- Ils ne peuvent pas, déclara le capitaine, furieux, mais sans conviction.

- Les comptes courants, les comptes d'épargne, tout, a ton nom, a celui de Jessie ou aux deux. Ils disent que c'est l'argent de la drogue. Mame le compte du club de NoÎl.

Harris avait l'impression d'avoir reçu un coup au visage. Une sorte d'engourdissement s'emparait de lui.

- Darius, je ne peux pas... je ne peux pas te laisser verser la caution. Pas cinquante mille dollars. On a des actions.

- Ton portefeuille financier est bloqué aussi, en attendant la confiscation.

Le capitaine contempla la pendule. L'aiguille des secondes tressautait tout autour du cadran. Le bruit de bombe a retardement résonnait plus fort, de plus en plus fort.

L'avocat posa les mains sur les poings d'Harris.

- Je te jure qu'on s'en sortira, grand frère, ensemble.

- avec tout bloqué... on n'a plus que le liquide de mon portefeuille et du sac de Jessica. Bon Dieu ! Peut-atre seulement son sac: si elle n'a pas pensé a l'emporter quand... quand ils l'ont fait partir avec les filles, mon portefeuille est dans le tiroir de la table de nuit a la maison.

- Donc, Bonnie et moi payons la caution et je ne veux pas entendre la moindre objection, dit Darius.

7ic-tac... tic-tac... tic-tac...

Harris avait le visage engourdi. La nuque engourdie et couverte de chair de poule. Engourdie et froide.

Darius serra une nouvelle fois les mains de son frère, rassurant, puis le l‚cha.

- Comment Jessica et moi allons-nous trouver une maison a louer si nous sommes incapables de réunir les deux premiers mois de loyer et la caution ?

- Vous vivrez chez nous en attendant. C'est déja décidé.

- Votre maison n'est pas si grande. Vous n'avez pas de place pour quatre personnes supplémentaires.

- Jessie et les filles sont déja installées. avec toi, ça ne fera qu'un locataire de plus. D'accord, on sera a l'étroit mais ça ira. Personne ne refusera de se serrer un peu. On forme une famille. On se tirera de ça ensemble.

- Mais ça risque de prendre des mois. Bon Dieu ! «a risque de prendre des années, non ?

Tic-tac... tic-tac... tic-tac...

- Je te demande de bien réfléchir a tes ennemis, Harris, insista Darius plus tard, avant de s'en aller. Il ne s'agit pas d'une erreur. «a a demandé de la préparation, de l'as-tuce et des contacts. quelque part, que tu le saches ou non, tu as un ennemi puissant, intelligent. Réfléchis-y. Si jamais des noms te viennent a l'esprit, ça pourra m'aider.

Durant la nuit du samedi au dimanche, Harris partagea une cellule sans fenatre avec deux hommes suspectés de meurtre et un violeur qui se vantait d'avoir agressé des femmes dans dix Etats différents. Il ne dormit que par intermittence.

La nuit suivante, il dormit nettement mieux pour la bonne raison qu'il était totalement épuisé. Des raves le tourmentèrent. Des cauchemars dans lesquels se manifestaient tôt ou tard une pendule et son tic-tac.

Le lundi, il se leva a l'aube, impatient de sortir. Il lui répugnait de laisser Darius et Bonnie réunir autant d'argent pour payer sa caution. Bien entendu, il n'avait aucune intention de quitter le pays, si bien qu'ils ne per-draient pas leurs fonds. Et il avait acquis une phobie de la prison qui, si elle continuait de s'aggraver, allait bientôt devenir intolérable.

quoique sa situation f˚t terrible, impensable, il tirait un certain réconfort de la certitude que le pire était passé. On lui avait tout pris - ou on ne tarderait pas a le faire. Il touchait le fond. Malgré la longue bataille qui l'attendait, il ne pouvait que remonter.

