au sein de l'immense Mojave oa régnait la nuit, oa les seules oeuvres humaines étaient la route obscure et les véhicules qui y circulaient, oa l'on recevait très mal les stations de radio éloignées, Spencer sentit ses pensées attirées contre son gré vers l'obscurité encore plus profonde et le silence encore plus inquiétant de cette fameuse nuit d'il y avait seize ans. Une fois pris dans cette boucle de souvenirs, il ne pouvait s'en échapper avant de s'atre purgé en racontant ce qu'il avait vu et subi.

Les plaines et les collines désolées n'offraient pas la moindre taverne susceptible de servir de confessional.

Les seules oreilles attentives étaient celles du chien.

Je descends les marches en tremblant, frictionnant mes bras nus, m'interrogeant sur cette peur inexplicable. a cet instant, peut-atre ai-je déja vaguement conscience d'atre en train de descendre en un lieu d'oa je ne réussirai jamais tout a fait a remonter.

Le cri que j'ai entendu en me penchant a la fenatre pour voir le hibou m'attire. Bien qu'il ait été bref et n'ait retenti que deux fois, faiblement, il était tellement per-

çant, tellement pathétique que son souvenir m'ensorcelle.

Un garçon de quatorze ans est parfois aussi aisément séduit par la perspective d'une énigme terrifiante que par les mystères de la sexualité.

J'arrive en bas des escaliers. Traverse des pièces aux fenatres baignées par la lune, qui luisent faiblement, tels des écrans vidéo. Les meubles Stickley, dignes d'un musée, ne sont que des ombres anguleuses au sein de la pénombre bleu nuit. Je passe devant des peintures d'Ed-ward Hopper, de Thomas Hart Benton et de Steven ackblom. Ce dernier a peint des visages légèrement lumineux, a l'expression étrange, aussi indéchiffrable que les idéogrammes d'un langage extraterrestre né a des millions d'années-lumière de la terre.

Dans la cuisine, le sol de grès est glacé sous mes pieds.

Durant la longue journée et toute la nuit, il a absorbé la fraacheur de l'air refroidi au fréon et il absorbe désormais ma chaleur par la plante de mes pieds.

Un petit voyant rouge orne le clavier du système de sécurité installé près de la porte de derrière. Un mot figure sur l'affichage de l'appareil en lettres vertes écla-

tantes: activ…. Je tape le code qui débranche le système.

Le voyant rouge passe au vert. L'affichage se modifie: DESaCTIVE

Nous ne sommes pas dans une ferme ordinaire. Pas chez des gens qui vivent de la terre et ont des plaisirs simples. La maison renferme des trésors - de beaux meubles et des oeuvres d'art -, si bien que mame au fin fond du Colorado, des précautions s'imposent.

Je tire les deux verrous, ouvre la porte, et pénètre sous la véranda, quittant la maison glaciale pour la chaude nuit de juillet. Pieds nus, je gagne les marches et descends dans le patio dallé qui entoure la piscine. Je dépasse les eaux sombres étincelantes, entre dans la cour, tel un somnambule en plein rave, attiré au coeur du silence par le souvenir du cri.

Le visage argenté et fantomatique de la pleine lune se reflète sur chaque brin d'herbe, la pelouse semble recouverte d'une gelée totalement hors de saison. …trangement, soudain, je ne crains plus seulement pour moi-mame, mais aussi pour ma mère, bien qu'elle soit morte depuis plus de six ans et n'ait rien a redouter. Ma peur devient si intense qu'elle me force a m'arrater. au milieu de la cour, je demeure immobile, attentif dans le silence incertain. Mon ombre, projetée par la lune, entache la fausse gelée qui s'étend a mes pieds.

Devant moi s'élève la grange, laquelle n'a pas accueilli bates, foin ou tracteurs depuis au moins quinze ans, avant ma naissance. Pour qui passe en voiture sur la route, la propriété ressemble a une ferme, mais elle n'est pas ce qu'elle paraat atre. Rien n'est ce qui paraat atre.

La nuit est chaude. La sueur perle sur mon front et mon torse nu. Pourtant, un froid entatant demeure sous ma peau, dans mon sang et les creux les plus profonds de mes jeunes os, un froid que la chaleur de juillet est impuissante a dissiper.

L'idée me vient que je frissonne parce que, sans savoir pourquoi, je me rappelle trop clairement le froid de fin d'hiver qui régnait en cette triste journée de mars, il y a six ans, lorsqu'on a retrouvé ma mère après trois jours de recherches. On a découvert son corps meurtri, recroquevillé dans un fossé, au bord d'une petite route, a plus de cent kilomètres, oa l'a jetée le salopard qui l'a enlevée puis tuée. a huit ans, j'étais trop jeune pour comprendre le sens exact de la mort. Et ce jour-la, nul n'a osé me dire avec quelle sauvagerie elle avait été traitée: ces horreurs m'ont été révélées plus tard, par certains de mes camarades de classe - dotés de la cruauté des enfants et des adultes qui n'ont jamais grandi Pourtant, malgré ma jeunesse et mon innocence, j'avais assez bien compris la mort pour savoir que je ne reverrais plus jamais ma mère. Le froid de cette journée de mars est le plus pénétrant que j'aie jamais connu.

a présent, sur la pelouse baignée de lune, je me demande pourquoi mes pensées reviennent régulièrement a ma mère perdue, pourquoi le cri inquiétant que j'ai entendu lorsque je me penchais a ma fenatre me semble a la fois infiniment étrange et familier, pourquoi j'ai peur pour une morte et pourquoi je crains aussi intensément pour ma propre vie, alors que la nuit estivale ne recèle pas de menace visible.

Je me remets en marche vers la grange, devenue le point focal de mon attention, quoique j'aie cru initialement entendre le cri d'un animal dans les champs ou les premières collines. Mon ombre flotte devant moi, si bien que je ne pose jamais les pieds sur le tapis de lune mais sur des ténèbres créées par ma propre imagination.

Plutôt que de m'approcher directement des portes colossales de la façade de la grange, au sein desquelles s'en inscrit une plus petite, je suis mon instinct et me dirige vers la gauche, coupant l'allée goudronnée qui repart vers la maison et le garage. De nouveau sur l'herbe, mes pieds nus silencieux quand ils se posent sur mon ombre lunaire, je dépasse le coin du b‚timent et longe le mur jusqu'au bout.

La, je m'immobilise, parce qu'un véhicule que je n'ai encore jamais vu est garé derrière la grange: un van Chevrolet qui n'est sans doute pas aussi sombre qu'il en a l'air, car le clair de lune, cet alchimiste, réduit toutes les couleurs a l'argenté et au gris. L'arc-en-ciel peint sur leflanc du véhicule paraat lui aussi composé de nuances de gris. La portière arrière est ouverte.

Le silence profond.

Il n'y a personne.

Mame a l'‚ge impressionnable de quatorze ans, avec derrière moi toute une enfance d'Halloweens et de cauchemars, je n'ai jamais connu mystère ni terreur plus séducteurs. Je ne puis résister a leur attrait pervers. Je fais un pas en direction du van et... quelque chose fend l'air juste au-dessus de ma tate, avec un sifflement et un battement d'ailes, me faisant sursauter. Je trébuche, tombe, roule sur moi-mame et relève les yeux pour voir d'énormes ailes blanches se déployer dans la nuit. Une ombre recouvre le gazon inondé de lune et l'idée folle me vient que ma mère, sous quelque forme angélique, est descendue du ciel pour m'éloigner du véhicule. quand la présence céleste s'élève plus haut dans les cieux obscurs, pourtant, je constate que ce n'est qu'un grand hibou blanc, d'un mètre cinquante d'envergure, qui explore la nuit estivale a la recherche de mulots et autres proies.

Le hibou disparaat.

La nuit demeure.

Je me remets sur mes pieds.

Je m'approche lentement du van, irrésistiblement attiré

par ce mystère, cette promesse d'aventure. Et par une terrible vérité dont je ne me sais pas encore dépositaire.

Le bruit des ailes du hibou, récent et effrayant, ne demeure pas dans ma mémoire, alors que le cri pitoyable entendu a ma fenatre y résonne de manière inexorable.

Peut-atre commencé-je a reconnaatre que ce n'était pas la plainte d'un animal sauvage trouvant la mort dans les champs ou les bois mais celle, abjecte, désespérée, d'un atre humain en proie a une terreur sans nom...

Dans l'Explorer, lancé a toute allure au coeur du Mojave illuminé par la lune, Spencer, certes dépourvu d'ailes mais aussi sage que n'importe quel hibou, suivit ses souvenirs tenaces jusqu'au coeur des ténèbres, jusqu'a l'éclair d'acier jailli des ombres, la douleur soudaine et l'odeur du sang, la blessure qui deviendrait sa cicatrice. Il se frayait un chemin vers l'ultime révélation qui lui échappait toujours.

Elle lui échappait encore une fois.

Il ne se rappelait rien de ce qui s'était produit dans les derniers instants de cette infernale et lointaine confrontation, après qu'il eut appuyé sur la détente et fut retourné a l'abattoir. La police lui avait dit comment les choses avaient d˚ se terminer. Il avait lu le récit de ce qu'il avait fait, écrit par des journalistes qui fondaient livres et articles sur des indices. Mais aucun des conteurs ne s'était trouvé la. Ils ne pouvaient connaatre la vérité. Lui seul avait été présent. Ses souvenirs, jusqu'a un certain point, étaient si vifs qu'ils en devenaient douloureux, mais ils s'achevaient sur un trou noir d'amnésie: après seize ans, il n'était toujours pas capable de jeter ne f˚t-ce qu'un rai de lumière en ces ténèbres.

S'il se remémorait ce qui lui manquait, peut-atre pourrait-il trouver une paix durable. a moins que cela ne le détruisat. au bout de ce noir tunnel d'oubli, il risquait de découvrir une honte avec laquelle il ne pourrait pas vivre.

Se rappeler pourrait bien se révéler encore moins agréable qu'une balle dans le cerveau.

Pourtant, en se déchargeant périodiquement de tout ce dont il se souvenait bel et bien, il trouvait toujours un soulagement temporaire a son angoisse. Et il le trouva a nouveau dans le désert Mojave, en fonçant a quatre-vingt-dix kilomètres a l'heure.

Jetant un coup d'oeil a Rocky, il constata que le chien dormait, roulé en boule sur l'autre siège. Sa position paraissait peu confortable, voire précaire, sa queue pendait dans le vide sous le tableau de bord, mais l'animal était visiblement a son aise.

Son maatre supposa que dès qu'il abordait ce sujet, après avoir raconté son histoire un nombre incalculable de fois au fil des années, le rythme de son élocution et le ton de sa voix devenaient soporifiques. Mame au beau milieu d'un orage, le chien n'aurait pu rester éveillé.

a moins que Spencer n'ait plus parlé depuis un certain temps. Peut-atre son soliloque s'était-il très vite changé

en murmure, puis en silence tandis qu'il ne continuait a s'exprimer que par une voix intérieure. L'identité du confesseur n'avait aucune importance - un chien était tout aussi acceptable qu'un inconnu dans un bar-, et il n'était pas très important que ledit confesseur écout‚t. Sa présence n'était qu'une excuse qui permettait a Spencer de revivre son histoire, afin de trouver une absolution temporaire ou - s'il parvenait a jeter la lumière sur les ténèbres finales - une paix permanente, quelle qu'en f˚t la nature.

Il n'était plus qu'a soixante-dix kilomètres de Las Vegas.

Des buissons d'épineux emportés par le vent, aussi gros que des barriques, roulaient en travers de la route, dans la lumière des phares, allant de nulle part a nulle part.

L'air clair et chaud du désert ne brouillait guère la vue que Spencer avait de l'univers. Des millions d'étoiles écla-taient de l'horizon a l'horizon, belles mais froides, aguichantes mais hors d'atteinte. Elles éclairaient remarquablement peu la plaine alcaline qui flanquait la route - et, malgré leur grandeur, elles ne révélaient rien.

quand Roy Miro s'éveilla dans sa chambre d'hôtel de Westwood, la pendule numérique de la table de nuit indiquait 4 h 19. Il avait dormi moins de cinq heures mais se sentait reposé, aussi alluma-t-il sa lampe de chevet.

Il rejeta les couvertures, s'assit en pyjama au bord du lit, et garda les paupières plissées jusqu'a ce que ses yeux se fussent habitués a la lumière - puis il sourit au Tupperware posé près de la pendule. Une vague forme était visible a l'intérieur, a travers le plastique translucide.

attirant la boate sur ses genoux, il en ôta le couvercle.

La main de Guinevere. Il se sentait béni de posséder un objet d'une telle beauté.

Mais comme il était triste que cette splendeur ne d˚t pas se perpétuer très longtemps. Vingt-quatre heures plus tard, sinon avant, sa détérioration deviendrait visible. Son charme ne serait plus qu'un souvenir.

Déja, la main avait subi un changement de couleur. Par bonheur, son aspect un peu crayeux ne faisait que mettre en évidence l'exquise structure osseuse des longs doigts effilés, élégants.

a regret, Roy reposa le couvercle, prit soin de le refermer étroitement, et écarta la boate.

Il passa dans le salon de la suite. Son ordinateur et son téléphone portables étaient déja connectés, branchés, posés sur une table basse, près d'une grande fenatre.

Bientôt, il entra en contact avec Maman et demanda les résultats de l'enquate qu'il avait ordonnée la veille au soir, quand ses hommes et lui avaient découvert un champ de puits de pétrole désert a l'adresse de Spencer Grant fournie par le Bureau des Véhicules a Moteur.

Comme il avait été furieux, alors.

a présent, il était calme. Détendu. Maatre de lui.

En lisant le rapport qui s'inscrivait sur l'écran, frappant sur la touche PaGE SUIVaNTE lorsqu'il désirait aller plus loin, Roy comprit vite que la quate de la véritable adresse de Spencer Grant n'avait pas été facile.

Durant les mois qu'il avait passés dans les rangs de sa brigade contre le crime informatisé, Grant avait tout appris du réseau informatique national et de la vulnérabilité des milliers de systèmes informatiques qui le composaient. Il s'était procuré des livres de codes et de procédures, ainsi que des atlas de programmation a l'usage de diverses compagnies du téléphone, agences de crédit et services publics. Ensuite, il avait d˚ s'arranger pour les emporter ou les transmettre électroniquement des bureaux de la brigade a son propre ordinateur.

après avoir quitté son emploi, il avait effacé toute référence a son adresse des archives publiques et privées. Son nom ne figurait que dans son dossier militaire, au Bureau des Véhicules a Moteur, dans les fichiers de la Sécurité

sociale et dans son dossier de police. Partout, l'adresse mentionnée était l'une des deux qui s'étaient déja révélées fausses. Le fichier national du Trésor public accueillait d'autres hommes du mame nom, mais aucun du mame ‚ge, avec le mame numéro de Sécurité sociale vivant en Californie ou ayant bénéficié d'une réduction d'impôts en tant qu'employé de la police de Los angeles.

Grant ne figurait pas non plus dans les archives des impôts de l'…tat de Californie.

a défaut d'autre chose, c'était au minimum un fraudeur fiscal. Roy détestait les fraudeurs fiscaux, archétypes de l'irresponsabilité sociale.

D'après Maman, aucun service public n'avait actuellement de Spencer Grant parmi ses clients. Pourtant oa qu'il véc˚t, il avait besoin de l'électricité, de l'eau cou-rante, du téléphone, du ramassage des ordures ménagères et probablement du gaz. Mame s'il avait effacé son nom des dossiers de facturation afin d'éviter de payer il ne pouvait quitter les dossiers clients sans déclencher la suspension des services. Pourtant, il demeurait introuvable.

Maman avait émis deux hypothèses. Primo: Grant était assez honnate pour payer ce qu'il utilisait mais il avait modifié les archives de services et de facturation pour que ses comptes soient enregistrés sous un faux nom. Le seul but de cet acte était de disparaatre des fichiers publics afin de se rendre difficile a localiser quand un service de police ou un organisme gouvernemental désirait s'entretenir avec lui. Comme en ce moment. Secundo: il était malhonnate, s'était éliminé des dossiers de facturation, ne payait rien du tout, mais se faisait tout de mame servir sous un faux nom. Dans l'un ou l'autre cas, il figurait quelque part dans les fichiers de ces sociétés, avec son adresse, sous une identité secrète. Si on la découvrait, on pourrait mettre la main sur lui.

Roy interrompit le rapport de Maman et retourna chercher dans la chambre l'enveloppe qui contenait le portrait de Spencer Grant obtenu par ordinateur. Cet homme était un adversaire d'une habileté peu coutumière. Roy voulait en avoir le visage en face de lui tandis qu'il lisait les informations le concernant.

Revenu devant l'ordinateur, il fit passer une nouvelle page du rapport.

Maman n'avait pas trouvé la moindre trace de Grant dans les banques et les sociétés d'épargne ou de crédit. Soit il effectuait tous ses achats en liquide, soit ses comptes étaient ouverts sous un faux nom. La première hypothèse était sans doute la bonne: les actes de cet homme révélaient de nettes tendances paranoiaques, qui l'empachaient certainement de confier son argent a une banque.

Roy jeta un coup d'oeil au portrait. Grant avait bel et bien des yeux étranges. Fiévreux. aucun doute a ce sujet.

Il y avait une trace de folie dans son regard. Peut-atre mame plus qu'une trace.

L'individu avait pu former une association a travers laquelle il effectuait ses opérations de trésorerie, aussi Maman avait-elle fouillé les dossiers du secrétaire au Trésor de Californie et de divers organismes régulatoires, cherchant son nom dans les listes des actionnaires connus. Rien.

Tout compte bancaire étant relié a un numéro de Sécurité sociale, Maman en avait cherché un, courant ou d'épargne, portant le numéro de Grant, quel que f˚t le nom sous lequel l'argent était déposé. Rien.

Il était peut-atre propriétaire de son domicile, si bien que Maman avait exploré les archives des taxes foncières dans les comtés spécifiés par Roy. Rien. S'il était bien propriétaire, c'était sous une fausse identité.

autre espoir: si Grant avait jamais été inscrit a une université ou soigné dans un hôpital, il avait pu oublier que son adresse figurait sur les formulaires d'inscription ou de prise en charge et, en conséquence, négliger de l'y effacer. La plupart des institutions scolaires et médicales étaient régies par des lois fédérales; en conséquence, de nombreux organismes gouvernementaux avaient accès a leurs archives. Compte tenu du nombre de ces institutions, mame dans une zone géographiquè limitée, il avait fallu a Maman une patience de sainte ou de machine - et elle possédait cette dernière. Malgré tous ses efforts, elle n'avait rien trouvé.

Roy jeta un nouveau coup d'oeil au portrait de Spencer Grant. Il commençait a se dire que cet homme ne souffrait pas simplement de troubles mentaux. La réalité était plus sinistre que cela. C'était un atre activement maléfique. quiconque se montrait aussi obsédé de son intimité

ne pouvait atre qu'un ennemi du peuple.

Glacé, il se retourna vers l'ordinateur.

quand Maman entreprenait une recherche aussi vaste que celle-la, et que ladite recherche se révélait vaine, elle n'abandonnait pas la partie. Elle était programmée pour brancher ses circuits logiques libres - durant les périodes de travail plus calmes ou entre ses diverses t‚ches - sur une importante liste d'adresses accumulées par l'agence, cherchant le nom qui se révélait introuvable ailleurs. La soupe de noms. C'était ainsi qu'on appelait cette liste. Les éléments en étaient recueillis dans les fichiers des clubs du livre ou du disque du mois, des magazines nationaux, des grands éditeurs, des principaux partis politiques, des sociétés de vente par correspondance aux spécialités allant de la lingerie sexy aux gadgets électroniques en passant par la viande fraache, et des associations telles que celles des fanatiques de vieilles voitures ou celles de philaté-listes, ainsi que de nombreuses autres sources.

Dans la soupe de noms, Maman avait trouvé un Spencer Grant différent de ceux que connaissaient les archives du Trésor public.

Intrigué, Roy se redressa sur sa chaise.

Presque deux ans plus tôt, ce Spencer Grant-la avait commandé un jouet pour chien dans un catalogue de vente par correspondance destiné aux propriétaires d'ani-

maux de compagnie: un os en caoutchouc musical. Il possédait une adresse en Californie. a Malibu.

Maman était retournée dans les fichiers des services publics pour savoir si cette adresse y était inscrite. Elle l'était.

Le contrat pour l'électricité était rédigé au nom de Stewart Peck.

Ceux du service d'eau et du ramassage des ordures ménagères avaient été passés avec Mr Henry Holden.

Le gaz naturel était facturé a James Gable.

La compagnie du téléphone avait accordé une ligne a un certain John Humphrey. a la mame adresse, elle envoyait les factures du téléphone portable de William Clark.

La compagnie aT&T transmettait les appels longue distance de Wayne Gregory.

Les dossiers des impôts fonciers connaissaient le propriétaire des lieux sous le nom de Robert Tracy.

Maman avait trouvé le balafré.

Malgré tous ses efforts pour disparaatre derrière un complexe écran d'identités multiples, bien qu'il e˚t dili-gemment tenté d'effacer son passé et de rendre son existence aussi difficile a prouver que celle du monstre du Loch Ness, et après avoir presque réussi a se faire aussi immatériel qu'un fantôme, il avait été trahi par un os en caoutchouc musical. Un jouet pour chien. Grant avait paru doté d'une intelligence surhumaine, et c'était le désir simple et très humain de faire plaisir a un animal qui provoquait sa chute.

Roy Miro observait la scène depuis les ombres bleues du bouquet d'eucalyptus, go˚tant l'agréable odeur phar-maceutique des feuilles grasses.

Un commando assemblé a la h‚te donna l'assaut au chalet une heure avant l'aube, alors que seul troublait la quiétude du canyon le gémissement des arbres agités par la brise de l'océan. Ce calme fut rompu par un bruit de verre brisé, l'explosion de grenades incapacitantes, puis le craquement sinistre de la porte d'entrée et de celle du jardin, qui cédèrent simultanément.

La maison n'étant pas bien grande, la première fouille dura moins d'une minute. Un Micro Uzi en main, revatu d'un gilet en Kevlar tellement lourd qu'il paraissait mame capable d'arrater des balles au Teflon, alfonse Johnson sortit sous la véranda de derrière pour annoncer que le chalet était désert.

Déçu, Roy quitta le bouquet d'arbres et suivit son subordonné dans la cuisine oa des éclats de verre cris-saient sous les pas.

