LES FILLES DE CALEB

 

 

Tome I

 

 

LE CHANT DU COQ

1892-1918

 

Arlette Cousture

 

 

4e édition

 

 

 

 

 

 

 

                                   AVERTISSEMENT

 

LES FILLES DE CALEB est principalement inspiré de la vie de deux femmes. Toutefois, même si la toile de fond de ce roman est authentique, j’ai prêté pensées, paroles, âmes, sentiments et ressentiments à tous les personnages.

 

Arlette Cousture

 

 

À toutes les filles de Caleb... mais plus particulièrement à l’âme d’Émilie... et au cœur de Blanche.

 

                                 REMERCIEMENTS

 

Je tiens à exprimer ma plus profonde gratitude à mon conjoint, Daniel Larouche, pour son amour, sa patience, son support et son aide ;

à Marilou Michon, ma fille, qui a dû mouler son enfance sur le «travail de maman»;

à mes sœurs Lyse et Michelle, pour avoir cru en ma folle folie ;

à Oscar et Juliette Pronovost, de Saint-Tite ; Émilien Pronovost, de La Sarre ; Rolande Pronovost-Buteau, de Trois-Rivières ; Charles Pronovost, de Saint-Tite ; monsieur et madame Saül Beaudoin, de Saint-Tite ; madame Janine Trépanier-Massicotte, de Saint-Stanislas ; monsieur Gaétan Veillette, de Sainte-Thècle; au Comité historique de Saint-Tite, plus particulièrement à monsieur et madame Pierre Lebrun ;

ainsi qu'aux personnes suivantes qui, d’une façon ou d’une autre, m’ont manifesté appui et intérêt: Claude Pronovost-Beaudet, André Bolduc, Bruno Boutot, Bernard Contant, Suzanne de Cardenas, Johanne Dufour, Marie Eykel, Manon Girouard, Yvon Leblanc, Gaston l’Heureux, Michel Richard et Nicole Sawyer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

       Les morts ne dorment plus dans l’oubli méprisant car du passé j’ai fait un éternel présent.

                                                            Ziddler

 

                                   PROLOGUE

 

Saint-Stanislas, comté de Champlain Printemps 1892

 

 

Caleb revint de l’étable. La vache avait mis bas, mais il avait dû passer plusieurs heures à l’aider. Une taure vêlait habituellement assez rapidement. Grazillia, elle, avait semblé décider qu’elle prendrait tout son temps au grand dam de Caleb qui, malgré la chaleur qui régnait dans le bâtiment, avait commencé à sentir l’humidité lui ronger les os.

Il referma rapidement la porte de la cuisine d’été de crainte que le vent ne s’y engouffre, enleva ses caoutchoucs et se contenta de délacer ses mitons. Il soupira d’aise. Il entra dans la cuisine principale sans dire un mot, se dirigea vers la pompe, fît couler l’eau dans le bassin de métal et se savonna les mains. Célina lui jeta un coup d’œil inquiet, prête à répondre à son regard dès qu’il remarquerait sa présence. Son mari avait l’air préoccupé. Elle ressentait toujours un pincement au cœur lorsqu’il affichait cet air annonciateur d’une saute d’humeur, ou d’une déception, ou d’un grand trouble. Ce soir, elle ne voyait pas comment le vêlage de Grazillia avait pu le mettre dans un pareil état.

 Caleb s’essuya méthodiquement les mains — comme il le faisait toujours avant de se mettre à table — passant la serviette entre chaque doigt, frottant deux fois chacune des paumes et chacun des dessus de main. Emilie, l’aînée des enfants, fit comprendre à ses frères et sœurs qu’ils avaient avantage à baisser le ton. Elle sentait que c’était une de ces soirées où chacun devait être le plus discret possible.

Célina commença à se tordre les doigts sur son tablier. Elle n’aimait pas l’atmosphère qui s’immisçait dans la maison par toutes les ouvertures. Instinctivement, elle se dirigea vers la porte pour s’assurer qu’elle était bien enclenchée. Elle eut à peine le temps d’amorcer son mouvement ; Caleb lui lança sèchement qu’il l’avait bien fermée. Comme une enfant prise en défaut, Célina rebroussa chemin, s’efforçant de sourire à travers son soupir, simplement pour rassurer les enfants. Caleb lança son essuie-main plutôt que de le suspendre au crochet et se dirigea vers la table.

«Qu’est-ce qu’on mange?»

Célina, d’une voix mal assurée, lui décrivit le menu : soupe, lard grillé, betteraves, omelette, patates jaunes et...Caleb l’interrompit.

«Encore?»

Emilie regarda sa mère et vit qu’elle ne savait que répondre à cette fausse question. Presque une accusation, lui sembla-t-il. Du haut de ses treize ans, elle comprenait très bien qu’il y avait sur la table tout ce que l’imagination de sa mère avait pu apprêter, compte tenu qu’à la fin de mars, les provisions commençaient à diminuer sérieusement. Comme Célina mettait trop de temps à se ressaisir, Émilie décida de venir à son secours.

«Si vous voulez, pâpâ, j’aurais peut-être le temps de vous réchauffer un pâté de viande. »

Caleb grogna une réponse que ni la mère ni la fille ne comprirent. Émilie, un peu lasse de l’humeur de son père, s’enhardit et lui demanda si son grognement voulait dire «oui» ou s’il voulait dire «non». Caleb lui jeta un regard furieux et répondit qu’il avait dit «à votre goût».

Célina fit signe aux enfants de déplacer la berceuse de façon à libérer l’accès à la trappe de la cave mais Emilie, d’un air farouchement décidé, s’y assit promptement. Sidérée, Célina lui demanda ce qu’elle faisait. Émilie lui répondit que son père leur avait laissé le choix et que, quant à elle, elle préférait ne pas chauffer le pâté de viande. Puisque le souper était déjà servi, elle ne voyait pas pourquoi toute la famille aurait à attendre une demi-heure avant de manger. Célina, les yeux exorbités, ouvrit la bouche pour parler, mais pas un seul des mots qui se bousculaient dans sa pensée ne réussit à trouver de souffle. Elle avait toujours été incapable de supporter un affrontement, même une dispute normale entre enfants. Aussi est-ce sans réfléchir qu’elle se dirigea vers Émilie, la saisit brusquement par le bras et lui ordonna de se lever.

Caleb regarda la scène, mi-amusé, mi-ulcéré. Il ne lui était encore jamais arrivé de voir Célina s’emporter ni de voir un de ses enfants lui tenir tête. Aussi, se sentit-il obligé d’intervenir.

«Laisse faire, Célina, Émilie est assez grande pour se lever toute seule.»

Il dévisagea Émilie, certain qu’elle obéirait et à sa remarque et à son regard glacial, mais elle n’en fit rien. Elle commença plutôt à se bercer, doucement d’abord puis de plus en plus rapidement, au point que la chaise se mit à craquer de tous ses joints. Les jeunes, conscients que quelque chose n’allait pas, se réfugièrent près de leur mère qui, elle, brassait frénétiquement une cuiller de bois dans un chaudron vide de soupe pour se tenir occupée certes, mais surtout pour éviter d’être prise à témoin de l’orage qui se préparait.

Caleb tapota la table de ses doigts, du petit doigt au pouce, au même rythme que le balancement d’Emilie. Celle- ci, remarquant le geste, commença à faire des contretemps. Caleb en fut nettement agacé.

«Si tu continues ton jeu de balancigne longtemps, le souper va être pas mal froid. »

Du tac au tac, Émilie lui répondit qu’il n’y avait rien là d’exceptionnel. Caleb tiqua.

«Est-ce que tu veux dire par là que je donne pas assez à manger à ma famille ?»

Émilie avala lentement avant de répondre. Elle éprouvait un sentiment de culpabilité. Il y avait longtemps qu’elle se promettait une discussion avec son père, mais elle savait le moment mal choisi. Elle aurait préféré être seule avec lui, certaine que ce qu’elle avait à lui dire n’aurait pas dû être entendu des plus jeunes. Encore une fois, son impulsivité l’avait foutue dans un beau pétrin. Par orgueil, elle décida d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle avait amorcé. Aussi est-ce avec une assurance à peine teintée de crainte qu’elle enchaîne.

«Je veux dire que je trouve que nous autres, les filles, on est obligées d’en faire pas mal plus que nos frères.» Elle s’interrompit, s’attendant à une réplique immédiate. Caleb, au contraire, lui fit comprendre en haussant les sourcils qu’elle devait continuer.

«Le matin, on se lève en même temps que vous autres. On aide au train, on ramasse les œufs, on nettoie le poulailler. Après ça, on se dépêche pour faire le déjeuner, le service, passer le balai pis faire les lits. Pendant ce temps- là, mes frères, eux autres, mangent lentement, pis se lavent en prenant leur temps. Quand leur déjeuner est fini, nous autres il faut qu’on aide moman à ramasser. Après, on court pour se laver si on veut pas empester la vache à l’école. Presque tout le temps les gars ont marché la moitié du chemin quand nous autres on sort en courant pour pas être en retard. Des fois on court dehors avec encore une tranche de pain dans les mains.»

Plus elle parlait, plus elle s’emportait. Elle avait conscience que sa voix s’aiguisait. Caleb avait cessé de tapoter la table. Il regardait maintenant sa fille d’un œil injecté de colère. Émilie décida de ne pas se laisser impressionner.

«Ce que je veux dire...

       Parce que c’est pas ça que tu voulais dire !» Elle figea pendant quelques secondes puis enchaîna.

«Ce que je veux dire, c’est que je trouve que vous nous en demandez plus. Vous regardez même pas si des fois on en aurait pas trop à faire. On passe nos samedis à faire du nettoyage pis du lavage, pis nos soirs de semaine à aider moman avec l’ordinaire pendant que vous autres vous jouez aux dames ou aux cartes. Des fois je suis tellement fatiguée, que j’ai de la misère à faire mes devoirs pis mes leçons. Mes notes à l’école sont pas aussi bonnes que je voudrais...

       Haa a!....c’est ça que tu voulais dire depuis le commencement ? »

Émilie sut qu’elle avait prononcé un mot de trop. Du regard, elle implora sa mère d’intervenir. Pour toute réponse, Célina se contenta de moucher son avant-dernier qui, depuis le début de l’hiver, traînait un interminable rhume. Émilie se sentit terriblement seule. Elle adoucit le ton.

«Ce que je voulais dire, pâpâ, c’est que je trouve qu’il y a quelque chose de pas juste là-dedans.»

Elle venait de toucher lu corde sensible. Elle savait que son père se considérait comme un homme juste. Qu’il faisait comme tous les hommes. Qu’il élevait sa famille comme son père à lui avait élevé la sienne. Et voilà qu’elle venait de lui dire qu’il était injuste.

«Il y a deux places chez nous, ma fille. Celle des hommes pis celle des femmes. Les hommes travaillent à la sueur de leur front pour gagner le pain quotidien pis béni. La place des femmes, c’est de voir à ce que les hommes aient tout ce qui leur faut. Tu as rien que treize ans pis c’est pas une effrontée de ton âge qui va me dire comment mener mes affaires. »

Sur ces mots, sa colère longuement contenue éclata. Il se leva. Emilie cessa de se balancer. Avant même qu’elle n’ait eu le temps de comprendre ce qui se passait, elle se retrouva à mi-chemin de l’escalier, soutenue par son père, les pieds ballants au-dessus des marches. Elle entendit Caleb vociférer mais son cerveau n’enregistra aucun mot. À son tour, elle se mit à crier.

«Lâchez-moi...je suis capable de monter toute seule.»

Voyant que son père ne réagissait pas, elle enchaîna, la voix éteinte par la rage et les larmes.

«Moi, je veux manger en même temps que vous autres pis moi je veux aller à l’école la tête reposée.

       Si tu es fatiguée, ma fille, tu as rien qu’à arrêter d’aller à l’école. Ta mère aurait ben besoin de toi. Pis à part de ça, pour une fille, tu es assez savante.»

Menace suprême ! Il venait de proférer l’ultime menace ! Emilie refoula ses larmes. Il lui fallait absolument cacher qu’il avait réussi à la blesser.

«Personne est assez savant», s’entendit-elle répliquer.

Caleb ouvrit la porte de la chambre des filles et poussa Emilie vers un des lits. Elle n’offrit aucune résistance.

«Tu vas te passer de manger à soir. Tu diras un acte de contrition après avoir jonglé au quatrième commandement de Dieu.

       Il devrait y en avoir un pareil pour les enfants,» chuchota-t-elle, mais Caleb l’entendit.

«Ben ça c’est le comble ! Tu veux tout changer dans la maison. Tu me dis comment élever ma famille ! Pis astheure, tu dis au Créateur qu’il sait pas comment écrire ses commandements ! Un vrai blasphème ! Tu iras te confesser. Je veux pas voir un de mes enfants faire un sacrilège !»

Ulcéré, il tourna les talons et ferma la porte en sortant de la chambre. Puis il rouvrit, le temps de dire à sa fille de descendre nettoyer après le souper. Emilie en fut insultée.

«Non! Pas de souper, pas de ménage.»

Caleb referma si violemment qu’un des gonds céda. Il poussa la porte branlante et revint vers sa fille la main levée et la gifla du revers. Émilie encaissa le coup sans broncher, regarda son père bien en face puis, calmement, tendit l’autre joue. Caleb ne la gifla pas une seconde fois. Jamais il n’avait frappé un enfant. Il fut secoué par un spasme et n’essaya même pas de comprendre s’il s’agissait d’un sanglot ou d’une nausée. Il sortit de la pièce. Émilie lui avait tourné le dos et s’était dirigée vers la fenêtre givrée.

 

 

Caleb redescendit l’escalier beaucoup plus lourdement qu’il ne l’avait monté. Célina le regardait, prête à toute éventualité. Jamais elle n’avait eu connaissance que son mari s’emportât de telle façon. Par le grillage du plancher, elle et ses enfants n’avaient pas perdu un mot de l’esclandre entre le père et la fille et personne n’avait osé s’asseoir.

Caleb regarda tout ce petit monde inquiet et, une ride de chagrin au front, fit signe à ses fils de s’attabler. Célina et les filles s’empressèrent de leur tendre les plats. Tout était froid. Caleb commença à manger, grimaça, mais s’abstint de critiquer. Les filles s’affairaient plus qu’à l’accoutumée, craignant qu’une légère erreur ne provoquât une nouvelle saute d’humeur.

Dès que Caleb eut avalé ce qu’il décida être sa dernière bouchée — habituellement, il vidait son assiette et effaçait toute trace de repas avec une tranche de pain — il se leva et se dirigea vers sa berceuse. Ses fils l’imitèrent. Il observa ses filles pendant qu’elles débarrassaient la table des assiettes souillées et que, timidement, elle s’assoyaient avec leur mère pour manger ce que les hommes avaient bien voulu leur laisser. Ce soir, il y avait de plus grandes quantités dans les plats. Le repas étant froid, les hommes avaient peu mangé. Caleb regardait toujours ses filles, étonné de voir que, contrairement à ses fils, elles se servaient de généreuses portions, apparemment insouciantes du fait que la nourriture fût presque immangeable, du moins à ce qu’il lui avait semblé. Elles commencèrent à parler de toutes leurs insignifiances, d’abord en chuchotant, puis osèrent quelques éclats de rire. Caleb eut le sentiment aigu qu’il venait de perdre une brindille de son autorité. Sans dire un mot, il sortit de la cuisine, enfila son capot de fourrure, laça ses mitons et remit ses caoutchoucs. Il n’avait qu’une envie : prendre l’air. Dès qu’il eut refermé la porte, un immense sentiment de soulagement envahit la cuisine. Seule Célina ne se détendit pas. Elle retenait encore les larmes qui lui brûlaient les paupières. Elle prit son avant-dernier par le chignon, le dévêtit et sans lui demander son avis, décida qu’il prendrait un bain même si on n’était pas le samedi. L’enfant se débattit mais quand il la vit verser l’eau chaude dans la cuve, il comprit que toute contestation serait vaine.

«Vous autres, les filles, faites la vaisselle avant qu’on vous le demande. Les garçons, vos devoirs. En silence. Je veux pas en entendre un seul crier. Je veux pas entendre un mot. Pas un ! C’est clair ?»

Les enfants s’émurent. Il n’était pas dans les habitudes de leur mère de lever le ton. Quelle soirée ! Aussi, dès que les filles eurent passé le torchon sur la table de bois, les garçons ouvrirent leurs livres sans regimber. Célina frotta les oreilles de son enfant avec un peu trop d’énergie. Il commença à chialer. Elle lui donna une taloche derrière la tête. Prenant conscience de son geste, elle éclata en sanglots. L’enfant, saisi, ne versa pas une larme. Les aînés levèrent les yeux mais s’abstinrent de commentaires. Bouleversés de voir leur mère pleurer et conscients de leur maladresse à la consoler, ils ne bronchèrent pas. Célina s’assécha les yeux avec un coin de son tablier et pour rassurer ses enfants, leur dit sans trop de conviction qu’elle s’était mis du savon dans l’œil. Personne ne fut dupe.

 

 

Pour la première fois de sa vie, Emilie avait connu la peur. La peur d’elle-même, la peur de son père et surtout la peur d’être contrainte de quitter l’école. Cesser d’apprendre. L’horrible perspective de regarder partir ses frères et sœurs sans elle.

Dès que son père eut fermé la porte de sa chambre, elle s’était plantée devant la fenêtre, refusant de s’étendre sur le lit. Depuis longtemps, elle avait compris que les larmes coulent beaucoup plus facilement lorsqu’on est allongé. Elle était restée debout devant la fenêtre et avait vu son père sortir de la maison, faire les cent pas, regarder la lune et finalement s’engouffrer dans l’étable. Émilie avait la certitude que leurs chagrins battaient à l’unisson. Elle se frotta la joue, beaucoup plus pour calmer la douleur de l’humiliation que celle de la gifle. Elle n’avait pourtant dit à son père que ce qu’elle ressentait. Malgré sa défaite, elle demeurait convaincue de trouver un moyen d’améliorer la situation dans la maison sans provoquer de pénibles conflits. Elle réfléchit, s’étonnant presque de n’éprouver aucune rancœur envers son père. Elle le savait juste. Entêté, mais juste. Elle se morfondait de l’avoir pris à partie devant toute la famille. Si seulement elle avait mieux choisi son moment. Elle essaya vainement d’étouffer son remords en se disant que c’était son père qui, par sa mauvaise humeur, l’avait provoquée.

 

 

Caleb regardait Grazillia lécher son nouveau-né à grands coups de langue rose et lisse. Né depuis moins de deux heures, il se tenait déjà solidement debout sur ses pattes et tétait aux trayons de sa mère.

«Maudite Grazillia ! Qu’est-ce que tu penses que j’vas faire avec un p’tit bœuf ? C’est des génisses que j’ai besoin. Un bœuf, c’est presque un an de perdu. Le temps qu’il tète on peut pas avoir de lait pis après ça, il faut qu’on le tue si on veut pas se ruiner à l’engraisser. Maudite Grazillia!»

Le souvenir de la naissance d’Émilie lui revint à l’esprit. Quand il avait soulevé sa première-née, il n’avait pas osé avouer sa déception de ne pas avoir un fils. Il lui avait semblé tellement normal que, sur une ferme, on ait d’abord des fils. Des fils pour assurer la succession. Pour prendre la relève. Il se sourit, conscient qu’en bon fermier il avait les idées contradictoires. Quand une femme avait des enfants, on voulait qu’elle ait des mâles. Le plus de mâles possible. Par contre, quand il s’agissait d’une vache, tout ce qu’on voulait, c’était des femelles. Il eut un pincement au cœur. Émilie n’avait-elle pas essayé de lui démontrer que lui, Caleb, ne traitait pas tous ses enfants de la même façon ? Il avait été convaincu qu’elle exagérait jusqu’à ce qu’il se mette à table. Le souper, froid, lui avait semblé infect. En voyant ses filles manger sans s’en formaliser, il avait compris qu’Émilie n’avait peut-être pas exagéré. Ces pensées l’agaçaient. Caleb n’aimait pas remettre en question des choses établies depuis toujours. Il aimait encore moins se remettre en question. Comment se faisait-il qu’aucune de ses sœurs à lui ne se fût jamais plainte ? Émilie lisait trop. Elle était devenue trop savante. Elle prenait trop d’idées dans les livres. Malgré ses treize ans, elle était la plus grande de tous les élèves de son école. Elle ne cessait pas de pousser. Émilie lisait trop. Mais son esprit, pensa- t-il, n’était pas assez grand pour saisir toutes les nuances de la vie. Il comprit qu’il n’avait qu’une chose à faire : retirer Émilie de l’école. L’obliger à apprendre à être une bonne femme de maison. Une femme heureuse de satisfaire sa famille. Il fallait qu’elle soit comme sa mère. De toute façon, que lui donneraient toutes ses connaissances quand, dans cinq ou six ans, elle serait mariée, établie ? Les livres ne lui apprendraient jamais le langage de la terre.