On était lundi matin. Tôt.

a Caliente, Nevada, la route fédérale bifurquait vers le nord, mais ils la quittèrent a Panaca, pour une route d'…tat qui rejoignait a l'est la frontière de l'Utah. Cet axe rural les entraina sur un terrain plus élevé, a l'aspect rude, tout juste sorti du chaudron de la création, quasi préméso-zoÔque, quoique planté de pins et d'épicéas.

aussi dingue que cela par˚t, Spencer était totalement convaincu que Valérie avait raison de craindre une surveillance satellite. au-dessus d'eux, il n'y avait que du bleu, pas la moindre présence mécanique monstrueuse de la Guerre des étoiles. Pourtant, il avait la désagréable impression d'atre observé, kilomètre après kilomètre.

En dépit de l'oeil dans le ciel et des tueurs professionnels peut-atre lancés vers l'Utah pour les intercepter Spencer était affamé. Les deux petites boates de saucisses n'avaient pas apaisé sa faim. Il dévora des crackers au fromage et les fit passer avec un Coca-Cola.

Derrière les sièges, assis très droit dans ses étroits quartiers, Rocky était tellement enthousiasmé par l'allure de la Rover qu'il ne s'intéressa mame pas aux biscuits. Il avait un large sourire et ne cessait de hocher la tate, de haut en bas, de haut en bas.

- qu'est-ce qui lui prend ? demanda Valérie.

- Il apprécie ta conduite. Il adore la vitesse.

- C'est vrai ? Il est tellement craintif, la plupart du temps.

- Moi-mame, je n'ai découvert cette passion que récemment, admit Spencer.

- Pourquoi a-t-il peur de tout ?

- Il a été maltraité avant d'atterrir a la fourrière oa je l'ai trouvé. Je ne connais pas son passé.

- En tout cas, ça fait plaisir de le voir heureux.

- Je ne sais pas ce qu'il y a dans ton passé non plus reprit Spencer, tandis qu'ils traversaient les ombres vacillantes des arbres, sur la route. (La jeune femme ne répondit pas mais leva un peu le pied.) a qui cherches-tu a échapper ? a présent, ce sont mes ennemis, a moi aussi.

J'ai le droit de savoir.

Valérie contemplait fixement la route.

- Ils n'ont pas de nom.

- quoi ? Une société secrète d'assassins fanatiques, comme dans les vieilles histoires de Fu Manchu ?

- Plus ou moins. (Elle était sérieuse.) Une agence fédérale anonyme, financée par le détournement de fonds destinés a nombre d'autres t‚ches. Et également par des centaines de millions de dollars annuels provenant d'affaires qui mettent en jeu la loi sur la confiscation des biens. a l'origine, cette boate a été créée pour couvrir les actions illégales et les opérations manquées de divers organismes gouvernementaux - de la Poste au FBI. Une valve a pression politique.

- Une brigade d'intervention indépendante.

- Comme ça, mame si un reporter ou qui que ce soit sait qu'un acte illégal a été commis au cours d'une enquate menée par, disons, le FBI, on ne peut pas remon-

ter jusqu'au moindre agent dudit FBI. Le groupe indépendant fait tampon, si bien que le Bureau n'a pas besoin de détruire les pièces a conviction, d'acheter les juges, d'intimider les témoins - tout le sale boulot. Les coupables sont mystérieux, anonymes. Rien ne prouve qu'ils soient employés par le gouvernement.

Le ciel était toujours bleu, dépourvu de nuages, mais la journée paraissait pourtant plus sombre qu'auparavant.

- C'est un concept assez paranoiaque pour étayer une demi-douzaine de films d'Oliver Stone, déclara Spencer.

- Stone voit l'ombre de l'oppresseur mais il ne devine pas de qui il s'agit, répondit la jeune femme. Bon Dieu !

Mame l'agent moyen du FBI ou de l'aTF ignore l'existence de cette agence. Elle n'opère qu'a un très haut niveau.

- Haut comment ?