- Il est parti en voyage, déclara Johnson.

- qu'est-ce que vous en savez ?

- La-dedans.

Roy l'accompagna dans l'unique chambre a coucher, presque aussi spartiate qu'une cellule de moine. aucune oeuvre d'art ne parait les murs grossièrement enduits. au lieu de rideaux, des stores en vinyle blanc pendaient devant les fenatres.

Une valise se trouvait près du lit, devant la table de nuit.

- Il a d˚ décider qu'il n'avait pas besoin de celle-la, commenta Johnson.

Le dessus-de-lit en coton, très simple, était légèrement froissé - comme si Grant avait posé la un autre bagage afin de préparer son voyage.

La penderie ouverte révélait quelques chemises, jeans et pantalons en twill, mais la moitié des cintres étaient nus.

Roy tira un a un les tiroirs de la commode. Ils renfer-maient quelques effets - surtout des chaussettes et autres sous-vatements. Une ceinture. Un pull vert et un pull bleu.

Mame une grosse valise n'e˚t pas suffi a les contenir.

Grant avait donc emporté au moins deux bagages - ou alors son budget vatements était aussi limité que celui qu'il allouait a sa décoration d'intérieur.

- Des traces de chien ? demanda Roy.

Johnson secoua la tate.

- Rien vu de tel.

- Regardez aussi dehors, ordonna le chef des opérations en quittant la pièce.

Trois membres du commando, des types grands et massifs avec qui il n'avait encore jamais travaillé, se tenaient au milieu du salon. Dans cet espace confiné, leur équipement protecteur, leurs bottes de combat et leurs armes les faisaient paraatre encore plus imposants qu'ils ne l'étaient.

Sans personne a abattre ou a maatriser, ils étaient aussi mal a l'aise, empruntés, que des catcheurs professionnels invités a prendre le thé avec les octogénaires d'un club de tricot.

Roy s'appratait a les faire sortir quand il s'aperçut que, parmi les divers appareils électroniques qui couvraient le bureau d'angle en forme de L, un écran d'ordinateur était allumé. Des lettres blanches luisaient sur fond bleu.

- qui a allumé ça ? demanda-t-il aux trois hommes.

Ils contemplèrent la machine, perplexes.

- «a devait déja atre comme ça quand on est arrivé, supposa l'un d'eux.

- Ca ne vous aurait pas frappés ?

- Peut-atre pas.

- Grant a d˚ partir en catastrophe, avança un autre.

alfonse Johnson, qui pénétrait dans la pièce, était d'un avis différent.

- Je jurerais que ce machin n'était pas allumé quand je suis entré.

Roy s'approcha du bureau. Le mame nombre, répété a trois reprises, occupait le centre de l'écran: 174

Soudain, le nombre du sommet de la colonne se modi-

fia, lentement suivi de celui qui venait ensuite, puis du dernier, jusqu'a ce qu'ils fussent a nouveau tous semblables:

32

alors qu'apparaissait le troisième 32, un léger ronflement s'échappa d'un des appareils posés sur le grand bureau. Cela ne dura qu'une ou deux secondes, si bien que Roy ne p˚t identifier l'élément concerné.

Les chiffres changèrent encore, de haut en bas, comme la première fois: 33, 33, 33. Et a nouveau, ce ronflement ténu pendant deux secondes.

quoique Roy f˚t nettement plus au fait des possibilités et du fonctionnement des ordinateurs sophistiqués que le citoyen moyen, la plupart des gadgets posés sur cette table lui étaient inconnus. Certains paraissaient mame de fabrication artisanale. De petites ampoules rouges et vertes brillaient sur plusieurs appareils bizarres, indiquant qu'ils étaient sous tension. Des enchevatrements de c‚bles aux diamètres variés reliaient la plupart des machines familières a celles qui demeuraient mystérieuses.

Un ronflement.

quelque chose d'important était en train de se produire, Roy en avait l'intuition. Mais quoi ? Il ne comprenait pas. Ce fut avec une frénésie croissante qu'il étudia l'équipement électronique.

Sur l'écran, les nombres augmentèrent encore d'une unité, toujours de haut en bas: 35. Il y eut un ronflement.

S'ils avaient été décroissants, Roy aurait estimé qu'il assistait au compte a rebours précédent la mise a feu d'une bombe. Naturellement, aucune loi cosmique ne contraignait les bombes a retardement a exploser au bout d'un compte a rebours. Pourquoi pas l'inverse ?

Début a zéro, explosion a 100. Ou a 50. Ou a 40.

Ronflement.

Non, ce n'était pas une bombe. «'aurait été stupide.

Pourquoi Grant aurait-il voulu démolir son propre domicile ?

Simple. Parce qu'il était fou. ParanoÔaque. Il n'y avait qu'a voir ses yeux, sur le portrait généré par ordinateur: fiévreux, marqués par la démence.

37, de haut en bas. Et un ronflement.

Roy explora l'entrelacs de c‚bles, espérant apprendre de quelle manière les appareils étaient reliés.

Une mouche se posa sur sa tempe gauche. Il l'écrasa d'une main impatiente. Ce n'était pas une mouche.

C'était une goutte de sueur.

- qu'est-ce qui ne va pas ? demanda alfonse Johnson.

Il se dressa au côté de Roy, anormalement grand, armé, cuirassé, tel un basketteur venu d'un monde futur oa ce jeu e˚t évolué pour devenir une forme de combat mortel.

Sur l'écran, le compte avait atteint 40. Roy se figea, les mains pleines de c‚bles, entendit le ronflement et se réjouit que le chalet se f˚t abstenu d'exploser.

Si ce n'était pas une bombe, de quoi s'agissait-il ?

Pour comprendre, il lui fallait réfléchir comme Grant.

Tenter d'imaginer de quelle manière un sociopathe paranoiaque envisageait la réalité. Voir avec les yeux de la folie. Pas facile.

Bon, très bien. Si Grant était psychotique, il n'en était pas moins rusé. Par conséquent, après avoir failli atre arraté durant l'assaut du mercredi soir a Santa Monica, il avait deviné qu'on détenait une photo de lui et qu'il était devenu l'objet de recherches intensives. après tout, il avait été flic. Il connaissait la musique. Bien qu'il e˚t employé toute l'année précédente a s'escamoter progressivement des archives de l'administration, il n'avait pas encore franchi le pas qui l'e˚t rendu invisible, aussi avait-il eu pleinement conscience du fait que son chalet serait découvert tôt ou tard.

- qu'est-ce qui ne va pas ? répéta Johnson.

Grant s'attendait a ce qu'on pénètre chez lui de la manière dont on était entré dans le bungalow. Tout un commando. Fouillant les lieux. Se dispersant.

Roy avait la bouche sèche. Son coeur s'emballait.

- Jetez un coup d'oeil a l'encadrement des portes. On a d˚ déclencher une alarme.

- Une alarme ? répéta Johnson, sceptique. Dans cette vieille cabane ?

- Exécution !

Le subalterne se h‚ta d'obtempérer.

Roy triait frénétiquement les c‚bles emmalés, noués.

L'ordinateur en action était celui qui, de toute la collection de Grant, possédait l'unité centrale la plus puissante.

Il était relié a de nombreux éléments, dont un boatier vert dépourvu d'inscription, qui l'était lui-mame a un modem, lequel était branché sur un téléphone a six lignes.

Pour la première fois, Roy réalisa qu'un des voyants

" marche " luisant parmi les appareils était l'indicateur de la première ligne téléphonique. Une communication était en cours.

Il décrocha le combiné et le porta a son oreille. Une transmission de données a grande vitesse lui parvint sous la forme d'une cascade de notes électroniques, langage musical étrange, sans rythme ni mélodie.

- Il y a un contact magnétique sur le seuil ! s'écria Johnson depuis la porte d'entrée.

- Le c‚blage est visible ? demanda Roy en laissant retomber le combiné dans son logement.

- Ouais. Et c'est du travail récent. Le fil de cuivre est flambant neuf au point de contact.

- Suivez la piste.

Il se retourna ver l'écran.

Le compte en était a 45.

Il s'intéressa a nouveau a la boate verte qui reliait ordinateur et modem. Un c‚ble gris en partait pour rejoindre un élément qu'il n'avait pas encore trouvé. Il le suivit le long du bureau, a travers de véritables écheveaux, entre des appareils, jusqu'au bord du meuble, puis jusqu'au sol.

a l'autre bout de la pièce, Johnson arrachait le fil de l'alarme a la plinthe sur laquelle il était agrafé et l'enrou-

lait autour de son poing ganté. Les trois autres hommes le regardaient, demeurant en retrait, hors de son chemin.

Roy suivit le c‚ble gris qui courait sur le plancher avant de disparaatre derrière une haute bibliothèque.

En suivant sa propre piste, Johnson arriva de l'autre côté de la mame bibliothèque.

Chacun exerça une légère traction sur son fil. Des livres tressautèrent bruyamment sur la deuxième étagère en partant du haut.

Roy cessa de se concentrer sur le c‚ble et releva la tate.

Juste devant lui, un tout petit peu au-dessus de ses yeux, une lentille de deux centimètres et demi de diamètre lui jetait un regard noir entre d'épais traités d'histoire reliés.

Les ôtant de la bibliothèque, il révéla une caméra vidéo compacte.

- qu'est-ce que c'est que ce bordel ? demanda Johnson.

Sur l'écran de l'ordinateur, le compte venait d'atteindre 48, au sommet de la colonne.

- quand vous avez brisé le contact magnétique, a la porte, vous avez mis la caméra en marche, expliqua Roy.

Il l‚cha le c‚ble gris et enleva un nouveau livre de l'étagère.

- Bon, eh bien, il n'y a qu'a détruire la cassette vidéo et personne ne saura jamais qu'on est venus, déclara Johnson.

Roy ouvrit le livre et déchira un coin de page.

- Ce n'est pas si simple. En mettant la caméra en marche, vous avez aussi activé l'ordinateur, tout le système, et il a passé un coup de téléphone.

- quel système ?

- La caméra vidéo transmet ses images a cette boate verte oblongue, sur le bureau.

- Et alors ? qu'est-ce que ça fait ?

après avoir préparé un épais crachat, Roy humecta son morceau de papier et le colla sur l'objectif.

- Je ne sais pas exactement, mais d'une manière ou d'une autre, la boate traite l'image vidéo, la transcode en données non visuelles, et la transmet a l'ordinateur.

En s'approchant de l'écran, il se sentit moins tendu qu'avant la découverte de la caméra, car a présent, il savait ce qui se passait. Il n'en était pas très heureux -

mais au moins, il comprenait.

Le second nombre passa a 51. Puis le troisième.

Ronflement.

- Toutes les quatre ou cinq secondes, l'ordinateur bloque un écran de données provenant de la caméra vidéo et le renvoie a la boate verte. C'est a ce moment-la que le premier nombre change.

Ils attendirent. Pas longtemps.

52

51

51

- La boate verte, continua Roy, transmet cet écran de données au modem, et c'est la que le deuxième nombre change.

52

52

51

- Le modem traduit l'ensemble en code sonore et l'en-voie au téléphone. Le troisième chiffre change et...

- ... a l'autre bout du fil, le processus est inversé. On retraduit les données codées en images.

- Des images ? Des photos de nous ? s'inquiéta Johnson.

- Il vient de recevoir sa cinquante-deuxième photo depuis que vous ates entrés.

- Merde.

- Et il en a eu cinquante d'une qualité parfaite - avant que je ne masque l'objectif de la caméra.

- Oa ? Oa est-ce qu'il les reçoit ?

- Il va falloir retrouver la trace de l'appel passé par l'ordinateur quand vous avez enfoncé la porte, expliqua Roy en désignant le voyant rouge de la ligne téléphonique numéro un. Grant ne voulait pas se retrouver en face de nous, mais il voulait savoir a quoi on ressemblait.

- alors, en ce moment mame, il est en train de regarder nos tronches ?

- Probablement pas. L'autre bout de la chaane est peut-atre aussi automatisé que celui-ci. Mais il finira par s'y arrater, histoire de voir si quelque chose lui a été transmis. a ce moment-la, avec un peu de chance, on aura retrouvé a quel numéro de téléphone était adressée la communication et on l'attendra sur place.

Les trois autres agents s'étaient encore éloignés des ordinateurs. Ils contemplaient l'équipement électronique avec méfiance.

- qui diable est ce type ? demanda l'un d'entre eux.

- Personne en particulier, répondit Roy. Juste un malade, rempli de haine.

- Pourquoi n'avez-vous pas arraché les fils quand vous avez compris qu'il nous filmait ? interrogea Johnson.

- Il nous avait déja photographiés, ça n'avait plus d'importance. Et il est possible qu'il ait programmé le système pour que son disque dur s'efface si les fils étaient arrachés. On ne saurait plus quels programmes, quelles informations se trouvaient dans la machine. Tant que le système est intact, on peut se faire une bonne idée de ce que ce type a fabriqué ici. Peut-atre mame reconstituer ses activités des derniers jours ou des dernières semaines, voire des derniers mois. On devrait trouver quelques indices sur la destination de son voyage - et éventuellement mettre la main sur la bonne femme gr‚ce a lui.

55

Ronflement.

L'écran, soudain, s'illumina, ce qui fit sursauter Roy.

La colonne de chiffres fut remplacée par trois mots: LE

nombre magique.

Le téléphone se déconnecta. Le voyant rouge de la ligne numéro un s'éteignit.

- Sans importance. La trace de l'appel figure dans les archives automatiques de la compagnie du téléphone.

L'écran se vida.

- qu'est-ce qui se passe ? s'inquiéta Johnson.

Deux nouveaux mots apparurent: MORT C…R…BRaLE.

- Espèce d'enculé de salopard de balafré de merde !

s'emporta Roy.

alfonse Johnson recula d'un pas, surpris par une telle fureur de la part d'un homme qu'il avait toujours connu souriant et d'humeur égale.

Roy s'assit au bureau. Comme il posait les mains sur le clavier, MORT C…R…BRaLE disparut de l'écran.

Il se retrouvait face a un simple plan bleu ciel.

En jurant, il tenta d'appeler un menu de base.

Bleu. Un bleu serein.

Ses doigts volèrent sur les touches.

Serein. Inchangé. Bleu.

Le disque dur était vide. Mame le système, s˚rement encore intact, demeurait figé, refusait de fonctionner.

Grant avait nettoyé derrière lui, puis s'était autorisé a leur faire un pied de nez avec son annonce de MORT C…R…BRaLE.

Respirer profondément. Profondément et lentement.

Inhaler la vapeur pache de la tranquillité. Exhaler la brume verte de la colère et de la tension. Le bon dedans le mauvais dehors.

quand Spencer et Rocky étaient arrivés a Las Vegas, aux environs de minuit, le colossal rempart de néons clignotant-frémissant-tournoyant-palpitant qui jouxtait le fameux Strip rendait la nuit presque aussi claire qu'une journée ensoleillée. Mame a pareille heure, Las Vegas Boulevard était bloqué par la circulation. Des essaims de piétons bourdonnaient sur les trottoirs, les traits étranges, parfois démoniaques, dans les lumières fantasmago-riques. Ils allaient de casino en casino, tels des insectes cherchant leur butin.

L'énergie frénétique de la scène avait troublé Rocky. Il se trouvait en sécurité dans l'Explorer, avec les vitres closes, mais n'avait pas tardé a frissonner, puis a gémir, tournant la tate de droite a gauche, anxieux, comme certain qu'une agression sauvage se préparait et incapable de déterminer de quelle direction allait surgir le danger.

Peut-atre doté d'un sixième sens, l'animal avait-il senti dans la foule la fièvre des joueurs les plus compulsifs, la cupidité prédatrice des escrocs et des prostituées, et le désespoir des gros perdants.

Sortis de toute cette agitation, ils avaient passé la nuit dans un motel de Maryland Parkway, a deux longs p‚tés de maisons du Strip. Dépourvu de casino et de bar, l'endroit était paisible.

Spencer, épuisé, avait rapidement trouvé le sommeil malgré un matelas trop mou. Il avait ravé d'une porte rouge qu'il ouvrait encore et encore, dix fois, vingt fois, cent fois de suite. Parfois, il ne trouvait de l'autre côté

que l'obscurité, une noirceur qui sentait le sang et faisait résonner un tonnerre soudain dans son coeur. Parfois, Valérie était la, mais lorsqu'il tendait la main vers elle, elle lui échappait, et le battant se refermait en claquant.

Le vendredi matin, après s'atre rasé et douché, il emplit un bol de p‚tée pour chien, un autre d'eau, et les déposa près du lit avant de gagner la porte.

- Ils doivent avoir une cafétéria. Je vais déjeuner. On part dès que je reviens.

Le chien ne voulait pas rester seul. Il poussa un gémissement implorant.

- Tu es en sécurité, ici, assura Spencer.

Il ouvrit la porte avec méfiance, s'attendant a ce que Rocky se précipite a l'extérieur.

Plutôt que de courir vers la liberté, l'animal demeura assis, pitoyablement recroquevillé sur lui-mame, et baissa la tate.

Son maatre sortit sous l'auvent, puis jeta un nouveau coup d'oeil dans la chambre.

Rocky n'avait pas bougé. Tate basse, il frissonnait.

Spencer revint et referma le battant en soupirant.

- Très bien: déjeune. Ensuite, tu viendras avec moi.

Le chien roula de grands yeux sous ses arcades fournies, tandis que l'ancien policier prenait possession d'un fauteuil. Il s'approcha de son bol de nourriture, mal a l'aise, regardant tour a tour son compagnon et la porte.

- Je ne bouge pas de la, lui assura Spencer.

Plutôt que de dévorer, comme a l'ordinaire, Rocky mangea avec une délicatesse et une lenteur peu canines. Il savoura ce repas comme s'il avait été convaincu qu'il s'agissait de son dernier.

quand il eut enfin terminé, son maatre rinça les bols, les essuya et porta tous les bagages dans l'Explorer.

Las Vegas pouvait atre aussi chaude en février qu'a la fin du printemps, mais le désert était également sujet a un hiver lunatique qui révélait des crocs acérés lorsqu'il décidait de mordre. En ce vendredi matin, le ciel était gris et la température n'atteignait pas dix degrés. Un vent aussi froid que le coeur d'un directeur de casino arrivait des montagnes occidentales.

après avoir chargé la voiture, ils firent un détour par un coin fort tranquille du terrain vague broussailleux qui s'étendait derrière le motel. Spencer monta la garde, le dos tourné, les épaules vo˚tées et les mains dans les poches de son jean, pendant que Rocky répondait a l'appel de la nature.

Cette formalité expédiée avec succès, ils retournèrent a l'Explorer, que Spencer déplaça de la moitié sud a la moitié nord du motel oa se trouvait la cafétéria. Il se gara devant le trottoir, face a la grande baie vitrée.

a l'intérieur du restaurant, il choisit un box auprès de la vitre pour voir le véhicule, lequel ne se trouvait qu'a six mètres de lui. Rocky se redressait de toute sa hauteur sur le siège du passager pour l'observer a travers le pare-brise.

Spencer commanda des oeufs, des frites, des toasts et du café. Tout en mangeant, il regardait fréquemment vers la voiture. Le chien ne le quittait pas des yeux.

a une ou deux reprises, l'ancien policier lui fit un signe de la main.

Rocky adorait cela. Chaque fois que son maatre se montrait conscient de son existence, il remuait la queue.

Un moment, il posa les pattes sur le tableau de bord, appuya le nez contre le pare-brise et sourit.

- qu'est-ce qu'on t'a fait, mon vieux ? qu'est-ce qu'on t'a fait pour te rendre comme ça ? se demanda Spencer a voix haute, tandis qu'il achevait son café sous le regard adorateur du chien.

Roy Miro laissa alfonse Johnson et les autres passer au crible le chalet de Malibu, et retourna a Los angeles.

avec un peu de chance, ils découvriraient parmi les possessions de Grant quelque chose qui jetterait un peu de lumière sur sa personnalité, révélerait un aspect inconnu de son passé, ou leur donnerait une piste pour le retrouver.

Dans le qG du centre-ville, des agents exploraient déja les machines de la compagnie du téléphone, recherchant le destinataire de l'appel passé par l'ordinateur de Grant.

Ce dernier avait sans doute effacé ses traces. Ils auraient de la chance si, le lendemain a la mame heure, ils disposaient du numéro et de l'adresse oa il avait reçu les cinquante images vidéo.

Rejoignant Los angeles par l'autoroute de la Côte, Roy régla son téléphone en mode " mains libres " pour appeler Kleck, a Orange County.

Bien qu'il par˚t fatigué, John Kleck s'exprimait toujours de sa belle voix profonde.

- Je commence a la détester, cette salope, déclara-t-il, faisant référence a celle qui s'était appelée Valérie Keene avant d'abandonner sa voiture a l'aéroport John Wayne, le mercredi, et de devenir une nouvelle fois quelqu'un d'autre.

En l'écoutant, Roy avait du mal a se représenter un jeune agent grand et maigre, au visage de truite effrayée.

Sa voix basse et sonore rappelait davantage un solide chanteur noir de l'époque wap-dou-wap.

Les rapports que délivrait Kleck semblaient toujours avoir une importance vitale - mame quand il n'avait strictement rien a dire. Comme a présent. Son équipe et lui n'avaient toujours pas la moindre idée de la direction prise par la bonne femme.

- On élargit les recherches aux agences de location de véhicules de tout le comté, entonna-t-il. On épluche aussi les rapports de vols de voiture. Toute bagnole piquée dans la journée de mercredi se retrouve sur notre liste.

- Elle n'a encore jamais volé de voiture, remarqua Roy.

- C'est bien pour ça qu'elle risque de le faire cette fois-ci-- histoire de nous désorienter. Ce que je crains, c'est qu'elle ait fait du stop. «a, c'est une filière qu'on ne peut pas remonter.

- Si elle a fait du stop, avec tous les malades qui circu-lent de nos jours, on n'a plus a s'en faire pour elle, dit Roy. Elle a déja été violée, assassinée, décapitée, éventrée et démembrée.

- Dès l'instant oa je peux récupérer un morceau de cadavre pour l'identification, ça me convient parfaitement, assura Kleck.

après cette conversation, quoique la matinée f˚t encore jeune, Roy avait la certitude que la journée ne lui apporterait que des mauvaises nouvelles.

La pensée négative n'était généralement pas son fait. Il éprouvait un profond mépris pour ses adeptes. S'ils étaient trop nombreux a irradier le pessimisme au mame moment, ils risquaient de distordre le tissu de la réalité, causant tremblements de terre, tornades, catastrophes ferroviaires ou aériennes, pluies acides, cancers, perturbations des communications hertziennes et dangereuses montées de nervosité au sein de la population. Pourtant, il était incapable de retrouver sa bonne humeur.

