Il l'observa fixement pendant presque une minute, tandis qu'elle travaillait - non sans qu'elle s'en rendat compte.
- Tu en as brisé beaucoup ? demanda-t-il enfin.
- Des nez ?
- Des coeurs.
Elle eut la surprise de se sentir rougir.
- Certainement pas.
- Tu pourrais. Sans problème. (Elle ne répondit pas.) Le chien écoute.
- Hein ?
- Je ne peux dire que la vérité.
- Je ne suis pas une cover-girl.
- J'adore ton visage.
- Je ne suis pas très contente de mon nez.
- Je t'en achèterai un autre, si tu veux.
- Je vais y réfléchir.
- Mais il sera seulement différent. Pas mieux.
- Tu es vraiment bizarre.
- Et par ailleurs, je ne parlais pas de ton apparence.
Ellie ne répondit pas, se contentant d'explorer Maman.
- Si j'étais aveugle, si je n'avais jamais vu ton visage, je te connaatrais déja assez bien pour savoir que tu pourrais me briser le coeur, ajouta Spencer.
- Dès qu'ils abandonneront Earthguard, ils tenteront de nous retrouver en prenant le contrôle d'un autre satellite, dit-elle lorsqu'elle parvint enfin a reprendre son souffle. alors, il est temps de descendre en dessous du rayon d'action des radars et de changer de cap. Tu devrais en parler aux pilotes.
- Oa allons-nous ? interrogea-t-il, après une hésitation - peut-atre due a sa déception de ne pas l'avoir entendue répondre comme il le souhaitait aux sentiments qu'il venait de dévoiler.
- aussi près du Colorado que ce baquet pourra nous emmener.
- Je vais m'informer de l'état du réservoir. Mais pourquoi le Colorado ?
- Parce que Denver est la grande ville la plus proche.
Et dans une grande ville, je pourrai contacter quelqu'un qui nous aidera.
- On a besoin d'aide ?
- Tu n'as pas remarqué ?
- J'ai des souvenirs, au Colorado, dit-il, d'une voix oa perçait un certain malaise.
- Je sais.
- Des sacrés souvenirs.
- «a pose un problème ?
- Peut-atre, acquiesça-t-il, sans plus chercher a jouer les jolis coeurs. Je suppose que ça ne devrait pas. Ce n'est qu'un lieu comme un autre...
Elle le regarda dans les yeux.
- Pour l'instant, ça chauffe un peu trop, pour nous. Il faut qu'on aille voir quelqu'un qui nous cachera le temps que les choses se tassent.
- Et tu connais quelqu'un comme ça ?
- Depuis peu. avant, j'ai toujours agi seule. Mais ces derniers temps... les choses ont changé.
- De qui s'agit-il ?
- De braves gens. C'est tout ce que tu as besoin de savoir pour le moment.
- alors, j'imagine qu'on va a Denver.
Des mormons, des mormons partout, une épidémie de mormons, des mormons en uniformes bien repassés, rasés de frais aux yeux clairs, des mormons trop polis pour des flics, teilement polis que Roy Miro se demandait s'il ne s'agissait pas d'une comédie, des mormons a gauche, des mormons a droite, aussi bien dans les rangs des autorités locales que de celles du comté - et tous trop efficaces trop disciplinés pour faire preuve de négligence ou classer tout ce bordel avec un clin d'oeil et une claque dans le dos. Ce qui ennuyait le plus Roy, chez ces mormons-la, était qu'ils le privaient de son avantage coutumier: en leur compagnie, ses manières affables paraissaient fort ordinaires. Sa politesse n'était rien auprès de la leur. Son sourire facile et naturel se perdait dans une tempate de sourires, emplis de dents remarquablement plus blanches que les siennes.
Les mormons avaient envahi le centre commercial et le supermarché, posant des questions trop polies, armés de petits blocs, de stylos Bic et de leur regard franc de mormons; Roy n'arrivait pas a savoir s'ils étaient convaincus par ses explications et par ses faux papiers.
Malgré ses efforts, il était incapable de déterminer la meilleure attitude a adopter avec ce genre de flics. Réagi-raient-ils bien, se montreraient-ils plus ouverts s'il leur disait l'amour qu'il portait a leurs chants religieux ? Il n'aimait ni ne détestait lesdits chants, toutefois, et ses interlocuteurs risquaient de comprendre qu'il mentait pour les amadouer. Voila qui valait pour les Osmond, la plus célèbre famille de mormons du show-business. Il n'en appréciait ni n'en détestait les chants et les danses: ces gens-la avaient indéniablement du talent, mais leurs oeuvres n'étaient tout simplement pas a son go˚t. Marie Osmond possédait certes des jambes parfaites, des jambes qu'il e˚t aimé embrasser et caresser pendant des heures, des jambes sur lesquelles il e˚t voulu écraser des pétales de roses rouges par poignées - mais il avait la certitude que ces mormons-la n'étaient pas le genre de flics a manifester de l'enthousiasme pour ce type de conversation.
Il était s˚r que tous les policiers présents n'étaient pas mormons. La loi sur l'égalité des chances assurait la diversité des forces de police. S'il découvrait lesquels n'appartenaient pas a la communauté religieuse, il par-
viendrait peut-atre a nouer avec eux des rapports assez étroits pour graisser les rouages de l'enquate - d'une manière ou d'une autre - et foutre le camp d'ici. Mais les non-mormons étaient impossibles a distinguer des autres dont ils avaient adopté l'allure, les manières et les tics. Ces rusés salopards de non-mormons - quels qu'ils fussent- étaient tous polis, bien coiffés, vatus d'habits repassés avec soin, sobres, et pourvus de dents a la blancheur exaspérante, sans la moindre trace de nicotine.
L'un des policiers, Hargrave, était noir. Roy était presque convaincu d'avoir trouvé en lui un atre pour qui la parole de Brigham Young n'avait pas plus d'importance que celle de Kali, l'incarnation malveillante de la Déesse Mère de l'hindouisme, quand Hargrave se révéla atre le plus mormon de tous les mormons ayant jamais suivi la voie des mormons. Son portefeuille regorgeait de photos de sa femme et de ses neufs enfants - dont deux fils accomplissant pour le moment des missions religieuses dans des coins reculés du Brésil et des ales Tonga.
En Roy, l'angoisse commençait a le disputer a la frustration. Il avait l'impression de se retrouver dans L'invasion des profanateurs.
avant l'arrivée des voitures de police de la ville et du comté - toutes superbement lustrées et neuves -, il s'était servi du téléphone protégé de l'hélicoptère cloué au sol pour demander deux autres JetRangers, mais le quartier général de Las Vegas n'en avait plus qu'un a lui fournir.
- Bon Dieu, avait soupiré Ken Hyckman, vous usez les hélicos comme des kleenex.
Roy ne repartirait a la poursuite de la bonne femme et de Grant qu'avec neuf hommes sur douze, le nombre maximum de passagers a pouvoir s'entasser dans un seul appareil.
Le JetRanger endommagé ne serait pas en état de décoller avant au moins trente-six heures, mais le nouvel hélicoptère avait déja quitté Las Vegas et filait vers Cedar City. On reprogrammait Earthguard pour pister l'engin volé. L'agence avait subi un revers, c'était indéniable, mais la situation n'était en aucun cas désastreuse. Une bataille perdue - mame une de plus - ne signifiait pas la perte de la guerre.
Inhaler la vapeur pache de la tranquillité, exhaler la brume verte de la rage et de la frustration ne calmait plus Roy. Il ne trouvait pas plus de réconfort dans les autres techniques de méditation qui lui avaient si bien servi pendant des années. Une seule chose mettait un frein a sa colère improductive: songer a Eve Jammer, a ses extraordinaires 60 % de perfection. Nue. Ointe. Frémissante.
Splendeur blonde sur caoutchouc noir.
Le nouvel hélicoptère n'atteindrait pas Cedar City avant midi, mais Roy avait la certitude de pouvoir mettre les mormons au pas d'ici la. Tandis que, sous leur regard attentif, il allait de l'un a l'autre, répondait encore et encore a leurs questions, examinait le contenu de la Rover et en étiquetait tous les articles pour classement, des images d'Eve défilaient en lui. Eve se donnant du plaisir, a l'aide de ses mains parfaites et d'une grande variété d'accessoires, conçus par des obsédés sexuels dont le génie inventif dépassait celui de Thomas Edison et d'albert Einstein réunis.
Ce fut devant une caisse du supermarché, alors qu'il examinait l'ordinateur et la boate de vingt disquettes trouvés a l'arrière de la Range Rover, qu'il songea a Maman.
Durant un instant terrible, il tenta de nier l'évidence, de se convaincre qu'il avait éteint ou débranché son portable avant de quitter l'hélicoptère. Peine perdue. Il revit l'écran vidéo tel qu'il l'avait vu en posant la mallette sur le plancher, près de son siège, avant de se précipiter vers le cockpit: le film satellite du centre commercial.
- Nom de Dieu ! s'exclama-t-il - et tous les mormons qui se trouvaient a portée de voix sursautèrent comme un seul homme.
Roy gagna le fond du supermarché en courant, traversa l'entrepôt et franchit la porte de derrière avant de fendre les rangs de ses hommes et des policiers pour rejoindre l'hélicoptère démoli, dont il pourrait utiliser le téléphone avec brouilleur.
Il appela Las Vegas et obtint Ken Hyckman au centre de surveillance satellite.
alors mame qu'il commençait a s'expliquer, son correspondant lui coupa la parole avec la pompe solennelle d'un ex-speaker de radio.
- Nous aussi, on a des problèmes. L'ordinateur interne d'Earthguard s'est planté. On a inexplicablement perdu le contact. On y travaille, mais on...
Roy l'interrompit; il savait que la bonne femme s'était servie de son appareil pour inhiber Earthguard.
- Ecoutez, Ken, mon portable était dans l'hélicoptère volé, et il était relié a Maman.
- Nom de Dieu ! s'exclama lui aussi Hyckman, mais le centre de surveillance satellite n'abritait aucun flic mormon prat a sursauter.
- Contactez Maman, dites-lui de débrancher mon unité
et de lui interdire toute connexion future. Définitivement !
Le JetRanger filait vers l'est, dans le ciel de l'Utah, volant lorsque c'était possible a moins de cent pieds, afin d'éviter la détection radar.
Rocky demeura avec Ellie quand Spencer retourna surveiller l'équipage. La jeune femme, trop concentrée sur Maman, ne pouvait caresser l'animal, ni mame lui parler.
Le fait qu'il lui tant compagnie sans en atre remercié semblait indiquer qu'il commençait a lui faire confiance et a l'apprécier. Elle en fut ravie et émue.
Elle aurait aussi bien pu briser l'ordinateur et passer son temps a gratter le chien derrière les oreilles, car avant qu'elle n'e˚t encore rien accompli, les données affichées sur l'écran disparurent, remplacées par un fond bleu. Une question se mit a clignoter en lettres rouges: qUI Va La ?
Cela n'avait rien de surprenant. Ellie s'était attendue a atre éjectée avant de pouvoir endommager Maman. Le système était équipé de protections élaborées qui le gardaient contre les pirates et les virus. Se frayer un chemin au niveau de la gestion des logiciels oa il e˚t été possible de causer des dég‚ts importants, e˚t requis non pas des heures mais des jours de recherches incessantes. Elle avait eu de la chance de disposer du temps nécessaire pour désactiver Earthguard, car elle n'e˚t jamais obtenu un tel contrôle du satellite sans l'aide de Maman. Pouvoir endommager cette dernière après l'avoir utilisée était trop demander. Pourtant, aussi désespérés qu'aient été ses efforts, Ellie s'était sentie obligée d'essayer.
Comme elle ne répondait pas a la question, l'écran se vida et son bleu vira au gris. L'ordinateur semblait mort.
Tenter de retrouver Maman, la jeune femme le savait était parfaitement inutile.
Elle débrancha la machine, la posa dans l'allée, près du siège, et tendit la main vers le chien. Il s'approcha d'elle en agitant la queue. Comme elle se penchait pour le caresser, elle remarqua une grande enveloppe sur le plancher, a demi glissée sous son fauteuil.
après avoir d˚ment c‚liné et gratouillé Rocky pendant une ou deux minutes, elle ramassa sa trouvaille et l'ouvrit. quatre photographies s'en échappèrent.
Ellie reconnut Spencer sans hésiter, bien qu'il f˚t enfant sur les clichés. quoique l'homme f˚t visible dans l'adolescent, il n'avait pas seulement perdu sa jeunesse depuis l'époque de ces photos. Pas seulement son innocence ou l'effervescence qui éclatait dans son sourire et son langage corporel. La vie lui avait également dérobé
une qualité indicible, dont la perte n'était pas moins évidente du fait de cette imprécision.
Ellie étudia le visage de la femme en compagnie de laquelle il se trouvait sur deux des clichés et acquit la conviction qu'il s'agissait de sa mère. Si l'on pouvait se fier aux apparences - et dans ce cas précis, elle sentait que c'était le cas - elle avait été d'un tempérament doux, effacé, et dotée d'un sens de l'humour encore juvénile.
Sur une troisième photo, oa elle était plus jeune que sur les deux premières - vingt ans, peut-atre -, elle posait seule devant un arbre chargé de fleurs blanches. Elle éclatait d'une innocence radieuse, bien qu'elle ne par˚t pas naÔve, juste dépourvue de cynisme. Peut-atre Ellie poussait-elle trop son interprétation du cliché, mais elle percevait dans la mère de Spencer une vulnérabilité si poignante que des larmes, soudain, lui montèrent aux yeux.
Plissant les paupières, se mordant la lèvre inférieure, décidée a ne pas pleurer, elle fut cependant forcée de s'essuyer les yeux d'un revers de main. Ce n'était pas seulement le deuil subi par Spencer qui la bouleversait.
En contemplant la jeune femme en robe d'été, elle songeait a sa propre mère, qui lui avait été enlevée si brutalement.
Elle se tenait au bord d'un océan de souvenirs, mais elle ne trouvait aucun réconfort en s'y baignant. Chaque vague de mémoire, aussi innocente qu'elle par˚t, se brisait sur la mame plage obscure. quel que f˚t l'événement passé qui lui revenait, le visage de sa mère lui apparaissait tel que dans la mort: sanglant, démoli par les balles. Une telle horreur emplissait le regard fixe de la morte qui semblait avoir aperçu au dernier instant ce qui se trouvait au-dela du monde pour découvrir un gigantesque vide glacial.
Frissonnante, Ellie se détourna du cliché pour regarder par le hublot. Le ciel bleu paraissait aussi inhospitalier qu'une mer polaire. En dessous de l'appareil qui volait a basse altitude défilait un agglomérat flou de rochers, de végétation et d'oeuvres humaines.
Lorsqu'elle fut certaine de maatriser ses émotions, la fugitive regarda a nouveau la jeune femme en robe d'été
- puis la dernière des quatre photographies. Si elle avait reconnu des traits du fils chez la mère, elle découvrit une ressemblance bien plus nette entre Spencer et l'homme plongé dans les ombres que représentait le quatrième cliché. Bien qu'elle ne reconn˚t pas le trop célèbre artiste, elle comprit que c'était la le père de son compagnon.
La ressemblance, cependant, se limitait aux cheveux noirs, aux yeux plus noirs encore, a la forme du menton et a quelques autres détails. Le visage de Spencer n'était marqué ni de l'arrogance ni de la cruauté potentielle qui faisaient paraatre son géniteur tellement froid, tellement inquiétant.
a moins qu'elle ne décel‚t uniquement ces caractéristiques en Steven ackblom parce qu'elle savait contempler un monstre. Si elle avait trouvé la photo sans avoir la moindre idée de l'identité de l'individu - voire si elle l'avait rencontré au cours d'une réception, ou dans la rue -, elle n'aurait peut-atre rien vu en lui qui le rendat plus menaçant que Spencer ou n'importe quel autre homme.
Elle se désola immédiatement qu'une telle pensée lui f˚t venue, car a présent, elle ne pouvait plus s'empacher de se demander si l'atre bon et attentionné qu'elle voyait en Spencer n'était pas une illusion. au mieux, un fragment de la réalité. Elle se rendit compte avec une certaine surprise qu'elle n'avait pas envie de douter de Spencer Grant. En fait, elle avait mame très envie de croire en lui, comme elle n'avait cru en rien ni personne depuis bien longtemps.
Si j'étais aveugle, si je n'avais jamais vu ton visage, je te connaatrais déja assez bien pour savoir que tu pourrais me briser le coeur.
Ces paroles avaient été tellement sincères, avaient constitué une révélation tellement spontanée des senti-
ments et de la vulnérabilité de Spencer qu'elle en était demeurée brièvement muette. Pourtant, elle n'avait pas trouvé le courage de lui donner la moindre raison d'espérer qu'elle serait capable d'éprouver un jour pour lui ce qu'il éprouvait pour elle.
Danny n'était mort que depuis quatorze mois. C'était selon elle un deuil bien trop court. Toucher déja un autre homme, s'en soucier, l'aimer - voila qui semblait constituer une trahison a l'égard de celui qu'elle avait aimé le premier - et qu'elle aurait toujours aimé, a l'exclusion de tout autre, s'il avait encore été en vie.
D'un autre côté, quatorze mois de solitude, c'était une éternité.
Pour atre honnate avec elle-mame, elle devait admettre que ses réticences venaient essentiellement du fait qu'elle se demandait si ces quatorze mois représentaient une période de deuil convenable. aussi bon, aussi aimant qu'e˚t été Danny, il n'e˚t jamais pu mettre son coeur a nu aussi franchement ou aussi totalement que l'avait fait Spencer a plusieurs reprises, depuis qu'elle l'avait arraché
a l'arroyo asséché. Danny n'avait pas manqué de romantisme, mais il avait exprimé ses sentiments de manière moins directe, par des présents ou des attentions, comme si dire " je t'aime " avait pu porter malheur a leur couple.
Elle n'était pas habituée a la poésie brute que maniait Spencer lorsqu'il s'exprimait du fond du coeur et ne savait trop quoi en penser.
C'était un mensonge. «a lui plaisait. «a faisait plus que lui plaire. Dans son for intérieur endurci, elle fut surprise de découvrir une partie tendre qui appréciait les déclarations d'amour enflammées de son compagnon, et mame en redemandait. Ce désir évoquait la soif terrible d'un voyageur du désert - une soif, elle s'en rendait compte a présent, qu'elle avait eu toute sa vie besoin d'étancher.
Si elle hésitait a répondre aux sentiments de Spencer, ce n'était pas seulement parce qu'elle craignait de n'avoir pas pleuré Danny assez longtemps, mais aussi et surtout parce qu'elle sentait que le premier amour de sa vie risquait de ne pas se révéler le plus grand. Retrouver la capacité d'aimer ressemblait a une trahison, mais il aurait été bien pire - aurait été un rejet cruel - d'en aimer un autre plus qu'elle n'avait aimé son mari assassiné.
Peut-atre cela ne se produirait-il jamais. Si elle s'ouvrait a cet homme encore mystérieux, peut-atre finirait-
elle par découvrir qu'il n'occuperait jamais dans son coeur une place aussi vaste et aussi chaude que celle oa avait vécu et vivrait toujours Danny.
Elle imaginait que pousser aussi loin sa loyauté a la mémoire du disparu revenait a permettre a un sentiment sincère de dégénérer en un brouet de sentimentalisme.
Nul ne naissait pour n'aimer qu'une seule fois, mame si le destin déposait ce premier amour dans une tombe prématurée. Si la création avait opéré selon des règles aussi sévères, Dieu aurait donné vie a un univers froid et sinistre. L'amour, comme les autres émotions, était certainement semblable, d'une certaine manière, aux muscles: s'en servir le renforçait, l'inaction le faisait s'atrophier.
aimer Danny lui avait peut-atre donné la force émotionnelle d'aimer Spencer encore plus.
Et pour rendre justice a son mari, il avait été élevé par un père dépourvu d'‚me - et par une mère fragile et superficielle -, dans l'étreinte glacée duquel il avait appris la méfiance et la réserve. Il avait donné a Ellie tout ce qu'il était en son pouvoir de lui donner, et elle avait été
très heureuse entre ses bras. Tellement heureuse, en fait, qu'elle ne concevait soudain plus de vivre sans jamais chercher a obtenir de quelqu'un d'autre le cadeau qu'il avait été le premier a lui offrir.
Combien de femmes avaient-elles produit tellement d'effet sur un homme qu'après une seule soirée passée a discuter, il avait abandonné une existence douillette et mis son existence en danger pour demeurer avec elles ?
