CHAPITRE XI

 

Au sommet de la tour assiégée les combattants reculent depuis plusieurs minutes déjà. La fin brutale des sectateurs de « Transtaxen » a démoralisé le clan. Ils ont subitement l’impression de mener un combat d’arrière-garde perdu d’avance, une sorte de baroud d’honneur à la nécessité douteuse. Les lances se font moins fermes dans les mains, les frondes tournaient plus mollement.

Tous ont suivi la chute de l’hélicoptère, et ce dernier incident leur a semblé annoncer un déferlement irrépressible de la cavalerie des anonymes. A travers le voile de la peur les noctos prennent un aspect de plus en plus effrayant.

Safra, en vraie guerrière, a perçu ce flottement. Elle voit les visages, gris de tension et de fatigue, les yeux profondément cernés. Elle fronce le nez et sent l’odeur de la peur qui suinte des corps. Une odeur acre, une transpiration blême. Boris Travel est soudé à sa mitrailleuse, incapable de réagir. L’excitation des premiers moments se dilue ; la colère ne fait plus écran et la lucidité qui se réveille en chacun amène le doute et l’angoisse.

C’est l’instant décisif où se joue l’avenir des batailles, l’instant où les chefs doivent insuffler à leurs troupes l’ivresse de vaincre.

Safra bondit sur le parapet et tourne le dos à l’abîme. Ainsi postée, elle est terriblement vulnérable, mais tout repose sur l’image qu’elle doit donner.

Les cuisses écartées, musculeuses, tendues, la poitrine offerte dans son maillot de cuir, le visage luisant – pupilles dilatées – surgissant de la cagoule de fourrure, elle est belle et terrible. Elle fait siffler sa fronde, méprisant le danger qui peut à chaque seconde surgir dans son dos sous la forme d’un nocto. A cette minute, elle paraît véritablement invulnérable, inentamée. Tout son corps est comme habité par une fureur sensuelle. C’est une image de mort subitement matérialisée, une image séduisante et destructrice, un vertige de l’en dedans, une force noire qui fait de la pulsion autodestructrice qui dort en chacun un idéal flamboyant.

Nath la contemple, et sa fatigue se dissipe. Safra lui donne envie de mourir, lui communique une gourmandise noire et perverse pour le néant. Il n’a plus qu’un désir : se fondre, se diluer dans ce soleil noir. Communier dans la destruction avec cette flamme de chair qui danse à la lisière du vide. Un souffle magnétique passe sur le clan.

— Hurlons notre nom à la face des rampants ! vocifère Safra. Faisons de l’enseigne un phare qui aveuglera les noctos. Crachons notre lumière sur le parking en souhaitant qu’elle leur brûle la rétine et leur cloque la peau.

— Oui ! Oui ! scandent à présent les guerriers. La lumière ! Encore plus de lumière !

Safra saute sur le sol, marche vers Boris Travel hébété, qui n’a pas lâché les poignées de sa mitrailleuse.

— Tu as entendu ? siffle-t-elle. Donne plus de puissance ! Augmente la luminosité de l’enseigne !

Le vieux chef de toit écarquille les yeux, comme s’il sortait d’un sommeil prolongé.

— Mais… mais, bégaie-t-il, c’est dangereux.

— Idiot ! rugit la frondeuse. Donne-moi les clefs !

— Oui ! renchérit la tribu. Les clefs !

Boris secoue la tête, son menton tremble, il vient de comprendre qu’il a perdu tout pouvoir. Il n’est plus rien. Safra a profité du trouble général pour prendre sa place. Elle est devant lui, et, l’espace d’une fraction de seconde il est tenté d’enfoncer la détente de la grosse Browning pour gommer cette intrigante… Mais il ne le fera pas. Seule Safra peut encore mener le clan à la victoire. D’ailleurs lui aussi l’a trouvée belle quand elle a bondi sur le parapet tout à l’heure. Il lui donne les clefs d’un mouvement mécanique.

