Émilie demanda à Ovila de l’attendre et se dirigea vers Lazare. Elle savait qu’un lien très spécial avait toujours existé entre lui et Charlotte. Même quand tous les^ deux avaient quitté l’école, ils avaient continué de se voir. Émilie se souvenait de la première crise de Lazare et de l’entêtement de Charlotte à ne pas le laisser avant d’être assurée qu’il n’était pas mort. A partir de ce jour, la petite Charlotte avait toujours protégé le grand Lazare comme si elle avait compris qu’ils souffraient tous les deux de la même souffrance : celle de la différence et de la solitude.

«Emilie, est-ce que Charlotte est bien maganée?

       Non, Lazare, elle est comme toujours. Je dirais même qu’elle a encore son p’tit air moqueur.

       Je sais pas si j’ai la force de la voir...de même. Je sais pas si c’est pas mieux de garder un souvenir d’elle comme elle était, maigre pis malade, mais...en vie.» Il se tut pour cacher les trémolos de sa voix.

Émilie trouva pathétique cet homme de son âge, déchiré par la mort d’une fillette de treize ans. Mais Lazare n’avait jamais pu, à cause de sa maladie, mûrir comme il aurait dû. Il avait encore un peu l’âge de Charlotte.

«Fais comme tu penses, Lazare. Si tu penses que tu veux la voir, rentre, pis j’vas aller avec toi si ça t’aide. Si tu veux pas la voir, retourne chez vous pis essaie de te souvenir d’elle comme tu veux t’en souvenir. »

Lazare décida finalement d’entrer. Il ne resta que deux minutes, le temps d’offrir ses condoléances et, rapidement, de prendre et de baiser la main de la morte. Le choc fut trop grand pour lui. En sortant de la maison, il poussa son grand cri d’impuissance et de surprise et s’affaissa sur la galerie de la maison, se déchirant la tête sur la rampe et les lèvres sur les planches non peintes du plancher. Ovila et Émilie le retournèrent rapidement et demandèrent aux gens de s’éloigner pour lui éviter, quand il reprendrait connaissance, de penser qu’il s’était encore une fois rendu ridicule. C’était son drame. Il s’était toujours senti ridicule au lieu d’accepter son mal.

Emilie ne voulut pas quitter le lac à la Perchaude. Elle y était revenue avec Ovila le soir de la mort de Charlotte et le lendemain aussi. Elle savait que de la fenêtre de sa maison, elle pouvait voir l’école. Elle n’avait pas envie de la regarder avant que Charlotte ne fût enterrée. Ovila n’avait pas discuté. Ils avaient donc raccompagné Lazare puis étaient partis, seuls, pour le chalet. Emilie, le souper fini et la vaisselle lavée, passa de longues heures à regarder le lac et à en écouter les soupirs. Ovila parla peu, se contentant de la tenir par l’épaule et de lui essuyer les larmes avec ses gros pouces.

Le lundi matin, ils bouclèrent leurs valises, nettoyèrent et fermèrent le petit chalet, portèrent toutes leurs choses dans leur maison, après quoi ils partirent pour l’église. Les funérailles furent tristes comme seules peuvent l’être les funérailles d’enfants. Ovila ne cessait de penser à la cérémonie des anges chantée pour la petite Marie-Anne. Émilie, elle, se jura qu’elle ne mettrait jamais un enfant au monde pour le voir mourir. Elle mourrait la première. Ce n’était pas dans l’ordre des choses qu’une mère enterrât son enfant. Un enfant, c’était la seule véritable garantie d’éternité.

 

27.

Ovila était ravi. Les religieuses lui avaient demandé de fabriquer une bonne partie des meubles pour les réfectoires du nouveau couvent, dont la construction achevait. Il s’était attelé à la tâche après avoir aménagé un atelier dans un des bâtiments. Il lui fallait livrer le tout pour le huit décembre, date prévue pour la bénédiction du couvent.

Émilie consacrait presque tout son temps à tisser des catalognes et des couvertures. En secret, elle était allée voir le médecin qui lui avait confirmé qu’elle serait mère au mois de juin de l’année suivante. Quand Ovila devait s’absenter pour quelques heures, elle s’empressait de sortir sa laine et son crochet et elle agitait fébrilement ses doigts pour confectionner des petites couvertures, des petits bas et des petites capines. Elle n’avait pas encore voulu annoncer la nouvelle à Ovila qui, inconscient, n’avait pas remarqué qu’il n’y avait jamais eu de guenilles sur la corde à linge depuis leur mariage.

Émilie avait posé des rideaux de dentelle crochetée, la plupart à motifs d’oiseaux et de fleurs. Elle avait placé les meubles à des endroits différents, simplement pour donner à la maison paternelle d’Ovila un air de nouveauté. Quand il ne devait pas s’absenter, il passait la journée à travailler à ses tables, ses chaises et ses dessertes. Il aurait pu se contenter de faire des choses simples, mais il trouvait le temps, le soir, d’entrer un meuble dans la maison et d’y sculpter des fleurs ou des petites pointes de diamants.

«C’est beau ce que tu fais, Ovila. On dirait que les chaises sont plus légères, juste à cause des fleurs.

       C’est bien parce que ça me change les idées que je fais ça parce que les sœurs ont jamais demandé que ça soit aussi soigné.

       Faudrait pas que tu arrives en retard parce que tu fignoles.

       J’ai calculé mes affaires, pis j’ai organisé mon travail pour que ça aille vite. Je prépare tous mes barreaux, je taille tous mes morceaux pour les pattes, je fais tous mes trous pour les chevilles, je fais tous mes sièges. Après, je rassemble tout ça, en montant tous les meubles de front. Comme ça, je suis certain que toutes les chaises vont être de la même grosseur. Tout ceci, madame, me laisse le temps de sculpter, le soir, assis près de vous. Vous et moi, madame, nous le savons, c’est ce que j’aime le plus faire.»

Emilie l’avait écouté en souriant, revoyant son grand élève qui construisait une crèche immense dans une petite classe.

L’automne et l’arrivée des gelées étaient presque passés inaperçus tant le soleil continuait de réchauffer leur maison. Tous les matins, entre deux discrètes nausées, Émilie se gargarisait de son bonheur. Trois jours avant la date de la bénédiction, Ovila avait porté le matériel qu’on lui avait commandé. Les sœurs l’avaient félicité pour son travail fait «au plus-que-parfait, monsieur Pronovost».

Dès son retour du couvent, Émilie lui demanda de ne pas ranger ses outils.

« J’aurais un p’tit travail à te faire faire. » Ovila fronça les sourcils en se demandant ce qu’elle voulait. Il lui avait déjà dit qu’il lui ferait quelque chose de bien pour leur chambre à coucher et qu’il referait une nouvelle table pour la cuisine. Il avait déjà terminé les chaises en même temps que celles pour le couvent.

«Je voudrais que tu fasses un beau p’tit berceau», dit- elle d’un ton tellement désinvolte qu’il fallut deux bonnes minutes à Ovila pour saisir ce qu’elle venait de dire. Quand il comprit enfin, il resta bouche bée, puis se leva et la prit dans ses bras en riant aux éclats. Emilie l’imita, toute à sa joie. Sans se remettre réellement de ses émotions, il la contraignit à enfiler son manteau, ses bottes et son chapeau, fît de même et l’entraîna en direction de la maison de ses parents.

«Demande-moi pas de garder un secret comme ça, Emilie. »

Les Pronovost partagèrent leur excitation, les obligeant à rester pour le souper. Dosithée n’en revenait pas. Il allait être grand-père.

Émilie et Ovila passèrent la Noël à Saint-Stanislas. Émilie dut discuter assez violemment avec son père et son mari pour qu’ils acceptent qu’elle danse. Ils craignaient pour sa santé. Ils cédèrent finalement quand, n’écoutant que sa tête, elle commença à giguer. Ils revinrent à Saint-Tite pour le Jour de l’An. Caleb avait remis un cadeau à Émilie, lui faisant promettre de ne pas l’ouvrir avant la nouvelle année. Elle avait juré, après avoir vainement essayé d’en connaître le contenu.

«Tout ce que je peux te dire, Émilie, c’est que ça va occuper tes soirées.»

Avant d’aller chez les Pronovost, Émilie ouvrit le cadeau que son père lui avait remis. Elle s’esclaffa. Elle s’était attendue à trouver quelque chose pour préparer l’arrivée du bébé: accessoires de broderie ou de couture. Caleb lui avait acheté un accordéon!

«Veux-tu me dire où mon père va chercher ses idées?» dit-elle à Ovila.

Elle voulut commencer à jouer quelques notes, mais Ovila la pressa de partir.

«Tu auras le temps d’apprendre.»

Dosithée bénit toute sa famille, blaguant sur le fait qu’il bénissait une personne «qui est pas encore arrivée».

La soirée du Jour de l’An fut pleinement réussie. Émilie rit quand on la taquina sur son embonpoint naissant.

«Je mange pour deux! Je passe mon temps à grignoter.

       Grignoter, répliqua Ovila, vous voulez rire! Savez- vous ce qu’elle a grignoté hier soir? Une aile pis une cuisse de poulet avec deux grosses tranches de pain beurrées de graisse de rôt.

       Ovila sait pas que j’ai remangé pendant la nuit parce que j’avais une p’tite fringale. Mais j’ai été raisonnable. J’ai juste pris une grosse tranche de pain, trempée dans de la belle crème épaisse avec du bon sucre du pays. C’était bon! »

Félicité sourit, mais lui dit de faire attention. Beaucoup de femmes ne réussissaient pas à perdre le poids pris pendant leur grossesse. Émilie lui répondit qu’elle avait un peu exagéré, mais que, de fait, elle devrait faire attention.

Les hommes s’éloignèrent comme ils le faisaient toujours, pour parler politique et saisons. Dosithée en profita pour inviter Ovila et Edmond à se joindre à lui pour terminer son contrat de coupe pour les dormants de chemin de fer au lac Pierre-Paul. Edmond, embarrassé, lui dit qu’il préférait demeurer dans le Bourdais. Remarquant la déception de son père, il s’empressa d’ajouter qu’Ovide et Lazare avaient vraiment besoin de lui. Dosithée tourna son regard vers Ovila et fît un petit signe de tête. Ovila était mal à l’aise. Il n’avait pas du tout envie de quitter Emilie, surtout pendant sa grossesse. D’un autre côté, l’argent qu’il avait reçu des religieuses ne pouvait suffire jusqu’à la naissance du bébé. Il promit à son père d’en parler avec Emilie et de lui donner une réponse dès que son idée serait faite.

«En tout cas, nous autres on attelle de suite après les Rois. Si tu embarques dans l’buggy, arrange-toi pour être prêt. Personne va te courir après.»

Ovila tourna autour d’Émilie pendant deux jours. Il avait tant de fois promis de ne jamais la quitter. Il dormit mal. Il savait qu’il ne pourrait pas toujours rester à la maison. Peu d’hommes le faisaient. Il en voulait un peu à son père de lui avoir fait cette proposition. Son père aurait dû comprendre qu’il voulait être chez lui, près de sa femme. Il avait déjà parcouru tant de chemins, travaillé sur tellement de chantiers, que la seule chose à laquelle il aspirait était la tranquillité de sa maison. Il avait envie d’entendre le ronronnement de la truie, le cliquetis des aiguilles à tricoter. Il avait envie d’être bien collé sur Émilie, dans leur lit, et d’écouter le vent gronder. Il avait envie de passer des heures dans son atelier à faire le berceau et la commode pour le petit, pendant qu’Émilie serait occupée à faire des rideaux, des piqués et des langes. Il n’avait surtout pas envie de s’éloigner. Mais, en même temps, il voulait montrer à son père qu’il avait changé; lui prouver qu’il était le fils qui pourrait prendre la relève avec Edmond; lui faire plaisir après lui avoir fait faux bond à tellement de reprises.

Il se décida enfin à parler à Émilie. Elle écouta toutes ses raisons de partir et toutes ses raisons de ne pas le faire. Ovila semblait vouloir qu’elle décide à sa place. Elle sentait bien son tiraillement. Elle savait aussi qu’il ne lui disait pas tout. La vie dans le bois l’attirait. Peut-être n’en avait-il pas encore pris conscience, mais elle, elle le savait. Une femme sentait ces choses. Quand Ovila n’était pas dans le bois, il lui fallait travailler le bois, toucher le bois. Elle avait su cela quand il lui avait avoué qu’il avait construit le chalet du lac à la Perchaude en même temps qu’il avait terminé la maison de son père. Il l’avait fait pour elle, pour qu’elle ait une belle place près de l’eau. Emilie aimait l’eau, ce n’était un secret pour personne. Mais Emilie avait compris que s’il avait construit le chalet, c’était aussi et beaucoup parce que pendant tout ce temps, il avait été dans le bois. Il avait vécu au lac presque tout le mois d’août. Il avait été tellement absorbé par ses travaux de construction qu’il n’avait plus eu le temps d’aller la voir à Saint-Stanislas. Elle avait appris toutes ces choses pendant leur semaine au lac. Elle avait compris que son Ovila serait toujours tiraillé. Elle ne pouvait lui en vouloir. Elle-même, depuis son mariage, trouvait que les journées étaient bien longues sans sa trentaine d’enfants. Heureusement, la présence d’Ovila avait toujours compensé. Maintenant, il lui parlait de partir. A peine trois mois. Mais trois mois. Elle ne se sentait pas le courage de lui dire de rester. Elle ne se sentait pas non plus le courage de lui dire de partir. Il devait décider lui-même. S’il partait, elle l’attendrait. S’il restait, elle serait encore mieux.

«Écoute, Ovila, moi je pense que tu peux faire ce que tu veux. C’est pas trois mois qui vont me faire mourir. Quand une femme vit dans un pays de bois, faut qu’elle se fasse à l’idée que des fois, le bois devient bien important. Pis pas rien que pour gagner de l’argent...»

Ovila avait longuement hésité, incertain d’avoir bien compris ses propos. Elle avait peut-être essayé de lui faire comprendre qu’elle était incapable de l’avoir à côté d’elle tout le temps, habituée qu’elle était à sa solitude. Le lendemain, il lui dit qu’il avait décidé d’accompagner son père.

Emilie sourit pour bien cacher la grimace que son cœur venait de faire. Sa grande rivale, la forêt, venait de gagner une bataille.

Elle prépara ses vêtements. Il affûta sa scie et sa hache. Le lendemain de la Fête des Rois, il partit, le cœur chagrin. Elle l’accompagna jusqu’au traîneau, le tenant par la main, s’efforçant de sourire.

«Je vas être ici pour Pâques, ma belle brume. Fais attention au p’tit», ajouta-t-il en lui mettant une main sur le ventre.

«Je vas lui parler de toi à tous les jours, crains pas... Je m’ennuie déjà de toi, Ovila.»

Dosithée leur dit de cesser leurs minouchages et de se presser. Ovila embrassa Emilie sur les dents, tellement elle souriait, mais elle lui avait mouillé une joue de ses larmes.

Elle refusa de passer la soirée dans sa belle-famille. Elle était pressée d’être dans sa maison. En franchissant le seuil, elle en ressentit tout le vide. Elle courut à sa chambre, s’allongea sur son lit et pleura. C’est ce moment que choisit le bébé pour donner son premier coup de pied.

Ses fringales l’avaient quittée en même temps qu’Ovila. Elle passa toutes ses soirées à apprendre à jouer de son accordéon et sut rapidement quelques airs qu’elle fredonnait ou chantait, le regard absent. Ovila lui écrivait souvent, mais elle le sentait tellement loin. Ovide venait fréquemment lui tenir compagnie. Voyant qu’elle ne désennuyait pas, malgré une bonne humeur apparente, il lui offrit d’aller surprendre Ovila le dimanche suivant. Émilie bondit de joie, lui disant qu’il était le beau-frère le plus extraordinaire de la terre. Elle occupa le reste de sa semaine à se préparer le cœur, à faire du sucre à la crème pour Ovila et à finir le chemisier qu’elle avait commencé avant son départ, mais qu’elle n’avait pas eu le courage de terminer.

Le dimanche arriva enfin...impossible à distinguer tant la neige était opaque. Ils ne purent se déplacer. Ils reportèrent la visite au dimanche suivant. Le samedi qui le précéda fut mémorable pour Emilie. Son père et sa mère vinrent la visiter et restèrent à coucher. Elle se promit donc d’aller la semaine suivante, mais elle reçut Antoinette et Henri qui, au ton d’une des lettres qu’elle avait écrites, avaient décidé de venir lui tenir compagnie. Ovide, fiévreux, annula la visite du quatrième dimanche. Il ne resta plus que deux semaines avant le retour d’Ovila. Emilie décida donc qu’elle ne le surprendrait pas. C’est lui qui la surprit, en pleine nuit, le mardi suivant.

Elle dormait paisiblement lorsqu’elle s’éveilla, ayant cru entendre entrer quelqu’un. Elle n’eut pas le temps de s’inquiéter.

«Salut! ma belle brume.

       Ovila? demanda-t-elle surprise.

       J’espère que je suis le seul homme qui rentre ici en pleine nuit...

       Ovila! dit-elle d’un ton qui criait sa joie.

       Non, c’est Charles.

       Ovila...» roucoula-t-elle, plongée enfin dans une réalité de rêve.

Il s’empressa de se dévêtir, plongea littéralement dans le lit et l’étreignit.

«J’en pouvais pus de m’ennuyer, Émilie.

       J’en pouvais pus d’attendre, Ovila.»

Il lui caressa le ventre, elle lui embrassa la nuque.

«Ça fait quatre dimanches que j'essaie d’aller te voir. Comment ça se fait que tu es revenu avant Pâques?

       Le travail était à peu près fini, ça fait que le foreman a dit qu’il fallait que des hommes partent. Je me suis porté volontaire, ça a pas pris goût de tinette.

       Tu as le meilleur foreman du monde.»

Le soleil de juin avait confondu ses mois, laissant paraître ses rayons de juillet, brûlants et sans cesse présents. Emilie se traînait les pieds du lit à la cuisine, de la cuisine à la chambre du bébé, de la chambre du bébé à son lit. Elle n’en pouvait plus de porter sa maternité. Plus la journée de l’accouchement approchait, plus elle tremblait. Elle avait peur. Elle savait que la nature l’avait rendue difforme et lourde pour l’obliger en quelque sorte à souhaiter la naissance. Mais Émilie ne pouvait pas encore s’y résoudre. Elle aurait voulu être une ardoise et demander à Ovila d’effacer toute trace de sa grossesse. Leurs nuits étaient agitées d’insomnies. Elle se levait à tout moment pour soulager sa vessie trop comprimée, venait se recoucher et tentait de se coller sur Ovila. Elle avait peur. Ovila tentait bien faiblement de la rassurer. Lui même souffrait d’une angoisse qui lui collait au ventre. Il ne voulait pas revivre des heures comme celles qu’il avait connues pendant et après la naissance de Marie-Anne. Non! Jamais il n’accepterait, cette fois, de faire un petit cercueil blanc.

Chacun se gardait bien de dire à l’autre la profondeur du gouffre de sa peur. Ils avaient vu le médecin qui les avait rassurés en leur disant que tout allait très bien. Qu’Émilie était faite pour porter un enfant. Il lui avait offert de l’assister pour l’accouchement, mais elle avait blagué en lui répondant qu’elle préférait que ce soit la sage-femme.

«Je vous promets que si ça prend trop de temps, je vas envoyer Ovila vous chercher pour que vous apportiez vos pinces à glace. Je veux bien faire mon effort, mais j’ai pas envie de pâtir là. » Le médecin lui avait répété qu’elle pouvait compter sur lui.

Le neuf juin, neuf mois jour pour jour après son mariage, Emilie sentit quelque chose lui serrer le ventre et lui déchirer les reins. Elle n’en parla pas à Ovila. Ces tiraillements ne durèrent que quelques heures et disparurent. Le lendemain, à l’aube, le même phénomène se produisit. Cette fois, il ne disparut pas.

Elle essaya d’être calme et se rassura en se disant qu’elle était jeune et en santé, mais le cœur lui débattait dès que son ventre se recroquevillait. Elle prit un ton très posé — où en avait-elle trouvé la force? — pour dire à Ovila qu’elle croyait bien que ça y était. Ovila partit à la hâte chez ses parents, demander à sa mère de venir tout de suite et envoyer Oscar chez la sage-femme. Félicité rit de son énervement.

«Calme-toi, mon gars. La première fois, ça prend des heures. C’est le premier qui fait le chemin pour les autres à venir. »

Elle promit à Ovila qu’elle viendrait dès qu’elle se serait habillée et qu’elle aurait mis un peu d’ordre dans sa maison. Ovila ne la comprenait pas. Il avait l’âme à l’envers à cause des difficultés qu’elle avait connues. Elle ne semblait même pas s’en souvenir.