Le dévouement de Spencer faisait plus que la flatter et l'étonner. Elle se sentait a la fois gratifiée et stupide, infantile, turbulente. a son corps défendant, elle admet-tait atre enchantée.
Fronçant les sourcils elle étudia a nouveau la photographie de Steven ackblom.
Elle savait que le dévouement de Spencer et tout ce qu'il avait fait pour la retrouver étaient peut-atre moins dus a l'amour qu'a une obsession. Et chez le fils d'un tueur en série, n'importe quel signe d'obsession pouvait raisonnablement atre jugé inquiétant - reflet de la folie du père.
Ellie remit les quatre clichés dans l'enveloppe qu'elle referma a l'aide de sa petite attache métallique.
Elle était convaincue que Spencer, de toutes les manières qui comptaient, n'était pas le fils de son père.
Il ne représentait pas plus un danger pour elle que Mr Rocky Dog. Durant trois nuits, dans le désert, tandis qu'elle l'écoutait murmurer, délirer, entre ses ascensions périodiques jusqu'a une conscience fragile, elle n'avait rien entendu qui prouve qu'il était la mauvaise graine d'une mauvaise graine.
Et de toute manière, mame s'il avait représenté pour elle un danger, il n'e˚t rien été auprès de l'agence.
Laquelle était toujours active, quelque part, en train de les chercher.
Elle n'avait qu'une seule inquiétude: saurait-elle éviter les tueurs assez longtemps pour découvrir et apprécier les connexions émotionnelles qui pourraient se créer entre elle et cet homme complexe, énigmatique ? De son propre aveu, il possédait encore des secrets. Des secrets qui devraient atre dévoilés, pour son propre bien plus que pour celui de la jeune femme, avant qu'il leur soit possible de discuter d'un avenir a deux, ou mame de l'envi-sager. Jusqu'a ce qu'il ait réglé ses dettes avec le passé, il ne connaatrait jamais la tranquillité d'esprit et le respect de soi nécessaires a l'éclosion de l'amour.
Elle contempla a nouveau le ciel.
Ils survolaient l'Utah dans leur machine noire luisante étrangers dans leur propre pays, tournant le dos au soleil filant vers l'est, vers l'horizon d'oa, quelques heures plus tard, viendrait la nuit.
Harris Descoteaux se doucha dans la salle de bains grise et brune que son frère réservait aux invités, mais le parfum de prison qu'il croyait sentir sur sa personne ne pouvait atre éradiqué. Jessica avait emporté trois tenues différentes pour lui, le samedi, avant d'atre expulsée de leur domicile de Burbank. Dans cette maigre garde-robe, il choisit des tennis, un pantalon de velours gris et une chemise en laine vert sombre.
Lorsqu'il informa sa femme qu'il allait marcher un peu, elle lui demanda d'attendre que les tartes soient sorties du four. ainsi, elle l'accompagnerait. Darius, qui ne quittait pas le téléphone de son bureau, lui suggéra pour les mames raisons de retarder sa promenade d'une demi-heure. Harris sentit qu'ils s'inquiétaient de son accablement. Ils ne voulaient pas le laisser seul.
Il leur assura qu'il n'avait nulle intention de se jeter sous un camion, juste besoin d'un peu d'exercice après avoir passé le week-end en prison, et qu'il voulait atre seul pour réfléchir. Empruntant un des blousons de cuir de Darius dans le placard de l'entrée, il sortit retrouver la fraacheur de la matinée.
Les quartiers résidentiels de Westwood étaient vallonnés. après avoir franchi quelques p‚tés de maisons, il s'aperçut qu'un week-end en cellule lui avait bel et bien laissé les muscles rouillés, en grand besoin d'atre étirés.
Il avait menti en prétendant vouloir atre seul pour réfléchir. En fait, il voulait arrater de réfléchir. Depuis l'assaut de son domicile, le vendredi soir, son esprit n'avait cessé de tourbillonner. Et réfléchir ne l'avait mené nulle part, sinon dans les plus sombres recoins de lui-mame.
Mame le peu de sommeil qu'il avait pris ne lui avait pas procuré de répit, car il avait ravé d'hommes sans visage, en uniforme noir et bottes de cuir luisantes, qui attachaient comme des chiens Ondine, Willa et Jessica a l'aide de colliers et de laisses, et les emmenaient, le laissant seul.
S'il ne pouvait échapper a ses tourments dans le sommeil, il ne le pouvait pas non plus en compagnie de Jessica ou de Darius. Son frère ne cessait de travailler sur l'affaire, de méditer a haute voix sur des stratégies juri-diques offensives ou défensives. quant a Jessica - tout comme le seraient Ondine et Willa a leur retour du centre commercial -, elle était le symbole criant de son incapacité a protéger sa famille. aucune d'entre elles ne reconnaatrait une chose pareille, bien entendu. Il savait que cette idée ne leur traverserait pas mame l'esprit. Il n'avait rien fait pour mériter la catastrophe qui les frappait. Pourtant, quoique irréprochable, il s'adressait des reproches.
quelque part, a un moment donné, il s'était fait un ennemi dont la vengeance était tellement disproportionnée a ce que le capitaine avait pu lui faire subir sans s'en rendre compte qu'elle provenait d'un psychopathe. Si Harris avait évité quelque action ou parole offensante, peut-atre rien de tout cela ne se serait-il produit. Chaque fois qu'il songeait a Jessica ou a ses filles, sa culpabilité
accidentelle et inévitable lui paraissait un plus grand péché.
Les hommes aux bottes, quoique nés de son rave, avaient bel et bien commencé a lui arracher celles qu'il aimait, et sans avoir besoin de les mettre en laisse. Sa colère et sa frustration devant son impuissance, le remords dont il se chargeait, étaient devenus les briques et le mortier d'un mur dressé entre lui et sa famille. Une barrière que le temps rendrait probablement plus haute et plus épaisse.
Seul, il parcourait les rues sinueuses et les coteaux de Westwood. De nombreux palmiers, ficus et pins conservaient au quartier son vert californien en plein coeur de février, mais il y avait aussi la des sycomores, des érables ou des bouleaux aux branches nues. Harris se concentrait sur les intéressants motifs de soleil et d'ombre qui alternaient par terre, devant lui, tentait de les utiliser pour se mettre en un état d'hypnose d'oa f˚t bannie toute pensée, sinon la conscience du besoin de poser un pied devant l'autre.
Il rencontra un certain succès a ce jeu. a moitié en transe, il n'aperçut que du coin de l'oeil la Toyota bleu saphir qui le dépassa et, se mettant brusquement a tousser, se rangea le long du trottoir, presque un p‚té de maisons plus loin. Un homme en sortit et ouvrit le capot.
Harris demeura concentré sur la tapisserie de soleil et d'ombre qu'il arpentait.
Comme il passait devant la Toyota, l'inconnu cessa d'examiner son moteur.
- Puis-je vous donner matière a réflexion, monsieur?
demanda-t-il.
Le capitaine fit encore deux pas avant de comprendre qu'on s'adressait a lui. Il se retourna et sortit de son hypnose.
- Je vous demande pardon ?
L'autre était un grand Noir proche de la trentaine, aussi maigre qu'un gamin de quatorze ans, a l'allure sombre et intense d'un vieillard ayant vu trop de choses et subi trop de chagrins. Vatu d'un pantalon, d'une veste et d'un pull a col roulé noirs, il semblait vouloir projeter une image inquiétante. Si telle était son intention, elle était battue en brèche par ses immenses lunettes aux verres épais, sa minceur et sa voix qui, quoique profonde, était aussi veloutée et aussi agréable que celle de Mel Torme.
- Puis-je vous donner matière a réflexion ? répéta-t-il, avant de continuer, sans attendre de réponse: Ce qui vous frappe ne pourrait pas arriver a un représentant des …tats-
Unis ou a un sénateur.
La rue était étrangement paisible pour un quartier aussi peuplé. La luminosité du soleil, depuis un instant, semblait s'atre modifiée. Elle conférait aux courbes de la Toyota bleue un éclat qu'Harris jugea peu naturel.
- La plupart des gens l'ignorent, reprit l'inconnu, mais depuis des dizaines d'années, les politiciens exemptent les membres actuels et futurs du Congrès des …tats-Unis de la plupart des lois qu'ils votent. Par exemple, la confiscation. Si les flics surprennent un sénateur en train de vendre de la cocaine dans sa Cadillac près d'une école, on ne pourra pas lui prendre sa voiture comme on vous a pris votre maison.
Harris avait la singulière sensation de s'atre tellement bien hypnotisé qu'il était en transe et que cet homme vatu de noir n'était qu'un rave, une apparition.
- On pourrait le poursuivre et le faire condamner - a moins que ses camarades politiciens ne se contentent de l'expulser du Congrès tout en lui assurant l'immunité.
Mais on ne pourrait pas lui confisquer sa propriété pour trafic de drogue, ni pour aucun des deux cents autres crimes pour lesquels on aurait pu saisir la vôtre.
- qui ates-vous ? demanda Harris.
L'autre, ignorant la question, poursuivit de sa voix douce:
- Les politiciens ne cotisent pas a la Sécurité sociale.
Ils ont leur propre caisse de retraite. Et on ne la pille pas pour financer d'autres programmes comme on pille les nôtres. Leur retraite, a eux, est assurée.
Harris jeta un regard anxieux dans la rue pour voir si quelqu'un les observait, si d'autres gens ou véhicules accompagnaient son interlocuteur. quoique l'inconnu ne f˚t pas menaçant, la situation elle-mame l'était. Il lui semblait qu'on cherchait a le manipuler, que cette rencontre avait pour but de lui arracher quelque déclaration séditieuse pour laquelle il serait arraté, jugé, emprisonné.
C'était la une crainte absurde. La liberté d'expression demeurait garantie. Dans aucun pays du monde, les habitants ne manifestaient aussi ouvertement et aussi violemment leurs opinions qu'en amérique. Les derniers événements lui avaient de toute évidence inspiré une paranoÔa qu'il lui fallait maatriser.
Pourtant, il continuait d'avoir peur de s'exprimer.
- Ils s'exemptent des plans médicaux qu'ils vont vous imposer, reprit l'inconnu, si bien qu'un jour, vous serez obligé d'attendre des mois pour vous faire opérer de la vésicule biliaire alors qu'eux-mames recevront des soins a la demande. Nous avons permis aux plus cupides d'entre nous de nous gouverner.
Harris trouva le courage de reprendre la parole, mais ce ne fut que pour répéter sa question et en poser une autre.
- qui ates-vous ? que voulez-vous ?
- Je veux juste vous donner matière a réflexion jusqu'a la prochaine fois, répondit l'autre.
Puis il pivota et claqua le capot de la Toyota bleue.
Encouragé par son dos tourné, Harris descendit du trottoir et l'empoigna par le bras.
- Dites donc. . .
- Il faut que je m'en aille, dit l'homme. a ma connaissance, nous ne sommes pas surveillés. Il y a une chance sur mille pour que nous le soyons. Mais avec la technologie d'aujourd'hui, on ne peut plus atre s˚r a cent pour cent. Jusqu'a présent, pour des observateurs éventuels, vous avez juste l'air de discuter avec un type qui a des ennuis mécaniques et a qui vous avez offert votre aide.
Mais si nous causons plus longtemps, et si nous sommes bien surveillés, alors ils vont se rapprocher et pointer leurs micros directionnels.
Il rejoignit la portière du conducteur.
- Pourquoi m'avoir dit tout ça ? interrogea Harris, stupéfait.
- Soyez patient, Mr Descoteaux. Laissez-vous emporter par le flot, voguez sur l'onde, et vous le découvrirez.
- quelle onde ?
En ouvrant sa portière, l'inconnu eut son premier sourire depuis qu'il avait commencé a parler.
- Eh bien, j'imagine... la micro-onde, l'onde lumineuse, les ondes de l'avenir.
Il monta au volant, démarra et s'éloigna, laissant un Harris plus abasourdi que jamais.
La micro-onde. L'onde lumineuse. Les ondes de l'avenir.
que diable venait-il de se produire ?
Harris Descoteaux pivota pour étudier le quartier, qui lui sembla dans son ensemble tout a fait ordinaire. Du ciel et de la terre. Des maisons et des arbres. Des pelouses et des trottoirs. Du soleil et des ombres. Pourtant, la trame de la journée était entrelacée de fils de mystère au sombre éclat qui ne s'y trouvaient pas auparavant.
Il se remit en marche. Tandis qu'il continuait sa promenade, alors qu'il n'était pas coutumier du fait, il jeta des coups d'oeil périodiques par-dessus son épaule.
Roy Miro dans l'Empire des mormons. après avoir côtoyé les policiers de Cedar City et les shérifs-adjoints du comté pendant près de deux heures, Roy avait accumulé une réserve de politesse qui ne s'épuiserait pas d'ici au moins le 1er juillet. Il connaissait la valeur du sourire, de la courtoisie et des manières affables, puisque c'était la l'approche que lui-mame utilisait dans le cadre de son travail. Toutefois, ces mormons poussaient la chose a l'extrame. Il se surprit a regretter la froide indifférence de Los angeles, l'égoÔsme forcené de Las Vegas voire l'agressivité et la folie de New York.
La nouvelle de la défection d'Earthguard n'avait pas arrangé son humeur. Il avait ensuite été fort contrarié
d'apprendre que l'hélicoptère volé était descendu a une altitude si faible que les deux radars militaires qui le pis-taient (en réponse a une requate urgente que l'armée croyait issue de la DEa) en avaient perdu la trace et s'étaient révélés incapable de le retrouver. Les fugitifs avaient disparu - et seuls Dieu et les deux pilotes kidnap-pés savaient oa.
Roy redoutait son prochain rapport a Tom Summerton.
Le JetRanger de secours devait arriver de Las Vegas moins de vingt minutes plus tard, mais il ne savait pas ce qu'il allait en faire. S'il le garait sur le parking du centre commercial et s'y plantait en attendant que quelqu'un repère Grant et la bonne femme, il risquait d'atre encore la quand reviendrait la période des achats de NoÎl. En outre, les mormons persisteraient sans aucun doute a lui apporter du café et des beignets, demeurant en sa compagnie pour l'aider a tuer le temps.
Il fut soulagé des horreurs de leur trop grande politesse quand Gary Duvall lui téléphona a nouveau du Colorado et remit l'enquate sur ses rails. L'appel fut passé sur l'appareil équipé d'un brouilleur qu'abritait l'hélicoptère hors d'usage.
Roy s'installa a l'arrière de la cabine et se posa les écouteurs sur les oreilles.
- Vous n'ates pas facile a joindre, commença Duvall.
- On a eu des complications, ici, déclara succinctement son interlocuteur. Vous ates encore au Colorado ? Je vous croyais en train de retourner a San Francisco.
- Je me suis intéressé a cette histoire d'ackblom. J'ai toujours été fasciné par les tueurs en série. Dahmer, Bundy, et puis Ed Gein, il y a des années. Carrement dingues. Je me suis demandé en quoi le fils d'un tueur en série pouvait se trouver lié a cette femme.
- On se le demande tous, assura Roy.
Comme d'ordinaire, Duvall allait délivrer au compte-gouttes les informations qu'il détenait.
- Tant que j'étais dans le coin, j'ai décidé de faire un saut a Vail, pour jeter un coup d'oeil au ranch oa c'est arrivé. En avion, c'est rapide. Il m'a presque fallu plus longtemps pour embarquer et pour débarquer que pour le trajet.
- Vous y ates, en ce moment ?
- au ranch ? Non, je viens d'en rentrer. Mais je suis encore a Vail. Et attendez de savoir ce que j'ai découvert.
- J'imagine que je vais atre obligé.
- Hein ?
- D'attendre, expliqua Roy.
Duvall ne saisit pas le sarcasme, ou bien l'ignora.
- J'ai deux enchiladas d'informations bien juteuses a vous faire avaler, continua-t-il. Enchilada numéro un: a votre avis qu'est devenue la propriété une fois qu'on a enlevé tous les cadavres et qu'ackblom a ramassé perpétuité ?
- Un couvent de carmélites, répondit Roy.
- qui vous a dit ça? s'exclama Duvall, sans comprendre que cette réplique se voulait humoristique. Il n'y a pas une seule bonne soeur dans le coin. En revanche, un couple habite le ranch: Paul et anita Dresmund. Ils sont la depuis des années. quinze ans. a Vail, tout le monde les croit propriétaires et ils ne font rien pour détromper les gens. Ils ont environ cinquante-cinq ans, mais l'air d'avoir pris leur retraite a quarante - ce qu'ils affirment -
ou de n'avoir jamais travaillé et toujours vécu de leurs rentes. Tout a fait le profil de l'emploi.
- quel emploi ?
- Gardiens.
- a qui appartient le ranch ?
- C'est ça qui est angoissant.
- J'en suis persuadé.
- Le travail des Dresmund consiste notamment a se prétendre propriétaires des lieux, a ne pas révéler qu'ils sont de simples employés. Comme ils aiment skier mener une vie facile, et qu'ils ne s'inquiètent pas d'habiter un endroit avec une telle réputation, se taire ne leur a pas posé de problème.
- Mais vous, ils vous ont tout raconté ?
- Eh bien, c'est-a-dire que les gens prennent les cartes du FBI et les menaces de poursuites judiciaires nettement plus au sérieux qu'ils ne le devraient, expliqua Duvall.
Jusqu'a il y a environ un an et demi, ils étaient payés par un avoué de Denver.
- Son nom ?
- Bentley Lingerhold, mais je ne crois pas que nous ayons a nous en préoccuper. Jusqu'a il y a un an et demi, les chèques des Dresmund étaient émis par le Vail Memorial Trust, que gérait cet avoué. Comme j'avais mon portable, je me suis relié a Maman et je lui ai demandé de me retrouver ça. L'organisation n'existe plus mais elle figure encore dans les archives. En fait, elle était gérée par un autre trust, qui lui, existe toujours: le Spencer Grant Living Trust.
- Bon Dieu, dit Roy.
- Etonnant, non ?
- Le fils est toujours propriétaire ?
- Oui, a travers d'autres entreprises qu'il contrôle. Il y a un an et demi, la propriété a été ôtée au Vail Memorial Trust, dont Grant détenait l'essentiel des parts, et donnée a une société de l'ale du Grand CaÔman - un paradis fiscal des Caraibes, qui...
- Je sais. Continuez.
- Depuis, les Dresmund reçoivent leurs chèques de la société Vanishment International. Gr‚ce a Maman, je me suis introduit dans la banque du Grand Caiman oa ladite société a son compte. Je n'ai pas pu apprendre le montant de son capital ni consulter les archives de ses transactions, mais ce que j'ai découvert, c'est que Vanishment est géré par une société de contrôle suisse: amelia Earhart Enterprises.
Roy se tortilla sur son siège, regrettant de ne pas avoir apporté un carnet et un crayon pour noter tous ces détails.
- Les grands-parents, George et Ethel Porth, ont créé
le Vail Memorial Trust il y a plus de quinze ans, environ six mois après l'explosion de l'affaire ackblom. Ils s'en servaient pour administrer la propriété par procuration, afin que leur nom n'y soit pas associé.
- Pourquoi n'ont-ils pas vendu ?
- Pas la moindre idée. De toute façon, l'année suivante, juste après avoir fait changer légalement le nom du gamin, ils ont monté le Spencer Grant Living Trust pour lui, a Denver, en passant par ce Bentley Lingerhold. Le Vail Memorial est alors passé sous le contrôle du deuxième trust. Mais Vanishment International n'a été
créé qu'il y a un an et demi, bien après la mort des deux grands-parents: on peut donc en conclure que c'est Grant lui-mame qui s'en est occupé, et qu'il a fait sortir la plus grande partie de ses avoirs des …tats-Unis.
- Et a peu près au mame moment, il a commencé a éliminer son nom des archives publiques, acquiesça Roy.
Bon, ôtez-moi un doute: qui dit trusts et entreprises des Caraibes dit bien grosses sommes d'argent ?
- …normes, confirma Duvall.
- D'oa vient tout ce fric ? Je veux dire: le père était célèbre, bien s˚r, mais...
- quand il a plaidé coupable de tous ces meurtres, vous savez ce qui lui est arrivé ?
- Vous allez me le dire.
- Il a accepté d'atre emprisonné a vie dans une institution pour fous criminels. aucune possibilité de libération sur parole. Il n'a ni protesté ni fait appel. De son arrestation jusqu'a la fin du procès, il s'est montré absolument serein. Pas une seule explosion de colère, pas une seule expression de regrets.
- C'est inutile. Il savait qu'il n'avait aucune chance. Il n'était pas fou.
- ah bon ? fit Duvall, surpris.