Caleb décida néanmoins de demander l’avis de Célina. Un rot lui rappela le goût du souper. Il le détesta autant qu’il se détestait d’avoir agi comme il l’avait fait. Mais un père était un père. Il n’avait agi qu’en père qui veut former ses enfants correctement. Il lui faudrait parler à Célina.

 

 

Les enfants décidèrent, sans se consulter, qu’il valait mieux aller dormir. Ils préféraient le sommeil à la tension qui de nouveau avait envahi la maison. Célina leur souhaita une bonne nuit tout en se demandant si elle ne devait pas luire porter quelque chose à Émilie. Elle haïssait le sentiment qui la tiraillait. D’une part, elle considérait que la punition d’Emilie était pleinement justifiée. D’autre part, elle n’approuvait pas de priver un enfant en pleine croissance. Elle se convainquit pourtant de se ranger du côté de son mari. Son autorité avait été mise à rude épreuve et Célina n’avait pas l’intention de la contester. Elle donna le sein au bébé et le caressa longuement avant de le coucher. Dès qu’elle n’entendit plus de bruit à l’étage, ce qui ne tarda pas, elle jeta un coup d’œil autour d’elle pour s’assurer que tout était en ordre puis décida de tromper l’attente en tricotant. Ses mains étaient trop nerveuses pour faire du bon travail. Elle échappa une maille, puis une seconde. Finalement, elle fourra le tout dans son sac à tricot et se dirigea vers la fenêtre pour voir si elle n’apercevrait pas Caleb. La nuit, elle le savait, était glaciale. La lune était pleine et plus brillante qu’à l’habitude. Elle eut beau scruter la noirceur à travers les cristaux de givre, elle ne vit rien.

 

 

Dès qu’elle avait entendu monter ses frères et ses sœurs, Emilie s’était hâtée d’enfiler sa robe de nuit et de se coucher. Elle ne voulait pas écouter les remarques et les questions de ses sœurs. Ce soir-là, quand finalement elle s’endormit, elle sut ce qu’elle devait faire.

Elle savait qu’elle pouvait endurer que son père lui fasse la tête pendant quelques jours, voire quelques semaines. Par contre, elle devait absolument éviter qu’il ne mette à exécution sa menace de la retirer de l’école. Elle ferait tout. Elle se lèverait plus tôt. Elle doublerait le nombre de ses corvées. Elle étudierait le soir, à la lueur de la lampe s’il le fallait. Mais jamais, jamais elle n’accepterait de quitter l’école. Jamais !

 

 

 Ne sachant plus que taire pour taire son angoisse, Célina décida d’aller se coucher. Elle était certaine qu’elle ne réussirait pas à dormir sans son homme, mais elle préférait être en position de fermer les yeux plutôt que d’avoir à lui faire face.

Elle se dévêtit lentement. La maison était fraîche. Elle se rendit compte qu’elle avait omis de mettre les bûches de nuit dans le poêle à bois. Elle le fit sans attendre. De retour dans sa chambre, elle se coucha, se tourna plusieurs fois sur elle-même puis fouilla sous l’oreiller pour en sortir un chapelet. Elle pria pour deux raisons. La première, pour faire oublier au Seigneur que Caleb avait, pour la première fois de sa vie, omis le bénédicité et les grâces. La seconde pour qu’elle, Célina, réussisse à se calmer.

Caleb revint longtemps après que Célina se fut endormie. Il sut par la boursouflure de ses yeux qu’elle s’était assoupie en pleurant. Il lui enleva le chapelet des mains, le remit sous l’oreiller, se dévêtit en silence, fit une génuflexion et un signe de croix, souffla la lampe et se glissa sous les couvertures chauffées par le chagrin de sa femme.

 

 

Le lendemain matin, Émilie était à son poste. Elle nettoya la table avec une minutie énervante, enfila son manteau et partit pour l’école sans prendre la peine de manger. Célina lui cria de revenir à la maison et insista pour qu’elle avale au moins une tranche de pain trempée dans la mélasse. Émilie la remercia de son attention, mais lui fit comprendre qu’elle devait se hâter pour ne pas rater son examen. Célina, troublée, referma la porte en se demandant si Émilie ne s’était pas levée durant la nuit pour grignoter quelque chose. Caleb lui dit de ne pas s’inquiéter. Profitant des quelques instants de solitude qu’ils avaient, il lui parla de son idée de retirer Émilie de l’école, usant de toute l’argumentation qu’il avait mijotée durant ses heures d’insomnie. A son grand étonnement, Célina lui répondit qu’il n’en était pas question. Qu’Émilie avait besoin de l’école comme lui, Caleb, avait besoin de regarder le soleil et d’écouter la pluie. Caleb essaya de lui faire comprendre qu’il y avait toute une différence entre la terre et les livres. Célina demeura intraitable. Emilie devait continuer de fréquenter l’école. Emilie, il le savait, voulait être institutrice.

«Des rêves de p’tite fille ! lança-t-il presque avec dédain.

       Non, c’est pas des rêves. Dans deux ou trois ans, elle va pouvoir faire la classe. Pour ça, il va falloir qu’elle soit prête pour l’examen du gouvernement. Moi, je pense que si elle veut être maîtrese d’école, elle doit être maîtresse d’école.»

Caleb lui rappela sa santé fragile et l’aide qu’Emilie pourrait apporter quand elle serait malade ou indisposée. Célina rétorqua qu’Emilie n’avait jamais regimbé quand il lui avait fallu s’absenter de l’école pour la seconder. A bout d’arguments, Caleb convint qu’Émilie, malgré son caractère légèrement prompt, était une fille serviable. Puis, après plusieurs vaines tentatives, il osa demander à Célina si elle avait compris quelque chose à la scène de la veille. Elle répondit en rougissant que ces sautes d’humeur annonçaient probablement qu’Emilie aurait bientôt à utiliser des guenilles. Caleb se contenta d’émettre un grognement. Il n’aimait pas parler de ces histoires de femmes. Finalement, s’armant de courage, il tâta le terrain pour savoir si sa femme le trouvait injuste dans sa façon d’élever les enfants. Célina lui répondit qu’il était un bon mari et un bon père et qu’il faisait comme tous les pères. La vie était dure et tout le monde devait mettre la main à la pâte.

«Est-ce que tu as l’impression que la pâte des filles est plus épaisse que celle des gars?» s’enquit-il faiblement, espérant une réponse négative.

«La pâte des filles, c’est la pâte des filles.»

Caleb la connaissait bien. Quand elle hésitait à dire le fond de sa pensée, elle répondait par une phrase toute faite, comme celle qu’elle venait de lui servir. Caleb se leva, mit son manteau et se chaussa.

«J’vas voir si les outils ont pas besoin d’être graissés avant que le printemps arrive.»

Célina fit mine d’approuver mais elle savait fort bien qu’ils avaient été huilés depuis belle lurette. Une fraction de seconde avant de franchir la porte, Caleb se retourna.

«Est-ce que vous mangez toujours aussi froid que ce qu’on a mangé hier?»

Célina hésita quelques instants avant de lui répondre.

«Est-ce que c’était froid?»

Caleb hocha la tête et sortit doucement.

 

 

Au retour de l’école, Émilie semblait de meilleure humeur. Elle avait aidé sa mère à préparer le souper et s’était fait un point d’honneur de veiller à ce que les hommes de la maison aient tout ce qu’il leur fallait au bon moment. Caleb lui sourit à plusieurs reprises, timide manifestation d’approbation au constat que la brouille était terminée. Émilie lui rendit ses sourires. Les hommes se retirèrent de table et les femmes, après avoir posé un second couvert, s’assirent à leur tour. Caleb avait discrètement essayé d’imposer à ses fils un rythme accéléré, de façon que la nourriture n’ait pas le temps de trop refroidir. Il était fier de lui. Célina avait compris son manège et lui jeta, en s’asseyant, un discret coup d’œil de reconnaissance.

«Tu viens pas t’asseoir, Émilie ? demanda-t-elle.

       Non, merci. J’aime mieux manger debout.

       Comment ça, t’aimes mieux manger debout ?

       Comme ça... »

Caleb avait perdu le sourire. Elle lui tenait tête. Elle lui tenait tête, la mule. La mule ! Emilie mangea aussi rapidement que l’avait fait son père, puis lava seule toute la vaisselle qu’elle pouvait laver. Ses sœurs la regardaient, perplexes.

«Attends-nous.

       Ben non, ça va aller plus vite. Profitez-en, c’est pas souvent que je suis serviable de même.»

Anguille sous roche ! Il y a anguille sous roche, pensa Caleb. Mais il se garda bien de dire un seul mot.

Le lendemain matin, Émilie se leva plus tôt qu’à l’accoutumée et avait déjà trait quelques vaches lorsque son père entra dans l’étable.

«Qu’est-ce que tu fais ici, toi ?

       Le train. Après ça, j’vas passer le balai.

       C’est pas à ton tour de passer le balai.

       Si vous le dites. J’vas aller le passer dans la maison d’abord. »

Caleb la regarda sortir, soupçonneux.

 

 

Caleb ne savait plus du tout que faire. Émilie ne s’était pas assise à la table depuis un mois. Pouvait-il honnêtement la sermonner ? Elle faisait toujours ce qu’elle devait faire et même plus. Son travail était toujours exécuté dans un temps record. L’institutrice, lors de la rencontre de Pâques, leur avait dit, à lui et à Célina, qu’Émilie, encore une fois, était la première de sa classe. Elle avait même ajouté que si leur fille continuait de travailler comme elle le faisait, ce serait elle qui, bientôt, lui en apprendrait. Elle avait humblement admis qu’Émilie connaissait son français mieux qu’elle-même. Caleb, même s’il n’approuvait pas qu’Émilie poursuive ses études — encore moins pour être institutrice — éprouva néanmoins un énorme sentiment de fierté. Cette fierté prenait cependant ombrage de l’entêtement quotidien de son aînée.

Célina avait adroitement évité toute discussion à ce sujet. Elle savait que le comportement d’Émilie portait sur les nerfs de son père mais elle savait aussi qu’Émilie tenait tête avec tellement de politesse et de candeur qu’il était bien difficile de comprendre où elle voulait en venir. Par contre, lorsque son mari, un soir de la fin d’avril, lui avait demandé en soupirant si elle savait ce qu’Émilie attendait de lui, Célina crut que le moment d’intervenir était venu. Apparemment, l’orgueil de Caleb avait fondu au même rythme que la neige.

«Je sais pas, Caleb, mais il me semble que ça aurait rapport avec les repas.»

D’étonnement, Caleb leva un sourcil.

«Qu’est-ce qu’ils ont les repas? Je rote tout le temps tellement que je mange vite pour pas que ça refroidisse.»

Célina avait négligé de relever cette remarque, se contentant de lui faire un sourire entendu. Elle préférait lui laisser l’illusion que, de lui-même, il trouverait une solution. Caleb pensa à sa remarque pendant quelques jours.

Le dimanche suivant, profitant de l’absence des aînés, qui étaient allés entendre un récital de piano dans la grande salle du couvent, Caleb demanda à Célina de dresser la table avec un couvert par membre de la famille. Célina pensa qu’il avait enfin compris, acquiesça sans commenter et fit ce qu’il demandait.

Les enfants rentrèrent et les filles mirent leurs tabliers pour dresser la table. Célina se contenta de leur dire que c’était fait. Alors les filles, Émilie la première, virent qu’il y avait beaucoup plus de couverts qu’à l’accoutumée. Jouant de prudence, Émilie se contenta de dire que la table avait l’air d’une table de Noël. Toute la famille s’assit en même temps. Les garçons, se sentant lésés, se plaignirent qu’ils étaient trop à l’étroit. Caleb leur offrit de manger debout. Émilie pouffa de rire. Caleb s’empêcha de l’imiter. Il se racla la gorge et parla aux enfants attentifs.

«J’avais toujours pensé que la table serait pas assez grande pour tout le monde. Aujourd’hui, votre mère pis moi on a essayé pis on s’est rendu compte que c’était faisable. On a assez de place. J’vas quand même faire une autre table, un peu plus grande... On a pensé aussi que les filles, Emilie, Année pis Éda, pourraient faire le service chacune leur tour. Nous autres, les hommes, on va faire comme dans les chantiers. On va aller porter nos assiettes pis nos ustensiles sales à côté du plat de vaisselle. De même, votre mère va moins marcher. On sait que ses jambes font mal...Astheure, si vous voulez vous lever, on va dire le bénédicité. »

Tout le monde se leva. Émilie la première. Elle fut aussi la première rassise et la première à piquer sa fourchette quand les assiettes furent servies.

«C’est donc bon des patates chaudes! Hein, moman!»

 

                           

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                            Chapitre premier

                                   1895-1897

 

 

«Éva, à soir, c’est à ton tour de laver l’ardoise. Prends un bon torchon, parce que je veux que ça reluise comme un sou neuf. Vous autres, les grands, vous allez fendre pis rentrer le bois. Je veux pas voir une seule bûche qui déboule. Les moyens, cette semaine, c’est à votre tour de passer le balai. Je veux pas de chicane quant à savoir qui va balayer pis qui va ramasser la poussière. Les p’tits, vous allez bien enligner les pupitres. Vous connaissez le secret pour qu’ils soient bien droits.» Émilie leur fit un clin d’œil. «Je veux des belles lignes.»

Les vingt-sept enfants se levèrent. Les grands haussèrent les épaules, ne fut-ce que pour manifester qu’ils refusaient d’obéir aussi facilement, mais se hâtèrent néanmoins d’aller chercher le bois. Émilie, assise à son pupitre, mit de l’ordre dans ses papiers. Elle rangea ses feuilles dans le grand tiroir de droite, puis revenant sur sa décision, elle les ressortit et décida de les mettre avec sa pile de choses à apporter. Elle changea encore d’idée et les replaça dans le tiroir en hochant la tête. Elle se leva, chercha la petite Charlotte des yeux et se dirigea vers elle. Elle lui tapota l’épaule.

«C’est l’heure, Charlotte.»

Charlotte comprit. Elle abandonna aussitôt son travail et se dirigea vers la planche à clous, vissée près de la porte arrière de la classe. La planche faisait office de portemanteau. Elle chercha le sien. Il lui semblait l’avoir suspendu sur le premier clou à côté de la porte, mais elle ne le voyait pas. Elle regarda sur le deuxième puis le troisième clou. Elle s’inquiéta. Où avait-elle mis son manteau ? Il lui fallait absolument trouver son manteau. Elle revint au premier clou, fouilla sous le manteau qui y était suspendu mais ne vit pas le sien. Elle se tourna vers la classe et essaya d’attirer l’attention d’Emilie mais Emilie parlait à Éva et ne pouvait la voir. Charlotte, trop timide, n’osa pas l’interpeller. Où était son manteau ? Sa mère lui défendait de sortir sans son manteau. Elle décida de chercher une autre fois avant de demander de l’aide. Elle réexamina chacun des clous, n’y voyant plus très bien. Des larmes s’étaient accrochées à ses cils et le menton lui vibrait sous l’effort qu’elle faisait pour retenir ses pleurs. C’est l’heure se répétait-elle. C’est l’heure. Mais depuis combien de temps est-ce l’heure? Elle ne savait absolument plus que faire. Elle regarda à nouveau en direction de la classe et vit que le grand Crête l’observait d’une drôle de façon.

Le grand Crête donna un coup de coude à Paul qui, lui, donna un coup de talon à Lazare qui, lui, donna un coup de balai sur le pied d’Émile, qui toussota pour attirer l’attention d’Ovila. Ce dernier jeta un coup d’œil vers Émilie, fronça les sourcils, souleva les épaules puis se remit au travail. Il déposa une bûche qui, à son grand désespoir, roula sur le sol. Émilie se retourna.

«Ovila Pronovost! Veux-tu bien être plus attentif à ce que tu fais.

       Excusez-moi, mam’selle, je l’ai juste échappée. Regardez, je les ai toutes bien empilées.

       Ça va, mais fais plus attention. »

C’est à ce moment qu’Émilie se rendit compte qu’il y avait quelque chose de louche dans l’air. Quelque chose qui lui échappait. Elle balaya la classe du regard. Tout semblait se dérouler normalement. Les enfant parlaient à voix basse comme ils étaient autorisés à le faire. Ils étaient tous à l’endroit qu’elle leur avait désigné. Mais quelque chose clochait. Elle demanda à Éva ce qui se passait. Éva ne comprit pas le sens de sa question. Émilie se retourna encore une fois vers ses autres élèves mais ils avaient tous l’air occupés. C’est à ce moment qu’elle entendit une espèce de couinement. Un son qui ressemblait à la fois au sifflement du vent d’hiver et aux pleurs d’une portée de chiots.

«Qu’est-ce que c’est que ce bruit-là?» lança-t-elle à la ronde. Le grand Joachim Crête la regarda d’un air on ne peut plus innocent.

«Ça serait pas Charlotte par hasard, mam’selle?»

Émilie retroussa sa jupe et se dirigea à l’arrière de la classe. Le spectacle était désolant. Charlotte se tenait debout à côté des manteaux, les yeux rivés au plancher. L’urine lui coulait encore sur les jambes.

«Charlotte! mais qu’est-ce qui t’est arrivé?»

Charlotte éclata en sanglots. Au même moment, le grand Joachim et ses amis éclatèrent de rire.

Émilie s’agenouilla pour consoler Charlotte puis, consciente que les autres riaient, se retourna vers la classe et leur ordonna plus que sèchement de regagner leurs places.

«Charlotte a pissé à terre», cria le grand Joachim de sa voix éraillée d’adolescent.

Émilie le fusilla du regard et l’avertit qu’elle ne voulait plus l’entendre braire un seul mot après quoi elle reporta son attention vers Charlotte qui était inconsolable. Emilie essaya de comprendre la cause de l’accident mais Charlotte

 

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hoquetait maintenant beaucoup trop pour lui expliquer quoi que ce lui.

«Eva, apporte-moi le torchon pis la chaudière.»

Eva s’exécuta le plus rapidement possible. Elle tendit la guenille à Emilie et resta à regarder la scène. Émilie commença par essuyer les jambes de Charlotte, puis ses bottines, puis le plancher. Elle était furieuse, Charlotte malheureuse et Éva trop curieuse.

«Merci, Éva. Tu peux aller te rasseoir.»

Eva se sentant prise en défaut retourna à sa place mais chuchota sur son passage qu’il était vrai que Charlotte avait pissé par terre. Le grand Joachim répliqua, assez fort pour être entendu de tous, que cela se voyait et se sentait aussi.

«Ça sent la punaise à plein nez», avait-il ajouté.

Son voisin pouffa de rire, malheureusement un peu trop fort pour ne pas être entendu d’Émilie qui passait justement à côté de lui, traînant Charlotte par la main afin de la conduire dans ses quartiers. Elle donna une violente tape sur le pupitre. Le rieur sursauta, rougit et finalement blêmit.

«C’est assez!» grinça Emilie.