Conduisant d'une main, il sortit délicatement le trésor de Guinevere du Tupperware et le posa près de lui, sur le siège, pour tenter de se remonter le moral.

Cinq doigts exquis. Des ongles parfaits, naturels, sans vernis, chacun avec sa lunule en croissant, précisément symétrique. Et les quatorze plus jolies phalanges du monde: aucune ne mesurait un millimètre de plus ou de moins que la longueur idéale. Le long du dos gracieusement vo˚té de la main, les cinq métacarpes les plus délicatement formés qu'il e˚t jamais vus tendaient la peau.

Laquelle était p‚le mais dépourvue de taches, aussi lisse que la cire fondue des bougies éclairant la grande table de Dieu lui-mame.

Tandis qu'il se dirigeait vers le centre-ville, Roy laissa de temps a autre son regard dériver vers le trésor, et chacun de ces brefs coups d'oeil lui fut bénéfique.

Lorsqu'il arriva près de Parker Center, le quartier général administratif de la police de Los angeles, il était d'un optimisme a toute épreuve.

arraté a un feu rouge, il replaça a regret la main dans son récipient avant de déposer ce reliquaire et son précieux contenu sous le siège du conducteur.

a Parker Center, il abandonna le véhicule sur une place de parking réservée aux visiteurs, prit l'ascenseur et, usant de sa carte du FBI, rejoignit le quatrième étage. Il avait rendez-vous avec le capitaine Harris Descoteaux, qui l'attendait dans son bureau.

Roy s'était brièvement entretenu avec Descoteaux depuis Malibu si bien que le découvrir noir ne fut pas une surprise. Il avait cette superbe pigmentation anthracite, presque luisante, que possédaient parfois les natifs des CaraÔbes. Bien qu'il résid‚t a l'évidence depuis des années a Los angeles, un vague accent insulaire conférait encore une certaine musicalité a ses paroles.

En pantalon bleu marine, bretelles a rayures, chemise blanche et cravate bleue a rayures rouges obliques, Descoteaux avait l'allure, la dignité et la gravité d'un juge de la Cour suprame, malgré ses manches retroussées et sa veste posée sur le dossier de sa chaise.

Il serra la main de Roy et désigna l'unique autre siège.

- asseyez-vous, je vous en prie, invita-t-il.

Le petit bureau n'était pas digne de l'homme qui l'occupait. Mal ventilé. Mal éclairé. Meublé sans recherche.

Le visiteur en était désolé. aucun cadre du gouvernement, policier ou non, n'aurait d˚ travailler en un lieu aussi exigu. Le service public était une noble vocation, et Roy estimait que ceux qui se portaient volontaires pour servir leurs semblables devaient atre traités avec respect, gratitude et générosité.

- Le Bureau confirme votre identité mais refuse de révéler sur quelle affaire vous travaillez, déclara Descoteaux en s'asseyant.

- question de sécurité nationale, lui assura Roy.

Toute question a son sujet adressée au FBI était transmise a Cassandra Solinko, l'inestimable assistante administrative du directeur, laquelle entérinait (quoique jamais par écrit) le mensonge voulant que Roy f˚t un agent du Bureau. Toutefois, elle ne pouvait préciser la nature de ses investigations, car elle ignorait totalement de quoi il s'occupait.

Descoteaux fronça le sourcil.

- question de sécurité... c'est assez vague.

Si Roy se trouvait pris dans de graves ennuis - du genre a inspirer les enquates du Congrès et les manchettes des journaux -, Cassandra nierait avoir jamais confirmé qu'il appartenait au FBI. Si on ne la croyait pas, si elle était convoquée au tribunal pour y dévoiler le peu qu'elle savait de Roy et de son agence anonyme, la probabilité pour qu'elle souffrat d'une embolie céré-brale, d'un infarctus du myocarde ou d'une collision frontale a grande vitesse avec une pile de pont était extramement forte. Elle n'ignorait pas les conséquences de sa collaboration.

- Désolé, capitaine Descoteaux, mais je ne peux pas me montrer plus précis.

Roy lui-mame subirait des conséquences similaires s'il se montrait imprudent. Une carrière dans le service public pouvait parfois se révéler stressante - une des raisons qui justifiaient, selon lui, des locaux confortables, une enveloppe généreuse en fin de mois et des honneurs littéralement sans limites.

Descoteaux n'appréciait pas d'atre court-circuité.

- Il n'est pas évident d'aider quelqu'un quand on ne sait pas de quoi il a besoin, déclara-t-il en échangeant son froncement de sourcils contre un sourire, s'exprimant avec une aisance tout insulaire.

Il e˚t été facile de succomber a son charme, de prendre ses gestes délibérés et pourtant fluides pour l'indolence d'un esprit tropical, de l'estimer frivole en entendant sa voix musicale.

Roy, toutefois, lut la vérité dans les gigantesques yeux d'encre du capitaine, noirs et liquides, aussi directs et pénétrants que ceux d'un personnage de Rembrandt.

Ces yeux-la révélaient l'intelligence, la patience, l'insa-tiable curiosité des hommes qui représentaient la pire des menaces pour quelqu'un travaillant dans sa partie.

Il rendit son sourire a Descoteaux de façon que le sien f˚t encore plus doux, convaincu que son allure de jeune et svelte Père NoÎl n'avait rien a envier au charme des CaraÔbes.

- En fait, je n'ai pas besoin d'aide, au sens oa vous l'entendez: services et personnel. Seulement de quelques renseignements.

- Je serais ravi de vous les donner si je les possède, assura le capitaine.

L'intensité de leurs deux sourires avait temporairement rectifié le problème d'éclairage du petit bureau.

- avant d'atre promu a l'administration centrale, je crois que vous étiez capitaine de division, commença Roy.

- Oui, je commandais la division de Los angeles Ouest.

- Vous rappelez-vous un jeune policier qui a servi sous vos ordres pendant un peu plus d'un an: Spencer Grant ?

Les yeux de Descoteaux s'agrandirent légèrement.

- Et comment que je me souviens de Spence. Je m'en souviens très bien.

- C'était un bon flic ?

- Le meilleur, affirma Descoteaux sans la moindre hésitation. académie de police, diplôme de criminologie, services spéciaux de l'armée... il avait de la substance.

- Un homme très compétent, donc.

- " Compétence " n'est mame pas le terme qui convient.

- Intelligent ?

- Très.

- Les deux voleurs de voiture qu'il a abattus...

c'était en état de légitime défense ?

- Bon Dieu, oui, on ne peut plus légitime. Un des deux était recherché pour meurtre, et le deuxième devait répondre de trois crimes divers. Tous les deux étaient armés et lui ont tiré dessus. Spence n'avait pas le choix. Le conseil de discipline l'a innocenté aussi vite que Dieu a laissé entrer saint Pierre au paradis.

- Mais il n'est pas retourné dans la rue, remarqua Roy.

- Il ne voulait plus porter d'arme.

- Il avait pourtant été dans les Rangers.

Descoteaux acquiesça.

- Il avait participé a plusieurs missions - en amérique centrale et au Moyen-Orient. Il avait déja été

obligé de tuer, et il a fini par admettre qu'il ne pouvait pas faire carrière dans le service actif.

- a cause de ce qu'il ressentait quand il tuait ?

- Non. Plus parce que... parce qu'a mon avis, il n'était pas toujours convaincu que ces morts soient justifiées, quoi qu'en disent les politiciens. Mais c'est une supposition. Je ne sais pas avec certitude ce qu'il pensait.

- Un homme qui hésite a se servir d'une arme contre un autre... c'est compréhensible, dit Roy. Mais si le mame homme quitte l'armée pour la police, je ne comprends plus.

- J'imagine qu'en tant que flic, il croyait atre plus maatre des circonstances dans lesquelles utiliser la force.

C'était son rave, en tout cas, et les raves ont la vie dure.

- Il ravait d'atre flic ?

- Pas nécessairement. Juste un héros en uniforme qui risque sa vie pour aider des gens, sauver des existences, faire respecter la loi.

- C'était un jeune homme bien altruiste, remarqua Roy, quelque peu sarcastique.

- On en a quelques-uns. En fait, ils sont nombreux...

au moins au début. (Descoteaux contempla ses mains noires comme le charbon, croisées sur le sous-main vert qui parait son bureau.) Dans le cas de Spence, ces grands idéaux l'ont conduit a l'armée, puis a la police... mais il y avait plus que cela. D'une certaine manière... en aidant les gens de toutes les manières qui s'offrent a un flic, il tentait de se trouver lui-mame, d'atteindre un certain équilibre.

- Troubles psychologiques ? demanda Roy.

- Pas assez pour ne pas atre un bon flic.

- ah ? Et qu'est-ce qu'il tentait de comprendre a son propre sujet ?

- Je ne sais pas. Je crois que ça remontait loin.

- Loin ?

- Dans son passé. Il le transportait sur son dos comme une tonne de briques.

- «a avait un rapport avec sa cicatrice ? s'enquit Roy.

- Un grand rapport, a mon avis.

Le capitaine releva la tate. Ses immenses yeux sombres étaient emplis de compassion. Des yeux expressifs, exceptionnels. S'ils avaient appartenu a une femme, Roy e˚t voulu les posséder.

- Comment a-t-il reçu cette blessure ? Comment est-ce arrivé ?

- Il a toujours dit qu'il avait eu un accident quand il était enfant. De voiture, je crois. Il n'avait pas réellement envie d'en parler.

- Il avait des amis intimes parmi ses collègues ?

- Pas intimes, non. C'est un type sympathique mais réservé.

- Un solitaire, approuva Roy.

- Non. Pas comme vous l'imaginez. Il ne finira jamais en haut d'un gratte-ciel avec un fusil, a flinguer tout ce qui bouge. Les gens l'aiment bien, et il aime bien les gens. Il est juste. . . réservé.

- après la fusillade, il a réclamé un emploi de bureau.

Il a spécifiquement demandé son transfert a la brigade contre le crime informatisé ?

- Non. On est venu le chercher. Je suis s˚r que vous le savez, mais bien des gens seraient surpris d'apprendre que bon nombre de policiers détiennent des diplômes de droit, de psychologie ou, comme Spence, de criminologie. La plupart n'étudient pas dans l'espoir de changer de branche ou de faire carrière au sein de l'administration.

Ils veulent rester dans la rue. Ils aiment leur travail, et ils pensent qu'un peu d'études supérieures les aidera a le faire mieux. Ils sont dévoués, impliqués dans leur t‚che.

Leur seul désir est d'atre de bons flics, et ils...

- C'est admirable, certes. Mais on peut aussi les considérer comme des réactionnaires extrémistes, incapables de renoncer au pouvoir que confère l'uniforme.

Descoteaux cligna des yeux.

- quoi qu'il en soit, quand un de ceux-la veut abandonner la rue, il ne se retrouve pas a remplir de la pape-rasse. On utilise ses compétences. Le Bureau administratif, les affaires Internes, la Division du Crime Organisé, la plupart des divisions du Groupe des Enquates... ils voulaient tous Spence. Il a choisi la brigade.

- Ce n'est pas lui qui en a fait la demande ?

- Il n'a rien eu besoin de solliciter. Comme je le disais, on s'est adressé a lui.

- Et avant d'appartenir a la brigade, c'était un dingue des ordinateurs ?

- Un dingue ? (Descoteaux ne parvenait plus a masquer son impatience.) Il savait utiliser les ordinateurs dans le cadre de son travail, mais il n'en était pas obsédé.

Spencer n'était dingue de rien du tout. C'est un homme très solide, très fiable.

- Sauf que - je vous cite - il essaie toujours de se trouver, de trouver un certain équilibre.

- N'est-ce pas notre cas a tous ? fit sèchement le capitaine.

Il se leva et se tourna vers la petite fenatre qui flanquait sa table de travail. a travers les lattes poussiéreuses du store, il contempla la ville nimbée de brouillard.

Roy attendit. Il valait mieux le laisser se calmer. Le pauvre type méritait bien cela. Son bureau était terriblement petit et ne comportait pas mame de toilettes privées.

- Je ne sais pas de quoi vous croyez Spence responsable, reprit enfin Descoteaux en se retournant, et il ne sert a rien que je vous pose la question. ..

- Sécurité nationale, confirma Roy, suffisant.

- ... mais vous vous trompez a son sujet. Cet homme-la ne se tournera jamais vers le mal.

Roy haussa les sourcils.

- qu'est-ce qui vous en rend si s˚r ?

- Il souffre.

- Vraiment ? De quoi ?

- De la différence entre le bien et le mal. De ce qu'il fait, des décisions qu'il prend. Il souffre en silence, en lui-mame... mais il souffre.

- N'est-ce pas notre cas a tous ? demanda Roy en se levant.

- Non, répondit son interlocuteur. Plus maintenant. La plupart des gens estiment que tout est relatif, y compris la morale.

Roy n'estimait pas que Descoteaux f˚t d'humeur a lui serrer la main, aussi se contenta-t-il de déclarer:

- Eh bien, je vous remercie de m'avoir accordé un peu de temps, capitaine.

- quel que soit le crime, Mr Miro, l'homme qui le commet est absolument certain de son bon droit.

- Je m'en souviendrai.

- Il n'y a rien de plus dangereux qu'un homme convaincu de sa propre supériorité morale, insista Descoteaux.

- C'est bien vrai, approuva Roy en ouvrant la porte.

- quelqu'un comme Spence... ce n'est pas l'ennemi.

En fait, les gens comme lui sont la seule raison pour laquelle cette foutue civilisation ne nous est pas encore tombée sur la tate.

- Bonne journée, dit Roy en sortant dans le couloir.

- quel que soit le côté oa se rangera Spence, je parierais mon cul que ce sera celui de la justice, conclut le capitaine avec une agressivité tranquille mais certaine.

Son visiteur referma derrière lui la porte du bureau.

Lorsqu'il atteignit les ascenseurs, il avait déja pris la décision de faire abattre Harris Descoteaux. Peut-atre s'en chargerait-il lui-mame, une fois débarrassé de Spencer Grant.

En rejoignant sa voiture, il se calma. Lorsqu'il se fut a nouveau inséré dans la circulation, avec près de lui, sur le siège, le trésor de Guinevere qui exerçait son influence apaisante, il retrouva assez de maatrise de lui-mame pour réaliser qu'une exécution sommaire ne constituait pas une réponse convenable aux insultantes insinuations du policier. Il était en son pouvoir d'infliger des punitions pires que la mort.

Les trois ailes du petit immeuble enlaçaient une modeste piscine. Un vent froid découpait la surface de l'eau en vaguelettes qui giflaient le carrelage bleu, sous le rebord. En traversant la cour, Spencer identifia une odeur de chlore.

Le ciel était plus bas qu'avant le petit déjeuner, tapis de cendres grises se déposant sur terre. Les branches luxuriantes des palmiers agités par le vent bruissaient, s'entre-choquaient, ce qui était peut-atre signe d'orage.

Rocky, qui tronait au côté de son maatre, éternua a deux reprises a cause du chlore, mais les palmes animées de soubresauts le laissèrent de marbre. aucun arbre ne l'avait jamais effrayé. Ce qui ne signifiait pas qu'il n'en existait pas un quelque part de diabolique. Dans ses crises les plus étranges, lorsque pris de frissons il sentait derrière chaque ombre une sorcellerie maléfique a l'oeuvre, l'animal aurait probablement pu se laisser terroriser par un rachitique arbuste en pot.

D'après les renseignements que Valérie - qui s'appelait alors Hannah May Rainey - avait fournis pour obtenir son permis de travail comme croupiere de casino, elle habitait cet immeuble. appartement 2-D.

Les appartements du premier et dernier étage ouvraient sur un balcon couvert qui surplombait la cour et abritait l'allée passant devant ceux du rez-de-chaussée. Tandis que les arrivants gravissaient un escalier de béton, le vent agita un balustre descellé de la rampe en fer forgé, piquetée de rouille.

Spencer avait emmené Rocky parce qu'un bon chien est un excellent moyen de briser la glace. Les gens ont tendance a se fier aux hommes auxquels se fient les chiens, et ils s'ouvrent plus facilement a un inconnu auprès duquel se tient un bon gros toutou - mame si cet inconnu possède le regard sombre, intense, et une cicatrice de l'oreille au menton. Telle est la puissance du charme canin.

L'ancien appartement d'Hannah-Valérie se trouvait dans la partie centrale de la construction en U, au fond de la cour. La grande fenatre, a droite de la porte, était masquée par des rideaux opaques. Sur la gauche, une autre, plus petite, révélait une cuisine. Le nom " Traven " surmontait la sonnette.

Spencer sonna et attendit.

Son plus grand espoir était que Valérie e˚t partagé l'appartement et que l'autre locataire f˚t toujours la. Elle avait habité ici au moins quatre mois - la durée de son engagement au Mirage. Durant une telle période, mame si elle avait autant vécu dans le mensonge qu'en Californie, sa colocataire avait pu remarquer quelque chose qui permettrait au visiteur de remonter la piste a partir du Nevada, tout comme Rosie l'avait fait passer de Santa Monica a Las Vegas.

Il sonna de nouveau.

aussi étrange qu'il p˚t paraatre de vouloir la retrouver en essayant d'apprendre d'oa elle venait plutôt qu'oa elle était allée, il n'avait pas de meilleur choix. Il ne disposait d'aucun moyen de savoir oa elle s'était rendue après avoir quitté Santa Monica. En outre, s'il explorait le passé, il risquait moins de se heurter aux agents fédéraux

- ou aux autres gens, quels qu'ils fussent, qui traquaient la jeune femme.

Il avait entendu la sonnette tinter a l'intérieur. Malgré

cela, il frappa.

Cette fois on lui répondit - mais pas de l'ancien appartement de Valérie. Un peu plus a droite, le long du balcon, la porte du 2-E s'ouvrit, et une femme aux cheveux gris, d'environ soixante-dix ans, passa la tate dans l'en-treb‚illement.

- Je peux vous aider ?

- Je cherche miss Traven.

- Elle travaille toute la matinée au Caesar's Palace.

Elle ne sera pas la avant plusieurs heures.

La nouvelle venue s'avança sur le seuil. C'était une femme de petite taille, au visage doux, potelée, qui portait de bruyantes chaussures orthopédiques, des bas de maintien aussi épais que la peau d'un dinosaure, une robe d'intérieur jaune et grise et un gilet vert foncé.

- En fait, la personne que je cherche, c'est... commença Spencer.

Rocky, qui se dissimulait derrière lui, se risqua a passer la tate autour de ses jambes pour jeter un coup d'oeil a la grand-mère de l'appartement 2-E, laquelle poussa un couinement ravi. Bien qu'elle chancel‚t plus qu'elle ne marchait, elle quitta le pas de sa porte avec l'exubérance d'un enfant ignorant le sens du mot " arthrite ". Des niai-series plein la bouche, elle s'approcha a une vitesse qui stupéfia Spencer et terrifia totalement le chien. alors qu'elle fondait sur lui avec des exclamations extatiques, il poussa un jappement et tenta de grimper le long de la jambe droite de son maatre comme pour se dissimuler sous son blouson. quand la vieille femme lui lança un

" Toutou, toutou, gentil toutou ", il se laissa tomber a terre, étourdi par la peur, se roula en boule, croisa les pattes avant sur les yeux et se prépara a connaatre une mort violente.

La jambe gauche de Bosley Donner glissa du marche-pied de son fauteuil roulant électrique et racla le trottoir.

Riant, laissant le siège s'arrater de lui-mame, Donner souleva a deux mains sa jambe insensible pour la remettre en place.

Son véhicule, équipé d'une puissante batterie et d'un système de propulsion de voiturette de golf, était capable d'aller nettement plus vite que la plupart des fauteuils roulants électriques. Roy Miro le rattrapa, le souffle court.

- Je vous avais dit que cette petite merveille roulait bien, déclara l'infirme.

- Oui, je vois, haleta Roy. Impressionnant.

Ils se trouvaient dans le parc de la propriété de Donner, a Bel air, que parcourait un large ruban d'asphalte couleur brique-permettant au propriétaire d'accéder a tous les recoins de ses deux hectares superbement arrangés par un paysagiste. L'allée, parsemée de côtes et de descentes successives, passait dans un tunnel, sous le patio, et ser-pentait parmi des palmiers phénix, des palmiers de la reine, des palmiers du roi, de gigantesques lauriers d'Inde et des mélaleucas, dans leur costume d'écorce r‚pée. De toute évidence, Donner l'avait conçue pour qu'elle lui servat de montagnes russes privées.

- C'est illégal, vous savez, déclara-t-il.

- Illégal ?

- Il est interdit de modifier un fauteuil roulant comme je l'ai fait.

- Eh bien, oui, je comprends ça.

- Vraiment ? s'étonna Donner. Pas moi: c'est mon fauteuil.

- a filer comme ça sur ce circuit, vous pourriez bien vous retrouver tétraplégique au lieu de paraplégique.

Donner sourit et haussa les épaules.

- En ce cas, je brancherai un ordinateur sur mon engin pour le faire fonctionner a l'aide de commandes vocales.

agé de trente-deux ans, Bosley Donner avait été privé

de l'usage de ses jambes lorsqu'il en avait vingt-quatre, par un éclat d'obus dans la colonne vertébrale, reçu durant une intervention policière de son unité d'US Rangers au Moyen-Orient. C'était un individu trapu, très bronzé, aux cheveux blonds taillés en brosse et aux yeux bleu-gris encore plus joyeux que ceux de Roy. Si son handicap l'avait jamais déprimé, c'était terminé depuis longtemps - ou bien il avait appris a le dissimuler.

Son visiteur le trouvait antipathique en raison de son style de vie extravagant, de sa bonne humeur exaspérante, de sa chemise hawaÔienne outrageusement voyante - et pour d'autres raisons, assez indéfinissables.

- Une telle insouciance est-elle bien responsable, socialement parlant ?

Donner fronça le sourcil sans comprendre, puis son visage s'éclaira.

- Oh, vous voulez dire que je pourrais devenir un poids pour la société. Bon Dieu, je n'irai jamais dans un hôpital public, de toute manière. Ils me traaneraient dans la tombe en six secondes chrono. Regardez autour de vous, Mr Miro, je peux payer ce qu'il faut. Venez. Je vais vous montrer le temple. C'est vraiment quelque chose.

accélérant rapidement, Donner s'éloigna et descendit une éminence oa alternaient l'ombre des palmes et des plages de soleil rouge doré.

