Alors j’ai feint de craindre le mariage, et je lui ai redonné sa liberté.

       Pauvre vous! C’est pas drôle des histoires de même, hein Émilie? Vous avez dû en avoir de la peine.

       Oui, un immense chagrin, au point que j’ai reporté un voyage en Europe. Nous devions y aller en voyage de noces.

       En Europe! s’écria Ovila. Ça devait être une belle capricieuse votre fiancée. Je connais pas beaucoup de femmes qui refuseraient un voyage de même.

       Que voulez-vous, mon cher. Il y a un homme chanceux quelque part qu’elle aimait en secret. Le malheur des uns fait le bonheur des autres.

       Est-ce que vous avez encore du chagrin? lui demanda Antoinette, tout à son romantisme.

       Occasionnellement, surtout quand il m’arrive de la voir.

       Ho! fit Antoinette, ça doit être terrible de la voir. Surtout si, comme vous dites, ça vous arrive encore. Tu trouves pas, Emilie?»

Émilie, qui depuis le début de cette discussion était de plus en plus confuse, regarda Antoinette. Puis Henri. Puis Ovila. Puis Henri à nouveau. Elle ne savait quelle contenance adopter. Elle venait de comprendre l’ampleur du mal qu’elle avait fait. Il lui fallait trouver un moyen de s’excuser. Elle prit finalement son courage à deux mains.

«Je comprends, pauvre monsieur Douville, que cette femme vous a terriblement blessé. Mais j’aurais de la difficulté à croire qu’une femme honnête irait jusqu’à se fiancer pour jouer une comédie. Personnellement, si je connaissais une femme capable de faire une chose comme ça, je ne lui parlerais plus jamais.»

Henri l’avait écoutée religieusement. Entre elle et lui, la situation commençait à devenir tendue. Émilie décida néanmoins d’aller jusqu’au bout de cette explication.

«Je connais une fille qui a vécu, disons, quelque chose de semblable...

       Ah oui? fit Antoinette. Tu m’as jamais dit ça!

       C’est parce que c’est une fille de Saint-Stanislas, Antoinette.» Émilie enchaîna, oubliant soudainement de châtier son langage. «Donc, cette fille-là, il paraît que c’est pas par méchanceté qu'elle s’était fiancée. Elle avait la certitude de pouvoir rendre son fiancé heureux. Pis, il paraît

       bin tout cas c’est ce que les gens racontent qu’elle aurait dit — il paraît qu’elle s’est rendu compte que peut-être que lui pis elle ils avaient pas grand-chose en commun. Ça fait que le gars qui, il paraît, pensait la même affaire, a dit à la Mlle que c’était mieux de même. Il paraît aussi que, quand la fille a su que le gars avait menti, elle avait eu le cœur absolument crevé.

       Tu parles d’une niaiserie. Si seulement le monde se parlait des fois», fît Antoinette, impressionnée par cette histoire.

Douville s’était mouché bruyamment, avait éternué à deux reprises et s’était mouché encore une fois. Emilie revit dans ce geste l’attitude du curé Grenier lors de sa représentation de Noël. Le curé Grenier avait ainsi caché ses rires. Henri venait de cacher ses pleurs. Si Emilie avait pu, elle l’aurait consolé. Du regard, elle essaya de lui faire savoir qu’elle venait de comprendre toute la générosité de sa rupture.

Henri changea le sujet de discussion. Il reporta toute son attention vers Antoinette. Celle-ci, remise de ses émotions, proposa une partie de cartes, ce qu’Ovila approuva chaudement. Quelque chose dans l’attitude d’Emilie l’avait troublé et il était bien content qu’on lui offre de s’occuper les mains et l’esprit.

La soirée se poursuivit sans autres nuages. Émilie avait retrouvé sa bonne humeur, Henri aussi. Antoinette était resplendissante. Son plaisir fut à son comble lorsque, sachant qu’elle passerait l’été à Trois-Rivières, Henri lui glissa:

«Je sais que je devrai aller à Trois-Rivières à plusieurs reprises cet été. Avec votre permission, Antoinette, j’irais vous visiter. »

La soirée s’acheva joyeusement. Ovila avait raconté à Henri le souvenir qu’il avait de lui comme inspecteur.

«Épousailles? qui peut me donner le singulier d’épousailles? disait-il en imitant l’accent d’Henri. Crois-le ou non, Henri, je me suis toujours rappelé de la réponse: «Il n’y a pas de singulier à épousailles. Souvenez-vous de cela! Il y a toujours deux personnes qui se marient!»

La partie de cartes terminée, Henri se leva, prit son chapeau et demanda un dernier verre d’eau qu’Antoinette lui versa.

«Émilie, pourrais-je vous voir deux minutes? Il y a une petite chose que je voudrais vérifier dans votre cahier d’appel. »

Émilie et lui demeurèrent dans la classe pendant qu’Antoinette et Ovila sortaient pour s’occuper de l’attelage.

«Je suis désolé de t’avoir blessée, Émilie. Je t’ai prêté plus de mauvaise volonté à mon égard que tu n’en avais eue. Mais je rumine cette histoire depuis si longtemps que je crois en avoir déformé les faits.

       J’aurais dû parler plus vite.

       L’incident est clos, ma chère, et comme dit le philosophe, la vie continue.»

Il se dirigea vers la sortie, regarda Antoinette par une des fenêtres. Antoinette et lui. Deux enfants seuls. Deux enfants élevés dans les communautés. Oui, Antoinette et lui pourraient peut-être découvrir ensemble les joies d’une famille.

«Émilie, tu as été une étoile filante dans ma vie. Les gens disent que si on aperçoit une étoile filante, il faut s’empresser de faire un vœu. J’ai fait mon vœu ce soir. » Il pointa Antoinette d’un mouvement de tête. «Mon désir c’est d’arriver au port. Je crois que le marin que je suis, en errance sur une mer déchaînée depuis tant de mois, vient enfin d’apercevoir son étoile du Nord.» Il se racla la gorge, fit un sourire moqueur et ajouta: «A ton avis, Emilie, cette phrase était-elle assez poétiquement tournée?»

Ils éclatèrent de rire. Oui, Henri Douville était quelqu’un de vraiment spécial.

«Une dernière chose, Émilie. Si par hasard tu revoyais au doigt d’Antoinette cette bague que tu as déjà portée pendant quelques minutes, aurais-tu l’amabilité...

       De quelle bague est-ce que tu parles, Henri?»

Antoinette, qui savait depuis longtemps qu’elle aurait immensément de chagrin à quitter l’école du rang du Bourdais, sa première maison depuis des années, le fit finalement beaucoup plus facilement qu’elle ne l’avait cru. Elle s’en allait allègrement vers une autre vie. Une vie, elle l’espérait, avec Henri. Émilie s’était bien gardée de lui révéler les propos d’Henri. Elle s’était simplement réjouie de voir qu’Antoinette nourrissait à son égard des sentiments sans équivoque. Toute à sa joie, Antoinette n’avait pas vu les tourments d’Émilie.