- Pas irrationnel, en tout cas. Ni débile, ni fou furieux, ni rien de ce genre. Il savait qu'il ne pouvait pas s'en sortir. Il a fait preuve de réalisme.
- Sans doute. Les grands-parents ont ensuite demandé
a ce que Grant soit déclaré propriétaire légal des biens d'ackblom. En fait, a leur requate, le tribunal a fini par diviser les biens liquidés - a l'exception du ranch - entre le gamin et les familles des victimes, dans le cas oa un conjoint ou un enfant leur aurait survécu. Vous voulez essayer de deviner combien ils se sont partagé ?
- Non, dit Roy.
Par le hublot, il vit deux policiers locaux déambuler auprès de l'hélicoptère et l'examiner.
Duvall n'hésita pas après le " non " de son interlocuteur. Il embraya sur de nouveaux détails.
- L'argent provenait de la vente de la collection d'ackblom, des tableaux d'autres artistes, mais principalement des siens qu'il n'avait jamais voulu mettre sur le marché. Il y en a eu pour un peu plus de vingt-neuf millions de dollars.
- après prélèvement des taxes de succession ?
- avec sa notoriété, les tableaux ont pris une valeur énorme. Bizarre, que les gens aient eu envie d'accrocher ses toiles chez eux en sachant ce qu'il avait fait, non ? On aurait pu croire que leur valeur allait chuter, au contraire mais il y a eu une véritable frénésie sur le marché de l'art.
Les prix ont crevé le plafond.
Roy se rappelait les reproductions en couleurs des oeuvres d'ackblom qu'il avait contemplées dans sa jeunesse, au moment de l'affaire. Il ne comprenait pas bien ce que voulait dire Duvall: s'il avait pu se les offrir, il aurait décoré son propre domicile avec des dizaines de toiles de l'artiste.
- Et durant toutes ces années, les prix ont continué de grimper, poursuivit l'agent, quoique plus lentement que pendant les douze premiers mois. La famille aurait mieux fait de conserver quelques tableaux. Enfin... le gamin s'est retrouvé avec quatorze millions et demi, net d'impôt. a moins qu'il n'ait mené la grande vie, sa fortune doit atre encore plus colossale aujourd'hui.
Roy songea a son chalet de Malibu, a ses meubles a trois sous, a ses murs nus.
- Il ne menait pas la grande vie.
- Vraiment ? Eh bien, son père ne vivait pas non plus sur un aussi grand pied qu'il l'aurait pu. Il ne voulait pas d'une maison plus grande, ni de domestiques a domicile.
Juste une femme de ménage et un régisseur qui rentraient chez eux a cinq heures du soir. ackblom disait mener une existence aussi simple que possible afin de préserver son énergie créatrice. (Duvall éclata de rire.) Bien s˚r, en réalité, il n'avait pas envie que quelqu'un se trouve la pendant la nuit, pour surprendre ses petits jeux sous la grange.
Les mormons, qui regagnaient l'arrière de l'appareil levèrent les yeux vers le hublot par lequel Roy les observait.
Il leur fit un signe de la main.
Ils le lui rendirent en souriant.
- Il est tout de mame étonnant que sa femme ne se soit pas aperçue de quelque chose plus tôt. Il pratiquait ce qu'il appelait son " art expérimental " depuis quatre ans lorsqu'elle s'en est rendu compte.
- Ce n'était pas une artiste.
- quoi ?
- Elle n'avait pas la vision nécessaire pour anticiper les choses, elle ne pouvait pas concevoir de soupçons sans avoir une bonne raison.
- Je ne vous suis pas bien. quatre ans, bon Dieu !
Et six de plus jusqu'a ce que le garçon s'en aperç˚t a son tour. Dix ans. quarante-deux victimes. a peine plus de quatre par an.
Les chiffres n'étaient pas particulièrement impressionnants, remarqua Roy. Ce qui avait fait entrer Steven ackblom dans les livres des records, c'était sa célébrité antérieure a la découverte de sa vie secrète, le fait qu'il s'agat d'un citoyen respecté, qui avait fondé une famille (la plupart des tueurs en série sont des solitaires), et le désir qu'il avait d'appliquer son exceptionnel talent a l'art de la torture, afin d'aider ses modèles a connaatre un instant de beauté parfaite.
- Mais pourquoi le fils voulait-il conserver cette propriété ? se demanda a nouveau Roy. avec tous les souvenirs qu'elle contenait. Il a fait changer son nom. Pourquoi ne pas se débarrasser aussi de la maison.
- Bizarre, hein ?
- Et sinon lui, au moins les grands-parents ? Pourquoi n'ont-ils pas vendu lorsqu'ils étaient ses tuteurs, pris cette décision pour lui ? Leur fille y avait été tuée... pourquoi voulaient-ils absolument garder le ranch ?
- Parce qu'il s'y trouve quelque chose, dit Duvall.
- Comment ça ?
- Une explication. Une raison. quoi que ce puisse atre, c'est en effet très étrange.
- Ce couple de gardiens.
- Paul et anita Dresmund.
- Est-ce qu'ils vous ont dit si Grant leur rendait visite ?
- Ce n'est pas le cas. Ils n'ont jamais vu qui que ce soit avec une cicatrice comme la sienne.
- alors, qui les supervise ?
- Jusqu'a il y a un an et demi, ils ne voyaient que deux personnes en rapport avec le Vail Memorial Trust.
L'avoué, Lingerhold, ou l'un de ses associés venait deux fois par an, juste pour s'assurer que le ranch était entretenu, que les Dresmund méritaient leur salaire et n'empo-chaient pas l'argent qu'on leur octroyait pour maintenir la propriété en état.
- Et depuis un an et demi ?
- Depuis que Vanishment International est propriétaire du ranch, personne n'est passé, répondit Duvall. Bon-Dieu ! J'adorerais savoir combien il a investi dans amelia Earhart Enterprises, mais vous savez qu'on ne réussira jamais a arracher un tel renseignement aux Suisses.
Depuis quelques années, la Suisse s'inquiétait du nombre croissant d'occasions oa les autorités des …tats-Unis cherchaient a saisir les comptes que possédaient sur son territoire des citoyens américains - en invoquant la loi sur la confiscation des biens sans preuve d'activité criminelle. Les Helvètes considéraient de plus en plus de telles lois comme des outils de répression politique. D'un mois sur l'autre, ils renonçaient un peu plus a leur tradi-tionnelle coopération dans les affaires criminelles.
- quel est le second taco ? demanda Roy.
- Hein ?
- Le second taco. Vous disiez que vous aviez deux tacos a me faire avaler.
- Des enchiladas. Deux enchiladas d'informations.
- Eh bien, j'ai encore faim, continua Roy, aimable, fier de sa patience après la rude épreuve que lui avaient fait subir les mormons. alors, si vous me faisiez réchauffer la deuxième ?
Gary Duvall la lui servit, et elle était bien aussi juteuse que promis.
Dès qu'il eut raccroché, Roy appela le quartier général de Las Vegas et joignit Ken Hyckman qui n'allait pas tarder a achever son service de la matinÎe.
- Oa en est le JetRanger, Ken ?
- a dix minutes de vous.
- Je vais vous le renvoyer avec la plupart de mes hommes.
- Vous laissez tomber ?
- Vous savez que nous avons perdu le contact radar ?
- Oui.
- Ils ont disparu et nous ne les retrouverons pas comme ça, mais j'ai une autre piste, une bonne piste, que je vais suivre. Il me faut un jet.
- Bordel de merde.
- Je n'ai pas dit que j'avais besoin de grossièretés.
- Désolé.
- qu'est devenu le Lear qui m'a emmené ici vendredi soir ?
- Il est encore la. Prat au départ.
- Est-ce qu'il pourrait atterrir quelque part aux environs, comme par exemple dans une base militaire ?
- Je me renseigne, dit Hyckman, avant de mettre Roy en attente.
Tandis qu'il patientait, ce dernier songea a Eve Jammer. Puisqu'il ne pourrait rentrer a Las Vegas, cette nuit-la, il se demanda ce qu'allait faire sa beauté blonde pour le conserver dans ses pensées et dans son coeur. quelque chose d'extraordinaire, avait-elle dit. Il supposait qu'elle répéterait de nouvelles positions, s'il en existait, ou bien qu'elle testerait de nouveaux accessoires érotiques afin de préparer a son intention une expérience qui, d'ici une ou deux nuits, le laisserait plus muet et plus pantelant que jamais. Lorsqu'il tentait d'imaginer lesdits accessoires, il sentait sa tate se mettre a tourner, sa bouche s'assécher -
ce qui était parfait.
Ken Hyckman revint au bout du fil.
- On peut faire atterrir le Lear a Cedar City mame.
- Ce trou paumé peut accueillir un jet ?
- Brian Head n'est qu'a quarante kilomètres a l'est.
- quiça?
- Pas qui: quoi. Une station de ski de première classe, avec des tas de villas rupines, dans les montagnes. Beaucoup de richards et d'entreprises possèdent des appartements a Brian Head, alors on prend l'avion jusqu'a Cedar City, oa on loue une voiture. L'aéroport n'a rien d'O'Hare ou de l'International de Los angeles: pas de bars, de kiosques a journaux, ni de tapis roulant pour les bagages, mais la piste est assez longue pour un jet.
- Est-ce que l'équipage du Lear est prat ?
- absolument. En partant de McCarran, on peut atre chez vous vers une heure de l'après-midi.
- Super. Je vais demander a un des gais gendarmes de me conduire a l'aéroport.
- qui ?
- Un des aimables archers, répondit Roy, qui avait retrouvé sa bonne humeur.
- Je ne suis pas s˚r que le brouilleur me transmette ce que vous dites.
- Un des marshals mormons.
Soit Hyckman comprit, soit il décida qu'il n'en avait: pas besoin.
- Il va falloir établir un plan de vol, reprit-il. Oa voulez-vous aller, de Cedar City ?
- a Denver, annonça Roy.
Vautrée dans le dernier siège de la rangée de droite, Ellie somnola durant deux heures. Ses quatorze mois de fuite lui avaient appris a ignorer peurs ou angoisses pour dormir dès qu'elle en avait la possibilité.
Peu après son réveil, alors qu'elle baillait et s'étirait, Spencer revint d'une longue visite a l'équipage et s'assit auprès d'elle.
- Encore des bonnes nouvelles, déclara-t-il, tandis que Rocky se roulait en boule a ses pieds dans l'allée.
D'après les pilotes, le batteur est complètement custo-misé. Les moteurs, notamment, ont été gonflés, si bien qu'on peut porter plus de poids, ce qui autorise la présence d'énormes réservoirs auxiliaires. On a une autonomie nettement plus importante qu'avec le modèle standard. Si on veut, il parait qu'on peut franchir la frontière et dépasser Grand Junction avant de risquer de tomber en panne sèche.
- Plus on ira loin, mieux ce sera, mais il est hors de question de se poser a Grand Junction ou dans la banlieue, dit la jeune femme. Inutile de se montrer aux curieux. Ce qu'il nous faut, c'est la campagne, mais assez peuplée pour qu'on trouve une bagnole.
- On devrait arriver vers Grand Junction environ une demi-heure avant le crépuscule. Et en ce moment, il n'est que 14 h 10. Enfin... 15, dans le fuseau horaire oa nous sommes. Ce qui nous laisse largement le temps de consulter une carte et de choisir un coin oa atterrir.
La jeune femme désigna le grand sac de toile posé sur le siège situé devant le sien.
- a propos de tes cinquante mille dollars...
Il leva la main pour la faire taire.
- J'étais étonné que tu les aies trouvés, c'est tout.
après m'avoir secouru dans le désert, tu avais le droit et de bonnes raisons de fouiller mes bagages. Tu ne savais pas pourquoi j'essayais de te rejoindre. En fait, je ne serais pas surpris que tu aies encore des doutes a ce sujet.
- Tu te trimbales toujours avec ce genre de petite monnaie ?
- Il y a environ un an et demi, j'ai commencé a entasser des billets et des pièces d'or dans des coffres bancaires, en Californie, au Nevada et en arizona. J'ai aussi ouvert des comptes d'épargne dans diverses villes, sous de faux noms et de faux numéros de Sécurité sociale. J'ai fait passer tout ce qui restait hors des frontières.
- Pourquoi ?
- Pour pouvoir bouger vite.
- Tu t'attendais a atre en cavale, comme ça ?
- Non. Simplement, ce que je voyais se produire dans la brigade de lutte contre le crime informatisé ne me plaisait pas du tout. On m'a tout appris sur les ordinateurs, notamment que le fait d'avoir accès a l'information est l'essence mame de la liberté. Pourtant, ce qu'on voulait faire, en fait, c'était restreindre cet accès le plus possible dans le plus de circonstances possibles.
- Je croyais qu'on cherchait juste a empacher les pirates d'utiliser des ordinateurs pour commettre des vols ou détruire des banques de données, argumenta Ellie, se faisant l'avocat du diable.
- Et je suis totalement pour ce genre de contrôle du crime. Le problème, c'est qu'on veut contrôler tout le monde. La plupart des autorités, de nos jours, n'arratent pas de violer l'intimité des gens, de piocher ouvertement ou secrètement dans les banques de données. Tout le monde le fait, depuis le Trésor public jusqu'au Service de l'immigration et de la naturalisation. Mame le Bureau de l'immobilier, nom de Dieu ! Ils aidaient tous cette simple brigade régionale par des subventions. Et ils me foutaient la trouille.
- " Tu vois arriver un monde nouveau... "
- " ... comme un train de marchandises emballé... "
- " ... et tu n'aimes pas son apparence... "
- " . . . je crois que je ne veux pas en faire partie. "
- Tu te considères comme un cyber-punk, un hors-la-
loi des circuits ?
- Non. Juste comme un survivant.
- C'est pour ça que tu t'es effacé des archives publiques ? Pour obtenir une petite assurance sur la survie ?
aucune ombre ne tomba sur Spencer, dont les traits semblèrent pourtant s'assombrir. Il avait déja l'air hagard, ce qui était compréhensible, compte tenu des épreuves des derniers jours. a présent, avec ses yeux caves et sa maigreur, il paraissait plus vieux que son ‚ge.
- au début, je... je me préparais juste au départ. (Il soupira et se passa la main sur le visage.) «a va peut-atre te paraatre étrange, mais changer mon nom de Michael ackblom en Spencer Grant n'a pas suffi. quitter le Colorado, entamer une nouvelle vie... rien ne suffisait. Je n'arrivais pas a oublier qui j'étais, de qui j'étais le fils.
alors, j'ai décidé de m'effacer méthodiquement, méticuleusement, jusqu'a ne plus apparaatre, sous quelque nom que ce soit, dans la moindre archive du monde entier. Ce que je savais des ordinateurs m'en donnait le pouvoir.
- Et ensuite ? quand tu aurais été effacé ?
- C'est ce que j'ignorais: et ensuite ? quoi ? M'élimi-ner pour de bon ? Le suicide ?
- «a ne te ressemble pas, déclara la jeune femme, a qui cette perspective donnait un coup au coeur.
- Non, c'est vrai, admit-il. Je n'ai jamais vraiment eu envie de me coller un fusil de chasse dans la bouche, ou quoi que ce soit de ce genre-la. Et puis j'avais l'obligation de rester en vie pour Rocky.
Le chien, étendu sur le plancher, leva la tate et battit de la queue en entendant son nom.
- au bout d'un moment, continua Spencer, ne sachant toujours pas ce que j'allais faire, j'ai décidé que devenir invisible, de toute manière, cela ne pouvait pas nuire. a cause de ce nouveau monde qui arrive, comme tu dis, ce meilleur des mondes high-tech, avec tous ses bienfaits...
et ses horreurs.
- Pourquoi avoir laissé partiellement intacts tes dossiers de l'armée et de la police ? Tu aurais pu les effacer totalement depuis longtemps.
- J'ai peut-atre péché par excès d'astuce, dit-il en souriant. J'ai décidé de n'y modifier que mon adresse et quelques détails importants, afin qu'ils ne soient pas d'une grande utilité. Mais en les laissant en place, je pouvais toujours retourner y jeter un oeil pour savoir si quelqu'un me cherchait.
- Tu les as piégés ?
- En quelque sorte, oui. J'ai enterré quelques programmes, dans ces ordinateurs. Très profondément. De manière très subtile. Chaque fois que quelqu'un pénètre dans mon dossier militaire ou policier sans utiliser un petit code que j'ai implanté, le système rajoute un astérisque a la fin des lignes. Je pensais vérifier une ou deux fois par semaine. En voyant des astérisques, j'aurais compris qu'on me recherchait... et alors, peut-atre aurait-il été temps d'abandonner mon chalet de Malibu et d'aller ailleurs.
- Oa ça, ailleurs ?
- N'importe oa, bouger sans cesse.
- C'est de la paranoia, remarqua-t-elle.
- Complètement.
Elle rit a voix basse. Il se joignit a elle.
- quand j'ai quitté la brigade, reprit-il, je savais qu'au train oa le monde changeait, tout le monde serait tôt ou tard recherché par quelqu'un. Et que la plupart des gens, la plupart du temps, allaient prier qu'on ne les retrouve pas.
Ellie consulta sa montre-bracelet.
- On devrait peut-atre jeter un coup d'oeil a cette carte.
- Ils en ont tout un tas, a l'avant.
Elle observa son compagnon rejoindre la porte du cockpit. Il se déplaçait avec une lassitude évidente, les épaules vo˚tées, et paraissait conserver une certaine rai-deur de ses journées d'inaction.
Soudain, la jeune femme eut une pensée qui la gela jus-
qu'aux os, le pressentiment que Spencer Grant n'allait pas se tirer de cette histoire, qu'il allait mourir a un moment quelconque, durant la nuit suivante. Le phénomène n'était peut-atre pas assez puissant pour constituer une prémonition explicite, mais il l'était plus qu'une simple impression.
La possibilité de le perdre l'angoissa au point de lui donner la nausée. Elle comprit alors qu'il était encore plus important pour elle qu'elle n'avait bien voulu l'admettre.
- qu'est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il lorsqu'il revint avec la carte.
- Rien. Pourquoi ?
- On dirait que tu as vu un fantôme.
- Je suis fatiguée et affamée, mentit-elle, c'est tout.
- Je peux faire quelque chose pour le deuxième problème.
Tout en reprenant place de l'autre côté de l'allée, il sortit quatre barres chocolatées des poches de son blouson en jean doublé de peau de mouton.
- Oa as-tu eu ça ?
- Les pilotes disposent d'un panier repas, a l'avant. Ils ont été ravis de le partager. Ce sont vraiment de braves garçons.
- Particulièrement avec un flingue sur la tempe.
- Particulièrement, acquiesça-t-il.
Rocky s'assit et leva la tate avec un intérat certain quand il sentit les friandises.
- a nous, dit fermement Spencer. quand on aura remis les pieds par terre, on s'arratera pour te trouver de la vraie nourriture. quelque chose de plus sain que ça.
Le chien se lécha les babines.
- …coute, vieux, moi, contrairement a toi, je ne me suis pas arraté au supermarché pour brouter des croquettes. J'ai besoin de ces barres en entier, sinon je vais m'effondrer. alors, tu t'allonges et tu penses a autre chose, d'accord ?
Rocky b‚illa, regarda autour de lui en feignant le désintérat, et s'étendit a nouveau sur le plancher.
- Vous avez une relation incroyable, tous les deux, commenta Ellie.
- Oui. On est des frères siamois, séparés a la naissance. Mais bien s˚r, tu ne pouvais pas le deviner, parce qu'il a subi énormément de chirurgie esthétique.
Elle ne pouvait détacher le regard du visage de Spencer, oa elle ne distinguait pas seulement la fatigue, mais aussi l'ombre très nette de la mort.
- Oui ? l'encouragea-t-il.
La perception, la conscience qu'il avait du trouble de la jeune femme, étaient déconcertantes.
- Merci pour les sucreries.
- Si j'en avais trouvé, ç'aurait été du filet mignon.
Il déplia la carte. La tenant entre eux deux, ils étudiè-rent les environs de Grand Junction, Colorado.
Deux fois, elle osa le regarder, et a chacun de ces coups d'oeil, la peur lui fit battre le coeur. Elle ne distinguait que trop clairement le cr‚ne sous la peau, cette promesse de la tombe que dissimulait en général si bien le masque de la vie.
Ellie se sentait ignorante, stupide, superstitieuse, semblable a une enfant naÔve. Il existait d'autres explications en dehors des mauvais présages, des prémonitions et des images psychiques de tragédies futures. Peut-atre, après la nuit de Thanksgiving oa Danny et ses parents lui avaient été arrachés, une telle crainte la poursuivrait-elle chaque fois qu'elle franchirait la ligne séparant l'amitié
de l'amour.