Roy le suivit en s'efforçant de reprimer son irritation.

après avoir été démobilisé, Donner s'était rabattu sur son talent de dessinateur de personnages comiques. Son book lui avait valu un emploi dans une entreprise de cartes de voeux. Durant ses loisirs, il avait créé une bande dessinée qui lui avait valu un contrat du premier quotidien auquel il l'avait proposée. En deux ans, il était devenu le dessinateur humoristique le plus en vogue du pays. a présent, gr‚ce a ses célèbres personnages - que Roy jugeait stupides -, Bosley Donner était une industrie: best-sellers, dessins animés télévisés, T-shirts, sa propre collection de cartes de voeux, produits dérivés, disques, et bien d'autres choses encore.

au bas d'une longue pente, l'allée menait a un temple ouvert de style classique. Cinq colonnes reposaient sur un sol de craie, soutenant une lourde corniche et un dôme a l'épi sphérique. Tout autour fleurissaient d'éclatantes primevères anglaises, jaunes, rouges, roses et mauves.

Donner, dans son fauteuil attendait au centre de l'édifice baigné d'ombres. Un tel environnement aurait d˚ lui conférer une allure mystérieuse. Son embonpoint, son visage large, sa coupe en brosse et sa chemise hawaiienne s'unissaient pour le faire ressembler a un de ses propres personnages de BD.

- Vous me parliez de Spencer Grant, lui rappela Roy en pénétrant dans le temple.

- Vraiment ? fit Donner, légèrement ironique.

Durant les vingt dernières minutes, tandis qu'il guidait Roy a un train d'enfer a travers la propriété, il avait beaucoup parlé de Grant - en compagnie de qui il avait servi dans les Rangers. Il n'avait pourtant en rien révélé la personnalité de son ex-frère d'armes, ni le moindre détail important de l'existence que menait ce dernier avant de s'engager.

- J'aimais bien Hollywood, déclara-t-il. C'est le type le plus calme que j'aie jamais connu, un des plus polis, un des plus intelligents - et certainement le plus modeste.

Pas du tout le genre a frimer. Et quand il était de bonne humeur, il pouvait se montrer très drôle. Mais il était du genre effacé. Personne ne le connaissait vraiment.

- Hollywood ? demanda Roy.

- C'est le surnom qu'on lui donnait quand on voulait le faire marcher. Il adorait les vieux films. «a confinait mame a l'obsession.

- Un genre de films particulier ?

- Les histoires a suspense et les drames avec des héros a l'ancienne mode. Il disait que, de nos jours, les films ont oublié ce que sont les héros.

- Comment ça ?

- Il pensait que les héros, autrefois, avaient un sens du bien et du mal plus développé que ceux d'aujourd'hui. Il adorait La Mort aux trousses, Les Enchaanés, Du silence et des ombres, parce que les protagonistes avaient de grands principes, de la morale. Ils se servaient plus de leur intelligence que de leur arme.

- alors que maintenant, enchaana Roy, on fait des films oa deux flics démolissent une ville et descendent la moitié des habitants pour s'emparer d'un seul bandit.

- Ils disent des gros mots, des tas d'obscénités.

- Ils emmènent au lit des femmes rencontrées deux heures auparavant...

- Et ils se baladent a moitié a poil pour montrer leurs gros muscles. Ils sont complètement imbus d'eux-mames.

- Il n'avait pas tort, votre ami, acquiesça Roy.

- Les acteurs préférés d'Hollywood étaient Cary Grant et Spencer Tracy, alors bien s˚r, on le chahutait pas mal avec ça.

Roy était surpris d'avoir la mame opinion que le balafré au sujet des films modernes. Se trouver d'accord sur un point avec ce dangereux sociopathe le troublait.

Trop préoccupé, il n'avait qu'a moitié entendu ce que venait de dire Donner.

- Excusez-moi... vous le chahutiez pas mal a cause de quoi ?

- Eh bien, que Spencer Tracy et Cary Grant aient aussi été les acteurs préférés de sa mère, au point de lui avoir donné leurs noms, ce n'était pas particulièrement mar-rant. Mais un type comme Hollywood, tellement modeste, tellement calme, timide avec les filles, un type qui semblait carrément dépourvu d'ego - on trouvait ça drôle qu'il s'identifie avec tant de force a ces deux acteurs, aux personnages qu'ils jouaient. Il n'avait que dix-neuf ans quand il s'était engagé dans les Rangers mais, de bien des manières, il en paraissait vingt de plus que nous. On ne voyait le gamin resurgir en lui que lors-

qu'il parlait de vieux films ou lorsqu'il les regardait.

Roy sentit que ce qu'il venait d'apprendre était d'une importance capitale, mais il ne comprenait pas pourquoi.

Il se tenait au bord d'une révélation dont il ne discernait pas encore la forme.

Il retint son souffle, craignant que le simple fait d'expi-rer l'éloign‚t tel un vent violent de l'illumination qui semblait a sa portée.

Une brise chaude soufflait a travers le temple.

Sur le sol de craie, près du pied gauche du visiteur, un scarabée noir rampait péniblement vers son étrange destin.

Soudain, comme dans un rave, Roy s'entendit poser une question qu'il n'avait pas préparée consciemment.

- Vous ates s˚r que sa mère l'a appelé ainsi en hommage a Spencer Tracy et a Cary Grant ?

- N'est-ce pas évident ? répliqua Donner.

- …vident ?

- Pour moi, ça l'est.

- C'est lui-mame qui vous a dit qu'elle avait choisi son nom comme ça ?

- Je suppose. Je ne me le rappelle pas, mais il a d˚ le faire.

La douce brise soufflait, le scarabée avançait et un frisson d'illumination traversait Roy.

- Vous n'avez pas encore vu la cascade, s'exclama Donner. Elle est superbe. Vraiment très, très belle. Venez, il faut que vous voyiez ça.

Le fauteuil quitta le temple en ronronnant.

Roy se détourna. Entre les colonnes, il vit le fauteuil accélérer follement sur une autre pente abrupte, vers les ombres fraaches d'une verte vallée. L'infirme traversait a toute allure des javelots de soleil rouge doré, qui faisaient flamboyer sa chemise hawaÔenne aux dessins éclatants.

quelques instants plus tard, il disparut derrière une ran-

gée de hautes fougères australiennes.

a présent, Roy savait pourquoi Bosley Donner lui déplaisant tant: il était tout simplement trop confiant, trop indépendant. Mame handicapé, il se prenait totalement en charge, n'avait besoin de personne.

De tels gens représentaient un grave danger pour le système. Maintenir l'ordre dans une société composée d'individualistes forcenés était impossible. La décadance du peuple était la source de la puissance de l'Etat, et si l'…tat ne disposait pas d'une puissance énorme, on ne pouvait pas progresser, ni assurer la paix dans les rues.

Il aurait fort bien pu suivre le dessinateur et l'éliminer au nom de la stabilité sociale, de crainte que d'autres ne suivissent l'exemple de Bosley, mais le risque d'atre surpris était trop important. Deux jardiniers travaillaient dans le parc, et Mrs Donner ou n'importe quel membre de la maisonnée pouvait regarder par une fenatre au moment le plus inopportun.

D'autre part, alarmé mais aiguillonné par ce qu'il pensait avoir découvert au sujet de Spencer Grant, Roy avait h‚te de voir ses soupçons confirmés.

Il quitta le temple en prenant garde a ne pas écraser le scarabée noir, et prit la direction opposée a celle que venait d'emprunter Donner. Rejoignant vivement les hauteurs du parc, il contourna la gigantesque maison pour monter dans sa voiture, garée au milieu de l'allée de gravillons circulaire.

De l'enveloppe donnée par Melissa Wicklun, il tira une photo de Grant qu'il posa sur le siège. En dehors de la cicatrice, ce visage lui avait d'abord paru tout a fait ano-din. a présent, il savait que c'était celui d'un monstre.

De la mame enveloppe, il sortit un exemplaire du rapport demandé a Maman la nuit précédente et consulté

quelques heures plus tôt a l'hôtel sur l'écran de son ordinateur. Il le feuilleta jusqu'a la page oa figuraient les faux noms utilisés par Grant pour bénéficier des services publics et en payer les factures.

Stewart Peck

Henry Holden

James Gable

John Humphrey

William Clark

Wayne Gregory

Robert Tracy

Roy prit un stylo dans la poche intérieure de sa veste et redisposa noms et prénoms pour obtenir une nouvelle liste:

Gregory Peck

William Holden

Clark Gable

James Stewart

John Wayne

Voila qui ne lui laissait plus que quatre noms dans la liste originale: Henry, Humphrey, Robert et Tracy.

Tracy, bien entendu, correspondait au prénom de ce salopard - Spencer. Et dans un but que ni Maman ni Roy n'avaient encore découvert, cet enculé de balafré utilisait probablement une autre fausse identité incorporant le nom Cary, lequel manquait dans la première liste mais constituait le complément logique de son patronyme -

Grant.

Restaient Henry, Humphrey et Robert.

Henry. Il ne faisait aucun doute que Grant opérait parfois sous le nom de Fonda, peut-atre avec un prénom emprunté a Burt Lancaster ou a Gary Cooper.

Humphrey. Dans un cercle quelconque, n'importe oa, Grant était connu sous le nom de Mr Bogart - avec un prénom aimablement fourni par encore un autre acteur du passé.

Robert. Ils finiraient certainement par découvrir qu'il se faisait également appeler Mitchum ou Montgomery.

Spencer Grant changeait d'identité avec la mame insouciance qu'un autre de chemise.

Ils recherchaient un fantôme.

Sans pouvoir encore le prouver, Roy était a présent convaincu que le nom de Spencer Grant était tout aussi faux que les autres. Grant n'était pas un patronyme hérité

du père, pas plus que Spencer n'était un prénom conféré

par la mère. Le balafré s'était rebaptisé lui-mame, en hommage a ses acteurs préférés, qui avaient incarné des héros d'autrefois.

Son véritable nom était énigme. Son véritable nom était mystère, ombre, fantôme, fumée.

Roy ramassa le portrait réalisé par l'ordinateur et étudia le visage mutilé.

Cette énigme aux yeux noirs s'était engagée dans l'armée sous le nom de Spencer Grant a l'‚ge de dix-huit ans. quel adolescent pouvait bien se forger une fausse identité, avec les papiers correspondants et passer tous les contrôles ? que fuyait donc, a cet ‚ge déja, ce mystérieux individu ?

Et que diable pouvaient atre ses rapports avec la bonne femme ?

Rocky était allongé sur le sofa, les quatre pattes en l'air, détendu. La tate sur les genoux de Theda Davidowitz, il contemplait avec adoration la grosse femme aux cheveux gris qui lui caressait le ventre, lui grattait le menton et l'appelait " mignon ", " trognon ", " jolis yeux "

ou " biquet ". Tout en lui disant qu'il était un petit ange velu tombé du ciel, le plus beau chien de toute la création, merveilleux, extraordinaire, craquant, adorable, parfait, elle lui donnait de petits morceaux de jambon qu'il lui prenait des mains avec une délicatesse de duchesse.

Encastré dans un fauteuil extramement rembourré, muni d'une tatière, Spencer sirotait une tasse de café

riche en arôme, que Theda avait encore amélioré d'une pincée de cannelle. Sur la table, près de lui, reposaient une cafetière pleine et une assiette garnie de cookies maison au chocolat. Il avait poliment refusé des biscuits anglais, des biscotti italiens a l'anis, une tranche de g‚teau au citron et au chocolat, un beignet aux myrtilles, du pain d'épice, des sablés et un pain aux raisins; épuisé

par la persévérance hospitalière de Theda, il avait fini par accepter un cookie et s'en était immédiatement vu offrir douze, gros comme des soucoupes.

Tout en roucoulant des sottises au chien et en poussant Spencer a reprendre un cookie, Theda révéla qu'elle avait soixante-seize ans, et que son mari - Bernie - était mort onze ans plus tôt. Tous deux avaient élevé deux enfants: Rachel et Robert. Ce dernier - le meilleur garçon de la terre, prévenant et généreux - avait servi au Viemam, s'y était comporté en héros, y avait gagné un nombre incroyable de médailles... et y était mort. Rachel - oh, vous auriez d˚ la voir, tellement belle, il y avait sa photo sur la cheminée mais elle ne lui rendait pas justice, aucune photo n'aurait pu lui rendre justice - avait été tuée quatorze ans plus tôt dans un accident de voiture. Survivre a ses enfants était terrible, cela conduisait a se demander si Dieu savait ce qu'il faisait. Theda et Bernie avaient passé la plus grande partie de leur vie de couple en Californie, oa il avait été comptable et elle institutrice.

Une fois a la retraite, ils avaient vendu leur maison récolté beaucoup d'argent et déménagé a Las Vegas, non parce qu'ils jouaient - sauf vingt dollars par mois, perdus dans les machines a sous -, mais parce que l'immobilier y était meilleur marché qu'en Californie. Des milliers de retraités s'y étaient installés pour les mames raisons. Bernie et elle, après avoir payé comptant leur nouveau domicile, avaient déposé en banque soixante pour cent de ce qu'avait rapporté la vente de l'ancien. Bernie était mort trois ans plus tard. L'homme le plus gentil, le plus doux et le plus prévenant du monde. L'épouser avait été la grande chance de Theda. après la mort de son mari, la maison étant trop grande pour elle seule, elle l'avait revendue et s'était installée dans cet appartement. Pendant dix ans elle avait eu un chien, un adorable cocker du nom d'…tin-celle - ce qui lui convenait parfaitement -, mais deux mois plus tôt, il avait passé comme passent toutes choses.

Dieu, comme elle avait pleuré, vieille femme stupide pleuré des rivières de larmes ! Elle l'avait aimé. Depuis, elle s'occupait en faisant le ménage, des g‚teaux, en regardant la télévision et en jouant aux cartes deux fois par semaine avec des amies. Elle n'avait pas envisagé de prendre un autre chien après …tincelle, car elle craignait de ne pas lui survivre et ne voulait pas, a sa mort, laisser une pauvre petite bate a l'abandon. quand elle avait vu Rocky, son coeur avait fondu et elle savait a présent qu'elle allait adopter un nouvel animal. Si elle choisissait a la fourrière un gentil toutou destiné a atre piqué, chaque jour de bonheur qu'elle pourrait lui apporter serait plus qu'il n'en obtiendrait sans elle. Et qui sait ? Peut-atre lui survivrait-elle bel et bien et lui donnerait-elle un foyer jusqu'a sa mort a lui. après tout, deux de ses amies demeuraient alertes a plus de quatre-vingts ans.

Pour lui faire plaisir, Spencer but une troisième tasse de café et mangea un deuxième immense cookie au chocolat.

Rocky eut la gr‚ce d'accepter d'autres fins morceaux de jambon et de se soumettre a de nouvelles caresses sur le ventre ou sous le menton. De temps a autre, il roulait de grands yeux vers Spencer, comme pour lui dire: Pourquoi ne m'as-tu pas parlé de cette dame avant ?

Spencer n'avait jamais vu le chien charmé aussi vite et aussi complètement. Les battements périodiques qui agitaient sa queue étaient si vigoureux que le tissu du sofa se retrouvait en grand danger d'atre réduit en lambeaux.

- Ce que je voulais vous demander, intervint Spencer quand Theda reprit son souffle, c'est si vous connaissez la jeune femme qui a occupé l'appartement voisin jusqu'en novembre dernier. Elle s'appelle Hannah Rainey et elle. . .

a la mention d'Hannah - que Spencer connaissait sous le nom de Valérie - Theda se lança dans un monologue enthousiaste, semé de superlatifs. Cette jeune femme-la ?

Cette extraordinaire jeune femme ? «'avait été la meilleure des voisines, très prévenante, dotée d'un coeur d'or. Hannah travaillait de nuit au Mirage comme croupière, aussi dormait-elle jusqu'en début d'après-midi. Souvent, Theda et elle danaient ensemble, parfois chez l'une, parfois chez l'autre. En octobre dernier, la vieille femme avait souffert d'une très mauvaise grippe, et Hannah s'était occupée d'elle, l'avait soignée, comme si elle avait été sa propre fille. Non, elle ne parlait jamais de son passé, n'avait jamais dit d'oa elle venait, ni évoqué sa famille, parce qu'elle tentait d'oublier une chose terrible - cela, au moins, était évident - et ne s'intéressait qu'a l'avenir, ne regardait qu'en avant, jamais en arrière. Un temps, Theda avait songé a un mari brutal, encore en liberté, qui la traquait et l'avait condamnée a abandonner son ancienne existence pour sauver sa vie. De nos jours, on entendait tellement de choses, le monde était un véritable enfer, tout était sens dessus dessous et cela ne faisait qu'empirer. Et puis un jour, en novembre dernier, la DEa avait opéré une descente dans l'appartement d'Hannah, a onze heures du matin, alors qu'elle e˚t d˚ dormir a poings fermés. Mais elle avait dis-

paru. Elle avait fait ses bagages et déménagé pendant la nuit, sans un mot a son amie Theda, comme si elle avait su qu'on s'appratait a l'appréhender. Les agents fédéraux, furieux, avaient longuement questionné la vieille femme, comme s'ils l'avaient soupçonnée d'atre un véritable cerveau criminel. Elle avait appris par leurs soins qu'Hannah Rainey était recherchée par la justice, appartenait au plus gros réseau de trafic de cocaÔne du pays, et avait tué deux policiers lors d'une opération d'infiltration qui avait mal tourné.

- alors, elle est recherchée pour meurtre ? demanda Spencer.

Theda Davidowitz serra un poing marqué de taches de rouille et tapa si fort du pied que, malgré le tapis, sa chaussure orthopédique rendit un bruit sonore.

- Conneries ! déclara-t-elle.

Eve Marie Jammer travaillait dans une pièce fermée, au bas d'un gratte-ciel, quatre étages en dessous du centre-ville de Las Vegas. Parfois, elle se comparait a quasi-modo dans son clocher ou au fantôme du sous-sol de l'Opéra de Paris, voire a Dracula dans la solitude de sa crypte: un personnage mystérieux, en possession de terribles secrets. Elle espérait un jour atre plus crainte, et par plus de gens, que ne l'avaient été le sonneur de cloches, le fantôme et le comte réunis.

Contrairement a ces monstres cinématographiques, Eve Jammer n'était pas difforme. a trente-trois ans, cette ancienne danseuse de music-hall, blonde aux yeux verts, était d'une beauté a couper le souffle. Son visage était de ceux qui conduisent les hommes a se retourner et a rentrer dans les lampadaires. Son corps aux proportions parfaites n'existait guère, par ailleurs, que dans les raves érotiques moites des garçons pubères.

Elle était consciente de son exceptionnelle beauté. Elle en jouissait, car c'était une source de pouvoir, et il n'y avait rien qu'Eve aim‚t autant que le pouvoir.

Son domaine souterrain avait des murs et un sol gris bétonnés. Des rampes d'ampoules a fluorescence y br˚laient d'un éclat froid, peu flatteur, dans lequel la jeune femme apparaissait néanmoins superbe. quoique équipée d'un radiateur au thermostat réglé en permanence sur trente degrés, cette crypte de ciment déjouait tous les efforts visant a la chauffer, si bien que son occupante portait souvent un chandail pour combattre la fraacheur.

Elle ne partageait son bureau qu'avec une grande variété

d'araignées, toutes indésirables, que le plus puissant insecticide ne parvenait pas a détruire totalement.

En ce vendredi matin de février, Eve gérait avec diligence les rangées de platines enregistreuses qui s'étalaient sur les étagères métalliques tapissant l'essentiel d'un mur. Cent vingt-huit lignes téléphoniques parvenaient au bunker; toutes sauf deux étaient reliées a une platine qui n'était pas toujours branchée. Pour le moment, l'agence ne procédait qu'a quatre-vingts écoutes sur Las Vegas.

Ces platines sophistiquées ne fonctionnaient pas a l'aide de bandes mais de disques laser. Les écoutes étaient déclenchées par la voix, si bien que ces derniers ne s'emplissaient pas de longues plages de silence. En raison de leur immense capacité de stockage, ils avaient rarement besoin d'atre remplacés.

Eve n'en vérifia pas moins l'affichage numérique de chaque machine, lequel indiquait le temps d'enregistrement restant. quoiqu'une alarme f˚t censée attirer l'attention sur tout défaut de fonctionnement des platines, Eve les testa une a une pour s'assurer qu'il n'y avait aucun problème. Si un seul disque ou appareil présentait un défaut, l'agence risquait de perdre des informations d'une valeur incalculable: Las Vegas était le coeur de l'économie souterraine du pays; il s'agissait donc d'un important centre d'activités criminelles et de complots politiques.

Les jeux rapportant principalement de l'argent liquide, la ville évoquait un gigantesque navire de plaisance, brillamment éclairé, flottant sur une mer de pièces et de billets. Mame les casinos qui appartenaient a des entreprises respectables étaient soupçonnés de détourner 15 a 30 % de leurs recettes, et ce pactole n'apparaissait jamais sur les registres ni sur les déclarations d'impôts. Une portion de ce trésor secret circulait gr‚ce a l'économie locale.

Ensuite, il y avait les pourboires. Les joueurs gagnants laissaient des dizaines de millions aux divers employés, millions dont la plus grande partie disparaissait dans les poches profondes de la municipalité. afin d'obtenir un contrat de trois ou de cinq ans comme maatre d'hôtel dans les salons d'un grand hôtel, un candidat devait verser un quart de million en liquide - voire plus - a qui était en position de le lui procurer. Les pourboires reçus des touristes cherchant de bonnes places remboursaient vite cet investissement.

Les plus belles call-girls, auxquelles la direction des casinos envoyait de riches clients, pouvaient gagner un demi-million par an - net d'impôts.

Les transactions immobilières se concluaient fréquemment avec des billets de cent dollars entassés dans des sacs en papier ou des glacières en polystyrène. Elles s'ef-fectuaient par contrat privé, hors la présence d'un notaire, et sans enregistrement officiel - ce qui empachait le Trésor public de découvrir qu'Untel avait bénéficié d'une plus-value spectaculaire ou s'était offert une propriété

avec des revenus non déclarés. Certains des plus beaux manoirs de la ville avaient changé de main trois ou quatre fois durant les vingt dernières années, mais le nom qui figurait dans les archives était toujours celui du propriétaire d'origine, auquel étaient adressés tous les courriers officiels, mame après sa mort.