Elle monta au second avec Charlotte pour l’isoler du groupe. Rendue à la dernière marche de l’escalier, elle entendit clairement le grand Crête demander à la rondé s’ils n’avaient pas eux aussi l’impression qu’il commençait à pleuvoir. Émilie ne voulut plus rien entendre. Elle commanda à Charlotte de s’asseoir et de l’attendre. Elle redescendit en trombe. Les élèves se raidirent.

«Ho! vous autres! Est-ce que quelqu’un peut me dire...» elle s’interrompit. Les épaules du grand Joachim se soulevaient sous des spasmes d’hilarité. Elle se propulsa vers ce dernier, se campa directement à sa lace et s’appuya les deux poings sur le pupitre sans le quitter des yeux.

«Mon grand fou toi...»

Joachim l’interrompit, apparemment très insulté.

«Hey, la p’tite, monte pas sur tes grands ch’vaux parce que tu me fais pas peur.»

Il se leva, la dépassant d’une tête, se mit les poings à la taille, se bomba le torse puis la dévisagea, lui retournant un regard identique à celui qu’elle lui servait. Emilie ne se contint plus. Elle contourna le pupitre, saisit l’oreille gauche de Joachim de sa main droite, la ceinture du pantalon de sa main gauche, lui donna un coup de genou dans l’arrière- train pour le mettre en marche et le dirigea au fond de la classe. Les enfants glacèrent. Ils n’avaient jamais vu Emilie Bordeleau perdre patience. Les filles étaient impressionnées, les garçons encore plus. Joachim ne comprit pas ce qui lui arrivait. Avant même de se rendre compte que la maîtresse le menait comme on mène un cochon à l’abattoir, il se retrouva à genoux à côté de la chaudière, la tête plongée dans l’eau souillée de poudre de craie et d’urine. Emilie la lui retira aussitôt, la main agrippée à sa chevelure, attrapa la guenille de l’autre main et la lui lança au visage.

«Tiens, prends ça pour t’essuyer. Comme ça toi aussi tu vas sentir la punaise.»

Elle l’abandonna à son hébétude et à sa rage et revint à la tribune. Elle se parlait à elle-même, s’exhortant à reprendre son calme. Voyant les yeux terrorisés des enfants, elle y parvint.

«Ça fait deux mois qu’on a commencé l’année. Je voudrais qu’une chose soit claire une fois pour toutes. La personne qui mène ici, c’est moi. Pas Joachim Crête, même si Joachim a quatorze ans pis vous savez que moi j’en ai seize. L'important, c’est pas l'âge. (l’est le respect. Charlotte, c’est Charlotte. Je sais que vous comprenez ce que je dis. Est-ce que vous comprenez?»

En choeur les enfants répondirent «oui mam’selle Bordeleau». Emilie enchaîna.

«J’avais dit que pour la Toussaint il y aurait congé de devoirs pis de leçons. A cause de ce qui s’est passé aujourd’hui, je suis obligée de demander aux élèves de quatrième, cinquième, sixième et septième de me faire une composition d’au moins vingt lignes sur le respect. Ça tient aussi pour toi, Joachim Crête. Maintenant, vous allez prendre vos rangs en silence, enfiler vos bottes, vos manteaux, pis sortir. On se verra mercredi prochain.»

Elle n’avait plus ajouté un seul mot, consciente du mécontentement général mais sachant fort bien que Joachim faisait l’objet de l’animosité. La classe se vida en un temps record et dans le silence le plus absolu. Contrairement à son habitude, elle n’accompagna pas les enfants à la porte. Elle se hâta plutôt de rejoindre Charlotte qu’elle entendait sangloter.

«C’est fini maintenant, Charlotte, tu peux arrêter de pleurer. Enlève ton linge mouillé. J’vas le passer à l’eau pis le suspendre au-dessus du poêle. Si c’est pas sec quand mon père va arriver, j’vas te trouver quelque chose à mettre pis j’vas aller te reconduire.»

Elle sortit un mouchoir de sa poche, moucha la petite, lui indiqua le coin pour se dévêtir et, pendant que Charlotte s’exécutait, s’efforça de ne pas regarder dans sa direction pour lui éviter d’être humiliée davantage. Charlotte lui apporta ses vêtements souillés et les lui tendit sans lever les yeux.

«Sais-tu, Charlotte, commença Emilie quand elles furent redescendues, ça me rappelle que quand j’avais dix ans, j’ai rêve que je me levais pour aller faire pipi. Dans mon rêve, je m’étais levée pour aller au p’tit coin. Pourrais-tu deviner ce que j’étais en train de faire quand je me suis réveillée?

       Non», dit Charlotte d’un ton mal assuré.

«Tu me promets que tu le diras jamais à personne?»

Charlotte fit oui de la tête.

«J’étais en train de faire pipi dans le tiroir de mon chiffonnier. »

Émilie éclata de rire. Charlotte hésita puis l’imita. Émilie continua de lui parler tout en lavant ses vêtements. Elle lui raconta que jamais de sa vie elle n’avait été aussi gênée. Qu’elle avait eu la conviction que personne n’oublierait cet événement. Qu’elle n’avait pas six ans mais bien dix ans, elle, quand cela lui était arrivé. Charlotte avait cessé ses sanglots. Elle écoutait. Soudain, sans prévenir, elle faussa compagnie à Émilie et se dirigea à l’arrière de la classe. Émilie la suivit. Elle vit la petite Charlotte se pencher et ramasser ce qui lui sembla être son manteau. L’enfant se remit à pleurer.

«Mon manteau est écœurant...»

Émilie s’approcha et prit le manteau. Manifestement, il avait été roulé et caché sous les couvre-chaussures. Elle comprit la plaisanterie. Du Joachim Crête tout craché.

«Pour moi, ton manteau est tombé.»

Charlotte, désolée à la vue du vêtement froissé et maculé de boue, ne répondit pas. Émilie se releva, retourna à l’avant de la classe et invita Charlotte à la suivre.

«Donne-moi cinq minutes. J’vas te le remettre beau comme neuf.»

 Elle le brossa vigoureusement, mis le fer à chauffer sur le poêle, tâta au passage les vêtements suspendus, puis s’occupa de presser le manteau. Charlotte s’était assise, prenant bien soin de baisser sa robe pour cacher la nudité de ses jambes.

«J’vas me faire chicaner parce que ma mère va penser que j’ai bretté.

       Inquiète-toi pas, j’vas lui parler.»

Emilie avait réussi à remettre le manteau en bon état, au grand soulagement de Charlotte. Émilie lui demanda de patienter, le temps qu’elle boucle ses valises. Charlotte la suivit comme un chien de poche. Émilie s’en amusa. La petite était timide. On le serait à moins, pensa-t-elle. Charlotte n’avait plus ouvert la bouche mais Émilie vit qu’elle jetait souvent un regard inquiet en direction de la fenêtre. Elle en devina la raison.

«Je pense que mon père va être ici dans à peu près quinze minutes.

       Est-ce que mes caneçons vont être chessés dans quinze minutes?

Émilie les tâta. Elle promit à Charlotte qu’ils le seraient. Charlotte lui sourit.

Caleb soupira à la fois de fatigue et de satisfaction. Il venait d’engager  sa voiture sur le nouveau pont de bois qui enjambait la rivière Des Envies. Il aimait bien le chant des ponts de bois. Les sabots de sa jument résonnaient comme si dans chacun il y avait eu un vallon permettant un écho. Caleb hocha la tête en pensant à tous ces ponts de métal que les ingénieurs conduisaient. Depuis qu’ils avaient commencé la construction de ce pont noir à Montréal, depuis surtout qu’ils avaient vu les plans de cette horrible tour qu’ils érigeraient dans les vieux pays, ils ne juraient que par le métal, lequel, disaient-ils, surclasserait le bois. Caleb essayait de se convaincre qu’ils avaient tort, mais au fond, il savait qu’ils disaient probablement vrai. Il quitta le pont, tourna à droite et encouragea sa jument à franchir les deux derniers milles qui les séparaient de l’école d’Emilie. Ils s’engagèrent dans le rang du Bourdais. Caleb ne força pas sa bête, se contentant de la faire trotter légèrement, pendant qu’il regardait onduler les terres à sa gauche et à sa droite. Les cultivateurs de Saint-Tite travaillaient aussi fort que ceux de son village. Partout, la terre était exigeante.

Caleb pensa à Emilie qu’il n’avait pas vue depuis la rentrée scolaire. Sa grande tête de mule faisait enfin la classe. Caleb lui en voulait un peu. Il ne s’était pas gêné pour le lui faire comprendre. Depuis son départ de la maison, Emilie leur avait écrit presque toutes les semaines. Célina lisait les lettres à haute voix et tous, grands et petits, écoutaient religieusement. La maison avait perdu un peu de sa gaîté quand Emilie l’avait quittée. Caleb trouvait sa fille bien jeune pour aller vivre dans un village éloigné. Et seule en plus. Quand il l’avait finalement autorisée à accepter l’offre qui lui était faite d’aller à Saint-Tite, Caleb avait eu l’impression qu’elle enseignerait dans une école double. Aussi, eut-il du mal à croire en l’innocence d’Émilie quand elle lui annonça qu’elle serait dans une école simple. Qu’elle serait seule avec son groupe d’élèves le jour, et seule avec elle-même la nuit.

Jusqu’à ce que Caleb reçoive la première lettre, il s’était inquiété. Et si Emilie avait des problèmes? Et si elle trouvait les soirées trop longues? Et si quelque malveillant essayait de lui faire des ennuis? Oui, Caleb s’était inquiété. Une école double aurait été préférable. Sa fille aurait eu une compagne pour partager travail et corvées. Elle aurait eu quelqu’un à qui parler. Mais Emilie n’avait jamais semblé nourrir d’appréhension face à ce qui l’attendait. Caleb s’en était même étonné. Elle s’était préparée à changer de vie du jour au lendemain. Quitter sa famille. Quitter son village. Devenir une grande personne ayant la responsabilité de vingt-sept enfants — elle avait écrit qu’elle avait vingt-sept élèves.

Caleb regarda les fermes qui dentelaient le haut du coteau nord. Il pensa que dans chacune de ces maisons il devait y avoir un ou plusieurs élèves d’Émilie. Devant lui, il vit l’école, nichée entre deux collines. C’était une belle petite école, même s’il n’était pas convaincu qu’elle fût suffisamment calfeutrée pour repousser les grands nordais. Encore un quart de mille et il serait arrivé. Inconsciemment, il demanda à la jument d’accélérer le trot. La pauvre bête, soumise, le fit. Il tira sa montre d’une poche inté-rieure. Il avait dit à sa fille qu’il arriverait vers quatre heures le dernier vendredi d’octobre. Il était quatre heures dix quand il immobilisa la voiture. Il sauta à terre et couvrit la jument d’une couverture de laine.

Émilie l’avait vu venir et avait aidé Charlotte à remettre ses vêtements. La petite n’était que trop heureuse de voir qu’ils étaient à peu près secs. Émilie sortit pour accueillir son père. Caleb la salua de la tête pendant qu’il déchargeait les briques.

«Ton poêle est encore chaud, j’espère.»

Émilie le rassura, puis lui demanda si elle pouvait emprunter la voiture le temps de conduire une de ses élèves qui avait eu un petit accident. Caleb lui demanda si l’enfant était blessée. Émilie lui dit que non. Caleb regarda sa jument en sueurs et fit promettre à Émilie que la trotte ne prendrait pas plus de quinze minutes. Émilie promit. Caleb enleva la couverture qu’il remit au fond de la voiture.

«J’vas en profiter pour mettre les briques à chauffer» dit-il.

Émilie s’empressa d’aller chercher Charlotte. Elle lui présenta son père. Charlotte fit une petite révérence. Caleb la hissa sur le siège puis se pencha pour prendre les dernières briques.

«Pousse pas trop la jument, Émilie. Elle a déjà un gros quinze milles dans le corps», dit-il quand elle eut mis l’attelage en marche.

Émilie lui cria de ne pas s’inquiéter et l’invita à faire comme chez lui pendant son absence.

«J’ai mis de l’eau à bouillir. Faites-vous un bon thé. Ça va vous remettre d’aplomb. »

Caleb la remercia de la main et entra dans l’école. Ce qu’il vit le surprit. Émilie n’avait pas perdu de temps. Elle avait complètement réaménagé l’intérieur, plaçant la tribune à un endroit différent. Les pupitres étaient alignés comme des zouaves en parade. Il baissa les yeux et vit qu’elle avait traçé sur le plancher des petites marques au crayon. Ç’était bien Emilie. Elle inventait toujours quelque truc pour faciliter l’ordre. Elle avait dessiné des fleurs sur l’ardoise et écrit toutes les lettres de l’alphabet. Sur la ligne du haut, les minuscules. Sur celle du bas, les majuscules. Il n’y avait pas un grain de poussière sur les appuis des fenêtres et les vitres étaient aussi claires que possible. Il se dirigea vers le poêle pour y déposer sa première charge de briques. Emilie avait dû passer des heures interminables à le récurer puis à le frotter à la mine de plomb. Le poêle était comme neuf. Caleb y déposa les briques, retourna chercher celles qu’il avait laissées près de la porte et les rangea à côté des premières. Il vit la tasse qu’Émilie lui avait descendue. Elle y avait déjà mis les feuilles de thé. Il versa de l’eau et attendit que le thé soit infusé. Il chercha un endroit pour s’asseoir et opta pour la chaise d’Émilie. Dès qu’il fut installé, il regarda la classe et essaya d’imaginer ce que ressentait sa fille quand, à chacun des pupitres devant elle, il y avait une paire d’yeux qui la regardaient. Caleb fut pris de l’envie de jouer au maître d’école.

«Sortez donc vos livres de lecture s’il vous plaît.»

Au son de sa voix, il se sentit ridicule. Il se leva et décida de monter à l’étage. L’escalier était à pic, presque une échelle. Il eut quelque difficulté à se tenir en équilibre, soucieux de ne pas renverser le thébord.

Il arriva dans la pièce d’Émilie. S’il avait été surpris par les transformations de la classe, ici il fut littéralement renversé de voir combien, avec presque rien, elle avait réussi à aménager une pièce agréable. Elle s’était confectionné des rideaux qu’elle avait suspendus aux fenêtres sur une broche bien tendue. Les rideaux étaient de coton blanc, brodé de fil blanc également. Sur le petit lit de métal, elle avait jeté un couvre-pieds orné de motifs identiques à ceux des rideaux. Une vieille boîte à beurre, nappée de tissu, faisait office de table de chevet. Une lampe à huile y côtoyait un dictionnaire. Caleb sourit. Émilie n’avait pas perdu l’habitude de lire le dictionnaire avant de s’endormir. Près de la glacière, il y avait une table et des étagères sur lesquelles elle avait rangé ses provisions, sa vaisselle et ses vaisseaux. Elle n’avait que deux chaises dans la pièce. La première, à laquelle il manquait un barreau au dossier, avait été recouverte d’un coussin. C’était celle qu’elle utilisait pour manger. La seconde, berçante, était placée près d’une des fenêtres. C’était là qu’elle devait coudre et lire, pensa- t-il. Dans un vase ébréché, elle avait disposé des fleurs séchées. Caleb trouva cela de mauvais goût. Il avait toujours pensé que les fleurs séchées dégageaient une odeur de mort. Enfin, elle s’était confectionné une sorte de paravent qui dissimulait le coin des ablutions. Les murs n’étaient pas peints, mais Caleb fut soulagé de voir qu’il y avait deux rangs de planches partout. Le nordais ne pourrait pas pénétrer sans forte résistance.

Caleb déposa sa tasse vide, puis décida de descendre la valise d’Émilie. Ils ne pourraient partir tout de suite, la jument n’ayant pas pris de repos. Il traversa la classe et déposa la valise à côté de la porte. Émilie rentrait.

«J’ai remis la couverte sur la jument. Est-ce que vous voulez que je lui donne son avoine tout de suite?

       Non, laisse-la se refroidir. Après ça, elle pourra avoir son avoine. Pis j’aimerais mieux lui laisser le temps de digérer un peu avant de repartir. »

Ils s’assirent tous les deux, les fesses sur la galerie, les pieds sur la terre battue. La journée était fraîche, quoique égayée par un soleil qui jouait à saute-mouton derrière les nuages. Une journée d’automne comme les aimait Emilie. Le père et la fille se turent, se contentant de regarder la jument. Soudain, ils entendirent un hennissement. Le cri venait de derrière l’école et n’avait pas échappé à la jument. Elle releva la tête et frémit des naseaux. Le hennissement doubla d’intensité. Caleb et Emilie se levèrent et contournèrent l’école pour voir la bête qui sérénadait ainsi la jument. Ils aperçurent un bel étalon brun qui portait fièrement une crinière hors du commun. Fournie et dorée. D’autant plus dorée que le soleil qui commençait à décliner l’illuminait d’un de ses pieds de vent. Claleb siffla. Il ne lui avait jamais été donné de voir un si bel étalon.

«Si on avait un étalon comme ça par chez nous, ça fait longtemps que j’aurais demandé à son propriétaire de l’avoir pour servir ma jument. C’est à qui cette bête-là?»

Emilie lui avoua qu’elle apercevait l’animal pour la première fois. Qu’il était tellement magnifique qu’elle l'aurait remarqué et n’aurait pas manqué d’en parler dans ses lettres. Caleb lui faussa compagnie et suspendit un sac d’avoine au mors de la bête. Cette dernière souffla dans le sac à deux reprises, cligna des yeux parce qu’elle s’y était envoyé de la poussière de céréale, puis finalement se mit à laper.

Emilie invita son père à manger une soupe. Elle savait qu’il avait horreur de prendre la route l’estomac vide. Il sapa sa satisfaction et la suivit. Ils mangèrent en tête à tête. Caleb sur la chaise droite, Émilie sur la chaise berçante qu’elle avait approchée de la table et immobilisée en installant deux blocs de bois sous les balanciers. Son père trouva le manège astucieux. Ils parlèrent peu durant le repas, se contentant de sourire quand l’étalon poussait un hennissement encore plus désespéré que le précédent.

«Pour moi, il se ferait pas prier pour la servir. C’est bien de valeur qu’elle soit déjà pleine parce que, je te mens pas, je lui aurais fait sauter la clôture. Peut-être bien que l’année prochaine on pourrait organiser ça. En tout cas, il doit savoir ce qu’il dit, parce que même pleine, la jument a pas l’air rétive.»

Émilie sourit. Elle connaissait l’engouement de son père pour les chevaux. Elle lava et rangea la vaisselle sur une des étagères. Caleb se leva à son tour, regarda l’heure et décida qu’il était temps de partir s’ils voulaient atteindre le chemin principal avant la complète tombée de la nuit. Émilie acquiesça. Ils descendirent et Émilie ferma soigneusement la trappe qui menait à ses quartiers.

Les flammes du poêle agonisaient. Aussi — simple précaution — elle ferma complètement la clé, puis la tourna d’un quart de tour. De cette façon, elle était assurée qu’il n’y aurait pas de fumée si la flamme se ranimait. Elle jeta un coup d’œil autour de la pièce. Tout lui sembla en ordre. Son père était déjà dehors. Il avait replacé les briques chauffées sur le plancher de la voiture. Il savait qu’elles n’étaient pas encore vraiment essentielles à leur confort, mais il aimait se garder les pieds chauds quand il avait un long trajet à faire. Il s’assit et cria à Émilie de se dépêcher. Elle sortit en courant, ferma la porte, puis demanda à son père d’attendre, rentra, se dirigea vers son pupitre et en sortit les papiers qu’elle y avait rangés. Encore une fois, elle changeait d’idée car elle avait compris que ces papiers étaient les seuls liens, les seuls témoins de sa nouvelle existence. Elle avait besoin de les emporter pour être convaincue de son retour. Elle sortit aussi rapidement que la première fois, ferma vigoureusement la porte, lui donna un coup de hanche pour s’assurer que le loquet était bien enclenché avant de la verrouiller. Caleb approcha la voiture et elle monta.

L’étalon poussa un véritable cri d’agonie quand il les vit s’éloigner. La jument se cambra, mais Caleb vint à bout de sa courte hésitation.