Roy atterrit a l'aéroport international Stapleton de Denver, a bord du Learjet, après vingt-cinq minutes d'attente.
Le bureau local de l'agence lui avait dépaché deux assistants, requis pendant le vol gr‚ce au téléphone brouillé.
Les deux hommes - Burt Rink et Oliver Fordyce - l'attendaient sur le parking des avions quand le Lear s'y engagea. Grands et bien rasés, ils avaient a peine plus de trente ans, portaient pardessus noir, costume bleu marine, cravate noire, chemise blanche et Oxfords noires a semelles de caoutchouc. Tous ces détails avaient également été stipulés par Roy.
Rink et Fordyce lui apportaient des vatements de rechange littéralement identiques a leur propre tenue.
S'étant rasé et douché a bord du jet durant le trajet, il n'eut qu'a se changer avant de quitter l'avion pour la limousine noire Chrysler qui attendait au pied de la pas-serelle.
La journée était glaciale, le ciel aussi clair qu'une mer arctique et plus infini que le temps. Des stalactites de glace pendaient des toits. Des plaques de neige marquaient l'extrémité des pistes.
L'aéroport Stapleton se trouvait a la lisière nord-est de la ville, alors que leur rencontre avec le Dr Sabrina Palma devait avoir lieu au-dela de la banlieue sud-ouest. Roy aurait bien demandé une escorte de police, mais il ne voulait pas attirer l'attention.
- On a rendez-vous a quatre heures et demie, déclara Fordyce, comme Rink et lui s'installaient a l'arrière de la limousine, dans le sens contraire de la marche, alors que Roy prenait place face a eux. On va mame arriver en avance.
Le chauffeur avait reçu l'instruction de ne pas traaner.
La voiture s'écarta du Learjet a une telle vitesse qu'on l'e˚t dite bel et bien pourvue d'une escorte de police.
Rink passa a Roy une grande enveloppe blanche.
- Voila les documents que vous avez demandés.
- Vous avez vos papiers des services secrets ?
Rink et Fordyce sortirent d'une poche de costume leur porte-cartes et révélèrent des cartes d'identité hologra-phiques portant leur photographie, ainsi que d'authen-tiques insignes des services secrets. Pendant l'entretien a venir, Rink serait Sidney Eugene Tarkenton, Fordyce, Lawrence albert Olmeyer.
Roy sépara son propre porte-cartes des autres documents contenus dans l'enveloppe. Il se nommait J. Robert Cotter.
- Rappelons-nous bien qui nous sommes, recommanda-t-il. Il faut que nous nous donnions ces noms-la.
Je pense que vous n'aurez pas besoin de dire grand-chose
- voire rien. C'est moi qui parlerai. Vous ates la essentiellement pour respecter la vraisemblance. Vous entrez dans le bureau du Dr Palma derrière moi, et vous vous postez de chaque côté de la porte. Les pieds écartés d'environ quarante-cinq centimètres, les bras pendant devant vous une main sur l'autre. quand je vous présente, vous dites Docteur " ou " Ravi de vous connaatre ", et vous faites un signe de tate. Soyez toujours stoÔques. aussi inexpressifs que les gardes de Buckingham Palace. Le regard droit. Pas de nervosité. Si on vous invite a vous asseoir vous répondez poliment: " Non, merci, Docteur. " Je sais que c'est ridicule, mais c'est comme ça que les gens ont l'habitude de voir les agents secrets dans les films, si bien que le moindre détail qui pourrait vous faire passer pour des atres humains paraatrait bizarre. C'est bien compris, Sidney ?
- Oui, monsieur.
- C'est bien compris, Lawrence ?
- Je préfere Larry, dit Oliver Fordyce.
- C'est bien compris, Larry ?
- Oui, monsieur.
- Bien.
Roy sortit les derniers documents de l'enveloppe, les examina et s'en estima satisfait.
Bien qu'il f˚t en train de prendre un des plus gros risques de sa carrière, il était remarquablement calme.
Convaincu que le départ des fugitifs dans cette direction était une ruse, il n'avait mame pas dépaché d'agents a Salt Lake City ni en quelque autre endroit situé au nord de Cedar City. Ils avaient changé de cap immédiatement après atre descendus hors de portée des radars. Roy doutait qu'ils aillent vers l'ouest, au Nevada, dont les étendues désolées n'abritaient que peu de cachettes. -Ce qui laissait le sud et l'est. après les deux enchiladas d'informations de Gary Duvall, il avait passé en revue tout ce qu'il savait de Spencer Grant, et s'était estimé capable de prédire avec exactitude dans quelle direction il se dirigeait - avec de la chance, en compagnie de la bonne femme. Est-nord-est. De plus, il avait deviné l'endroit précis oa s'achèverait cette trajectoire avec encore plus de certitude qu'il n'e˚t pu prévoir celle d'une balle en observant le canon d'un fusil. Roy était calme, non seulement parce qu'il avait toute confiance en ses capacités de déduction, mais aussi parce que dans ce cas précis, le destin avançait a son côté aussi s˚rement que le sang coulait dans ses veines.
- Je suppose que l'équipe que j'ai demandée tout a l'heure est en route pour Vail ? demanda-t-il.
- Douze hommes, acquiesça Fordyce.
- Ils devraient retrouver Duvall incessamment, ajouta Rink en consultant sa montre.
Seize ans durant, Michael ackblom - alias Spencer Grant - avait nié son profond désir de retourner a cet endroit, refoulé son besoin, résisté au puissant magnétisme du passé. Pourtant, consciemment ou non, il avait toujours su qu'il devrait tôt ou tard revenir a son ancienne demeure.
Dans le cas contraire, il l'aurait vendue pour éliminer le souvenir tangible d'une époque qu'il voulait effacer, tout comme il avait abandonné son ancien nom pour un nouveau. Il conservait la propriété pour la mame raison qu'il n'avait jamais subi d'opération chirurgicale afin de réduire sa cicatrice. avec cette balafre, il se punit avait dit le Dr Nero Mondello, dans son bureau immaculé de Beverly Hills. Elle lui rappelle quelque chose qu'il aimerait oublier mais qu'il se sent obligé de se rappeler. Tant que Grant habitait la Californie et menait une vie dépourvue de stress, peut-atre e˚t-il pu résister indéfiniment a l'appel de l'abattoir du Colorado. Mais a présent, il fuyait pour sauver sa vie, dans des conditions de tension terrible, et il s'était assez approché de son ancien domicile pour que devant irrésistible le chant des sirènes du passé. Roy était prat a parier que le fils du tueur en série allait retourner au coeur du cauchemar, la oa avait jailli le sang.
Spencer Grant avait un travail a terminer dans le ranch de Vail. Et seules deux personnes au monde savaient de quoi il s'agissait.
au-dela des vitres teintées de la limousine qui filait a toute vitesse dans cette fin d'après-midi hivernale, la ville moderne de Denver, sombre, semblait posséder des limites aussi vagues que celles de ruines antiques envahies par le lierre et couvertes de mousse.
a l'ouest de Grand Junction, au sein du Parc National du Colorado, le JetRanger atterrit dans une vallée érodée entre une parenthèse de formations rocheuses rouges et une autre de collines basses, couvertes de genévriers et de pins parasols. Le tourbillon des rotors souleva en nuages cristallins une couche de neige poudreuse, épaisse d'a peine plus d'un centimètre.
a trente mètres de la, la forme luisante d'une Ford Bronco blanche se découpait sur un écran d'arbres vert-noir. Un homme en tenue de ski verte, debout près du hayon ouvert, observait l'hélicoptère.
Spencer demeura avec l'équipage tandis qu'Ellie sortait discuter avec le propriétaire du break. Une fois le moteur coupé et les pales des rotors immobilisées, la vallée frangée d'arbres et de roc était aussi silencieuse qu'une cathédrale déserte. La jeune femme n'entendait que les crissements de ses propres pas sur le sol gelé, sau-poudré de neige.
Comme elle approchait de la Bronco, elle découvrit un trépied soutenant un appareil-photo. Du matériel du mame ordre était étalé a l'arrière du véhicule.
Le photographe, un barbu, furieux, exhalait de la vapeur par les narines comme s'il avait été sur le point d'exploser.
- Vous avez g‚ché ma photo. Une étendue de neige immaculée, qui s'étalait sur des aiguillons dressés flamboyants. Un tel contraste. Une telle puissance. Et maintenant, tout est foutu !
La jeune femme jeta un coup d'oeil aux formations rocheuses, derrière l'hélicoptère. Elles étaient toujours flamboyantes, d'un rouge lumineux dans les rayons du soleil occidental, et elles étaient toujours dressées. Mais l'homme avait raison pour la neige: elle n'avait plus rien d'immaculé.
- Désolée.
- Désolée, ça ne suffit pas, dit-il sèchement.
Elle inspecta la neige autour de la Bronco. Pour autant qu'elle p˚t en juger, seules les empreintes du photographe s'y imprimaient.
- qu'est-ce que vous foutez la, de toute manière ? exigea-t-il de savoir. Il y a des restrictions sonores, ici. On n'y autorise rien d'aussi bruyant. C'est une réserve pour espèces protégées.
- alors vous n'avez qu'a coopérer, comme ça vous serez protégé aussi, dit la jeune femme en tirant le SIG 9
mm de son blouson de cuir.
De retour dans le JetRanger, tandis qu'Ellie tenait le pistolet et le Micro Uzi, Spencer découpa dans les sièges des bandes de cuir, dont il se servit pour lier les poignets des trois hommes aux accoudoirs des fauteuils oa il les avait fait asseoir.
- Je ne vous b‚illonne pas, leur annonça-t-il. Il est peu probable qu'on vous entende crier, de toute manière.
- On va mourir de froid, protesta le pilote.
- Il ne vous faudra pas plus d'une demi-heure pour vous libérer les bras. Une autre demi-heure, ou trois quarts d'heure, pour rejoindre la route qu'on a traversée en venant. Ce n'est pas assez long pour mourir de froid.
- Mais juste pour atre s˚r, on appellera la police dès qu'on sera arrivé dans une ville et on donnera votre position, assura Ellie.
Le crépuscule tombait. Des étoiles commençaient a apparaatre dans le profond violet du ciel oriental, a mesure qu'il descendait vers l'horizon.
Spencer conduisait la Bronco. Rocky, derrière les sièges, haletait dans l'oreille d'Ellie. Ils trouvèrent sans problème la route, gr‚ce aux traces de pneus qu'avait laissées le break en arrivant dans cette pittoresque vallée.
- Pourquoi leur as-tu dit qu'on appellerait la police ?
demanda Spencer.
- Tu veux qu'ils meurent de froid ?
- Je ne crois pas que ce soit très probable.
- Je ne prends pas le risque.
- Ouais, mais de nos jours, il est possible - pas s˚r mais possible - qu'un appel passé a un service de police soit reçu par un appareil permettant d'identifier le correspondant. Et une petite ville comme Grand Junction, qui n'a pas une criminalité importante ni de gros besoins financiers, a nettement plus de chances de claquer son fric en systèmes de communication fantaisie, avec les alarmes et les sifflets. Tu les appelles, et ils savent immédiatement oa tu es. «a leur dira dans quelle direction on est partis, par quelle route on a quitté Grand Junction.
- Je sais, mais on ne va pas leur faciliter les choses a ce point-la, répondit-elle, avant de lui expliquer ce qu'elle avait en tate.
- «a me plaat, admit-il.
La Prison pour Fous Criminels des montagnes Rocheuses, b‚tie pendant la grande Dépression sous les auspices de la Work Projects administratihon, paraissait aussi robuste et impressionnante que les Rocheuses elles-mames. C'était un b‚timent trapu-d'une grande superficie, pourvu de petites fenatres encaissées dans les murs et garnies de barreaux, mame pour le service administratif.
Les murs étaient de granit gris fer. Un granit encore plus sombre avait été utilisé pour les linteaux, les encadrements de portes et de fenatres, les pierres d'angle et les corniches sculptées. L'ensemble se courbait sous le poids d'un grenier en pignon et d'un toit d'ardoises noires.
Roy Miro jugea cette vue aussi déprimante que sinistre.
Sans hyperbole, on pouvait dire que le b‚timent broyait du noir en haut de sa colline, comme s'il s'était agi d'une créature vivante. Dans les ombres de la fin d'après-midi que jetaient les pentes abruptes, derrière la prison, les fenatres étaient baignées d'une lumière jaune aigre qu'on aurait dit transmise par des souterrains depuis les cachots de quelque démon des montagnes habitant le coeur des Rocheuses.
Tandis qu'en limousine il approchait de l'édifice, qu'il mettait pied a terre devant la façade, puis en traversait les couloirs jusqu'au bureau du Dr Palma, Roy fut submergé
de compassion pour les pauvres diables enfermés entre ces murs. Il se désola aussi pour les gardiens qui, puisqu'ils surveillaient les déséquilibrés, devaient passer la plus grande partie de leur vie dans un tel environnement.
S'il en avait eu le pouvoir, il aurait fait sceller toutes les fenatres et les bouches d'aération, enfermant pensionnaires et employés, et les aurait soulagés de leurs souf-
frances gr‚ce a un gaz indolore mais mortel.
La salle d'attente et le bureau du Dr Sabrina Palma étaient meublés avec une telle chaleur et un tel luxe que, par contraste avec le b‚timent qui les entourait ils semblaient appartenir non seulement a un autre lieu, plus riant - une penthouse de New York ou un manoir de Palm Beach, au bord de la mer - mais a une autre époque que les années trente, dans lesquelles semblait stagner tout le reste de la prison. Les fauteuils et les canapés étaient a l'évidence de J. Robert Scott, recouverts de soies dorées ou platinées. Les tables, les encadrements de miroirs et les chaises, également de J. Robert Scott, présentaient une grande variété de bois exotiques, au grain épais, oxygénés ou peints a la chaux. Le tapis aux différentes nuances de beige, aux volutes épaisses, pouvait atre d'Ed-ward Fields. au centre de la pièce principale trônait un massif bureau Monteverde & Young, en croissant de lune qui devait bien avoir co˚té quarante mille dollars.
Roy n'avait jamais connu d'employé du gouvernement disposant d'un lieu de travail capable de rivaliser avec ces deux pièces, mame dans les cercles les plus élevés de Washington. Il sut aussitôt qu'en conclure et comprit qu'il disposerait d'une arme contre le Dr Palma si elle tentait de lui résister.
Sabrina Palma était la directrice du personnel médical de la prison. Cette dernière étant a la fois centre de détention et hôpital, le médecin faisait également office de gardien-chef, comme dans un pénitencier ordinaire. Sabrina était aussi époustouflante que son bureau. La chevelure d'un noir de jais. Les yeux verts. La peau p‚le et lisse comme du lait. a peine quarante ans, grande, svelte, mais dotée de formes généreuses. Elle portait un tailleur en laine noir et une blouse en soie blanche.
après s'atre présenté, Roy lui présenta l'agent Olmeyer. . .
- Ravi de vous connaatre, docteur.
.. . et l'agent Tarkenton.
- Docteur.
Elle les invita tous a s'asseoir.
- Non, merci, docteur, répondit Olmeyer en se postant sur la droite de la porte qui séparait le bureau de la salle d'attente.
- Non, merci, docteur, répondit Tarkenton, avant de se figer sur la gauche de la mame porte.
Roy prit possession d'un des trois fauteuils exquis faisant face au bureau du Dr Palma, tandis qu'elle rejoignait son propre trône moelleux. Sabrina s'assit dans une cascade de lumière indirecte ambrée qui fit luire son p‚le épiderme d'une sorte de feu intérieur.
- La question qui m'amène est de la plus haute importance, lui déclara Roy, aussi gracieux que possible. Nous pensons - non, nous avons la certitude - que le fils de l'un de vos pensionnaires est a l'heure actuelle décidé a assassiner le président des …tats-Unis.
Lorsqu'on lui communiqua le nom du meurtrier en puissance, l'identité de son père, Sabrina Palma haussa le sourcil. après avoir examiné les documents sortis par Roy de l'enveloppe blanche, apprenant ce qu'on attendait d'elle, elle s'excusa et passa dans la salle d'attente pour donner quelques coups de téléphone urgents.
Son visiteur attendit patiemment.
au-dela des trois fenatres étroites, les lumières de Denver luisaient, dispersées dans la nuit, en contrebas de la prison.
Roy consulta sa montre. a l'heure qu'il était, de l'autre côté des Rocheuses, Duvall et ses douze hommes devaient avoir discrètement pris position dans l'obscurité.
au cas oa les voyageurs arriveraient plus tôt que prévu, il convenait d'atre prat.
quand ils atteignirent Grand Junction, le capuchon de la nuit avait totalement recouvert le visage du crépuscule.
avec une population de plus de trente-cinq mille habitants, la ville était assez étendue pour les retarder. Toutefois, Ellie disposant d'une lampe-stylo et d'un plan trouvé dans l'hélicoptère, elle la leur fit traverser par la route la plus simple.
aux deux tiers de leur périple urbain, ils s'arratèrent devant un complexe de salles de cinéma afin de se procurer un nouveau véhicule. apparemment, aucun film ne venait de se terminer ni n'allait commencer, car il n'y avait pas de spectateurs devant l'établissement. Le grand parking était empli de voitures mais dépourvu de vie.
- Prends une Explorer ou une Jeep, si tu peux, recommanda Ellie quand Spencer ouvrit sa portière, ce qui laissa entrer un courant d'air glacial dans la Bronco.
quelque chose comme ça. C'est plus pratique.
- Les voleurs ne choisissent pas, dit-il.
- Bien s˚r que si. (Comme il sortait, elle passa au volant.) Si tu ne choisis pas, tu n'es pas voleur, tu es éboueur.
Tandis qu'elle suivait une allée, demeurant a sa hauteur, il passa hardiment de véhicule en véhicule, tentant d'ouvrir les portières. Chaque fois qu'il y parvenait, il s'introduisait dans la voiture assez longtemps pour chercher les clefs sur le contact, sous le pare-soleil et sous le siège du conducteur.
Rocky observait son maatre par la vitre de la Bronco et gémissait, comme inquiet.
- C'est dangereux, oui, admit Ellie. Je n'ai pas le droit de te mentir. Mais pas a moitié autant que de défoncer une vitrine de supermarché avec aux fesses des hélicoptères remplis de tueurs. Tout est relatif.
La quatrième voiture qu'examina Spencer était un gros pick-up Chevrolet, a la vaste cabine munie a la fois de sièges avant et d'une banquette arrière. Il y monta, referma la portière, démarra, et quitta le parking en marche arriere.
Ellie gara la Bronco a l'endroit qu'avait occupé le Chevrolet. Il ne leur fallut que quinze secondes pour transférer le sac de toile, les armes et le chien dans le petit camion. Ensuite, ils reprirent leur route.
a l'est de la ville, ils commencèrent a chercher un motel de construction récente. La plupart des vieux établissements n'étaient pas équipés pour les ordinateurs.
Ils en trouvèrent un tellement neuf qu'il semblait que sa cérémonie d'inauguration s'était achevée quelques heures auparavant. Laissant Spencer et Rocky dans le pick-up, Ellie alla demander a la réception si les chambres lui permettraient d'utiliser son modem.
- J'ai un rapport qui doit parvenir a mes bureaux de Cleveland avant demain matin.
En fait, toutes les chambres convenaient parfaitement a ses activités. Se servant pour la première fois de sa carte d'identité au nom de Bess Baer, elle en prit une pour deux personnes et paya d'avance, en liquide.
- Dans combien de temps pourra-t-on repartir ?
demanda Spencer quand ils se garèrent devant leur bungalow.
- au pire trois quarts d'heure, sans doute une demi-heure, promit-elle.
- On a fait pas mal de chemin depuis qu'on a volé le pick-up, mais je n'ai pas envie de rester ici trop longtemps.
- Tu n'es pas le seul.
alors mame qu'elle sortait du sac le portable de Spencer et le posait sur le bureau, près d'une série de prises de courant et de téléphone, déja concentrée sur la t‚che qui l'attendait, elle ne put s'empacher de remarquer la décoration de la pièce. Moquette chinée bleu et noir. Rideaux rayés bleu et jaune. Dessus de lit a carreaux vert et bleu.
Papier peint bleu, doré et argenté, a dessins amiboÔdes.
On e˚t dit un motif de camouflage militaire pour planète extraterrestre .
- Pendant que tu t'occupes de ça, je vais emmener Rocky faire ses besoins, décida Spencer. Il doit atre sur le point d'exploser.