Antoinette avait offert à Émilie de rester avec elle jusqu’à la dernière journée. Émilie lui avait répondu, avec douceur, qu’elle préférait être seule pour quitter l’école. Elle n’avait pas eu besoin d’en dire davantage. Antoinette avait compris. Henri était venu la chercher, arrivant tout en sueurs et aussi poussiéreux que d’habitude. Il avait hissé le maigre bagage d’Antoinette — une valise et un petit lit de fer — sur le banc arrière de sa calèche.

Émilie et Antoinette étaient restées seules à l’étage. Antoinette était excitée à l’idée de faire toute la route avec Henri, mais son bonheur était quand même nuageux. «Comment est-ce qu’une fille peut dire que jamais elle a été aussi heureuse que depuis le feu du couvent.

       Comme tu viens de le faire, Antoinette.»

L’étreinte des deux amies fut de courte durée. Henri appelait Antoinette. Toutes les deux, elles refoulaient leurs larmes.

«Dire que tout ça a commencé à cause de ma jalousie parce que tu étais plus belle pis plus grande que moi.

       J’ai toujours été jalouse de toi aussi.

       Toi! jalouse de moi?

       Oui. Les personnes qui ont un cœur aussi grand que le tien font toujours des envieux.

       Ho! Emilie, arrête, tu vas me faire brailler.»

À ces mots, les deux amies éclatèrent en sanglots au grand désespoir d’Henri qui venait de les rejoindre.

«Si j’étais peintre, je ferais une toile que j’intitulerais

Les pleureuses.

       Cessez donc de blaguer, monsieur Henri», fit Émilie.

       Mais je ne blague pas du tout. Seulement, je ne suis pas peintre. Alors, je vous en prie, chessez vos larmes, comme diraient les enfants.»

Ovila arriva. Il n’avait pas voulu rater le départ d’Antoinette. Il savait qu’il lui devait beaucoup. Son intuition lui disait aussi qu’Émilie ne devait pas être seule. Assistée d’Henri, Antoinette monta sur le siège.

Henri mit la calèche en marche. Antoinette serra encore la main d’Émilie pendant quelques instants, puis elle la laissa tomber. Émilie resta dehors à regarder la poussière retomber dans le Bourdais. Ovila ne dit pas un mot, se contentant d’être à ses côtés.

Émilie tournait en rond. Elle avait bouclé ses valises et ses multiples malles. Elle s’était levée avec le soleil, pour s’assurer que tout était en ordre. Elle avait mangé son dernier petit déjeuner, lavé sa tasse, son assiette, son couteau, sa fourchette et sa cuiller. Elle avait rangé le tout sur l’étagère, à l’envers, de façon à empêcher la poussière de s’accumuler. Elle avait enlevé sa literie, fait aérer son matelas, ouvert toutes grandes les fenêtres de la classe et de ses locaux. Elle respirait à grands poumons l’odeur des murs et des planchers. Ses odeurs. Six années d’odeurs, de rires, de pleurs. Six années de travail et de plaisir. D’ennui, aussi.

Elle descendit au rez-de-chaussée tout ce qu’elle pouvait porter elle-même avant l’arrivée d’Ovila. Elle se dirigea ensuite vers son pupitre, s’assit et regarda la classe vide d’enfants, vide d’elle-même. Six ans d’enseignement. Six ans qui avaient filé dans sa vie. Six années qui ne reviendraient plus jamais. Elle quittait l’enseignement. Pour toujours. Elle n’avait pas été déçue. Bien sûr, la vie d’institutrice était souventes fois pénible. Mais c’est la vie qu’elle avait souhaitée. Maintenant, elle voulait d’une autre vie. Être avec Ovila, avoir des enfants et penser à l’avenir. Elle n’avait pensé à l’avenir qu’en de rares occasions. Pendant cinq ans, l’avenir avait toujours eu le même décor: une classe, des pupitres, des fenêtres difficiles à garder propres, des enfants qui changeaient mais qui avaient toujours les mêmes airs de famille. Cette année, elle avait accueilli la petite sœur de Charlotte. Cela avait été comme si elle avait revécu à nouveau l’arrivée de Charlotte elle-même. Sauf que la petite sœur de Charlotte n’avait pas eu besoin de se faire rappeler l’heure. Charlotte... Elle ne l’avait vue qu’en de rares occasions, Charlotte ne sortant presque plus de chez elle. Elle s’était déplacée pour aller la visiter. A son anniversaire, à Noël, à Pâques. Elle n’oublierait jamais Charlotte. Six annés à enseigner les mêmes choses, mais jamais vraiment de la même façon. Elle avait toujours adapté son enseignement aux enfants. Certaines années, les enfants étaient curieux, avides d’apprendre. D’autres années, ils étaient agités, distraits. Elle n’avait jamais eu un groupe d’enfants qui ressemblait au groupe précédent.

Elle ouvrit une des boîtes qu’elle avait déjà bien ficelée. Cette boîte contenait ses souvenirs les plus précieux. Un dessin. Une fleur séchée. Un rameau bien tressé et sans odeur tant il était jauni et sec. La composition qu’Ovila avait faite sur le respect. Elle avait toujours conservé les plus beaux textes que les enfants avaient rédigés. Une autre composition d’Ovila sur le bois. Une prière que la grosse Marie, maintenant mariée, avait écrite pour remercier ses parents de leur bonté et qu’elle avait intitulée : «Mon quatrième commandement».

Emilie souriait à travers ses larmes. Elle s’ennuierait de l’école, même si elle savait qu’elle n’en serait pas éloignée. L’enseignement lui manquerait, malgré une dernière année qui lui avait pesé un peu plus lourd. Les rires, les cris, les déceptions et les succès de ses élèves lui manqueraient. Lui manquerait aussi la variété saisonnière que lui offrait l’enseignement dans une école de rang: dix mois de travail suivis d’un été qu’elle pouvait regarder passer.

Elle remonta à l’étage pour fermer les fenêtres. Elle avait essayé de rendre le local le plus attrayant possible pour la nouvelle institutrice qui arriverait en septembre. Les commissaires lui avaient demandé si elle accepterait de remplacer l’institutrice, si jamais elle était malade. Emilie, elle, préférait que ce soit Rosée qui fasse ce travail. Il valait mieux qu’elle ne touche plus jamais à une craie, à un crayon de correction, à un livre de classe. Elle voulait que l’enseignement demeure un souvenir. Une période de sa vie qu’elle pourrait toujours ranimer en disant: «quand j’étais jeune et que j’enseignais...» Pas une seule journée elle n’avait manqué d’être à son poste. Grippe, mal de femme, extinction de voix, elle avait toujours été là. Entre dormir à l’étage et faire travailler les enfants en silence, elle avait toujours opté pour être avec les enfants.