- Les agents les plus gradés ne répondent que devant Thomas Summerton.

Spencer fronça le sourcil.

- C'est un nom qui devrait me dire quelque chose ?

- Il a une grosse fortune personnelle, c'est un des financiers politiques les plus importants et un homme d'affaires plutôt louche. C'est aussi le premier adjoint du ministre de la Justice.

-D'oa ?

- Du pays d'Oz ! qu'est-ce que tu crois ? demanda-t-elle, impatiente. Premier adjoint du ministre de la Justice des Etats-Unis.

- Tu te fous de moi ?

- Tu n'as qu'a vérifier dans un almanach ou lire le journal.

- Je ne veux pas dire que tu te fous de moi en prétendant que c'est le premier adjoint. Juste en disant qu'il est malé a un complot de cet ordre-la.

- Je le sais ! Je le connais. Personnellement.

- Mais a un poste pareil, il est le numéro deux du ministère de la Justice. Le maillon suivant de la chaane...

- «a fait peur, hein ?

- Tu veux dire que le ministre de la Justice est au courant de tout ça ?

Valérie secoua la tate.

- Je l'ignore. J'espère que non. Je n'en ai jamais eu la preuve. Mais je ne considère plus rien comme impossible.

En face d'eux, un van Chevrolet gris franchit un sommet de côte et continua dans leur direction. Spencer n'en aimait pas l'aspect. D'après les prévisions de la jeune femme, ils avaient peu de chances de se trouver en danger immédiat avant presque deux heures, mais elle pouvait se tromper. Peut-atre l'agence n'avait-elle pas besoin d'en-voyer des tueurs depuis Las Vegas. Peut-atre avait-elle des hommes dans la région.

Il eut envie d'enjoindre a sa compagne de quitter la route sans attendre. Il fallait mettre des arbres entre eux et un feu nourri éventuel. Mais ils ne pouvaient aller nulle part: il n'y avait pas d'autre route en vue et les bas-côtés présentaient une dénivellation de deux mètres.

Spencer effleura de la main le pistolet SIG 9 mm qui reposait sur ses genoux.

alors que le van Chevrolet les croisait, le conducteur leur lança un regard éberlué, comme s'il les avait reconnus. C'était un homme corpulent. La quarantaine. Le visage large et dur. Il écarquilla les yeux et ouvrit la bouche pour s'adresser a son passager. L'instant d'après, il était passé.

Spencer se retourna pour observer le van, mais a cause de Rocky et d'une demi-tonne d'équipement, il ne distingua rien par la lunette arrière. Un coup d'oeil au rétroviseur de droite lui montra le véhicule qui rapetissait derrière eux. Pas de feux de stop. On ne faisait pas demi-tour pour les suivre.

Il comprit a retardement que le conducteur ne les avait pas reconnus. C'était tout simplement leur vitesse qui le stupéfiait. D'après le compteur, Valérie roulait a une allure comprise entre cent trente et cent quarante kilomètres a l'heure, quarante de plus que la limitation - et environ vingt de trop, compte tenu de l'état de la route.

Le coeur de Spencer battait la chamade. La vitesse n'y était pour rien.

Sa compagne lui jeta un bref coup d'oeil, tout a fait consciente de la peur qui l'empoignait.

- Je t'avais dit qu'il valait mieux que tu ne saches rien.

(elle se retourna vers la route.) «a fout les foies, hein ?

- Les foies n'est pas le mot. J'ai l'impression. . .

- D'avoir reçu un lavement a l'eau glacée ? suggéra-t-elle.

- Mame ça, tu trouves que c'est drôle ?

- D'une certaine manière.

- Pas moi. Bon Dieu ! Si le ministre de la Justice est au courant alors l'échelon suivant...

- Le prÎsident des …tats-Unis.