Le Trésor public et nombre d'agences fédérales disposaient d'antennes importantes a Las Vegas. Rien n'intéressait plus le gouvernement que l'argent - particulièrement celui dont il n'avait pas eu sa part.

Le gratte-ciel qui surmontait le domaine souterrain d'Eve Jammer appartenait a une agence dont la présence a Las Vegas était aussi marquée que celle de n'importe quel bras du gouvernement. La jeune femme était censée croire qu'elle travaillait sur un projet secret, mais parfaitement légal, de la Sécurité nationale. Toutefois elle savait qu'il n'en était rien. L'organisme qui l'employait n'avait pas de nom, s'occupait de t‚ches mystérieuses, variées, obéissait a une hiérarchie complexe, opérait en marge de la loi, manipulait les pouvoirs législatif et judiciaire (voire l'exécutif), et agissait a volonté comme juge, jury ou bourreau. C'était une sorte de Gestapo, très discrète.

Si on avait placé Eve a l'un des postes clefs du quartier général de Las Vegas, c'était en partie gr‚ce a l'in-fluence de son père. Cependant, on lui accordait également toute confiance dans ce studio d'enregistrement souterrain parce qu'on la croyait trop bate pour comprendre quels avantages personnels elle pourrait tirer des informations qu'elle recevait. Son visage était l'incarnation la plus pure des fantasmes sexuels masculins, ses jambes les plus fines, les plus excitantes a avoir jamais arpenté une scène de Las Vegas, et ses seins énormes, fièrement dardés - si bien qu'on l'estimait tout juste assez intelligente pour changer périodiquement les disques laser et, en cas de besoin, appeler le technicien maison qui réparerait une platine défectueuse.

quoique Eve e˚t mis au point une prestation convaincante de blonde idiote, elle était plus rusée que n'importe lequel des individus machiavéliques qui occupaient les bureaux des étages. Durant ses deux années au service de l'agence, elle avait épié les conversations des plus importants propriétaires de casinos, patrons de la mafia, hommes d'affaires et politiciens sur écoute.

Elle avait gagné de l'argent en apprenant l'imminence de transactions boursières secrètes, ce qui lui avait permis d'acheter et de vendre sans risque ses propres valeurs. Elle se tenait informée des cotes des événements sportifs truqués pour assurer de grands profits aux casinos prenant des paris. En général, quand un boxeur était payé pour se coucher, Eve pariait sur son adversaire -

par l'intermédiaire d'un bookmaker de Reno, oa sa chance insolente attirait moins l'attention.

La plupart des individus surveillés par l'agence s'avéraient assez expérimentés - et malhonnates - pour savoir que traiter des affaires illégales par téléphone était dangereux, si bien qu'ils surveillaient leurs lignes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, a la recherche de mouchards électroniques. Certains se servaient mame de brouilleurs. Dans leur arrogance, ils étaient donc convaincus que leurs communications ne pouvaient atre interceptées.

L'agence, toutefois, employait une technologie dont nul ne disposait hors du saint des saints du Pentagone.

aucun système de détection n'était capable d'en renifler le parfum électronique. Eve savait que la ligne " s˚re "

de l'agent spécial en charge de l'antenne de Los angeles du FBI était sur écoute. Elle n'aurait pas été surprise d'apprendre que le directeur du Bureau, a Washington, f˚t également surveillé.

En deux ans, gr‚ce a une longue série de gains réduits que nul n'avait remarqués, elle avait amassé plus de cinq millions de dollars. Sa seule opération d'envergure lui avait rapporté un million en liquide, lequel devait origi-nellement atre versé par la pègre de Chicago a un sénateur en voyage officiel a Las Vegas. après avoir effacé

les traces en détruisant le disque laser oa figurait une conversation concernant le pot-de-vin, Eve avait intercepté les deux convoyeurs dans un ascenseur d'hôtel alors qu'ils quittaient leur suite pour rejoindre le foyer.

Ils transportaient l'argent dans un grand sac de toile a l'effigie de Mickey Mouse. Des costauds. Les traits durs.

Le regard froid. Des chemises italiennes en soie aux motifs voyants, sous des vestes de sport noires. Eve fouillait dans son grand sac a main en paille alors mame qu'elle pénétrait dans la cabine, mais les deux truands n'avaient vu que ses seins qui tendaient l'encolure très basse de son pull. Sachant qu'ils pouvaient se révéler plus rapides qu'ils n'en avaient l'air, elle n'avait pas pris le risque de sortir le Korth .38 de son sac, mais simplement tiré a travers ce dernier. Deux balles chacun. Ils s'étaient effondrés avec une telle force que l'ascenseur en avait été secoué, et l'argent avait changé de main.

La seule chose qu'elle regrettait dans cette opération c'était le troisième individu. Un petit homme au cheveu rare, avec des poches sous les yeux, qui se recroque-villait dans un coin de la cabine comme pour se faire si petit qu'on ne le remarquerait pas. D'après l'insigne épinglé a sa chemise, il s'appelait Thurmon Stookey et participait a une convention de dentistes. Ce pauvre type constituait un témoin. après avoir arraté l'ascenseur entre le douzième et le treizième étage, Eve lui avait logé

une balle dans la tate, mais elle n'avait pas aimé cela.

ayant rechargé le Korth et fourré le sac en paille éventré dans le sac de toile avec l'argent, elle était descendue au neuvième étage, prate a abattre quiconque e˚t attendu l'ascenseur - mais Dieu merci, il n'y avait personne.

quelques minutes plus tard, elle sortait de l'hôtel et rentrait chez elle, avec un million de dollars et un élégant sac Mickey Mouse.

Néanmoins, la mort de Thurmon Stockey, qui n'aurait jamais d˚ se trouver dans cet ascenseur, l'avait déprimée.

Le mauvais endroit au mauvais moment. Le destin aveugle. La vie était décidément pleine de surprises. au cours des trente-trois années qu'elle avait passées sur cette terre, Eve Jammer n'avait tué que cinq personnes, et Stockey était le seul innocent. Durant un bon moment elle avait conservé devant les yeux le visage du petit homme, tel qu'il lui était apparu avant de l'abattre. Une bonne partie de la journée lui avait été nécessaire pour se défaire de sa culpabilité.

D'ici un an, elle n'aurait plus jamais besoin de tuer qui que ce f˚t. Elle pourrait payer des gens pour se charger des exécutions a sa place.

quoique inconnue du public, Eve Jammer ne tarderait pas a devenir la personne la plus crainte du pays - et hors de portée de tous ses ennemis. L'argent qu'elle amassait fructifiait selon une progression géométrique, mais ce ne serait pas lui qui la rendrait intouchable. Son véritable pouvoir viendrait du monceau de preuves compromettantes qu'elle détenait contre politiciens hommes d'affaires et célébrités. Elle les avait transmises depuis les disques du bunker, sous forme de données digitales comprimées, a sa propre platine enregistreuse automatique, située au bout d'une ligne téléphonique spéciale, dans un bungalow de Boulder City qu'elle louait par l'intermédiaire d'une longue liste de sociétés fictives et de fausses identités.

On était après tout dans l'Ere de l'Information qui succédait a l'Ere du Service, ayant elle-mame remplacé l'Ere Industrielle. Eve avait lu tout ce qui s'était écrit sur le sujet dans Fortune, Forbes et Business Week. L'avenir était la, et l'information était l'argent.

L'information était le pouvoir.

La jeune femme avait achevé de vérifier les quatre-vingts platines en marche. Elle commençait a sélectionner de nouvelles conversations a transmettre a Boulder City, quand une tonalité électronique lui apprit qu'il se passait quelque chose sur l'une des écoutes.

Si elle s'était trouvée hors de son bureau, par exemple chez elle, l'ordinateur l'aurait avertie par bipeur et elle serait immédiatement revenue sur son lieu de travail.

Etre de service vingt-quatre heures sur vingt-quatre ne la dérangeait pas. C'était nettement préférable a la présence d'assistants dans la pièce pendant les deux tiers de la journée: elle ne faisait tout bonnement confiance a personne pour gérer les informations délicates que recelaient les disques.

Un voyant rouge clignotant la guida jusqu'a la machine concernée. Elle appuya sur un bouton pour couper l'alarme.

Une étiquette collée sur la face avant de la platine fournissait les détails de l'écoute en cours. La première ligne indiquait le numéro de l'affaire, les deux suivantes l'adresse correspondant au téléphone surveillé. Sur la quatrième figurait le nom du sujet: THEDa DaVIDOWl'IZ.

La surveillance de Mrs Davidowitz ne consistait pas en une pache standard, oa chaque mot de chaque conversation était sauvegardé sur disque. après tout, il ne s'agissait que d'une veuve ‚gée, une anonyme dont les activités ne constituaient pas une menace pour le système - et n'étaient donc d'aucun intérat. Par le plus grand des hasards, elle s'était brièvement liée d'amitié avec la fugitive la plus activement recherchée du pays, et l'agence s'intéressait a elle dans la mesure, bien improbable, oa elle recevrait de cette personne un coup de téléphone ou une visite. Enregistrer les conversations ennuyeuses de Mrs Davidowitz avec ses autres amis et voisins e˚t été

une perte de temps.

au lieu de cela, l'ordinateur autonome du bunker, qui contrôlait toutes les platines, était programmé pour analyser les paroles que lui transmettait la table d'écoute et ne mettre en marche le disque qu'en reconnaissant un mot clef lié a la fugitive, ce qui s'était produit quelques instants plus tôt. a présent, ledit mot clef apparaissait sur le petit écran de la platine: HaNNaH.

Eve appuya sur le bouton MONITEUR et entendit Theda Davidowitz s'entretenir avec quelqu'un dans son salon, a l'autre bout de la ville.

Dans chaque téléphone de l'appartement, le microphone standard avait été remplacé par un autre, capable de capter non seulement les conversations téléphoniques mais aussi ce qui se disait dans la pièce, mame quand le combiné n'était pas utilisé, et de transmettre ces informations en temps réel le long de la ligne. Il s'agissait d'une variante d'un appareil connu dans les services secrets sous le nom de Infinity Transmitter.

L'agence en utilisait de considérablement plus performants que ceux du marché. Celui-la pouvait rester en marche en permanence sans compromettre le fonctionnement du téléphone oa il était dissimulé. En conséquence, Mrs Davidowitz entendait toujours la tonalité lorsqu'elle décrochait, et les gens qui l'appelaient n'étaient jamais frustrés de trouver la ligne occupée par les opérations du Infinity Transmitter.

Eve Jammer écouta patiemment la vieille femme s'ex-tasier sur Hannah Rainey. De toute évidence, elle parlait non pas a mais de son amie, la fugitive.

quand la veuve marqua une pause, un homme a la voix jeune, qui se trouvait en sa compagnie et non au bout du fil, posa une question au sujet d'Hannah. avant de répondre, Mrs Davidowitz appela son visiteur " Mon gentil mignon tout plein aux jolis yeux " et lui demanda:

" Donne-moi un baiser, allez, donne-moi un petit coup de langue, montre a Theda que tu l'aimes, espèce de petit trognon, espèce de petite cracotte, oui, c'est ça, remue bien la queue et donne un petit coup de langue a Theda, un petit baiser. "

- Seigneur ! fit Eve en grimaçant de dégo˚t.

La veuve allait sur ses quatre-vingts ans. a en juger par sa voix, l'homme qui se trouvait en sa compagnie était de quarante ou cinquante ans son cadet. C'était répugnant.

Répugnant et pervers. Oa donc allait le monde ?

- Un cafard, déclara Theda en caressant doucement le ventre de Rocky. …norme. Un- mètre ou un mètre cinquante de long, sans compter les antennes.

après avoir envahi l'appartement d'Hannah Rainey et découvert qu'elle s'était envolée, les huit agents de la DEa avaient questionné Theda et les autres voisins pendant des heures, posant les questions les plus stupides.

Ces adultes, qui décrivaient Hannah comme une dangereuse criminelle, alors qu'en la côtoyant pendant cinq minutes, on la savait totalement incapable de vendre de la drogue ou de tuer des policiers. C'était purement et simplement stupide. Ensuite, n'ayant rien appris d'intéressant des voisins, ils avaient encore cherché Dieu sait quoi pendant des heures, dans l'appartement d'Hannah.

Le soir, bien après le départ des enquateurs - une bande de crétins bruyants et malpolis -, Theda s'était rendue dans l'appartement 2-D en utilisant la clef qu'Hannah lui avait confiée. Plutôt que d'enfoncer la porte, les agents de la DEa avaient démoli la grande fenatre de la salle a manger qui surplombait le balcon et la cour. Le concierge avait déja colmaté la brèche a l'aide de contre-plaqué, en attendant la venue du vitrier. Mais la porte d'entrée était intacte, et la serrure n'avait pas été changée, si bien que Theda n'avait eu aucun problème. L'appartement - contrairement au sien - était loué meublé. Hannah l'avait toujours impeccablement entretenu, traitant les meubles comme s'ils avaient été les siens, méticuleuse responsable, et la vieille femme voulait savoir quels dommages avaient causés les crétins, s'assurer que le concierge ne tenterait pas d'en accuser l'ancienne locataire. Si jamais celle-ci revenait, Theda témoignerait de la manière irréprochable dont elle tenait son domicile et de son respect pour la propriété du logeur. Seigneur ! Elle ne laisserait pas la pauvre fille payer les dég‚ts alors mame qu'on la jugerait pour des meurtres qu'elle n'avait a l'évidence pas commis. Et bien entendu, l'appartement était dans un état lamentable: les agents s'étaient conduits comme des porcs. Ils avaient écrasé leurs cigarettes sur le carrelage de la cuisine, renversé des gobelets de café

achetés a la caféteria du coin de la rue, et mame omis de tirer la chasse d'eau, ce qui était incroyable: ces gens-la, tous adultes, devaient bien avoir eu une mère pour leur apprendre les bonnes manières. Mais le plus étrange, c'était le cafard qu'ils avaient dessiné sur le mur de la chambre, a l'aide d'un feutre a pointe large.

- Ce n'était pas très bien fait. Plus une esquisse qu'un vrai dessin, mais on voyait parfaitement ce que ça représentait, assura Theda. Un simple gribouillis, mais très laid tout de mame. au nom du ciel, qu'est-ce que ces crétins essayaient de prouver en griffonnant sur les murs ?

Spencer était presque s˚r qu'Hannah-Valérie avait elle-mame dessiné le cafard - tout comme elle avait cloué la photo du mame insecte sur le mur de son bungalow, a Santa Monica. Il sentait que cet acte visait a railler, a décourager ceux qui la traquaient, mais il n'avait aucune idée de ce que signifiait ce symbole ni de la raison pour laquelle la jeune femme savait qu'il provoquerait la colère de ses poursuivants.

Eve Jammer, assise a son bureau dans son domaine sans fenatres, appela le centre des opérations, quelques étages plus haut, au rez-de-chaussée de ce qui passait pour l'antenne locale de la société Carver, Gunmann, Garrote & Hemlock. L'agent de service, ce matin-la, était John Cottcole et elle l'informa de la situation dans l'appartement de Theda Davidowitz.

Cottcole, électrisé par la nouvelle, fut incapable de dissimuler son excitation. Il se mit a hurler des ordres aux gens qui se trouvaient dans son bureau alors mame qu'il avait encore Eve au bout du fil.

- Je veux une copie, Mrs Jammer, déclara-t-il. Je veux chaque mot contenu sur ce disque. C'est compris ?

- Bien s˚r, répondit la jeune femme, mais son corres-

pondant raccrocha avant mame qu'elle n'e˚t achevé sa phrase.

On croyait qu'Eve ignorait qui avait été Hannah Rainey avant de prendre ce nom, mais elle connaissait toute l'histoire. Elle savait aussi que cette affaire représentait pour elle une chance énorme, une occasion d'accroatre sa fortune et son pouvoir, mais elle n'avait pas encore décidé

de la manière dont elle allait l'exploiter.

Une grosse araignée courait sur son bureau.

Elle abattit violemment la main, écrasant l'animal sous sa paume.

Tandis qu'il regagnait le chalet de Spencer Grant, a Malibu, Roy Miro ouvrit le Tupperware. Il avait besoin du regain de bonne humeur qu'allait lui apporter le trésor de Guinevere.

Choqué, déçu, il constata qu'une tache bleu‚tre-ver-d‚tre-brun‚tre s'étalait entre le pouce et l'index. N'atten-dant pas pareil événement avant plusieurs heures encore, il ressentit une bouffée de colère irrationnelle contre la morte, a cause de sa fragilité.

Il eut beau se dire que la tache de décomposition était petite, que l'ensemble de la main restait exquis, qu'il e˚t d˚ s'intéresser a sa forme parfaite et inchangée plutôt qu'a sa couleur, il ne put retrouver la passion qu'il avait éprouvée. En fait, si la relique ne dégageait toujours pas d'odeur nauséabonde, ce n'était cependant déja plus un trésor, juste un déchet.

Profondément attristé, il remit en place le couvercle de la boate.

Il parcourut encore quelques kilomètres avant de quitter l'autoroute de la Côte Pacifique et de se garer sur un parking désert, au pied d'une jetée.

Il descendit de voiture, emportant le Tupperware, et monta les marches qui menaient au sommet de la jetée.

Ses pas résonnaient sourdement sur le bois. Le grondement et les clapotis des vagues résonnaient entre les pilo-tis, sous les poutres étroitement serrées.

La jetée était déserte, elle aussi. Pas de pacheurs. Pas de jeunes amoureux appuyés a la rambarde. Pas de touristes. Roy était seul avec son trésor décomposé et avec ses pensées.

au bout de la jetée, il demeura quelques instants immobile, fixant l'immense étendue d'eau étincelante et le ciel d'azur qui s'incurvait a l'horizon pour la rejoindre.

Le ciel serait encore la le lendemain, et un millier d'années plus tard; la mer roulait pour l'éternité. Tout le reste passait.

Il tenta d'éviter les pensées négatives. Ce n'était pas facile.

Ouvrant le Tupperware, il jeta l'ordure a cinq doigts dans le Pacifique. Elle disparut dans les paillettes de soleil dorées qui ornaient le dos des vaguelettes.

Il ne craignait pas qu'on relev‚t ses empreintes par rayons laser sur la peau blafarde de la main tranchée. Si les poissons ne dévoraient pas ce dernier souvenir de Guinevere, l'eau salée effacerait toute trace de ses manipulations.

Il jeta également dans l'océan la boate et son couvercle mais se le reprocha alors que les deux objets n'avaient pas encore atteint la surface. attentif a l'environnement, il n'abandonnait jamais d'ordures dans la nature.

La main ne le préoccupait pas: organique, elle deviendrait partie intégrante du Pacifique, lequel demeurerait inchangé.

Il faudrait en revanche plus de trois cents ans au plastique pour se désintégrer totalement. Durant toute cette période, il répandrait des produits chimiques toxiques dans l'eau.

Il e˚t d˚ abandonner le Tupperware dans une des pou-belles disposées a intervalles réguliers le long de la jetée.

Trop tard, ma foi. Il n'était qu'un atre humain. C'était toujours le mame problème.

Il s'accouda un instant a la rambarde, déprimé.

Contemplant l'infini du ciel et l'eau, il médita sur la condition humaine.

Pour lui, le plus triste était que les atres humains, malgré leurs aspirations et leurs efforts les plus ardents, ne parvenaient jamais a atteindre la perfection physique, émotionnelle ou intellectuelle. L'espèce était condamnée a l'imperfection, ce qu'éternellement elle tentait de nier -

ou dont elle se désespérait.

quoique indéniablement séduisante, Guinevere n'avait été parfaite qu'en une seule matière: ses mains.

a présent, mame cela avait disparu.

Elle avait toutefois fait partie des plus heureux, car la vaste majorité des gens, imparfaits en tout, ne go˚teraient jamais l'étonnante confiance en soi et le plaisir que devait procurer la possession d'un trait parfait, mame unique.

Roy avait la chance de connaatre un rave récurrent, qui lui venait deux ou trois nuits par mois, et d'oa il s'éveillait toujours en pleine extase. Il fouillait le monde entier a la recherche de femmes telles que Guinevere, et sur chacune, il prélevait le trait parfait: sur l'une, des oreilles si belles qu'elles faisaient battre douloureusement son coeur insensé; sur une autre, les chevilles les plus exquises qu'un homme p˚t espérer contempler; sur une autre encore, des dents de déesse, blanches comme neige finement sculptées et implantées avec go˚t. Il conservait ces trésors dans des flacons magiques oa ils ne se détério-raient pas le moins du monde, et lorsqu'il avait réuni tous les éléments de la femme idéale, il les assemblait pour donner corps a l'amante qu'il avait toujours désirée. Elle était tellement radieuse, dans son inhumaine perfection que la regarder l'aveuglait a demi et que le plus petit contact avec elle lui procurait la jouissance la plus pure.

Malheureusement, il finissait toujours par s'éveiller du paradis qu'était son étreinte.

Dans la réalité, jamais il ne connaatrait pareille beauté.

Les raves étaient l'unique refuge de l'homme qui n'ac-ceptait rien en deça de la perfection.

Il contemplait le ciel et la mer. Solitaire, a la pointe d'une jetée déserte. Imparfait en tous les aspects de son propre visage et de sa propre silhouette. animé d'un terrible désir de ce qu'il ne pouvait atteindre.

Il savait son personnage a la fois romantique et tragique. Certains eussent mame pu le traiter d'imbécile.

Mais a tout le moins, il osait raver, et ses raves avaient de l'ampleur.

avec un soupir, il se détourna de l'océan insensible pour regagner sa voiture.

après avoir démarré mais avant de passer une vitesse, Roy se permit de tirer la photo couleurs de son portefeuille. Il la portait sur lui depuis plus d'un an et l'avait souvent étudiée. En fait, elle le fascinait a tel point qu'il e˚t pu passer la moitié de la journée a la contempler, raveur.

C'était un portrait de celle qui s'était récemment fait appeler Valérie ann Keene. Une femme indéniablement séduisante, peut-atre mame autant que Guinevere.

Ce qui la rendait extraordinaire, ce qui emplissait Roy de respect pour la puissance divine ayant créé l'humanité, c'étaient ses yeux parfaits. Ils étaient encore plus frappants, encore plus époustouflants que ceux du capitaine Harris Descoteaux, de la police de Los angeles.

Sombres et pourtant limpides, énormes et pourtant parfaitement proportionnés au visage, directs et pourtant énigmatiques, c'étaient la des yeux qui avaient observé le coeur de tous les mystères. Les yeux d'une ‚me préservée du péché, mais aussi ceux d'une voluptueuse hétaÔre- a la fois timides et francs. Des yeux auxquels la moindre tromperie apparaissait aussi transparente que le verre.