Elle regarda l’heure. Ovila devait arriver d’une minute à l’autre. Elle redescendit dans la classe. Elle commença à fermer les fenêtres, une par une, prenant son temps pour bien s’imprégner des caractéristiques de chacune. La première qui grinçait. La seconde, sur laquelle il fallait donner un coup de poing à deux pieds de la base. La troisième, à laquelle il manquait une vis à la penture. La quatrième, dont le carreau en haut à droite avait été étoilé par un caillou lancé par elle n’avait jamais su quel élève. La cinquième, dont la vitre du bas avait toujours été gondolée, comme si elle avait fondu au soleil. La sixième, dont le mastic, pour une raison mystérieuse, se ratatinait d’année en année plus rapidement que celui des autres fenêtres.

Elle promena sa main sur chacun des pupitres, tout à coup attentive aux graffiti que les enfants s’étaient amusés à écrire et qu’ils n’avaient pu effacer. Charlotte x Lazare; Émilie, ma jolie...; Punaise; J’aime Jésus; J.C. est bête. Elle avait toujours répété aux enfants qu’il ne fallait pas abîmer la propriété d’autrui. De toute évidence, cet enseignement-là n’avait pas porté fruit.

Elle tourna ensuite son attention sur le plancher. Toujours les mêmes planches fendues. Toujours les mêmes jours entre les joints. Ses ramasse-poussière, comme elle les appelait. Toujours les mêmes taches impossibles à faire partir, surtout celle-là, en forme d’ours, que le petit Oscar avait involontairement dessinée en cassant son encrier. La tache avait bien pâli un peu à force d’être passée à l’eau de javel, mais elle était encore là.

Emilie sortit. Elle fit le tour de l’école, reculant pour mieux la regarder. L’école s’embrouilla. Elle décida donc de rentrer.

Elle s’assit encore à son pupitre. Elle regardait chacune des places devant elle. Elle entendait encore les voix. Elle voyait encore les visages, tantôt sérieux, tantôt rieurs. Finalement, elle conclut qu’elle était la seule à avoir changé. Elle était arrivée ici à seize ans. Elle en avait vingt et un. Elle avait vieilli. Non! elle n’avait pas vieilli.

Fébrilement, elle enleva toutes les pinces qui retenaient son chignon. Ses cheveux dévalèrent la pente de sa nuque et de son dos. Elle courut au petit coin. Elle se fît des nattes, beaucoup plus longues, beaucoup plus lourdes que celles qu’elle avait tressées ce premier hiver après le spectacle de Noël. Elle se regarda dans le miroir, se sourit à pleines dents. Son sourire se changea en une grimace de myope. Elle s’approcha du miroir. Elle avait bien vu! Un cheveu blanc la narguait de tout son éclat. Son premier cheveu blanc! Elle l’arracha. Tant pis, elle gardait ses tresses.

Ovila arriva et pouffa de rire.

«Tu as l’air d’une jeunesse, ma belle.

       J’espère. Je pars d’ici sans trop de rides...juste un cheveu blanc.

       Un cheveu blanc! Ben, ma belle, il est grand temps qu’on s’occupe de vous enlever vos problèmes. »

Ovila s’approcha d’elle, lui enserra la taille et lui posa une bise dans le cou. Emilie laissa tomber sa tête vers l’arrière.

«Ça sera pas l’été que je voulais, Ovila.

       C’est une question de semaines, Émilie. Ça sera pas plus facile pour moi. Mais en tout cas, j’vas avoir la fierté de te porter chez nous, dans notre maison, sous notre toit.

       Le seul toit que je veux, Ovila, c’est le creux de ton épaule.»

Ils restèrent sans bouger pendant quelques minutes. Puis Emilie suivit Ovila à l’étage.

«Laisses-tu ton coffre de cèdre à Saint-Tite? Je vois pas l’utilité de tout trimbaler ça à Saint-Stanislas. »

Émilie réfléchit pendant quelques minutes. Elle en avait besoin pour le jour du mariage. Tous ses effets y étaient rangés.

«Je l’apporte...pour le mariage et pour les jours où j’vas trop m’ennuyer de toi.

       Si c’est ce que tu veux, on va le monter dans la calèche.»

Ovila voulut enchaîner, mais revint sur sa décision. Émilie sentit son hésitation.

«Qu’est-ce que tu voulais dire?

       Rien.

       Rien?

       Tu rirais de moi.

       Dis toujours.

       Aurais-tu quelque chose qui, qui...que tu aurais porté pis qui sentirait un peu comme toi. Comme ça, quand moi aussi j’vas m’ennuyer, je pourrais me consoler un p’tit peu.

       Un mouchoir pis un peigne de cheveu, est-ce que ça ferait ton bonheur?

       Si tu promets de pas rire de moi, ça ferait mon bonheur.

       Je pourrai jamais rire de l’ennui, Ovila. L’ennui c’est quelque chose qui fait tellement mal.»

Ovila transporta le coffre de cèdre, Emilie, le reste du bagage. Elle quitta son école sans verser de larmes. Ovila l’accompagna jusqu’à Saint-Stanislas. Ils se suivirent sur la route, roulant côte à côte quand la voie était libre.

Ils firent une courte halte chez Lucie, comme cela devenait coutume. Lucie les accueillit à bras ouverts et s’enquit de la date du mariage. Emilie répondit qu’elle le lui dirait aussitôt que possible.

Juste avant d’arriver à Saint-Stanislas, elle rappela à Ovila de l’aviser au moins trois semaines à l’avance afin qu’ils aient le temps requis pour la publication des bans. Ovila promit.

Ils arrivèrent à la côte Saint-Paul à la brunante. Célina et Caleb, presque méfiants à l’endroit de leur fille, furent soulagés de voir leur «gendre». En son for intérieur, Caleb s’était avoué qu’il aurait été à peine surpris si elle lui avait annoncé une seconde rupture.

Émilie et Ovila se quittèrent le lendemain matin, le cœur au bord des lèvres. Ovila promit à Émilie que cette fois il écrirait. Émilie lui dit qu’elle attendrait chacune de ses lettres et qu’elle répondrait le plus rapidement possible. Il promit aussi qu’il viendrait la voir à quelques reprises durant l’été. Elle lui demanda de ne pas l’en aviser afin que ce soit toujours une surprise.

«Deux mois, Émilie, deux p’tits mois de rien du tout, pis on va être ensemble pour pas mal de temps.

       J’espère de pas être obligée d’attendre deux mois.

       Moi aussi, mais ça va dépendre de la température. »

Et Ovila partit en lui faisant mille signes de la main. Émilie constata que c’était toujours elle qui restait. Avec Berthe, avec Antoinette et, encore une fois, avec Ovila. Berthe n’était jamais revenue. Antoinette reviendrait occasionnellement et Ovila, elle l’espérait, reviendrait pour toujours.

Elle rentra dans la maison, sourit tristement à ses parents, s’assit à la table de la cuisine, commença à défaire ses tresses. Son regard était fixe, bien accroché derrière une calèche qui trottait quelque part entre un passé déjà flou et un avenir qui lui serra la gorge tant il lui parut lointain. L’été traînait en longueur. Les jours s’étiraient les uns après les autres comme de vieux élastiques éventés, sans ressort et sans rebondissements. Émilie avait consacré ses journées à repenser à ses six années passées, racontant à ses jeunes frères et sœurs les meilleurs moments qu’elle avait connus. Après quelques semaines, ils connaissaient déjà ses anecdotes préférées.

