CHAPITRE XV
Le clan s’est rassemblé autour de l’ascenseur. Safra, elle, se tient adossée à un pilier. Elle a besoin de cet appui pour combattre le malaise que. fait naître en elle la gueule béante du monte-charge. Sur le ciment ses paumes sont moites.
On a étendu les cadavres sur le sol, du mieux qu’on a pu. Les frondeuses ont dû parfois recomposer le puzzle de certaines dépouilles en en ficelant les fragments à l’intérieur de baluchons improvisés.
Le seul mort digne de ces funérailles « guerrières » est un jeune homme nu et blême. Raidi, les mains jointes sur un disque de combat. Safra croit se rappeler qu’on le nommait Nath Freuden Yellow anchor Sextant bleu du cap… Du cap… Elle a oublié le reste. Il est beau. Fardé par la poussière de plâtre qui masque ses hématomes. Il a l’air d’une statue, d’un gisant sculpté par un ciseau méticuleux.
— Allez ! ordonne Safra.
Les officiants saisissent le garçon par les chevilles et les aisselles. Ils s’avancent en titubant jusqu’à la cage de l’ascenseur, jettent le corps dans le puits d’obscurité.
Durant une interminable seconde le groupe retient son souffle, guettant le bruit de l’impact, le fracas du cadavre creusant son trou au milieu des squelettes entassés depuis tant d’années. Mais le vent siffle, couvrant l’écho de la chute. Safra soupire, soulagée d’elle ne sait quelle appréhension.
— Vite ! commande l’une des frondeuses.
Les dépouilles se succèdent, défigurées, anonymes…
Safra réfléchit. Elle a fait ses comptes. Il lui reste une demi-douzaine de frondeuses, cinq adolescents indemnes, quatre enfants mâles, trois femmes et huit hommes d’âge mûr. Les autres ont été tués, soit par l’explosion de l’enseigne, soit par celle du groupe électrogène. Le toit n’est plus que décombres mais rien n’est perdu…
Si elle veut que le clan survive elle doit reprendre au plus vite la situation en main. Redonner à la tribu une raison de perdurer. Pour l’heure les rescapés l’observent, nus et grelottants. Leurs yeux vides reflètent un total égarement. Safra s’éloigne du pilier. Boitillant, elle se hisse sur le toit. Elle a des hommes, des femmes… De quoi assurer une descendance à la tribu, de quoi repeupler la te terrasse en quelques années. A présent elle n’a plus peur de l’avenir, elle sait que le peuple de la tour retrouvera sa puissance et sa gloire. Ce n’est qu’une question de temps. Les anonymes paieront. Tôt ou tard, mais ils paieront !
Une jeune frondeuse s’approche, un bandeau sur l’œil, un sein balafré d’une diagonale purulente.
— Ça y est, maîtresse, murmure-t-elle, on a trouvé un grand morceau de revêtement mural intact. Du nylon. Pour la peinture on a fait fondre le goudron qui servait au colmatage des canalisations.
D’un geste Safra signifie que les détails lui importent peu.
— Allez-y, dit-elle, HISSEZ-LE !
Les frondeuses sortent d’entre les gravats un rouleau de toile plastifiée qu’elles entreprennent d’attacher à l’un des piliers de l’ancien portique. Le vent déploie aussitôt la banderole qui se met à claquer dans la bourrasque. Des lettres malhabiles ont été tracées sur l’oriflamme de fortune. Leurs bâtons bavent mais on peut lire sans difficulté l’inscription « CHEWING MAGNETIC TAPE ».
Malgré son angoisse Safra grimpe sur le parapet émietté. Le poing levé, crispé, elle hurle :
— Le « Nom » ! Criez le « NOM » !
Brusquement tirés de leur torpeur les survivants Se dressent… Ils balbutient, ils bourdonnent. Bientôt ils crient :
— Magnetic Tape ! Magnetic Tape !
Le drapeau claque au-dessus du toit mais, en bas, personne ne l’a aperçu. Du moins, pas encore…