- Je ne sais pas ce qui serait le plus grave. que le président et le ministre de la Justice approuvent l'existence d'une telle agence... ou qu'elle fonctionne a un niveau aussi élevé sans qu'ils le sachent. Parce que s'ils ne le savent pas, et s'ils le découvrent par hasard. . .

- Ils sont condamnés.

- Et s'ils ne le savent pas, ça veut dire que les gens qui gouvernent le pays ne sont pas ceux que nous avons élus.

- Je ne suis pas s˚re que ça remonte jusqu'au ministre de la Justice. Et je n'ai pas la moindre idée en ce qui concerne la Maison Blanche. J'espère qu'elle n'est pas dans le coup, mais...

- Mais tu ne considères plus rien comme impossible, acheva-t-il pour elle.

- Pas après ce que j'ai vécu. Je n'ai plus confiance qu'en moi-mame et en Dieu. quoique ces derniers temps, j'ai des doutes sur Dieu.

au fond de la caverne de béton d'oa l'agence écoutait Las Vegas par une multitude d'oreilles secrètes, Roy Miro faisait ses adieux a Eve Jammer.

quoique ignorant s'ils se reverraient, ils ne gaspillèrent ni larme ni lamentation. Ils étaient s˚rs de se retrouver bientôt. La puissance spirituelle de Kevorkian habitait toujours Roy, qui se sentait quasi immortel. Pour sa part, Eve ne semblait jamais avoir assimilé qu'elle p˚t mourir ou qu'une chose dont elle avait vraiment envie - telle que Roy - p˚t lui atre refusée.

Ils s'approchèrent l'un de l'autre. Roy posa sa mallette afin de prendre entre les siennes les mains parfaites de sa compagne.

- J'essaierai de revenir ce soir, mais je ne peux rien promettre.

- Vous allez me manquer, avoua-t-elle d'une voix rauque, mais si vous ne pouvez pas atre la, j'accomplirai quelque chose qui me fera penser a vous, quelque chose qui me rappellera a quel point votre présence m'exalte et qui me rendra encore plus impatiente de vous retrouver.

- quoi ? Dites-moi quoi, afin que je puisse en emporter l'image. Une image de vous pour faire passer le temps plus vite.

Son talent pour les mots d'amour le surprenait. Il s'était toujours considéré comme un incurable romantique, mais n'avait jamais eu la certitude de savoir quoi dire s'il rencontrait une femme correspondant a ses exigences.

- Je ne veux pas vous le révéler maintenant, répondit-elle, mutine. Je veux que vous raviez, que vous vous inter-rogiez, que vous imaginiez. Parce que quand vous rentre-rez et que je vous le dirai, nous passerons la nuit la plus excitante que nous ayons jamais connue.

Il s'échappait d'elle une chaleur incroyable. Roy n'avait qu'une envie: fermer les yeux et se laisser fondre.

Il l'embrassa sur la joue. Ses lèvres étaient gercées par l'air du désert, et Eve avait la peau chaude. Ce fut un baiser délicieusement sec.

Se détourner fut une torture. Devant l'ascenseur, alors que les portes de la cabine s'ouvraient, il regarda en arrière.

La jeune femme se tenait sur un pied, prate a écraser de l'autre l'araignée qui courait devant elle.

- Chérie, non ! s'exclama-t-il. (elle le contempla, étonnée.) Les araignées sont de parfaites petites créations. Mère Nature dans un de ses meilleurs jours. Des tisseuses de toiles magnifiques. Des machines a tuer merveilleusement conçues. Elles étaient la bien avant que l'homme ne foule le sol de la planète. Elles méritent de vivre en paix.

- Je ne les aime pas tellement, avoua Eve avec la moue la plus adorable que Roy e˚t jamais contemplée.

- quand je reviendrai, nous en examinerons une ensemble, a la loupe, promit-il. Vous verrez a quel point elle est compacte, efficace et fonctionnelle. Lorsque je vous aurai montré combien les arachnides sont parfaits vous ne les verrez plus jamais de la mame manière. Vous les adorerez.