«Elle est peut-être pus bien belle, mais au moins est docile.»

Émilie sourit. Elle se couvrit les cuisses avec les couvertures que Caleb avait pensé apporter. La jument adopta un trot confortable. Le père et la fille se taisaient, regardant le soleil qui commençait à s’étirer sur l’horizon. Émilie inspira bruyamment. Elle aimait l’odeur de l’automne. Elle aimait le soleil de l’automne qui lui faisait des clins d’œil à travers les branches maintenant dénudées. Elle se tourna pour regarder une dernière fois sa petite école qui miroitait de toutes ses fenêtres, bien calée à la rencontre de deux collines. Il sembla à Émilie que l’école s’appuyait sur leurs pentes pour se protéger des grands vents. Caleb jeta un coup d’œil vers sa fille au moment où, discrètement, presque sensuellement, elle envoyait un baiser au décor qu’elle quittait. Elle se retourna et fixa la route.

Caleb avait secrètement espéré qu’Émilie revienne sur sa décision. Il avait entretenu l’espoir qu’elle lui annonce son retour à la maison. Qu’elle lui dise qu’elle s’ennuyait. Mais le ton de ses lettres, mais ce regard de velours qu’elle venait de lancer à une toute petite école lui fit comprendre que sa fille était à jamais partie. Comment avait-il pu penser qu’elle s’ennuierait? Elle n’avait jamais trouvé le temps de faire tout ce qu’elle voulait faire.

Caleb se rappela que son grand-père lui avait raconté que leur ancêtre, Antoine Bordeleau, un soldat du régiment de Carignan, avait épousé une fille du Roy. Après qu’elle lui eut donné deux enfants, elle s’était embarquée pour retourner en France. L’ancêtre, racontait-on, l’avait attendue pendant trente-six ans. Elle n’avait jamais donné de nouvelles. Elle n’avait jamais, non plus, demandé de nouvelles de ses enfants. Caleb pensa qu’Émilie n’était pas comme son aïeule, Pérette Hallier. Il avait la certitude que, contrairement à la fille du Roy, Émilie ne reviendrait jamais sur le vieux bien. Pour la première fois depuis les deux mois qu’Émilie les avait quittés, il éprouva un piquant sentiment de dépossession. Le premier départ d’un enfant était un secret que la vie vous chuchotait à l’oreille, disant que votre jeunesse était révolue. Le temps ravissait votre jeunesse quand celle que vous aviez enfantée vous quittait. Caleb renifla. S’il avait eu souvenir de la sensation, il aurait su qu’il pleurait. Des pleurs secs. Sans larmes.

«Allume donc un fanal, Émilie. Ça sera pas long que la nuit va tomber. »

Elle s’exécuta puis se rassit, mais cette fois, elle monta la couverture jusqu’à ses épaules et s’y châla. Elle regarda les trois paliers de nuages que les rayons retardataires illuminaient de différentes couleurs, allant du rouge foncé au bleu pâle en passant par toutes les gammes de rose.

«La nuit va être claire pis froide », dit-elle.

«Ouais, on va avoir de la gelée. On en a déjà eu une la semaine passée. J’aime pas ça quand la terre gèle trop avant que la neige tombe. On dirait que le froid la fait souffrir. Elle vient ridée comme une vieille. J’ai toujours peur qu’elle meure avant le printemps, pis qu’on nous dise que la terre est morte pendant son sommeil. »

Émilie le regarda, un peu surprise. Il ne lui avait pas souvent été donné d’entendre son père s’exprimer de cette façon. Il s’animait toujours quand il parlait de la terre, mais ce soir, il en parlait avec beaucoup plus d’émotion.

La nuit noire avait forcé les dernières lueurs du soleil à passer sous la ligne d’horizon. Émilie avait allumé le second fanal. Le silence ne se laissait distraire que par le clip-clop des sabots de la jument et le grincement de la roue droite avant. Toutefois, ni le père ni la fille ne se laissèrent agacer par ce son saugrenu.

Ils avaient quitté l’école depuis plus d’une heure lorsqu’ils distinguèrent le scintillement des lumières de Saint- Séverin. Ils y seraient dans une quinzaine de minutes. Caleb dit à Emilie qu’ils feraient une halte chez sa nièce, Lucie, la cousine d’Emilie.

«Je lui ai dit, en montant, qu’on arrêterait pour prendre une bouchée. Elle doit nous attendre.»

La maison de Lucie se trouvait à la limite exacte de Saint-Sévérin paroisse et de Saint-Sévérin campagne. Caleb arrêta la voiture, couvrit sa jument et commença à porter les briques près de la porte pendant que Lucie et Emilie entraient dans la maison en parlant. Phonse, le mari de Lucie, alla chercher les dernières briques et vint les poser sur le poêle.

«Tes jeunes sont pas couchés?» demanda Émilie à sa cousine.

«Oh! non. J’ai habitude de les coucher à sept heures et dem-mie. Comme ça, Phonse pis m-moi on a du temps pour p-placoter. Ils sont dehors en arrière. J’vas aller les chercher. »

Lucie revint presque aussitôt, flanquée de ses deux enfants. L’aîné, un beau noiraud, n’avait pas encore trois ans. Le second, un autre garçon, gambadait joyeusement du haut de ses dix-huit mois.

«Tu reconnais-tu la cousine Ém-Émilie, Jos?»

Le noiraud fît «oui» de la tête. Il s’approcha d’Émilie et le plus jeune l’imita.

«Ils sont pas sauvages pantoute.

       Non, certain. Parle-moi p-pas d’enfants sauvages. M-moi, j’ai assez de les avoir eu en dessous de la p-peau pendant neuf m-mois. J’ai pas envie de les avoir en dessous de m-mes jupes pendant neuf ans.»

Phonse et Caleb, après avoir déposé toutes les briques dans la cuisine, sortirent voir les bêtes. Les cousines se hâtèrent de nourrir, laver, langer et bercer les enfants. Lucie décida de coucher le plus jeune «au cas où il voudrait dormir» et installa l’aîné dans un coin de la cuisine avec un jeu de cartes.

«Je sais pas ce que Jos leur trouve, m-mais il passe des heures à les regarder. Le jeu qu’il joue, c’est m-mon jeu de cartes p-préféré. Je l’appelle le jeu de la grosse p- paix pour la reine du foyer. »

En moins de temps qu’il ne fallut pour le dire, les deux cousines avaient dressé le couvert et garni les assiettes. Lucie avait appelé les hommes et ils s’étaient tous attablés. Le bébé, au grand soulagement de sa mère, avait accepté de dormir.

«P-pis, mon oncle, qu’est-ce que vous chantez de bon p-par les temps qui courent? Vous êtes passé tellement vite tantôt, que j’ai juste eu le temps de ramasser la p-poussière qui tombait quand vous êtes p-parti. »

Caleb sourit et lui répondit qu’il n’y avait rien de neuf. Que c’était toujours la même chose. Que Célina était encore mal remise de sa pneumonie de la mi-septembre.

«P-pauvre ma tante. On p-peut pas dire qu’elle a une ben bonne santé.

       On peut pas dire, non», acquiesça Caleb en hochant la tête. Il se concentra sur la bouchée qu’il venait de prendre.

       Mais on peut dire que ma femme fait bien à manger», renchérit Phonse. «Vous avez rien qu’à me regarder pour voir que depuis quatre ans qu’on est mariés, j’ai pas crevé de faim.»

Phonse, en effet, était maigre comme un clou quand il avait marié Lucie. Au cours de la première année, il était devenu bien portant. Durant la seconde, on disait do lui qu’il faisait du lard. Pendant la troisième, on le trouva gras comme un voleur. Maintenant, il n’y avait que le mot «gros» qui pouvait le décrire. Lucie le regarda, inclina la tête, un sourire moqueur au coin des lèvres.

«Imaginez-vous qu’il y en a qui disent que je dois faire à m-manger comme que je parle. Ils disent que je dois m- mettre trois pis quatre fois la même affaire dans m-mes recettes.»

Ils s’esclaffèrent, Phonse le premier. L’enfant leva les yeux pour voir ce qui avait provoqué l’hilarité générale. Ne remarquant rien, il se remit à ses cartes.

«Coudon, enchaîna Lucie, est-ce qu’on vous a raconté qu’on avait eu des vols dans le rang?

       Des vols? répéta Caleb, les sourcils levés d’étonnement.

       Oui, monsieur. P-pis pas des vols d’oies. Non, monsieur. Des vrais vols avec un voleur qui se promène la nuit, avec une grande poche sur le dos p-pis qui ramasse ce qui lui tente. Surtout des p-poules. Mais comme notre voleur est fin comme un renard, il en p-prend juste une par poulailler. De même, il a l’impression que ça paraît m-moins. Sauf qu’on dirait qu’il a le don de toujours choisir la meilleure p-pondeuse.

       C’est comme rien, constata Émilie, il connaît le coin.

       Comme le fond de sa p-poche. Le pire, c’est que tout le monde sait c’est qui.

       Pourquoi que vous lui faites pas savoir? demanda Caleb.

       Ben, p-parce qu’on l’a jamais vu faire. Je vous l’ai dit, il est fin comme un renard. Mais m-moi je me suis pas gênée pour lui dire ma façon de penser.

       Tu m’as pas dit ça, s’étonna Phonse.

       Qu’est-ce que tu veux, ça me prend tellement de temps p-pour parler que j’ai p-pas toujours le temps de tout te dire.

       Qu’est-ce que tu lui as dit au vieux? demanda-t-il.

       B-ben, j’étais allée porter des galettes chez la vieille Rocheleau. Comme le p’tit dormait, j’avais amené Jos avec m-moi. En revenant, je me dépêchais parce que je voulais p-pas que le p’tit se réveille avant que j’arrive. Le vieux b-bêchait dans son jardin. Il m’a saluée ben poliment p-pis il m’a dit que je marchais trop vite pour Jos. Ça fait que m-moi, je l’ai regardé bien en face pis j’ai dit:«M-mon jeune, lui, marche vite le jour, p-pas la nuit».»

Phonse éclata de rire. Lucie ne cesserait jamais de l’étonner. Il lui demanda ce que le vieux renard avait répondu.

«Il a pas répond. Il a juste égrandi les yeux p-pis il a dit «euhhhhhh...» C’est tout.»

Émilie sut qu’ils approchaient de l’eau. L’air s’était parfumé d’odeur de terre mouillée. Plus qu’une colline. Puis elle l’entendit. La Batiscan. Sa rivière. Le lit de ses longues heures de rêveries. Un discret clapotis qui promettait silence sur les secrets de ses confidents. Émilie oublia la piquante tristesse qui lui parlait au cœur et que seule Lucie avait réussi momentanément à faire taire.

«On a bien fait d’apporter des couvertes. La nuit est fraîche.»

Émilie eut conscience que son père avait parlé mais, absorbée qu’elle était par ses pensées, elle n’avait pas compris le sens de ses paroles.

«Qu’est-ce que vous disiez, pâpâ?»

Il lui répéta ses propos. Elle acquiesça.

«Je te trouve bien silencieuse. D’habitude, tu racontes toujours plein d’histoires.» Il se tut quelques instants puis reprit la parole, le ton aussi doux que s’il avait parlé à un bébé.

«Tu penses à ton école hein?

       Oui...»

Emilie raconta à son père le tour que le grand Joachim Crête avait joué à Charlotte. Elle parla de sa colère et du fait qu’elle avait complètement perdu patience. Caleb l’écouta attentivement. Il avait compris qu’elle cherchait à avoir son approbation sur la correction qu’elle avait infligée au grand Crête. Le récit terminé, il demeura coi durant quelques minutes puis il dit à sa fille qu’à sa place, il aurait sûrement fait pire.

«Ton grand Crête m’a l’air de ressembler à Hervé Caouette?

       Hervé Caouette, c’est un ange comparé à Joachim.

       Ouain!... À mon sens, tu as peut-être réussi à le dompter. Avec du monde de même, c’est pas nécessaire de mettre des gants blancs.

       J’ai juste peur qu’il me fasse encore plus de trouble. Je vous jure, pâpâ, que si c’était pas de lui, j’aurais pas eu un seul p’tit problème depuis le début de l’année.

       Tu l’as peut-être réglé ton problème. »

Il se tut encore avant d’oser poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis leur départ de Saint-Tite.

«Pis, Emilie, être maîtresse d’école, c’est-y la vie que tu rêvais d’avoir?»

Émilie réfléchit longuement avant de lui dire que c’était bien près du rêve, hormis Joachim Crête, bien entendu.

«Savez-vous ce que j’aime le plus, pâpâ», demanda-t-elle sans vraiment attendre de réponse. « C’est qu’à tous les vendredis, je suis sûre que les enfants en savent plus qu’au début de la semaine. Vous rendez-vous compte, pâpâ? Moi, toute seule, Émilie Bordeleau, je leur apprends des choses nouvelles. Pensez-vous qu’il y en a plus tard qui vont se rappeler de moi?»

3.

Le mois de décembre avait relégué l’automne au grenier des souvenirs. La froidure avait pris possession des terres, des arbres, des corps et des esprits. Émilie avait regardé tomber la neige, soudainement consciente de son isolement. Quoique l’école fût située à proximité de maisons, la blancheur et l’uniformité de la neige, entraînant la disparition soudaine des clôtures et des chemins, avaient effacé le décor familier auquel Émilie s’était attachée. Elle en vint à appréhender sa solitude des congés. Elle eût volontiers accepté la présence de ses élèves sept jours par semaine.

Elle enfilait ses couvre-chaussures quand elle entendit le tintement distinct des grelots d’un traîneau. Elle se pencha à la fenêtre et vit que c’était Ovila Pronovost. Elle pensa qu’il avait dû oublier quelque chose dans son pupitre. Elle le vit attacher les guides à la galerie de l’école. Elle s’empressa de lui ouvrir. Ovila se découvrit avant de parler. Elle refréna un sourire. C’était une marque de politesse qu’elle avait tenté d’inculquer à ses élèves. Ovila, semblait- il, avait bien appris sa leçon.

«Bonjour, mam’selle. Je vous avais pas encore vue passer, ça fait que j’ai pensé que vous aimeriez peut-être vous rendre à l’église en traîneau. On peut pas dire que c’est bien bien chaud pour marcher quatre milles.

       C’est gentil, Ovila. Je partais justement.

       Si ça vous lait rien, on va ramasser ma famille en chemin.

       Ça me fait plaisir, voyons.

       Ha! bon...»

Elle tiqua. Il y avait quelque chose dans le «Ha! bon» d’Ovila qui clochait. Elle pencha la tête et plissa les yeux pour regarder son élève avant de franchir la porte qu’il lui avait ouverte avec empressement.

Elle monta dans le traîneau et, à son grand étonnement, Ovila lui posa sur les genoux une généreuse peau d’ours. Ce qui la surprit, ce ne fut pas tant le fait qu’il ait pensé apporter une fourrure, mais bien le geste délicat, trop peut-être, avec lequel il l’avait déposée. Elle le remercia. Il murmura un timide bienvenu. Le traîneau glissa doucement. Il n’y avait qu’une maison qui séparait l’école de celle des Pronovost. Aussi, à peine l’attelage avait-il eu le temps de grimper la colline qu’Ovila le força d’arrêter. Monsieur Pronovost salua Emilie.

«C’est trop froid pour marcher aujourd’hui, mam’selle. C’est pour ça que j’m’ai dit que le grand avait eu une bonne idée d’aller vous quérir.

       C’est bien aimable à vous. Je me mettais justement en marche.»

Elle se leva pour céder sa place à madame Pronovost qui tenait son plus jeune enfant dans les bras, mais le père l’enjoignit de n’en rien faire. Il aida plutôt sa femme à monter aux côtés d’Emilie et fît signe aux enfants de grimper à l’arrière. Quand ils furent tous montés, il les imita. Émilie fut un peu surprise. Elle avait cru que ce serait lui qui prendrait les guides. Mais il n’en fit rien. Ovila demeura à son poste, étouffant de fierté sous la confiance qu’il venait d’obtenir. Ses frères aînés étaient à l’arrière avec leur père.

 

Émilie avait déjà rencontré tous les membres de la famille. En fait, Lazare, Ovila, Rosée, Émile et Éva étaient ses élèves. Elle n’avait toutefois qu’entrevu Ovide et Edmond, les aînés, et savait que l’année suivante, elle accueillerait Oscar à l’école. Quant au petit Télesphore qui venait de s’endormir sur les genoux de sa mère, elle ne le verrait que dans deux ou trois ans. Émilie était intimidée. Jamais, depuis le début de l’année, elle n’avait voyagé avec les Pronovost. Elle évita de regarder derrière elle, se contentant de féliciter Ovila sur sa façon de diriger les bêtes et parla un peu avec madame Pronovost de ses enfants, surtout du benjamin qu’elle trouvait magnifique. Madame Pronovost, même si elle n’était qu’un tout petit bout de femme, lui en imposait. Elle était très différente de sa mère. Elle parlait, riait de bon cœur et se permettait même de blaguer au sujet de son mari. Elle confia à Émilie qu’à son avis, Dosithée s’amusait beaucoup plus à l’arrière du traîneau qu’il ne le faisait quand il devait mener l’attelage.

«C’est encore un vrai p’tit gars, même s’il a quarante- cinq ans faits. Pis vous, mam’selle Bordeleau, quel âge que vous avez?»

Émilie se racla la gorge avant de répondre qu’elle avait seize ans, gênée à l’idée qu’elle n’était pas tellement plus âgée que la plupart des enfants présents dans le traîneau. Aussi, s’empressa-t-elle de préciser qu’elle allait bientôt avoir ses dix-sept ans. Madame Pronovost se contenta de hocher la tête et de dire que c’était un bien bel âge. C’était presque l’âge de son aîné d’Ovide. Émilie sourit. Ovila le remarqua et se demanda si elle avait souri parce que sa mère parlait d’Ovide ou parce qu’elle était heureuse à la pensée que dix-sept ans était un bel âge. Il jeta un coup d’œil discret en direction de son frère. Ce dernier était installé directement derrière Émilie. Il avait saisi le regard furtif de son jeune frère et le taquinait en feignant de flatter le dos d’Émilie. Ovila se retourna rapidement, furieux. Son frère Ovide avait une de ces façons de tout tourner au ridicule. Parce qu’Ovila avait proposé d’aller chercher son institutrice, Ovide s’était mis en frais de le taquiner au sujet de la belle demoiselle Bordeleau. Plus Ovila avait essayé de se défendre, plus son frère avait fait remarquer à tous combien il rougissait chaque fois qu’on prononçait le nom d’Emilie. Du haut de ses quatorze ans, Ovila lui avait demandé de se taire. Le père avait fait un clin d’œil à la mère. Personne n’était dupe. Dosithée souriait intérieurement. Au moins son fils avait eu le goût de choisir un beau brin de fille comme objet de rêve. La nouvelle institutrice avait fait jaser. Personne n’avait osé douter de ses compétences, à preuve, l’histoire du grand Joachim qui n’avait jamais voulu remettre les pieds à l’école. Par contre, tous les gens pensaient qu’avec son allure et sa fierté, elle ne resterait pas longtemps dans sa petite école de rang. Déjà, quelques jeunes à marier se promettaient de lui faire la cour, selon les usages, bien entendu. Mais Émilie semblait décourager tout soupirant avant qu’il n’ait fait un seul pas. Malgré son jeune âge, il y avait quelque chose en elle qui imposait le respect. Elle semblait garder les jeunes à distance, ce qui était heureux dans sa position — on avait entendu parler d’institutrices qui avaient accepté de recevoir des jeunes hommes dans leur école! Même son Ovide, qui avait le regard tombeur, n’avait pas essayé d’inviter la belle Bordeleau à une quelconque fête.

Dosithée avait perdu le fil de ses pensées au moment où Ovila avait quitté la maison en claquant la porte. Ovide chantonnait «Émilie, ma jolie, avec ton p’tit habit gris, quand je pense à toi, je rougis».

«Tais-toi donc, Ovide. Tu vois bien qu’Ovila est parti choqué.»