«En attendant la sage-femme, rends-toi utile. Nettoie bien la cuisine pis garde de l’eau chaude tout le temps.»

Dosithée ne dit pas un mot. Un accouchement l’inquiétait toujours. Il avait hâte d’être grand-père, mais il aurait voulu que la chose prenne deux minutes. Il serra l’épaule d’Ovila. Ovila lui en fut reconnaissant. Son père, lui, n’avait pas oublié. Non, Dosithée n’avait pas oublié le terrible choix qu’il avait eu à faire. Ovila repartit en répétant à sa mère qu’il l’attendait.

Félicité rentra dans sa chambre. Elle ferma la porte bien lentement. Dès qu’elle fut seule, elle s’agenouilla. Elle tremblait. Elle n’avait pas le courage d’aller chez Ovila. Elle n’avait pas la force d’entendre crier Emilie. Elle ne voulait plus voir le sang de la naissance. Quatre fois, pour elle, ce sang avait été celui de l’immolation d’un bébé. «Bon Dieu, aidez-moi à aider Emilie. C’est encore un Pronovost qui va naître. Bon Dieu, laissez-le donc naître en paix!»

Elle ressortit de sa chambre aussi calmement qu’elle y était entrée. Elle regarda son mari, bien en face.

«J’y vas, Dosithée. Pense un peu à elle.»

Dosithée savait qu’il ne ferait que cela. B lui promit qu’il «brasserait le Saint-Esprit».

Félicité frappa avant d’entrer chez son fils. À son grand soulagement, Emilie était assise dans la cuisine, presque souriante. Félicité regarda Ovila en se demandant s’il n’avait pas alerté la sage-femme pour rien. Emilie lut ses pensées.

«C’est moi, madame Pronovost, qui veux rester ici le plus longtemps possible. J’ai pas vraiment envie d’aller me coucher parce c’est dans les reins que ça fait mal. »

Félicité lui dit qu’elle resterait avec elle toute la journée s’il le fallait. Emilie se demanda comment elle pourrait endurer ce mal pendant toute une journée.

La sage-femme arriva, demanda à Emilie de passer dans la chambre à coucher pour qu’elle l’examine, lui posa toutes les questions d’usage et revint dans la cuisine, satisfaite.

«Ça va bien, dit-elle en se lavant les mains. Elle est déjà à deux doigts.»

Émilie rejoignit son monde dans la cuisine. Elle marchait de long en large, s’appuyant au bras d’Ovila, en disant qu’elle préférait être debout pendant les contractions.

Le soleil avait atteint son zénith qu elle marchait encore. La sage-femme l’avait examinée deux autres fois. Le travail était lent.

«Elle est toujours à deux doigts.»

Émilie s’inquiétait. Pourquoi le travail était-il si long? Quand le soleil commença à décliner, Dosithée vint aux nouvelles. Il avait empêché ses enfants de le faire, espérant toujours voir revenir sa femme. Il s’en était retourné, plus inquiet encore.

La sage-femme annonça enfin à Émilie qu’elle arrivait presque à quatre doigts et lui demanda de rester couchée. Émilie ne discuta pas. Elle avait repoussé ce moment le plus longtemps possible, ayant l’impression qu’une femme commençait à avoir l’air misérable quand elle était allongée. Elle entendit l’horloge sonner les onze coups. Elle calcula que l’orage de son ventre durait depuis dix-huit heures. La sage-femme fit chauffer beaucoup d’eau et commença à lui appliquer des serviettes chaudes aux entrailles.

«C’est pas pour vous laver, madame, c’est pour empêcher la peau de déchirer. »

Émilie la laissa faire sans poser de questions. La tempête était maintenant de plus en plus violente. La sage- femme l’examina encore une fois.

«Vous êtes à quatre doigts! Quand vous allez sentir que ça pousse, poussez.»

Elle sortit de la chambre pour annoncer à Ovila et à sa mère que la délivrance commencerait d’une minute à l’autre. Ovila blêmit. Félicité ferma les yeux. Emilie eut l’impression qu’elle avait crié. Elle cherchait son souffle. Ses cheveux, épars sur l’oreiller, étaient mouillés. La sage-femme lui parlait doucement. Émilie se demanda depuis combien de temps elle avait perdu tout sens de la réalité. Venait-elle de crier encore une fois? Il ne fallait pas qu’elle crie. Ovila s’inquiéterait.

À chacun des cris d’Émilie, Félicité sursautait comme si une douleur qu’elle avait oubliée, mais qui était inscrite en elle, revenait la faire souffrir. A chacun des cris d’Émilie, Ovila retenait un sanglot et s’accrochait à la main de sa mère. Les sons étaient les mêmes et il était assis au même endroit. L’histoire était la même. Si seulement il avait pu, aujourd’hui encore, sortir de la maison et courir jusqu’à l’école se nicher dans l’épaule d’Émilie...

La sage-femme fronça les sourcils. Qu’est-ce qu’il y avait chez ces femmes Pronovost? Pourtant, celle-ci n’était pas une Pronovost. Elle était une Bordeleau et elle lui avait dit que sa mère n’avait pas trop connu de problèmes pendant ses accouchements. Elle encouragea Émilie à pousser encore une fois.

«Allez-y, madame. Cette fois-là on devrait voir des p’tits cheveux.»

L’horloge sonna lugubrement ses douze coups, suivis une éternité plus tard d’un seul coup. Ovila marchait de long en large, se précipitant vers sa mère dès qu’il entendait un nouveau hurlement. Il en entendit un, plus profond et plus long que les autres. Il se prit la tête en pleurant.

«J’en peux pus, j’en peux pus. Faites que ça finisse.»

Puis il n’entendit plus rien. Son cœur cessa de battre. Il regarda sa mère qui fixait la porte de la chambre, l’oreille attentive. L’enfant avait trop souffert. Il ne respirait pas encore. La sage-femme ne perdit pas une minute. Emilie la regarda, les yeux exorbités et remplis de larmes.

«Qu’est-ce qui se passe?» parvint-elle à dire.

La sage-femme ne répondit pas. Puis le miracle se produisit. Emilie vit le petit bébé gris changer de couleur, se déplier comme une fleur au soleil, rosir, puis l’entendit pousser un hurlement. Ovila entra dans la pièce à toute vitesse. Depuis le silence, il s’était tapi derrière la porte, tous ses muscles bandés, prêt à bondir.

«C’est une fille. P’tite, mais bien belle.»

Ovila regarda le bébé qui s’agitait, comme s’il était en colère qu’on ait troublé son sommeil. Émilie pleurait à chaudes larmes, ses cuisses tremblant nerveusement. La sage-femme déposa le bébé à côté d’elle et lui dit de ne pas s’inquiéter.

«C’est le choc pis la fatigue des muscles d’avoir trop travaillé. Mettez la p’tite sur votre sein. Ça va vous calmer, ça va la calmer, pis ça va aider aux restes à sortir. »

Émilie obéit. Ovila avait posé sa tête à côté de la sienne sur l’oreiller. Elle eut une autre contraction et expulsa le placenta.

Félicité aida la sage-femme à laver sa belle-fille qui n’avait plus conscience que d’une chose. Elle était vivante! Ovila était là! Le bébé, tout rose, tétait déjà.

Émilie, que l’accouchement avait littéralement drainée, ne put assister au baptême. Elle et Ovila avaient décidé qu’ils nommeraient leur fille Rose. Émilie avait décrit à Ovila l’instant du changement de couleur et lui avait dit que seul Rose pouvait convenir à sa fille. Félicité lui avait confié que Rosée avait reçu son nom parce qu'elle était née à l’aube. «On a une drôle de façon, nous autres les mères, de se rappeler de la naissance de nos p’tits. Des fois on s’en rend même pas compte. Mais moi j’ai pour mon dire qu’en arrière de chaque nom, il y a une p’tite histoire. Des fois c’est juste une impression, d’autres fois, c’est un souvenir, d’autres fois, c’est la face du p’tit. Mais je suis sûre qu’en arrière d’un nom, il y a une p’tite histoire. »

Emilie serra Rose bien fort. Sa belle-mère n’avait pas tort. Avant la naissance, elle s’était promis qu’elle nommerait sa fille, si elle avait une fille, Charlotte. Mais en voyant son bébé, elle avait changé d’idée. Elle se demandait maintenant si elle n’avait pas eu peur de la nommer Charlotte. Charlotte, c’était le souvenir de la douceur et de la gentillesse. Charlotte, c’était aussi le souvenir de la mort. Elle avait essayé de se convaincre que Charlotte, c’était surtout le féminin de Charles. Mais elle-même, elle ne s’était pas crue.

Le jour du baptême, elle resta seule à la maison, refusant qu’on lui tienne compagnie. Elle avait dit à Ovila qu’elle était certaine d’entendre les cloches.

«Le vent souffle du bon côté. J’vas être capable de savoir quand vous allez vous en revenir. »

Elle entendit les cloches et son cœur se gonfla d’amour.

Ses parents étaient arrivés de Saint-Stanislas le matin même. Antoinette et Henri étaient présents eux aussi. Henri, comme chaque année, devait faire ses visites dans le secteur. Antoinette avait donc pu assister son amie depuis ses couches. Elle en avait profité pour confier à Emilie que c’était une bonne expérience à prendre.

«Quand est-ce que tu vas te décider, Antoinette?

       C’est tout décidé. Tu remarques pas que je suis un p’tit peu plus grosse?»

Emilie l’avait bien regardée puis elle avait éclaté de

«As-tu envie de me faire croire qu’il y a un bébé là- dedans?

       J’ai pas envie de te faire croire ça, Émilie. Ça fait déjà cinq mois qu’il dort dans ma graisse.

       Ben, il y a rien qui paraît. Pourquoi est-ce que tu m’en as pas parlé?

       Parce que j’ai jamais été régulière pis que, comme j’ai pas remarqué, moi non plus, que j’engraissais, je l’ai su ça a fait trois semaines.

       Tu as cinq mois de faits pis tu savais pas que tu étais enceinte!

       Dis pas ça à personne. J’vas avoir l’air d’une innocente vrai. Mais entre toi pis moi, je trouve qu’une grossesse de quatre mois, c’est spécial.»

Ils étaient tous revenus de l’église et Émilie s’empressa de donner le biberon au bébé qui criait son indignation et son appétit. Elle avait dû se résigner à ne pas allaiter, son lait ne pouvant satisfaire la petite.

Ovila versa une bonne rasade à tout le monde. Même Émilie accepta de prendre un verre. Caleb et Dosithée ne cessaient de se féliciter. Tous les deux, ils étaient pépères. Émilie avait déjà oublié les difficultés de son accouchement. Elle rassura Antoinette.

«C’est sûr que ça fait mal, mais c’est pas si pire.»

La journée fut très longue, au-delà des forces d’Émilie. Avant l’heure du souper, elle blêmit et alla s’étendre. Les invités essayèrent d’être le plus discrets possible pour lui permettre de dormir. Effort louable, mais vain. A huit heures, ses parents décidèrent d’accompagner les Pronovost pour jouer aux cartes. Antoinette donna un bon bain d’éponge à Emilie et au bébé et monta se coucher avec Henri. Ovila insista pour rester avec sa femme. Il n’alla pas chez ses parents. Émilie lui en fut reconnaissante.

À minuit, Caleb et Célina revinrent de chez les Pronovost. Caleb monta, ouvrit sa porte de chambre, entra sans regarder, ressortit le temps de demander à Célina si elle arrivait, revint, toujours avec sa lampe, et se dévêtit. Puis il vit Henri, bien installé sur Antoinette et Antoinette, qui le regardait, les yeux remplis de rires et de surprise. Caleb s’excusa, ramassa son linge et sortit de la chambre sans prendre la peine de se cacher les fesses. Il referma la porte derrière lui, essayant de ne pas faire de bruit. Il se dirigea vers l’autre chambre, s’assit sur le lit, reprit son souffle, puis éclata de rire. Antoinette, dans sa chambre, fît de même. Célina, intriguée par la commotion, monta à la hâte. Caleb riait tellement qu’il ne put lui expliquer les raisons de l’émoi.

«Tais-toi donc, Caleb. Émilie donne à boire à la p’tite.»

Ovila monta pour voir ce qui se passait. Il frappa à la porte de la chambre de ses beaux-parents. Célina lui répondit que tout allait bien, mais qu’il ne pouvait entrer parce que Caleb n’était pas «montrable». Caleb s’essuyait les yeux tant il riait. Ovila frappa à la porte de la seconde chambre. Pour toute réponse, il entendit les gloussements d’Antoinette et les «chut!» d’Henri. Il rejoignit Émilie.

Le lendemain matin, Henri fut le premier à descendre. Du moins le crut-il. Il voulait se hâter de partir pour ne pas rencontrer Caleb. Il se dirigea vers le petit coin et ouvrit la porte. Caleb était assis en roi et maître, un journal à la main.

«Fais-tu exprès, Douville? Tu t’organises pour être là chaque fois que je baisse mes culottes.» Henri referma la porte avec empressement. Puis il éclata de rire, incapable de s’arrêter. Caleb lui faisait écho, profitant de l’occasion pour camoufler quelques sons embarrassants, qu’Henri entendit néanmoins fort bien.

«Ça recommence! », dit Ovila. Il se leva à la hâte. Henri était assis à la table de la cuisine. Voyant Ovila, il se leva et se dirigea vers la porte arrière.

«Tu m’excuseras, Ovila, mais je me vois forcé d’aller uriner dehors. J’essaierai d’être le plus discret possible.»

Il éclata de rire à nouveau. Caleb sortit du petit coin, boutonnant son dernier bouton de braguette.

«J’ai jamais vu ça, Ovila. Douville pis moi on a bien des problèmes à faire des affaires bien naturelles. »

Douville rentra. En voyant Caleb, il recommença à rire. Caleb aussi.

«Allez-vous me dire ce qui vous arrive, vous deux?» Emilie se tenait dans la porte de sa chambre, le bébé dans les bras. Caleb et Henri rirent encore plus fort. Antoinette descendit l’escalier suivie de Célina. Antoinette riait déjà, même si elle ne connaissait pas encore la suite des événements.

Caleb parvint enfin à parler.

«Ben, c’est juste qu’hier soir, je me suis trompé de chambre pis je me suis déshabillé devant ces deux-là.

       Vous êtes trop discret, monsieur Bordeleau. Puisque nous en rions pourquoi ne pas tout dire? enchaîna Henri.

       Si tu me donnes ta bénédiction, Henri... Ce qu’Henri veut que je vous dise, c’est que pendant que moi j’avais les culottes à terre, lui il était en train de servir sa belle Antoinette.» Il s’interrompit pour regarder si Antoinette avait rougi. Elle riait. «Pis à matin, je pensais que je pourrais regarder le journal tranquille. Ben non, il a fallu qu’Henri rouvre la porte pis qu’il me poigne encore les culottes à terre!»

Henri hurlait. Célina se pinçait les lèvres. Émilie essayait de consoler Rose que les cris et les rires avaient apeurée. Ovila se tapait les cuisses et Caleb courut encore en direction du petit coin.

Personne n’oublia le baptême de Rose.

 

28.

Pour leur permettre de fêter leur premier anniversaire de mariage, Rosée avait offert à Emilie et Ovila de garder la petite Rose. Ovila, qui avait réussi à se trouver un travail régulier comme menuisier chez monsieur Légaré, demanda à Emilie si elle voulait faire un voyage.

«Pour aller où? demanda-t-elle, mise en appétit.

       Choisis. Montréal ou Québec.»

Émilie songea à sa proposition en se léchant les lèvres. Elle préférait Montréal.

«Pour combien de temps?

       Le temps que tu voudras, si Rosée peut rester avec le bébé.»

Émilie alla voir Rose qui dormait paisiblement. Pouvait- elle la laisser pendant une semaine sans qu’elle lui manque? La petite se rendrait-elle compte de son absence? Elle se rembrunit. Que diraient les gens? Non, ils pouvaient dire ce qu’ils voulaient. Elle ne commencerait pas à se mettre martel en tête et à s’empêcher de s’amuser à cause d’eux.

«Si tu continues à me tordre le bras rien qu’un peu, j’vas dire oui.» Ovila se leva, lui prit le bras droit, le tordit puis le replia vers l’arrière. Emilie grimaça.

«Es-tu fou? Je voulais pas que tu le tordes pour vrai.»

Ovila ne lâcha pas sa prise mais appuya encore un petit peu plus.

«C’est oui. Ouiouiouiouiouioui... » dit Émilie ne sachant plus trop si elle se tordait de rire ou de douleur.

Rosée accepta de rester avec la petite aussi longtemps qu’ils seraient partis. Émilie fit les valises et, en secret, Ovila compta leur argent. Ils en auraient assez pour se payer une semaine qu’ils n’oublieraient jamais.

Émilie embrassa Rose avant de partir. Elle avait la poitrine serrée. Mais elle avait la poitrine encore plus serrée à l’idée de passer une semaine seule, loin, avec Ovila. Elle se laissa bercer par le train, résistant à l’envie d’abandonner sa tête sur l’épaule d’Ovila. Elle avait revêtu ses airs de grande dame et n’aurait pas voulu gâcher l’illusion. Elle avait tellement hâte d’arriver à Montréal qu’elle trouvait que le train avançait à pas de tortue. Ils y furent enfin. Ovila lui demanda où elle voulait habiter.

«A l’hôtel Windsor.» Elle en avait vu des photographies et s’était promis qu’au moins une fois dans sa vie elle logerait à cette enseigne.

«Au Windsor! Si c’est le Windsor que tu veux, ça va être le Windsor pour deux!»

Ils montèrent à bord d’une des calèches qui attendaient devant la gare. Ovila demanda l’hôtel d’une voix forte et assurée qu’Émilie ne lui connaissait pas. Elle le regarda et retint une féroce envie de rire. Ovila se pencha et lui chuchota à l’oreille que c’était sa voix de chantiers.

«Quand tu parles comme ça, personne te demande l’heure.» Le caléchier se retourna et demanda à Ovila de répéter le nom de l’hôtel. Ovila répéta, certain de l’avoir impressionné.

«Vous êtes des visiteurs?

       Comment est-ce que vous savez ça? demanda Ovila.

       C’est facile à savoir. Vous avez deux valises pis il y a rien que le monde en visite qui prend une calèche pour faire un coin de rue.»

Émilie regarda autour d’elle, se mordit les lèvres à plusieurs reprises pour s’empêcher de rire de la déconfiture d’Ovila et aussi pour se convaincre qu’elle ne rêvait pas. Elle laissa enfin tomber sa tête sur l’épaule de son mari. Elle avait remarqué que plusieurs femmes le faisaient.

«C’est laid, hein! Ovila?

       Montréal?

       Non, les poteaux pleins de fils.

       Attends de voir les éclairages que ça donne avant de te plaindre. Il paraît que c’est quelque chose.»

Il avait eu raison. Ils arrivèrent à l’hôtel et Émilie dut faire de nombreux efforts pour ne pas crier de plaisir. L’hôtel n’étant pas trop achalandé, ils eurent une chambre au troisième étage, avec vue sur le Square Dominion. Émilie s’empressa d’aller à la salle de toilette, tirant sur la chasse d’eau à plusieurs reprises. Elle ouvrit les robinets et fut fascinée de voir qu’il y avait de l’eau chaude. Elle se lava les mains avec un savon odorant qui avait été laissé là pour les clients. De retour dans la chambre, elle était allée à la fenêtre rejoindre Ovila.

«C’est un vrai château, ici.

       Il y a rien de trop beau pour toi, ma belle brume.»

Ils vérifièrent pendant deux bonnes heures le confort du matelas avant de se décider enfin à descendre à l’impressionnante salle à dîner. Ils étaient seuls à une table pour quatre. Ils regardèrent le menu et choisirent ce qu’il y avait de moins cher. Emilie n’avait pas les yeux assez grands pour tout voir. Elle passa tout le repas à s’extasier devant la richesse dont elle était témoin.

«J’en compte au moins vingt-quatre.

       De quoi?

       Des lumières dans chacun des candélabres.

       C’est quelque chose l’électricité. As-tu remarqué, la lumière danse même pas!

Elle ne cessait de s’enthousiasmer, entraînant Ovila dans sa folie.

«As-tu vu les belles peintures peinturées à même les murs tout autour de la pièce?

       Je vois pas où c’est que ça peut être.

       Je pense que c’est quelque part dans les vieux pays.

       C’est bien pour ça que je reconnaissais rien.»