Elle avait enfin reçu une lettre d’Ovila lui demandant si le neuf septembre lui conviendrait. Elle avait répondu que la date était parfaite et que pour aucune considération elle n’accepterait de la reporter. Ovila avait réécrit en lui demandant de courir au presbytère régler les détails de la journée. Caleb avait accompagné sa fille pour remplir les formalités. Le curé avait été d’une gentillesse extrême, malgré l’absence du fiancé.

Émilie était allée dans le bois se chercher une belle branche sèche et droite. Utilisant un des couteaux de son père, elle l’avait dénudée des quelques lambeaux d’écorce qui s’accrochaient encore à la chair, puis avait fait une petite entaille.

«Qu’est-ce que tu fais là, Émilie? lui avait demandé Caleb.

       Je compte les jours.

       Tu aimerais pas mieux faire des croix sur le calendrier?

       Non, parce que je sais qu’Ovila aussi compte les jours avec son p’tit bout de bois.»

Elle avait trouvé cette façon de se tenir près d’Ovila. Toucher à son bout de bois tous les jours comme lui touchait probablement au sien. Caleb ne lui avait plus fait de commentaires mais un soir, il avait parlé de cette manie avec Célina.

«C’est-y moi qui vieillis ou bien est-ce qu’à cet âge-là nous autres on était plus sérieux?

       Je dirais que c’est toi qui vieillis. Des fois, le monde fait des affaires pas importantes pantoute en y mettant bien du cœur. C’est sûr que toi, tu aurais jamais coché un p’tit bout de bois, mais moi, j’ai dessiné des fleurs sur le calendrier.

       Tu as fait ça, toi?»

Ovila n’avait pu venir une seule fois voir Emilie. Au fond d’elle-même, elle n’avait pas cru qu’il tiendrait cette promesse. Mais il avait tenu celle d’écrire et elle lui en sut gré.

Elle n’en pouvait plus d’attendre le neuf septembre mais fut quand même happée par un remous d’énervement lorsqu’il arriva enfin. Elle avait dit à Ovila qu’elle préférait ne le voir qu’à l’église. La messe devait être chantée à neuf heures. À huit heures et quart, Caleb avait discrètement demandé à un de ses fils d’aller voir à l’église si les Pronovost était arrivés de Saint-Tite. Son fils n’avait fait qu’un aller-retour et avait murmuré à l’oreille de Caleb qu’ils étaient tous là. Caleb soupira. La noce aurait lieu.

«Émilie! Émilie, bonyenne, est-ce que tu vas faire attendre ton homme le matin de ses noces?

       J’arrive. Pas besoin de crier de même, pâpâ. Moman achève de mettre des fleurs dans mon chignon.

       Tu vas quand même pas te mettre des fleurs dans les ch’veux!

       Juste des p’tites. Vous allez voir, c’est pas mal joli.»

Caleb haussa les épaules. Qu’est-ce qu’elle allait encore inventer. Des fleurs dans les cheveux!

Émilie descendit l’escalier sur la pointe des pieds, demandant à ses sœurs de rester en haut. Elle voulait surprendre son père. Ses frères, assis à la table de la cuisine, comprirent son jeu et ne soufflèrent mot. Caleb était occupé, devant le miroir suspendu au-dessus de la pompe à eau, à recommencer pour la énième fois la raie dans ses cheveux. Il bougonnait, ne réussissant jamais à la faire droite. Ses sillons étaient plus rectilignes.

«Maudite calamité! J’vas pourtant l’avoir.» Il prit un épi de cheveux rebelles avec ses doigts patauds, tenta de lui faire changer de direction. L’épi se redressa inexorablement. Il mouilla la mèche. Elle pointa encore plus désespérément.

«Dans ce temps-là, il faut coller tout ça avec un p’tit peu de savon.»

Émilie avait parlé avec tellement de calme et tellement d’ironie que Caleb n’avait pas pris conscience que c’était elle qui venait de trouver la solution à son problème. Il aperçut finalement son reflet dans le miroir. Il se tourna lentement. Pour la première fois, il venait de prendre conscience que sa fille était belle.

 «Si je savais pas que c’est toi, Emilie, je penserais que tu es une apparition de ma mère, quand elle était jeune.

       Il paraît que je lui ressemble, répondit-elle doucement.

       Tu es son portrait tout craché.» Il resta quelques instants à la regarder en se disant que c’était une vraie laveur du ciel de lui envoyer une image vivante de sa mère. C’était aussi une vraie faveur du ciel de lui avoir donné une si belle mariée.

«Bon ben, vas-tu rester là à regarder ma couette ou est-ce que tu vas venir me montrer comment on colle ça avec du savon?»

Émilie rejoignit son père, se mouilla trois doigts, les passa sur le savon puis sur la mèche indisciplinée en lui donnant le pli souhaité. La mèche ne broncha plus.

«Vous voyez. C’était pas plus compliqué que ça. »

Caleb sourit enfin à son image. Célina était maintenant devant lui, ajustant les boutons de son faux col.

«Ça va faire le tripotage! C’est fatigant à la longue. Bon, tout le monde dehors, on part. »

Caleb, Célina et Émilie montèrent tous les trois dans une calèche. Les autres enfants s’installèrent dans une seconde voiture et prirent les devants.

«Tu as de la chance d’avoir une belle journée de même, Émilie. Regarde-moi la Batiscan qui brille comme si elle avait mis ses beaux atours pour ton mariage.»

Émilie regarda la rivière. Puis elle regarda sa robe. Puis elle regarda à nouveau la rivière.

«C’est drôle, mais je viens juste de me rendre compte que ma robe est de la même couleur que la rivière. »

Le clocher se faufilait entre les maisons. Tantôt il se découvrait. Tantôt il se cachait. Enfin, il ne put que se montrer au grand jour. En voyant arriver la voiture des enfants Bordeleau, les Pronovost et tous les invités étaient rentrés dans l’église. Émilie sentit sa gorge se nouer. Elle prit la main de sa mère. Célina la regarda et lui sourit.

«Je me demande si nos parents étaient nerveux comme nous autres le jour de nos noces, Caleb.

       Je suis pas nerveux. Ça fait assez longtemps que j’essaie de me débarrasser de cette grande tannante-là.

       Arrête donc de la taquiner.

       C’est correct, moman, ça me change les idées quand je l’écoute dire des niaiseries.

       Des niaiseries! fit Caleb faussement offusqué. J’vas t’en dire une autre à part de ça. Je pense que je suis encore plus nerveux que quand j’ai marié ta mère.»

Il venait d’immobiliser la calèche. Il descendit, en fît le tour et aida Célina puis Emilie à descendre. Emilie frotta énergiquement le devant de sa jupe pour la débarrasser de tous les plis qui s’étaient formés pendant le trajet. Célina frotta l’arrière.