- Pourquoi pas ? soupira Eve a regret, en enjambant l'araignée avec soin plutôt que de l'écraser.

Empli d'amour, Roy prit l'ascenseur jusqu'au dernier étage du gratte-ciel. Il emprunta ensuite un escalier de service pour rejoindre le toit.

Huit des douze membres du commando se trouvaient déja a bord du premier des deux hélicoptères modifiés pour l'agence. Dans un grand vacarme de rotor, l'appareil prit son essor et s'éloigna.

Le deuxième engin, identique, lévitait non loin du b‚timent. Dès que la piste fut dégagée, il descendit pour embarquer les quatre derniers agents - tous en civil, mais porteurs de sacs de voyage emplis d'armes et d'équipement.

Roy monta a bord le dernier et s'installa au fond de la cabine. Le siège voisin et les deux de la rangée précédente étaient inoccupés.

Ouvrant sa mallette, tandis que l'appareil décollait, il brancha les c‚bles d'alimentation et de transmission de l'ordinateur sur les prises disponibles dans la paroi arrière de la cabine. Il désolidarisa son téléphone portable du poste de travail et le posa sur le siège adjacent. Il n'en avait plus besoin. a la place, il utiliserait le système de communications de l'hélicoptère. Un cadran téléphonique apparut immédiatement sur l'écran. après avoir appelé

Maman, en Virginie, il s'identifia comme " Winnie ", fournit l'empreinte de son pouce, et obtint l'accès au centre de surveillance satellite situé dans les locaux de l'agence, a Las Vegas.

Une version miniature de la scène qui occupait l'écran géant apparut sur son appareil. La Range Rover filait comme une flèche, ce qui tendait a prouver que la bonne femme était au volant. Elle avait dépassé Panaca, Nevada, et se ruait vers la frontière de l'Utah.

- Il était fatal que quelque chose dans ce genre-la apparaisse tôt ou tard, dit Valérie alors qu'ils approchaient de la frontière de l'Utah. En voulant absolument créer un monde parfait, nous avons ouvert la porte au fascisme.

- Je ne suis pas s˚r de te suivre.

Et il n'était pas s˚r d'en avoir envie. elle s'exprimait avec une conviction qui le mettait mal a l'aise.

- Les lois ont été écrites par tellement d'idéalistes ayant chacun des conceptions différentes de l'utopie que tout le monde en viole vingt par jour, sans mame en avoir conscience.

- On demande aux flics de faire respecter des dizaines de milliers de lois, admit-il. Plus qu'ils ne peuvent en retenir.

- Et donc ils oublient le véritable sens de leur mission.

Ils perdent la notion des choses. Tu as d˚ t'en rendre compte, quand tu l'étais.

- Bien s˚r. Il y a eu des tas de controverses sur l'inter-vention de la police de Los angeles dans des affaires d'associations légales de citoyens.

- Parce que ces associations-la, a ce moment-la étaient du " mauvais " côté des problèmes délicats. Le gouvernement a politisé tous les aspects de la vie, y compris les services de police, et nous allons tous en souffrir, quelles que soient nos opinions politiques.

- La plupart dès flics sont de braves gens.

- Je sais. Mais dis-moi une chose. De nos jours, ceux qui accèdent au sommet de la hiérarchie... est-ce que ce sont les braves gens ou ceux qui savent manoeuvrer politiquement, les grands magouilleurs ? Est-ce que ce ne sont pas les lèche-bottes qui savent manipuler un sénateur, un membre du Congrès, un maire, un conseiller municipal ?

Et les activistes politiques de toutes obédiences ?

- «a a peut-atre toujours été comme ça.

- Non... On ne verra probablement plus jamais de types comme Elliot Ness a la tate de quoi que ce soit...

mais autrefois, il y en avait beaucoup. Les flics respectaient l'insigne qu'ils portaient. Est-ce encore le cas aujourd'hui ?