Après le repas, ils décidèrent de marcher dehors. Ils ne s’éloignèrent pas de l’hôtel, craignant de s’égarer. Pour le lendemain, il fut convenu qu’avant toute chose ils iraient voir Berthe. Ils décidèrent aussi de faire plusieurs tours de p’tits chars.

Le temps était chagrin. Le ciel avait la pluie au bord des yeux quand ils quittèrent l’hôtel après une nuit plutôt agitée. Ils avaient été réveillés à maintes reprises par l’arrivée des autres clients.

«C’est pas possible, quand est-ce que le monde dort en ville? Il est passé onze heures! On dirait que ce monde-là a des fêtes à tous les soirs», avait dit Ovila en grognant. Emilie avait le cœur serré. Ils avaient été introduits dans le parloir. Une pièce toute blanche et un rideau derrière un grillage. Pendant qu’ils attendaient, elle n’osa pas passer de commentaires à Ovila, craignant qu’une religieuse écoute leurs propos. Ils entendirent finalement un bruit de porte. Puis quelqu’un tira le rideau. Deux religieuses étaient assises derrière le grillage, voilées. Le regard d’Emilie alla de l’une à l’autre. Laquelle est Berthe? Elle n’attendit pas de deviner, certaine que Berthe réagirait aussitôt qu’elle parlerait. Ovila avait enlevé son chapeau et il le tourna plusieurs fois dans ses mains nerveuses, avant de le déposer sur ses genoux.

«Bonjour, Berthe. On est tous les deux bien contents de te voir. »

Une des deux religieuses fit un signe de tête. Comment, elle ne parlerait pas?

«Votre amie, madame, est en période de pénitence. Durant ce temps, elle a choisi de s’isoler et de vivre seule, en silence, dans un des endroits aménagés à cet effet au fond du jardin. Vous auriez dû annoncer votre arrivée. Mais, considérant que vous veniez de si loin, notre mère prieure a permis à votre amie de venir au parloir. Toutefois, votre amie n’a pas la permission de vous parler. J’espère que vous comprendrez qu’il s’agit d’un choix qu’elle a fait et non pas d’une règle qui lui est imposée. »

Emilie demanda à la religieuse si Berthe pouvait au moins lui faire des signes de tête. La religieuse lui dit qu’elle le pouvait. Emilie crut que Berthe, ces explications données, resterait seule avec eux. Il n’en fut rien. Emilie fouilla dans son sac à main et en sortit deux photos.

«Il y a un photographe, Berthe, qui est passé dans le Bourdais. Ovila pis moi on en a profité pour faire faire notre portrait de mariage.» Elle rit nerveusement. «C’est pas un vrai portrait de mariage parce qu’il est passé il y a deux mois. C’est encore heureux que j’avais déjà accouché.»

Elle appuya la photo sur le grillage pour que Berthe la voie. Emilie aurait tant voulu voir son expression.

«On va la laisser ici dans le parloir. Tu pourras venir la chercher. On l’a apportée pour toi. »

Berthe fît non de la tête. Émilie fronça les sourcils et regarda en direction de l’autre religieuse.

«Votre amie a fait le vœu de ne pas s’attacher aux biens de la terre. Elle préfère ne pas avoir le portrait en sa possession.»

Émilie rangea la photo dans son sac et en sortit une autre, celle de Rose dans les bras de son grand-père Pronovost. Berthe la regarda longuement et Émilie crut entendre un discret soupir. Pour meubler le silence, Émilie commença à décrire la photo comme si Berthe avait perdu les yeux en même temps que la langue.

«Rose a les cheveux pas mal longs pour une p’tite de son âge. Comme tu vois, elle frise un p’tit peu. J’ai fait sa robe. C’est une p’tite robe toute blanche avec des dentelles pis des plis cousus. Elle avait des bas blancs pis des beaux p’tits souliers noirs avec une courroie pis des p’tits boutons ronds. Tu connais pas mon beau-père. C’est lui qui tient Rose. Mais on le voit mal parce qu’il y avait de l’ombre à cause de son chapeau.»

Berthe s’approcha du grillage et regarda la photo pendant de longues minutes. Émilie aurait tant voulu être en mesure de suivre le cours de ses pensées. Puis, Berthe éloigna sa tête voilée.

«Même celle-là tu veux pas la garder, Berthe?»

Berthe fît non. La seconde religieuse s’agita sur sa chaise. Émilie regarda Ovila. Il semblait aussi mal à l’aise qu’elle.

La seconde religieuse se leva, imitée par Berthe. Émilie et Ovila en firent autant.

«Bon, Berthe, je pense que nous autres on va y aller. On reste pour la semaine, ça fait qu’on va en profiter pour visiter la ville. »

Elle ne savait plus quoi dire. Si seulement Berthe avait répondu. Craignant d’avoir fait quelque chose d’incorrect, elle voulut se gagner l’estime de la seconde religieuse.

«Est-ce qu’on pourrait visiter votre chapelle?»

Ovila et Émilie passèrent deux journées extraordinaires. Ils montèrent sur le mont Royal. Allèrent voir l’impressionnant hôtel de ville et descendirent vers le port. Au passage, Ovila regarda la marchandise qu’offraient les cultivateurs, place Jacques-Cartier. Arrivés au port, ils se dirigèrent vers le quai Bonsecours. Devant le marché, d’autres cultivateurs, bien installés sous leurs toiles protectrices. Arrivés au quai, ils virent le Teirebonne et son immense roue à aubes.

«Ça doit être quelque chose de descendre à Trois- Rivières là-dessus», dit Émilie, béate d’admiration.

Ovila fit un calcul rapide et demanda à Émilie de l’attendre quelques instants. Elle s’assit dans une charrette entre le bateau et les provisions de bois destinées à alimenter les chaudières du vapeur. Ovila revint une demi-heure plus tard.

«Écoute-moi bien. Si tu veux, on peut changer d’hôtel. On pourrait prendre une chambre tout près d’ici. Il y a quatre ou cinq hôtels dans les environs qui coûtent pas mal moins cher que le Windsor. C’est pas aussi beau, c’est sûr. Mais il paraît que c’est bien convenable. Surtout le Rasco. En restant ici pour deux jours, on aurait assez d’argent pour s’en retourner en bateau. Qu’est-ce que tu en penses?» Émilie n’en pensa que du bien. Ils portèrent leurs effets jusqu’à F Auberge du Canada, le Rasco n’ayant plus de chambres disponibles. Ils passèrent deux autres journées à voir tout ce qu’ils pouvaient voir et embarquèrent finalement sur le Richelieu. Le Terrebonne avait déjà quitté le port. Ils quittèrent la ville, les yeux encore remplis de tout ce qu’ils y avaient vu. Ils regardèrent l’île Sainte-Hélène et, comme tous les autres passagers du Richelieu, firent des signes de mains à ceux du traversier qui revenaient de l’île.

Émilie respirait l’air à pleins poumons. Elle avait l’estomac quelque part entre sa place normale et le fond de la gorge.

«Je me sens pas bien, Ovila.»

Ovila la regarda. Elle était verte.

«Tu ferais mieux d’aller t’étendre.»

Il l’accompagna jusqu’à leur cabine, dans laquelle elle demeura tout le temps du voyage. Elle ne put s’empêcher de penser à sa traversée en Europe. Jamais elle n’aurait pu se rendre... en digne fille de son père. Ils accostèrent enfin à Trois-Rivières et elle fut la première à débarquer. Ovila rit d’elle.

«Tu parles d’une voyageuse. En tout cas, on pourra dire qu’aussitôt que tu as touché au plancher des vaches, tes couleurs sont revenues.»

Ovila s’était gratté la tête, puis avait demandé à Émilie si elle voulait prendre le train ou la calèche pour rentrer. Émilie lui dit qu’elle voulait prendre le train jusqu’à Shawi- nigan et faire le reste en calèche. À Shawinigan, ils firent une visite surprise chez Antoinette qui était plus grosse que jamais. Ils y restèrent pendant une journée au cours de laquelle Antoinette écouta Émilie décrire son voyage à Montréal. Elle riait de voir combien son amie était encore une petite fille. Henri était arrivé quelques minutes avant leur départ. Il eut le temps d’entendre Ovila raconter combien Émilie avait le pied marin. Il regarda Émilie et sourit. Elle fit un petit haussement d’épaules, lui signifiant qu’elle savait à quoi il songeait et qu’à son avis, il l’avait échappé belle. Au grand plaisir de tous, Henri leur dit qu’il devait aller au lac aux Sables rencontrer les commissaires. Émilie et Ovila attendirent donc au lendemain pour rentrer et faire la route avec lui.

Rose bouda sa mère pendant deux jours, lui reprochant d’un regard sombre de l’avoir abandonnée pendant si longtemps. Émilie et Ovila inventèrent toutes sortes de grimaces pour la faire sourire. Ils y parvinrent enfin, au grand soulagement d’Émilie qui commençait à se dire qu’elle ne laisserait jamais plus son enfant. Ce petit nuage vint assombrir le cœur léger d’Émilie. Mais cet ombrage ne fut rien à côté de celui qui suivit.

Ovila avait rôdé comme s’il avait quelque chose à cacher. Émilie le sentit.

« Qu’est-ce que c’est, Ovila, que tu veux pas dire?

       Monsieur Légaré aura pas besoin de moi pour les mois à venir... Ça fait que si je veux être capable d’arriver, va falloir que je descende au lac Pierre-Paul avec le père.»

Ovila repartait... Elle l’attendrait... Encore. Des journées sans soleil. Des soirées froides. Des nuits glacées.

«Tu m’avais dit que tu repartirais jamais, Ovila. Tu m’avais dit que tu pourrais jamais pus être loin de moi. On a la p’tite astheure, pis tu as vu comment elle s’ennuie quand on n’est pas là.

       Je sais tout ça, Émilie. Je sais que Rose me reconnaîtra probablement pas quand j’vas venir aux Fêtes. Mais j’ai pas grand choix. Légaré a pas d’ouvrage pis le voyage a fait un gros trou dans notre bas de laine. »

Il essaya de la faire rire. Elle ne rit pas. Un grand froid venait d’entrer dans la maison. Ils passèrent des jours complets, chacun à son chagrin, à tourner en rond. Émilie se sentait faible. Elle avait tellement besoin d’Ovila. Elle lui en voulait de manquer à sa promesse. Elle n’aurait jamais le courage de vivre loin de lui. Si seulement il pouvait trouver un petit contrat, même à la briqueterie. Pour un hiver, il pouvait bien se passer du bois. Rose choisit évidemment ce moment pour percer une dent, empêchant ses parents de dormir.

Ovila s’était résigné à travailler au lac après avoir tenté par tous les moyens possibles et impossibles de trouver quelque chose qui lui aurait évité de s’éloigner. Il n’en pouvait plus d’être loin de sa femme et elle le regardait comme s’il avait choisi de partir. Elle lui tournait le dos, le soir, et ne le laissait plus s’approcher. Il lui en voulait de ne pas comprendre.

Il était assis près du poêle à tailler son nouveau bout de bois. Émilie avait déposé son accordéon et s’affairait au métier à terminer une couverture. Le vent criait son énergie par toutes les fenêtres, apportant sûrement la première gelée. Une gelée trop précoce. Rose dormait enfin, Émilie lui ayant frotté les gencives avec du clou de girofle. Ovila regardait Émilie et avait la gorge serrée. Elle lui manquait déjà. De temps en temps, Émilie lui jetait un coup d’œil et leurs regards s’accrochaient l’un à l’autre. Puis elle brisait la magie en soupirant et en retournant à son ouvrage.

Ovila se leva, prit son manteau et sortit de la maison, faisant claquer la porte. Il en avait soupé de ses reproches silencieux. Émilie sursauta. Elle lui laissa le temps de s’éloigner puis courut à la fenêtre pour voir où il allait. Elle avait exagéré. Il lui en voulait. Qu’est-ce qu’elle avait fait?

Elle enfila son manteau à son tour, voulut partir à sa recherche puis se rendit compte que Rose la tenait prisonnière. Elle commença à pleurer d’impuissance.

Emilie l’attendit. Il rentra aux petites heures, visiblement ivre. Il la regarda, d’un air bravache, puis se dévêtit en oubliant d’enlever un bas. Emilie l’avait regardé faire, ne comprenant pas très bien ce qui se passait. Il n’avait pas l’habitude de s’enivrer.

«Où c’est que tu es allé?» lui avait-elle finalement demandé.

«Au Grand Nord. Là au moins le monde est de bonne humeur. Pis à part de ça, j’ai gagné quand on a tiré du poignet. Quatre piastres, madame. Quatre belles piastres neuves.»

Il rit sauvagement puis éclata en sanglots. Il lui dit en hoquetant qu’il n’en pouvait plus de la voir aussi triste. Qu’il n’avait pas envie de partir mais qu’en bon père de famille, il le devait. Qu’il avait deux bouches à nourrir. Qu’elle faisait tout pour le rendre malheureux. Qu’il faisait tout pour qu’elle soit heureuse. Qu’elle ne cessait de lui faire la tête et qu’il se sentait comme à l’école quand elle le grondait. Qu’elle devait cesser de jouer à la maîtresse d’école avec lui. Qu’il était son mari. Qu’elle était sa femme.

Emilie sanglota elle aussi tout au long de sa complainte. Tout ce qu’elle avait voulu lui dire c’est qu’elle l’aimait et qu’elle souffrait terriblement quand il n’était pas là. Elle lui avait pris la tête et lui caressait les cheveux. Ils étaient tous les deux inondés de larmes lorsqu’Ovide frappa violemment à leur porte. Ovila, qui avait un peu dégrisé, pensa à regarder l’heure. Émile se leva rapidement et alla ouvrir pendant qu’Ovila gémissait que cinq heures du matin n’était pas une heure pour réveiller le monde.

«Va donc traire les vaches, Ovide, pis laisse-moi pis ma femme dormir. » Il avala un rire à peine entamé lorsqu’il vit la silhouette de son frère encadrée à l’entrée de sa chambre.

«C’est Lazare, Ovila», dit-il la voix enrouée.

       Il veut pas faire le train?

       Même s’il voulait, Ovila, il en fera pus jamais. Il vient de s’étouffer pour de bon. »

Ovila mit quelques minutes avant de comprendre ce qu’Ovide venait de lui dire. Puis il entendit sangloter Émilie. Ses esprits s’éclairèrent enfin.

«Quoi?»

Ovide leur raconta qu’ils venaient de se lever pour aller à l’étable quand Lazare avait fait sa crise fatale.

«C’est pas possible, hier il était bien. Ça faisait même quelques mois qu’il avait pas fait de crise.

       C’est comme ça, Ovila. Qu’est-ce que tu veux que je te dise. Lazare est mort. A matin.»

La querelle entre Émilie et Ovila se noya dans leur océan d’horreur et de chagrin. Dosithée pressa Ovila de faire son bagage.

«On va partir tout de suite après les funérailles», avait- il dit de son ton coupant qui ne trompait personne quant à la profondeur de sa blessure. «Organise-toi pour être prêt. »

Émilie prépara la valise d’Ovila pendant qu’il veillait au corps. Elle ne put être avec lui aussi souvent qu’elle l’aurait voulu, Rose ayant eu un nouvel accès de fièvre.

Ovila et ses frères portèrent Lazare en terre pendant que Félicité, affaissée, baignait le manteau de la petite Rose de ses larmes.

«Donnez-la-moi, madame Pronovost. A la longue, un bébé ça vous pèse sur les bras. »

Félicité avait regardé Emilie et lui avait lait comprendre qu’elle voulait garder Rose dans ses bras.

«C’est vrai que ça pèse. Mais même quand un enfant cesse d’être bébé, ça pèse encore, pis toujours. D’une autre manière...Ça fait que laisse-moi Rose. Ça me donne l’impression que je me tiens après la vie.»

Émilie et Félicité regardèrent leurs hommes partir pour le lac, dès qu’ils furent changés. Dosithée ne voulait pas prendre un seul instant à regarder le vide qui venait de naître, encore une fois, dans sa maison. Émilie retourna chez elle et, après avoir couché Rose que le changement de routine avait rendue maussade, s’assit à la table de la cuisine et écrivit une longue lettre à Berthe. Elle avait reporté cet instant depuis son retour de Montréal, ne sachant comment lui parler de ce qu’elle avait ressenti en sa présence. Incapable aussi de reprendre le ton désinvolte qu’elle avait toujours eu dans presque toutes ses lettres. Berthe était maintenant tellement loin d’elle. En fait, se demandait-elle, Berthe était-elle toujours là?

Émilie, de sa fenêtre, regarda passer un automne faiblard qui n’offrit aucune résistance à la prise de l’hiver. Elle s’occupa, consacrant tout son temps à Rose, au cardage, au tissage et à la couture. Elle entreprit de faire une robe de Noël pour Rose, dont la croissance avait rapetissé sa belle robe blanche. Sa belle-sœur Rosée fut terrassée par une vilaine grippe alors même qu’elle remplaçait l’institutrice, alitée elle aussi. On demanda à Émilie si elle ne pouvait pas revenir sur sa décision. Elle accepta, Éva lui ayant promis de veiller sur Rose. Émilie, une fanfare au cœur, se retrouva donc à son pupitre, craie à la main. Elle regarda longuement les élèves, souriant à ceux qu’elle connaissait et encore plus à ceux qu’elle ne connaissait pas. Leurs traits lui indiquaient leurs noms de famille. Elle leur parla de leurs aînés qu’elle avait bien connus. Seul un jeune Crête, un élève de deuxième année qu’elle n’avait pas encore rencontré, lui faisait la moue.

«Tu dois être le plus jeune de la famille, toi.

       Ouais... » Un petit «ouais» sec comme le craquement d’une branche. Émilie haussa les épaules. Même après sept ans, semblait-il, les Crête parlaient encore de sa prise de bec avec leur aîné.

L’institutrice fît savoir aux commissaires qu’elle ne pourrait être de retour avant les Fêtes. Rosée, remise de sa grippe, demanda à Émilie si elle accepterait de continuer pour les deux semaines qui restaient. Sa mère avait besoin de son aide. Émilie n’eut pas le courage de refuser. Le fait de se retrouver en classe tous les matins lui faisait oublier l’ennui qui lui collait au cœur. Elle se sentait aussi plus proche d’Ovila. Quand elle soupirait son absence, elle pouvait regarder le pupitre qu’il avait occupé pendant si longtemps et se réfugier dans ses rêveries d’adolescente. Et le peu d’argent qu’elle toucherait lui permettrait d’acheter pour son homme une petite surprise pour le Jour de l’An.

Ovila rentra le soir de son anniversaire. Émilie allait se mettre au lit, seule avec ses vingt-trois ans, quand il ouvrit la porte. Il le fît si brusquement qu’Émilie pensa qu’elle était mal fermée et que le vent venait de s’en emparer. Elle se releva et se dirigea vers la cuisine pour enrayer la bise qui, elle le crut, devait déjà commencer à lécher le plancher.

«J’ai bien pensé, ma belle brume, que si je faisais claquer la porte deux pis trois fois, tu te lèverais pour voir ce qui se passe.»

Ovila! Elle se précipita dans ses bras, ne trouvant rien à dire pour exprimer sa joie. Ovila l’accueillit chaudement malgré le froid qui transpirait de son manteau.

«Bonne fête, mam’selle Bordeleau», fit-il quand elle eut relâché son étreinte. Il mit un doigt sur ses lèvres, enleva toutes ses pelures et, sur la pointe des pieds, se dirigea vers la chambre de sa fille. Emilie le suivit. Il demeura un long moment à regarder le sommeil paisible de Rose, le sourire aux lèvres et l’œil en émoi chaque fois qu’un rêve la faisait bouger un peu. Ils revinrent à la cuisine.

«Prendrais-tu un bon thé chaud?

       Seulement si tu en prends un aussi. » Il la regarda l’air taquin et heureux avant d’ajouter que le thé l’empêchait toujours de dormir. Emilie posa deux tasses sur la table et y versa de généreuses portions de thé.

«Avant qu’on passe aux choses sérieuses, ma belle brume, j’ai un p’tit quelque chose à te donner. C’est pas pour rien que je suis arrivé le soir de ta fête. Je voulais que tu voies ce que j’ai pour toi. Pis, comme tu le sais, je suis jamais capable d’attendre quand j’ai une surprise.

       Encore une surprise? Juste le fait d’être ici, ça me fait un beau cadeau», dit-elle à la fois émue et intriguée.