Mais Ovide avait continué de chantonner tout en battant la mesure du pied. Les élèves d’Émilie n’appréciaient pas l’attitude de leur frère aîné. Ils aimaient leur institutrice et trouvaient malvenu qu’elle lasse l’objet d’un réel de mauvais goût.

«Es-tu jaloux? lui lança Rosée.

       Jaloux de quoi? répondit Ovide.

       Ben, que nous autres on la voie à tous les jours pis que toi tu la voies quasiment jamais.

       Veux-tu rire de moi, toi? Qu’ossé que tu veux que je lasse avec une maîtresse d’école?

       La même chose que tu veux faire avec les autres filles!

       Ça suffit, vous deux!» avait lancé Félicité. Elle détestait ce genre de phrases pleines de sous-entendus.

«Dépêchez-vous de vous gréer à place. Ovila va arriver avec mam’selle Bordeleau. »

Les enfants avaient obéi. Félicité regarda son Ovide. Oui, il était fort beau. Et il plaisait aux filles. Ha! ça oui!

Il       y en avait plusieurs qui auraient aimé l’avoir pour mari. Fort et grand, et presque en âge de se marier. Déjà...

Ovila ralentit la cadence du cheval. Il laissa passer les autres traîneaux qui se dirigeaient vers l’église. Les gens étaient de belle humeur. Le matin bleu et blanc annonçait un beau Noël. Ovila pensa au spectacle que lui et les autres élèves préparaient avec fébrilité. Et mademoiselle Émilie

       c’est ainsi qu’il l’appelait quand il pensait à elle — y mettait tant de temps et d’énergie. Il lui faudrait l’aider davantage. Il demanderait à son père la permission de venir à l’école le soir, avec Rosée évidemment, pour aider Émilie à terminer tout ce qu’elle avait à faire pour la représentation du vingt et un décembre, dans trois semaines. Jamais, de souvenance, on avait vu de spectacle de Noël dans une école de rang. Au couvent, oui, mais jamais dans un rang. Ovila avait hâte, même si le rôle qu’il devait jouer lui répugnait. Mais mademoiselle Emilie le lui avait proposé tellement gentiment, qu’il n’avait pu refuser. Il serait le roi-mage nègre. Il aurait à se noircir la figure avec du bois brûlé. C’est en vain qu’il avait essayé de la dissuader de l’obliger à se noircir. Elle avait insisté. On ne pouvait changer l’Histoire. Si les Saintes Écritures disaient qu’un des mages était noir, alors il fallait un mage noir. Il n’y avait pas de discussion possible sur ce point.

Émilie avait été discrète. Elle n’avait pas voulu s’asseoir dans le banc de la famille Pronovost, préférant être seule et les rejoindre à la fin de la messe. Selon son habitude, elle s’était rangée à peu près au début de la seconde moitié de la nef. C’était là qu’elle se sentait à l’aise. Ni trop à l’avant, ni trop à l’arrière. Trop à l’avant, les gens auraient pu penser qu’elle cherchait à se montrer. Trop à l’arrière, on aurait pu croire qu’elle n’était pas très dévote. Au centre, elle était à sa place. Elle aimait bien le curé Grenier. Ses sermons étaient intéressants. Heureusement, car Émilie avait dû s’avouer qu’elle ne ressentait pas toujours le besoin d’assister à la messe du dimanche. Toutefois, jamais elle n’aurait osé s’en absenter sans raison majeure.

Pendant l’offertoire, elle se prit à rêver en regardant les garçons Pronovost. A la consécration, elle oublia d’incliner la tête. Au retour de la communion, elle se trompa de banc. Enfin, elle se mit à genoux à Vite missa est au lieu de se lever.

Les parents Pronovost lui offrirent de partager leur repas du midi. Elle accepta avec joie, trop heureuse de prendre un bon repas en famille — son dernier remontait au congé de la Toussaint — et enchantée à l’idée de manger un repas qu’elle n’avait pas apprêté. On l’avait servie comme une invitée de marque. Ses élèves étaient tous plus empressés les uns que les autres. Seuls Ovide et Edmond semblaient assez indifférents à sa présence. Ovide parlait à son père de récolte et d’argent. Emilie eut la désagréable impression qu’il l’évitait volontairement. Elle ne savait trop qu’en penser, se demandant ce qu’elle avait bien pu faire à ce beau garçon pour qu’il la méprise presque ouvertement. Il sembla enfin la remarquer et lui sourit de toutes ses dents.

«Est-ce que c’est vrai ce que les jeunes ont raconté? Que vous avez pas mal bardasse le grand Crête?»

Elle resta bouche bée. Depuis la fin octobre, il ne se passait pas une seule semaine sans que quelqu’un ne lui parle du grand Joachim. Elle regarda Ovide, sans répondre à sa question.

«Il paraît que vous l’avez tiré par la crigne ...

       Par la ceinture...

       Pis que vous lui avez trempé la tête dans les ordures...

       Dans la chaudière d’eau...

       Pis que vous l’avez essuyé avec un torchon...

       Pour le torchon, c’est vrai. Mais je l’ai pas essuyé. Joachim a fait ça tout seul, comme un grand.»

Ovide ne s’était pas laissé démonter par les mises au point d’Emilie. En fait, depuis qu’il avait appris les raisons de l’altercation entre Emilie et Joachim, il avait secrètement voué une admiration sans bornes à la petite institutrice qui, semblait-il, n’avait peur de rien. Il s’était toutefois gardé de passer des commentaires qui auraient pu laisser deviner son sentiment, se contentant, comme tous ses amis, de se moquer de Joachim et d’Émilie aussi.

 «Vous devez avoir des frères, mam’selle, parce que sans ça je serais surpris que vous auriez osé vous en prendre à une armoire à glace comme Joachim.

       Mes frères sont plus p’tits que moi. »

Dosithée, qui avait suivi le cours des pensées de son fils, s’était mis à rire.

«Voyons donc, Ovide! As-tu l’impression qu’une maîtresse d’école comme mam’selle Bordeleau, ça sait pas se défendre?

       C’est pas ça que j’ai voulu dire, son père.

       C’est ça que tu as dit.»

Dosithée sourit à Émilie puis changea le sujet de conversation. Ovide ne trouva rien de mieux à faire que d’aller se réfugier dans un coin de la cuisine, furieux contre son père de l’avoir ainsi rabroué. Il commença à taper du pied au rythme que tous les membres de sa famille connaissaient bien. Il chantonnait son petit reel à l’intention d’Ovila. Les enfants le regardèrent, retenant leur souffle. Ils craignaient qu’Ovide pousse l’effronterie jusqu’à prononcer les paroles. Il n’en fit rien. Il avait réussi à passer son humiliation en faisant rougir son jeune frère.

 

4.

Émilie s’attendait à ne voir que les parents des élèves à la représentation de Noël. Elle fut très surprise de constater que plusieurs familles du village s’étaient déplacées. Le curé Grenier lui-même était présent. Les enfants étaient très nerveux. Même le grand Ovila montrait quelques signes d’agacement. Depuis qu’Émilie était allée dans sa famille pour dîner, lui et sa sœur Rosée étaient venus le soir l’aider à mettre au point tout ce que réclamait le spectacle. Émilie et Rosée avaient cousu les costumes pour chacun des élèves, utilisant tous les vêtements que les mères avaient bien voulu sacrifier à la catalogne. Émilie avait fait de magnifiques robes d’anges. Elle dessinait les patrons et cousait le gros du travail, alors que Rosée s’occupait principalement d’har- moniser les couleurs et de faire la finition. Quant à Ovila, il avait pris la direction de la construction des décors. Dans le coin gauche avant de la classe, il y avait maintenant une crèche, presque grandeur nature. Ovila avait impressionné Émilie par le talent fou qu’il avait déployé pour imaginer et construire les décors. Il lui avait confié qu’il aimait travailler le bois.

Ils avaient consacré au moins une heure par soir à travailler. Deux heures de la journée étaient employées à la préparation du spectacle et ce, depuis le début de l’Avent. Les élèves avaient été enthousiasmés à l’idée de faire une représentation pour leurs parents. Ils avaient mémorisé leurs rôles, répété chants et déclamations. Tous les matins, ils étaient arrivés avec des poches de jute bourrées de paille, évitant à Emilie de demander aux parents de l’apporter eux-mêmes.

Le grand soir était donc arrivé. Les parents avaient été convoqués pour sept heures, ce qui leur laissait amplement le temps de souper et de finir la traite des vaches. L’école fut vite remplie de visages souriants et d’éclats de rire. Emilie s’affairait avec trois de ses élèves, ses placiers, à installer tout le monde aussi confortablement que possible. Mais devant l’affluence, elle dut se résigner à faire asseoir les plus jeunes par terre. Ses élèves étaient tous cachés. Un groupe derrière les draps qui faisaient office de rideau de scène, un autre groupe dans ses quartiers au second. La consigne était qu’ils devaient garder le silence mais Emilie entendait leurs chuchotements incessants.

«Hey ! Monsieur le curé est là!

       C’est même pas vrai, espèce de menteuse!

       Oui, c’est vrai! Regarde toi-même si tu me crois pas!»

De temps en temps, Emilie passait derrière le rideau ou se montrait la tête à l’étage pour leur demander de baisser le ton. Lors d’une de ses exhortations au calme, Emilie entendit un silence parcourir la classe de l’arrière à l’avant. Elle fronça les sourcils et entrouvrit discrètement le rideau. Elle ne mit que quelques secondes pour comprendre. Le grand Joachim venait de faire son entrée, flanqué de ses parents. Emilie se précipita au devant du rideau, priant le ciel que Joachim ne semât pas la pagaille. Elle retint son souffle, retrouva sa contenance et le gratifia d’un aimable sourire. Elle avait sauvé la face. Pour se distraire, elle s’amusa à compter l’assistance. Il y avait soixante-dix-sept personnes. Elle alla jeter un coup d’œil aux fenêtres pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’autres traîneaux ou carrioles en vue. N’en voyant plus, elle prit toutes les lampes de la classe et les approcha du rideau de scène. Encore une fois, le silence se fit. Elle monta à l’étage pour rappeler aux enfants d’être bien tranquilles jusqu’à ce que vienne leur tour. La petite Charlotte tremblait de la tête aux pieds. Elle chuchota à l’oreille d’Emilie qu’elle avait bien fait son pipi mais qu’elle croyait qu’il lui fallait en faire un autre. Emilie la rassura en lui disant que ce n’était que la nervosité. Elle souhaita bonne chance à tous et redescendit ouvrir le rideau. Un grand Ho! suivi d’une salve d’applaudissements salua le décor. En entendant cet accueil, les enfants se donnèrent des coups de coude. Au signe d’Emilie, ceux qui faisaient partie du chœur de chant, habillés en bergers, vinrent se placer à la droite de la crèche. Il entamèrent un Venez divin Messie avec tellement d’enthousiasme qu’ils forcèrent leurs voix. Emilie les arrêta immédiatement, leur donna la note et ils reprirent le cantique sans se tromper. Emilie leur sourit sa satisfaction. Le chant terminé, les enfants se retirèrent comme de vrais bergers, s’appuyant sur leurs cannes et suivant un invisible troupeau de moutons. Le public applaudit mais cessa dès qu’il vit Joseph et Marie faire leur entrée.

«Haaaaaa! Je n’en peux plus, Joseph. Je crois que mon enfant va naître. Il nous faudra vite trouver r-un n-abri car le froid tombe ra-pi-de-ment et la nuit z-aussi.

       Re-po-se-toi ici, Marie, pendant que je vais z-à l’auberge demander r-asile.»

Joseph installa Marie sur un tas de foin et disparut de la scène. On pouvait entendre battre les paupières tant le silence était complet. Emilie fît signe à Joseph qu’il pouvait revenir.

«Hélas!...Hélas! Il n’y a plus z-une seule chambre de libre. Nous devrons z-aller dans la vallée.»

Le curé Grenier feignit de tousser pour étouffer ses rires, sortit un mouchoir et s’essuya les yeux.

«Ô mon pauvre enfant qui naîtra sans z-un toit.

       Ne t’inquiète pas, Marie, nous...euh...nous...»

Joseph désespéré se tourna vers Emilie.

«Nous quoi? demanda-t-il

       Nous avons Dieu...répondit Emilie assez fort pour qu’il l’entende.

       Ah! oui!...Nous z-avons Dieu dans nos cœurs et notre foi nous guidera vers le lieu qu’il a choisi pour la naissance de son fils.»

Joseph aida Marie à se relever et ensemble ils marchèrent jusqu’au centre de la crèche.

«Je crois qu’il nous faudra dormir r-ici, mon mari, car l’enfant veut naître.»

Marie fit dos aux spectateurs, retira le coussin qui la grossissait, le fourra sous la paille et découvrit la poupée emmitouflée qu’on lui avait cachée dans la mangeoire. Elle la prit dans ses bras et se tourna vers le public.

«C’est un garçon, Joseph. Nous l’appellerons Emmanuel. »

Le curé Grenier se moucha à nouveau. Marie se plaça derrière la mangeoire et y déposa son enfant pendant que Joseph s’agenouillait.

«Qu’il est petit, Marie.

       Oui, mais z-un jour, il sera grand.»

Les bergers revinrent devant la crèche en chantant II est, né le Divin Enfant. Cette fois, ils eurent la bonne note. Pendant le cantique, une étoile, fixée par un anneau à une corde tendue du fond de la classe au coin de la toiture de la crèche, glissa lentement. Les mages — qui n’étaient nuls autres que les placiers — arrivèrent de l’arrière de la classe et se dirigèrent tant bien que mal jusqu’à la crèche. Ils ne quittèrent jamais l’étoile des yeux mais s’excusèrent chaque lois qu’ils devaient déplacer une personne, écrasaient une main ou un pied. Le curé Grenier s’essuya encore une fois les yeux. Les bergers reculèrent et les mages tombèrent ù genoux devant la mangeoire.

«() mon Roi, dit le premier, je vous z-ai apporté de l’encens.»

Le second mage le regarda, étonné. C’était lui qui devait offrir l’encens!

«Ô mon Roi, enchaîna-t-il néanmoins, je vous z-ai apporté de l’or. » Il insista sur le mot or et fusilla le premier mage du regard, essayant de lui faire comprendre qu’il l’avait sorti du pétrin.

«Ô mon Roi, termina le troisième, je vous z-apporte de la myrrhe.»

Les spectateurs, déjà impressionnés par l’arrivée des mages et l’apparition de l’étoile, le furent encore plus quand ils virent les anges descendre du second étage en chantant

0       nuit de paix, alto et soprano! Du chant presque aussi beau que celui de la chorale de la paroisse! Spontanément, les parents unirent leurs voix à celles des enfants. Même le curé Grenier avait serré son mouchoir et chantait allègrement. Les dernières notes moururent sous les applaudissements et les sifflements. Les enfants saluèrent, le rouge aux joues et le sourire aux lèvres. Les applaudissements redoublèrent. Les élèves saluèrent plus bas. Emilie ferma le rideau et dut calmer ceux qui auraient voulu continuer les saluts. Elle leur rappela qu’ils devaient se hâter pour les déclamations. Les enfants, grisés par le succès, avaient complètement oublié cette seconde moitié du spectacle. Ils s’affolèrent, convaincus de ne plus savoir un seul mot. Émilie leur demanda de faire de leur mieux. Elle tira le rideau et présenta le premier élève. Celui-ci s’avança et commença sa déclamation qui parlait de Saint-Nicholas et d’étrennes. Le second enchaîna, sans accrochage. Il parla des pauvres qui avaient faim et froid mais qui se réjouissaient dans leur foi.

Les déclamations terminées, Émilie, gorgée de fierté, invita tous ses élèves à revenir saluer. Ils ne se firent pas prier, se bousculant même un peu pour être à l’avant. Le curé Grenier se leva. Il félicita tous les enfants puis les bénit — sauf Charlotte qui venait de sortir en douceur — les remerciant au nom de l’Enfant-Dieu pour le magnifique travail qu’ils avaient accompli. Dès qu’il se fut rassis, un des commissaires se leva à son tour, se dirigea à l’avant de la classe — ce que n’avait pas fait le curé — et invita Émilie à le rejoindre, ce qu’elle fit.

«Quand on est un commissaire, il y a des choses qu’on sait. Ça fait que j’ai dit ce que je savais à mon gars pour que lui le dise aux élèves. Vous me permettrez, astheure, mam’selle Bordeleau, de leur laisser la parole.»

Émilie s’étonna de voir les enfants se regrouper devant Éva. Ils déclamèrent à l’unisson des vœux de Joyeux anniversaire. Charlotte s’approcha et lui offrit un bouquet de fleurs artificielles que les enfants avaient confectionnées avec du papier, de la broche et des grains séchés. Émilie les accepta, embrassa ses élèves du regard puis se retourna vers les parents. Manifestement, elle était la seule à ne pas avoir été dans le secret. Les adultes riaient aux éclats. Les enfants aussi. Émilie les remercia tous puis éclata en sanglots. Elle sécha ses larmes, furieuse contre elle-même, n’excusa on accusant la fatigue et l’émotion pour son manque de retenue et invita tout le monde à déguster les gâteries que les enfants avaient cuisinées eux-mêmes sur le poêle de l’école.

La soirée se termina dans l’euphorie. Émilie n’eut qu’un regret: personne de sa famille ne s’était déplacé.

Émilie eut énormément de difficultés à trouver le sommeil. Elle se remémorait les événements de la soirée, corrigeant mentalement chacun des petits accrochages. Elle souriait, chantonnait, bourrelait son oreiller de coups de poings tant elle était heureuse, essayait de se trouver une position plus confortable, lissant à vingt reprises tous les petits plis de son drap. Elle jubilait. Ce qui, toutefois, la satisfaisait le plus, c’était le sentiment que son intégration à la communauté de Saint-Tite se faisait assez facilement. Même à l’arrivée de Joachim, ce sont ses réactions à elle que les gens avaient scrutées et non celles de Joachim.

Le sommeil vint enfin régulariser son souffle et effacer la fébrilité de son visage. Sans résistance, elle se laissa emporter vers l’enchanteur univers des rêves où elle se vit saluer et sourire devant une foule en délire; où elle discutait longuement avec un des mages sur la coloration de sa peau; où Charlotte rayonnait de joie en lui disant qu’elle n’avait pas passé l’heure des fleurs. Puis Émilie fut happée par un cauchemar. La paille de la crèche s’enflammait et l’Enfant- Dieu frappait de toutes ses forces sur les côtés de la mangeoire pour qu’on vienne le délivrer. Il frappait... frappait... frappait toujours quand Émilie, voyant son impuissance à le sauver, toutes paralysées qu’étaient ses jambes et muette sa voix, s’éveilla en sursaut. L’éclatement d’un clou gelé la confondit quelques secondes. Elle crut qu’il s’agissait d’un pétillement du feu. L’illusion s’évanouit dès qu’elle prit conscience qu’on frappait à la porte de l’école.

Elle regarda l’heure. Il n’était que six heures. Dans son énervement, elle enfila une robe de chambre qu’elle boutonna de travers et omit de se chausser. Elle descendit l’escalier plus inquiète qu’angoissée, constata en posant le pied sur le plancher de la classe qu’il était glacé et courut jusqu’à la porte en sautillant tant elle craignait de se geler les pieds.

«Oui?

       C’est Fred Gélinas, mam’selle. J’ai un message pour vous.»

Elle ouvrit la porte, laissa à peine à monsieur Gélinas le temps d’entrer et s’empressa de refermer car le vent s’engouffrait sous sa chemise de nuit.

«Qu’est-ce qui se passe?

       C’est que mon beau-frère vient d’arriver de Saint- Sévérin. Votre père a eu un petit accident hier soir, pis il est resté toute la nuit collé sur sa jument. Mon beau-frère l’a trouvé à matin à la sortie du village pis l’a conduit chez votre cousine pour qu’elle lui recolore le nez pis les joues. Votre père est correct mais il a demandé qu’on vous avise qu’un des patins de sa carriole était brisé pis qu’il viendrait vous chercher aussitôt que possible.