«Le velours est pas trop tapé. C’est de la belle qualité. Bon, moi je rentre. J’vas te regarder marcher. Tiens tes épaules pis ta tête bien droites. Pis toi, Caleb, marche pas plus vite qu’elle. Laisse-la te donner le pas.

       Envoyé, envoye, presse-toi. On a juste une minute pour rentrer.

Célina alla s’asseoir à l’avant, saluant au passage les visages qui lui étaient les plus familiers. Elle fit un petit signe de tête à Dosithée et à Félicité qui, à en juger par leurs bouches crispées, étaient aussi nerveux qu’elle et Caleb. Dosithée mâchouillait sa moustache et Félicité se mordait la lèvre inférieure. Ovila se tenait fièrement à l’avant, le dos tourné à l’autel, le curé à ses côtés. Il salua sa belle-mère en lui souriant de toutes ses dents. Célina le regarda et se demanda comment il faisait pour être aussi calme. Puis elle vit qu’une petite veine lui battait au front. Une toute petite veine bleue. Discrète. Traîtresse.

Un murmure partit de l’arrière de l’église, bondissant comme un galet lancé sur l’eau jusqu’à l’avant. Caleb et Émilie venaient de faire leur apparition. Célina se monta sur la pointe des pieds et s’étira le cou pour bien voir. Félicité et Dosithée se sourirent. La petite veine sur le front d’Ovila accéléra son battement.

Émilie serrait le bras de son père. Elle avait vu Ovila et Caleb sentit que son pas se faisait de plus en plus rapide. Il la retint un peu. Elle ralentit. Elle marcha pendant toute l’éternité de l’allée centrale. Elle ne reconnut personne, ne voyant que les yeux d’Ovila qui se fondaient dans les siens. Enfin, elle le rejoignit.

Le reste de la cérémonie ne fut que brouillard jusqu’à ce que le curé lui demande si elle acceptait de prendre Charles pour époux. Elle allait dire oui, quand tout à coup elle se rendit compte que le curé avait dit Charles.

«Charles? » avait-elle répété, étonnée.

Le curé avait regardé à nouveau sur son papier et dit que c’était bien ce qui était écrit. Émilie se tourna alors vers Ovila.

«Charles?

       Oui, c’est mon nom de baptême. J’ai jamais pensé de te le dire.» Il riait presque.

Émilie dit donc oui. Le brouillard s’était à nouveau épaissi, ne laissant filtrer que l’éclat de l’anneau qui lui avait été glissé au doigt.

Elle signa les registres en se demandant ce qu’elle signait. Ovila avait apposé sa signature et leurs pères aussi.

Mais elle se retrouva encore dans cette allée sans fin, pendue au bras d’Ovila, ne voyant que des sourires. Elle comprit qu’ils répondaient au sien et à celui de son mari. Le soleil vint enfin dissiper la brumaille.

«Est-ce que je peux embrasser ma femme?

       Oh! oui, tant que tu voudras.»

Ovila l’avait embrassée avec une générosité que les gens n’étaient pas habitués à voir.

«Félicitations, madame Pronovost.»

Emilie s’était retournée, pensant qu’on s’adressait à sa belle-mère pour finalement comprendre que c’était à elle qu’on parlait.

«Antoinette! Regarde, Ovila, Antoinette est venue!»

Les deux amies s’étaient enlacées. Émilie cachait difficilement son émotion. Ce n’est qu’après toutes ces effusions qu’elle aperçut le sourire d’Henri.

«Henri! Comme c’est gentil de t’être déplacé!

       Mais voyons, Émilie, penses-tu que j’aurais laissé ma femme faire seule tout ce trajet?

       Ta femme?

       Antoinette.

       Antoinette! Vous êtes mariés?

       Depuis la semaine passée, Émilie», fit Antoinette rayonnante.

Sous le coup de l’émotion, Émilie ne songea pas au fait que ses amis ne l’avaient pas invitée. Antoinette ne lui laissa pas le temps d’y réfléchir.

«Ma mère est vraiment pas bien. Ça fait qu’Henri pis moi on a décidé de faire ça vitement. On a même eu une dispense de bans, grâce au curé de la paroisse de ma mère. Notre voyage de noces, c’est hier soir qu’on l’a commencé quand on a attelé pour venir ici. On pense qu’à soir, on va aller dormir à l’hôtel Grand Nord de Saint-Tite. C’est à Saint-Tite qu’on veut aller parce qu’on est des romantiques.» Elle avait dit cette phrase en chuchotant. «Demain, on a l’intention d’aller au lac aux Sables. L’année prochaine, Henri m’amène voir les chutes Niagara.»

Toute attentive à son amie, Emilie n’avait pas remarqué les gens qui attendaient pour la féliciter. Antoinette, mal à l’aise, avait laissé Emilie à ses parents, en lui disant qu’elle la reverrait à la côte Saint-Paul. Émilie avait été embrassée par tout le monde, Ovila, farceur, prenant la file à toutes les minutes ou presque. Caleb mit fin aux effusions en disant à ses invités qu’il les attendait tous à la maison. Ils se dispersèrent et se dirigèrent vers leurs voitures. Les jeunes mariés prirent place dans la calèche d’Ovila et ouvrirent le défilé.

«Qu’est-ce que tu penserais de ça, Émilie, si on restait le temps d’être polis, pis qu’on s’en allait à Saint-Tite. J’ai hâte que tu voies la surprise que j’ai pour toi.

       Si tu penses que ça peut se faire, moi je demande pas mieux.»

La noce avait été parfaitement réussie. Émilie, toute à sa joie, avait quand même pris le temps de parler à chacun des convives, s’attardant plus particulièrement à Lucie et à Antoinette. Voyant qu’Ovila commençait à s’impatienter, elle monta à sa chambre, enleva sa robe de velours et enfila une autre robe plus confortable pour la route. Il avait été convenu que les Pronovost transporteraient tous ses bagages, y compris le coffre de cèdre délesté de quelques vêtements et effets nécessaires.

Profitant de sa courte absence, ses parents placèrent tous les cadeaux sur le plancher, au centre du salon, et obligèrent Emilie à se fermer les yeux dès qu’elle redescendit. Émilie, au bras d’Ovila, entra dans le salon, les yeux toujours fermés et le rire facile.

«Pourquoi est-ce que vous m’obligez à fermer les yeux comme ça?

       C’est parce qu’il y a des cadeaux qui pouvaient pas être emballés, lui répondit sa mère. Bon, astheure tu peux regarder.»

Émilie ouvrit les yeux et poussa un cri. Devant elle, il y avait un rouet, un ourdissoir et toutes les pièces d’un métier à tisser. Les Pronovost avaient acheté le rouet et fabriqué l’ourdissoir. Caleb avait fait venir le métier de chez Leclerc, à L’Islet. Émilie et Ovila déballèrent ensuite les autres cadeaux. Lucie, imprévisible comme toujours, avait offert un fouet à Émilie.

«Faudrait p-pas que tu comprennes mal. C’est pour ta Tite, pas p-pour ton mari.»