Ovila, fidèle à ses habitudes, l’obligea à fermer les yeux et à patienter, le temps qu’il prépare le tout. Emilie, fidèle à ses habitudes aussi, se plia au jeu. Elle entendit un bruit de froissement de papier. Du gros papier, pensa-t-elle, pas du papier fin. Elle entendit ensuite Ovila bourdonner autour des chaises et de la table. Entre deux déplacements, il venait l’embrasser sur le front ou sur une joue ou dans les cheveux ou à la naissance de la nuque. Elle riait, ne réussissant jamais à lui rendre la pareille. Il vint enfin se placer derrière elle, lui demandant de garder les yeux fermés pendant qu’il la dirigeait. Il lui couvrit les yeux de ses mains maintenant réchauffées et l’aida à se lever.

«Ta-dam! fit-il en laissant tomber les mains.

       Oh!»

Sur les dossiers et les sièges des chaises, sur la table, partout, il avait étendu des peaux de castor. De belles peaux, bien fournies et bien luisantes.

«Pas plus tard que demain, j’vas aller au village trouver la personne chanceuse qui va avoir le plaisir de faire le plus beau manteau de castor du village. Pis pas n’importe quel castor! Du castor que j’ai trappé moi-même!»

Emilie toucha à chacune des peaux, les flattant tantôt à rebrousse-poil pour en palper l’épaisseur, tantôt dans le sens du poil pour en sentir la douceur. Ovila avait certainement pensé à son chapeau et à son manchon. Quel ensemble elle aurait maintenant. Le froid pouvait toujours essayer de frapper à la porte de sa peau, elle serait définitivement à l’abri de ses assauts.

Ils bercèrent leurs retrouvailles jusqu’au réveil de Rose qu’Ovila, dès son premier gargouillement du matin; s’empressa d’aller chercher pour la coucher avec eux. Émilie, pour que la chose fût possible, dut la langer. Ils s’amusèrent avec la petite jusqu’à ce qu’elle cesse de sourire et réclame son petit déjeuner. Émilie, les yeux bouffis d’amour et de manque de sommeil, s’affaira à préparer un plantureux repas. Ils mangèrent tous les trois de bon appétit: Rose sa purée de fécule; Émilie et Ovila, des œufs.

«Je pense que la p’tite me reconnaît.

       Je pense aussi. De ce temps-là, elle est pas mal sauvage, pis là elle a pas l’air effarouchée du tout. »

Ovila consacra tous ses moments libres à faire un traîneau pour sa fille, ne s’arrêtant que pour fêter Noël. Il voulait que le traîneau soit prêt pour le Jour de l’An. Il avait quand même pris le temps d’aller porter ses peaux avec Émilie qui, elle, avait apporté un modèle de manteau qu’elle avait découpé dans un journal. Ils allèrent voir monsieur Tourigny. Il leur dit qu’il n’avait plus l’habitude de s’attaquer à un si gros travail, préférant maintenant faire des chaussures et des bottes. Il leur conseilla de demander à Marchildon.

«Pis inquiétez-vous pas si Marchildon a trop de travail. Il y a assez de monde qui travaille le cuir ici à Saint-Tite, qu’on peut pas faire autrement que de trouver quelqu’un qui va faire la fourrure. Après tout, c’est rien que du cuir poilu.»

Les Marchildon n’osèrent pas accepter d’abord, craignant de manquer d’expérience pour la finition. Emilie leur demanda de ne coudre que les peaux. Elle pouvait faire la doublure. Ils acceptèrent et promirent à Emilie qu’elle aurait son manteau avant la fin du mois de janvier.

Le temps d’arrêt des chantiers fila comme l’éclair. Ovila avait à peine repris son rythme quotidien que déjà Emilie refaisait ses valises, y déposant la pipe qu’elle lui avait offerte. Le culot était déjà noirci. Ils avaient encore tous les deux le cœur en chamaille.

«Avec un peu de chance, l’année prochaine j’vas me trouver quelque chose pour pas être obligé de repartir. »

Émilie acquiesça, espérant, elle aussi, qu’ils n’auraient plus à être séparés.

Ovila embrassa Émilie une dernière fois, monta à côté de son père et regarda longuement sa femme, qui tenait la poignée du traîneau rouge dans lequel Rose dormait en faisant une petite vapeur blanche dans l’air frais et piquant.

 

29.

Rose ne parvenait pas encore à s’asseoir. Emilie avait bien essayé de lui montrer, l’installant dans une chaise, bien entourée de coussins. Elle aurait voulu pouvoir écrire à Ovila que Rose avait réussi cet exploit. Elle écrivit plutôt, à la fin mars, que Rose dormait encore presque tout le temps, qu’elle mangeait bien sa pâtée, qu’elle avait percé deux autres dents et qu’elle souriait assez souvent. Elle ajouta toutefois qu’elle lui trouvait l’air songeur. Inquiet presque. Puis elle parla de son manteau de fourrure qui lui était encore fort utile. Elle se garda bien de lui dire qu’il y avait eu des peaux en surplus et qu’elle en avait eu suffisamment pour lui faire faire un manteau court. Jamais, pensait-elle, il ne voudrait porter un manteau de fourrure. Alors elle avait demandé aux Marchildon de tourner la peau. De mettre le poil à l’intérieur, sauf pour le collet. Les Marchildon avaient accepté, sachant que pour un homme, la confection demandait moins de petits détails.

Émilie lui parla aussi des dernières nouvelles du village, insistant sur le fait qu’une rumeur voulait que le conseil municipal songeât à faire construire un aqueduc. Ovila comprit, à la lecture, qu’elle lui suggérait d’essayer de trouver du travail sur ce petit chantier. Il se promit de le faire, espérant que cette histoire d’aqueduc était autre chose qu’une promesse électorale. Pour la première fois, Émilie avait trouvé que l’hiver s’était effacé très rapidement. Elle avait passé beaucoup de temps avec Rosée, à préparer le coffre de cèdre de celle- ci. Rosée leur avait annoncé qu’elle allait se marier avec Arthur Veillette au mois de septembre. Émilie et elle avaient donc consacré la majorité de leurs soirées à coudre, tricoter, tisser. Le trousseau de Rosée était plus sévère que celui d’Émilie. Rosée ne semblait pas avoir son audace. Émilie n’avait fait aucun commentaire.

Félicité était tellement énervée à l’idée de marier l’aînée de ses deux filles, qu’elle était convaincue que le temps s’était mis à bégayer, butant deux et trois fois sur la même journée.

«C’est pas pareil quand on marie un garçon. On sait qu’on va avoir une fille de plus. Mais quand on marie sa fille, on sait qu’on la perd pour de bon. C’est sa belle-famille qui gagne au change. »

Rosée avait bien vu que sa belle-sœur se languissait. Elle semblait ne penser qu’à Ovila, ne parler que de lui, ne vivoter ses journées que dans l’attente de son retour.

«Tu es drôle, Émilie. Quand on passe beaucoup de temps avec toi, on se rend compte que c’est vrai que tu aimes pas ça quand mon frère est parti. »

Émilie n’avait rien dit, se contentant d’écouter ce que lui racontait Rosée. Celle-ci la regarda et rougit.

«Des fois je te trouve bien romantique. Je me demande si c’est Rose que tu aimes ou si tu l’aimes parce que c’est la fille d’Ovila. »

Émilie lui avait répondu qu’elle aimait Rose parce qu’elle l’aimait, tout simplement. Elle avait pourtant ajouté qu’elle s’amusait de retrouver chez sa fille quelques traits d’Ovila.

«Je me suis toujours promis, Rosée, que je marierais un bel homme parce que je voulais avoir des beaux enfants. Quand j’ai connu ton frère, je l’ai trouvé beau.»

Elle s’était tue quelques instants pour imaginer chacun des traits de son mari.

«Je l’ai dans la peau ton frère.»

Rosée l’avait regardée puis avait souri. Elle lui dit qu’elle espérait qu’elle et Arthur seraient aussi heureux qu’eux. Elle lui avait finalement demandé leur secret.

«C’est pas un secret. On s’aime. On aime ça être ensemble. Aller au lac ensemble. Manger ensemble. Faire des projets pour l’avenir. Pis, on aime ça dormir ensemble. »

Elle pensa à ces nuits qui n’appartenaient qu’à elle et Ovila. Ces nuits auxquelles elle songeait le soir et qui lui donnaient la chair de poule.

Le coffre de cèdre était presque rempli quand Ovila revint. Une semaine après son retour, il fut réembauché chez monsieur Légaré. Cette fois, crut-il, ils auraient assez de travail pour qu’il ne s’éloigne pas de Saint-Tite l’automne venu. Il travailla pendant tout l’été et le contrat de monsieur Légaré était loin d’être terminé. Ils avaient à faire de nombreux meubles pour le collège des Frères Saint-Gabriel, dont la construction était terminée depuis longtemps. Les frères avaient toutefois attendu de se refaire un capital avant de le meubler complètement. Ovila avait eu la chance extraordinaire de faire valoir ses talents de sculpteur, les Frères lui ayant offert de sculpter un Chemin de croix.

«Vous êtes sûrs que vous voulez pas que ça soit peinturé? On n’entend pas souvent parler de ça des Chemins de croix en bois.

       Nous en sommes certains. Nous croyons qu’à long terme, ce sera une économie. Pas besoin de rafraîchir la peinture à toutes les décennies. La chose se fait souvent dans les vieux pays.

       Si c’est ça que vous voulez, c’est ça que vous allez avoir.

Ovila avait annoncé l’heureuse nouvelle à Émilie. Ils avaient valsé de joie dans le salon, au grand étonnement de Rose. Ce Chemin de croix voulait dire qu’Ovila pourrait rester toute l’année.

«En tout cas, Charles Pronovost, si tu changes d’idée pis que tu repars, c’est moi qui va te crucifier.

       Si c’est avec une de tes épingles à chapeau, j’ai rien contre. Pis appelle-moi pas Charles. J’aime pas ça. Me semble que c’est pas à moi que tu parles. »

Le mariage de Rosée fut célébré en grandes pompes, Dosithée ne lésinant sur aucune dépense. Le lendemain matin, elle quitta sa famille pour suivre Arthur à Cap-de- la-Madeleine. Félicité et Émilie lui promirent toutes les deux qu’elle s’habituerait à vivre dans une nouvelle paroisse.

«Tu vois, ma fille, moi je suis venue de Sainte- Geneviève-de-Batiscan. Je m’en trouve pas plus mal.

       C’est pas pareil. Vous, vous êtes venue avec toute votre famille.

       Pas moi, fit Émilie. Je suis arrivée toute seule. Remarque que ça aurait été pas mal plus facile si j’avais eu un mari avec moi, mais j’ai quand même passé à travers. Astheure, je me demande même comment c’était quand je restais à Saint-Stanislas.»

Rosée sécha ses appréhensions et c’est radieuse qu’elle quitta sa famille. Dès qu’elle fut hors de vue, Félicité regarda son mari et comprit qu’il ressentait la même chose qu’elle.

«C’est dur, hein mon vieux, de voir partir les p’tites.»

Dosithée arracha Rose des bras de sa mère et la serra sur sa poitrine.

«La vie est quand même bien faite. Astheure, la p’tite Rose va prendre sa place.»

Émilie et Ovila passèrent presque tous leurs jours de congé d’automne au lac, amenant Rose avec eux quand ses grands-parents ne la réclamaient pas. Le plus souvent, ils étaient seuls et profitaient pleinement des douces heures qui tictaquaient lentement.

Ovila avait acheté un fusil et il avait montré à Émilie à s’en servir. Ils revenaient toujours à la maison avec un lièvre ou une perdrix. A la surprise d’Ovila, Émilie tirait admirablement bien du fusil.

«Tu es sûre, ma belle brume, que tu as jamais touché à un fusil de chasse avant?

       Jamais. Je trouve que c’est facile de viser.

       Facile.. .facile... faudrait quand même pas exagérer.

       Ovila, regarde! C’est quoi cet oiseau-là?»

Ovila regarda l’endroit qu’Émilie lui montrait du doigt dans le ciel. L’oiseau montait en vrille à une vitesse étonnante. L’envergure de ses ailes était impressionnante. Ovila était fasciné. Sans quitter l’oiseau des yeux, il s’assit sur un pierre et contempla le spectacle.

«Regarde, Émilie, comme c’est beau. C’est la deuxième fois de ma vie que je vois ça.»

Émilie, à ses côtés, regardait l’oiseau elle aussi. L’oiseau survola leur tête une dernière fois puis disparut dans le bois.

«Pour moi, Émilie, on va l’entendre cette nuit.

       Tu m’as toujours pas dit ce que c’était.

       Un grand duc, Émilie. Un maudit beau grand duc. Pis presque blanc. J’en connais qui auraient donné cher pour le tuer pis l’empailler. Moi, un oiseau de même, je pourrais pas tuer ça. »

Ce soir-là, ils s’endormirent serrés l’un contre l’autre, l’oreille à l’écoute des hululements du grand duc.

Le calme de leurs journées ne laissait qu’un mince sillon sur la glace de l’hiver. Elles se ressemblaient toutes. Émilie se levait la première et langeait Rose. Ovila s’extirpait ensuite du lit et chauffait le poêle et l’eau. S’il savait son frère fatigué, il allait parfois donner un coup de main pour la traite des vaches. Si Ovide était en état de superviser le travail des jeunes, Ovila restait tranquillement près d’Émilie et de Rose à siroter un thé chaud et à grignoter des croûtons de pain. Rose dandinait son année et demi avec beaucoup de sérieux. Quand la journée s’annonçait ensoleillée, Ovila s’isolait plus tôt dans son atelier de façon à pouvoir se permettre une pause traîneau avec Rose. Émilie les accompagnait parfois, quand elle n’avait pas les mains mouillées par l’eau de vaisselle ou de lessive ou si elle n’avait pas quelque morceau de tissu qui trempait dans la teinture. Elle avait donné le manteau de castor à Ovila. Elle avait attendu pendant des mois qu’il se plaigne du froid avant de le sortir de la naphtaline et de le lui remettre. Ovila avait été fort surpris qu’elle ait trouvé le moyen de faire deux manteaux dans les peaux qu’il avait rapportées.

Le froid étant trop traître, ils n’allèrent pas à Saint- Stanislas pour les Fêtes. Célina leur avait écrit qu’elle comprenait leur hésitation à faire faire le voyage à Rose. Caleb et Célina arrivèrent donc pour les surprendre la veille de l’Épiphanie. Émilie s’empressa de les accueillir, de les réchauffer et de leur faire entendre quelques airs d’accordéon pendant que Caleb jouait au cheval avec Rose. Il avait croisé une jambe et avait installé la petite sur le dessus de sa bottine, lui tenant fermement les mains. Il la faisait sauter au rythme de sa comptine.

«Viens-t’en, ma Rose. Viens faire du ch’val sur le pied à pépère. Accroche-toi bien, là, parce que c’est un maudit bel étalon le ch’val à pépère. Tu te tiens là? On part. À Paris...à Paris, sur un petit cheval gris. Au pas, au pas... au trot, au trot... au galop... au galop!»

Rose souriait en se dandinant au pas, ricanait en rebondissant au trot et riait aux éclats en s’accrochant au galop.

«Veux-tu recommencer, ma Rose? Le cheval à pépère se fatigue jamais.

       A-o, répondit Rose.

       As-tu entendu ça, Emilie? La p’tite a dit galop.»

Emilie rit aux éclats en regardant les joues rouges de Rose.

«Je voudrais pas vous décevoir, pâpâ, mais Rose dit a-o pour tout. A-o, pour en haut; a-o pour de l’eau; a-o pour bobo; a-o pour gâteau; a-o pour traîneau, pis astheure elle va dire a-o pour galop. On a juste à regarder où c’est qu’elle regarde pour savoir de quel a-o il s’agit.»

Caleb feignit d’être terriblement déçu et s’acharna pendant tout son séjour à essayer de faire dire galop à Rose.

«Me semble qu’elle parle pas beaucoup pour son âge.

       Rose est de même. Elle parle pas, elle a marché tard, pis elle a pas l’air intéressée pantoute à aller sur le pot.

       Tu tiens pas de ton pépère, ma Rose, pour être paresseuse de même. Regarde ton pépère. Il est pas paresseux pis il va vivre vieux pareil.»

Célina s’abstint de commentaires autres que les rappels qu’elle lançait à Caleb de cesser de faire galoper la petite après les repas.

«Arrête-toi donc deux minutes, Caleb. Tu vas lui mettre l’estomac à l’envers. »

       Célina, j’ai jamais eu le temps de m’amuser avec les nôtres parce que j’étais trop affairé. Astheure que le lait tombe dans les chaudières même quand je suis pas là, j’vas toujours bien pas me priver de jouer avec ma p’tite- fille. Rose connaît rien que son pépère Pronovost. Faut que je lui mette le ventre un peu à l’envers si je veux qu’elle se souvienne de moi.»

Emilie et Ovila regardèrent arriver le printemps de leur fenêtre de chambre. Emilie en profita pour annoncer à Ovila qu’il y avait aussi un bourgeon qui voulait éclore en elle. Ovila, encore une fois, valsa de plaisir. Les affres de l’accouchement d’Emilie étaient presque oubliées.

«Cette fois-là, ma belle brume, j’vas pas te quitter pendant tout le temps que le p’tit va se faire un caractère. J’vas le regarder pousser sur ton nombril. Euh... jusqu’à quand est-ce qu’il faut que je patiente?

       Jusqu’à l’automne. Crains pas, tu vas finir ton Chemin de croix avant que moi je finisse le mien.»

Émilie se demandait si c’était la présence d’Ovila qui facilitait sa deuxième grossesse ou si c’était parce que son corps se moulait simplement à la maternité.

«C’est un ange ce bébé-là. Il me laisse dormir la nuit, pis il me fait pas mal au dos.

       Ça doit être un garçon.

—Je dirais que non. Je suis grosse de la même manière.

       Dis-moi pas que tu crois à ces histoires-là, Emilie. Instruite comme tu es! Les p’tits, filles ou gars, sont dans le même ventre.

       Dis ce que tu voudras, moi, je suis certaine que ça va être une autre fille.

       Pis moi je dis que ça va être un gars. Veux-tu gager?

       Oui. On gage que si c’est une fille tu repars pas pour les chantiers l’hiver prochain. » Emilie avait lancé sa gageure l’air triomphant, comme si elle venait de trouver un moyen miracle de tenir Ovila loin de la forêt. Près d’elle.

«Ouais...tu y vas pas avec le dos de la cuiller!» Ovila avait feint d’être très inquiété par l’enjeu. Emilie souhaitait que ce fût bien une feinte.

«Quand on gage, on gage, mon vieux.

       Gagé!»

Les feuilles avaient depuis longtemps pris possession des branches puis abandonné leur domaine quand Emilie ressentit les premières douleurs de la naissance. Elle demanda à Ovila d’aller chercher la sage-femme, Ovila voulut envoyer Oscar ou Télesphore mais Emilie le pria de n’en rien faire.

«J’aimerais mieux que tu. y ailles toi-même. Si tu vas chez tes parents, tout le monde va s’inquiéter. De même, on va pouvoir les avertir à la dernière minute.»

Ovila, Rose sur les genoux, partit chercher la sage- femme en prenant bien son temps, comme Emilie le lui avait recommandé. Ils revinrent une heure plus tard. La sage-femme frappa à la porte de la chambre, mais Emilie la pria d’attendre, le temps qu’elle s’installe. Ovila frappa à son tour et lui demanda si tout allait bien. Elle lui répondit par l’affirmative, ajoutant que c’était beaucoup plus facile que la première fois. Elle lui suggéra d’emmener Rose jouer dehors.

«Je veux pas te laisser toute seule.

       J’aime mieux que Rose soit pas dans la maison.

       D’abord j’vas aller la porter à ma mère ou à Éva.

       Non! Je veux que tu restes tout près de la maison.

       Émilie, c’est complètement niaiseux de se parler de même à travers la porte. La sage-femme est prête à venir t’aider.

       J’vas la laisser rentrer aussitôt que tu vas être dehors avec Rose.»

Ovila regarda la sage-femme qui finissait de chauffer l’eau et de déchirer de vieux draps en longues lisières.

«Une femme qui accouche a toujours ses caprices», dit- elle avec un sourire moqueur.

Ovila sortit de la maison, Rose à sa suite. La sage- femme frappa à la porte et entra dans la chambre. Émilie était rouge; ce qui fît craindre à la sage-femme une poussée de fièvre. Emilie lui demanda si elle avait apporté le fil. La sage-femme lui rappela qu’elles n’en n’étaient pas encore là. Émilie éclata de rire.

«Le bébé est arrivé! J’ai juste besoin du fil pour le cordon. »

La sage-femme la regarda, incrédule, puis souleva rapidement le drap. Une toute petite fille gigotait sur la poitrine d’Émilie. Émilie riait encore et la sage-femme comprit que ses rougeurs étaient des rougeurs de plaisir. La sage-femme prit son fil, attacha puis coupa le cordon. Pendant ce temps, Émilie regardait par la fenêtre. Elle voyait Ovila qui essayait bien de distraire Rose mais qui visiblement avait énormément de difficultés à le faire.