- Il n'en a pas l'air.
- Il est trop gané pour le montrer. (a la porte, il se retourna vers elle.) J'ai vu des fast-foods, de l'autre côté
de la rue. Je vais nous chercher des hamburgers, ou autre chose, si tu préferes.
- que ce soit copieux, c'est tout, recommanda-t-elle.
Une fois ses deux compagnons partis, Ellie accéda a l'ordinateur central de l'aT&T qu'elle avait pénétré bien longtemps auparavant et exploré en profondeur. Gr‚ce aux liaisons nationales de l'aT&T, elle avait déja réussi a se frayer un chemin dans les machines de plusieurs compagnies régionales du téléphone, aux quatre coins du pays, mais jamais dans celle du Colorado. Pour un pirate informatique, un pianiste virtuose ou un gymnaste olympique, l'entraanement était la clef du succès - et elle était extramement bien entraanée.
quand Spencer et Rocky revinrent, vingt-cinq minutes plus tard, elle se trouvait déja au plus profond de l'ordinateur régional, en train d'examiner a la h‚te une liste terriblement longue de cabines publiques, avec les adresses correspondantes, classées par comté. Elle choisit celle d'une station-service de Montrose, Colorado, a une centaine de kilomètres au sud de Grand Junction.
Manipulant le système de connexion principal de la compagnie du téléphone, elle appela la police de Grand Junction, faisant transiter la communication par la cabine de la station-service. Elle ne composa pas le numéro normal mais celui des urgences, afin d'atre s˚re que la provenance de l'appel apparaatrait sur un écran, devant l'opératrice.
- Police de Grand Junction.
- Dans la journée, nous avons détourné un hélicoptère a Cedar City, Utah, déclara Ellie sans préambule. (quand son interlocutrice tenta de l'interrompre par des questions qui lui permettraient de remplir un formulaire standard, la jeune femme hurla pour la faire taire.) La ferme ! Je ne me répéterai pas, alors vous avez intérat a écouter, sinon des gens vont mourir. (Elle sourit a Spencer, qui ouvrait des sacs emplis de nourriture odorante, posés sur la table.) L'hélico se trouve actuellement au sol, dans le parc national du Colorado, avec l'équipage a bord. Les pilotes sont indemnes mais attachés. S'ils passent la nuit la-bas, ils vont mourir de froid. Je vais vous décrire le site une fois, et vous avez intérat a bien choper les détails si vous voulez leur sauver la vie.
après avoir donné des indications succinctes, elle se déconnecta.
Elle venait de faire d'une pierre deux coups. Les trois hommes du JetRanger seraient secourus rapidement, et la police de Grand Junction disposait d'une adresse a Montrose, cent kilomètres au sud, d'oa émanait l'appel téléphonique - ce qui indiquait que les fuyards s'apprataient a partir vers l'est, sur la route fédérale 50, en direction de Pueblo, ou bien a continuer vers le sud, sur la route fédérale 550, vers Durango. Plusieurs routes d'…tat croisaient ces artères principales, si bien que les possibilités étaient assez étendues pour occuper pleinement les équipes de l'agence. Pendant ce temps, Spencer, Mr Rocky Dog et Ellie fileraient vers Denver sur la route inter-…tats 70.
Le Dr Sabrina Palma faisait des difficultés, ce qui ne surprenait pas Roy. avant d'arriver a la prison, il s'était attendu a se voir opposer des objections d'ordre médical ou politique, voire en rapport avec la sécurité. au moment oa il avait découvert le bureau du médecin, il avait compris que des considérations financières allaient peser plus lourd contre lui que tous les arguments authentiquement moraux qu'aurait pu trouver Sabrina.
- Je n'arrive pas a concevoir pour quelle raison la menace pesant sur le président nous obligerait a arracher Steven ackblom a sa cellule, déclara-t-elle sèchement.
Bien qu'elle occup‚t a nouveau son extraordinaire fauteuil en cuir, elle n'y était plus détendue mais assise en avant, les avant-bras sur le bureau. Ses mains manucu-rées, quand elle ne serrait pas les poings sur son sous-main, manipulaient divers objets de cristal Lalique
- petits animaux, poissons colorés -, disposés a côté du buvard.
- C'est un individu extramement dangereux, reprit-elle. Un homme arrogant, totalement égoÔste, qui ne coopérerait jamais avec vous, mame s'il pouvait bel et bien vous aider a retrouver son fils - encore que je n'imagine pas la chose possible.
Roy demeurait aussi aimable qu'a l'ordinaire.
- avec tout le respect que je vous dois, docteur Palma, il ne vous appartient pas d'imaginer ni de savoir comment il peut nous aider ou comment nous comptons nous assurer sa coopération. C'est une question urgente de sécurité
nationale. Mame si je le voulais, je n'ai pas le droit de vous donner de détails.
- Cet homme est un démon, Mr Cotter.
- Oui, je connais son histoire.
- Vous ne me comprenez pas.
Roy interrompit la jeune femme sans élever la voix, désignant un des documents qui reposaient sur le bureau.
- Vous avez lu l'ordre signé par un juge de la Cour suprame du Colorado, plaçant Steven ackblom sous mon autorité temporaire.
- OUi, mais. . .
- Je suppose que quand vous avez quitté la pièce pour téléphoner, un de vos coups de fil visait a vérifier l'authenticité de cette signature.
- Oui, et elle est authentique. Le juge était encore dans son bureau: il me l'a confirmé lui-mame.
De fait, la signature était réelle. Ce juge-la mangeait dans la main de l'agence.
Sabrina Palma, toutefois, n'était pas satisfaite.
- Mais qu'est-ce que votre juge sait d'un malade pareil ? quelle expérience a-t-il de cet homme ?
- Je suppose également que vous vous ates fait confirmer l'authenticité de la lettre de mon patron, le secrétaire au Trésor ? demanda Roy en désignant un autre document, sur le bureau. Vous avez appelé Washington ?
- Je ne lui ai pas parlé, bien entendu.
- Il est très occupé. Mais vous avez d˚ joindre un de ses assistants...
- Oui, admit le médecin, de mauvaise gr‚ce. J'ai eu un assistant, qui m'a confirmé la requate.
La signature du secrétaire au Trésor était fausse. L'assistant, un parmi tant d'autres, était un sympathisant de l'agence. a l'heure qu'il était, il se trouvait sans doute encore dans le bureau du secrétaire, après la fermeture officielle, afin de pouvoir répondre a un nouvel appel sur la ligne privée dont Roy avait donné le numéro a Sabrina Palma, au cas oa cette dernière voudrait une deuxième confirmation.
- Et la requate du premier adjoint du ministre de la Justice ? continua Roy en désignant un troisième document.
- Je l'ai appelé.
- Il me semble que vous avez déja rencontré Mr Summerton.
- Oui, lors d'une conférence traitant de l'incidence de l'aveu de culpabilité sur la santé du système judiciaire. Il y a environ six mois.
- J'imagine qu'il s'est montré persuasif.
- Tout a fait. …coutez, Mr Cotter, j'ai un contact au bureau du gouverneur. alors, si nous pouvions seulement attendre que...
- J'ai peur que nous n'en ayons pas le temps. Comme je vous l'ai dit, la vie du président des …tats-Unis est en jeu.
- Ce prisonnier est d'une exceptionnelle...
- Docteur Palma, interrompit Roy, un peu sec quoique toujours souriant, vous n'avez pas a vous inquiÎter pour votre poule aux oeufs d'or. Je vous jure qu'elle sera de retour dans vos murs d'ici vingt-quatre heures.
Le médecin le foudroya de ses yeux verts furieux mais ne répondit pas.
- Je ne savais pas que Steven ackblom avait continué
a peindre après son incarcération, continua Roy.
Le regard du Dr Palma dériva vers les deux hommes, près de la porte, figés dans de convaincantes postures d'agents secrets, puis revint sur son interlocuteur.
- Il travaille un peu, oui. Pas beaucoup. Deux ou trois toiles par an.
- qui valent a l'heure actuelle des millions.
- Il ne se passe rien d'immoral dans cet établissement Mr Cotter.
- Loin de moi cette idée, assura Roy, innocent.
- De sa propre volonté, sans la moindre coercition, Mr ackblom attribue les droits de ses nouveaux tableaux a l'institution - une fois qu'il en a assez de les exposer dans sa cellule. Les bénéfices des ventes sont entièrement utilisés pour augmenter le budget qui nous est alloué par l'…tat du Colorado. Et compte tenu des économies actuelles, l'…tat n'accorde qu'un budget ridicule aux établissements pénitentiaires, comme si les prisonniers ne méritaient pas d'atre soignés.
Roy fit glisser sa main avec légèreté, avec admiration avec amour, sur le bord aussi lisse que du verre du bureau a quarante mille dollars.
- Oui, je suis s˚r que sans l'apport des oeuvres d'ackblom, votre situation serait bien triste.
Sabrina demeura a nouveau muette.
- Dites-moi, docteur, en plus des deux ou trois toiles que produit ackblom chaque année, étant donné qu'il n'a que l'art pour passer le temps dans sa prison, n'y aurait-il pas des croquis, des études, des gribouillis, qui ne vaudraient pas la peine d'atre légués a l'institution ? Vous voyez ce que je veux dire: des esquisses insignifiantes, des ébauches, qui coteraient a peine dix ou vingt mille dollars pièce et qu'on pourrait emmener chez soi pour décorer sa salle de bains ? Voire incinérer avec les ordures ?
Elle le haÔssait avec une telle intensité que le rouge lui monta aux joues. Il n'aurait pas été surpris qu'elles fussent assez chaudes pour que s'en enflamme d'un instant a l'autre la peau naguère si blanche, tel du papier-éclair de prestidigitateur.
- J'adore votre montre, continua-t-il, en montrant la Piaget au cadran cerclé d'émeraudes et de diamants alternés qui parait le poignet délicat.
Le quatrième document posé sur le bureau était l'ordre de transfert qui lui donnait autorité pour recevoir la garde temporaire d'ackblom - sur décision de la cour suprame du Colorado. Lui-mame l'avait déja signé dans la limousine. Le Dr Palma le signa a son tour.
- ackblom est-il sous un traitement médical que nous devions poursuivre, comme des antipsychotiques ?
demanda Roy, ravi.
Leurs regards se croisèrent a nouveau. La colère du médecin s'adoucit devant son inquiétude.
- Pas d'antipsychotiques. Il n'en a pas besoin. Il n'est pas psychotique selon la définition du terme admise a l'heure actuelle. Depuis le début, j'essaie de vous faire comprendre que cet homme ne manifeste aucun des symptômes classiques de la psychose. Il est très difficile de le définir. C'est un sociopathe, oui, mais nous ne pouvons l'affirmer que parce que nous connaissons ses crimes: cela ne se sent ni dans ses paroles ni dans son comportement. Faites-lui passer le test psychologique que vous voulez, il s'en sortira avec les honneurs. Il apparaatra comme parfaitement normal, équilibré, adapté, pas mame névrosé de manière notable...
- J'ai cru comprendre que pendant ces seize années, il s'est comporté en prisonnier modele.
- Ca ne veut rien dire. C'est ce que je tente de vous expliquer. …coutez: je suis docteur en médecine et psy-chiatre. Freud et Jung n'étaient que deux connards. (Cette grossièreté, dans la bouche d'une femme aussi élégante, était extramement choquante.) Leurs théories sur le fonctionnement de l'esprit humain sont des exercices d'auto-justification sans valeur, des philosophies inventées uniquement pour excuser leurs propres désirs. Personne ne sait comment fonctionne l'esprit. Mame quand nous réus-sissons a corriger un état mental par un médicament, nous savons seulement que ledit médicament est efficace, pas pourquoi. Et dans le cas d'ackblom, il n'est pas plus question de problème physiologique que de problème psychologique.
- Vous n'éprouvez aucune compassion pour lui ?
Le médecin se pencha au-dessus de son bureau, fixant Roy d'un regard ardent.
- Je vais vous dire une bonne chose, Mr Cotter: le mal existe. Un mal dépourvu de la moindre cause, qui défie toute rationalisation. Un mal qui n'est d˚ ni a un traumatisme, ni a de mauvais traitements, ni a des privations. Steven ackblom, pour moi, en est le parfait exemple. Il est totalement sain d'esprit. Il fait de toute évidence la différence entre le bien et le mal. Il a choisi de commettre des actes monstrueux en toute connaissance de cause, sans y atre poussé par une quelconque compulsion.
- Vous n'avez aucune compassion pour votre patient ?
demanda a nouveau Roy.
- Ce n'est pas mon patient, Mr Cotter, c'est mon prisonnier.
- quel que soit le statut que vous lui reconnaissiez ne mérite-t-il pas un peu de compassion ? Un homme qui est tombé de si haut.
- Tout ce qu'il mérite, c'est une balle dans la tate et une tombe sans inscription, répondit sèchement Sabrina Palma. (Elle n'était plus séduisante. Elle évoquait une sorcière: p‚le, les cheveux noirs, et les yeux aussi verts que ceux de certains chats.) Mais parce que Mr ackblom a plaidé coupable, et parce qu'il était plus facile de l'in-terner ici, l'Etat a fait mine de croire qu'il était malade.
Parmi les atres qu'avait rencontrés Roy au cours de son existence agitée, rares étaient ceux qu'il n'avait pas appréciés, encore plus rares ceux qu'il avait haÔs. Pour presque tous, quels qu'en fussent les défauts ou la personnalité, il avait su trouver dans son coeur un peu de compassion. Toutefois, il n'éprouvait que mépris pour le Dr Sabrina Palma.
Lorsqu'il aurait un moment de libre dans son emploi du temps, il lui infligerait de tels ennuis que ce qu'il avait fait a Harris Descoteaux paraatrait magnanime.
- Mame si vous n'arrivez pas a ressentir de la compassion pour le Steven ackblom qui a tué toutes ces femmes, j'estime que vous pourriez en accorder un peu a celui qui s'est montré si généreux avec vous, remarqua-t-il en quittant son fauteuil.
- Il est le mal, persista le médecin. Il ne mérite pas la moindre compassion. Faites-en ce que vous voulez, et ensuite, ramenez-le ici.
- Eh bien, j'imagine que vous devez vous y connaatre, en matière de mal, docteur.
- Les avantages que j'ai tirés de notre arrangement représentent une faute, Mr Cotter, j'en suis parfaitement consciente, répliqua froidement Sabrina. Et d'une manière ou d'une autre, je finirai par l'expier. Mais il y a une différence entre une faute due a la faiblesse et un acte purement maléfique. Une différence que je perçois très bien.
- Comme c'est pratique, conclut Roy en rassemblant les papiers étalés sur le bureau.
assis sur le lit, ils dévorèrent les hamburgers, les frites et les biscuits au chocolat achetés chez Burger King.
Rocky, lui, mangea par terre, sur un sac en papier déchiré.
Il leur semblait qu'une éternité s'était écoulée depuis leur matinée dans le désert, vieille d'a peine douze heures. Tous deux en avaient tant appris l'un sur l'autre qu'ils pouvaient daner en silence et savourer la nourriture sans ressentir la moindre gane.
Spencer, toutefois, surprit sa compagne lorsque, vers la fin du repas h‚tif, il exprima le désir de s'arrater au ranch de Vail sur le chemin de Denver. Et " surprise " n'était plus le mot qui convenait quand il lui apprit qu'il en était toujours propriétaire.
- J'ai peut-atre toujours su qu'il faudrait que j'y retourne un jour, dit-il, sans la regarder.
Il repoussa le reste de son daner, privé d'appétit. assis en tailleur sur le lit, il croisa les mains sur son genou droit et les contempla comme si elles avaient été plus mystérieuses que des reliques de l'ancienne atlantide.
- au début, continua-t-il, mes grands-parents ont conservé le ranch parce qu'ils ne voulaient pas qu'un acheteur éventuel en fasse une attraction pour touristes.
Ou laisse les médias pénétrer dans les sous-sols pour concocter de nouveaux articles morbides. Les corps avaient été enlevés, tout avait été nettoyé, mais c'était toujours l'endroit, ça pouvait encore attirer la presse.
après ma thérapie, qui a duré environ un an, le psy a dit que nous devrions garder le ranch jusqu'a ce que je sois prat a y retourner.
- Pourquoi ? demanda Ellie. Pourquoi y retourner ?
Il hésita.
- Parce que j'ai perdu le souvenir d'une partie de cette nuit-la, admit-il enfin. Je n'ai jamais été capable de me rappeler ce qui s'est passé a la fin, après que j'ai tiré sur lui.
- qu'est-ce que tu veux dire ? Tu lui a tiré dessus et puis tu es allé chercher de l'aide, point final.
- Non.
- quoi ?
Il secoua la tate. Contemplant toujours ses mains.
Immobiles. Doigts de marbre sculpté, reposant sur son genou.
- C'est ce qu'il faut que je découvre, dit-il. Il faut que je retourne la-bas, tout en bas, et que je trouve. Parce que sinon, je ne serai jamais... en paix avec moi-mame... et je ne te serai d'aucun secours.
- Tu ne peux pas y aller. Pas avec l'agence a tes trousses.
- Ils ne nous chercherons pas la-bas. Ils ne peuvent pas avoir découvert qui je suis. qui je suis réellement.
Michael. «a, ils ne peuvent pas le savoir.
- Peut-atre que si, dit-elle.
Elle s'approcha du sac de toile et en sortit l'enveloppe trouvée sur le plancher du JetRanger, a moitié glissée sous son siège. Elle la lui donna.
- Ils ont eu ça chez moi, dans une boate a chaussures constata-t-il. Ils les ont sans doute juste prises pour le principe. Ils n'ont pas pu reconnaatre... mon père. Personne ne le pourrait. Pas sur cette photo.
- Tu ne peux pas en atre s˚r.
- De toute façon, mame s'ils réussissaient a pénétrer dans les archives confidentielles des tribunaux et décou-vraient que j'ai changé de nom, je ne possède pas le ranch sous ma véritable identité. Je passe par une société des Caraibes.
- Ils ont énormément de ressources, Spencer.
Il releva les yeux et soutint le regard de la jeune femme.
- D'accord... je suis prat a croire qu'ils en ont assez pour tout découvrir - si on leur en donne le temps. Mais s˚rement pas aussi vite. «a signifie juste que j'ai encore plus de raisons d'aller la-bas ce soir. quand aurai-je une autre chance, une fois qu'on sera a Denver, et ensuite je ne sais oa ? avant que je ne puisse revenir a Vail, ils auront peut-atre bel et bien découvert que je suis propriétaire du ranch. Et alors, je ne pourrai jamais y retourner pour mettre un terme a cette histoire. On passe juste a côté de Vail, en allant a Denver. C'est près de la route inter-…tats 70.
- Je sais, dit-elle tremblante, en se rappelant le moment oa, dans l'hélicoptère, quelque part au-dessus de l'Utah, elle avait senti qu'il ne vivrait peut-atre pas assez longtemps pour partager avec elle la matinée suivante.
- Si tu ne veux pas venir avec moi, on doit pouvoir s'arranger, reprit-il. Mais... mame si j'étais s˚r que l'agence ne découvrirait jamais le ranch, je dois y retourner cette nuit. Si je n'y vais pas maintenant, alors que j'en ai le courage, je risque de ne plus jamais le retrouver, Ellie. Cette fois-ci, ça m'a pris seize ans.
Elle demeura quelques instants assise, regardant a son tour ses mains, puis elle se leva pour s'approcher de l'ordinateur portable, toujours branché et relié au modem.
Elle l'alluma.
- qu'est-ce que tu fais ? s'enquit-il en la suivant près du bureau.
- quelle est l'adresse du ranch ? interrogea-t-elle.
C'était une adresse rurale, sans numéro de rue. Il la lui donna, et mame la répéta lorsqu'elle le lui demanda.
- Mais pourquoi ? a quoi ça rime ?
- Comment s'appelle ta société, aux CaraÔbes ?
- Vanishment International.
- Sans blague ?
- Sans blague.
- Et c'est le nom qui figure sur le titre de propriété ?
C'est ça qui apparait sur les feuilles d'impôts ?
- Oui. (Il tira une chaise près de celle de la jeune femme et s'y installa, tandis que Rocky venait renifler dans leur direction pour voir s'il ne leur restait pas un peu de nourriture.) Tu veux m'expliquer, Ellie ?
- Je vais essayer de m'introduire dans les archives immobilières locales, déclara-t-elle. Je voudrais obtenir un plan du cadastre. Il faut que je connaisse la topographie exacte des lieux.
- Mais qu'est-ce que tu racontes ?