D’Antoinette et Henri ils reçurent un vase au cou de cigogne.

 «Je sais combien tu aimes les fleurs, Emilie. Ça fait que j’ai pensé qu’un vrai beau pot ça te ferait plaisir.»

Émilie continua de sourire à Antoinette tout en pensant que c’était Henri qui lui avait donné son premier vase.

Bientôt, il ne leur resta plus à ouvrir qu’un colis, en provenance de Saint-Tite, comme en faisait foi le cachet de la poste. Émilie déchira prudemment l’emballage, le mot fragile étant inscrit à plusieurs endroits. Le colis contenait une toute petite ardoise, une craie, une petite brosse et un mot qui disait que cette ardoise se voulait un rappel de six années d’enseignement. Sur l’ardoise, expédiée par Charlotte, une seule phrase : «Merci! Et je n’ai jamais trahi notre secret!»

Emilie et Ovila quittèrent Saint-Stanislas au milieu de l’après-midi. Suivant les recommandations d’Ovila, elle apporta sa valise — celle reçue de ses parents l’année précédente — remplie de tout le nécessaire pour une semaine. Ovila n’avait pas voulu lui dire pourquoi elle avait besoin de ces choses.

«Tu as quand même pas envie, Ovila, de me garder dans la maison pendant une semaine sans sortir? Sans voir de monde?

       Prends donc patience, Émilie. Tu vas comprendre quand on va arriver à Saint-Tite.

       Je veux pas dire par là que j’aurais quelque chose contre...» ajouta-t-elle d’un ton espiègle.

Ovila lui laissa tomber la main. Il glissa ses doigts le long de sa cuisse. Émilie posa sa main sur celle de son mari et soupira. Ovila la regarda de côté sans dire un mot. Lui- même avait l’air plutôt guilleret.

Ils franchirent le pont de la rivière Des Envies. Émilie commença à s’agiter. Bientôt elle verrait sa petite école. Plus qu’une courbe. Elle la vit enfin mais ne ressentit pas cette excitation si familière quand elle la retrouvait après un long été d’éloignement. Ëlle en fut soulagée. Pas de regrets, pensa-t-elle. Pas de regrets. Elle regardait «sa» maison. Ovila l’épiait du coin de l’œil.

«Émilie, tu as même pas regardé la nouvelle maison.

       Je m’excuse, Ovila, mais j’ai oublié. C’est pas fin de ma part, surtout quand on pense que c’est à cause de cette maison-là qu’on a été obligés de retarder notre mariage.

       J’vas t’excuser en me disant que c’est pour ça que tu voulais pas la voir. »

Ils arrivèrent devant leur maison. Ovila demanda à Émilie de descendre. Elle prit sa valise mais Ovila interrompit son geste. «Laisse ça là, Emilie. Je veux juste que tu jettes un coup d’œil en dedans pour voir comme c’est changé. Ma mère a pas voulu mettre de rideaux ou d’affaires de même parce qu’elle disait que tu avais un goût bien à toi pis que c’était pas à elle de décider pour nous autres.

       Pourquoi est-ce que j’apporte pas ma valise?

       Prends patience, Emilie, prends patience.»

Elle ne posa plus de questions. Ovila lui prit la main et la dirigea vers la porte, qu’il s’empressa d’ouvrir.

«Bienvenue chez nous, madame Pronovost.»

Il l’embrassa, la souleva de terre et la porta jusqu’à la cuisine. Emilie riait aux éclats. Il pivota sur lui-même, sans la déposer, et lui demanda si elle avait bien vu. Elle lui répondit qu’il tournait trop vite. Alors il l’assit sur une chaise sans lui donner la chance de poser un pied au sol.

«Tu vas pas bouger d’ici pendant que moi je mets ce qui manque dans la calèche. »

Il ouvrit la glacière et sortit quelques paquets qu’il mit dans une grande boîte déjà presque remplie. Il la ferma soigneusement, puis il alla la déposer dans la calèche. Émilie n’avait pas bronché. Elle se demandait où il voulait en venir. Ovila rentra.

«Maintenant, si madame veut me suivre, son carosse est avancé.» Il fît une galante courbette.

Émilie le salua très dignement de la tête, répondant à son jeu. Il referma la porte et escorta Émilie jusqu’à sa place.

«Cesse tes mystères, Ovila.. .Dis-moi où tu me conduis.

       Pas question, le mystère va être mystérieux jusqu’à ce que je dise qu’on est rendus au bout de notre voyage.»

Il conduisit la calèche, revenant sur ses pas jusqu’à la nouvelle maison qu’Émilie, cette fois, regarda attentivement, complimentant Ovila sur le magnifique travail qu’il avait fait.

«La maison a juste un p’tit défaut. Le plancher du deuxième va toujours gondoler à cause de tous les hivers qu’il a passé sans protection.»

Émilie pensait qu’ils redescendraient vers le Bourdais d’été en tournant à gauche, mais Ovila tourna à droite et engagea la calèche dans un sentier péniblement tracé par des roues de voiture.

«On s’en va dans le bois? demanda-t-elle étonnée.

       On s’en va vers le bois, Émilie, mais à une place spéciale que tu as jamais vue.

       Je suis déjà allée par là.»

Ovila la regarda, craignant tout à coup que sa surprise n’en fût pas une.

«Jusqu’où?

       Je pourrais pas dire.»

Il soupira de soulagement. Ils continuèrent à cahoter pendant plusieurs minutes. Émilie était occupée à repousser les branches d’arbres qui menaçaient à tout moment de les gifler.

«On arrive. On va être là dans dix minutes au plus.»

Il fit enfin arrêter le cheval. Il le détela pendant qu’Émilie, à sa demande, vidait la calèche. Ovila attacha le cheval avec une longue corde, pour lui permettre de brouter à son aise. Il recouvrit ensuite la calèche d’une bonne toile. Émilie ne comprenait toujours pas.

«Encore une p’tite marche de cinq minutes pis on est arrivés. »

Emilie lui emboîta le pas. Ovila porta la boîte de provisions et demanda à Emilie de laisser sa valise. Il viendrait la chercher. Elle répondit qu’elle pouvait la porter elle- même. Ils avancèrent à travers le bois maintenant plus dense. Ovila s’immobilisa enfin.

«Tu vas m’attendre ici. J’ai juste deux p’tites affaires à faire pis je reviens.»

Elle obéit. Pour rien au monde elle ne se serait levée pour se faufiler à travers les arbres et avoir un indice de ce que pouvait être la surprise. Elle adorait les surprises et elle savait qu’Ovila devait mettre au point quelque petit détail. Un suisse passa à côté d’elle sans paraître la remarquer, puis il s’arrêta en saccadant sa queue. Emilie retint son souffle pour ne pas l’effrayer. Le suisse se retourna, la regarda et repartit rapidement, changeant de couleur selon qu’il traversait une flaque d’ombre ou de soleil. Un froissement de feuilles et le craquement d’une branche sèche lui annoncèrent le retour d’Ovila.

«Tu es encore là, Emilie?

       Oui, Ovila, j’ai pas bougé d’un poil.»