— Attention, murmure-t-il, s’il y a surtension… 

Mais la frondeuse ne l’écoute pas. Elle descend l’escalier, court à la chambre où sont entreposées les plaquettes de carburant et déverrouille le coffre au trésor. Les tablettes disparaissent dans la gueule du moteur brûlant. Une… deux… trois… quatre.

De la main droite elle pousse le curseur dans la zone de production maximale. Le groupe électrogène gronde comme s’il allait s’arracher du béton et tout se met à vibrer. Safra recule. Ses dents s’entrechoquent sans qu’elle puisse les commander. Elle grimpe à reculons les marches qui mènent à la terrasse, l’oeil fixé sur le gros cube gris du moteur qui trépigne tel un animal rendu subitement fou par l’ingestion de quelque drogue empoisonnée.

— La lumière ! hurlent les combattants du toit. La lumière !

Sur le panneau les lettres flamboient, ; aveuglantes, irréelles. C’est comme si les fils électriques leur injectaient de la lave en fusion. Comme si un éclair tombé de quelque orage avait choisi de s’immobiliser là, à demeure, au-dessus de la tour, telle la signature d’un dieu terrible.

Nath hurle avec les autres devant ce prodige. Il oublie la machine régurgitant ses kilowatts à l’étage du dessous, il ne voit plus qu’un signe du ciel, une manifestation quasi magique. Les dieux sont avec le peuple du donjon ! II veut croire à cette évidence de toutes ses forces. La lumière sanglante lui brûle les yeux, il titube et crie :

— Magnetic Tape ! Magnetic Tape !

— A mort ! vocifère Safra. A mort !

Le bourdonnement des noctos domine le tumulte. Un rugissement secoue la foule, et les piquiers se ruent vers le parapet. Certains d’entre eux, galvanisés à l’extrême, grimpent sur le garde-fou pour mieux repousser les insectes. Nath décoche flèche sur flèche. La corde métallique de l’arc lui a mis les doigts en sang mais il ne s’en rend pas compte. Il est habité par une fureur justicière et ses traits, miraculeusement guidés, se fichent dans l’œil d’un insecte qui se cabre et désarçonne son cavalier.

— Le « Nom » ! scande Safra. Hurlez le « Nom » !

Elle est debout sur un tuyau, baignée de lumière écarlate, et sa fronde crache des jets mortels.

Trois noctos s’abattent, les ailes réduites en charpie. L’enseigne crépite, et des étincelles jaillissent des boîtes-relais fixées aux piliers du portique mais personne ne le remarque.

De l’autre côté de l’abîme la tour « Transtaxen » n’est plus qu’un colossal brasier. La combustion des dix derniers étages dégage une chaleur insupportable et la lumière du bûcher trouble les noctos qui, tels des papillons de nuit attirés par la flamme d’une bougie, piquent dangereusement sur cette gerbe de feu jaillissant du parking.

Les anonymes ont beau tenter d’intervenir sur les réflexes de leurs montures, les insectes se laissent aller, toutes gouvernes bloquées, planeurs raidis qui – cercle après cercle –, s’approchent un peu plus de l’incendie.

— Regardez ! balbutie Safra. Ils plongent dans le brasier ! Ces sales bestioles se flanquent elles-mêmes au bûcher !

Nath, hilare, hoquette de façon hystérique. Appuyé des deux mains au parapet, il suit la course fatale des noctos qui frôlent le feu et finissent par s’enflammer comme des avions frappés par la foudre. Leurs ailes s’embrasent avec un « vlouf ! » de flaque d’essence sur laquelle on jette une allumette.

Trois, quatre… cinq libellules brûlent ainsi en plein vol avec leur cavalier, et ce sont des torches grésillantes qui s’écrasent au sol en faisant bouillir l’asphalte au point d’impact. Nath recule. La chaleur du foyer est intense, elle lui dévore la peau et lui dessèche les lèvres. Un sixième nocto prend feu, et, cette fois, plonge directement au cœur de l’incendie.