       Qu’est-ce que mon père faisait à Saint-Séverin hier soir?

       Bien, ça a tout l’air qu’il voulait vous faire la surprise de venir à votre spectacle.» Gélinas fit un pas en direction de la porte et remit sa tuque. «Bon, je vous dérangerai pas plus longtemps.»

Émilie le remercia et remonta lentement sous les combles. Triste. Et dire que la veille elle avait regretté que personne de sa famille n’ait pensé venir à son spectacle. Elle s’inquiéta pour la santé de son père, espérant que la morsure du froid n’avait été que superficielle.

Elle ne put se rendormir. Elle décida de se faire une bonne tasse de thé. Avant de redescendre, elle enfila une grosse paire de chaussons de laine brute. En voyant l’état de la classe, elle eut un instant de découragement. Du foin piétiné qui adhérait à ses chaussettes. Une crèche à démonter. Des assiettes souillées. Des pupitres à replacer. Bref, une journée d’astiquage en perspective. Normalement, elle aurait dû quitter Saint-Tite vers les deux heures. Maintenant qu’elle ne savait plus quand elle partirait, elle éprouva, pour la première fois depuis septembre, un aigu sentiment d’impuissance. Si seulement elle avait eu une sleigh et un cheval, elle n’aurait pas été à la merci de qui que ce fût. Elle regarda les quatre murs de son local et eut la désagréable impression qu’ils se rapprochaient. Elle chassa cette sensation de sa pensée.

Elle grignota un croûton de pain, s’habilla, mit un tablier, se couvrit la tête d’un mouchoir pour éviter que la poussière ne collât à ses cheveux, regarda tout le travail qu’elle avait à faire, soupira puis se mit résolument à la tâche.

Elle travaillait ainsi depuis cinq heures lorsqu’elle prit conscience qu’elle n’aurait pas suffisamment de provisions pour subsister pendant deux jours. Elle avait bien des confitures et des marinades mais plus un grain de farine et de sucre. Pas de quoi faire une miche de pain. Elle abandonna son travail, ôta son tablier et son mouchoir, revêtit ses vêtements les plus chauds et décida de se rendre au village acheter quelques victuailles. Quatre milles à faire dans un air glacial à brûler les poumons.

Elle marcha d’un pas décidé. Elle avait sous-estimé le vent qui, malgré les efforts qu’elle déployait pour se protéger le cou, s’immisçait dans son collet et lui faisait descendre un torturant frisson de la nuque aux fesses. Elle vit enfin le pont mais elle ne se sentit pas l’énergie de faire un pas de plus. Prenant son courage à deux mains, elle frappa à la porte des Rouleau. Les femmes de la maison s’empressèrent de lui chauffer un bouillon à la reine. Le feu du poêle et la chaleur de l’accueil la réchauffèrent en peu de temps. Les Rouleau lui offrirent les provisions dont elle avait besoin pour lui éviter de se rendre au village et, surcroît de gentillesse, attelèrent leur cheval pour la reconduire à l’école. Elle ne sut comment les remercier pour tant d’amabilité.

«Remerciez-nous pas. C’est nous qu’on vous remercie pour votre sainte crèche d’hier. On n’a pas le temps de chauffer les briques, mais rien que pour deux milles, une bonne fourrure, ça devrait faire.»

Le cheval, dirigé vers le rang du haut du coteau, grimpa la colline sans trop regimber. Ils étaient presque rendus à l’école lorsque, venu de nulle part, un des chiens des Pronovost attaqua les pattes arrière de la bête et ne se gêna nullement pour prendre une bonne mordée dans un jarret. Le cheval rua pour éloigner le cabot. Dieudonné Rouleau ne parvint pas à le calmer et la bête, affolée, fit une embardée, faisant basculer la carriole dans un fossé. Emilie fut coincée sous un des patins. Elle hésita entre les rires et les pleurs mais, pensant à son père, opta pour le rire. Un fou rire comme elle n’en avait pas eu depuis des semaines.

«Ça me console de voir que vous avez mal nulle part», lui dit monsieur Rouleau en se relevant. «J’vas aller demander du secours chez Dosithée. Prenez patience, on va vous déprendre dans une minute.»

Couchée sur le ventre, nez bien enfoncé dans la neige, elle ne les vit pas venir. Elle riait encore de son infortune quand elle entendit monsieur Pronovost demander à Ovide d’atteler un cheval pour dégager la carriole. Il se dirigea ensuite vers elle et elle lui répéta qu’elle n’était pas blessée mais qu’elle avait hâte d’être arrachée de sa position précaire, ne fût-ce que pour essuyer l’eau glacée qui lui coulait dans le dos. En quelques minutes elle fut dégagée grâce au bel étalon qu’elle n’avait plus revu depuis ce vendredi d’octobre, lorsqu’il avait sérénadé la jument de son père.

«C’est à vous, monsieur Pronovost, cette belle bête-

là?

       Oui pis non. Disons que je l’ai acheté pour Ovide pis Edmond.

       Ha...en tout cas, j’ai jamais vu un bel animal de même.

       Qui ça? Ovide ou Edmond?»

Prise de court, elle ne sut que répondre. Dosithée ricana intérieurement. Tout en parlant du cheval, il la conduisit à la maison. Emilie était confuse. Encore une fois, elle raconta toutes les mésaventures de sa journée. Monsieur Rouleau, lui, insista sur le fait que s’il avait su qu’elle était née sous une mauvaise étoile, il n’aurait jamais offert de la conduire. Emilie hésita avant de rire de cette boutade, incapable de discerner si monsieur Rouleau était sérieux ou non.

Elle eut droit à un bon thé chaud. Elle les remercia et les pria tous de l’excuser car elle devait se hâter d’aller terminer le travail qui l’attendait à l’école. Le père Pronovost demanda aux élèves d’Emilie s’ils auraient objection à l’accompagner un jour de congé. Ils ne se firent pas prier et, tous ensemble, ils achevèrent le grand ménage qu’elle avait entrepris.

La classe fut nettoyée en un temps record. Emilie retrouva sa bonne humeur. Elle regardait les enfants, tous à quatre pattes, acharnés à gagner le «concours des morceaux de paille». En fait, même après que le balai eut été passé à trois reprises, des brindilles de paille demeuraient coincées entre les joints du plancher. Les enfants, armés d’épingles à chapeaux qu’Emilie était allée chercher dans sa «boîte à coquetterie», les délogeaient une à une, jubilant chaque fois qu’ils réussissaient, heureux comme s’ils venaient de pêcher une belle barbotte au printemps.

«Mam’selle, ricana Rosée, vous trouvez pas qu’on fait le monde à l’envers?

       Qu’est-ce que tu veux dire par ça?

       Ben... nous autres on cherche du foin avec une épingle au lieu de chercher une épingle dans le foin... »

Émilie éclata de rire. Elle adorait les mots d’esprit et celui-là lui plut. Elle en souriait encore quand le père Pronovost arriva à l’école. Prenant conscience de l’heure, Émilie se confondit en excuses dès qu’il eut franchi la porte.

«On s’amusait tellement que j’ai complètement oublié que c’était l’heure du train.

       Il y a pas d’offense, ma belle mam’selle», les enfants rougirent de la familiarité de leur père, «mais c’est pas pour ça que je suis ici.»

Sans attendre d’être invité à le faire, il se découvrit, déboutonna son manteau et s’assit à un des pupitres. Émilie lui offrit une tasse de thé qu’il refusa poliment.

«Est-ce que vous pensez que votre père va réparer sa sleigh à temps pour venir vous chercher?

       Oh! oui! C’est pas une petite affaire de même qui va l’arrêter. Pour moi, il devrait être ici à l’heure du souper. On va être à la maison avant minuit, certain. Mais pourquoi est-ce que vous me demandez ça? C’est que moi pis ma femme on a pensé que vous pourriez venir chez nous en attendant.

       Je vous remercie, mais j’aime mieux rester ici.»

Les enfants intervinrent aussitôt pour tenter de convaincre Emilie d’accepter l’offre de leur père. Elle demeura inflexible. Quand la discussion fut enfin terminée, Dosithée demanda aux siens de se préparer à partir. Ils obéirent, même si, secrètement, ils auraient préféré demeurer à l’école encore quelque temps. Émilie les accompagna jusqu’à la porte, les remercia de leur gentillesse, leur souhaita à tous un joyeux Noël et leur recommanda de bien se reposer avant d’entreprendre la seconde moitié de l’année. Ils la quittèrent. Elle monta, la larme à l’œil, se dirigea à la fenêtre d’où, malgré la noirceur, elle pouvait distinguer leurs silhouettes, ouvrit discrètement le rideau et les vit qui batifolaient dans la neige. Elle avait maintenant les joues inondées. Qu’est-ce qu’elle aurait donné pour folâtrer avec eux...

Émilie comprit que depuis le mois de septembre elle avait revêtu des frocs d’adultes et sur son corps et sur son âme. Ces frocs lui pesaient lourd en ce moment. Sa jeunesse et son besoin d’insouciance lui frappaient à la porte du cœur. Mais, ici à Saint-Tite, son cœur ne pouvait ouvrir. Ici à Saint-Tite, elle se devait d’être sérieuse, grande, demoiselle. Elle s’essuya les yeux et le nez du revers de la main. Comme une enfant.

Émilie ne put avaler une seule bouchée, trop préoccupée par l’arrivée imminente de son père. À sept heures, elle ne voyait toujours rien sur la route. À huit heures, elle décida de tromper son attente en lisant une page du dictionnaire. Elle tomba par hasard sur le mot désolation. Elle sanglota, inconsolable. À neuf heures, elle se résigna à ouvrir sa valise pour en sortir sa robe de nuit. Elle la renifla et grimaça, car elle avait négligé de la séparer du linge sale. Elle se refusa à l’enfiler et résolut de dormir en sous- vêtements. Elle se coucha non sans avoir préalablement enfoui trois mouchoirs sous son oreiller.

Le vingt-trois décembre s’immisça dans la vie d’Emilie en chantant l’hiver par chacune des fenêtres de la classe et des combles. Elle ouvrit les yeux et, quoiqu’ils fussent encore brouillés de sommeil et de chagrin, elle vit que la journée serait poudreuse. Elle soupira, se leva et commença sa toilette, furieuse contre elle-même. Dans son envahissant trouble de la veille, elle avait négligé d’alimenter le poêle. Elle grelotta en se débarbouillant, s’empressa d’enfiler jupon et robe et se couvrit les épaules d’un lourd châle de laine qu’elle avait crocheté. Elle s’assit devant un miroir pour coiffer sa longue chevelure rebelle et couleur d’acajou. Elle commença à façonner un chignon, coiffure qu’elle avait adoptée depuis qu’elle enseignait, puis, ses pensées de la veille faisant surface, elle le dénoua presque rageusement et entreprit de se faire des tresses. De simples tresses de «sauvageonne» comme aurait dit son père. Elle s’en amusa. Pour colorer la jeunesse dont elle s’affublait, elle noua deux énormes rubans blancs aux extrémités de chacune des nattes. Elle se sentit ragaillardie, descendit dans la classe et gavage poêle gourmand, regrettant aussitôt son geste irréfléchi. Si son père arrivait, ils ne pourraient partir avant que les bûches ne soient réduites en braise,, ce qui, avec la quantité qu’elle venait d’utiliser, prendrait plusieurs heures. Son père ne lui pardonnerait jamais une telle imprévoyance. Le poêle gronda. Elle ouvrit la clé de façon à accélérer le processus de combustion. Le poêle ragea et le tuyau laissa paraître quelques signes de suffocation. Emilie prit peur. Elle referma la clé. Le poêle s’assagit puis ronronna. Émilie mit l’eau du thé à bouillir, le cœur encore agité par sa soudaine frousse. Elle remonta dans ses locaux pour manger le peu qu’elle avait pu trouver — elle n’avait pas, la veille, fait de pain comme elle se l’était promis — et maugréa contre le fait qu’elle n’avait pas encore de poêle au second étage. Elle ne trouvait pas normal d’être sans cesse obligée de faire la navette dans les escaliers chaque fois qu’elle devait manger. De plus, installée de cette façon, elle consommait beaucoup plus de bois. Il lui fallait chauffer et la classe et ses locaux. Avec un second poêle, elle aurait pu se contenter de chasser l’humidité de la classe, chauffer sa chambre et y cuisiner. Elle se promit d’écrire encore une fois aux commissaires afin de leur demander quand ils prévoyaient compléter l’installation. Ils en avaient convenu. Ce genre de démarche lui déplaisait souverainement. Elle craignait de donner l’impression d’être plaignarde ou difficile.

Le soleil avait depuis longtemps terminé son ascension vers son sommet hivernal. Il s’arrêta, l’instant de reprendre son souffle, avant d’entreprendre sa descente. Émilie était clouée à sa berceuse, le nez presque collé à la fenêtre. Toutes les cinq minutes, elle se levait, grattait le givre fraîchement cristallisé et regardait la route du village. Rien à l’horizon brouillé par la poudrerie. Elle se rassoyait en soupirant. De temps en temps, elle se résignait à aller mettre une nouvelle bûche dans le poêle, se disant chaque fois que c’était la dernière.

À deux heures de l’après-midi, on frappa à la porte. Elle savait que ce n’était pas son père. Elle ouvrit. C’était Edmond Pronovost. Elle s’étonna de le voir et lui en fit la remarque.

«C’est moi qui vas venir chauffer pendant vos vacances. Sauf que nous autres on était sur l’impression que vous étiez partie à matin. Votre père est pas encore venu ?»

Elle invita Edmond à entrer. Il préféra n’en rien faire, la salua et lui promit de revenir chauffer le poêle matin et soir. Émilie referma la porte et retourna à son point d’observation. Les traces de pas qu’Edmond creusait dans la neige lui donnaient l’impression de courir derrière lui sans parvenir à le rejoindre. Elle devina qu’il était maintenant entré chez lui.

«Cré Bon Dieu, Edmond, dit Dosithée, tu as fait ça vite. -

       Mam’selle Émilie était là. Son père est pas encore arrivé», répondit Edmond.

Dosithée fronça les sourcils, étonné d’apprendre qu’Emilie était toujours à l’école. Il lui avait semblé la voir partir avec son père tôt le matin. La poudrerie l’avait empêché de bien distinguer les passagers du traîneau qu’il avait cru appartenir à monsieur Bordeleau. Il regarda l’heure et claqua de la langue. S’il avait été monsieur Bordeleau, il aurait sûrement été inquiet de savoir sa fille seule dans une petite école perdue sur un rang balayé par le vent. Il regarda Félicité et souleva les sourcils en pinçant les lèvres. Voyant qu’elle avait accroché son regard, il haussa les épaules en pointant l’école de sa tête. Félicité, occupée à peler des pommes de terre, fit un signe de main, signifiant qu’elle ne savait que faire. Dosithée regarda ensuite Ovide qui était affairé à réparer un mors de cheval, sourit d’un sourire dont il croyait être le seul à comprendre la signification et se leva.

«Ovide, mets donc des briques à chauffer. Ta mère aimerait qu’on aille à Saint-Stanislas pour voir son cousin. »

Félicité sourit au prétexte idiot que venait d’inventer son mari. Quant à Ovide, il continua de travailler et sans même lever les yeux, demanda pourquoi tout à coup son père voulait aller à Saint-Stanislas. Ovila, qui avait compris, offrit à son père de l’accompagner si Ovide se désistait. Dosithée lui répondit qu’il fallait être deux hommes pour faire le voyage. Ovila en fut mortifié et s’isola dans son mutisme sous l’air moqueur d’Ovide. Ce dernier lui dit d’attendre encore quelques années et d’avoir, comme lui, une belle moustache avant de prétendre être un homme.

«Moustache miteuse, oui», bougonna Ovila.

Dosithée décida de mettre fin à la discussion qui s’amorçait entre ses fils.

«Grouille-toi, Ovide. Tu viens, ou j’y vas avec Edmond.»

Ovide soupira, se leva, accepta de très mauvais gré d’accompagner son père et lui reprocha devant toute la famille de toujours être à plat ventre devant la maîtresse d’école, lui demandant même ironiquement s’il faisait tout cela pour que ses enfants aient de meilleures notes. Dosithée leva le ton.

«Si tu as rien que des platitudes à dire, j’aime autant pas faire le voyage avec toi.»

Ovide, sentant la menace sérieuse, enfila son manteau et partit atteler l’étalon à la petite carriole. Il pensait qu’il était préférable de ne pas prendre le traîneau, beaucoup trop lourd à diriger par temps poudreux. Ovila mit les briques à chauffer et Félicité demanda aux filles de préparer un «en cas». Il ne fallut pas plus d’une demi-heure pour que père et fils soient prêts à partir. Félicité prit son mari à part, l’instant de lui rappeler d’être prudent. Elle ne commenta pas sa décision d’aller reconduire à Saint-Stanislas la petite maîtresse d’école par un temps si agité. Dosithée devina la remarque qu’elle n’osait faire.

«Si c’était notre Rosée qui était pognée de même, tu aimerais pas ça que quelqu’un vienne la reconduire?»

Félicité lui sourit. Oui, elle comprenait. Sa seule crainte, celle qu’elle n’aurait jamais osé avouer, était le jasage. Les gens allaient sûrement remarquer l’empressement avec lequel les Pronovost venaient en aide à Emilie. Elle n’aimait pas ça. Elle craignait que des mauvaises langues ne commencent à raconter que Dosithée cherchait à marier son fils aîné. Parce que c’était ce qu’il essayait de faire, elle en était certaine. En cela, elle ne le désapprouvait pas. Elle aimait bien la jeune institutrice. Elle aimait son caractère agréable et joyeux. Elle aimait sa façon de faire la classe. Elle aimait ses doigts de fée qui changeaient la moindre guenille en robe d’ange. Elle aimait son allure: elle était grande, plus grande que la majorité des filles de Saint- Tite et portait fièrement sa tête encadrée de cheveux longs et épais.

Ovila sortit de la maison en courant au moment où son père et son frère demandaient à l’étalon d’avancer. Il portait une pile de couvertures. Sa mère, dit-il, craignait que la tombée de la nuit ne rende le froid encore plus mordant. Dosithée prit les couvertures et le remercia tout en le grondant d’être sorti sans manteau. Ovila rentra à la course. Ovide, lèvre supérieure retroussée et nez plissé, regarda son père d’un air sceptique. Dosithée éclata de rire.

«Qu’est-ce que tu voulais qu’Ovila dise? Il était quand même pas pour dire qu’il avait peur pour la santé de sa petite maîtresse d’école adorée.»

Émilie détestait ce qu’elle vivait. Elle était assise entre le père et le fils, gênée d’être encore une fois sous l’impression désagréable qu’on lui faisait la charité, mais heureuse de se rapprocher enfin de chez elle. Le ciel s’était couvert de nuages et le vent était tombé au moment du coucher du soleil, comme il le faisait si souvent. Le temps s’était adouci au point qu’ils avaient laissé tomber une des trois couvertures qui les protégeaient. Le père et le fils parlaient entre eux de tout ce qui touchait aux contrats de coupe de bois qu’ils espéraient obtenir après les Fêtes.

Emilie, par politesse, se sentit obligée de suivre la conversation. Ils avaient l’ait une halte à Saint-Séverin et s’étaient informés pour savoir si monsieur Bordeleau n’était pas passé. On leur répondit qu’il était retourné chez lui changer d’attelage et que personne ne l’avait revu depuis.

Ils avaient quitté le village depuis peu lorsqu’ils aperçurent les fanaux d’un traîneau. Emilie s’avança sur le siège, le dos bien droit, et essaya de voir qui dirigeait l’attelage.

«C’est mon père! C’est mon père avec mon oncle!»

Dosithée immobilisa sa carriole et Ovide se leva pour laisser descendre Emilie. Elle sauta à terre, soudain très animée. Elle se plaça au centre de la route, agita les bras tout en criant qu’elle était là. Caleb stoppa.

«Veux-tu bien me dire, Émilie, ce que tu fais ici en plein milieu du chemin à gigoter comme un chien attaché?» lui cria-t-il à son tour.