- Si on va la-bas, si on prend un tel risque, il faut qu'on soit aussi bien armés que possible, bon Dieu ! dit-elle, plus pour elle-mame que pour lui. Il faut qu'on soit prat a se défendre contre n'importe quoi.
- De quoi parles-tu ?
- Trop compliqué. Plus tard. Maintenant, j'ai besoin de silence.
Ses mains agiles accomplissaient des prodiges sur le clavier. Spencer observa l'écran tandis qu'elle quittait Grand Junction pour l'ordinateur du tribunal de Vail.
Ensuite, elle pela couche après couche l'oignon des archives du comté.
Vatu d'un costume un peu trop large fourni par l'agence et d'un pardessus identique a celui de ses trois compagnons, poignets et chevilles menottés, le célèbre trop célèbre Steven ackblom était assis en compagnie de Roy, a l'arrière de la limousine.
L'artiste avait cinquante-trois ans mais ne paraissait guère avoir vieilli que de quelques années depuis qu'il avait fait la une des journaux et que les colporteurs de sensationnel l'avaient surnommé le vampire de Vail, le malade mental des montagnes, le Michel-ange psychotique. quoiqu'un peu de gris lui marqu‚t les tempes, ses cheveux étaient par ailleurs noirs et luisants, son cr‚ne nullement dégarni. Une douce ride de sourire s'incurvait vers la bouche, depuis le coin de chaque narine, et des éventails de pattes d'oie se déployaient au coin des yeux.
Rien de tout cela ne le vieillissait. En fait, il paraissait n'avoir guère de soucis mais d'innombrables sources d'amusement.
Tout comme sur le cliché que Roy avait trouvé dans le chalet de Malibu, ainsi que sur les photos parues dans journaux et magazines seize ans plus tôt, le trait le plus frappant de Steven ackblom était son regard. Toutefois, l'arrogance que Roy y avait perçue dans le sombre cliché
publicitaire n'y était pas présente en ce moment, si elle y avait jamais été. a la place, on y lisait une paisible assurance. De mame, l'aspect inquiétant qu'on discernait sur les photos, lorsqu'on connaissait ses crimes, n'apparaissait pas sur sa personne. Il avait le regard droit, mais en rien menaçant. Roy avait été surpris, quoique nullement déçu, de découvrir dans les yeux d'ackblom une bonté
peu commune, ainsi qu'une empathie poignante: on pouvait en déduire qu'il s'agissait d'un homme a la sagesse considérable, a la profonde et complète compréhension de la condition humaine.
Mame dans l'étrange et insuffisante clarté qui emplissait la limousine, gr‚ce aux ampoules de faible puissance fixées sous les sièges et aux montants des portières, ackblom avait indéniablement de la présence - mais pas d'une manière que la presse, avide de sensationnel, avait su saisir. S'il était calme, son mutisme n'évoquait ni la difficulté a s'exprimer, ni la distraction. Bien au contraire: son silence était plus éloquent que les exploits oratoires de la plupart des autres hommes; en outre, il était toujours sans le moindre doute attentif, alerte. Il bougeait peu, ne se tortillait jamais sur son siège. Occa-sionnellement, lorsqu'il accompagnait un commentaire d'un geste, le mouvement de ses mains menottées participait d'une telle économie que ses chaanes ne cliquetaient qu'a peine, voire pas du tout. Sa tranquillité n'était pas rigide mais détendue, pas molle mais emplie de puissance, de conscience. On ne pouvait rester assis a son côté sans se rendre compte qu'il était doué d'une intelligence colossale: il en vibrait presque, comme si son esprit avait été une machine dynamique d'une telle omnipotence qu'elle e˚t pu déplacer des mondes, altérer le cosmos.
Durant ses trente-trois ans d'existence, Roy Miro n'avait rencontré que deux personnes dont la simple présence physique avait déclenché en lui un semblant d'amour. La première était Eve Marie Jammer. La seconde Steven ackblom. Les deux, la mame semaine.
Durant ce merveilleux mois de février, le destin était littéralement devenu son manteau et son compagnon. Il demeurait auprès de Steven ackblom, discret, fasciné. Il avait désespérément envie de faire comprendre a l'artiste que lui, Roy Miro, était un homme aux intuitions profondes et aux succès exceptionnels.
Rink et Fordyce (Tarkenton et Olmeyer avaient cessé
d'exister en quittant le bureau du Dr Palma) ne paraissaient pas aussi charmés par ackblom que Roy - et c'était la un euphémisme. assis sur la banquette d'en face, ils semblaient se désintéresser totalement de ce que l'artiste avait a dire. Fordyce fermait les yeux durant de longs moments, comme pour méditer. Rink contemplait les vitres, bien qu'il ne p˚t strictement rien apercevoir a travers le verre fumé. Dans les rares occasions oa un geste d'ackblom faisait cliqueter ses menottes, et dans celles, encore plus rares, oa il bougeait assez les pieds pour animer la chaane lui liant les chevilles, les yeux de Fordyce s'ouvraient d'un coup, tels ceux d'une poupée, et le regard de Rink se détournait de la nuit pour revenir vers le peintre. Le reste du temps, ils ne lui accordaient aucune attention.
Rink et Fordyce, hélas, s'étaient visiblement forgé une opinion d'ackblom par les ordures glanées dans les médias et non par leurs propres observations. Leur manque de discernement n'avait bien s˚r rien d'étonnant.
C'étaient des hommes d'action et non d'idées, de désir vulgaire et non de passion. L'agence avait besoin de gens comme eux, tristement dépourvus d'intuition, pitoyables créatures dont les limites rapprocheraient un jour le monde de la perfection, en le quittant.
- J'étais très jeune, a l'époque, dit Roy. J'avais seulement deux ans de plus que votre fils, mais j'ai compris ce que vous cherchiez a accomplir.
- Et que cherchais-je donc ? demanda ackblom.
Il avait une voix de ténor assez basse, douce, dont le timbre suggérait qu'il aurait pu faire carrière dans la chanson s'il l'avait souhaité.
Roy expliqua ses théories sur le travail du peintre: ces portraits étranges et fascinants ne représentaient pas les désirs haineux des hommes, bouillonnant comme dans une cocotte minute sous une surface séduisante, mais devaient atre observés en conjonction avec les natures mortes. Ensemble, les deux genres de tableaux formaient une réflexion sur le désir de perfection des atres humains et la lutte qu'ils menaient pour y parvenir.
- Et si vos travaux avec des modèles vivants avaient pour résultat de leur faire atteindre la beauté parfaite, mame brièvement, avant leur mort, alors vos crimes n'en étaient pas.
C'étaient des actes de charité, de compassion profonde, car bien peu d'entre nous connaissent le moindre instant de perfection durant leur vie. Gr‚ce a la torture, vous avez donné a ces quarante et une-la - et a votre femme, j'imagine - une expérience transcendante. Si elles avaient survécu, il est possible qu'elles vous auraient remercié.
Roy s'exprimait en toute franchise, bien qu'il e˚t précédemment cru ackblom mal inspiré si l'on tenait compte des moyens employés a sa recherche du Graal de la perfection. C'était ce que pensait Roy avant de le rencontrer. a présent, avoir ainsi sous-estimé le talent de l'artiste et son intuition aiguÎ lui faisait honte.
Sur l'autre banquette, ni Rink ni Fordyce ne manifestaient la moindre surprise ni le moindre intérat a ce qu'il disait. Dans le cadre de leur travail, ils entendaient tellement de mensonges grossiers, tous proférés avec la plus grande sincérité, qu'ils le croyaient sans aucun doute en train de jouer avec ackblom, de manipuler astucieusement un malade mental afin de l'amener au degré de coopération nécessaire pour le succès de l'opération. Roy se trouvait dans la singulière et merveilleuse position de pouvoir exprimer ses sentiments les plus profonds en sachant qu'ackblom le comprendrait parfaitement, alors que Rink et Fordyce le croiraient machiavélique.
Il n'alla pas jusqu'a révéler son engagement personnel dans l'extension de la compassion aux individus les plus malheureux qu'il avait croisés au cours de ses nombreux voyages. Des histoires telles que celles des Bettonfield a Beverly Hills, de Chester et Guinevere a Burbank, ou du paraplégique et de son épouse devant le restaurant de Las Vegas auraient pu paraatre trop précises pour que mame Rink et Fordyce les prissent pour des mensonges impromptus, destinés a gagner la confiance de l'artiste.
- Le monde serait infiniment meilleur si le potentiel génétique de l'humanité était éclairci, déclara Roy, restreignant ses observations a d'inoffensifs concepts généraux. …liminer d'abord les spécimens les plus imparfaits et ensuite remonter, jusqu'a ce que les seuls survivants soient ceux qui correspondent le mieux au type du citoyen idéal pour b‚tir une société plus agréable et plus éclairée. Vous n'ates pas d'accord ?
- Ce serait sans nul doute un processus fascinant, répondit ackblom.
- N'est-ce pas ? dit Roy, qui jugeait ce commentaire approbateur.
- En supposant bien s˚r qu'on se trouve dans le comité des éliminateurs et non parmi ceux qui sont jugés, ajouta le peintre.
- C'est évidemment l'hypothèse de base.
ackblom gratifia son interlocuteur d'un sourire.
- alors la, qu'est-ce qu'on s'amuserait !
Ils rejoignaient Vail en traversant les montagnes, sur la route inter-…tats 70, et non par avion. En voiture, le trajet prendrait moins de deux heures. Retraverser Denver après avoir quitté la prison pour rejoindre l'aéroport Stapleton, attendre une autorisation de vol et faire le chemin par la voie des airs e˚t demandé plus longtemps. En outre, la limousine était plus intime, plus silencieuse que le jet.
Roy pouvait y passer plus d'instants de qualité en compagnie du peintre qu'a bord du Lear.
Graduellement, de kilomètre en kilomètre, il en vint a comprendre pourquoi Steven ackblom l'affectait aussi profondément qu'Eve. quoique l'artiste f˚t bel homme, aucun de ses traits physiques ne pouvait atre qualifié de parfait. Pourtant, d'une certaine manière, il l'était bel et bien. Roy le sentait. Une lueur. Une harmonie subtile.
Des vibrations apaisantes. En un certain aspect de son atre. ackblom était dépourvu du moindre défaut. Pour le moment, cette vertu parfaite, malicieuse, demeurait cachée, mais Roy était s˚r de la découvrir avant leur arrivée au ranch de Vail.
La limousine traversait des montagnes de plus en plus hautes, de vastes forats couvertes de neige, montait vers le clair de lune argenté - et tout ce décor était réduit a un flou obscur par les vitres teintées. Les pneus semblaient fredonner.
Tandis que Spencer engageait le pick-up noir volé sur la route inter-Etats 70, a la sortie de Grand Junction, Ellie, assise au fond de son siège, travaillait fiévreusement sur le portable alimenté par l'allume-cigare. Un coussin dérobé a l'hôtel soutenait l'ordinateur. Périodiquement, la jeune femme consultait le tirage de la carte du cadastre et des autres informations qu'elle avait obtenues au sujet du ranch.
- qu'est-ce que tu fais ? interrogea-t-il a nouveau.
- Des calculs.
- quels calculs ?
- Chut. Rocky dort, derrière.
De son sac de toile, elle avait sorti des disquettes dont elle avait installé le contenu dans la machine. Il s'agissait a l'évidence de programmes qu'elle avait conçus elle-mame - et adaptés a l'ordinateur de Spencer durant ses deux jours et plus de délire, au coeur du Mojave. Lorsqu'il lui avait demandé pourquoi elle avait doublé sa propre machine - a présent disparue avec la Rover - de la sienne, très différente, elle avait répondu:
- Rappelle-toi que je suis une ancienne girl-scout, qui aime atre toujours prate.
Il n'avait aucune idée de la fonction des logiciels. Des formules et des graphiques s'affichaient sur l'écran. Des globes terrestres holographes pivotaient sur ordre d'Ellie, qui en agrandissait certaines portions afin de les observer plus en détail.
Vail ne se trouvait qu'a trois heures de la. Spencer aurait aimé employer ce temps a discuter, a se découvrir un peu plus mutuellement. Trois heures, c'était bien court - particulièrement si ce devait atre les trois dernières qu'ils allaient jamais passer ensemble.
Lorsqu'il rentra chez son frère, de sa promenade a travers les rues vallonnées de Westwood, Harris Descoteaux ne mentionna pas sa rencontre avec l'homme a la Toyota bleue. D'une part, elle lui semblait comme sortie d'un rave. Improbable. D'autre part, il se demandait encore si l'inconnu était un ami ou un ennemi. Il ne voulait pas inquiéter Darius ou Jessica.
En fin d'après-midi, quand Ondine et Willa furent revenues du centre commercial avec leur tante, et Martin, le fils de Darius et de Bonnie, de l'école, l'avocat décida qu'ils avaient besoin de se distraire un peu. Il insista pour qu'ils s'entassent tous les sept dans le minibus Volkswagen qu'il avait restauré de ses propres mains avec amour, et qu'ils aillent au cinéma - puis daner aux Hamlet Gardens.
Ni Harris ni Jessica ne voulaient aller au spectacle ou au restaurant, car chaque dollar qu'ils y dépenseraient serait un dollar volé. quant a Ondine et Willa, pourtant aussi solides que n'importe quelles adolescentes, elles ne s'étaient pas encore remises de l'assaut du commando ni de leur expulsion par les marshals fédéraux.
Darius estimait qu'un film et un daner aux Hamlet Gardens étaient précisément les médicaments qu'il leur fallait dans leur situation, et il ne voulut pas en démordre.
Son opini‚treté était l'une des qualités qui faisaient de lui un avocat exceptionnel.
a 18 h 15, en ce lundi, Harris se retrouva au milieu d'une foule bruyante, dans un cinéma, incapable de percevoir l'humour de scènes que tout le monde jugeait hila-rantes - et succombant a une nouvelle crise de claustrophobie. L'obscurité. Le nombre des spectateurs... Leur chaleur corporelle. Il devint tout d'abord incapable de respirer a fond, puis fut pris d'un léger étourdissement.
Craignant le pire a venir, il murmura a Jessica qu'il devait aller aux toilettes. Comme elle semblait s'inquiéter, il lui tapota le bras et lui adressa un sourire rassurant avant de s'échapper au plus vite.
Les toilettes pour hommes étaient désertes. Harris fit couler l'eau froide dans l'un des quatre lavabos. Il s'as-pergea le visage a plusieurs reprises, tentant de se rafraa-chir après son séjour dans la salle surchauffée et de chasser son étourdissement.
Le bruit du robinet l'empacha d'entendre l'autre homme entrer. Lorsqu'il releva les yeux, il n'était plus seul.
Un asiatique, la trentaine, vatu d'un jean, de mocassins et d'un pull bleu foncé orné de rennes rouges bondissants, se tenait a deux lavabos de lui et se coiffait. Lorsqu'il croisa le regard du capitaine dans le miroir, il lui sourit.
- Puis-je vous donner matière a réflexion, monsieur ?
Harris reconnut la question de l'homme a la Toyota, qui avait engagé la conversation avec lui. Stupéfait, il recula avec une telle précipitation qu'il se heurta a la porte battante d'un des cabinets. Il tituba, faillit tomber puis retrouva son équilibre en s'agrippant a l'encadrement.
- a une époque, l'économie japonaise était tellement florissante que le monde s'est dit que, peut-atre, les grands gouvernements et les grosses entreprises devaient marcher main dans la main.
- qui ates-vous ? demanda Harris, qui reprenait plus vite ses esprits face a cet homme que devant le premier.
- Et a présent, on parle de politique industrielle nationale, reprit l'autre, souriant, ignorant la question. Les grosses entreprises et le gouvernement signent des contrats tous les jours. Poussez mes programmes sociaux, augmentez ma puissance, et je garantis vos bénéfices, dit le politicien.
- En quoi tout cela me concerne-t-il ?
- Soyez patient,MrDescoteaux.
- Mais...
- Les travailleurs syndiqués se font avoir parce que le gouvernement conspire avec leurs employeurs. Les petits patrons se font avoir, comme tous ceux qui n'ont pas la carrure pour jouer dans la cour des grands multimilliar-daires. Le secrétaire a la Défense veut se servir de l'armée comme d'un outil de politique économique.
Harris se rapprocha du lavabo, oa il avait laissé l'eau couler. Il ferma le robinet.
- Une alliance gouvernement-industriels, protégée par l'armée et la police... autrefois, ça s'appelait du fascisme. allons-nous revoir le fascisme a notre époque, Mr Descoteaux ? Ou bien est-ce un système nouveau, qui n'a rien d'inquiétant ?
Le capitaine tremblait. Réalisant qu'il avait les mains et le visage trempés, il délesta un distributeur de plusieurs serviettes en papier.
- Et si c'est un nouveau système, Mr Descoteaux, est-ce que c'est un bon système ? Peut-atre. Peut-atre allons-nous traverser une période d'accoutumance et ensuite tout sera-t-il merveilleux. (L'inconnu hocha la tate, souriant, comme s'il avait réellement envisagé cette possibilité.) Ou bien, peut-atre ce nouveau système se révélera-t-il atre une nouvelle sorte d'enfer.
- Je me fous de tout ça, déclara Harris avec humeur. Je ne fais pas de politique.
- Vous n'avez pas besoin d'en faire. Pour vous protéger, il vous suffit d'atre informé.
- Ecoutez, qui que vous soyez, je veux seulement récupérer ma maison. Je veux retrouver la vie que je menais. Je veux que les choses redeviennent comme avant.
- «a ne se produira jamais, Mr Descoteaux.
- Pourquoi cela m'arrive-t-il, a moi ?
- avez-vous lu les romans de Philip K. Dick ?
- qui ça ? Non.
Harris avait plus que jamais l'impression de s'atre aventuré dans le territoire du Lapin Blanc et du Chat de Cheshire.
L'inconnu secoua tristement la tate.
- Le monde futur qu'évoquait Mr Dick est celui dans lequel nous sommes en train de glisser. Et c'est un endroit plutôt effrayant, ce monde dickien. Plus que jamais, il est nécessaire d'avoir des amis.
- Et vous ates un ami ? demanda Harris. qui ates-vous donc ?
- Soyez patient et réfléchissez a ce que je vous ai dit.
L'homme se dirigea vers la porte.
Le capitaine eut un geste pour le retenir puis renonça a cette idée. L'instant d'après, il était seul.
Soudain, un grand tourbillon agita ses entrailles. Il n'avait pas menti a Jessica, finalement. Il avait bel et bien besoin d'aller aux toilettes.
a l'approche de Vail, très haut dans l'ouest des Rocheuses, Roy Miro se servit du téléphone de la limousine pour composer le numéro de portable que lui avait donné un peu plus tôt Gary Duvall.
- Tout est calme ? demanda-t-il.
- aucune trace d'eux pour le moment, répondit Duvall.
- On est presque arrivé.
- Vous croyez vraiment qu'ils vont se pointer ?
Le JetRanger et son équipage avaient été découverts au milieu du parc national du Colorado. Un appel de la bonne femme a la police de Grand Junction avait été pisté
jusqu'a Montrose, ce qui semblait indiquer qu'elle et Spencer Grant partaient vers le sud, en direction de Durango. Roy n'en croyait rien. Il savait qu'un ordinateur permettait d'acheminer a volonté les communications téléphoniques, aussi accordait-il nettement plus de confiance a la puissance du passé. La oa le passé rencontrait le présent, il trouverait les fugitifs.
- Ils vont venir, affirma-t-il. Cette nuit, les forces cosmiques sont avec nous.
- Les forces cosmiques ? répéta Duvall, comme s'il avait attendu la chute d'une bonne plaisanterie.
- Ils vont venir, répéta Roy, avant de couper la communication.
Près de lui, Steven ackblom demeurait serein et silencieux.
- On arrivera d'ici quelques minutes, annonça son gardien temporaire.
Le peintre sourit.
- Home, sweet home.
Spencer conduisait depuis près d'une heure et demie quand Ellie éteignit l'ordinateur et le débrancha de l'allume-cigare. quoique le petit camion ne f˚t pas surchauffé, la sueur lui perlait au front.
- Dieu seul sait si je suis en train de b‚tir une bonne défense ou de préparer un double suicide, dit-elle. «a peut tourner n'importe comment. Mais, maintenant, si on a besoin de s'en servir, c'est prat.
- Se servir de quoi ?
- Je ne te le dirai pas, déclara-t-elle sans ambages. «a prendrait trop de temps, et tu essaierais de me dissuader.
Ce qui serait du temps perdu. Je connais les arguments contre, et je les ai déja rejetés.
- Par ailleurs, les discussions sont nettement moins compliquées quand on fait les demandes et les réponses.