Il apparut, un foulard de couleur pendant de sa poche de chemise. Il le prit dans ses mains.

«Ça, Emilie, c’est un p’tit cadeau. Mais avant de te le donner, j’aurais besoin que tu me le prêtes une minute.»

Avant qu’Émilie ne dise un mot, il commença à lui nouer le foulard autour des yeux.

«Vois-tu quelque chose?» demanda-t-il en agitant une main devant la figure d’Émilie.

«Rien. »

Il lui prit le bras et lui demanda de le suivre en lui promettant de lui indiquer le trajet et de faire attention pour qu’elle ne trébuche pas. Émilie, encore une fois, se plia à tous ses caprices. Ils marchèrent pendant à peine trois minutes. Émilie entendit un clapotis et sentit la présence de l’eau. Elle comprenait de moins en moins. A sa connaissance, il n’y avait pas d’eau dans les environs. Ovila dénoua le bandeau. Un lac! Un merveilleux petit lac d’eau claire et frémissante. Ovila, debout derrière elle, avait posé ses mains sur la tête d’Émilie, juste derrière les oreilles. Elle lui tint les poignets.

«Mais comment ça se fait, Ovila, que j’aie jamais entendu parler d’un lac?

       Parce que c’est un lac qui était sur la terre du père Mercure. Faut croire qu’on n’a jamais pensé d’en parler.

       Ovila, c’est un p’tit bijou bien caché dans son coffre en bois.

       Astheure, Émilie, tourne-toi.»

Il la fit pivoter. Devant elle, une toute petite maison de bois rond, fraîchement construite. Ovila la poussa légèrement pour qu’elle avance. Elle se dirigea vers la porte. Au moment où elle allait l’ouvrir, Ovila la retint et la souleva.

«Mes honneurs, madame.»

D’un léger coup de pied, il ouvrit la porte qu’il avait laissée entrebâillée et entra.

«Une grande pièce pour vous, madame, avec tout le confort. Une truie, une table avec une nappe dessus, quatre chaises, un p’tit chiffonnier, de la vaisselle, une glacière qui un jour aura de la glace. Oh! j’oubliais, un miroir pour vous permettre de regarder vos beaux yeux pis vos beaux cheveux, et, le confort de tous les conforts, un beau grand lit avec une paillasse remplie de bon foin frais, deux oreillers, des draps pis une couverte qu’Éva s’est fait un plaisir d’installer. »

Il s’y dirigea, et y déposa Émilie tout doucement. Émilie l’enlaça et le laissa commencer à l’explorer. Son lourdaud était une ouate qui lui chatouillait le corps de sa tendresse. Il se leva et voulut entreprendre de déboutonner sa chemise. Emilie l’attira à elle et lui fit comprendre que c’était elle qui le ferait. Il ne discuta pas.

La soirée transpirait la chaleur de la journée. Les grenouilles et les ouaouarons chantaient le clair de lune quand Émilie et Ovila sortirent du petit camp, tous les deux enroulés dans la couverture. Ils se dirigèrent vers le lac et s’assirent, les pieds dans l’eau. L’eau était tiède et invitante.

«Reste ici, Ovila, je reviens dans une minute.»

Émilie courut jusqu’au chalet, alluma une lampe, prit sa valise, la posa sur le lit, l’ouvrit et en retira sa robe de nuit qu’elle enfila à la hâte. Elle noua les six rubans, sans prendre la peine de faire des boucles. Elle enleva les quelques pinces qui tenaient encore à sa chevelure qu’elle brossa vigoureusement. Elle jeta un rapide coup d’œil dans le miroir et sourit. Elle sortit. Ovila l’entendit et se retourna. La lune jouait avec son ombre dans chacun des plis de la robe. Émilie marcha jusqu’à lui, sans dire un mot. Rendue à sa hauteur, elle ne s’arrêta pas. Elle avança résolument vers le lac. Elle ne ralentit le pas que pour habituer ses pieds à la douceur du sable qui lui glissait entre les orteils. Elle marcha encore, sans se retourner. Quand elle eut de l’eau jusqu’à la taille, elle plia les genoux et se trempa jusqu’aux épaules. Elle tourna sur elle-même, dans l’eau, et se releva. Ovila était debout. Il avait laissé tomber la couverture. Émilie lui ouvrit les bras. Il vint la rejoindre, l’enlaça, lui chuchota qu’elle était complètement folle et complètement belle et que les belles folles le rendaient toujours fou.

Le soleil avait depuis longtemps commencé à faire chanter les oiseaux lorsqu’Ovila ouvrit les yeux. Il se retourna et contempla le sommeil souriant d’Emilie. Il lui mordilla une oreille. Elle soupira et lui tourna le dos. Il lui mordilla l’autre oreille. Elle s’éveilla.

«Bonjour, ma belle brume. Est-ce que ça te tenterait de manger un p’tit quelque chose avec moi? Ta mère est une maudite bonne cuisinière, mais son repas est rendu pas mal loin. »

Emilie avait dit oui, s’était levée et avait enfilé sa robe de nuit froissée mais sèche. Ovila l’avait imitée mais n’avait rien enfilé. Il sortit pour aller «soulager sa nature». Emilie fit de même. Ils avaient mangé en riant de leur bonheur, Ovila taquinant Émilie sur le fait que bien peu de gens pouvaient savoir que les maîtresses d’écoles avaient plein de talents cachés.

«Ça fait six ans, Ovila Pronovost, que je regarde tes épaules, ton cou, tes jambes, pis tes cuisses. Le seul talent que j’ai, c’est d’avoir eu la patience de les attendre.» Elle émit un petit rire victorieux et moqueur.

       Pis moi, ça fait six ans que je trouve que tu vieillis plus vite que moi. Que j’ai peur que tu oublies de me regarder. Ça fait six ans que je rêve à toi à toutes les maudites nuits en trouvant que tu es la plus belle. Ça fait six ans que j’ai peur que tu trouves quelqu’un à ton goût. Pis là, ça fait un jour que je veux pas me réveiller parce que j’ai trop peur d’être encore en train de rêver.»

Pendant cinq jours, ils avaient dormi, mangé les provisions qu’Ovila avaient apportées, regardé les clairs de lune et continué de découvrir leur intimité. Ils ne s’étaient plus baignés, les chaleurs ayant définitivement quitté la Mauricie.

La sixième journée de leur exil, ils furent troublés d’entendre arriver quelqu’un. Ovila s’était vêtu à la hâte et était sorti du chalet, faisant signe à Émilie de ne pas bouger. Elle était donc restée dans le lit, se cachant complètement sous la couverture, ayant une terrible envie de rire tant son attitude lui parut enfantine. Elle entendit Ovila parler. Elle crut ensuite reconnaître la voix de Lazare. Qu’est-ce que Lazare était venu faire ici, s’était-elle vaguement demandé, se répondant aussitôt qu’il était probablement venu vérifier s’ils avaient besoin de quelque chose. Elle tendit l’oreille. Ovila ne parlait plus. Elle se leva, marcha sur la pointe des pieds et regarda discrètement par la fenêtre. Ovila était seul, la tête soutenue par ses bras appuyés sur un tronc d’arbre. Il lui tournait le dos. Elle eut le terrible pressentiment que Lazare venait de lui apprendre quelque chose de désagréable. Elle se dirigea vers la porte et chuchota.