Des yeux emplis de spiritualité, de sensualité et d'une parfaite compréhension du destin.

Il était s˚r que, dans la réalité, ils seraient plus puissants que sur la photo, et non l'inverse. Il avait vu d'autres clichés de la jeune femme, ainsi que de nombreux films vidéo, et chaque image avait martelé son coeur plus douloureusement que la précédente.

Lorsqu'il la trouverait, il la tuerait pour l'agence, pour Thomas Summerton et tous les autres philanthropes qui travaillaient dur a rendre le pays et le monde meilleurs.

Elle n'aurait droit a aucune pitié. Malgré son unique trait parfait, c'était un atre maléfique.

Mais une fois son devoir accompli, Roy lui prendrait ses yeux. Il les méritait. Pendant une trop courte période, ces yeux enchanteurs lui apporteraient l'apaisement dont il avait désespérément besoin, sur une Terre parfois trop cruelle et trop froide pour atre supportable, mame quand on cultivait une attitude aussi positive que la sienne.

quand Spencer parvint enfin a gagner la porte de l'appartement, avec Rocky dans les bras (le chien n'e˚t peut-atre pas trouvé la volonté de sortir de son propre chef), Theda emplit un sac en plastique des dix cookies restants et insista pour qu'il les emport‚t. Elle trottina jusqu'a la cuisine, en revint avec un beignet aux myrtilles maison dans un petit sac en papier brun - puis fit un autre voyage pour rapporter deux tranches de g‚teau au citron et a la noix de coco, dans un Tupperware.

Spencer ne protesta que contre ce dernier présent, car il ne pourrait pas rendre le récipient.

- aucune importance, assura-t-elle. Inutile de me le rendre. J'ai assez de Tupperware pour deux vies. Je les ai collectionnés pendant des années, parce qu'on peut y conserver n'importe quoi, ce qui est bien pratique, mais il y a des limites et je les ai atteintes. alors, mangez le g‚teau et jetez la boate. Bon appétit.

En plus de toutes les p‚tisseries, Spencer repartait avec deux renseignements au sujet d'Hannah-Valérie. L'histoire du cafard dessiné sur le mur de la chambre, tout d'abord, dont il ne savait toujours que penser. Ensuite, une chose que Theda se rappelait avoir entendu des lèvres de son amie, lors d'une de leurs conversations badines du soir, peu avant qu'elle ne fit ses bagages et quitt‚t Las Vegas en quatrième vitesse. Elles parlaient d'endroits oa elles auraient ravé de vivre, et si Theda ne parvenait a se décider entre HawaÔ et l'angleterre, Hannah affirmait que seule la petite ville portuaire de Carmel, Californie, recelait toute la paix et la beauté désirables.

Spencer se rendait compte qu'il s'agissait la d'un indice plutôt mince, mais c'était pour le moment sa meilleure piste.

La jeune femme ne s'était pas rendue a Carmel après avoir quitté Las Vegas: elle s'était arratée dans l'agglo-mération de Los angeles et avait tenté de se refaire une existence sous le nom de Valérie Keene. a présent que ses mystérieux ennemis l'avaient retrouvée dans deux grandes villes, peut-atre allait-elle décider de s'intégrer a une communauté bien plus petite pour voir s'ils la localiseraient aussi facilement.

Theda n'avait pas parlé de Carmel a la bande de crétins bruyants, impolis et casseurs de fenatres. Peut-atre cela donnait-il a Spencer un avantage.

Il s'en voulait de laisser la vieille femme seule avec le souvenir de son mari bien-aimé, de ses enfants disparus et de son amie enfuie. Pourtant, après l'avoir remerciée avec effusion, il quitta l'appartement, retrouva le balcon et se dirigea vers l'escalier de la cour.

Le ciel moucheté de gris et le vent le surprirent. Tant qu'il était demeuré dans l'univers de Theda, il avait presque oublié qu'autre chose existait au-dela de ses murs. Un souffle violent agitait toujours la cime des palmiers. L'air était plus frais qu'auparavant.

Chargé d'un chien de trente kilos, d'un sac en plastique empli de cookies, d'un beignet aux myrtilles dans un sachet en papier et d'un Tupperware garni de tranches de g‚teau, il négocia les marches avec difficulté. Il n'en porta pas moins Rocky jusqu'en bas, car il avait la certitude que l'animal courrait rejoindre Theda sitôt déposé sur le balcon.

quand Spencer le rel‚cha enfin, il se retourna pour contempler avec envie l'escalier menant a ce petit coin de paradis canin.

- Il est temps de retrouver la réalité, lui dit son maatre.

Rocky gémit.

Spencer se dirigea vers la sortie de la cour, sous les arbres battus par le vent. arrivé a la moitié de la piscine, il regarda en arrière.

Rocky était toujours en bas des marches.

- Hé, vieux. (Le chien leva les yeux vers lui.) Rappelle-moi un peu qui est ton maatre.

L'animal prit une expression coupable et rejoignit enfin Spencer en trottinant.

- Lassie n'abandonnerait jamais Timmy, mame pour la propre grand-mère de Dieu.

Rocky éternua de plus belle sous l'effet de la puissante odeur de chlore.

- Et si j'avais été pris sous un tracteur renversé, incapable de me dégager, ou bien acculé par un ours furieux ? demanda l'ancien policier alors que son com-

pagnon arrivait auprès de lui.

Rocky poussa un gémissement qui ressemblait a des excuses.

- Je te pardonne, déclara Spencer. (Remonté dans l'Explorer, il ajouta :) En fait, je suis fier de toi, vieux.

(Tandis qu'il démarrait, l'animal inclina la tate avec curiosité.) Tu deviens plus sociable de jour en jour. Pour un peu, je croirais que tu as pillé ma réserve d'argent liquide pour te payer le meilleur psy de Beverly Hills.

a un demi-p‚té de maisons de la, une Chevrolet vert mousse s'engagea sur l'avenue a toute vitesse dans un crissement de pneus et un nuage de poussière. Son dérapage faillit lui faire exécuter des tonneaux a la manière d'un véhicule de cascadeur lors d'un spectacle, mais elle parvint tout de mame a rester sur ses roues et fonça vers l'Explorer avant de s'arrater bruyamment le long du trottoir d'en face.

Spencer supposait que la voiture était conduite par un ivrogne ou un gamin qui carburait a quelque chose de plus fort que le Pepsi Cola - jusqu'a ce que les portières s'ouvrent a la volée. quatre hommes d'un genre qu'il ne connaissait que trop bien apparurent telles des furies et se ruèrent vers la cour de l'immeuble.

Il rel‚cha le frein a main et passa la première.

L'un des arrivants le repéra et tendit le bras vers lui en criant. Ses trois compagnons se tournèrent vers l'Explorer.

- accroche-toi, vieux !

Spencer écrasa l'accélérateur. La Ford jaillit de sa place de stationnement et fila en direction du premier coin de rue.

Des coups de feu retentirent.

Une balle frappa le hayon de l'Explorer. Une autre ricocha sur le métal avec un crissement aigu. Le réservoir n'explosa pas. aucune vitre ne se brisa. aucun pneu ne creva. Spencer tourna brutalement a droite devant la cafétéria qui faisait l'angle. Il sentit la voiture se soulever et la fit partir en dérapage pour éviter qu'elle ne se renverse.

Le caoutchouc des pneus arrière glissa sur l'asphalte en aboyant, puis le véhicule se stabilisa, hors de vue des tireurs, et l'ancien policier accéléra.

Rocky qui avait peur du noir, du vent, de la foudre, des chats et d'atre surpris en train de faire ses besoins - entre autres choses: la liste était bien plus longue -, ne fut nullement effrayé par les coups de feu ni par les cascades de son maatre. assis très droit, les griffes plantées dans le siège, il oscillait avec la voiture, haletant et souriant.

Jetant un coup d'oeil au compteur, Spencer constata qu'ils faisaient du cent kilomètres a l'heure dans une zone limitée a soixante. Il accéléra.

Près de lui, Rocky fit une chose qu'il n'avait encore jamais faite: il se mit a agiter la tate de haut en bas, comme pour encourager son compagnon a aller plus vite, ouiouiouioui.

- C'est sérieux, lui rappela Spencer.

Le chien haleta, méprisant le danger.

- Ils devaient écouter tout ce qui se passait dans l'appartement.

Ouiouiouiouioui.

- Ils dépensent leur précieux budget pour surveiller Theda - et depuis le mois de novembre. qu'est-ce qu'ils veulent a Valérie ? qu'est-ce qui peut atre assez important pour motiver ça ?

Spencer jeta un coup d'oeil dans le rétroviseur. Un p‚té

de maisons et demi derrière eux, la Chevrolet tournait devant la cafétéria.

Il avait prévu d'obliquer a gauche, hors de vue, a la deuxième intersection, dans l'espoir de faire croire aux fous de la g‚chette du véhicule vert qu'il avait tourné a la première. a présent, ils le voyaient a nouveau. La Chevrolet rattrapait son retard, nettement plus rapide qu'elle n'en avait l'air, bolide gonflé a bloc et maquillé en l'un de ces tacots poussifs que le gouvernement allouait aux inspecteurs du ministère de l'agriculture et aux agents du Bureau des Prothèses dentaires.

quoique visible, Spencer tourna a gauche au bout du deuxième p‚té de maisons, comme prévu. Cette fois, il décrivit un large virage, afin de ne pas perdre de temps et d'éviter d'user ses pneus par un nouveau dérapage.

Malgré cela, il allait si vite qu'il effraya le conducteur d'une Honda arrivant en sens inverse. Le type donna un coup de volant a droite, grimpa sur le trottoir, effleura une bouche d'incendie et défonça la vieille clôture grillagée qui entourait une station-service abandonnée.

Spencer vit du coin de l'oeil la force centrifuge pousser Rocky vers la portière du passager, mais il n'en continuait pas moins de hocher la tate avec enthousiasme.

Ouiouiouiouioui.

Des béliers de vent froid percutaient l'Explorer. Les nuages de sable soulevés dans une parcelle inutilisée de plusieurs arpents, sur la droite, tourbillonnaient jusqu'a la rue.

Las Vegas a grandi de manière anarchique au fond d'une vaste vallée désertique, et mame la plupart des secteurs développés de la ville comprennent de grands espaces vides. au premier coup d'oeil, on peut les prendre pour des terrains vagues, alors qu'ils sont au contraire la manifestation d'un désert maussade attendant son heure.

quand le vent souffle assez fort, les terres sauvages encerclées rejettent avec colère leur mince déguisement pour se déchaaner dans les quartiers voisins.

a demi-aveuglé par la tempate rugissante, avec des paquets de sable qui s'écrasaient sur le pare-brise, Spencer pria que les choses empirent: davantage de vent, davantage de nuages de poussière, pour s'évanouir a la manière d'un vaisseau fantôme dans le brouillard.

Il jeta un coup d'oeil dans le rétroviseur. Derrière lui, la visibilité était limitée a quatre ou cinq mètres.

Il recommença a accélérer, puis leva légèrement le pied. Il plongeait déja a une vitesse suicidaire dans le blizzard sec et n'y voyait pas mieux devant que derrière.

S'il rencontrait un véhicule arraté, ou lent, s'il traversait soudain une intersection encombrée, les quatre maniaques de la bagnole trafiquée seraient le moindre de ses SOUCIS.

Un jour, quand l'axe de la terre se déplacerait d'une minuscule fraction de degré, ou quand, pour quelque raison mystérieuse, augmenteraient la force et la vitesse des courants de la troposphère supérieure, il ne faisait aucun doute que le vent et le désert conspireraient pour réduire Las Vegas a un tas de ruines enseveli sous des tonnes de sable triomphant, sec et blanc. Peut-atre ce moment était-il arrivé.

quelque chose heurta l'arrière de l'Explorer. Spencer, secoué regarda dans le rétroviseur. La Chevrolet. Sur ses talons. Elle se laissa distancer de quelques mètres, dans le sable tourbillonnant, puis bondit a nouveau, percutant la Ford, tentant sans doute de lui faire quitter la route - a moins que les féderaux ne voulussent juste signaler leur présence a leur proie.

Conscient du regard de Rocky sur lui, l'ancien policier lui jeta un coup d'oeil.

Bon, et maintenant ? semblait demander le chien.

Ils dépassèrent le dernier terrain vague et débouchèrent dans la clarté silencieuse d'une rue que n'atteignait pas la tempate de sable. Baignés par la lumière froide et métallique de l'orage qui couvait, ils n'avaient plus aucun espoir de disparaatre, tel Lawrence d'arabie, dans les tourbillonnants manteaux de silice du désert.

Une intersection se profilait a un demi-p‚té de maisons de la. Le feu était rouge. De nombreux véhicules passaient dans la rue transversale.

Spencer garda le pied sur l'accélérateur, priant qu'il y e˚t une brèche dans la circulation. au dernier moment toutefois, il écrasa le frein pour éviter une collision avec un autobus. L'Explorer sembla se soulever sur ses roues avant, puis s'arrata avec un sursaut dans une petite rigole de drainage, a l'entrée du carrefour.

Rocky jappa, perdit sa prise sur le siège et s'effondra sous le tableau de bord.

Le bus passa lourdement sur la plus proche des quatre voies, en vomissant des vapeurs bleu p‚le.

Le chien fit un tour sur lui-mame dans l'espace exigu réservé aux jambes du passager et sourit a son maatre.

- Reste la, vieux, c'est plus s˚r.

Ignorant le conseil, il regrimpa sur le siège au moment oa Spencer accélérait pour s'inscrire dans le sillage puant de l'autobus.

Tandis qu'il tournait ainsi a droite et se préparait a dépasser le grand véhicule, son rétroviseur lui montra la Chevrolet verte qui rebondissait sur la mame rigole que lui et décrivait un arc de cercle dans les airs avant de prendre a son tour la rue perpendiculaire, aussi aisément que si elle avait volé.

- Cet enfoiré sait tenir un volant.

Ses poursuivants apparurent sur le côté du bus. Ils se rapprochaient rapidement.

Spencer s'inquiétait moins de les voir derrière lui que de se faire encore tirer dessus avant de pouvoir s'échapper.

Il e˚t fallu atre dingue pour ouvrir le feu depuis une voiture en marche, au beau milieu de la circulation, alors que les balles perdues risquaient de toucher automobilistes ou passants innocents. On n'était pas dans le Chicago des années vingt. On n'était pas a Beyrouth, ni a Belfast, ni mame a Los angeles, nom de Dieu.

D'un autre côté, ils n'avaient pas hésité a l'arroser en pleine rue, devant l'immeuble de Theda Davidowitz. Ils l'avaient mitraillé. Pas de questions. Pas de lecture polie de ses droits constitutionnels. Bon Dieu ! Ils n'avaient mame pas attendu d'atre s˚rs de son identité. Ils avaient tellement h‚te de s'emparer de lui qu'ils prenaient le risque d'abattre quelqu'un d'autre.

apparemment, ils étaient convaincus que Spencer savait quelque chose d'essentiel au sujet de Valérie et qu'il devait atre éliminé. En fait, il en savait moins sur le passé de la jeune femme que sur celui de Rocky.

S'ils l'éperonnaient et l'abattaient en public, ils exhibe-raient des cartes, vraies ou fausses d'une quelconque agence fédérale, et nul ne les tiendrait pour coupables de meurtre. Ils prétendraient que leur victime était un fugitif, armé et dangereux, un tueur de flics. Sans doute pourraient-ils produire un mandat d'arrat a son nom, délivré

une fois le fait accompli mais antidaté. Ils lui referme-raient la main autour d'un revolver qu'on identifierait comme l'arme du crime dans plusieurs affaires d'homi-cide non résolues.

Il accéléra pour franchir un feu orange au moment mame oa il passait au rouge. La Chevrolet demeura collée a son pare-chocs.

S'ils ne l'abattaient pas sur-le-champ, s'ils le blessaient et le capturaient, ils l'emmèneraient dans une pièce capi-tonnée oa ils useraient de méthodes d'interrogatoire inventives. On ne le croirait pas lorsqu'il affirmerait son innocence et on le tuerait lentement, progressivement, dans le vain espoir de lui arracher des secrets qu'il ne possédait pas.

Lui-mame ne disposait d'aucune arme. Il n'avait que ses mains. Son entraanement. Et un chien.

- On a de gros ennuis, avoua-t-il a Rocky.

Dans la cuisine douillette du chalet, au fond du canyon de Malibu, Roy Miro, assis seul a la table, triait les quarante photos trouvées par ses hommes dans une boate a chaussures, sur l'étagère supérieure du placard de la chambre. Trente-neuf en vrac, la quarantième dans une enveloppe.

Six des premières représentaient un chien - un b‚tard noir et brun, avec une oreille pendante. Très certainement l'animal pour lequel Grant avait acheté l'os en caoutchouc musical a la société de vente par correspondance qui, deux ans plus tard, avait conservé son nom et son adresse dans ses fichiers.

Tous les clichés en vrac restants montraient la mame femme, parfois ‚gée d'une vingtaine d'années, parfois de plus de trente ans. Ici: en jean et pull, décorant un arbre de NoÎl. La: vatue d'une simple robe d'été et de chaussures blanches, un sac blanc sur l'épaule, souriante, baignée de soleil et d'ombre, debout devant un arbre chargé

de fleurs blanches en grappes. Sur plusieurs photos, elle bouchonnait des chevaux, les montait ou leur donnait des pommes.

quelque chose, en elle, troublait Roy. Toutefois, il ne comprenait pas pourquoi elle l'affectait a ce point.

Elle était indéniablement séduisante mais n'avait rien d'un sexe-symbole. quoique bien faite, blonde, les yeux bleus, elle ne possédait aucun trait transcendant qui l'e˚t placée au panthéon de la beauté véritable.

Son sourire était sa seule caractéristique vraiment frappante - et l'élément qui revenait le plus régulièrement, de photo en photo: un sourire chaleureux, franc, naturel, un sourire charmant qui ne semblait jamais affecté et révélait une grande douceur.

Un sourire, toutefois, n'était pas un trait physique. Voila qui se révélait particulièrement vrai dans le cas de cette femme, car ses lèvres n'étaient pas particulièrement char-nues, comme celle de Melissa Wicklun. Il n'y avait rien d'étonnant, encore moins d'électrisant dans la forme et la largeur de sa bouche ou de ses dents. Tel le reflet éblouissant du soleil sur la surface par ailleurs banale d'un étang son sourire était plus beau que sa personne entière.

Roy ne voyait rien en elle qu'il e˚t aimé posséder.

Pourtant, elle le fascinait. S'il doutait de l'avoir jamais rencontrée, il lui semblait pourtant la reconnaatre. Il l'avait déja vue quelque part.

En contemplant ce visage, ce sourire radieux, il sentait une terrible présence suspendue au-dessus de la jeune femme, juste a la lisière des clichés. Une froide obscurité

qui s'étendait sur elle sans qu'elle en e˚t conscience.

Les photos les plus récentes avaient au moins vingt ans, et une bonne partie des autres datait s˚rement de trois décennies. Sur les premières, les couleurs avaient quelque peu passé. Sur les autres, on n'en distinguait plus qu'une vague trace, au milieu de gris et de blanc jauni par endroits.

Roy espérait trouver quelques explications au dos des clichés, mais ce ne fut pas le cas. Pas mame un nom ou une date.

Deux d'entre eux montraient la mame personne en compagnie d'un jeune garçon. Tout d'abord, mystifié par sa réaction violente a la femme, trop occupé a se demander pourquoi elle lui semblait si familière, Roy ne réalisa pas que c'était Spencer Grant. Lorsqu'il s'en aperçut enfin, il posa les deux photos côte a côte sur la table.

Grant, avant qu'il n'e˚t reçu sa cicatrice.

Dans son cas, plus que chez la plupart des gens, le visage de l'homme reflétait l'enfant qu'il avait été.

Sur le premier cliché, il avait six ou sept ans: c'était un gamin maigre, en slip de bain, debout au bord d'un étang dégoulinant. La femme se tenait près de lui, en maillot une pièce, et se livrait a une plaisanterie stupide: une main derrière la tate de Grant sans qu'il s'en dout‚t, elle levait deux doigts écartés pour lui faire une petite paire de cornes ou d'antennes.

Sur le deuxième, les mames personnages étaient assis a une table de pique-nique. Lui, ‚gé d'un ou deux ans de plus, portait un jean, un T-shirt et une casquette de base-ball. Sa compagne l'entourait d'un bras pour l'attirer contre elle, déséquilibrant son couvre-chef.

Le sourire de la jeune femme était aussi radieux que sur les photos oa elle apparaissait seule, mais son visage y était également éclairé par l'amour, l'affection. Roy ne doutait pas d'avoir découvert la mère de Spencer Grant.

La raison pour laquelle elle lui paraissait familière, terriblement familière, toutefois, lui échappait encore. Plus il la contemplait, avec ou sans son fils a son côté, plus il était s˚r de la connaatre - et de l'avoir déja vue dans un contexte très étrange, sombre, troublant.

Il reporta son attention sur le cliché de la mère et du fils près de l'étang. au second plan, a quelque distance de la, s'élevait une grange. Malgré les couleurs passées, on apercevait encore des traces de peinture rouge sur les hauts murs aveugles.

La femme, le garçon, la grange.

Un frisson le parcourut.

Relevant les yeux vers la fenatre qui surmontait l'évier, il contempla l'épais bouquet d'arbres au-dehors, les maigres poches de soleil qui s'infiltraient a travers les ombres agglutinées. Si seulement ses souvenirs avaient pu, eux aussi, revenir luire dans l'obscurité des eucalyptus !

La femme. Le garçon. La grange.

Malgré tous ses efforts, l'illumination le fuyait. Un nouveau frisson le parcourut.

La grange.

a travers des rues flanquées de maisons en stuc, autour desquelles cactus, yuccas et oliviers solides parsemaient un paysage désertique; a travers un parking de centre commercial; a travers une zone industrielle; a travers un labyrinthe de cabanes en métal rouillées servant d'entrepôts, hors de la route; a travers un parc gigantesque, oa les palmes s'agitaient violemment pour souhaiter une bienvenue frénétique a l'orage, Spencer tenta sans succès de semer la Chevrolet.

Tôt ou tard, ils allaient croiser une voiture de police.

Dès que les flics locaux se maleraient de l'affaire, le fugitif aurait encore plus de mal a s'échapper.