«Depuis quand est-ce qu’elle est née?

       Depuis bien avant que vous arriviez. C’est pour ça que je voulais pas vous laisser rentrer pis que je voulais pas qu’Ovila la voie avant qu’elle soit bien lavée.

       Pourquoi est-ce que vous l’avez pas envoyé me chercher avant?

       Parce que je savais que tout allait bien. Pis, j’ai quand même été un peu surprise de la sentir arriver.

       Ça a pas d’allure. Combien de temps que ça vous a pris depuis les premières douleurs?

       Deux heures!

       J’aurai tout vu. La première fois, ça finissait pus, pis la deuxième, ça a même pas eu le temps de commencer. »

Emilie demanda à la femme d’aller chercher Ovila qui jouait à faire les cent pas dehors, comptant bien fort chacun des pas, comme s’il montrait les chiffres à sa fille. Dès qu’Ovila aperçut la sage-femme, il blêmit. Elle lui sourit et lui demanda d’entrer dans la chambre.

Ovila fronça les sourcils quand il frappa à la porte. Un pleur de bébé lui répondit qu’il était attendu.

«Pas déjà, Émilie!

       Eh oui! Pis j’ai gagné la gageure.

       Une autre fille?

       Oui, monsieur. Belle comme un ange. Le portrait tout craché de ta mère. »

Ovila embrassa Émilie avant de se pencher sur l’enfant. Il porta son regard sur le petit front plissé qui coiffait deux yeux aveugles et grands ouverts. Il compta les doigts et les orteils et s’assura en blaguant qu’il s’agissait bien d’une fille. Il la prit dans ses bras. L’enfant n’émit aucun son.

«Je pense que je sais comment l’appeler, Ovila.

       Félicité? Comme ma mère? C’est vrai que la p’tite lui ressemble.

       Peut-être une autre fois. Celle-là, je voudrais l’appeler Marie-Ange.»

Ovila regarda la petite longuement en répétant son nom sur tous les tons. Puis il sourit à sa femme.

«C’est un nom qui lui va bien.»

L’automne berça Marie-Ange de longues journées ensoleillées. Un automne rempli d’étés des Indiens. A l’arrivée de sa sœur, Rose avait commencé à se sucer le pouce. Émilie et Ovila essayèrent tout pour lui passer cette habitude.

«Suce pas ton pouce, Rose. Tes dents vont être croches.

       É bon, ouce.

       Je sais que c’est bon, répondit Émilie patiemment, mais tu es pus un bébé astheure. Tu es encore la belle Rose à maman, mais le bébé c’est Marie-Ange. Pis Marie-Ange va apprendre à sucer son pouce si tu suces le tien.

       É bon, ouce!»

Émilie avait soupiré et décidé de ne plus faire allusion à la nouvelle habitude de Rose. Ovila commença à l’ignorer lui aussi. Rose n’en continua pas moins à sucer son pouce goulûment.

«Pendant vingt-sept mois, Rose a jamais sucé son pouce. C’est aujourd’hui qu’elle commence ça», dit Ovila un soir.

       Pis aujourd’hui, elle a recommencé à se salir.

       Non!

       Oui. Me voilà prise avec deux bébés aux couches.»

Ovila s’était emporté. Il dit à sa femme que Rose avait déjà mis beaucoup de temps à être propre et qu’il n’endurerait pas qu’elle les oblige à tout recommencer. Émilie lui demanda d’être patient. Rose était probablement jalouse du bébé.

«Ça arrive presque tout le temps. Ma mère m’a raconté que moi-même j’avais arrêté de manger toute seule quand mon frère est né.

       C’est pas une raison pour qu’on laisse Rose faire la même affaire.»

Ovila, au grand désespoir d’Émilie, avait entrepris de «dompter» Rose, la laissant assise pendant des heures sur le pot. Rose pleurait, gémissait et essayait de se lever. Ovila la rassoyait. Elle commença à s’éveiller la nuit et à réclamer de l’eau dès qu’Émilie se levait pour Marie-Ange.

«On va venir fous, Émilie. On a rien que deux enfants pis on en a plein les bras. Veux-tu me dire comment nos mères faisaient pour en avoir autant?»

Émilie soupirait et soulevait les épaules. Elle avait perdu beaucoup de poids et était de plus en plus cernée. Le bébé, heureusement, était facile, ne pleurant que s’il avait faim ou si sa couche était sale.

Marie-Ange avait trois mois quand Émilie et Ovila décidèrent qu’ils n’assisteraient pas à la messe de minuit. Ils se contentèrent d’aller au réveillon. Rose n’avait toujours pas cessé de se sucer le pouce, avait continué à salir sa culotte et, comme sa mère l’avait fait plusieurs années avant elle, avait cessé de manger seule. Émilie et Ovila tinrent bon pendant plusieurs jours, refusant de la nourrir. Rose jeûna. N’y tenant plus, Ovila avait cédé.

«Je sais pas ce qu’elle a, mais moi, aujourd’hui même, j’vas aller voir le docteur. Rose a deux ans et demi pis elle est pire qu’un bébé.»

Il avait emmitouflé sa fille et avait filé directement chez le médecin pendant qu’Émilie pleurait doucement. Elle ne reconnaissait plus Ovila. Impatient, irascible, nerveux. Trop de nuits blanches, pensa-t-elle. Trop de problèmes avec Rose. Félicité avait peut-être raison de dire qu’il s’occupait trop des enfants. Que ce n’était pas un travail d’homme. Émilie avait bercé Marie-Ange, essuyant ses larmes avant qu’elles n’humectent la petite.

Ovila revint deux heures plus tard, ce qui permit à Émilie d’avaler sa peine. Il entra doucement dans la maison, tenant une Rose endormie dans ses bras. Il alla la coucher dans son lit, enlevant son manteau avec de multiples précautions. Marie-Ange dormait à poings fermés. Émilie était affairée à laver les couches, les frottant énergiquement sur sa planche. Elle sourit à Ovila qui s’approcha d’elle et lui enserra la taille. Elle abandonna sa tête avant de se rendre compte qu’il tremblait. Elle se redressa rapidement et se tourna pour le regarder.

«Qu’est-ce qui t’arrive?»

Ovila lui prit le poignet et l’entraîna vers le salon. Là il la fit asseoir et vint s’installer directement devant elle.

«Ovila, arrête tes sparages. Tu as une tête d’enterrement. »

Ovila la regarda dans les yeux puis détourna son regard.

«Le docteur m’a demandé pendant combien de temps Rose avait pas respiré quand elle est née.» Il avait parlé d’une voix hésitante, presque éteinte.

«Pis, tu lui as dit que ça avait duré quelques minutes, c’est tout?

       C’est ce que j’ai dit.

       Pis?

       Le docteur a examiné Rose pendant pas mal de temps. Il trouve qu’elle parle pas beaucoup pour deux ans et demi. Il m’a même demandé si on lui parlait de temps en temps.

       J’espère que tu lui as dit qu’on lui parlait tout le temps.» Émilie était piquée. Le médecin avait-il l’impression qu’elle ne savait pas comment s’occuper d’un enfant?

«J’ai tout dit ça, Émilie, crains pas. Ensuite le docteur l’a fait marcher dans son bureau.

       Pis?

       Il trouve que Rose marche pas mal sur la pointe des pieds.

       Rose a toujours marché de même!

       Je le sais. Mais le docteur dit qu’à deux ans et demi, Rose devrait marcher sur le talon.

       Tu lui as pas dit que c’était parce qu’elle avait juste commencé à marcher à dix-huit mois?

       J’ai dit ça, Émilie.

       Pis après?

       Pis après ça, le docteur a posé des questions à Rose. Son nom, par exemple.

       Elle le dit son nom.

       Non, Émilie, elle le dit pas.

       Voyons, Ovila!» Émilie s’énervait de plus en plus. Elle avait l’impression de passer en jugement et de ne pas savoir exactement de quoi elle était coupable. Elle avait la certitude qu’Ovila l’accuserait bientôt de quelque méfait.

«Ose Ovo. C’est ça qu’elle dit. Ose Ovo. Nous autres on le sait que c’est Rose Pronovost qu’elle veut dire, mais c’est pas ça qu’elle dit. Emilie, le docteur pense que Rose va avoir des p’tits problèmes rapport qu’elle a pas eu d’air en naissant. »

Émilie blêmit. Elle respirait bruyamment. Elle s’humecta les lèvres à plusieurs reprises.

«Qu’est-ce qu’il connaît aux enfants, lui!» Elle criait maintenant. «Il a jamais vu Rose de sa vie parce que Rose a jamais été malade, pis il vient nous dire que Rose est pas correcte! Il se prend pour qui, lui? Le Bon Dieu? Rose pas correcte! Veux-tu me faire rire? Rose est juste un peu moins vite que d’autres.

       C’est ça, Émilie. Juste moins vite, ça veut dire plus lente. Rose est lente. »

Émilie l’avait toujours su. Elle se l’était bien caché et avait enseigné à Rose tout ce qu’elle avait pu. Maintenant, ses craintes étaient devenues réalité. Émilie serra les dents. Elle inspira profondément et tenta bien vainement de refouler ses larmes.

«Écoute-moi bien, Ovila Pronovost. Je jure sur la tête de Rose pis sur celle de Marie-Ange que ma fille va lire, écrire pis compter. Fie-toi à moi. Ça prendra le temps que ça prendra, mais Rose va être comme les autres. Rose va grandir en beauté pis un jour elle va se marier! As-tu compris ça, Ovila Pronovost?

       Choque-toi pas contre moi, Émilie.

       Je suis pas choquée!

       Cesse de crier d’abord. Ça me fait de la peine de te voir de même.»

Il était effondré. Il avait essayé d’épargner Émilie. Il savait qu’elle n’était responsable de rien. A la voir et à l’entendre, il aurait juré qu’elle venait d’être répudiée. Elle continua de tempêter contre le médecin jusqu’à ce que Rose arrive dans la cuisine en pleurant. En voyant sa fille, elle se hâta de la prendre dans ses bras et de la bercer. Rose, ravie, suçait son pouce allègrement et chantonnait pendant qu’Émilie lui faisait des milliers de promesses tacites.

«J’ai pas l’impression, Émilie, que c’est en la traitant comme un bébé que tu vas l’aider.

       Je t’ai rien demandé, Ovila Pronovost. Je t’ai surtout pas demandé de me faire des enfants. Pis à part ça, si tu veux le savoir, il y en a un autre en cours de route. »

Ovila était assis au Grand Nord à ruminer sa tristesse. Elle avait exagéré. Le blâmer d’avoir fait des enfants. Lui annoncer sur un ton rageur qu’elle était encore enceinte.

«Hé! le grand! Est-ce que quelqu’un est mort?

       Je sais pas.

       Qui c’est qui est mourant?

       Moi!

       Ha! ha! ha! Toujours farceur!

       Fais de l’air, Joachim Crête.

       Hé! les gars, regardez la tête de Pronovost. On dirait que sa femme l’a battu. Tu le savais, Pronovost, que de marier une maîtresse d’école, surtout comme la belle Émilie...»

Ovila se leva et d’un coup de poing envoya Joachim Crête voler sur la table voisine. Ivre, il se rapprocha de lui et lui donna un autre bon coup dans le ventre. Crête hurla. Deux hommes empoignèrent Ovila et le sortirent de l’hôtel.

«Va passer ta rage ailleurs, le grand. Crête t’a juste taquiné un peu. C’est pas des affaires qu’on aime voir dans la paroisse.»

Ils assirent Ovila sur la neige et revinrent pour lui lancer son manteau de fourrure et son chapeau. Ovila essaya de se relever mais en fut incapable. Il bavait sa rage, et la salive lui faisait des glaçons au menton. Il se frotta le poing et vit à travers les vapeurs de son ivresse que ses jointures étaient en sang. Il éclata de rire. Crête devait être beau à voir. Il parvint enfin à se relever et voulut rentrer dans l’hôtel. Il ne put faire qu’un pas au-delà de la porte. A nouveau on le dirigea vers la sortie mais il eut le temps de voir que Crête était encore sonné et qu’on lui appliquait de la glace sur la moitié du visage.

«Hé! Crête! J’vas leur dire que pour toi c’est mieux de te tremper la tête dans une chaudière pleine de pisse!»

Crête releva la tête, lança la glace sur le plancher et se dirigea vers Ovila qui venait de sortir. Il se tourna vers les hommes qui étaient attablés et qui riaient.

«Il y a pas un chat qui va m’empêcher de le battre dehors. On va régler ça au bout des poings.

       Fais attention. Ovila c’est un cogneur. Pis à soir il a pas l’air de bonne humeur pantoute.

       Cogneur pour cogneur, on va voir. »

Crête avait à peine franchi le seuil de la porte que les hommes gagèrent sur l’issue du combat.

«Le grand Pronovost va Yétamper raide.

       Pantoute! Il est bien trop saoul! Crête va l’avoir en criant bine. Pronovost haït assez Crête qu’il va dessaouler d’une claque.

       Je gagerais pas ma chemise là-dessus, moi.»

Ils s’installèrent à la fenêtre et virent Crête accrocher Ovila par l’épaule. Ovila qui essayait de monter dans sa carriole, bascula et tomba sur le dos. Crête se jeta sur lui et le laboura de coups de poings. Tout d’abord, Ovila ne résista pas. Puis, quand il entendit son nez craquer, il s’encoléra. Il fit tomber Crête et lui donna un coup de pied sur la tête. Crête se prit la tête à deux mains. Ovila lui donna un coup de pied dans les côtes et tomba à son tour, trop ivre pour se tenir en équilibre. Il injuria Crête qui ne répondit pas.

Les hommes sortirent précipitamment de l’hôtel et s’approchèrent de Crête.

«Vite, le docteur! Il a perdu sans connaissance!»

Ovila éclata de rire. Puis, au grand étonnement de tous, il se mit à sangloter comme un enfant.

«Est-ce que quelqu’un peut le moucher? Il morve pis il saigne en même temps.»

Les hommes s’éloignèrent d’Ovila et de Crête pour laisser passer le médecin. Celui-ci, furieux, se pencha d’abord sur Crête. Il lui souleva les paupières, hocha la tête, puis lui prit le pouls.

«Mettez-lui beaucoup de neige dans le cou. Faites-le marcher. »

Les hommes s’exécutaient pendant que le médecin portait son attention sur Ovila.

«Ta femme va pas être heureuse. Tu trouves pas qu’un malheur par jour c’est assez? »

Ovila ne réagit pas, mais d’entendre parler d’Émilie lui fit plus mal que le coup de poing de Crête.

«Conduisez-les tous les deux à mon dispensaire.»

Les clients de l’hôtel transportèrent les deux plus grands hommes du village et les confièrent au médecin. Celui-ci passa la nuit auprès de ses patients à panser Ovila et à garder Joachim éveillé. A l’aube, il les reconduisit à leur domicile respectif. Émilie lui ouvrit la porte rapidement. Le médecin comprit qu’elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit.

«Je vous attendais, docteur. Ils m’ont prévenue qu’Ovila était chez vous. Est-ce qu’il est bien magané?

       Le nez cassé, un œil pis les joues pas mal enflés. Ça va prendre une couple de semaines avant qu’il recommence à avoir l’air d’un homme. »

Émilie aida le médecin à entrer Ovila qui titubait encore d’alcool, mais surtout de fatigue et de faiblesse. Il fut conduit à sa chambre, dévêtu et couché. Le médecin quitta Émilie en lui disant qu’il repasserait pendant la journée et que d’ici là, elle devait lui couvrir la figure de glace. Émilie fit un signe d’assentiment. Elle revint au chevet d’Ovila, le regarda et l’écouta gémir avant de poser sa tête sur sa poitrine et de pleurer.

« A quoi que tu as pensé, Ovila?

       À toi. »

Émilie ne posa plus de questions. La réponse d’Ovila était claire. Elle savait qu’elle l’avait poussé à bout. Mais il aurait dû comprendre tout son chagrin. Comment avait- il cru qu’elle réagirait à la mauvaise nouvelle qu’il lui avait apportée? Puis, tout à coup, elle lui en voulut. Il l’avait abandonnée pendant toute la journée. Il n’avait pas dit un seul mot sur ce qu’il allait faire. Il lui revenait complètement ivre, le visage comme de la viande à pâté. Elle se leva et le regarda dédaigneusement.

«On dirait, Ovila, qu’à chaque fois que j’ai besoin de toi, tu es pas là. Tu te sauves. Ben là, c’est moi qui va faire comme si tu avais pas de problèmes. J’ai assez de deux bébés. J’ai pas envie de te torcher.»

Elle claqua la porte de la chambre. Ovila recommença à sangloter. Il entendit pleurer Marie-Ange que le claquement de porte avait éveillée. Il entendit ensuite Rose qui babillait comme elle le faisait à tous les matins. Il entendit la voix douce et maternelle d’Emilie puis s’endormit douloureusement.

 

30.

Emilie était épuisée. Rose avait encore grandi mais ne semblait pas vouloir apprendre quoi que ce fût. Marie-Ange, toujours aussi sage, faisait la fierté de ses parents et de ses grand-parents. Le ventre d’Emilie grossissait à vue d’œil. Ovila et elle n’avaient plus fait allusion aux «petits problèmes» de Rose, pas plus qu’ils n’avaient reparlé de leur querelle. Ovila avait expliqué à Emilie qu’il n’avait bu que pour noyer sa tristesse et son incapacité à la consoler. Emilie s’était excusée à plusieurs reprises de l’avoir si violemment accueilli après sa bagarre avec Crête. Ils s’étaient donc retrouvés tous les deux avec leur quotidien, Émilie dans le rang du Bourdais à laver, semer son potager, surveiller ses filles, regarder les enfants arriver à l’école et préparer les repas. Ovila, dans la rue Notre-Dame, au village, à creuser au pic et à la pelle, à travailler de longues heures pour installer la tuyauterie de l’aqueduc à venir. Tous les soirs, il rentrait fourbu et Émilie, après le souper, s’empressait de coucher les enfants et, à l’aide d’une pommade qu’elle avait fait venir de Montréal, massait les muscles d’Ovila, endoloris par le labeur et brûlés par la chaleur.

«C’est pas possible, Émilie. Je suis plus fatigué après une journée à travailler pour l’aqueduc qu’après toute une semaine dans les chantiers. Essaie pas, Ovila... Je sais que tu travailles dur, mais je sais surtout que c’est rassurant d’avoir quelque chose qui va durer un bout de temps. Je pense que tu as oublié combien c’était difficile dans les chantiers.

       Peut-être», disait Ovila en fermant les yeux pour bien sentir les mains de sa femme. «Pis dans les chantiers, personne me frottait le dos comme tu fais.»

La fin mai approchait quand Emilie reçut une lettre de sa mère la priant d’aller à Saint-Stanislas pour fêter le retour de son oncle Amédée Bordeleau, qui était rentré des Etats-Unis après y avoir vécu pendant treize ans. Elle en parla avec Ovila qui lui recommanda d’assister à la fête. Eva pourrait s’occuper des enfants. Émilie prépara donc tous ses effets, mais le matin de son départ, Rose se leva avec la petite vérole.

Émilie confia Marie-Ange à ses grands-parents afin de s’assurer qu’elle n’attrapperait pas le mal de sa sœur. Elle défit ses valises et s’arma de patience dès qu’elle eut écrit une courte lettre à sa mère, la priant d’excuser son absence. Elle lui promettait de se rendre à Saint-Stanislas dès qu’elle le pourrait.

Rose, empoisonnée par la maladie, recrachait son venin à doses si fortes qu’Émilie se demanda si elle aurait la patience d’attendre la disparition du dernier bouton. Pendant trois jours, elle s’affaira au chevet de sa fille à lui chanter des berceuses, à la couvrir de linges humides et frais, à l’empêcher de se gratter, à enduire chacune des pustules d’un onguent que le médecin lui avait fait préparer. Elle interdit à Éva et à Ovila d’entrer dans la maison. Ovila lui dit qu’elle était ridicule. Qu’il avait déjà eu la petite vérole et qu elle savait que cela ne pouvait attaquer deux fois. Émilie s’entêta à l’empêcher d’entrer. Si lui ne pouvait être atteint, il pouvait transporter la maladie au village.

Ses précautions furent vaines. Une vraie épidémie s’attaqua au village et aux rangs, frappant une maison sur deux. Le médecin passa voir Émilie à deux reprises, la rassurant sur le sort de sa fille tout en lui confiant qu’il n’avait jamais vu autant d’enfants alités. Il avait ajouté que cette petite vérole lui semblait assez sérieuse.