«Ovila, est-ce que je peux sortir?»

Il fit oui de la tête avant de se retourner. Émilie se dirigeait déjà vers lui, sautillant entre les cailloux et les bouts de bois sec. Il la regarda venir, ne sachant comment lui annoncer la mauvaise nouvelle qu’il venait d’apprendre. Emilie essaya de sourire, mais la gravité du visage d’Ovila l’en empêcha.

«Qu’est-ce qui se passe, Ovila?

       C’était Lazare, Émilie.» Il cherchait ses mots. «Viens ici, ma belle brume, j’ai quelque chose à te dire.»

Elle s’approcha de lui et il l’enserra dans ses bras.

«Tu me fais peur, Ovila, qu’est-ce qui se passe? Est- ce que quelqu’un est malade?»

Ovila soupira. Elle avait visé juste. Il lui dit finalement que Lazare était venu pour l’avertir, elle, que Charlotte la réclamait. Charlotte était au plus mal. Le médecin ne lui donnait que quelques heures.

Émilie se précipita à l’intérieur du petit camp, en ressortit à la hâte pour remplir un bol à main d’eau fraîche du lac, retourna aussi rapidement à l’intérieur et demanda à Ovila d’atteler le cheval. Il lui dit que Lazare s’en était chargé et que l’attelage serait prêt. Elle lui demanda alors de se raser mais il répondit qu’il était préférable de ne pas perdre de temps à chauffer de l’eau.

«Ça presse tant que ça?» demanda-t-elle, soudain très inquiète de ne pas arriver à temps pour embrasser sa petite Charlotte.

       Je pense que ça presse, oui.»

Elle enfila une robe à la hâte, apporta son peigne et ses pinces à cheveux pour se faire un chignon en cours de route et dit à Ovila qu’elle était prête. Ils coururent jusqu’à la calèche, y montèrent précipitamment et Ovila poussa la bête.

Ils arrivèrent chez Charlotte. Émilie sauta de la calèche et se hâta vers la maison, soulagée de voir que la voiture du curé n’était pas là. Elle frappa à la porte et entra avant même qu’on vienne ouvrir. La mère de Charlotte l’accueillit, le visage inondé de larmes.

«Charlotte vous attend, mam’s...madame. On dirait qu’il y a-quelque chose qu’elle veut vous dire.»

Émilie suivit la mère jusqu’au chevet de Charlotte. Toute sa famille était agenouillée autour du lit. Émilie s’approcha, soudain prise d’effroi à l’idée que c’était la première fois qu’elle côtoyait la mort. On lui dégagea un passage. Elle respira profondément, prit une des mains de Charlotte dans les siennes et se pencha pour lui chuchoter qu’elle était là. Charlotte, émaciée, jaunâtre et cireuse, clignota des yeux. Elle demanda péniblement à Émilie si elle avait reçu son cadeau. Émilie lui dit que oui, essayant de mettre un peu de gaîté dans sa voix, et lui jura que c’était le cadeau le plus gentil et le plus pratique qu’elle avait reçu. Charlotte grimaça un sourire. Elle lui répéta qu’elle n’avait jamais trahi leur secret. Emilie ne savait toujours pas de quel secret il s’agissait. Elle avait à maintes reprises, depuis son mariage, essayé de résoudre l’énigme de cette petite phrase, s’étant promis de venir voir Charlotte dès son retour du lac à la Perchaude. Elle n’eut plus le courage de lui demander, maintenant, quel était ce fameux secret qui semblait avoir eu beaucoup d’importance pour Charlotte. Un sanglot lui monta à la gorge. Combien Charlotte avait eu d’importance pour elle aussi. Pourquoi l’avait-elle tant négligée depuis un an? Charlotte laissa tomber sa tête lourdement sur l’oreiller. Puis elle rouvrit les yeux encore une fois, regarda tout autour de la pièce, essayant de fixer son regard sur chacune des personnes présentes, puis tourna les yeux vers Emilie. Elle émit un gargouillement. Emilie crut qu’elle tentait de parler et colla son oreille près de la bouche de Charlotte, consciente qu’elle prenait la place que la mère de Charlotte aurait dû occuper. Elle entendit une toute petite phrase bien faiblement soufflée.

«C’est l’heure, Charlotte.»

Charlotte expira. Emilie crut s’évanouir et se tourna vers la mère de Charlotte pour lui dire qu’elle croyait bien que c’était fini. La mère de Charlotte s’approcha du corps de sa fille, prit un petit miroir et le lui mit sous le nez. Il n’y eut pas de buée. Elle s’agenouilla et se signa.

Emilie se retira, préférant laisser la famille de Charlotte seule avec son chagrin. Elle s’assit dans la cuisine et regarda Ovila qui était entré discrètement pour l’attendre et la soutenir. Qu’Émilie ait adoré la petite Charlotte n’avait été un secret pour personne.

Émilie tint à passer une partie de son dimanche dans la famille de Charlotte dont le corps était exposé dans le salon. On l’avait déposé dans un angle de la pièce, sur une planche de bois. Charlotte avait été vêtue de sa plus jolie robe et recouverte d’un linceul blanc. A sa tête, sur une table, il y avait une statue de l’immaculée Conception. À ses pieds, un Sacré Coeur protégeant de ses bras ouverts un bénitier et un goupillon. Au mur, juste derrière elle, un Christ en croix, niché dans les mutiples replis de nappes brodées accrochées au mur et faisant une espèce d’alcôve autour de la morte. Des lampes à huile brûlaient à toute heure, noircissant des globes rouges dont les reflets, destinés à colorer la lividité de Charlotte, réussissaient davantage à protéger de la lumière trop crue les yeux des affligés, craquelés par le manque de sommeil et l’abus de larmes.

Émilie regarda sa pauvre petite élève que ses reins avaient finalement réussi à empoisonner. Charlotte ne s’était jamais plainte. Elle avait vécu avec ses constantes humiliations, sans gémir. Chaque année, Émilie avait calmement et gentiment expliqué aux enfants nouvellement arrivés en quoi consistait le respect, faisant toujours le lien avec les «petits problèmes d’heure de Charlotte».

Le soleil, en ce dimanche dix-sept septembre, luisait effrontément de tous ses rayons. Émilie quitta le salon et sortit de la maison pour lui dire ce qu’elle pensait de lui. Elle rageait. Elle fulminait. Elle pleurait. Ovila parvint à peine à la consoler. Lazare arriva, seul, pendant que son frère et sa belle-sœur faisaient les cent pas sur la galerie.

Il       avait la mine complètement défaite. Il voulut entrer dans la maison, mais revint sur ses pas.

«Émilie, dit-il, est-ce que je peux te parler?»

Les Filles De Caleb
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