Sur l’immensité quadrillée du parking c’est l’affolement. Les anciens sont en train de réaliser que la situation leur échappe. Le brûlot de la tour « Transtaxen » fait pleuvoir sur eux un déluge de flammèches qui leur roussit les cheveux et creuse des trous dans le caoutchouc des imperméables. La chaleur est terrible et les craquements du brasier rendent toute communication verbale impossible.

Les noctos commencent à donner des signes de faiblesse. La chaleur inhabituelle précipite leurs échanges chimiques et par là-même hâte leur délabrement corporel.

Sanglée sur sa monture, la jeune fille sent bien que l’insecte a de la peine à s’élever. Pour parer au mirage du phototaxisme, les chefs de bivouacs ont aveuglé les libellules en leur enfouissant la tête dans un sac, mais ce stratagème ne fonctionne qu’à demi. Les flammes sont si vives que les noctos en perçoivent l’éclat à travers la toile grossière des cagoules.

La jeune fille lutte pour corriger la trajectoire du cheval de haine ; pourtant la bête dérive à mi-hauteur du building comme si elle cherchait son second souffle. La cavalière a l’horrible impression de chevaucher un tronc d’arbre progressivement happé par l’écoulement d’une cascade. Elle frappe le crâne de l’insecte à coups de poings, enfonce ses ongles dans les tendons découverts qui commandent les postures réflexes des dérives de profondeur, mais le nocto réagit mollement.

La bataille annuelle tire à sa fin bien plus tôt que prévu. La nichée d’insectes, éprouvée par les rudesses de l’hiver, n’a pu faire montre de grandes prouesses physiques. De plus l’incendie de la tour « Transtaxen » a fait brutalement dévier le cours d’un affrontement qu’on croyait pratiquement gagné.

Sur le parking les aspirants pilotes hésitent à remplacer les cavaliers morts ou blessés. La fin des hostilités, qu’ils devinent imminente, leur inspire une prudence qui met les anciens au comble de la colère. Débarbouillée en quelques coups d’épongé, la jeune fille a été littéralement portée en selle par deux gaillards pressés de trouver un cornac à la libellule qu’on venait de pousser sur l’aire d’envol.

Maintenant elle monte, hagarde, le visage rougi de brûlures et d’estafilades, la moitié des cheveux roussis et le front cloqué. Elle ne veut pas finir happée par la torchère de la tour embrasée. Elle rêve d’une mort indolore qui mettrait fin à l’immense fatigue qui lui alourdit les paupières. Elle veut mourir comme on s’endort, sans en avoir conscience.

Elle n’aspire plus qu’au silence et à la blancheur. L’épuisement nerveux la détache du réel. Elle peste contre la débilité du nocto qui volette péniblement à la hauteur du vingtième étage. Derrière elle l’un de ses compagnons vient de tomber, criblé de flèches, une demi-sagaie en travers du corps.

Le soleil descend lentement sur l’horizon. La journée est déjà très mûre et les noctos sentent leur cœur s’embourber.

Ayant épuisé ses flèches, Nath se sert à présent de son disque à bords tranchants qu’il manipule comme un yo-yo meurtrier grâce au filin d’acier dont il a serré la boucle autour de son poignet de cuir. L’engin siffle, rebondit, allant et venant entre la cible et son propriétaire, tournoyant telle une lame de scie circulaire, il entame profondément la carapace chitineuse des noctos, fend les cages thoraciques sur toute la longueur du sternum, et revient en tourbillonnant se poser dans la paume de son maître. Nath nettoie alors d’un revers de manche le sang qui dégoutte du bord d’attaque redoutablement aiguisé et reprend sa position de lancer, jambes fléchies, le bras droit ramené en arrière.

La chaleur dégagée par l’enseigne allume dans sa nuque une brûlure de coup de soleil. Il a l’impression de se battre le dos offert aux vapeurs montant d’un four grand ouvert. Ce qui lui reste de conscience claire lui crie que quelque chose se prépare, quelque chose de dangereux voire de catastrophique, mais il ne veut pas quitter son poste. Il lance une nouvelle fois le disque, visant la tête d’un nocto qui émerge du parapet.