«Encore quelques boutons de plus que j'aurais pensé que ça pouvait être la variole. Mais on est chanceux.»

Rose réussit enfin à effacer ses boutons au grand soulagement d’Émilie, qui put prendre du repos et ouvrir sa porte à Ovila et à une Marie-Ange qui rouspétait d’avoir été éloignée de sa mère pendant trop de temps à son goût.

Emilie reprit son train-train quotidien, toujours plus lourde, toujours plus assommée par l’adhérence de la chaleur. Elle accueillit Henri Douville comme à chaque année, mais cette fois il vint seul. Antoinette, enceinte elle aussi, avait préféré rester à la maison. Henri, que les cernes d’Émilie inquiétèrent, refusa de dormir sous leur toit et s’empressa de poursuivre sa route vers Sainte-Thècle. Ovila essayait d’entrer le plus tôt possible pour prendre la relève de sa femme. Rose balbutiait encore sa mauvaise humeur qui, au grand désespoir d’Émilie, commençait à déteindre sur Marie-Ange. Ils avaient fêté les trois ans de leur aînée et s’étaient tristement avoué qu’elle n’était pas tellement plus délurée que Marie-Ange qui n’avait pas encore un an.

À la fin juillet, Émilie fut forcée de demander de l’aide à Éva. Le médecin lui avait fortement suggéré d’essayer de passer la majeure partie de ses journées au lit. Émilie avait pleuré de désespoir et de fatigue. Cette troisième grossesse lui pesait lourd. Ovila tentait bien de l’encourager et de la rassurer, mais il ne pouvait cacher ses propres craintes. Il lui trouvait le même air que celui qu’elle avait montré tout le temps de sa première grossesse. Il craignait un autre accouchement difficile. Il regrettait ce temps, si lointain déjà, où il gageait sur le nombre d’enfants qu’ils auraient. Emilie n’avait même plus la force de lui sourire pour lui montrer que tout allait bien. Elle était couchée toute la journée et entendait Eva qui s’entêtait à être une tante parfaite avec deux nièces maintenant insupportables, toutes égarées qu’elles étaient de n’avoir accès aux bras de leur mère qu’à de rares moments.

Marie-Ange donna quand même à sa mère le plus beau cadeau pour souligner son premier anniversaire. A l’aube, elle marcha jusqu’à sa chambre. Seule. Emilie éclata de rire quand elle vit apparaître sa petite frimousse dans la porte entrebâillée. Ovila, que les éclats éveillèrent, ouvrit les bras et Marie-Ange s’y précipita en titubant, un sourire accroché aux lèvres et des excréments aux cuisses.

«C’est qu’elle est puante notre p’tite marcheuse!»

Emilie se leva pesamment et prit Marie-Ange par la main pour s’assurer qu’elle la suivrait et qu’elle n’irait pas salir quelque chose sur son passage. Elle se dirigeait vers la pompe à eau quand elle vit Rose, bien affairée à barbouiller le mur de ses propres excréments.

«Rose!»

La petite ne se tourna même pas et continua son travail malodorant.

«Ovila, viens ici tout de suite.»

Ovila entendit l’urgence dans la voix de sa femme et enfila son pantalon à la hâte. Il demeura bouche bée devant le travail de Rose. Il sentit la colère l’envahir.

«J’en ai assez de ses gâteries. C’est à matin que j’vas commencer à m’en mêler pour vrai. »

Il agrippa sa fille par les deux bras, lui mit le nez dans les excréments, lui donna une fessée puis, ne sachant plus trop que faire, il empoigna un linge qu’il mouilla et ordonna à Rose de laver tout ce qu’elle avait sali, Rose sourit, heureuse d’avoir quelque chose à faire. Ovila en prit ombrage et changea d’idée. Il la reprit par le bras et la conduisit à sa chambre. Rose commença à gémir, regardant sa mère, le regard lourd de reproches, puis sa sœur qui gargouillait de plaisir devant l’activité matinale.

«Non! dodo. Rose pas dodo!»

Ovila l’obligea à s’étendre et lui ordonna de ne pas se lever. Rose donna des coups de pieds. Ovila l’immobilisa et lui répéta que cela irait mal si elle désobéissait.

«Pas dodo, papa! Rose dehors!»

Ovila la recoucha fermement et Rose cessa ses cris. Elle suça son pouce tout en grattant sa couverture de l’autre main. Ovila revint dans la cuisine. Emilie le regardait. Il se demandait comment elle réagirait. Depuis que le médecin leur avait parlé des problèmes de Rose, il avait essayé de laisser Emilie faire comme elle l’entendait. Mais Émilie avait manqué de souffle, son air coupé par la grossesse. Ovila chercha dans ses yeux quelque marque de colère, ou un reproche. Il ne vit rien. C’est plutôt de l’amusement qu’il crut deviner.

«Pourquoi est-ce que tu ris? Me semble que des matins comme ça, ç’est pas drôle.

       C’est toi qui le dis. Moi, je trouve que c’est pas mal drôle de te voir perdre patience de même. Pis...» Elle referma l’épingle de sûreté qu’elle venait de piquer dans la couche de Marie-Ange et prit celle qu’elle tenait entre ses lèvres avant de continuer.«...je suis contente que tu te sois choqué. Au moins toi, tu te contrôles encore un peu. Si moi je m’étais choquée, Rose aurait eu des bleus sur les fesses.

       Je sais que c’est pas facile pour toi, Émilie», dit-il en l’enlaçant après qu’elle eut reposé Marie-Ange par terre. «Rose voudrait encore être un bébé, Marie-Ange commence à faire comme elle, pis toi que le docteur laisse au lit toute la journée...

       Arrête de parler pis fais-moi un bon thé.»

Ovila lui caressa la nuque, puis le dos, puis les reins. Il les lui tint solidement d’une main pendant que de l’autre, il lui frottait le ventre. Emilie ronronna.

«C’est donc difficile les derniers mois...pis pas rien que parce que c’est pesant à porter. »

Ovila avait bien compris ce qu’elle tentait de lui dire et pressa le ventre un peu plus fortement. Lui aussi manquait la chaleur de leurs nuits. Il savait qu’il devrait se satisfaire de humer Emilie pour quelques mois encore. Jamais il ne se lasserait de son odeur.

«Je m’excuse, Emilie.

       Pourquoi?

       Ben, me semble que ça aurait été mieux si tu avais pas été enceinte tout de suite pis qu’on avait eu le temps de prendre une p’tite vacance toi pis moi.

       Tu sais que des vacances, faut pus y penser maintenant que la famille est vraiment commencée. Pis tu les as pas faits tout seul les bébés, Ovila Pronovost... Bon, tu me le fais le thé avant de partir pour le p’tit Canada? J’aimerais ça qu’on mange en tête-à-tête comme des amoureux avant que ta sœur arrive.»

Ovila fit du thé et des rôties pendant qu’Emilie s’amusait avec Marie-Ange sur ses genoux. Rose s’était rendormie ce qui leur donna quelques minutes de répit. Ovila servit sa femme comme un garçon de table, un torchon à vaisselle bien plié sur le bras, le geste éloquent et un sourire figé aux lèvres. Emilie éclata de rire, imitée par Marie-Ange. «Tu es quasiment aussi bon que les garçons du Windsor.

       J’ai de l’avenir comme serveur tu penses?

       Non, tu es un peu trop grand.

       Ça a rien à voir...

       Je le sais.»

Le mois d’octobre fut accueilli par une Emilie boursouflée mais heureuse. Ovila avait terminé son engagement avec la municipalité pour la construction de l’aqueduc et il restait à la maison pour aider Eva qui commençait à peiner dans son rôle de mère. Rose avait cessé d’exercer ses talents de peintre sur les murs et Marie-Ange trottait avec assurance. Émilie écrivit à sa mère, lui disant déjà qu’elle ne croyait pas se rendre à Saint-Stanislas pour les F êtes, ce qui fit répondre à Célina qu’elle s’inquiétait à son sujet. Émilie la rassura sur son état de santé. Elle ajouta que sous peu, elle serait probablement en mesure de lui annoncer qu’elle avait enfin un petit-fils.

Le petit-fils naquit le huit octobre et fut baptisé... Louisa! Ovila se réjouit, malgré tout, de l’arrivée d’une troisième fille. Émilie, elle, en fut quelque peu mortifiée. Il lui faudrait se hâter de donner un fils à son mari. Elle le ruinerait par tant de coffres de cèdre!

Louisa était insomniaque, pleureuse et agitée. Émilie passa de longues nuits dans la cuisine à la bercer pour permettre à Ovila de prendre un peu de sommeil. Ce fut en vain. Ovila était de plus en plus fatigué. Émilie considérait que sa fatigue à elle était normale, mais qu’un homme avait droit au sommeil. Aussi, est-ce le plus sérieusement du monde qu’elle lui demanda s’il n’avait pas envie d’aller au lac Pierre-Paul ou ailleurs jusqu’aux Fêtes.

«Es-tu folle? Penses-tu que j’vas te laisser ici avec trois p’tits aux couches?

       Il me semble justement que la maison est tellement pleine de bébés que ça te ferait du bien de te retrouver rien qu’avec des hommes.

       Pas question! Je veux pas être avec des hommes. Je veux être avec toi. Les chantiers, Emilie, c’est fini.

       Penses-y. J’ai l’impression que ça serait une bonne affaire. Pis quand tu vas revenir aux Fêtes, ça va déjà être pas mal mieux. Louisa va avoir deux mois et demi, Rose trois ans et demi, pis Marie-Ange quinze mois. Ça va être pas mal plus facile.»

Ovila s’était entêté à ne pas partir mais Émilie l’y obligea presque. Elle ne savait pas ce qui l’avait poussée à agir ainsi. Peu de temps avant, elle aurait fait la tête s’il avait parlé de s’absenter. Mais les choses étaient différentes. Elle voulait se refaire une taille et une beauté et pour ce, elle voulait prendre le temps de se reposer. Dormir sur ses deux oreilles, sans craindre qu’un enfant n’éveille Ovila. Être seule pour quelque temps. Consacrer toutes ses journées à ses enfants sans avoir le sentiment de négliger son homme. Il y avait bien assez de la nature qui la forçait à le faire la nuit. Elle avait mal de penser à son absence, mais tout à coup, elle avait envie de l’attendre. Elle avait envie de longues soirées soupirées en regardant par la fenêtre. Elle avait surtout envie de le retrouver dans deux mois, de l’accueillir et de pouvoir lui ouvrir les bras.

Ovila avait accepté à regret de s’éloigner. Il avait le sentiment aigu qu’elle le repoussait sans qu’il en connaisse les raisons. Dès qu’il fut dans le bois il comprit, à son grand étonnement, qu’il respirait mieux. Il soupira en pensant à Émilie, se disant qu’elle le devinait tellement facilement. Il passa ses journées à bûcher son attente, partagé entre son bien-être et son besoin d’Émilie.

Comme Ovila le lui avait prédit, l’hiver commença sans pitié. Emilie regardait la neige qui leur tombait sur la tête comme le sucre en poudre sur les beignes qu’elle avait cuisinés pour le réveillon. Plus que deux semaines et Ovila serait de retour. Elle avait souventes fois regretté son initiative, mais son miroir lui disait qu’elle avait eu raison. Elle reconnaissait maintenant celle qui avait séduit Ovila. Elle s’était fait une nouvelle robe fermée par un lacet qu’elle pourrait serrer davantage si elle perdait encore du poids. Félicité et Éva lui offrirent de garder les enfants pour quelques jours. Elle refusa, alléguant que les petites seraient maussades de ne pas reconnaître leur décor familier.

«Si c’est rien que ça ton problème, Éva pis moi on va les garder ici même. Ovila a dit qu’il serait arrivé pour ta fête. Ça veut dire que le réveillon va être pas mal prêt déjà. Pourquoi que vous iriez pas au lac à la Perchaude pour deux jours?»

Émilie refusa avec véhémence. Leur laisser tout le travail? Jamais. Cela n’avait aucun sens. Mais la pensée de se retrouver seule avec Ovila, la pensée de dormir le matin, bien au chaud sous son aisselle, la pensée de ne pas entendre pleurer d’enfant, la pensée de regarder passer le temps au lieu d’être obligée de le chevaucher, la séduisaient. Elle accepta l’offre de sa belle-mère. Félicité se contenta de sourire et de lui rappeler que la jeunesse ne passait qu’une fois.

«Jeunesse? Vous voulez rire, madame Pronovost. J’vas avoir vingt-sept ans. Je suis pus une jeunesse.

       Toi, peut-être pas, Émilie, mais oublie pas qu’Ovila, lui, est plus jeune», ironisa Félicité.

Émilie se regarda dans le miroir encore plus désespérément. Elle avait plus de cheveux blancs, mais Ovila aussi en avait maintenant quelques-uns, parsemés dans son épaisse chevelure. Mais elle n’avait pas de rides. Pas une seule ride.

Ovila arriva six jours avant Noël. Émilie avait eu un pressentiment et, le matin du dix-neuf, elle avait mis beaucoup de soin à se coiffer, avait enfilé une robe qu’elle n’avait pu porter depuis deux ans et avait astiqué la maison sans relâche. Elle avait même réussi à libérer la corde à linge de toutes les couches qui y étaient suspendues. Heureusement, Rose était redevenue propre et sage. Elle donnait même le biberon à Louisa, que les coliques avaient presque abandonnée, lui permettant de dormir ses nuits.

L’instinct d’Émilie ne l’avait pas trompée. Ovila arriva au début de l’après-midi. Émilie, Rose et Marie-Ange se précipitèrent à son cou. Il ne put empêcher l’émotion de le gagner. La maison lui semblait maintenant accueillante, remplie de bonne humeur. Éva ne permit pas à son frère d’enlever son manteau. A peine eut-il déposé ses filles par terre qu’elle lui remplit les bras de provisions, lui ordonnant d’aller atteler une carriole.

«Si c’est pour les porter chez le père, je peux marcher. Pis il y a pas de presse. C’est quoi ces manies de me mettre à la porte quand je viens juste d’arriver?»

Éva se contenta de le pousser dehors. Dès qu’il eut franchi le seuil de la porte, Émilie enfila son manteau et prit la valise qui attendait sous le lit depuis deux jours. Elle embrassa ses enfants et sa belle-sœur et sortit rejoindre Ovila. Il sursauta quand elle lui donna une légère tape dans le dos. Il ne l’avait pas entendue venir, tout occupé à fixer le mors de la bête.

«Veux-tu me dire...»

Elle ne le laissa pas terminer sa phrase, utilisant ses lèvres pour le bâillonner. Quand ils reprirent leur souffle, elle lui indiqua leur destination.

«Les enfants?

       Bien gardés par ta mère pis ta sœur.

       Le réveillon?

       Bien prêt. Des femmes pas d’hommes, ça a les mains dans la pâte du matin jusqu’au soir.

       Mes affaires?

       Dans la valise que tu vas te dépêcher de monter dans la carriole avant que je me fâche.»

Et ils étaient partis en riant. Ovila n’avait pris qu’une minute pour embrasser ses filles pendant qu’Emilie avait tenu l’attelage. A son retour, il y avait déposé un énorme paquet mal ficelé.

«Tu es une drôle de mère toi, ma belle brume.

       Pantoute. Je serais pas une mère si j’avais pas été une femme. »

Les jeunes frères d’Ovila étaient allés au lac chauffer le poêle. A leur arrivée, Ovila et Emilie enlevèrent leurs manteaux, puis Ovila s’attaqua immédiatement à la robe d’Émilie.

«Tu as bien maigri! As-tu mangé au moins?

       Pas une miette. C’est bien connu. Quand une femme est en manque de son homme, ça lui coupe l’appétit.

       Tu m’as pas fait partir parce que tu voulais avoir l’appétit coupé?

       Non, je t’ai fait partir parce que je voulais m’ennuyer. Parce que je savais qu’il y a rien de mieux que l’ennui pour ...»

Elle ne termina pas sa phrase, Ovila grognant déjà du plaisir de la retrouver plus belle qu’elle ne l’avait été depuis la naissance de Marie-Ange. Ils ne prirent pas la peine de souper et s’endormirent, bien au chaud, après qu’Ovila l’eut forcée de fermer les yeux et d’ouvrir le paquet mal ficelé qu’il avait apporté.

«Etant donné les circonstances, tu vas avoir ton cadeau de fête tout de suite.»

Le paquet contenait deux paires de raquettes. Émilie le remercia chaudement et lui promit qu’ils les étrenne- raient le lendemain, immédiatement après avoir mangé.

La promesse fut tenue. Elle et Ovila passèrent plusieurs heures à marcher dans le sous-bois. Émilie avait rapidement compris le principe de la marche en raquettes et s’amusait du fait qu’elle avait l’impression d’être suspendue au-dessus de la neige.

La magie de l’isolement avait agi et ni Émilie, ni Ovila ne pensèrent aux trois petites qu’ils avaient laissées derrière. Ovila était tout à Émilie qui le lui rendait bien. Ils passèrent plus de deux jours dans un temps hors du temps. Un intermède entre des journées tellement pleines de quotidien qu’ils avaient peine à s’y retrouver. Ils étaient rentrés le lendemain de l’anniversaire d’Émilie et Éva les avait grondés parce qu’ils n’avaient pas profité plus longtemps de leur petite escapade.

Émilie et Ovila s’étaient finalement rendu compte que leurs petites leur manquaient et ils étaient rentrés à la hâte. Émilie s’inquiétait des conséquences de son absence sur Rose. Ovila avait hâte de mieux connaître Louisa.

Rose, heureusement, avait continué dans la bonne voie et ses parents osaient croire que le médecin s’était peut- être trompé ou, à tout le moins, avait exagéré les conséquences du manque d’air. Marie-Ange commençait à s’affirmer et Louisa était resplendissante. Les Fêtes lurent parfaitement réussies et Émilie se demanda si elle n’aurait pas pu aller à Saint-Stanislas. Ovila lui fît remarquer qu’elle aurait eu un long trajet à faire avec deux bébés et une Rose agitée. Émilie concéda qu’il avait raison.

«L’année prochaine, Emilie, on devrait pouvoir y aller.

       Si on n’a pas un autre p’tit d’ici là.

       Crains pas. La nature nous a bien gâtés depuis deux ans. Elle va nous laisser tranquilles un peu.»

La nature n’avait pas entendu les propos d’Ovila et Émilie lui annonça au mois de février qu’elle allait être mère, encore une fois. Heureusement, elle l’avait annoncé en riant. Ovila s’était senti terriblement coupable.

«Je comprends pas, Émilie. On passe un temps de fou à attendre notre deuxième pis après ça, on dirait qu’on en fait un par année.

       Faut croire que la nature a décidé de me donner tous les enfants qu’il me faut avant mes trente ans.»

Ovila, au grand bonheur d’Émilie, s’était trouvé du travail à la nouvelle manufacture de portes et châssis de William Dessureault. Il n’était pas retourné au chantier. Émilie, sereine dans sa nouvelle grossesse, n’avait plus ressenti le besoin de l’éloigner. Ovila, par contre, trouvait les journées et les soirées un peu longues. Aussi prit-il l’habitude, après ses heures de travail, de faire un arrêt à l’hôtel, question de parler un peu avec les hommes avant d’entrer. Émilie ne lui avait fait aucun reproche, sauf en de rares occasions où, visiblement, il avait parlé trop longtemps.

«Ça me dérange pas que tu arrêtes à l’hôtel une fois de temps en temps, mais quand tu arrives, j’aimerais ça que tu sois ici.

       Comment ça? Quand j’arrive, je suis ici.

       Des fois oui, des fois non, Ovila. Des fois tu es bien assis dans ta chaise, mais tu as pas l’esprit bien bien alerte. »

Ovila avait grimacé et, le reste de l’hiver, il avait essayé de limiter ses conversations à la durée d’un verre.

Le printemps arriva sans crier gare à la fin de mars. Au début d’avril, la neige avait fondu comme par enchantement, laissant rapidement paraître l’herbe fanée d’avoir supporté la lourde blancheur pendant de longs mois. Emilie ne semblait pas épaissir autant qu’à sa dernière grossesse. Sa santé était excellente et Ovila s’en réjouissait d’autant plus qu’Emilie n’avait pas perdu sa bonne humeur. Les trois filles étaient en grande forme et Louisa, qui allait avoir six mois le lendemain, avait déjà percé quatre dents.