La jeune femme demeurait sombre.
- Si les choses en arrivent au pire, je n'aurai d'autre choix que de m'en servir, aussi dingue que ça paraisse.
Sur la banquette arrière, Rocky s'était réveillé depuis quelques minutes. Ce fut a lui que Spencer s'adressa.
- Tu y comprends quelque chose, toi, vieux ?
- Pose-moi les questions que tu veux, mais pas a ce sujet-la, reprit Ellie. Si j'en parle, si mame j'y réfléchis, j'aurais nettement trop la trouille pour le faire quand le moment sera venu - s'il vient. Je prie qu'on n'en arrive pas la.
Il ne l'avait encore jamais entendue s'exprimer avec une telle confusion. Elle conservait en général une parfaite maatrise d'elle-mame. a présent, elle lui faisait peur.
Rocky passa la tate entre les sièges avant, haletant. Une oreille dressée, l'autre basse: reposé et intéressé.
- Il me semblait bien que tu comprenais, lui dit Spencer. Moi, je suis encore plus désorienté qu'un insecte qui s'assomme sur les parois d'un bocal de mayonnaise pour essayer d'en sortir. Mais je suppose que les animaux supérieurs, comme les chiens, n'ont aucun mal a saisir de quoi elle parle.
Elle contemplait la route, se frottant machinalement le menton du dos de la main droite.
Elle avait dit qu'il pouvait lui poser n'importe quelle question, hormis a ce sujet-la, quel qu'il p˚t atre. Il la prit donc au mot.
- Oa " Bess Baer " allait-elle s'installer avant que je ne foute tout en l'air ? Oa allais-tu emmener ta Rover pour commencer une nouvelle vie ?
- Je n'allais pas m'installer, répondit-elle, ce qui prouvait qu'elle l'écoutait. J'avais abandonné cette idée.
quand je reste trop longtemps en place, ils finissent par me retrouver. J'avais dépensé une bonne partie de mon argent... et de celui de mes amis... pour acheter cette Rover et le matériel qu'elle contenait. Je me disais qu'avec ça, je pouvais rester en mouvement, aller a peu près n'importe oa.
- Je te rembourserai la Rover.
- Ce n'est pas ce que je voulais dire.
- Je sais. Mais ce qui est a moi est a toi, de toute façon.
- ah bon ? Depuis quand ?
- Et sans condition, ajouta-t-il.
- J'aime bien payer moi-mame ce que j'achète.
- Inutile de discuter.
- Ce que tu dis a valeur de loi, c'est ça ?
- Non. Ce que le chien dit a valeur de loi.
- C'est une décision de Rocky ?
- C'est lui qui gère mes finances.
L'intéressé sourit. Il aimait entendre son nom.
- …tant donné que c'est une idée de Rocky, j'y réflé-chirai, admit la jeune femme.
- Pourquoi appelles-tu Summerton " le cafard " ?
demanda Spencer. Pourquoi est-ce que ça l'ennuie a ce point ?
- Tom a la phobie des insectes. Tous les insectes. Une simple mouche lui donne des frissons. Mais il est particulièrement allergique aux cafards. quant il en voit un - et c'en était infesté, a l'aTF, lorsqu'il en faisait partie -, il perd complètement les pédales. C'est presque comique.
Comme quand un éléphant aperçoit une souris dans un dessin animé. quelques semaines après... après que Danny et mes parents ont été tués, et après que j'ai renoncé a communiquer ce que je savais a la presse, j'ai appelé ce vieux Tom a son bureau du ministère de la Justice. Je téléphonais d'une cabine publique, dans le centre de Chicago.
- Fichtre.
- C'était la plus privée de ses lignes privées, celle a laquelle il répond en personne. «a l'a surpris. Il a joué
l'innocent, tenté de me faire parler jusqu'a ce que ses troupes puissent me coincer. Je lui ai dit qu'il n'aurait pas d˚ avoir une telle peur des cafards, étant donné qu'il en était un lui-mame. Je lui ai dit qu'un de ces jours, j'allais l'écrabouiller, le tuer. Et je ne mentais pas. Un jour, d'une manière ou d'une autre, je vais le propulser tout droit en enfer.
Spencer lui jeta un coup d'oeil. Elle contemplait toujours la nuit, broyant du noir. Fine, terriblement agréable a regarder, de bien des manières aussi délicate qu'une fleur, mais néanmoins aussi rude et aussi féroce que n'importe quel soldat des forces spéciales.
Il l'aimait au-dela de toute raison, sans réserve, sans le moindre droit, avec une infinie passion, aimait chaque aspect de son visage, le son de sa voix, sa singulière vita-lité, sa douceur de coeur et son agilité d'esprit; il l'aimait avec une telle pureté et une telle intensité que parfois, lorsqu'il la contemplait, le silence semblait s'abattre sur le monde. Il priait qu'elle f˚t une enfant chérie de la destinée, qu'elle d˚t vivre longtemps, car si elle mourait avant lui, il n'aurait plus le moindre espoir.
Ils continuèrent de filer vers l'est, au coeur de la nuit dépassant Rifle, Silt, Newcastle et Glenwood Springs. La route inter-…tats suivait fréquemment le fond d'étroits et profonds canyons, aux parois de pierre abruptes. De jour, c'était la un des paysages les plus époustouflants de la planète. Dans l'obscurité de février, ces gigantesques remparts rocheux semblaient se refermer sur lui, noires falaises qui lui ôtaient le choix de tourner a droite ou a gauche, le poussaient vers un terrain plus élevé, vers de terribles confrontations - si inévitables qu'elles paraissaient attendre leur heure depuis l'explosion qui a donné
naissance a l'univers. Du fond de la crevasse, seul un étroit ruban de ciel était visible, parsemé de quelques étoiles, comme si le paradis n'avait plus eu de place pour de nouvelles ‚mes et avait été sur le point de fermer ses portes a jamais.
Roy appuya sur un bouton inséré dans l'accoudoir. Près de lui, la vitre s'abaissa en ronronnant.
- C'est comme dans votre souvenir ? demanda-t-il a l'artiste.
alors qu'ils quittaient la route du comté, ackblom se pencha pour regarder au dehors.
a l'avant de la propriété, une neige immaculée recou-
vrait les paddocks entourant les écuries. Ces dernières n'avaient pas abrité de chevaux depuis vingt-deux ans -
depuis la mort de Jennifer, qui, seule du couple avait eu la passion de l'équitation. Les barrières étaient bien entre-tenues, tellement blanches qu'on les voyait a peine au milieu des prés gelés.
L'allée déserte, au cours sinueux, était flanquée de remblais dus a un chasse-neige.
a la demande de Steven ackblom, plutôt que de rejoindre directement la grange, le chauffeur s'arrata devant la maison.
Roy remonta sa vitre, tandis que Fordyce libérait les chevilles de l'artiste, puis lui ôtait les menottes. Il ne voulait pas que son invité subat plus longtemps l'humiliation de ces entraves.
Durant leur trajet montagnard, le peintre et lui avaient atteint un plus grand degré d'intimité qu'il ne l'e˚t cru possible en si peu de temps. Plutôt que chaanes et menottes, ce respect mutuel garantissait a coup s˚r l'en-tière coopération d'ackblom.
Tous deux quittèrent la limousine. Rink, Fordyce et le chauffeur les y attendirent. La nuit n'était pas agitée du moindre souffle mais l'air n'en était pas moins glacial.
Tels les prés, les pelouses étaient blanches et légèrement lumineuses sous l'éclat platiné du croissant de lune.
La neige pesait sur les bouquets de conifères. Les branches gainées de glace d'un bouleau dénudé par l'hiver jetaient des ombres délicates dans la cour.
La ferme victorienne était blanche, ses volets verts.
Une véranda s'étendait le long de toute la façade, cerclée d'une barrière aux balustres blancs sous une rampe verte.
Une corniche clinquante marquait la limite des murs et du toit. Une frise de petits glaçons surmontait les gouttières.
Les fenatres étaient sombres. Les Dresmund, obéissant a Duvall, passaient la nuit a Vail, sans doute curieux de ce qui allait arriver au ranch mais échangeant leur silence contre un daner dans un restaurant quatre étoiles - champagne, fraises au chocolat chaud -, et une nuit de repos dans une suite de luxe. Plus tard, quand Grant serait mort et n'aurait plus besoin de gardiens, ils regretteraient d'avoir conclu une si mauvaise affaire.
Duvall et ses douze hommes étaient disséminés avec la plus grande discrétion dans la propriété. Roy n'en apercevait pas un seul.
- au printemps, c'est magnifique déclara Steven ackblom, dont la voix n'indiquait pas de regret perceptible.
Il semblait se souvenir des matinées de mai emplies de soleil, de douces soirées étoilées, oa résonnait le chant des cigales.
- C'est magnifique aussi en ce moment, dit Roy.
- N'est-ce pas ? (avec un sourire qui pouvait paraatre mélancolique, ackblom pivota sur ses talons pour contempler l'ensemble de la propriété.) J'ai été heureux, ici.
- C'est facile a comprendre, déclara Roy.
L'artiste soupira.
- " Le plaisir, souvent, nous visite, mais la douleur nous poursuit cruellement. "
- Je vous demande pardon ?
- Keats, expliqua ackblom.
- ah. Si le fait d'atre ici vous déprime, j'en suis désolé.
- Non, non, ne vous en faites pas pour ça. «a ne me déprime pas le moins du monde. Par nature, je suis insensible a la dépression. Et revoir cet endroit... c'est un bien doux tourment, qui vaut d'atre connu.
Ils remontèrent dans la limousine, qui les emporta vers la grange, derriere la maison.
Dans la petite ville d'Eagle, a l'ouest de Vail, ils s'arratèrent pour faire le plein. La boutique adjacente a la station-service fournit a Ellie deux tubes de Super Glu, toute la réserve disponible.
- Pourquoi, la colle ? demanda Spencer lorsqu'elle revint vers le camion, tandis qu'il payait le pompiste en liquide.
- Parce qu'il est nettement plus difficile de trouver un fer et de la soudure.
- …videmment, répondit-il, sans savoir ce qu'elle voulait dire.
La jeune femme demeura solennelle. Elle avait épuisé
sa réserve de sourires.
- J'espère qu'il ne fait pas trop froid pour que ça prenne.
- Et qu'est-ce que tu vas faire de ta Super Glu, si je puis me permettre ?
- Coller quelque chose.
- Evidemment.
Ellie passa sur la banquette arrière, avec Rocky.
Sur ses instructions, Spencer dépassa les baies du garage et gagna l'extrémité de la station-service. Il se gara derrière un remblai de neige haut de trois mètres.
Repoussant la langue amicale du chien, sa compagne manoeuvra la poignée de la petite vitre coulissante qui séparait la cabine du plateau; elle l'ouvrit sur deux centimètres.
De son sac de toile, elle tira les derniers objets importants qu'elle avait choisi de conserver quand le pistage de son signal depuis Earthguard l'avait contrainte a abandonner la Range Rover. Un long prolongateur électrique.
Un adaptateur qui transformait un allume-cigare en deux prises fournissant du courant quand le moteur tournait.
Enfin, le relais satellite compact, avec son bras automatique et son antenne pliable en forme de Frisbee.
Spencer abaissa la porte a rabattement arrière du camion et tous deux grimpèrent sur le plateau vide en métal peint. Ellie utilisa presque toute la Super Glu pour y fixer l'émetteur-récepteur a ondes ultracourtes.
- Tu sais qu'en général, il suffit d'une ou deux gouttes, lui fit-il remarquer.
- Je veux atre s˚re qu'il ne se détachera pas au mauvais moment. Il faut qu'il reste en place.
- avec une telle quantité de colle, il faudrait une petite bombe atomique pour le détacher.
La tate inclinée de côté, curieux, Rocky les observait par la lunette arrière de la cabine.
L'adhésif sécha moins vite qu'a l'ordinaire, soit parce qu'Ellie en avait trop mis, soit a cause du froid. En dix minutes, toutefois, le dispositif était solidement fixé au plateau.
La jeune femme déploya le relais jusqu'a extension maximale de quarante-cinq centimètres. après avoir branché une extrémité du c‚ble électrique a la base de l'émetteur-récepteur, elle passa les doigts par la fente étroite ménagée dans la lunette, l'élargit, et y inséra l'autre bout du prolongateur.
Rocky insinua sa truffe dans l'ouverture pour lui lécher les mains.
quand le c‚ble fut légèrement tendu entre le relais satellite et la vitre, Ellie repoussa le chien et referma la brèche aussi étroitement que possible.
- On va pister quelqu'un par satellite ? demanda Spencer, tandis qu'ils sautaient a bas du plateau.
- L'information est le pouvoir, dit sa compagne.
- …videmment, soupira-t-il en remontant la porte a rabattement arrière.
- Et je possède des connaissances très importantes.
- Je n'en doute pas un instant.
Ils remontèrent dans la cabine du pick-up.
Ellie récupéra l'extrémité du c‚ble sur la banquette arrière et le relia a l'une des deux prises de l'allume-cigare modifié, puis brancha l'ordinateur portable sur l'autre.
- Très bien, dit-elle, sinistre. Prochaine étape: Vail.
Spencer démarra.
Presque trop excitée pour conduire, Eve Jammer errait dans la nuit de Las Vegas, cherchant l'occasion de s'épanouir totalement, comme Roy Miro lui en avait indiqué le moyen.
En passant devant un bar vulgaire, dont les enseignes au néon éclatantes vantaient les danseuses topless, elle vit un homme entre deux ‚ges, a l'air triste, sortir de l'établissement. Il était chauve, pesait environ quinze kilos de trop, et les replis de peau de son visage n'avaient rien a envier a ceux d'un Shar-Pei. Un fardeau de lassitude lui vo˚tait les épaules. Les mains dans les poches de son manteau, la tate basse il se dirigea lentement vers le parking a moitié plein qui s'étendait près du bar.
La jeune femme s'y engagea a son tour et se gara. Par la vitre latérale, elle regarda l'homme approcher. Il traanait les pieds, comme trop accablé par la vie pour en combattre les difficultés.
Elle imaginait fort bien son existence. Trop vieux, trop laid, trop gros, trop mal a l'aise en société et trop pauvre pour gagner les faveurs d'une des filles qu'il désirait. Il allait rentrer chez lui avec quelques bières dans l'estomac, retrouver sa couche solitaire après avoir lorgné
durant quelques heures de magnifiques jeunes femmes aux gros seins, aux longues jambes, au corps ferme qu'il ne posséderait jamais. Frustré, déprimé. DésespérÎment seul.
Eve se sentit désolée pour cet homme avec qui la vie avait été terriblement injuste.
Elle descendit de voiture et s'approcha de lui au moment oa il atteignait sa Pontiac sale, vieille de dix ans.
- Excusez-moi, dit-elle.
Il se retourna. Ses yeux s'écarquillèrent lorsqu'il la découvrit.
- Vous étiez la, l'autre soir, non ? devina-t-elle.
- Eh bien... oui, la semaine dernière.
Il ne pouvait s'empacher de la dévorer des yeux, sans doute inconscient d'atre en train de se lécher les lèvres.
- Je vous ai vu, reprit-elle, feignant la timidité. Je... je n'ai pas osé vous dire bonjour.
Il la contempla avec incrédulité, quelque peu soupçon-neux, incapable de croire qu'une telle femme lui fit des avances.
- Ce qu'il y a, c'est que vous ressemblez énormément a mon père, dit-elle encore - ce qui était un mensonge.
- Vraiment ?
a présent qu'elle avait parlé de son père, il se méfiait moins. Un pitoyable espoir brillait dans ses yeux.
- Vous ates son portrait tout craché, affirma-t-elle. Et...
et le problème, c'est que... le problème, c'est que... j'espère que vous n'allez pas me trouver bizarre. .. mais le problème, c'est que... les seuls hommes avec qui je peux le faire, avec qui je peux aller au lit et me donner complètement.. . sont ceux qui ressemblent a mon père.
Comprenant qu'il était tombé sur un coup plus excitant que les plus chargés en testostérone de ses fantasmes, le Roméo au double menton et aux bajoues redressa les épaules. Sa poitrine se souleva. Un sourire de pure extase le rajeunit de dix ans, sans qu'il cess‚t de ressembler a un Shar-Pei.
En cet instant transcendant, alors que le pauvre type se sentait sans nul doute plus vivant et plus heureux que depuis des semaines, des mois, voire des années, Eve tira de son sac a main un Beretta équipé d'un silencieux et fit feu a trois reprises.
Son sac recelait également un PolaroÔd. Craignant l'arrivée d'une voiture sur le parking ou la sortie d'autres clients du bar, elle prit cependant trois clichés du mort, effondré sur le goudron auprès de sa Pontiac.
En rentrant chez elle, elle songea a la bonne action qu'elle venait de faire: elle avait aidé ce cher homme a quitter une vie imparfaite, l'avait libéré du rejet, de la dépression, de la solitude et du désespoir. Des larmes lui perlèrent aux paupières. Elle ne sanglota pas, ni ne laissa libre cours a ses émotions au point de devenir un danger public au volant: quoique la compassion qui emplissait son coeur f˚t aussi puissante que profonde, elle pleura paisiblement, très paisiblement.
Elle continua de pleurer jusqu'a ce qu'elle f˚t arrivée chez elle, e˚t traversé le garage, rejoint la maison, et enfin sa chambre, oa elle disposa les PolaroÔd sur la table de chevet, afin que Roy vat les photos a son retour du Colorado, un ou deux jours plus tard. Et soudain, une chose étrange se produisit. aussi émue qu'elle ait été par son acte, aussi abondantes et authentiques qu'aient été ses larmes, elle se retrouva d'un seul coup avec les yeux secs et une excitation sexuelle terrible.
Roy, qui se tenait auprès de l'artiste, regardait par la fenatre la limousine reprendre la route du comté et disparaatre. Elle reviendrait les chercher une fois le rideau tombé sur la tragédie nocturne.
Ils se tenaient dans la pièce antérieure de la grange reconvertie. L'obscurité n'était brisée que par le clair de lune traversant les fenatres et par la lueur verte- du panneau de contrôle, près de la porte d'entrée. Roy avait coupé l'alarme a l'aide des chiffres obtenus des Dresmund par Gary Duvall, puis l'avait rebranchée. Il n'y avait pas de détecteurs de mouvements, seulement des contacts magnétiques aux portes et aux fenatres, si bien que l'artiste et lui pouvaient se déplacer librement sans déclencher le système.
Cette grande pièce du rez-de-chaussée avait autrefois été une galerie privée oa Steven exposait ses tableaux préférés. a présent, elle était vide. Le moindre bruit résonnait sourdement sur les murs froids. Les travaux du grand homme n'ornaient plus les murs depuis seize ans.
Roy savait qu'il se rappellerait toute sa vie cet instant avec une clarté exceptionnelle, tout comme il se rappellerait précisément l'expression stupéfaite ayant paré le visage d'Eve lorsqu'il avait accordé la paix au couple, sur le parking du restaurant. Si le degré d'imperfection de l'humanité assurait que son histoire f˚t toujours une tragédie, il existait des expériences transcendantes, comme celle-ci, qui rendaient la vie digne d'atre vécue.
La plupart des gens étaient hélas trop timides pour saisir leur chance et découvrir ce que représentait une telle transcendance. Mais la timidité n'avait jamais fait partie des défauts de Roy.
Révéler sa croisade compatissante lui avait valu tous les plaisirs de la chambre d'Eve, et il avait décidé qu'une nouvelle révélation s'imposait. Dans les montagnes il avait compris que Steven atteignait un degré de perfection rare - quoique la nature de cette perfection f˚t plus sub-
tile que l'extraordinaire beauté d'Eve, plus perceptible que visible, intriguante, mystérieuse. Instinctivement Roy savait qu'il avait encore plus de points communs avec le peintre qu'avec la jeune femme. Une véritable amitié pourrait naatre entre eux s'il s'ouvrait a l'artiste avec la mame honnateté qu'au cher coeur de Las Vegas.
Debout devant la fenatre baignée de clair de lune, dans la galerie sombre et déserte, Roy Miro commença a expliquer, avec une humilité pleine de tact, comment il avait mis ses idéaux en pratique - d'une manière que l'agence, malgré son audace, e˚t été trop timide pour approuver.
Comme son compagnon l'écoutait, il souhaita presque que les fugitifs ne viennent pas cette nuit-la, ni la suivante, ni avant que Steven et lui n'aient passé assez de temps ensemble pour b‚tir les fondations de l'amitié qui était sans nul doute destinée a enrichir leur existence.
aux Hamlet Gardens de Westwood, un valet en uniforme alla chercher le minibus Volkswagen de Darius dans l'étroit parking qui jouxtait le b‚timent, le conduisit jusqu'a la rue et l'arrata le long du trottoir devant la porte d'entrée oa attendaient les deux familles Descoteaux après leur daner.