Elle n’eut pas le temps de répondre qu’Ovide était derrière elle portant son bagage, suivi de Dosithée. Émilie s’empressa de faire les présentations. Les deux pères se serrèrent une main que ni l’un ni l’autre ne sentit tant elles étaient emmitouflées sous d’épaisses mitaines. Caleb ne cessa de les remercier. Il se disait soulagé de savoir que sa fille avait de si bons voisins. Il lui demanda si elle avait reçu son message, puis invita les Pronovost à venir prendre une bonne nuit de sommeil à Saint-Stanislas. Dosithée refusa, disant qu’il préférait retourner tout de suite à Saint- Tite. Il ne voulait pas inquiéter inutilement sa femme. Caleb approuva. Ovide, par contre, manifesta le désir d’accepter l’invitation, mais il savait son père inflexible. Toute la conversation ne dura que quelques minutes et bientôt Dosithée fit demi-tour, suivant les indications de Caleb. Dès que la carriole eut terminé son changement de direction, Caleb dirigea les manœuvres de son frère. La route était étroite et il craignait que le traîneau ne verse dans le fossé. Par mesure de prudence, Dosithée attendit que le traîneau soit bien en place avant de les saluer et de leur souhaiter de joyeuses Fêtes.

Émilie ne se retourna qu’une fois pour les saluer de la main. Elle se concentra ensuite sur la route devant elle. Si elle avait été particulièrement silencieuse depuis Saint-Tite, elle reprit rapidement le temps perdu, s’informant d’abord de l’accident, puis racontant à son père et à son oncle tout ce qui s’était passé depuis le début novembre. Caleb, qui ne tenait pas l’attelage, s’amusait de ce qu’elle racontait et il se réjouit de constater qu’elle avait réglé le problème du grand Crête. Émilie lui répondit qu’elle avait peut-être réglé ce problème-là, mais qu’elle avait encore beaucoup de peine à accepter sa conduite à elle. Elle insista sur la chose en ajoutant que jamais elle ne se pardonnerait d’avoir agi aussi violemment. Caleb lui répondit lentement que la vie réservait souvent des surprises. Agréables ou non. Que parmi les plus désagréables il y avait toujours la surprise de découvrir qu’on ne se connaissait pas toujours bien soi- même. Il lui demanda si elle se rappelait la scène qu’ils avaient eue à propos du service des filles à table. Elle lui répondit qu’elle ne s’en rappelait que trop bien. Alors, sur un ton de confidence que même son frère ne parvint pas à entendre, Caleb raconta à Émilie que ce soir-là, il s’était vu d’une nouvelle façon et qu’il n’avait pas aimé l’image. Elle lui prit le bras et serra très fort. Il conclut sa confidence en lui disant que maintenant qu’elle avait dix-sept ans, elle pouvait comprendre. Émilie l’embrassa, en riant. Elle avoua qu’elle pensait qu’il avait oublié son anniversaire. Il lui tapota la joue en la rassurant.

«Penses-tu vraiment qu’un père peut oublier la fête de son premier enfant?

       Non...mais des fois, vous êtes tellement distrait...

       Tu as peut-être raison. En tout cas, ta mère va penser ça quand elle va voir le traîneau. Elle va penser que j’ai oublié d’aller te chercher.»

Ils rirent tous les deux de cette boutade. Caleb était occasionnellement très distrait. Sa grande distraction, celle qui faisait encore les frais des fêtes de famille, était celle où il avait oublié Célina au village. Il l’avait déposée au magasin général puis, pendant qu’elle faisait ses achats, il était allé au presbytère payer une messe in memoriam pour sa mère. Après avoir parlé avec le curé, il s’en était retourné chez lui, oubliant complètement Célina. Il avait dételé la jument, rangé la voiture dans le bâtiment, puis était entré dans la maison. Ne voyant pas Célina, il avait demandé où elle était. Les enfants l’avaient regardé, incrédules, puis lui avaient rappelé qu’elle était partie avec lui. Caleb avait sursauté, avait couru harnacher la jument et était revenu à vive allure en direction du village. Le marchand général avait soupiré d’aise en voyant Caleb entrer dans le magasin.

«Où c’est que vous étiez? Ça fait plus qu’une heure que votre femme vous attend! On a eu l’impression de vous voir passer devant le magasin tantôt. On aurait dit que vous vous en alliez à la Côte. »

Caleb avait rejoint sa femme. Célina, assise dans l’arrière-boutique, tenait ses provisions sur ses genoux et fulminait. Elle l’avait fusillé du regard, s’était levée d’un bond, était sortie la tête haute du magasin, avait grimpé dans la voiture et s’était assise sans déposer ses provisions. Tant bien que mal, Caleb avait essayé de lui venir en aide, mais elle avait sèchement refusé toutes ses tentatives. Ils s’étaient mis en route.

«Caleb Bordeleau, mon bougrin, avait-elle enfin dit, veux-tu me dire ce qui t’a retenu longtemps de même? Je suppose que tu es allé jaser! As-tu l’impression que ça me prend deux heures pour acheter de la farine, du sucre, pis du savon?»

Caleb avait retenu le fou rire qu’il refoulait derrière ses lèvres closes. Mais les omoplates lui chatouillaient les épaules.

«Ha! pis tu trouves ça drôle de me faire attendre comme une dinde! Tu as pas de respect, mon enfant de carême!»

Elle n’avait plus ouvert la bouche jusqu’à ce qu’ils arrivent à la maison et que les enfants les accueillent en riant.

«Ma foi du Bon Dieu, Caleb, on dirait que les enfants rient de moi!»

Caleb avait enfin laissé exploser son hilarité. Les enfants s’étaient empressés de raconter à leur mère ce qui s’était passé. Célina ne les avait d’abord pas crus. Mais voyant qu’ils ne pouvaient mentir, elle avait décoléré et ri à son tour.

«C’est le bout’ du bout’! Oublier sa femme parce qu’on jongle trop fort! Caleb Bordeleau, j’vas m’en rappeler de celle-là. Pis, fais-moi confiance, tu as pas fini d’en entendre parler!»

Ce soir-là, ils s’étaient couchés en riant encore. Caleb, de sa magistrale distraction; Célina, de le voir rire de si bon cœur.

 

5.

Le mois de janvier n’avait donné aucun répit à Émilie, les froids l’obligeant à se lever la nuit pour chauffer son école sans cesse secouée par le vent. Elle aurait assez bien enduré la chose si elle n’avait été affligée d’une grippe insupportable qui la rendait fiévreuse et impatiente. Les enfants, peu habitués à la voir si irascible, devinrent nerveux. Émilie les accabla donc davantage. Finalement, au début de février, elle put repasser et ranger ses mouchoirs. Elle retrouva sa forme en même temps que l’hiver proposa une trêve.

Février achevait. Il avait été enrobé de soleil. La terre, croyant le printemps venu, s’était laissé dépouiller d’une bonne couche de neige. Les cultivateurs s’inquiétaient de ce printemps, redoutant une mauvaise année pour les sucres. Mais dans leur optimisme, ils avaient prédit que le mois de mars ramènerait sûrement des temps plus froids.

Mars était attendu pour le lendemain. Émilie expliquait aux enfants que l’année 96 était une année bissextile. Qu’exceptionnellement, il y avait un 29 février. Les enfants demandèrent si, à cause de cette journée supplémentaire, Noël serait le 24 décembre. Émilie allait commencer à leur conter l’histoire du calendrier lorsque Lazare Pronovost poussa un grand cri, s’agrippa à son pupitre, se raidit comme une barre de fer et tomba à la renverse, la chaise sous lui et le pupitre par-dessus. Emilie crut à une blague, mais elle vit les autres enfants Pronovost se lever à toute vitesse. Ovila et Eva retirèrent le pupitre, Emile la chaise. Rosée prit un livre et essaya de l’introduire dans la bouche de Lazare. Ce dernier, arqué comme un pont, avait la moitié du visage tiré vers l’arrière et émettait des grognements qu’Emilie trouva franchement apeurants. Elle s’approcha. Certains enfants criaient, surtout les petits de première qui se réfugiaient près d’elle. Elle dut les forcer à lâcher prise. Elle s’approcha encore plus. Lazare se mit à bondir sur place, mû par une force comme elle n’en avait jamais vu. Sa bouche se contorsionna, puis Lazare commença à écumer. La bave lui coulait tout le long du menton. Rosée prit un mouchoir et essaya tant bien que mal d’essuyer la salive. Émilie eut un haut-le-cœur. Ovila ordonna aux enfants de s’éloigner, ce qu’ils firent sans se faire prier. Les petits commencèrent à pleurer. Charlotte se précipita à l’arrière de la classe, enfila son manteau en toute hâte et sortit de l’école. Un des élèves du groupe de septième année crut bon d’inviter les enfants à prier pour éloigner le diable qui venait de s’emparer de Lazare. Émilie n’intervint pas. Elle entendit vaguement des «Je vous salue, Marie» et des «Retire-toi, Satan». Elle était hypnotisée par le spectacle. Elle ne savait absolument pas quoi faire. Émile, le plus jeune des Pronovost, se mit à crier à la tête des élèves de la classe que son frère n’était pas un diable. Il les menaça du poing puis alla donner un violent coup de pied à la grosse Marie qui appelait tous les saints du ciel à son secours.

Émilie parvint enfin à se ressaisir. Elle se retourna et vit le geste du petit Émile. Elle alla le chercher et demanda aux enfants de se taire. Son ton était à la fois nerveux et extrêmement autoritaire. Elle les pria tous de monter à l’étage. Ils obéirent. Lorsque le dernier enfant eut gravi les escaliers, elle s’en revint vers les Pronovost. A sa grande surprise, Lazare était assis. Il était livide et semblait épuisé.

 

Emilie eut peur de l’approcher, craignant que toute la scène ne recommence. Ovila frottait le cou de son frère et Rosée lui essuyait le visage. Emilie était incapable de parler. À l’exception de Lazare, tous les enfants Pronovost la regardaient. Ils attendaient qu’elle leur dise quelque chose. Elle le sentit. Aussi, elle demanda à Ovila de monter son frère à l’étage. Dès qu’elle eut prononcé cette phrase, l’absurdité du geste lui apparut: tous les enfants étaient en haut. Elle revint au pied de l’escalier et leur demanda de descendre, sans se bousculer. Cependant Lazare, accroché au cou d’Ovila, tenta de se lever. Il y réussit et se laissa diriger vers l’escalier.

Deux petits de première n’avaient pas eu le temps de descendre quand Lazare commença à monter. Les petits le virent, poussèrent des cris de mort et remontèrent se cacher. Emilie alla chercher les deux terrorisés. La scène était ridicule. Elle les exhortait à descendre et pour toute réponse, ils criaient à s’époumonner. Lazare pâlissait à vue d’œil. Elle empoigna les deux enfants et les descendit, un sous chaque bras. Elle réussit enfin à les déposer sur le plancher de la classe. Les Pronovost avaient recommencé leur ascension, non sans être blessés des regards dédaigneux, terrorisés et dégoûtés que leur lançaient leurs compagnons de classe. Tout en se frottant le tibia droit, la grosse Marie gardait les yeux fermés et demandait encore aux saints de venir la délivrer du mal.

Emilie remarqua le fouillis qui régnait dans la classe. Eva et Rosée avaient commencé à remettre de l’ordre. Toutes les deux pleuraient en silence. Émilie regarda l’heure et préféra laisser partir les enfants qui le voulaient. Ils le voulurent tous, sauf les Pronovost et la petite Charlotte. Celle-ci, son manteau sur le dos, resta assise au pied de l’escalier, sans quitter l’étage des yeux. Émilie s’approcha d’elle. Charlotte lui demanda si Lazare allait mourir. Émilie répondit que non, mais elle n’en était pas tellement convaincue elle-même. Elle demanda à Charlotte pourquoi elle était restée au lieu de profiter du petit congé. Charlotte répondit qu’elle voulait voir Lazare afin de s’assurer qu’il était bien vivant. Émilie lui prit la main et monta à l’étage. Elle ne sentit aucune crainte chez l’enfant. Lazare était étendu sur le lit, toujours aussi livide. Ovila leur fit signe qu’il dormait. Émilie fit Ha! de la tête et redescendit avec Charlotte. Charlotte lui demanda si elle était bien certaine qu’il dormait. Émilie lui donna sa parole. Charlotte décida alors de partir, mais elle revint quelques minutes plus tard, la mine réjouie. Elle appela Émilie et lui dit que Lazare était sûrement mort mais que, comme le vrai Lazare, il était ressuscité. Émilie fut étonnée de sa remarque mais dit à Charlotte qu’elle avait probablement raison. Charlotte repartit le cœur léger.

Les enfants Pronovost avaient remis de l’ordre dans la classe. Rosée monta à l’étage et demanda à ses frères et à Éva d’aller chercher de l’aide. Ils obéirent et quittèrent l’école, secoués et l’âme chavirée. Émilie inspira profondément avant de remonter. Rosée lui sourit.

«Je sais que ça fait peur, mam’selle, mais c’est pas grave. C’est le grand mal.

       C’est ce que j’ai pensé mais comme j’avais jamais vu ça, j’étais pas certaine. Je savais pas que Lazare souffrait du grand mal.

       Mes parents vous l’avaient pas dit?»

Émilie fit non de la tête.

«Ça doit être parce que ça fait trois ans que Lazare a pas eu de crise. On espérait qu’il soit guéri. »

Elles s’assirent toutes les deux à côté du lit. Émilie trouva qu’elles avaient l’air de veiller au corps. Elle s’assura que Lazare respirait bien puis elle chevaucha ses pensées, revoyant l’horrible scène dont elle venait d’être témoin. Elle eut un nouveau haut-le-cœur qu’elle tenta vainement de maîtriser. Elle se leva rapidement, accrocha son bol à main au passage et descendit l’escalier à la course. Elle eut à peine le temps de toucher la dernière marche que déjà elle vomissait toute la peur qui lui avait collé à l’estomac.

Elle rinçait son bol lorsqu’Ovila revint avec son père et son frère Ovide pour ramener Lazare à la maison. Dosithée comprit le malaise d’Emilie à la coloration de ses joues et à l’odeur qui lui parvint aux narines. Emilie tenta de dissimuler sa gêne. Elle escorta le père et ses deux fils au chevet de Lazare. Rosée était toujours assise près de son frère qui venait de s’éveiller. Elle lui expliquait qu’il était encore à l’école et que tout allait bien. Lazare, leur dit-elle, s’était inquiété de s’être éveillé dans un décor étranger.

«Hé! bien, mon garçon! Paraît que tu as fait une belle frousse à tout le monde. »

Le père Pronovost parlait un peu trop fort pour convaincre qui que ce soit que lui-même en avait été épargné. Lazare essaya de sourire mais son sourire se déforma et il se mit à pleurer.

«Voyons, mon jeune, faut pas pleurer. Tu allais bien depuis trois ans. Astheure, tu devrais avoir la paix pour un autre bon trois ans. Calme-toi là. Ovide pis moi, on va te porter jusqu’à la maison en faisant la chaise avec nos bras.

       Je veux marcher tout seul!

       C’est que moi je pense que c’est mieux que tu te laisses porter comme un roi. Demain, tu marcheras pis tu courras tant que tu voudras. Aujourd’hui, nous autres on est à ton service.»

Il appuya ces paroles de gestes discrets à l’intention de Rosée et d’Ovide, la première devant lever l’enfant, le second, le couvrir d’une des couvertures qu’ils avaient apportées. Lazare les laissa faire. Dosithée et Ovide lui firent descendre l’escalier. Prudemment. Ovila prit les bottes et le manteau de son frère. Emilie les escorta sans trouver à faire une seule chose qui aurait pu leur être utile. Elle ne pensa même pas à ouvrir la porte. Elle voulut dire une bonne parole à Lazare, l’encourager ou lui sourire, mais elle en fut incapable. Lazare la salua et elle ne réagit pas. Ovide s’abstint de la regarder. Dosithée murmura quelques paroles de remerciement. Émilie referma la porte derrière eux et courut vomir une seconde fois. Elle se rinça la bouche, trempa son mouchoir dans de l’eau glacée et monta pour s’étendre. Dès qu’elle aperçut le lit, elle refusa de s’en approcher et s’écrasa dans sa berceuse. Elle posa un coussin sous sa tête, mit le mouchoir sur son front et ferma les yeux. Elle respira très fort, essayant de réprimer une nouvelle nausée.

Le soleil avait fini d’éclabousser ses fenêtres quand elle reprit un peu de vie. Elle décida de boire un bouillon chaud mais son estomac refusa cette agression. Dès qu’elle l’eut soulagé, elle alluma une lampe et tenta vainement de se changer les idées en lisant son éternel dictionnaire. Elle chercha une explication au problème de Lazare sous mal puis sous grand mais ne trouva rien. Elle se leva et regarda par la fenêtre. Chez les Pronovost, elle vit de la lumière dans rétable. Elle redescendit dans sa classe, rangea quelques papiers, ouvrit et referma ses tiroirs sans rien y chercher de particulier et retourna à la fenêtre. L’étable était maintenant noire. Émilie regarda l’heure. Six heures et demie. Les Pronovost devaient tous être à table. Elle se convainquit qu’elle devait avoir faim et grignota un croûton de pain. Son estomac l’accepta. Elle marcha de long en large, se demandant comment elle pourrait bien occuper cette soirée naissante. Elle n’avait plus envie de lire. Elle n’avait plus envie de penser. Elle n’avait plus envie d’être seule. Elle se dirigea vers la planche à clous, enfila ses couvre-chaussures, prit son manteau et son châle, s’emmitoufla et sortit. Le froid s’était calmé lui sembla-t-il. Elle regarda la route à sa gauche puis à sa droite et opta pour une promenade vers la gauche. Elle voulait éviter de marcher en direction de la maison des Pronovost. Elle commença à faire chanter la neige sous ses pas. Au son qui lui parvint aux oreilles, elle comprit qu’elle marchait lentement en se tramant les pieds. Elle accéléra le pas. Elle marchait ainsi sans but depuis un bon quart d’heure quand elle prit conscience que c’était la première fois depuis septembre qu’elle sortait ainsi, sans raison. Sans emplettes à faire. Sans messe à laquelle assister. Elle regarda autour d’elle, huma l’air frais et rebroussa chemin. Elle passa devant l’école, s’assura qu’il y avait de la lumière chez les Pronovost et s’y dirigea sans réfléchir. Ovide lui ouvrit la porte. Elle avait frappé discrètement, espérant qu’on n’entendrait pas. Mais on avait entendu.

«Bonsoir, mam’selle. Entrez donc.

       Bonsoir, Ovide. Je voulais juste prendre des nouvelles de Lazare.

       Entrez donc quand même. On n’est pas pour rester la porte ouverte.»

Elle entra mais refusa d’enlever son manteau. Rosée la salua et lui sourit. Emile était affairé à ses devoirs. Ovila sculptait un bout de bois. Tout avait l’air normal et pourtant Emilie sentit dans le regard des parents une tristesse qu’elle n’avait jamais vue. Félicité prit la parole.

«J’ai pas l’impression que Lazare va être à l’école demain.

       Je suis pas venue pour ça. Je voulais juste vous dire de pas vous gêner si vous avez besoin d’aide. »

Elle se trouva un peu ridicule, sachant qu’elle ne pouvait offrir grand-chose et qu’elle n’avait même pas été capable de leur ouvrir la porte quand ils étaient sortis de l’école.

«Bon bien, j’vas y aller si je veux être en forme demain.

       On vous remercie, mam’selle» dit Dosithée sans se lever pour l’accompagner.

Émilie s’en sentit blessée. Ovila abandonna son bout de bois et s’empressa de remplir la politesse que son père avait omise. Émilie le remercia, salua encore une fois à la ronde et sortit. Sitôt dehors, elle éclata en sanglots. Pourquoi lui en voulaient-ils?

Elle revint à l’école, se moucha à plusieurs reprises puis décida de dormir même si elle savait que sa fatigue ne s’était pas encore manifestée et qu’elle en aurait pour des heures à se tourner et à se retourner dans son lit.