Ovila était rentré à l’hôtel pour fêter l’arrivée du printemps. Il savait qu’Emilie lui avait demandé d’arriver tôt, car elle devait aller chez le médecin avec Rose et Louisa. Elle avait décidé, voyant les progrès de Rose, de confronter ce dernier. Ovila, lui, croyait qu’elle cherchait à se rassurer. Emilie consacrait une heure par jour à Rose. La petite ardoise que Charlotte leur avait donnée en cadeau de noce servait à apprendre les chiffres et les lettres. Ovila avait dit à Emilie qu’il trouvait Rose un peu jeune pour toutes ces choses, mais Emilie n’avait pas démordu. Elle soutenait que si Rose pouvait savoir ses lettres et ses chiffres avant d’aller à l’école, elle pourrait réussir une première année sans trop de problèmes. Ovila avait soulevé les épaules et n’était plus intervenu. Quand à Louisa, elle voulait la montrer au médecin pour qu’il lui dise qu’elle était en grande forme, malgré quelques problèmes de digestion.

Ovila commanda un deuxième verre après avoir regardé l’heure. Il avait encore le temps. Il pensait à son bonheur en écoutant les autres hommes se plaindre de leurs femmes. L’une d’elles ne voulait jamais dormir si elle n’avait pas pris le temps de réciter un rosaire. Son mari riait en disant que depuis qu’elle avait pris cette habitude, ils n’avaient plus eu d’enfants étant donné que lui s’endormait toujours avant la fin des quinze dizaines.

«Je peux quand même pas l’empêcher de faire ses dévotions.

       Tu peux lui rappeler son devoir, par exemple.

       Tu veux rire, toi! Ma femme a pas trente ans pis on a huit jeunes. Son devoir est fait.»

L’autre racontait que la sienne passait son temps à lui reprocher d’avoir la barbe trop forte. Il ne pouvait plus l’approcher que fraîchement rasé, ce qui n’arrivait que le dimanche matin.

«Est-ce qu’il y en a un ici qui peut prendre le temps de servir sa femme avant la messe? Moi, j’ai jamais réussi. »

Ovila les écoutait parler sans intervenir. Il ne les comprenait pas d’étaler aussi ouvertement leur vie conjugale. Il commanda un troisième verre, curieux d’entendre tout ce qu’ils raconteraient. Emilie rirait certainement aux éclats quand il lui répéterait leurs propos.

«La mienne, elle a une nouvelle manie. Astheure, c’est une fois par mois que je peux l’approcher. Pis pas n’importe quand, non messieurs, seulement quand elle commence ses mauvais jours. Avez-vous déjà fait ça pendant les mauvais jours? Elle, elle a pour son dire que c’est mieux pour pas avoir d’enfants. Moi je pense que c’est juste mieux pour me tenir de mon bord du lit,»

Ovila ricanait. Il remerciait tous les saints de la terre de lui avoir donné une femme comme Emilie. Elle n’avait jamais fait d’histoires à ce sujet. Même que...

«C’est rien ça. La mienne est allée voir un docteur de Trois-Rivières pour qu’il lui donne un papier de dispense! Pis savez-vous quoi? Elle l’a eu son maudit papier! Astheure, chaque fois que j’essaie de lui faire des p’tits mamours, le papier sort d’en dessous de son oreiller! Ça vous coupe l’inspiration ça monsieur... »

Ovila s’amusait de plus en plus. Il commença même à se mêler à la conversation, posant une question ou se permettant un commentaire de temps à autre.

«C’est fou pareil. Le Créateur a rendu la chose plaisante pour être sûr qu’on se multiplierait. Moi, je pense qu’il avait oublié de le dire à Ève.

       Qu’ossé que tu vois de plaisant là-dedans, toi?

       Comment? Tu trouves pas ça plaisant, toi?

       Pantoute! Je trouve même ça...euh...pas mal écœurant. Forniquer, moi, c’est pas mon fort.

       Es-tu malade, toi? Hé! les gars, il aime pas ça lui!

       Ça serait-tu parce que tu es pas capable de la lever?

       Hé, toi...je l’ai levée assez souvent pour avoir trois enfants.

       Veux-tu nous faire accroire que tu l’as levée rien que trois fois pour ça?

       C’est en plein ça. Je commence à penser que vous autres vous la levez pour autre chose que le devoir. Moi, je l’ai levée le soir des noces, pis deux autres fois. Ma femme a pas l’air de se plaindre d’avoir un mari à sa place. J’ai pas vos problèmes, moi. Ma femme a pas eu besoin de dispense, moi. Ma femme récite pas des rosaires à tous les soirs, moi. Quand je la sers, ma femme dit pas non, moi.

       Tu l’as servie rien que trois fois?

       Trois fois, juré sur sa tête.

       Pis vous avez eu trois jeunes?

       Oui, monsieur. Pis trois gars à part de ça. »

Ovila fronça les sourcils. Est-ce qu’il venait d’apprendre la raison pour laquelle il n’avait eu que des filles?

«Qu’ossé que tu dis de ça, toi le grand? À l’entendre, on dirait que les gars c’est les enfants du devoir pis que les filles c’est les enfants du plaisir. Si ma mémoire est bonne, tu as trois filles, toi?»

Ovila avala tranquillement les dernières gorgées de son verre et fit signe au garçon de remplir. Il s’essuya la bouche du revers de sa manche et sourit à son interlocuteur.

«Je crois pas à ça.

       Tu veux dire que tu fais ça par devoir? Fais-moi rire! Tu as pas une tête à ça, pis ta femme non plus. Vous avez encore pris des p’tites vacances au lac?

       Pis? Ça dérange-tu quelqu’un ici?

       C’est pas ça qu’on dit...mais ta femme est encore pleine.

       C’est pas de vos ciboire d’affaires ça.

       Ben, on va voir. Si tu as un gars, on pourra croire que tu as fait ça par devoir. Mais si tu as une autre fille, on va commencer à croire ce que l’autre a dit.

       Vous croirez ce que vous voudrez. Moi j’ai pour mon dire que c’est quasiment scandaleux de vous entendre dénigrer vos femmes de même. Vous avez des bonnes femmes. Vous avez des enfants en santé. Je vois pas pourquoi vous trouvez encore le moyen de chiâler.

       Écoute, le grand, si tu aimes pas ça des conversations d’hommes, tu as juste à rentrer chez vous pis à écouter la belle Émilie parler des couches pis de la température. Nous autres on aime ça jaser. Si tu aimes pas ça, tu as rien qu’à te taire. »

«C’est justement ça que je pensais. Bonsoir la compagnie!»

Ovila monta dans sa calèche et essaya de lire l’heure. Neuf heures! Il regarda encore une fois, certain de s’être trompé. Ce fut pire. Il lut minuit. La trotteuse qui l’avait induit en erreur avait maintenant rejoint les deux autres aiguilles. Il grimaça. Émilie ne l’accueillerait certainement pas avec le sourire. Il pressa sa bête et arriva chez lui. Émilie était assise dans la cuisine, bien endormie dans sa berceuse, tenant encore son accordéon d’une main. Ovila se rendit compte qu’il titubait légèrement. Il essaya de contrôler sa démarche. Il s’approcha d’Émilie et lui frotta un épaule.

«Hé...ma belle brume. Tu serais mieux dans le lit.»

Émilie ouvrit les yeux, sourit à Ovila puis, se rappelant qu’il l’avait empêchée d’aller chez le médecin, se rembrunit. Elle détourna les yeux. Ovila lui enleva l’accordéon des mains et fit mine d’essayer de la soulever. Elle sauta sur ses pieds.

«Touche-moi pas! Tu m’as fait poireauter comme une dinde. As-tu oublié que j’avais rendez-vous chez le docteur avec Rose pis Louisa?

       Oui, j’ai oublié. Excuse-moi, mais les hommes parlaient d’affaires tellement drôles que j’ai voulu tout entendre pour pouvoir te les répéter.

       Ça m’intéresse pas leurs maudites affaires. Ce qui m’intéresse, moi, c’est de voir mon mari avec tous ses esprits, pis de voir le docteur avec mes filles quand j’ai décidé qu’il fallait que je voie le docteur avec mes filles.»

Elle n’ajouta plus un mot et se dirigea vers sa chambre à coucher. D’un regard, elle demanda à Ovila de jeter un coup d’œil aux filles. Il acquiesça, mais décida de lui laisser le temps de s’endormir avant de la rejoindre. Il était tellement mal à l’aise de l’avoir ainsi chagrinée qu’il n’avait pas le courage d’entendre plus de reproches. Il alluma sa pipe et se berça lentement. Il irait voir les filles avant de se mettre au lit.

Il s’éveilla à trois heures du matin. La pipe était par terre et le tabac avait brûlé le plancher. Heureusement qu’il n’y avait pas de tapis à cet endroit, pensa-t-il. Il s’étira et rota. Il ouvrit la porte de la chambre puis se rappela qu’il n’avait pas vérifié le sommeil de ses filles. Laissant la lampe dans la cuisine, il se dirigea vers la chambre de Rose. Elle dormait paisiblement. Il l’embrassa tout en soupirant. Que deviendrait sa Rose? Il se dirigea ensuite à tâtons vers l’autre chambre. Marie-Ange dormait sur le dos, les bras en croix et les jambes écartées. Il sourit. Il s’approcha du berceau de Louisa. Comme toujours, elle était recroquevillée sur elle-même, la tête légèrement sur le côté, encadrée de ses deux bras et de ses petits poings fermés.

Ovila sortit de la chambre et referma la porte doucement. Il sourit à sa paternité puis grimaça en pensant à Emilie. Il lui faudrait s’excuser dès qu’elle ouvrirait les yeux. Il revint dans la cuisine, troublé par quelque chose qu’il ne réussissait pas à identifier. Il commença à déboutonner sa chemise. La cuisine était bercée par le silence que seul le tic-tac de l’horloge venait troubler. C’est le cœur de notre maison, pensa Ovila. Le cœur de notre maison remplie d’Emilie et de moi-même. Il s’assit à nouveau dans la berceuse et écouta. Il cherchait un son mais il aurait été bien incapable d’identifier le son qu’il cherchait. Il se sourit encore une fois, reconnaissant en son attitude quelque chose de semblable à ce qu’il faisait quand il chassait. Il écoutait, toujours, l’oreille tendue. Sans comprendre, il se rendit compte que sa gorge s’était nouée. Qu’est-ce qu’il y avait qui pouvait tant le troubler? Le chagrin d’Émilie? Ses yeux lourds de reproches? Non, elle n’avait pas eu les yeux si réprobateurs ce soir. Oui, un peu, mais pas assez pour qu’il ressente ce malaise étrange. Il ferma les yeux et essaya de revivre chacun de ses mouvements, chacune des phrases d’Émilie depuis son retour. Le rythme de son cœur accéléra. Il revit Émilie le quitter pour aller dormir. Puis il revit la tache noire qu’avait imprimée le tabac brûlant sur le plancher. Il revit Rose, puis Marie-Ange. Il pensa à Louisa. Louisa. Son cœur accéléra encore. Louisa. Toute recroquevillée comme d’habitude. Louisa... Il bondit sur ses pieds, empoigna la lampe et courut dans la chambre du bébé. Marie-Ange, que la lumière avait indisposée, se retourna en grognant un peu. Ovila s’approcha du berceau, sur la pointe des pieds. Il leva la lampe au-dessus de la tête de Louisa.

«Émilie! Émilie! Oh! non... Émilie!»

Marie-Ange, éveillée en sursaut, regardait son père en lui retournant ses hurlements. Rose s’était levée et s’approchait de la porte. Emilie accourait, le visage terrorisé par le cri de douleur qui venait de la tirer du sommeil dont elle avait réussi à se débarrasser en une fraction de seconde. Elle ne vit pas le trajet entre sa chambre et celle de ses deux plus jeunes. Elle repoussa Rose qui lui obstruait le chemin et pénétra dans la chambre.

Émilie figea devant l’ombre que la lampe projetait au mur. Ovila avait une poupée dans les mains, une poupée désarticulée dont la tête tombait à l’arrière et un bras ballottait au rythme qu’il lui imposait par son bercement. Puis les yeux d’Émilie quittèrent l’ombre et descendirent lentement vers Ovila. Il était prostré, la lampe posée par terre à côté de lui, Louisa dans les bras. Rose tira sur la robe de nuit de sa mère. Pour toute réponse, elle reçut une taloche. Elle s’éloigna en pleurant et se réfugia près de Marie-Ange qui n’avait pas encore cessé ses hurlements, Elle lui donna une tape, comme venait de le faire sa mère, et Marie-Ange se tut, saisie.

Émilie approcha lentement d’Ovila. Elle marcha pendant ce qui lui sembla être des heures, des jours et des nuits. Puis elle fut à côté de lui. Elle se pencha lentement, regarda son visage inondé de larmes, puis accrocha son regard au teint de Louisa. Émilie étouffait. Saisie d’une folie soudaine, elle donna un violent coup de poing à Ovila et lui arracha Louisa des bras. Elle la secoua énergiquement, la prit par les jambes en lui laissant tomber la tête tout près du plancher, la remit à l’endroit, lui tapocha le dos de plus en plus fort. Maintenant elle criait.

«Réveille, Louisa! Réveille-toi! »

Elle ouvrit toute grande sa robe de nuit et se découvrit un sein. Ovila la regardait, crispé de chagrin. Elle savait bien qu’elle n’avait jamais eu de lait. Mais elle posa un de ses mamelons séchés sur la bouche morte de son bébé. Pleurant à chaudes larmes, des pleurs venus de profondeurs jamais explorées, elle continuait à encourager Louisa à boire. Ovila s’approcha d’elle et elle lui rugit de s’éloigner. Il recula, terrifié, puis entendant Rose et Marie-Ange pleurer, il alla les trouver et les mena toutes les deux dans la chambre de Rose. Essayant de sourire, il demanda à Rose de bien protéger Marie-Ange. Rose et Marie-Ange se collèrent l’une contre l’autre et se turent. Ovila les laissa et revint vers Émilie. Elle avait enfoui Louisa sous sa robe de nuit et lui disait qu’elle allait la réchauffer. Ovila s’approcha d’elle encore une fois. Elle lui ordonna de se tenir éloigné. Il ne voulut rien entendre et continua d’avancer.

Elle recula, marchant sur les genoux, trébuchant chaque fois qu’elle piétinait sa robe. Dans sa hâte à vouloir s’éloigner de lui, elle échappa Louisa qui tomba sur le plancher en faisant un son mat. Ovila pleurait à chaudes larmes.

«Émilie...Émilie, donne-moi Louisa... Lève-toi, Émilie...

       Va-t-en! Maudit toi! Va-t-en!»

Ovila recula à son tour, sortit de la chambre et ferma la porte. Il alla voir Rose et Marie-Ange qui ne dormaient pas. Il les leva et entreprit de les vêtir malgré ses mains nerveuses et fébriles. Il y réussit, en même temps qu’il reprit un peu de son sang-froid. Il leur mit un gilet de laine et, tenant chacune de ses filles par la main, il sortit dans la nuit encore noire et se dirigea vers la maison de son père. Ses sanglots l’avaient rejoint à mi-chemin.

Il essaya de parler doucement pour effacer la terreur du visage de ses filles. Il fut enfin rendu chez ses parents. Il entra dans la cuisine et appela sa mère à son secours. Félicité arriva, aussitôt talonnée par son mari. Éva était descendue, suivie de tous ses frères. Elle prit ses nièces et commença à les dévêtir. Ovila hoquetait et pleurait tant que personne ne comprit ce qu’il racontait. Ils ne reconnaissaient que les mots Émilie, Louisa et folie. Puis Ovila sortit précipitamment de la maison et courut en direction de chez lui. Félicité ne prit pas le temps de se vêtir et partit à sa poursuite, imitée par son mari et Edmond. Éva retint les autres.

Ovila ouvrit la porte prudemment, inquiet de ce qui pouvait l’attendre. Émilie était là, dans la cuisine. Elle avait déposé Louisa au milieu de la table et, assise à côté d’elle, elle lui jouait un air d’accordéon.

«Te voilà, Ovila! J’essayais d’endormir Louisa en t’attendant. Je voudrais pas qu’on fasse patienter le docteur.»

Elle avait la voix haut perchée et traînante. Ovila la regarda, incrédule. Elle venait d’effacer les heures qui s’étaient écoulées depuis la veille. Elle l’attendait pour aller chez le médecin avec Rose et Louisa. Elle l’avait attendu pendant que lui...

Félicité le poussa légèrement. En un instant elle avait compris la scène. Elle s’approcha d’Emilie et lui parla doucement.

«Dosithée pis Edmond vont amener Louisa chez le docteur, Emilie.

       Non, c’est moi qui y vas. J’ai demandé à Ovila d’être ici pour garder Marie-Ange. Rose aussi est prête.

       Rose est déjà chez nous, avec Eva. Astheure, faut que Dosithée emmène Louisa.»

Elle s’approcha du bébé et le prit dans ses bras. Émilie se précipita vers sa chambre et revint avec du linge pour Louisa.

«Pensez-vous que j’vas la laisser partir de même? Voyons donc, madame Pronovost, on sort pas un bébé en couche pis en camisole.»

Devant le regard ahuri d’Ovila, Émilie langea Louisa, la vêtit, en ne négligeant même pas de lui mettre ses souliers. Elle lui parlait sans arrêt.

«Moman va te mettre la belle p’tite robe de dentelle anglaise qu’elle avait cousue pour Rose. Tu vas être belle comme un p’tit ange. C’est bien raisonnable de pas bouger. Rose, elle, bougeait tout le temps quand je lui mettais ses p’tits bas.»

Au grand émoi de tous, elle mouilla une débarbouillette et lava la figure et les mains de Louisa, doucement, comme si elle eût joué avec une poupée de porcelaine. Elle prit enfin Louisa dans ses bras et la remit à Félicité.

«C’est gentil à vous de vous en occuper. Oubliez pas de dire au docteur que Rose sait compter jusqu’à cinquante. C’est pas mal pour une enfant retardée. »

Ovila éclata en sanglots. Emilie le regarda, fronça les sourcils et s’approcha de lui.

«Inquiète-toi pas, Ovila, j’vas m’occuper de Rose. Je te l’ai dit. Rose va être comme tous les enfants.»

Elle accompagna Dosithée, le bourrant de recommandations.

«Faites attention. Louisa est encore p’tite. Tenez-lui la tête. Couvrez-la bien pour pas qu’elle prenne froid. Mais surtout, surveillez-la pour pas qu’elle s’étouffe. C’est bien important. Faut pas que Louisa s’étouffe. »

Dosithée, suivi d’Edmond, sortit avec le corps rigide de Louisa. Félicité fît une infusion à Émilie et la conduisit dans sa chambre. Émilie riait de faire l’objet de tant d’attentions.

«Tu as un p’tit dans ton ventre, Émilie. Faut que tu sois en forme si tu veux qu’il soit en santé. »

Émilie regarda son ventre et éclata de rire.

«J’avais complètement oublié. Merci. Viens-tu te coucher Ovila ou est-ce que tu attends les filles?

       Les filles vont dormir chez moman, Émilie.

       Ah oui? Ah, bon. J’avais oublié. Bonne nuit. »

Elle s’était endormie. Ovila, affaissé à la table de la cuisine, pleurait à chaudes larmes. Félicité l’entourait de toute son âme.

«Qu’est-ce qui s’est passé, Ovila?

       Je sais pas.

       Quand est-ce que Louisa est morte?

       Je sais pas.

       De quoi est-ce qu’elle est morte? Est-ce qu’elle faisait de la fièvre? Elle était bien bleue. On dirait qu’elle s’est étouffée.

       Je sais rien.»

Félicité avait cessé de poser des questions. Elle attendrait le retour de Dosithée.

Dosithée revint à sept heures du matin. Ovila n’avait pas dormi et avait fumé pipée après pipée. Félicité lui avait préparé du café, même si elle ne savait pas bien encore comment prendre ses mesures. Le thé était si simple comparé à cette invention.

«Pis?

       D’après le docteur, Louisa s’est étouffée en régurgitant. Il s’en vient. J’ai dit qu’Émilie était...euh...avait pas l’air dans son assiette.»

Le médecin arriva au moment où Émilie s’éveillait. Elle avait appelé Ovila, qui était entré dans la chambre. Elle regarda la boursouflure de ses yeux et comprit qu’elle n’avait pas fait de cauchemar. Tout était vrai. Elle ouvrit les bras et il s’y précipita. Ensemble ils pleurèrent comme jamais ils n’auraient cru pouvoir le faire.

Émilie et Ovila enterrèrent leur fille le lendemain de sa mort. Émilie avait tenu à assister aux funérailles, alléguant que si elle ne voyait pas la mise en terre, elle ne croirait jamais à la mort de Louisa. Ovila ne la quitta pas d’une semelle, craignant que son esprit ne dérape encore une fois sous la douleur. Mais Émilie tint le coup. Elle avait vaguement souvenir de la nuit de la mort de Louisa. Un goût d’amertume lui collait pourtant à la gorge.