Harris se trouvait a l'arrière du groupe. alors qu'il s'appratait a monter dans le minibus, une femme lui toucha l'épaule.
- Puis-je vous donner matière a réflexion, monsieur ?
Il ne fut pas surpris. Ne recula pas comme dans les toilettes du cinéma. Se retournant, il découvrit une jolie rousse en talons hauts arborant un long manteau dont la nuance de vert se mariait avec son teint, et un chapeau original a large bord, incliné sur l'oreille. Elle paraissait en route pour une soirée chez des amis ou en boate de nuit.
- Si l'ordre nouveau du monde se révèle atre synonyme de paix, de prospérité et de démocratie, ce sera merveilleux pour nous tous, dit-elle. Malheureusement, il sera peut-atre beaucoup moins agréable que ça, beaucoup plus semblable au Moyen age, mais un Moyen age qui disposerait de tous ces merveilleux nouveaux divertissements high-tech pour le rendre tolérable. Toutefois, je pense que vous serez d'accord avec moi: pouvoir obtenir les films les plus récents sur cassettes vidéo ne compense pas totalement l'esclavage.
- que voulez-vous de moi ?
- Vous aider, affirma-t-elle. Mais il faut que vous dési-riez cette aide, que vous soyez conscient d'en avoir besoin et prat a faire ce qui s'avérera nécessaire.
De l'intérieur du minibus, la famille d'Harris le contemplait avec curiosité et inquiétude.
- Je ne suis pas un révolutionnaire poseur de bombes déclara-t-il a la femme au manteau vert.
- Nous non plus, rétorqua-t-elle. Les bombes et les armes sont les instruments du dernier recours. Le premier et le principal outil de toute résistance devrait atre la connaissance.
- Et quelle connaissance puis-je bien posséder qui vous intéresse ?
- Pour commencer, vous ates conscient de la fragilité
de la liberté dans l'état actuel des choses. Cela vous confère un degré d'implication qui nous est précieux.
Le valet, qui se tenait juste hors de portée de voix, les considérait néanmoins d'un oeil curieux.
De la poche de son manteau, la femme sortit un papier qu'elle montra a Harris. Il y découvrit un numéro de téléphone et cinq mots. Lorsqu'il tenta de le lui prendre, elle refusa de s'en séparer.
- Non, Mr Descoteaux, je préférerais que vous mémo-risiez tout cela.
Le numéro était conçu pour atre aisément mémori-sable. Les cinq mots ne lui posèrent pas plus de difficulté.
- L'homme qui vous a causé tous ces ennuis s'appelle Roy Miro, déclara l'inconnue, tandis qu'il observait le morceau de papier.
Ce nom lui disait quelque chose, mais il ne se rappelait pas oa il l'avait entendu.
- Il est venu vous voir en se faisant passer pour un agent du FBI, ajouta son interlocutrice.
- Le type qui posait des questions sur Spence ! s'ex-
clama le capitaine en relevant les yeux. (a présent qu'il avait un visage a mettre sur un ennemi jusqu'alors anonyme, il était furieux.) Mais qu'est-ce que je lui ai fait ?
Nous avons eu une très légère divergence d'opinion a propos d'un de mes anciens subordonnés, c'est tout !
(Prenant soudain conscience de ce qu'avait dit la femme il fronça le sourcil.) En se faisant passer pour un agent du FBI ? C'en était bel et bien un. Je l'ai vérifié entre le moment oa il m'a appelé pour prendre rendez-vous et celui oa il est venu me voir.
- Ils sont rarement ce qu'ils ont l'air d'atre, dit-elle.
- Ils ? qui ça: ils ?
- qui ils ont toujours été, a travers les ‚ges, répondit-elle en souriant. Désolée. Je n'ai pas le temps de me montrer moins mystérieuse.
- Je vais récupérer ma maison, déclara-t-il avec obstination, bien qu'il ne ressentat pas la confiance qu'il affi-chait.
- Oh, non ! Et mame si la vox populi était assez puissante pour faire tomber cette loi, ils en feraient passer une autre qui leur donnerait la possibilité de ruiner ceux qu'ils veulent ruiner. Le problème ne provient pas d'une loi. Il provient des fanatiques, avides de pouvoir et qui veulent dicter leur vie aux gens, décider de leurs pensées, de leurs lectures, de leurs paroles, de leurs sentiments.
- Comment puis-je combattre Miro ?
- Vous ne pouvez pas. Il est trop bien protégé pour atre vulnérable.
- Mais...
- Je ne suis pas ici pour vous dire comment combattre Roy Miro. Je suis ici pour vous avertir que vous ne devez pas rentrer chez votre frère, ce soir.
Un frisson se diffusa le long de la colonne vertébrale d'Harris, remontant des reins a la nuque en une progression méthodique, différent de tous ceux qu'il avait jamais ressentis.
- qu'est-ce qui va se passer, encore ?
- Votre épreuve n'est pas terminée. Si vous les laissez faire, elle ne se terminera jamais. Vous serez arraté pour le meurtre de deux dealers, de la femme du premier, de la petite amie de l'autre, et de trois enfants en bas ‚ge. On a trouvé vos empreintes dans la maison oa ils ont été abattus.
- Je n'ai jamais tué personne !
Le valet comprit une bonne partie de cette exclamation et fit la moue.
Darius sortait du minibus pour s'informer.
- Les objets qui portent vos empreintes ont été pris chez vous et déposés sur les lieux des meurtres. On dira probablement que vous avez tué deux concurrents qui tentaient d'envahir votre territoire. que vous avez descendu la femme, la maatresse et les gamins pour donner une bonne leçon aux autres dealers.
Le coeur d'Harris cognait avec une telle force qu'il n'e˚t pas été surpris de voir sa poitrine trembler a chaque battement. au lieu de sang chaud, il lui semblait que ses veines charriaient du fréon liquide. Il était plus froid qu'un mort.
L'angoisse le faisait régresser jusqu'a la vulnérabilité et l'impuissance de l'enfance. Il s'entendit chercher le réconfort dans la foi de sa mère chérie, chanteuse de gos-pels, une foi dont il s'était éloigné au fil des années mais dans laquelle il se réfugiait soudain avec une sincérité qui le surprenait.
- Oh, mon Dieu, Seigneur, aidez-moi.
- Il le fera peut-atre, déclara la rouquine alors que l'avocat s'approchait d'eux. Mais en attendant, nous sommes prats a vous aider également. Si vous ates intelligent, vous allez appeler ce numéro, utiliser ce mot de passe et continuer a vivre - au lieu de mourir.
- qu'est-ce qui se passe, Harris ? demanda Darius.
La femme rangea le papier dans sa poche.
- C'est bien le problème, reprit le capitaine. Comment puis-je continuer a vivre après ce qui m'est arrivé ?
- C'est possible, assura-t-elle, mais vous ne serez plus Harris Descoteaux.
Elle sourit, adressa un signe de tate a Darius, et s'éloigna.
Harris la regarda partir, submergé par le sentiment de s'atre a nouveau aventuré au sein du merveilleux pays d'Oz.
autrefois, la propriété avait été très belle. Enfant, lorsqu'il portait un autre nom, Spencer l'avait particulièrement aimée en hiver, quand elle était drapée de blanc. De jour, c'était un empire luisant de fortifications de neige, de tunnels et de pistes de luge aménagés avec soin. Lors des nuits claires, le ciel des montagnes Rocheuses était plus profond que l'éternité, plus que l'esprit ne le pouvait imaginer, et le clair de lune étincelait dans les éclats de glace.
De retour après un long exil, il ne trouvait rien d'agréable a l'oeil. Chaque pente ou courbe du terrain, chaque b‚timent, chaque arbre était le mame qu'en cette lointaine époque, mais les pins, les érables et les bouleaux avaient grandi. aussi inchangé qu'il f˚t, le ranch lui apparaissait a présent comme l'endroit le plus laid qu'il e˚t jamais vu - mame paré de sa belle tenue d'hiver.
C'était une propriété anguleuse. La géométrie des champs et des collines était partout conçue pour offenser l'oeil, telle l'architecture de l'enfer. Les arbres n'étaient que des spécimens ordinaires mais ils lui semblaient déformés, tordus par la maladie, nourris des horreurs qui s'étaient répandues dans le sol et leurs racines depuis les catacombes toutes proches. Les b‚timents - écuries, maison, grange - n'étaient que des masses sans gr‚ce, impressionnantes et hantées, les fenatres aussi noires et menaçantes que des tombes ouvertes.
Spencer se gara près de la maison, le coeur battant. Sa bouche était si sèche, sa gorge si serrée qu'il avait peine a déglutir. Sa portière s'ouvrit avec la résistance de la porte massive d'une salle des coffres de banque.
Ellie demeura dans le camion, l'ordinateur sur les genoux, toujours connectée et prate a appliquer son plan mystérieux si des problèmes survenaient. Gr‚ce a l'émetteur-récepteur, elle s'était reliée a un satellite; de la, a un ordinateur dont elle n'avait pas révélé la nature a Spencer et qui pouvait se trouver n'importe oa dans le monde.
L'information avait beau atre le pouvoir, comme elle l'avait dit, son compagnon ne comprenait pas comment elle pourrait les protéger des balles si l'agence les atten-
dait dans les environs.
Tel un plongeur des grands fonds, couvert d'un sca-phandre encombrant et d'un casque en acier, chargé d'un incalculable fardeau liquide, il monta les marches de la véranda et arriva devant la porte d'entrée. Il sonna.
Le carillon résonna a l'intérieur, les cinq mames notes qui marquaient l'arrivée des visiteurs lorsqu'il habitait la, enfant. En les entendant, il dut combattre l'envie de tourner les talons et de s'enfuir. Il était adulte: les croquemi-taines qui terrorisaient les enfants n'avaient pas le moindre pouvoir sur lui. Pourtant, il éprouvait la crainte irraisonnée que sa mère lui ouvre la porte, morte mais animée, aussi nue que lorsqu'on l'avait trouvée dans le fossé - toutes blessures apparentes.
Il trouva la volonté de censurer l'image du cadavre et sonna a nouveau.
La nuit était tellement silencieuse que, s'il avait été
capable de s'éclaircir les idées et d'écouter leurs contorsions, il aurait entendu les vers de terre dans les profondeurs, sous la couche gelée.
quand personne ne répondit a son deuxième coup de sonnette, Spencer récupéra la clef qui se trouvait au sommet de l'encadrement de la porte. Les Dresmund avaient reçu l'instruction de l'y laisser au cas oa le propriétaire en aurait besoin. Les serrures de la maison et de la grange s'ouvraient avec la mame clef. Le petit morceau de laiton gelé lui collant a moitié aux doigts, l'ancien policier se h‚ta de regagner le pick-up.
L'allée se divisait en deux embranchements, l'un passait devant la grange, l'autre derrière. Il prit le second.
- Il faut que je rentre de la mame manière que cette nuit-la, dit-il a Ellie. Par la porte de derrière. que je recrée cet instant.
Ils se garèrent a l'endroit oa le van orné d'un arc-en-ciel s'était trouvé en ces lointaines ténèbres. Le véhicule d'alors appartenait a son père. Si Michael l'avait vu cette nuit-la pour la première fois, c'était parce qu'il avait toujours été entreposé hors de la propriété et enregistré sous un faux nom. C'était l'engin dans lequel Steven ackblom se rendait en divers endroits reculés pour traquer et capturer femmes et jeunes filles destinées a résider en permanence dans ses catacombes. Il ne l'avait conduit chez lui que durant les absences de sa femme et de son fils - en visite chez les parents de Jennifer, ou a des expositions de chevaux -, hormis en de rares occasions, lorsque ses désirs les plus noirs avaient dépassé sa prudence.
Ellie voulait rester dans le pick-up, laisser tourner le moteur et conserver l'ordinateur sur les genoux, les doigts sur les touches, prate a répondre a la moindre provocation.
Spencer n'imaginait pas ce qu'elle pourrait faire, en cas d'attaque, pour obliger les dirigeants de l'agence a rappeler leurs tueurs. Mais elle était extramement sérieuse et il la connaissait assez pour savoir que son plan, aussi étrange qu'il par˚t, n'avait rien de frivole.
- Ils ne sont pas la, dit-il. Personne ne nous attend.
Sinon, ils se seraient déja jetés sur nous.
- Je ne sais pas...
- Pour me rappeler ce qui s'est produit lors de ces minutes perdues, il va falloir que je descende... la-dedans. La compagnie de Rocky ne me suffit pas. Je n'ai pas le courage d'y aller seul, je n'ai pas honte de le dire.
Elle hocha la tate.
- Tu n'as pas a avoir honte. a ta place, je n'aurais mame pas pu aller aussi loin. Je serais passée sans m'arrater et je n'aurais pas regardé en arrière.
Elle contempla les prés et les collines baignés de lune, derrière la grange.
- Personne répéta-t-il.
- Très bien. (Les doigts de la jeune femme coururent sur le clavier, elle se déconnecta de l'ordinateur. L'écran devint noir. allons-y.
Spencer éteignit les phares et coupa le moteur.
Il prit le pistolet. Ellie avait le Micro Uzi.
quand ils quittèrent le camion, Rocky insista pour venir avec eux. Il tremblait, oppressé par l'humeur de son maatre, craignant de les accompagner mais également terrifié par la perspective de rester en arrière.
Spencer, qui frissonnait encore plus violemment que le chien, observa le ciel - aussi clair et étoilé qu'il l'avait été
lors de cette nuit de juillet. Cette fois, pourtant, les cataractes de clair de lune ne révélaient ni ange ni hibou.
Roy avait parlé longuement dans la galerie obscure, et l'artiste l'avait écouté avec un intérat croissant, un respect gratifiant. Le grondement du camion mit un terme temporaire a leur partage de secrets.
Pour éviter d'atre repérés, ils s'éloignèrent d'un pas de la fenatre, ce qui leur permettait d'observer toujours l'allée.
Plutôt que de s'arrater devant la grange, le pick-up la contourna par l'arrière.
- Je vous ai emmené ici parce que je dois apprendre quels rapports votre fils entretient avec cette femme. C'est un élément parasite dont nous ne savons que penser mais qui suggère la présence d'une sorte d'organisation, ce qui nous contrarie. Il y a déja un certain temps que nous soup-
çonnons l'existence d'un groupe aux structures l‚ches déterminé a ruiner notre travail ou, faute de mieux, a nous causer le plus d'ennuis possible. Si elle se confirme, peut-atre votre fils en fait-il partie. Peut-atre ces gens-la appor-tent-ils leur aide a la femme. quoi qu'il en soit, compte tenu de l'entraanement militaire et de la mentalité spartiate de Spencer... pardon: de Michael, je ne crois pas que les méthodes d'interrogatoire classiques le feraient craquer, aussi douloureuses soient-elles...
- C'est un garçon qui a beaucoup de volonté, admit Steven.
- Mais si vous, vous l'interrogez, il dira tout.
- C'est bien possible. Très perspicace.
- Et ça me donne également la possibilité de redresser un tort.
- quel tort ?
- Eh bien, un fils qui trahit son père ne peut atre que mauvais.
- ah ! Et pour me venger de cette trahison, pourrai-je avoir la femme ? demanda le peintre.
Roy songea aux yeux adorables, tellement francs, emplis de défi. Il les convoitait depuis quatorze mois. Il accepterait cependant d'y renoncer pour avoir la chance d'observer ce qu'un génie de la stature de Steven ackblom pouvait réaliser si on lui permettait de travailler la chair vivante.
Dans l'attente de leurs visiteurs, ils en étaient venus a chuchoter.
- «a me semble tout a fait normal, dit Roy, mais je veux atre la.
- Vous vous rendez compte que ce que je lui ferai sera... extrame.
- Les timides ne connaissent jamais la transcendance.
- C'est parfaitement exact, acquiesça Steven.
- " Elles étaient si belles, dans leur douleur, et semblables a des anges lorsqu'elles mouraient ", cita Roy.
- Et vous voulez observer cette brève mais parfaite beauté ?
- Oui.
a l'arrière du b‚timent retentit le cliquètement d'un verrou. Puis un léger grincement de gonds.
Darius s'arrata a un stop. Son domicile s'élevait a deux p‚tés de maisons et demi de la, sur la gauche, mais il ne mit pas son clignotant.
En face du minibus, de l'autre côté du carrefour, attendaient quatre camionnettes des actualités télévisées, au toit pourvu d'antennes satellites sophistiquées. Deux de chaque côté de la route, nimbées par la lumière jaune des lampadaires a sodium. La première appartenait a la branche locale du réseau national KNBC. Une autre était marquée KTLa - soit la chaane 5, la station indépendante disposant de la plus grosse part de marché des actualités de Los angeles. Harris, qui ne distinguait pas les sigles des autres véhicules, les supposait appartenir a l'antenne locale des chaanes aBC et CBS. Derrière les camionnettes se trouvaient quelques voitures avec des passagers.
Une demi-douzaine de personnes discutaient a l'extérieur des véhicules.
La voix de Darius était marquée a la fois par un lourd sarcasme et par la colère.
- «a doit atre une information sacrément importante.
- Pas encore tout a fait, dit Harris, sombre. Le mieux, c'est de continuer et de passer entre eux, assez lentement pour ne pas attirer leur attention.
Plutôt que de tourner a gauche pour rentrer chez lui, Darius fit ce que suggérait son frère.
Lorsqu'ils dépassèrent les journalistes, le capitaine se pencha en avant, comme pour régler l'autoradio, se détournant des vitres.
- On les a prévenus et on leur a demandé de rester a bonne distance jusqu'a ce que l'affaire se décante. On veut s'assurer que ma sortie de la maison avec les menottes aux poignets soit abondamment filmée. S'ils vont jusqu'a envoyer un commando d'assaut, les camionnettes de la télé recevront la permission d'approcher juste avant que ces enfoirés n'enfoncent la porte.
Derrière Harris, assise sur le siège central, Ondine se pencha en avant.
- Tu veux dire qu'ils sont tous la pour te filmer, toi, papa ?
- J'en mettrais ma main a couper, chérie.
- ah, les salopards, fulmina-t-elle.
- Ce sont des journalistes. Ils font leur travail.
Willa, plus fragile que sa soeur, se remit a pleurer.
- Ondine a raison, observa Bonnie. Ce sont de foutus salopards.
- C'est complètement dingue, déclara Martin, au fond du minibus. Ils te traquent comme si tu étais Michael Jackson ou quelqu'un comme ça, oncle Harris.
- «a y est, on est passé, déclara Darius, et le capitaine put se redresser.
- La police doit nous croire chez nous, remarqua Bon-
nie, a cause du système de sécurité qui manoeuvre les lumières quand il n'y a personne.
- Il est programmé pour une dizaine de scénarios expliqua l'avocat, et il en choisit un différent chaque fois que la maison est vide. Il allume la lumière dans une pièce, l'éteint dans une autre, met la radio ou la télévision. Bref, il imite de véritables schémas d'activités.
C'est censé convaincre les cambrioleurs. Je ne m'attendais pas a me réJouir un jour que ça puisse convaincre des flics.
- qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda Bonnie.
- On roule un peu. (Harris avança les mains devant les ventilateurs d'oa s'échappaient des courants d'air tiède. Il n'arrivait pas a se réchauffer.) Pendant que je réfléchis a tout ça.
Ils avaient déja erré un quart d'heure a travers Bel air tandis qu'il leur parlait de l'homme qui l'avait contacté
lors de sa promenade, du deuxième inconnu rencontré
dans les toilettes du cinéma et de la rouquine au manteau vert. Mame avant de découvrir les camionnettes de la télévision, a la lumière des événements des derniers jours, ils avaient tous considéré l'avertissement de la femme comme extramement sérieux. Il leur avait cependant semblé possible de faire un saut a la maison, d'y laisser Bonnie et Martin, et de revenir les prendre dix minutes plus tard, avec les vatements rapportés par Ondine et Willa du centre commercial, ainsi que les trop rares objets personnels que Jessica et les filles avaient pu arracher a leur domicile avant leur expulsion. Toutefois, leur errance les avait conduits a gagner la propriété par une route indirecte, si bien qu'ils avaient rencontré par hasard les équipes télévisées et réalisé que la menace était encore plus sérieuse qu'ils ne l'avaient cru.
Darius rejoignit Wilshire Boulevard et prit la direction de Santa Monica, de l'océan.