Émilie se releva d’un bond, arracha les draps du lit. Elle avait vainement tenté d’y dormir mais elle n’y respirait que l’odeur de Lazare. L’odeur de la maladie. Elle s’enroula dans sa douillette et recommença pour la centième fois à revivre les événements de la journée. Lasse, elle appela désespérément le sommeil mais chaque fois qu’elle semblait tomber dans ses abîmes, elle sursautait et combattait l’engourdissement de sa lucidité. Elle se releva à plusieurs reprises, mettant chaque fois une bûche bien inutile dans le poêle. La maison des Pronovost avait rejoint les ombres de la nuit.

À son grand désespoir, elle vit poindre les rayons du soleil. Déjà! Une nuit blanche. Toute une nuit blanche. Sa première vraie nuit blanche pleine de pensées et non de réjouissances comme celles du temps des Fêtes. Elle se sentit faible. Comment pourrait-elle enseigner ce jour-là? Elle commença à se débarbouiller, essayant tant bien que mal d’effacer les traces d’insomnie et de trouble. Elle mangea heureusement de bon appétit, ce qui lui rendit quelques forces. Elle fit le tour de la classe pour s’assurer qu’il n’y restait aucun vestige des événements de la veille pouvant ranimer la peur chez les enfants. Tout était impeccable quand elle entendit les rires et les cris annonçant la nouvelle journée, le nouveau mois.

Elle fit la prière du matin et demanda aux enfants d’avoir une intention spéciale pour Lazare afin qu’il revienne rapidement en classe. Charlotte ferma les yeux. La grosse Marie fit le décompte de ceux qui avaient fermé les yeux. A la récréation, Emilie l’entendit dire qu’elle avait refusé de prier pour le retour de Lazare, ayant trop peur que les démons ne reviennent avec lui. Emilie la disputa et la pria de rentrer dans l’école pour réfléchir à ce qu’elle venait de dire. La grosse Marie lui répondit qu’elle savait qu’elle n’était pas la seule à avoir gardé les yeux ouverts. Emilie insista pour qu’elle aille réfléchir et la grosse Marie refusa, menaçant de dire à ses parents qu’elle invoquait le diable... Emilie perdit patience et lui tira une oreille. Marie cria comme une poule qu’on égorge et, au lieu d’entrer dans l’école, s’enfuit chez elle. Emilie se refusa à la suivre et à la supplier de revenir.

Pour dissiper le brouillard qui avait assombri sa classe, Emilie annonça que l’après-midi entier serait consacré au dessin. Les enfants quittèrent l’école en se chamaillant.

Émilie fut soulagée. Il n’y avait que quatre enfants qui mangeaient à l’école. Elle s’était vite rendu compte qu’ils jouaient dans les champs au lieu d’aller prendre leur repas chez eux. Elle en avait parlé au curé. Celui-ci lui avait dit que-s’ils n’allaient pas à la maison, c’était parce qu’il n’y avait généralement rien à manger. Émilie, sans demander la permission des commissaires, avait donc commencé à faire des soupes bien épaisses, pleines de gros morceaux de moelle et de légumes et elle leur en avait offert. Les enfants avaient promis le silence sur cette nouvelle coutume. Il lui semblait bien qu’ils avaient tenu parole, car elle n’avait jamais eu de plaintes.

En ce premier jour de mars, elle leur servait leur habituelle portion de soupe lorsque la grosse Marie revint en classe avec ses parents.

«Madame Lebrun, monsieur Lebrun, est-ce que je peux faire quelque chose pour vous?

       Vous, ma p’tite démonne, s’écria madame Lebrun, de quel droit avez-vous mis ma fille en pénitence...»

Émilie fit signe aux quatre enfants de sortir de l’école. Ils s’exécutèrent sans attendre.

«J’ai demandé à Marie de réfléchir à la charité, c’est tout.

       C’est pas vrai, répondit Marie en pleurant. Vous avez rien dit pour empêcher le diable de venir dans la classe. Vous m’avez donné une claque en pleine face parce que je vous ai dit que je voulais pas que le diable revienne...

       Marie, j’ai prié pour que Lazare guérisse. Je vous ai demandé de faire la même chose.

       Le grand mal, ma p’tite, jeta madame Lebrun d’un ton méprisant, c’est le mal du diable!

       Vous êtes une bien drôle de maîtresse, renchérit monsieur Lebrun. Vous claquez ma fille pour lui faire penser à la charité...

       C’est pas tout à fait ce qui s’est passé...» disait Émilie, quand monsieur Lebrun la gifla.

Elle demeura estomaquée. Elle n’avait jamais été giflée depuis sa mémorable prise de bec avec son père. Elle sentit la colère l’envahir, mais s’abstint de réagir.

 

«Pis? Est-ce que vous pensez à la charité?» Le cynisme et le regard de glace de monsieur Lebrun la firent frémir. Elle essaya de se dominer quand elle vit Marie sourire à travers ses larmes. Elle se frotta la joue, essayant de trouver réplique à une phrase si platement envoyée.

«Marie a manqué de charité envers Lazare. Lazare est pas responsable. Marie faisait peur à tout le monde avec ses histoires de diable.

       C’est pas des histoires! cria madame Lebrun. C’est pas la première fois qu’on a du monde comme Lazare Pronovost dans la paroisse. D’habitude, quand on voit une crise de grand mal, on envoie de l’eau bénite, pis on brasse la personne, pis je vous jure que ses esprits reviennent vite.

       C’est surprenant en baptême qu’une maîtresse d’école ait pas d’eau bénite dans sa classe, surtout quand elle sait qu’un de ses élèves a des visites du diable de temps en temps, renchérit monsieur Lebrun.

       C’est que...je l’ai jamais su avant hier», plaida Emilie, tout de suite furieuse contre elle-même d’être tombée dans un piège aussi gros.

Madame Lebrun tendit un mouchoir à Marie qui pleurait encore plus, criant qu’elle ne voulait plus revenir dans cette école remplie de démons. Monsieur Lebrun tapota la joue de sa fille en lui disant qu’il arrangerait cela.

«Vous, la p’tite, vous êtes mieux de commencer à penser à une autre école, parce que moi, j’vas voir à ça. Des maîtresses de dix-sept ans qui pètent plus haut que le trou, qui se battent avec des grands gars comme Joachim Crête, qui affrontent le bedeau pis les sœurs du couvent en faisant une crèche de Noël quasiment plus grosse que celle de la paroisse, qui donnent à manger à des enfants pendant qu’ils sont supposés être chez eux — on vous a vue faire — qui se promènent toutes seules le soir — on vous a vue hier —

pour rencontrer on sait pas qui, des maîtresses d’école de même, on est capable de s’en passer. J’vas dans l’instant même voir les commissaires pis on va discuter de votre cas. Bonne journée.»

Il mit son chapeau et poussa sa femme et sa fille vers la porte. Marie pleurait maintenant franchement, consciente tout à coup qu’Emilie ne méritait pas toutes les accusations que son père avait portées. Elle avait toujours aimé Emilie... jusqu’à la crise de Lazare, jusqu’à ce qu’elle lui tire une oreille.

Monsieur Lebrun fit claquer la porte. Emilie en ressentit les vibrations jusque dans son estomac fragile. Les quatre enfants revinrent pour finir leur soupe, mais elle les retourna dehors, leur disant qu’elle préférait être seule, prétextant un soudain et violent mal de tête. Les enfants s’éloignèrent. Ils s’assirent tous les quatre sur la galerie de l’école, les fesses gelées sur les planches dures.

«Mam’selle Bordeleau pleurait, dit le premier.

       Si monsieur Lebrun l’a chicanée, je le croirais. Moi je le sais qu’il chicane fort parce qu’il reste à côté de chez nous, ajouta le second.

       C’est la faute à la grosse Marie. Ma mère m’a dit que les enfants comme elle, qui ont pas de frères pis de sœurs, ça donne toujours du trouble à tout le monde.»

Ils parlèrent ainsi jusqu’à ce que les autres enfants fussent revenus. La discussion prit de nouvelles proportions. Tout le monde, semblait-il, savait ce qui s’était passé. Personne, toutefois, ne voulut croire qu’Emilie avait pleuré. Ils disaient qu’il était inconcevable qu’une grande personne pleure pour si peu.

Émilie sonna la cloche. Les enfants entrèrent en silence, conscients de la fragilité de l’humeur de leur institutrice.

Ils s'assirent et prépareront leurs feuilles pour dessiner. Ils s'attaquèrent à leurs chefs-d’œuvre.

Emilie avait l’impression d’avoir repris sa ruche en mains. Elle fronça les sourcils à quelques reprises, lorsqu'elle vit des enfants tenter d’illustrer la crise de Lazare, ou dessiner d’horribles démons rouges à la fourche enflammée.

Absorbée par les couleurs et les formes, elle ne vit pas arriver les commissaires. La porte s’ouvrit et ils entrèrent dans la classe. Les enfants se turent. Monsieur Trudel prit la parole.

«Mam’selle Bordeleau, on est venus voir travailler les enfants.

       Faites comme chez vous», répondit Émilie. Elle savait que cette soudaine curiosité n’avait rien à voir avec le travail des enfants. Elle remarqua que monsieur Pronovost était absent. Monsieur Lebrun, par contre, était du groupe. Elle sentit ses mains trembler. Ses jambes aussi. Même si elle avait la conscience en paix, leur simple présence la rendait coupable de quelque chose qu’elle ignorait. Intérieurement, elle jetait tous les mauvais sorts possibles à monsieur Lebrun. Il ne la quittait pas des yeux, visiblement satisfait de tout le remue-ménage qu’il avait provoqué.

Les enfants avaient complètement cessé leurs travaux. Ovila Pronovost leva la main. Émilie lui donna la parole.

«Comment ça se fait que mon père est pas là?» demanda-t-il.

Monsieur Trudel se tourna vers monsieur Lebrun.

«Tu m’avais dit que tous les commissaires seraient ici...

       C’est que...j’ai pas eu le temps d’arrêter chez Dosithée, mentit monsieur Lebrun.

       Va donc chercher ton père, mon garçon, dit monsieur Trudel. On va l’attendre. »

Ovila ne se le fît pas répéter. Au passage, il tenta de rassurer Emilie en lui souriant, puis cassa volontairement son sourire en fixant monsieur Lebrun. Celui-ci se balançait sur ses jambes en tournant sa tuque dans ses mains.

Émilie pria les enfants de ranger leurs effets. Puis elle demanda aux commissaires s’ils avaient objection à ce que les enfants quittent l’école. Les commissaires se consultèrent des yeux et monsieur Trudel fit comprendre à Émilie que ce serait préférable. Émilie fit faire une prière aux enfants, leur donna congé de devoirs et de leçons «en l’honneur de la visite des commissaires» et les accompagna à la porte. Un des quatre dîneurs lui demanda à voix basse s’ils allaient la gronder. Émilie tenta de le rassurer en lui disant qu’ils venaient probablement pour lui dire qu’elle aurait enfin un poêle au second. Le jeune essuya la larme qui lui coulait sur la joue.

Les commissaires avaient pris place aux plus grands pupitres. Sans réfléchir, Émilie était allée s’asseoir au sien. Elle se trouva ridicule. Elle comprit néanmoins que monsieur Lebrun n’avait pas réussi à les convaincre tous qu’elle avait mal agi. Monsieur Pronovost, arrivé à la hâte, se demanda ce qu’ils faisaient là.

Monsieur Trudel prit la parole, expliquant à tous qu’Émilie avait giflé Marie Lebrun. Émilie eut le droit de s’expliquer, s’empressant de préciser qu’elle n’avait pas giflé Marie mais qu’elle lui avait tiré une oreille. Monsieur Lebrun l’interrompait sans arrêt, tentant de faire admettre les faits tels que rapportés par sa fille. Monsieur Pronovost n’avait mis que quelques minutes pour comprendre que la crise de Lazare avait été à l’origine de toute la querelle. Partagé entre l’humiliation d’avoir un fils atteint du grand mal et son sens de la justice, il prit la défense d’Émilie. Pendant vingt minutes, Lebrun essaya de noircir l’imago d’Emilie, l’accusant tantôt de nourrir quatre enfants, tantôt de demander aux élèves de fendre le bois, activités impardonnables pour une institutrice respectueuse des règlements. Le poids de la parole de Dosithée fit toutefois pencher la balance du côté d’Émilie. Furieux, monsieur Lebrun mit sa tuque et sortit de l’école. Monsieur Trudel lui demanda de revenir, mais Lebrun répondit qu’il n’avait pas de temps à perdre.

«À vous entendre parler, on dirait que vous êtes des enfants d’école qui essaient de faire plaisir à la maîtresse, simplement parce que c’est une belle créature. Pis ma fille à moi là-dedans?»

Les commissaires baissèrent les yeux. Dosithée, lui, refusa de le faire. Il sortit derrière Lebrun. Leurs paroles parvinrent aux oreilles d’Émilie et des commissaires restés dans l’école.

«Ta maudite fille peut bien aller péter dans les fleurs. Continue de la traiter comme si c’était une sainte, pis tu vas en faire un vrai p’tit diable à crigne brune.

       Toi, Dosithée Pronovost, c’est bien toi qui as un diable sous ton toit. Tu fais comme si ton Lazare était normal, même quand tu sais que c’est quasiment péché de l’amener à l’église le dimanche. Pis c’est quasiment péché de le laisser dans une classe. Des histoires à faire peur à tout le monde! Ma Marie a passé la nuit à faire des cauchemars.

       Pis mon Lazare, as-tu l’impression qu’il a dormi? Pis moi pis Félicité, as-tu l’impression qu’on a dormi? Pis la p’tite mam’selle Bordeleau, as-tu l’impression qu’elle a dormi elle avec? Le grand mal, c’est le grand mal! Ça fait pas mal rien qu’à la personne qui l’a. Ça fait mal à tout le monde autour. Surtout à ses parents. Ça fait que toi, mon escogriffe, tu es mieux de dire à ta fille de fermer sa grand’boîte... »

Lebrun lui assena un coup de poing sur la mâchoire. Dosithée, ébranlé, reprit ses esprits en quelques secondes et frappa Lebrun à son tour. Émilie et les commissaires se précipitèrent à l’extérieur de l’école, tentant vainement de les séparer. Monsieur Trudel, s’interposant entre les deux pères furieux, en fut quitte pour recevoir lui aussi un coup de poing.

«Torhieu! Vous allez vous calmer mes deux batêches!»

Il sauta sur le dos de Lebrun et lui tira les cheveux. Lebrun, enragé, tourna sur lui-même, forçant Trudel à lâcher prise. Les autres commissaires commençaient à s’agiter et à crier de plus en plus fort. Certains les encourageaient, d’autres essayaient de les dissuader. Émilie était sidérée. En quelques minutes, tous les hommes étaient dans la mêlée. Émilie entra en courant dans l’école et ressortit aussitôt avec la cloche. Elle sonna, sonna jusqu’à ce que tout le monde se calme. Les commissaires se regardèrent, hébétés. Puis Pronovost, Trudel et Gélinas éclatèrent de rire.

«Ça fait longtemps qu’on s’en est pas payée une de même, dit Trudel en tapant le dos de Gélinas.

       Mets-nous dans une école, pis on est comme des enfants, répondit Gélinas.»

Lebrun et les autres commissaires hésitèrent, puis se joignirent à l’hilarité des trois compères. Ils rentrèrent tous dans l’école, Lebrun soutenant Pronovost, les deux se remémorant des souvenirs d’enfance.

Émilie remplit son bol à main d’eau glacée et s’affaira à distribuer des guenilles bien mouillées à tous les éclopés pour qu’ils s’essuient nez ou jointures. Elle leur servit du thé, puis Trudel prit la parole afin de régler le litige de façon à permettre à tous de sauver la face. Il fut donc décidé qu’Emilie, parce qu’elle nourrissait des enfants et qu’elle demandait à ses élèves de fendre le bois, n’aurait pas de poêle dans ses locaux avant le début de la prochaine année scolaire. Tous savaient qu’il avait été décidé qu’elle n’aurait pas de poêle à l’étage avant septembre et ce, depuis que les commissaires avaient voté un montant d’argent lui permettant d’avoir du bois supplémentaire pour la saison. Emilie sourit à monsieur Trudel et chuchota un merci à l’oreille de monsieur Pronovost.

Ils rentrèrent chez eux en riant comme de vrais lurons au retour de la fête. Emilie soupira. Elle avait vraiment craint que monsieur Lebrun ne réussisse à mettre sa menace à exécution. Elle se donna pourtant un coup de poing sur la hanche pour se rappeler qu’elle devait apprendre à être plus patiente et surtout, éviter de tirer les oreilles de la grosse Marie.

6.

Lazare fit des crises à répétition. Dosithée et sa femme décidèrent qu’il resterait à la maison au moins jusqu’à Pâques. Lazare ne s’en plaignit pas. Il ne voulait plus retourner en classe par crainte des railleries des enfants. Il n’avait jamais su que des parents s’étaient querellés à cause de son mal. Tous les soirs, ses frères et sœurs lui apportaient leçons et devoirs et tentaient de lui expliquer, à leur façon, toute la matière vue en classe. Rosée et Ovila firent de leur mieux, mais Lazare passait de longues heures à bûcher sur des problèmes pour lesquels il n’avait pas reçu toute la préparation nécessaire.

Ovila proposa à ses parents d’inviter Émilie à la maison une ou deux fois par semaine pour qu’elle aide Lazare. Dosithée et Félicité refusèrent.

Émilie offrit ses services pour rester avec Lazare pendant que la famille assistait à la messe du dimanche. Elle convainquit les parents Pronovost après avoir longuement discuté de l’aide qu’elle pourrait ainsi apporter à Lazare dans ses travaux, sans oublier le nombre d’indulgences qu’elle pourrait ainsi gagner. Émilie n’assista donc à aucune messe durant le Carême. Elle ne s’en plaignit pas. Elle prit l’habitude de partager leur repas du dimanche midi. Ovide, qui avait cessé de taquiner Ovila, raccompagnait Émilie à l’école après chacun de ces repas.

Contrairement aux prévisions, le mois de mars n’avait apporté que deux tempêtes de neige. Les cultivateurs avaient saigné des érables avares de sève. Ils disaient que le Bon Dieu les punissait ainsi, à peu près une fois tous les dix ans, d’avoir enfreint les règlements du Carême en se sucrant le bec à la cabane.

Ovide avait invité Emilie à venir passer le dernier dimanche avant Pâques dans l’érablière familiale. Le repas dominical terminé, toute la famille, même Lazare, était montée dans le traîneau pour aller jusqu’au coteau. La neige avait fondu à un rythme tel qu’ils durent descendre à plusieurs reprises pour permettre aux chevaux de tirer le traîneau dans la boue. Dosithée décida de fermer la cabane. Emilie eut pour tâche de laver et d’entasser toutes les chaudières dans la remise. Ovila passait son temps à lui demander si elle avait besoin d’aide. Elle lui répondait toujours qu’elle «se débrouillait, merci». Ovide vint la trouver à son tour et commença à empiler les chaudières fraîchement lavées. Emilie ne l’éloigna pas. Ovila en prit ombrage. Emilie comprit qu’elle l’avait blessé et lui tapota la joue. Ovila mit sa main sur celle d’Émilie, l’y laissa quelques secondes, puis l’arracha en lui disant qu’il détestait être traité comme un enfant. Émilie rougit et s’essuya la main sur une guenille mouillée. Ovide, témoin de la scène, pria Ovila de s’excuser. Émilie s’interposa, alléguant qu’Ovila avait raison et qu’elle avait eu tort. Elle pria les deux frères de la laisser seule, car ils retardaient son travail... Les frères sortirent en se jetant des regards furieux. Émilie soupira, sourit, haussa les épaules et se remit à la tâche. Une mèche de cheveux lui tombait sur le front dès qu’elle se penchait au-dessus des cuves. Elle la repoussait avec de plus en plus d’impatience.

Les Filles De Caleb
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