Désorienté par les chemins détournés qu'il avait pris pour semer ses poursuivants, il fut surpris de laisser sur sa droite un des hôtels les plus récents. La partie sud de Las Vegas Boulevard ne s'étendait qu'a quelques centaines de mètres de la. a l'intersection, le feu était rouge, mais Spencer paria qu'il aurait changé de couleur lorsqu'il y arriverait.

La Chevrolet était juste derrière lui. S'il s'arratait, ces salopards en jailliraient pour encercler l'Explorer, plus bardés d'armes qu'un porc-épic de piquants.

Plus que trois cents mètres avant le carrefour. Deux cent cinquante.

Le feu était toujours rouge. La circulation, sur le Strip, n'était pas aussi chargée qu'un peu plus au nord, mais elle n'était pas non plus fluide.

Manquant de temps, Spencer ralentit légèrement, assez pour avoir plus de liberté de manoeuvre au moment déci-sif mais pas pour encourager le conducteur de la Chevrolet a le dépasser.

Cent mètres. Soixante-quinze. Cinquante.

Madame la Chance n'était pas avec lui. Il jouait toujours le vert et le rouge ne cessait de sortir.

Un camion-citerne chargé d'essence approchait de l'intersection par la gauche. Saisissant la rare occasion de prendre un peu d'élan sur le Strip, il était en excès de vitesse.

Rocky recommença a agiter la tate de haut en bas.

Le conducteur du poids lourd aperçut l'Explorer au dernier moment. Il tenta de piler sans faire un tate-a-queue.

- «a va passer, ça va passer, s'entendit dire Spencer en une sorte d'incantation, comme s'il avait eu la folle intention de modeler la réalité par ses pensées positives.

Ne jamais mentir au chien.

- On est dans une merde noire, vieux, corrigea-t-il en abordant le carrefour, décrivant un large arc de cercle pour contourner l'avant du camion.

En proie a une panique totale, Spencer vit le lourd véhicule glisser vers eux comme au ralenti, les gigantesques pneus rouler et rebondir, rouler et rebondir, alors que le routier terrifié écrasait le frein autant qu'il l'osait, par a-coups. a présent, le monstre métallique ne se contentait plus d'approcher: il était presque sur eux, mastodonte inévitable, bien plus massif qu'une fraction de seconde auparavant, et soudain plus encore, imposant, immense. Seigneur ! Il paraissait plus gros qu'un jumbo-jet, et l'Explorer n'était qu'un insecte au milieu de la route. Un insecte qui commençait de pencher a tribord, menaçant de se retourner. Spencer compensa d'un petit coup de volant a droite et d'un léger freinage. L'énergie du tonneau avorté fut toutefois canalisée en un dérapage, et l'arrière de la voiture dériva dans un hurlement de pneus torturés. Le volant échappa aux mains moites de l'ancien policier et se mit a tourner librement. Spencer avait perdu le contrôle de son véhicule, et le camion-citerne arrivait sur eux, aussi gros que Dieu lui-mame -

mais a tout le moins glissaient-ils dans la bonne direction, hors du chemin du mastodonte, quoique sans doute pas assez vite pour l'éviter.

Finalement, le monstre a seize roues les dépassa en hurlant, ne les manquant que de quelques centimètres -

courbe paroi d'acier que la vitesse rendait floue, et qui fila près d'eux dans un courant d'air que Spencer crut sentir, mame a travers les vitres étroitement closes.

L'Explorer exécuta un tour complet et pivota encore de 90 degrés, avant de s'immobiliser en vibrant de l'autre côté du boulevard, dans le sens de la circulation, alors que le camion-citerne ne l'avait pas encore totalement dépassée.

Les voitures roulant sur les voies que la Ford bloquait pilèrent pour éviter la collision, dans un choeur de freins hurlants et de coups de klaxon furieux.

Rocky était a nouveau sur le plancher.

Spencer ignorait s'il y avait encore été projeté ou s'il était descendu dans un soudain accès de prudence.

- Reste la, lui enjoignit-il, alors que l'animal grimpait a nouveau sur le siège.

Le rugissement d'un moteur retentit sur sa gauche. Traversant le grand carrefour, la Chevrolet dépassait par l'arrière le camion-citerne enfin arraté et fonçait sur eux.

Spencer écrasa l'accélérateur. Les pneus patinèrent un instant, puis le caoutchouc mordit l'asphalte. La Ford partit comme une flèche, juste au moment oa ses poursuivants en frôlaient le pare-chocs arrière. Il y eu un couinement sinistre quand le métal racla le métal.

Trois ou quatre coups de feu claquèrent. aucune balle ne toucha le véhicule des fuyards.

Rocky demeurait sur le siège, haletant, les griffes plantées, bien décidé, cette fois, a rester en place.

Son maatre se dirigeait vers les limites de Las Vegas, ce qui était a la fois une bonne et une mauvaise idée. Bonne, parce qu'a mesure qu'il se rapprochait du désert et de la dernière entrée de la route inter-…tats 15, il risquait moins d'atre bloqué par un embouteillage. Mauvaise, parce qu'une fois la forat d'hôtels dépassée, le terrain désertique ne lui fournirait que peu d'échappées, encore moins de cachettes. au milieu de l'immense Mojave, les tueurs pourraient lui laisser prendre ou un deux kilomètres d'avance sans cesser de le surveiller.

Mais quitter la ville était le seul choix raisonnable. Le remue-ménage au carrefour, derrière lui, allait attirer les flics.

alors qu'il dépassait a toute vitesse le plus récent des hôtels-casinos - qui abritait un parc d'attractions de quatre-vingts hectares, Spaceport Vegas -, son seul choix raisonnable lui fut soudain retiré. a une centaine de mètres de la, une voiture qui circulait de l'autre côté du boulevard franchit le terre-plein central, traversa une rangée d'arbustes et s'immobilisa en dérapant au beau milieu du chemin de Spencer, de guingois, prate a l'éperonner s'il tentait de la dépasser par l'avant ou par l'arrière.

Il s'arrata a trente mètres du barrage.

Ce nouveau véhicule, une Chrysler, était par ailleurs si semblable a la Chevrolet qu'elles auraient pu sortir de la mame usine.

Le conducteur demeura au volant, mais les autres portières s'ouvrirent, livrant le passage a des hommes de haute taille, menaçants.

Le rétroviseur révéla a Spencer ce qu'il s'attendait a voir: la Chevrolet s'était également mise en travers de la chaussée pour bloquer le boulevard, quinze mètres derrière lui. Des hommes en jaillissaient- armés de revolvers.

Il se rendit compte que les occupants de la Chrysler étaient armés et, curieusement, n'en éprouva pas la moindre surprise.

La dernière photo était rangée dans une enveloppe blanche scellée par du ruban adhésif.

En raison de la forme et de la minceur de l'objet, Roy sut de quoi il s'agissait avant mame de la découvrir, bien qu'elle f˚t plus grande que les autres. Il arracha le Scotch, s'attendant a découvrir un portrait en 24 x 36 de la mère de Grant, réalisé chez un photographe - un souvenir inoubliable pour le balafré.

C'était bien une photo de studio, mais celle d'un homme entre trente et quarante ans.

Un instant, étrangement, il n'y eut plus pour Roy d'eucalyptus derrière la fenatre, ni de fenatre a travers laquelle les observer. La cuisine elle-mame disparut de son champ de conscience jusqu'a ce que plus rien n'exist‚t que lui-mame et ce portrait, lequel lui paraissait encore plus familier que ceux de la femme.

Il avait le souffle court.

quelqu'un f˚t-il entré dans la pièce pour lui poser une question, qu'il e˚t été incapable de parler.

Il se sentait détaché de la réalité, comme fiévreux, bien que sa peau ne f˚t pas chaude. En fait, elle était mame plutôt froide, sans que cela le mat mal a l'aise. C'était un froid de caméléon attentif, feignant d'atre pierre sur la pierre par un matin d'automne. Un froid qui le renforçait, qui focalisait sa conscience, contractait les rouages de son esprit et permettait a ses pensées d'évoluer librement.

Son coeur ne battait pas a tout rompre comme sous l'effet de la fièvre. Il avait ralenti au contraire jusqu'a un pouls de dormeur. Chaque battement résonnait a travers tout son corps, tel l'enregistrement passé quatre fois trop lentement d'une cloche de cathédrale: long, lourd et solennel.

De toute évidence, la photo avait été prise par un professionnel de talent, dans un studio. On avait accordé

beaucoup d'attention a l'éclairage et a la sélection de l'objectif idéal. Le sujet, qui portait une chemise blanche au col ouvert et un blouson de cuir, était coupé a la taille et posait devant un mur blanc, les bras croisés. C'était un homme extramement séduisant, aux épais cheveux noirs plaqués en arrière. Le cliché, du type que les jeunes acteurs utilisent souvent pour leur publicité, était empli de glamour mais sans artifice: le personnage possédait naturellement cette caractéristique, une aura de mystère et de drame que le photographe n'avait pas eu a créer.

Le portrait était une étude en noir et blanc, le noir primant le blanc. Des ombres étranges, dues a des objets hors champ, paraissaient se rassembler sur le mur, attirées par l'homme comme la nuit l'était par le ciel du soir et le poids du soleil couchant.

Le regard droit, perçant, le pli ferme de la bouche, les traits aristocratiques et mame la pose faussement décon-tractée révélaient un individu n'ayant jamais connu le doute, la lassitude ou la peur. Il n'était pas simplement confiant et maatre de lui. La photo dénonçait une arrogance subtile mais évidente. L'expression du sujet semblait indiquer qu'il considérait tous les autres membres de la race humaine, sans exception, avec amusement et mépris.

Pourtant, il demeurait très sympathique, comme si son intelligence et son expérience lui avaient donné le droit de se sentir supérieur. En étudiant le cliché, Roy sentit que cet homme e˚t pu atre un ami intéressant, imprévisible. Le singulier personnage, a demi plongé dans l'ombre, possédait un magnétisme animal qui faisait oublier son expression méprisante. Une telle arrogance, en lui, semblait mame parfaitement normale - tout comme un lion doit se déplacer avec une arrogance féline s'il veut ressembler a ce qu'il est.

L'enchantement jeté par la photo se dissipa graduellement, mais il ne disparut pas tout a fait. La cuisine reprit ses droits, surgissant des brumes de l'idée fixe de Roy, en mame temps que la fenatre et les eucalyptus.

Il connaissait cet homme. Il l'avait déja vu.

Il y avait bien longtemps.

Cette certitude était l'une des raisons pour lesquelles l'image lui faisait un tel effet. Tout comme pour la femme, cependant, il était incapable d'associer un nom a ce visage ou de se rappeler en quelles circonstances il avait rencontré cette personne.

Il regretta que le photographe n'e˚t pas laissé plus de lumière sur le visage de son sujet. Les ombres, toutefois semblaient aimer l'homme aux yeux noirs.

Roy reposa le portrait sur la table de la cuisine, près de la photo de la mère et de l'enfant, devant l'étang.

La femme. Le garçon. La grange au second plan.

L'homme dans les ombres.

Spencer s'était arraté sur Las Vegas Boulevard. alors que les hommes en armes se rapprochaient par-devant et par-derrière, il klaxonna frénétiquement, tourna le volant a fond et écrasa l'accélérateur. L'Explorer partit comme une fusée vers la droite, en direction de Spaceport Vegas, le parc d'attractions, écrasant ses deux occupants contre leur siège, tels des astronautes s'envolant vers la lune.

L'audace des tueurs prouvait qu'il s'agissait bel et bien d'agents fédéraux, mame s'ils se servaient de faux papiers pour dissimuler leur véritable identité. Ils n'auraient pas pris le risque de le pourchasser aussi ouvertement au beau milieu d'une artère importante, devant témoins, sans la certitude d'avoir autorité sur la police locale.

Les passants qui allaient de casino en casino sur le trottoir, devant Spaceport Vegas, s'éparpillèrent alors que l'Explorer traversait a toute allure la voie réservée aux autobus - dont, par bonheur, aucun n'était en vue.

a cause du froid de février et de l'orage imminent, ou peut-atre parce qu'il n'était que midi, Spaceport Vegas n'était pas ouvert. Les volets des guichets a billets étaient clos, et les manèges d'assez grande taille pour qu'on les voie par-dessus les murs du parc paraissaient en animation suspendue.

Néons ou applications futuristes des fibres optiques n'en palpitaient et n'en fulguraient pas moins le long de l'enceinte, haute de trois mètres, évoquant la coque blindée d'un croiseur stellaire. Une cellule photosensible avait d˚ allumer les lumières, prenant l'obscurité diurne de l'orage en marche pour un début de crépuscule.

Spencer passa entre les deux guichets et fonça vers le tunnel d'acier de quatre mètres de diamètre qui permettait d'accéder au parc. Les mots TUNNEL TEMPOREL POUR SPa-CEPORT VEGaS, en néon bleu luisant, promettaient plus d'évasion qu'il n'en désirait.

Il fila le long de la pente douce sans toucher une seule fois au frein, et traversa le temps sans mame y songer.

L'énorme canalisation s'étendait sur soixante mètres.

Les tubes au néon bleu qui s'incurvaient sur les parois et au plafond y clignotaient rapidement les uns après les autres, depuis l'entrée jusqu'a la sortie, créant l'illusion d'un entonnoir d'éclairs.

D'ordinaire, les visiteurs atteignaient le parc dans de poussifs tramways. a plus grande vitesse, les décharges lumineuses quasi aveuglantes étaient plus efficaces. Spencer avait mal aux yeux. Pour un peu, il se serait réellement cru catapulté en un lointain futur.

Rocky recommençait a hocher la tate en rythme.

- Je ne savais pas que j'avais un chien dingue de vitesse, remarqua son maatre.

Il se réfugia dans les profondeurs du parc oa les lumières, en revanche, n'avaient pas été allumées. L'allée principale, déserte, apparemment infinie, ne cessait de monter et de descendre, de se rétrécir, de s'élargir et de se rétrécir a nouveau, s'enroulant souvent sur elle-mame.

On trouvait a Spaceport Vegas des montagnes russes, une grande roue, une chenille, des balançoires et autres retourneurs d'estomac classiques, tous parés de façades, d'accessoires et de noms ronflants évoquant la science-fiction. Une Roquette pour Ganymède, Le Marteau de l'Hyperespace, L'Enfer des Radiations Solaires, Collision d'astéroÔdes, …volution a Rebours. Le parc proposait également des simulations de vol et des expériences de réalité virtuelle, dans des b‚timents a l'architecture futu-

riste, censément extraterrestre. La Planète des Hommes-Serpents, Lune de Sang, le Désintégrateur du Vortex, Le Monde de la Mort. Des machines tueuses aux yeux rouges gardaient l'entrée de La Guerre des Robots, et le portail du Monstre des …toiles évoquait un orifice luisant, a l'un ou l'autre bout du système digestif de quelque Léviathan cosmique.

Sous le ciel gris balayé par un vent froid, avec la lumière d'orage qui dévorait toutes les couleurs, le futur imaginé par les créateurs de Spaceport Vegas était sans conteste assez peu souriant.

Curieusement, cela le rendit plus crédible aux yeux de Spencer, plus proche de la réalité et moins d'un parc d'attractions que ne l'avaient désiré ses concepteurs. Des prédateurs humains, extraterrestres ou cybernétiques rôdaient partout. Des catastrophes cosmiques surgissaient a chaque tournant: L'Explosion du Soleil, La Chute de la Comète, La Distorsion Temporélle, le Big Bang, Terre Désolée. Sur le mame tronçon de l'allée principale, on trouvait La Fin du Monde au côté de L'Extinction. En découvrant un tel environnement, on pouvait presque se persuader que cet avenir sinistre - dans son ambiance sinon dans ses détails - était assez terrifiant pour que la société contemporaine f˚t en train de le b‚tir.

Spencer, a la recherche d'une issue de service, conduisait comme un fou sur les routes sinueuses, parmi les attractions. Il apercevait régulièrement la Chevrolet et la Chrysler, entre les manèges et les b‚timents fantaisistes, mais jamais assez près de lui pour le mettre en danger, plutôt comme des requins tournant au loin. Chaque fois qu'il les voyait, il disparaissait vivement dans une autre branche de ce véritable labyrinthe qu'était l'allée principale.

au coin de la Prison Galactique, derrière le Palais des Parasites puis une rangée de ficus et une haie de lauriers-roses en pleine floraison, sans doute un peu banale par rapport aux arbustes qui poussaient sur les planètes de la Nébuleuse du Crabe, il découvrit une petite route de service marquant le bout du parc. Il la suivit.

Sur sa gauche s'alignaient les arbres, un tous les six mètres, reliés par la haute haie de lauriers. Sur sa droite au lieu du mur décoré de néons qui fermait les sections publiques, s'élevait une clôture de trois mètres de haut, surmontée par un enchevatrement de barbelés. au-dela s'étendait le désert.

Il passa un virage. Cent mètres plus loin se dressait une porte métallique grillagée, montée sur roues, et mue par des bras hydrauliques, conçue pour rouler de côté quand on manipulait la télécommande appropriée - que Spencer ne possédait pas.

Il accéléra. Il allait falloir passer au travers.

Retrouvant sa prudence habituelle, le chien se laissa glisser a bas de son siège et se recroquevilla sur le plancher plutôt que d'y atre projeté par l'impact.

- Névrosé mais pas idiot, approuva Spencer.

Il avait parcouru plus de la moitié du chemin qui le séparait de la grille quand il perçut un mouvement rapide du coin de l'oeil gauche. La Chrysler fit irruption entre deux figuiers, défonçant la haie de lauriers, et s'engagea sur la route de service dans un déluge de feuilles vertes et de fleurs roses. Elle arriva juste derrière sa proie, percutant la clôture avec une telle force que le grillage en ondula jusqu'au bout de l'allée, tel un drap agité par le vent.

L'Explorer, qui atteignit la grille une fraction de seconde après ces remous, la frappa assez fort pour que le capot s'écrase sans s'ouvrir, que la ceinture de sécurité se tende douloureusement sur son torse, lui coupant le souffle, le faisant claquer des dents, et pour que les bagages, a l'arrière, bringuebalent sous le filet qui les maintenait - mais pas assez pour démolir l'obstacle.

La barrière se retrouva pliée, déchirée, a moitié effondrée, parsemée d'écheveaux de fils barbelés qui lui faisaient comme des nattes de rasta - mais encore bien présente.

Spencer passa la marche arrière et accéléra, boulet de canon retournant a sa pièce d'artillerie dans un monde tournant a l'envers.

Les passagers de la Chrysler ouvraient déja leurs portières et sortaient, l'arme au poing, quand ils le virent reculer. Ils l'imitèrent, remontant en voiture.

La Ford éperonna violemment la conduite intérieure.

Le fracas de la collision fut tel qu'un instant Spencer craignit d'avoir exagéré et démoli son propre engin.

Lorsqu'il repassa la première, toutefois, l'Explorer s'élança en avant. Le pneu n'était ni crevé ni bloqué par une aile tordue. aucune vitre ne s'était brisée. Et puisque nulle odeur d'essence ne s'y élevait, le réservoir devait atre intact. La voiture vibrait, cliquetait, grinçait, bringue-balait - mais elle avançait, puissante et gracieuse, quoique cabossée.

Le deuxième impact eut raison de la grille. La voiture roula sur le grillage abattu et quitta Spaceport Vegas en s'engageant sur un vaste terrain désertique oa nul n'avait encore b‚ti de parc a thème, d'hôtel, de casino ni de parking.

Spencer enclencha les quatre roues motrices et tourna le dos au Strip pour partir vers l'ouest, en direction de la route inter-…tats 15.

Se souvenant de Rocky, il baissa les yeux vers la boate a gants. Le chien, roulé en boule, les yeux hermétiquement clos, semblait s'attendre a une nouvelle collision.

- Tout va bien, vieux.

L'animal continua de grimacer et de craindre le pire.

- Fais-moi confiance.

Rocky ouvrit enfin les yeux et remonta sur le siège dont le vinyle avait été copieusement percé et déchiré par ses griffes.

Ils cahotèrent violemment sur un sol sec et irrégulier, jusqu'a la base de la grande route surélevée.

Un remblai escarpé de graviers et de schiste, de dix a quinze mètres de haut, flanquait les voies est-ouest.

Mame s'il avait trouvé une faille dans le rail de sécurité

au-dessus de lui, l'artère n'e˚t apporté a Spencer aucune chance d'évasion - et certainement pas de salut. Les gens qui le cherchaient allaient y établir des barrages dans les deux sens.

après un bref instant d'hésitation, il partit vers le sud en longeant la route inter-…tats.

La Chevrolet vert mousse arrivait de l'est, sur le sable blanc et le schiste ardoisier gris rose. quoique la journée f˚t froide, on e˚t dit un mirage de chaleur. Les dunes et les creux incessants en auraient raison: contrairement a l'Explorer, elle n'était pas conçue pour le tout-terrain.

Spencer atteignit une ravine asséchée que la route inter-…tats franchissait gr‚ce a un pont de béton assez bas. Il s'engagea dans la déclivité, sur un doux tapis de boue séchée et de branches brisées, oa des épineux arrachés roulaient en permanence, telles les ombres inquiétantes d'un cauchemar.

Suivant l'arroyo sous la route, il pénétra dans l'inhospi-talier désert Mojave.

Le ciel hostile, aussi dur, aussi sombre que le granit dont on fait les sarcophages, lévitait a quelques centimètres des montagnes de fer. Une plaine désolée s'élevait progressivement jusqu'a ces pentes stériles, parsemée de mesquite desséchée, d'herbes raches et de cactus, de plus en plus désertique.

Spencer sortit de la ravine mais continua d'en suivre le cours vers les pics lointains, aussi nus que d'antiques ossements.

La Chevrolet avait disparu.

Lorsqu'il s'estima enfin hors de vue de tout guetteur éventuel, posté pour surveiller la circulation sur la route inter-…tats, il obliqua vers le sud et suivit une direction parallèle a cette dernière. Sans cette référence, il se perdrait. Des diables de poussière tourbillonnants parcouraient le désert, masquant les vapeurs d'échappement révélatrices de l'Explorer.

Bien qu'il ne pl˚t pas encore, des éclairs parcouraient le ciel. Les ombres de petites formations rocheuses surgissaient et disparaissaient alternativement sur le sol d'alb‚tre.

Rocky avait renoncé a sa façade courageuse dès qu'avait diminué la vitesse et se trouvait a nouveau pris dans les rets d'une crainte irrépressible. Il gémissait périodiquement, espérant que son maatre lui apporterait le réconfort.