Installé sous le portique, Boris Travel a lui aussi détecté les crachotis d’étincelles qui jaillissent en cataractes des boîtes de connexions. Il étouffe et halète comme s’il était exposé au rayonnement d’un énorme radiateur électrique aux filaments apparents. La peau de ses bras et de son visage est devenue sèche et rouge. Il lui semble que ses cheveux dégagent une odeur de roussi. Il n’ose pas lever la tête pour examiner l’enseigne, mais il voit la gaine plastifiée des câbles d’alimentation s’amollir comme de la guimauve trop chauffée.

Les piliers vibrent, tremblent. Des boulons se détachent du panneau et roulent sur le sol, aussi rouges que s’ils tombaient d’une forge. Il faut diminuer l’alimentation de l’enseigne, couper le groupe électrogène avant qu’il ne soit trop tard.

Le vieux chef de toit lâche sa mitrailleuse et se dresse à demi. Si Safra ne veut pas entendre raison, il agira seul…

Mais il n’a pas le temps de quitter son poste de combat. A peine a-t-il enjambé les sacs de sable qui entourent la mitrailleuse qu’un grondement effroyable éclate au-dessus de sa tête. Le long serpent de néons formant les lettres du mot « Chewing Magne– tic Tape » vient de s’arracher du panneau où il était fixé. Le tube blindé et incandescent se dresse vers le ciel comme un reptile en colère. Les lettres se défont une à une, les boucles se délacent. Les mots se changent en une seule et même barre de lumière qui ondule en dégageant une effroyable chaleur.

Terrifié, Boris voit cette sinusoïde de cauchemar prendre la forme d’un tentacule en maraude.

Devenu mou, déliquescent, le tube néon se gondole tel un long spaghetti éblouissant ; il fouette l’air, se convulsant sous la décharge continuelle de milliers de volts qui le rongent de l’intérieur. Les combattants se figent, les yeux écarquillés, stupéfiés par ce phénomène. Des étincelles fusent de tous les relais, feux d’artifices aveuglants. Le reptile-néon danse par saccades, irradiant un éclat insoutenable. C’est comme si la foudre jouait au boa au-dessus de la terrasse. Comme si, brusquement tirée d’une hibernation prolongée, elle entamait une série d’assouplissements.

Boris voudrait crier au clan de se mettre à l’abri, mais il reste là, stupide, chevauchant son sac de sable.

Enfin, le tube en pleine liquéfaction s’abat sur le sol de béton. Un crépitement bleuâtre et gigantesque enveloppe le sommet de l’immeuble en même temps qu’un souffle de tempête jette les combattants cul par-dessus tête. Un cône d’aspiration perfore le toit, faisant voler le portique dans les airs, un ouragan de verre pilé déferle jusqu’au parapet. Cette chevrotine de pendeloques laboure les hommes et crève les canalisations. Les pierres du muret se descellent et basculent dans le vide…

A l’étage inférieur le groupe électrogène explose. La déflagration arrache les barreaux et les grillages des fenêtres, projetant les archers dans l’abîme.

Le souffle est si puissant qu’il scalpe les ailes de tous les noctos qui s’approchaient du toit, les éparpillant comme les pétales d’une marguerite à demi fanée.

Des gouttes de verre en fusion creusent les chairs des malheureux qui n’ont pu trouver un abri ; rubis liquides, elles ne se solidifient qu’après avoir traversé toute l’épaisseur des tissus musculaires. Sous le choc, la grande citerne d’eau de pluie se disloque, laissant pleuvoir un déluge d’eau croupie qui noie les flammes allumées par l’explosion du groupe.

Mais Boris Travel n’a rien vu de tout cela car le tentacule écarlate l’a coupé en deux au moment où il s’est abattu sur la terrasse.

La fumée qui monte de l’incendie engorgé noie les corps disséminés sous un voile âcre qui laisse sur les lèvres un goût de poudre à canon.