De retour à la maison, elle s’isola dans sa chambre à coucher. Ovila n’eut pas à prier sa famille de les laisser seuls. Félicité avait fait la valise des enfants et lui avait dit qu’elle les amenait pour au moins une semaine, le temps que lui et sa femme se remettent de leurs émotions. Il frappa à la porte de la chambre, mais Émilie ne répondit pas. Il frappa une seconde fois. Elle se tut encore. Il ouvrit et la trouva assise sur le bord du lit, fixant la fenêtre d’un regard absent. Il s’approcha d’elle et lui posa un bras sur l’épaule. Émilie souleva son épaule brusquement, de façon à faire relâcher l’étreinte d’Ovila.

«Qu’est-ce qu’il y a, Émilie?

       C’est de ta faute, Charles Pronovost. Tout ça c’est de ta faute.»

Ovila blêmit. Depuis la mort de Louisa, il n’avait cessé de se répéter ces mêmes mots. Il s’assit à l’autre bout du lit, attendant la suite. Sans le regarder, Émilie le blâma de n’être pas rentré comme il l’avait promis. De l’avoir laissée seule, à l’attendre. Elle avait la voix sèche, cassante comme une vitre.

«Si j’avais vu le docteur avec Louisa, Louisa serait encore en vie.

       Non, Émilie, Louisa s’est étouffée en dormant.

       Laisse-moi finir!»

Ovila avala son remords et se tut.

«D’abord, si tu étais pas rentré saoul, tu aurais pu entendre quelque chose.

       Comme quoi?

       Je sais pas, moi. Tu aurais pu l’entendre tousser, ou lâcher un p’tit cri.

       Tu peux pas dire ça, Émilie. Louisa était peut-être morte quand je suis arrivé.

       Non! Non, Louisa était pas morte. Je suis sûre de

ça.

       En tout cas...

       Pis si tu t’étais pas endormi d’un sommeil d’ivrogne, tu l’aurais entendue. Si tu étais allé la voir quand moi je suis allée me coucher, ça serait peut-être pas arrivé non plus.

       Si, si, si... Émilie, ça donne rien de parler de même.

       Je te pardonnerai jamais, Ovila. Jamais!»

Elle s’était enfin retournée et l’avait regardé quand elle avait prononcé son deuxième «jamais». Ovila baissa la tête, puis se leva. Il ne voulait pas discuter. Le médecin lui avait dit que Louisa avait dû mourir entre dix heures du soir et deux heures du matin. Ovila lui avait demandé comment il pouvait affirmer la chose.

«Tu me dis que le corps était froid quand tu l’as trouvé à trois heures du matin. Ça veut dire que ça faisait au moins une heure que Louisa était morte. Un p’tit bébé comme ça, ça refroidit vite.

       Est-ce que ça veut dire que Louisa vivait peut-être encore quand je suis arrivé?

       Ça, Ovila, ça va toujours être un point d’interrogation. Oui ou non? Le Bon Dieu le sait pis le diable s’en doute.»

Ovila sortit de la chambre. Il tourna en rond dans la cuisine, puis revint dans la chambre. Il essaya vainement de parler à Emilie. De lui dire qu’il l’aimait. De lui parler du destin. Emilie ne l’écoutait pas. Désespéré, il prit une valise sous le lit et l’emplit de ses effets. Émilie le regarda faire sans poser de questions. Ovila se tint devant elle, espérant qu’elle ferait un geste, un tout petit geste pour le retenir. Il ne voulait pas la laisser seule avec son chagrin. Elle ne broncha pas, se contentant de nouer et dénouer ses cheveux qu’elle avait libérés de leur prison d’épingles. Voyant qu’elle ne réagirait pas, il se dirigea vers la porte. Avant de la franchir, il se retourna une dernière fois et tenta un ultime essai.

«Tu as rien à me dire, Émilie?

       J’ai pus rien à te dire, Charles.»

Ovila marcha en direction du village. Il entendit crier sa mère et sa sœur, mais il ne se retourna pas. Il entendit ensuite le galop et le crissement des roues d’une calèche. Il ne broncha pas. Son père et son frère arrivèrent à sa hauteur.

«Où c’est que tu t’en vas de même, mon gars?»

Il ne répondit pas, continuant de marcher droit devant lui. Dosithée et Edmond se regardèrent, impuissants. Ils rebroussèrent chemin, convaincus qu’ils le retrouveraient à l’hôtel.

Le soir venu, ils allèrent tous les deux à l’hôtel Brunelle. Ovila n’y était pas. Ils se dirigèrent vers le Grand Nord. Ovila ne s’y était même pas arrêté. Ils le cherchèrent dans tout le village. Ovila n’était nulle part. Ils revinrent dans le Bourdais, bredouilles. Émilie, la mine abattue, était chez les Pronovost. Elle interrogea son beau-père des yeux. Dosithée fît «non» de la tête. Émilie souleva les épaules et se désintéressa complètement de ce qu’ils avaient à raconter. Elle berçait Rose enchantée de tant d’attentions. Émilie repartit pour sa maison, refusant de dormir chez les Pronovost. Félicité lui offrit de l’accompagner. Émilie refusa.

Elle préférait être seule, ayant à réfléchir à bien des choses. Elle ne dormit pas de la nuit, entendant sans cesse le cri d’Ovila. Elle ne dormit pas le lendemain non plus. Elle se leva même en pleine nuit pour changer les draps de son lit, encore imprégnés de l’odeur d’Ovila.

Le troisième jour, elle reçut la visite du curé à qui les Pronovost avaient demandé assistance. Elle l’écouta poliment lui parler de la vie et de la mort, mais ne retint que deux phrases: «Je viendrai comme un voleur» et «Les voies du Seigneur sont impénétrables». Elle le remercia pour ses bonnes paroles et l’accompagna à la porte avant qu’il n’ait manifesté son désir de partir. Il ne s’en formalisa pas.

Le lendemain, elle alla chercher ses enfants. Elle avait rêvé que ses petites mouraient dans un feu chez les Pronovost. Elle se sentait coupable de ne pas les avoir avec elle et les ramena en les caressant sans arrêt. Elle écrivit une longue lettre à Berthe, lui demandant de prier pour elle et Louisa. Elle écrivit aussi à Antoinette, ne se gênant pas pour blâmer Ovila pour son irresponsabilité.

Personne n’avait revu Ovila. Il avait complètement disparu de la circulation. Félicité et Dosithée étaient partagés. D’une part, ils s’inquiétaient pour leur fils. D’autre part, ils lui en voulaient d’avoir laissé sa femme seule après la tragédie. Émilie ne leur exprima jamais le fond de sa pensée et ne parla jamais des raisons du départ d’Ovila. Elle continuait sa routine quotidienne sans jamais faire allusion à son mari. Les gens jasaient. Les hommes qui avaient passé la soirée fatidique à l’hôtel avec Ovila racontèrent qu’il était parti complètement ivre. Certains paroissiens commencèrent même à penser qu’Ovila avait peut-être tué Louisa. Le médecin dut intervenir et jurer que la petite était bel et bien morte durant son sommeil, étouffée.

«Pis étouffée par des causes naturelles!» avait-il tenu à préciser.

On admira Émilie pour son courage. En deux jours, elle avait perdu son enfant et son mari. Émilie ne les écoutait plus. Elle ne souffrait même pas d’entendre Ovila se faire dénigrer comme s’il avait été un parfait criminel. Elle- même avait commencé à le penser.

Émilie était assise sur sa galerie et regardait les hommes faire les foins. A perte de vue, le foin était monté en bottes, créant l’illusion que les humains n’étaient que des petites fourmis se promenant entre des tumuli géants. Des fourmis. Étaient-ils vraiment plus importants que des fourmis? Elle se le demandait. Elle voulut se lever et se rassit aussitôt.

«Rose! Viens ici, Rose!»

Rose s’approcha de sa mère.

«Va chercher mémère. Moman a besoin de mémère. As-tu compris, Rose?

       Ben oui. Rose aller chercher mémère avec Marie- Ange?

       C’est une bonne idée ça, Rose. Emmène Marie-Ange avec toi. Pis, Rose, apporte ta catin pis celle de Marie- Ange aussi. As-tu compris Rose?

       Ben oui. Ma catin pis celle de Marie-Ange aussi.

       Pis tu vas dire à mémère que les sauvages sont arrivés. As-tu compris?

       Ben oui, je suis pas un bébé.

       Répète ce que tu vas dire à mémère.

       J’vas dire à mémère que les sauvages sont arrivés.

       C’est bien ça, Rose. Viens me donner un bec quand tu vas partir pour chez mémère. Astheure va chercher Marie-Ange pis les catins. A soir, il va y avoir une surprise.

       Quoi?

       Je pense que tu vas dormir chez mémère. Mais dis- le pas à Marie-Ange. C’est un secret.»

Rose et Marie-Ange étaient parties, se tenant par la main. Dix fois par jour, elles faisaient ce trajet. Dix fois par jour, Emilie les surveillait.

Félicité arriva à la hâte avec Edmond. Celui-ci la laissa près d’Émilie puis s’empressa d’aller chercher la sage- femme. Émilie rentra et se coucha. La sage-femme eut à peine le temps d’arriver qu’Émilie accouchait d’un gros garçon.

La colère grondait chez les Pronovost. Le mois de septembre s’était estompé et Ovila n’avait donné aucune nouvelle à Émilie. Dosithée et Félicité s’étaient abstenus de commentaires, certains qu’entre leur fils et sa femme, il s’était passé quelque chose qu’ils ne parvenaient pas à comprendre. Depuis les six mois de la disparition d’Ovila, Émilie avait refusé qu’on parle de lui. Elle était méconnaissable. Elle avait même refusé de faire baptiser son fils. Ne sachant plus que faire, Dosithée décida d’écrire à Caleb pour lui demander son avis. Caleb n’avait pu venir après la naissance du fils d’Émilie et Dosithée se demandait si une visite impromptue ne serait pas de quelque utilité.

Caleb arriva sans aviser. Il n’avait plus revu sa fille depuis...depuis si longtemps qu’il ne savait pas à quoi s’attendre. Il l’aperçut dehors. Elle arrachait les branches mortes de son jardin. Ses deux filles — déjà si grandes...gambadaient à côté d’elle. Elle avait sanglé son fils tout près de sa poitrine. Caleb fronça les sourcils. Elle se serait fait des tresses qu’elle aurait eu l’air d’une parfaite Indienne. Émilie l’aperçut. Elle se redressa et déposa la binette qu’elle tenait à la main. Elle appela ses filles et leur pointa Caleb. Il eut l’impression qu’elle souriait. Les deux fillettes partirent à sa rencontre. Caleb fit de grands signes avec son chapeau.

«Faites attention à vous autres, mes bougrines. Pépère voudrait pas que le ch’val vous frappe.»

Les petites rirent et l’escortèrent jusque derrière leur maison. Caleb les étreignit distraitement, surveillant l’arrivée d’Emilie. Enfin, elle fut devant lui. Le cœur de Caleb fit une embardée. Elle était méconnaissable. Il s’avança vers elle, lui tendit les bras, mais Emilie ne s’y réfugia pas. Il les laissa retomber lourdement.

«Bonjour, pâpâ. Qu’est-ce qui vous amène? La dernière fois qu’on s’est vus, Rose devait pas avoir plus d’un an et demi.

       C’est bien parce que tu nous as toujours annoncé les mauvaises nouvelles avec du retard pis que tu as jamais pu venir à Saint-Stanislas.

       C’est pas mal plus facile pour vous de venir faire un tour à Saint-Tite que pour moi de partir avec les enfants pis de descendre à Saint-Stan’.

       On rajeunit pas, Émilie.

       On reste ici ou en rentre pour prendre un café?»

Caleb la suivit docilement, enregistrant mentalement tous les changements. Elle avait dû prendre au moins vingt livres. Elle avait plus que des pattes d’oies autour des yeux. Ses cheveux avaient perdu leur éclat si ce n’était des reflets que donnaient les cheveux blancs. Il secoua la tête, essayant de brouiller toutes les questions qui s’y bousculaient.

Caleb s’assit dans la cuisine et prit ses petites-filles sur ses genoux. Il n’avait encore jamais vu Marie-Ange.

«Tu excuseras ma mauvaise mémoire, Émilie, mais tes filles ont quel âge?

       Rose a eu quatre ans en juin, Marie-Ange, deux ans il y a deux semaines, pis le p’tit est né le cinq du mois passé. Louisa, elle...Louisa aurait eu un an cette semaine.»

Caleb dévia son regard vers l’enfant qu’elle portait encore sur sa poitrine.

«C’est quoi le nom du p’tit?

       Il a pas de nom encore. J’attends qu’Ovila revienne pour qu’on le choisisse. »

Caleb fît descendre ses petites-filles et leur dit d’aller voir dans sa calèche.

«Si vous avez été sages, vous allez pouvoir y trouver des surprises.»

Dès qu’elles furent sorties de la maison, Caleb toussota puis tenta bien malhabilement de questionner Emilie sur l’absence d’Ovila et sur la mort de Louisa. Émilie resta muette. Caleb changea de sujet.

«Tu reconnaîtrais pas tes frères pis tes sœurs tellement. ..

       Ça me serait difficile de les reconnaître, pâpâ, parce qu’on peut pas dire que je les ai vraiment connus. »

Caleb chercha un autre sujet de conversation.

«As-tu eu des nouvelles de Berthe?

       J’ai reçu une lettre après la mort de Louisa.

       Ça fait que tu as pas eu les dernières nouvelles d’abord.

       Lesquelles?

       Rapport à sa santé?»

Émilie posa sa tasse. Caleb soupira. Enfin, elle semblait réagir à quelque chose.

«Qu’est-ce qu’elle a sa santé?

       Elle a qu’on peut pus parler de santé.

       Comment ça?

       Sa sœur est allée la voir parce que la supérieure de son couvent avait écrit que Berthe était malade pis que personne, même pas les docteurs, savait ce qu’elle avait.

       Pis?

       Ça a l’air que sa sœur est revenue bien découragée.

       J’vas écrire à Berthe demain. »

Elle avait clos la discussion. Caleb se leva et se dirigea vers la fenêtre. Il aperçut ses petites-filles qui s’amusaient avec les cadeaux qu’il leur avait apportés.

«J’aurais quelque chose à te demander, Émilie. J’espère que tu vas dire oui.

       Demandez toujours. Pour la réponse, on verra.

       Ta mère est pas en forme de ce temps-là...

       Ma mère a jamais été en forme de sa vie...

       C’est pour ça qu’elle est pas venue avec moi. On s’est demandé... en fait, je me suis demandé si je pouvais pas amener tes p’tites prendre une vacance chez leur autre pépère. »

Il se tourna et lui fit face. Émilie s’approcha de la fenêtre et regarda ses filles.

«Je suis pas sûre que j’aimerais ça. Ça m’inquiète quand je suis pas avec elles depuis...

       Je le sais, Émilie. Me semble, moi, que ça te ferait du bien. Tu pourrais te reposer pis t’occuper de ton jeune. Ça permettrait à tes filles de connaître un paquet de mon’oncles pis de ma’tantes.» Il fit une pause, sans quitter Émilie des yeux. «Pis? qu’est-ce que tu en penses?»

Émilie lui répondit qu’elle réfléchirait à la question. L’idée lui plaisait. Elle avait tellement perdu sa famille de vue qu’il lui arrivait parfois d’en oublier jusqu’à l’existence. Ses filles pourraient s’amuser à Saint-Stanislas. Elle ne pouvait pas les priver de connaître leur grand-père et leur grand-mère.

Le lendemain matin, elle dit à son père qu’elle acceptait. Caleb s’en réjouit. Émilie fit la valise de ses filles et les regarda monter dans la calèche. Elle trouva Marie-Ange bien petite.

«Êtes-vous certain, pâpâ, de pouvoir vous occuper de Marie-Ange pendant le trajet? Je pense que ça serait mieux que Rose aille toute seule.

       Inquiète-toi donc pas. Avec ce que tu nous a donné pour manger j’vas avoir de quoi leur remplir la bouche jusqu’à Saint-Stan’. Si ta fille c’est la fille de sa mère, aussitôt que ça va commencer à brasser un peu, elle va dormir comme une princesse.»

Émilie se reposa à souhait. L’absence de ses filles l’aida grandement. Elle pensa à son père avec attendrissement. Il avait bien essayé de lui porter secours, mais sa maladresse proverbiale lui avait encore joué de vilains tours. Émilie avait pourtant longuement réfléchi à une toute petite phrase qu’il lui avait dite, sans intentions: «Aussitôt que ça va brasser, elle va dormir comme une princesse. Comme sa mère.»

Oui, elle s’était endormie. Depuis la mort de Louisa, elle avait refusé d’ouvrir les yeux. Elle les avait fermés. Plus que fermés. Elle les avait bouchés. L’absence d’Ovila commença à lui peser. Elle savait qu’il était à La Tuque.

Elle s’était bien gardée de le dire aux Pronovost, préférant jouer les martyres. La femme abandonnée. Les Pronovost seraient certainement furieux quand ils apprendraient qu’elle n’avait rien dit. Comment leur expliquer qu’Ovila avait fait déposer de l’argent à la banque ? Non. Oui. Elle leur dirait. Elle demanderait même à un de ses beaux-frères d’aller chercher Ovila. Ovila attendait peut-être qu’elle lui manifeste son désir de le revoir. Il attendait sûrement.

Caleb revint conduire ses filles deux semaines après leur départ. Il retrouva sa bonne vieille Émilie. Elle lui annonça même qu’Ovila arriverait sous peu. Edmond avait déjà pris le train pour La Tuque, mais Émilie avait tu ce détail à son père. Elle préférait lui laisser croire qu’elle avait eu des nouvelles de son mari.

Caleb repartit pour Saint-Stanislas en promettant à Émilie de revenir plus souvent. Maintenant qu’il connaissait ses petites-filles, il ne pourrait plus endurer de s’en sentir éloigné, avait-il ajouté.

Dosithée vint la voir pour lui dire qu’Edmond arriverait le lendemain. Émilie sauta de joie.

«J’ai dit Edmond, Émilie.»

Elle cessa de sourire.

«Pis Ovila?

       Ovila va arriver un peu plus tard.

       Combien plus tard?

       Ça va dépendre.

       Ça va dépendre de quoi? s’impatienta Émilie.

       Ça va dépendre de lui, Émilie. Ovila est pas... comment dire...est pas prêt à revenir. En tout cas, tu en parleras avec Edmond demain.»

Elle interrogea Edmond, qui fut aussi vague et discret que son père.

«Ovila va revenir au moins?

       C’est sûr, Émilie. Peut-être même plus vite que tu penses.

       Mais il veut pas revenir tout de suite?

       C’est pas parce qu’il veut pas...

       C’est pourquoi d’abord?»

Edmond ne répondit pas. Il ne voulait pas dire à Émilie qu’il avait cherché Ovila partout et qu’il l’avait trouvé, ivre mort, dans un campement d’indiens. Il ne voulait pas qu’elle sache qu’il n’avait dessaoulé qu’en de rares occasions depuis son départ. Qu’il s’était noyé de chagrin, dans tous les sens du terme. Qu’il lui avait fallu attendre qu’Ovila reprenne ses esprits pour lui dire qu’il avait un fils sans nom. Qu’Émilie l’attendait pour le baptême. Il ne voulait pas qu’elle sache qu’il l’avait conduit au presbytère pour qu’il se fasse soigner le corps et l’âme.

«Émilie... Ovila dit que tu l’as presque accusé d’avoir tué Louisa...pis il dit que le docteur a dit que Louisa était peut-être morte avant même que lui arrive, pendant que toi tu dormais. Est-ce que c’est vrai, Émilie, que tu as dit ça à mon frère?»

Émilie cessa de refouler les larmes qui lui embrouillaient l’esprit. Elle sanglota longtemps et Edmond tenta de la consoler, même s’il commençait à comprendre les raisons du départ de son frère. Le chagrin d’Émilie lui parut tellement mince comparé à celui qu’il avait lu dans le regard d’Ovila. Il lui raconta la version d’Ovila. Son malaise incompréhensible le soir de la mort de Louisa.

«Ovila dit qu’il est resté assis dans la cuisine à essayer d’entendre un son. Il pense que le son qu’il attendait, c’était la respiration de Louisa. »

Émilie lui demanda de se taire. Elle n’en pouvait plus d’entendre parler de la souffrance d’Ovila. Elle ne lui avait même pas donné la chance de s’expliquer. Elle l’avait accusé et il n’avait même pas dit qu’elle était aussi responsable que lui. Non, lui l’avait épargnée.

Les Filles De Caleb
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