Des fissures de feu lacéraient le ciel.

Roy Miro écarta les troublantes photographies pour installer son ordinateur portable sur la table de la cuisine.

Il le brancha sur une prise murale et se connecta avec Maman, en Virginie.

quand Spencer Grant s'était engagé dans l'armée des

…tats-Unis, a dix-huit ans, il y avait une douzaine d'années, il avait d˚ remplir le formulaire standard. Entre autres choses, on lui avait demandé des précisions sur ses études, son lieu de naissance, le nom de son père, le nom de jeune fille de sa mère et l'existence de frères et soeurs éventuels.

L'officier recruteur qui s'était occupé de lui avait vérifié ces informations. Une seconde vérification, encore plus stricte, avait été effectuée avant l'incorporation de Grant dans le service actif.

Si " Spencer Grant " était une fausse identité, le jeune homme aurait d˚ avoir beaucoup de mal a l'utiliser pour entrer dans l'armée. Pourtant, Roy demeurait convaincu que tel n'était pas le nom qui figurait a l'origine sur son certificat de naissance, et il était décidé a découvrir la vérité.

a sa demande, Maman pénétra dans les dossiers du ministère de la Défense consacrés aux anciens militaires.

Elle fit apparaatre a l'écran la fiche de Spencer Grant.

D'après cette dernière, le nom de jeune fille de sa mère

- celui qu'il avait fourni a l'armée - était Jennifer Corrine Porth.

La jeune recrue l'avait déclarée décédée.

a la rubrique dévolue au père figurait la mention

" inconnu ".

Roy cligna des yeux sous la surprise. INCONNU.

Voila qui n'était pas banal. Grant ne s'était pas simplement prétendu enfant illégitime: il avait aussi laissé

entendre qu'en raison des moeurs de sa mère, son géniteur n'avait pu atre identifié. N'importe qui d'autre e˚t donné

un faux nom, un père fictif mais pratique, pour épargner une humiliation a sa mère - et a lui-mame.

En toute logique, s'il était effectivement né de père inconnu, Spencer aurait d˚ s'appeler Porth. En conséquence, soit Jennifer avait emprunté le nom de Grant a un acteur célèbre, comme le croyait Bosley Donner, soit elle avait choisi celui d'un des hommes ayant traversé sa vie, sans savoir s'il était bel et bien le père de l'enfant.

Il se pouvait aussi que la mention " inconnu " f˚t un mensonge et que " Spencer Grant " ne f˚t qu'une identité

d'emprunt, peut-atre la première de la longue série qu'avait utilisée ce véritable fantôme.

au moment de son incorporation, avec sa mère décédée et son père inconnu, il avait déclaré comme plus proches parents: " Ethel Mary et George Daniel Porth, grands-parents ". Il devait s'agir des parents de Jennifer Corrine.

Roy nota que leur adresse - a San Francisco - était la mame que celle de Grant avant son entrée dans l'armée.

apparemment, ils l'avaient recueilli après la mort de sa mère, quelle qu'en e˚t été la date.

Si quelqu'un connaissait les véritables origines de Grant et celles de sa cicatrice, ce seraient Ethel et George Porth. En supposant qu'ils ne fussent pas seulement des noms sur un formulaire que, douze ans plus tôt, un officier recruteur avait négligé de contrôler.

Roy demanda une impression de la partie intéressante de la fiche de Grant. Mame si la découverte des Porth semblait constituer une bonne piste, il craignait de ne pas apprendre quoi que ce f˚t, a San Francisco, pour donner plus de substance a cet insaisissable fantôme, aperçu pour la première fois a peine quarante-huit heures plus tôt, dans la nuit pluvieuse de Santa Monica.

Grant s'était totalement gommé des dossiers des services publics, des impôts locaux et mame de l'impôt sur le revenu. Pourquoi avoir laissé son nom dans ceux du Bureau des Véhicules a Moteur, de la Sécurité sociale, de la police et de l'armée ? Il avait modifié ces derniers pour remplacer sa véritable adresse par plusieurs fausses, mais il e˚t pu s'en éliminer entièrement. Il en avait les moyens et le talent. Sa présence dans certaines banques de données devait donc servir un but.

Roy avait le sentiment de n'atre qu'un jouet entre les mains de Grant, alors mame qu'il tentait de le retrouver.

Frustré, il s'intéressa de nouveau aux deux photographies les plus troublantes. La femme, le garçon et la grange, a l'arrière-plan. L'homme dans les ombres.

Tout autour de l'Explorer s'étendaient un sable aussi blanc que de la poudre d'os, des roches volcaniques cendrées et des pentes de schiste fissurées par des millions d'années de chaleur de froid et de tremblements de terre.

Les rares végétaux Îtaient secs, cassants. En dehors de la poussière et des plantes agitées par le vent, seuls remuaient les scorpions, les araignées, les scarabées, les serpents venimeux et autres créatures a sang froid, voire dépourvues de sang, qui subsistaient dans cette région aride.

Piques et javelots de foudre argentée ne cessaient de jaillir. Des nuages rapides aussi noirs que de l'encre rédi-geaient une promesse de pluie en travers du ciel, leur ventre lourd pendant mollement vers le sol. avec de grands roulements de tonnerre, l'orage travaillait a sa propre création.

Pris entre la terre morte et les cieux tumultueux, Spencer suivait autant que possible le tracé de la lointaine route inter-…tats, ne faisant un détour que lorsque le terrain l'exigeait.

Rocky, tate basse, les flancs animés de frissons, contemplait ses pattes pour ne pas voir les éléments déchaanés. Des courants de terreur circulaient en lui telle de l'électricité en circuit fermé.

Un autre jour, en un autre endroit, au milieu d'un autre orage, Spencer n'e˚t pas manqué de lui parler pour l'apaiser. Mais en cet instant, son humeur s'obscurcissait avec le ciel et il n'était capable de s'intéresser qu'a son propre tourment.

Pour une femme, il avait abandonné la vie qu'il menait, laissé derrière lui le confort paisible du chalet, la beauté

des eucalyptus, la quiétude du canyon - et il était désormais peu probable qu'il les retrouv‚t un jour. Il s'était désigné comme cible a des tueurs et avait compromis son précieux anonymat.

Il ne regrettait rien - car il avait toujours l'espoir de gagner une véritable vie, avec un sens et un but. S'il voulait sincèrement aider Valérie, il voulait également s'aider lui-mame.

Mais l'enjeu venait d'augmenter. La mort et les manchettes des journaux ne seraient plus les seuls risques a affronter s'il continuait a se maler des problèmes de la jeune femme. Tôt ou tard, il devrait tuer quelqu'un. On ne lui laisserait pas le choix.

après avoir réchappé de l'assaut du bungalow, le mer-

credi soir, il avait évité de songer aux troublantes implications de la violence extrame employée par le commando.

a présent, il se rappelait des rafales tirées sur des cibles imaginaires, dans la maison obscure, les balles dirigées contre lui lorsqu'il avait escaladé le mur de la propriété.

Ce n'était pas simplement la réaction de policiers nerveux, intimidés par leur proie. C'était une utilisation de la force excessive au point de devenir criminelle, caractéristique d'une agence dépourvue de contrôle et, dans son arrogance, convaincue de pouvoir commettre des atrocités en toute impunité.

Il venait juste de rencontrer la mame arrogance dans la conduite irresponsable des hommes qui l'avaient pourchassé a Las Vegas.

Il songea a Louis Lee, dans son élégant bureau, sous le China Dream. Le restaurateur avait dit que les gouvernements, quand ils devenaient trop puissants, cessaient souvent de respecter le code de justice qui faisait leur légiti-mité.

Tous, mame les plus démocrates, conservaient leur emprise sur la population en faisant peser sur elle une menace de violence et d'emprisonnement. quand cette menace n'était plus régie par la loi, mame avec les meilleures intentions du monde, il n'existait plus qu'une différence terriblement faible entre un agent fédéral et un truand.

Si Spencer localisait Valérie et apprenait pourquoi elle fuyait, lui venir en aide ne consisterait pas simplement a puiser dans ses économies pour lui procurer le meilleur avocat - comme il en avait naÔvement eu l'idée lors des rares occasions oa il s'était donné la peine de réfléchir a ce qu'il ferait s'il la retrouvait.

L'impitoyable détermination de l'ennemi ne permettait pas d'envisager une solution mettant en jeu un tribunal.

Obligé de choisir entre la violence et la fuite, il aurait toujours choisi la fuite, au risque de recevoir une balle dans le dos, si sa vie avait été seule en jeu. Lorsqu'il prendrait la responsabilité de celle de la jeune femme, il ne pourrait lui demander de tourner le dos a une arme.

Tôt ou tard, il devrait répondre a la violence de ces hommes par la violence.

Ressassant ces sombres pensées, il continua de se diri-

ger vers le sud entre un désert par trop présent et un ciel vague. La route inter-…tats sur sa gauche, était a peine visible et aucun chemin défini ne se profilait devant lui.

La pluie arrivait de l'ouest, en cascades aveuglantes d'une rare férocité pour le Mojave, gigantesque marée grise sous laquelle le désert commença a disparaatre.

Bien qu'elle ne les e˚t pas encore rejoints, Spencer en sentait le parfum froid, humide, chargé d'ozone, d'abord rafraachissant puis surprenant, glacé.

- Ce n'est pas que je me demande si je serais capable de tuer quelqu'un en cas de besoin, dit-il au chien prostré.

La paroi grise qui se ruait vers eux, plus rapide a chaque seconde, ne semblait pas receler que de la pluie.

Elle était aussi l'avenir, et tout ce que Spencer craignait d'apprendre sur le passé.

- Je l'ai déja fait. Je peux le refaire, si je suis obligé.

Par-dessus le ronflement du moteur, a présent, il entendait la pluie, telle un million de coeurs battant.

- Et si un salopard mérite de mourir, je le tuerai sans me sentir coupable, sans avoir de remords. Parfois, c'est une bonne chose. C'est la justice. Ca ne me pose pas de problème.

La pluie s'abattit sur eux en tourbillonnant, tels des foulards de prestidigitateur, apportant de prodigieuses métamorphoses. Le sol p‚le s'assombrit d'un coup dès les premières gouttes. Dans l'étrange lumière de l'orage, la végétation étique, plus brune que verte, parut soudain luisante, luxuriante. En quelques secondes, herbes et feuilles desséchées semblèrent se changer en plantes grasses tropicales - mais tout cela n'était qu'illusion.

- Ce qui m'inquiète... reprit Spencer en activant les essuie-glaces, ce qui me fait peur, c'est que je vais peut-atre descendre un salaud qui le méritera... une ordure ambulante... et que cette fois, ça va me plaire.

Le déluge qui avait lancé Noé sur son arche ne pouvait avoir été plus cataclysmique que celui-ci. Le violent martèlement de la pluie sur la voiture était assourdissant.

Rocky, terrifié, n'entendait probablement pas son maatre a travers le vacarme, mais Spencer profitait néanmoins de sa présence pour admettre une chose qu'il n'aimait pas entendre, s'exprimant a haute voix car il craignait de mentir s'il ne s'adressait qu'a lui-mame.

- Je n'ai encore jamais aimé ça. «a ne m'a jamais donné l'impression d'atre un héros. Mais ça ne m'a pas non plus rendu malade. Je n'ai pas vomi ni perdu le sommeil. alors, si la prochaine fois. . . ou la suivante ?

Sous les nuages menaçants, chargés de linceuls de pluie aussi lourds que des tentures en velours, le début d'après-midi s'était grimé en crépuscule. abandonnant la brume pour le mystère, Spencer alluma les codes et eut la surprise de découvrir que les feux avaient survécu aux impacts contre la grille.

La pluie tombait avec une telle profusion qu'elle fondit et balaya le vent qui auparavant animait le sable du désert.

L'Explorer arriva devant un arroyo aux pentes douces, de trois mètres de profondeur. Les codes révélèrent un filet d'eau argenté, large de trente centimètres et profond de cinq ou six, qui luisait au centre de la dépression.

Spencer traversa le lit du ruisseau et rejoignit un terrain plus élevé.

alors qu'il atteignait l'autre rive, une impressionnante série d'éclairs se déchaana dans le désert, accompagnée par des coups de tonnerre qui firent vibrer toute la voiture. La pluie tombait encore plus fort qu'auparavant, plus fort qu'il ne l'avait jamais vue tomber.

L‚chant le volant d'une main, il caressa la tate de Rocky. Le chien était trop effrayé pour lever les yeux ou se laisser aller contre les doigts apaisants.

Ils n'avaient pas parcouru plus de cinquante mètres depuis la ravine quand Spencer vit la terre remuer devant eux, rouler en ondoyant, comme si une colonie de serpents géants avait rampé juste sous la surface du désert.

Lorsqu'il pila, les codes lui fournirent une explication moins fantaisiste mais tout aussi inquiétante. La terre ne bougeait pas: un flot boueux courait d'ouest en est, le long de la plaine légèrement pentue, bloquant la route du sud.

Le fond de ce nouvel arroyo était en grande partie recouvert. Les eaux rapides ne se trouvaient plus qu'a quelques centimètres des berges.

Un tel torrent n'avait pu se créer depuis que l'orage avait atteint les basses terres, quelques minutes plus tôt. Il trouvait sa source dans les montagnes, oa les éléments se déchaanaient depuis plus longtemps, et dont les pentes rocheuses, dépourvues d'arbres, ne retenaient pas la pluie. Le désert connaissait peu de déluges d'une telle ampleur. En de rares occasions, pourtant, avec une soudaineté a couper le souffle, des inondations éclair atteignaient mame la route inter-…tats surélevée ou bien s'en-gouffraient dans les tronçons les plus encaissés du Strip de Las Vegas, emportant les voitures garées devant les casinos.

Spencer n'avait aucun moyen d'estimer la profondeur de l'eau, qui pouvait aussi bien atre de soixante centimètres que de six mètres.

Mame dans le premier cas, le courant était si rapide, si puissant, qu'il n'osait pas traverser. Cet arroyo-la était plus large que le premier: douze mètres. La voiture n'en aurait pas parcouru la moitié qu'elle serait soulevée et emportée vers l'aval, ballottée a la manière d'un espar.

Spencer fit demi-tour et rebroussa chemin, atteignant l'autre ravine plus vite qu'il ne s'y attendait. Depuis qu'il l'avait traversé, le filet d'eau argenté s'était changé en une rivière turbulente qui emplissait presque son lit.

Pris en tenaille par des torrents infranchissables, il n'avait plus la possibilité de suivre la route inter-…tats.

Il envisagea de faire halte sur place pour attendre la fin de l'orage. quand la pluie cesserait, les arroyos se vide-raient aussi vite qu'ils s'étaient remplis. Cependant, il sentait que la situation était plus dangereuse qu'elle ne le paraissait.

Ouvrant sa portière, il sortit sous l'orage et se retrouva trempé jusqu'aux os en quelques secondes. Comme a coups de marteau, le déluge planta un frisson au plus profond de sa chair.

Le froid et l'humidité lui étaient cependant moins pénibles que l'incroyable vacarme et le rugissement oppressant de la tempate, qui engloutissaient tous les autres bruits.

Le martèlement de la pluie, les clapotis et les bouillonnements de la rivière, ainsi que le tonnerre éclatant s'unissaient pour changer le vaste Mojave en un espace confiné, aussi propre a inspirer la claustrophobie qu'un tonneau de cascadeur au bord des chutes du Niagara.

Spencer voulait observer le flux naissant de plus près qu'il ne l'avait pu en voiture, et ce qu'il découvrit l'alarma. De seconde en seconde, l'eau léchait plus haut les bords de son lit. Bientôt, elle inonderait la plaine. Les tendres parois de l'arroyo s'effondraient par pans entiers, qui se dissolvaient dans les flots boueux avant d'atre emportés. alors mame que le fleuve nouveau-né se creu-sait un canal plus large, il enflait terriblement, montait et s'élargissait tout a la fois. Spencer s'en détourna pour courir vers le second cours d'eau. Encore une fois, il l'at-teignit plus tôt qu'il ne s'y attendait. Cette rivière impromptue, comme sa soeur, débordait et prenait de l'ampleur. quand il les avait découvertes, cinquante mètres séparaient les deux ravines: cette distance avait été ramenée a trente.

Ce qui restait considérable. Il avait peine a croire que les deux crues auraient assez de puissance pour dévorer autant de terrain et finir par se rejoindre.

a cet instant, juste devant ses pieds, une fissure s'ouvrit dans le sol, longue crevasse déchiquetée. La terre souriait. Deux mètres de berge s'effondrèrent dans l'eau tumultueuse.

L'ancien policier tituba en arrière pour se mettre hors de danger. Le sable détrempé, sous ses pieds, commençait a devenir spongieux.

L'impensable semblait soudain inévitable. De grandes parties du désert étaient constituées de schiste, de roche volcanique et de quartz, et il avait la malchance d'atre pris dans un orage au beau milieu d'une fantastique mer de sable. a moins qu'une couche de roc, invisible ne f˚t enterrée entre les deux arroyos, si la tempate faisait rage assez longtemps, le terrain qui les séparait risquait bel et bien d'atre emporté et toute la plaine redessinée.

D'un coup, la pluie déja diluvienne le devint plus encore.

Spencer courut a l'Explorer, se h‚ta d'y grimper, et ferma sa portière. Frissonnant, dégoulinant, il s'éloigna de la ravine du nord, de peur de s'enliser.

La tate toujours baissée, Rocky jeta par-dessous son front affaissé un coup d'oeil inquiet a son maatre.

- Il faut se diriger vers l'est ou vers l'ouest entre les arroyos, songea ce dernier tout haut. Pendant qu'il y a encore quelque chose sur quoi rouler.

Les essuie-glaces n'étaient pas a la hauteur des cascades qui se déversaient sur la vitre, et le paysage flou de pluie adoptait une teinte plus sombre de crépuscule factice. Spencer voulut faire battre les balais plus vite, mais ils étaient déja réglés au maximum.

- Il vaut mieux monter. L'eau gagne en vitesse a mesure qu'elle coule. En bas, il y a plus de chances pour que ce soit inondé.

Il alluma les phares. Ce surcroat de lumière ne clarifia nullement la situation: les faisceaux se reflétaient sur les écheveaux de pluie, si bien que la route semblait bloquée par une succession de rideaux de perles réfléchissantes. Il repassa en codes.

- En haut, c'est plus s˚r. Il doit y avoir davantage de roche.

Le chien tremblait comme une feuille.

- Et puis la distance entre les arroyos doit augmenter.

Spencer repassa en première. La plaine s'élevait progressivement vers l'ouest dans l'obscurité.

Tandis que de gigantesques aiguilles de foudre cou-saient les cieux a la terre, il s'avança dans l'étroite poche de ténèbres.

Des agents de San Francisco alertés par Roy Miro recherchaient Ethel et George Porth, les grands-parents maternels qui avaient élevé Spencer Grant après la mort de sa mère. Pendant ce temps, Roy lui-mame se dirigeait vers le cabinet du Dr Nero Mondello, a Beverly Hills.

Mondello était le chirurgien esthétique le plus célèbre d'une région oa l'oeuvre de Dieu se voyait corrigée plus souvent que n'importe oa ailleurs, a l'exception de Palm Springs et de Palm Beach. Il était capable de réaliser sur un nez imparfait des miracles équivalents a ceux de Michel-ange sur de gigantesques blocs de marbre -

quoique ses honoraires fussent relativement plus élevés que ceux du maatre italien.

Il avait accepté de modifier un emploi du temps chargé

pour recevoir Roy, car il était persuadé d'aider le FBI dans la recherche frénétique d'un tueur en série particulièrement violent.

Ils firent connaissance dans le grand bureau du médecin: carrelage de marbre blanc, murs et plafond blancs, appliques blanches en forme de coquillages. Deux tableaux abstraits étaient accrochés aux murs, dans des cadres blancs: l'unique nuance en était le blanc, l'artiste ne produisant ses effets que gr‚ce a la texture différente de couches multiples. Deux chaises en bois, peintes en blanc et garnies de coussins en cuir blanc, flanquaient une table en acier et verre, devant un bureau lui aussi peint en blanc, sur un fond de rideaux opaques en soie blanche.

Roy, tache de suie au milieu de toute cette blancheur, prit possession d'une chaise en se demandant quelle vue lui serait révélée si les rideaux étaient ouverts. Il avait l'idée folle que derrière la fenatre, au coeur de Beverly Hills, s'étendait un paysage enneigé.

En dehors des photographies de Spencer Grant qu'il avait apportées, le seul objet sur la surface polie du bureau était une rose rouge dans un vase en cristal Water-ford. La fleur montrait que la perfection était possible - et attirait l'attention du visiteur sur l'homme assis derrière la table de travail.

Grand, mince, séduisant, la quarantaine, le Dr Nero Mondello était le point focal de ce domaine immaculé.

avec ses épais cheveux noirs coiffés en arrière, son teint oliv‚tre chaleureux et ses yeux a la nuance violet foncé

de prunes bien m˚res, le chirurgien produisait une impression presque aussi forte qu'une manifestation spi-rite. Il portait une blouse blanche de laboratoire par-dessus une chemise blanche et une cravate en soie rouge.

Tout autour du cadran de sa Rolex en or étincelaient des diamants identiques, comme chargés d'une énergie surnaturelle.

La pièce et l'homme, pour atre ouvertement thé‚traux, n'en étaient pas moins impressionnants. Le travail de Mondello consistait a remplacer la vérité par de convaincantes illusions, et tous les bons magiciens avaient le sens du thé‚tre.

- Oui, il a d˚ s'agir d'une blessure très grave, terrible, déclara-t-il après avoir observé la photo de Grant obtenue par le Bureau des Véhicules a Moteur et celle qu'avait générée l'ordinateur.

- qu'est-ce qui a pu la provoquer ? demanda Roy.

Le médecin ouvrit un tiroir de son bureau et en tira une loupe a manche d'argent. Il étudia les clichés avec attention.

- C'est plus une coupure qu'une déchirure, annonça-t-il enfin. Sans doute faite avec un objet relativement tranchant.

- Un couteau ?

- Ou un éclat de verre. Pas une lame totalement régulière. Très coupante mais légèrement déchiquetée, comme du verre - ou un couteau a scie. Une lame normale aurait causé une blessure plus propre et une cicatrice moins large.

En regardant Mondello inspecter les photos, Roy réalisa que le chirurgien avait les traits si raffinés, si bien proportionnés, qu'un de ses talentueux collègues avait d˚