Spencer n'eut pas mame besoin de répondre a cette question.

- Maintenant, ce sont des flics politisés qui définissent les priorités, qui distribuent les fonds, reprit Valérie. C'est encore pire au niveau fédéral. On dépense des fortunes a poursuivre des gens qui contreviennent a de vagues lois sur le racisme, la pornographie, la pollution, la publicité

mensongère ou le harcèlement sexuel. Comprends-moi bien: j'adorerais que le monde soit débarrassé des bigots, des pornographes, des vendeurs de saloperies et de ceux qui harcèlent les femmes. Mais au mame moment, nous avons le taux de meurtres, de viols et de vols le plus élevé

de n'importe quelle société de l'histoire.

Plus elle s'exprimait avec passion, plus elle conduisait vite.

Spencer faisait la grimace chaque fois qu'il détournait les yeux pour regarder la route. Si elle perdait le contrôle du véhicule, s'ils quittaient l'asphalte pour débouler au milieu des gigantesques épicéas, ils n'auraient plus a s'inquiéter du commando de Las Vegas.

Derrière eux, toutefois, Rocky était exubérant.

- Les rues ne sont pas s˚res, continua la jeune femme.

Il y a des endroits oa les gens ne sont pas mame en sécurité chez eux. Les services de police ont perdu la notion des choses. En conséquence, ils font des erreurs, et il faut les protéger du scandale pour sauver la peau des politiciens - les leurs et ceux qui sont élus ou nommés.

- C'est la que l'agence sans nom entre en scène.

- Pour balayer leurs saletés, les cacher sous le tapis -

de manière qu'aucun politicien ne laisse ses empreintes sur le balai, conclut-elle, amère.

Ils franchirent la frontière de l'Utah.

Ils survolaient toujours la banlieue de Las Vegas, quelques minutes après le départ, quand le copilote se présenta a l'arrière de la cabine des passagers. Il tenait en main un téléphone de s˚reté, muni d'un brouilleur intégré, qu'il brancha avant de le tendre a Roy.

L'appareil était muni d'un casque, si bien que l'utilisateur avait les mains libres. La cabine était fort bien isolée et les écouteurs, aussi gros que des soucoupes, d'une telle manière qu'il n'entendait ni les moteurs, ni les rotors, bien qu'il en sentat les vibrations dans son siège.

C'était Gary Duvall, l'agent californien chargé d'étudier le dossier d'Ethel et George Porth, qui l'appelait.

Mais pas de Californie. Il se trouvait a présent a Denver, Colorado.

On avait supposé que les Porth habitaient déja San Francisco a la mort de leur fille, quand leur petit-fils était venu vivre chez eux. Cette supposition s'était révélée fausse.

Duvall avait fini par localiser un de leurs anciens voisins, lequel s'était rappelé qu'ils venaient auparavant de Denver. Lorsqu'ils étaient arrivés en Californie, leur fille était morte depuis longtemps, et leur petit-fils, Spencer, avait seize ans.

-Longtemps ? répéta Roy, sceptique. Je croyais que le gamin avait perdu sa mère a l'‚ge de quatorze, dans l'ac-cident de voiture qui lui a valu sa cicatrice. C'est-a-dire deux ans plus tôt.

- Non. Pas seulement deux ans. Et ce n'était pas un accident de voiture.

Duvall avait découvert un secret et faisait visiblement partie de ces gens qui adorent détenir des secrets. Le ton enfantin de sa voix, " Je sais quelque chose que tu ne sais pas ", indiquait qu'il se préparait a morceler des informations capitales afin de savourer chaque révélation.

Roy poussa un long soupir et s'adossa confortable-

ment.

- Racontez.

- Je suis allé a Denver pour voir si les Porth y avaient vendu une maison l'année oa ils avaient acheté celle de San Francisco. C'était le cas. J'ai donc essayé de trouver des voisins qui se souviendraient d'eux. Pas de problème.

J'en ai vu plusieurs. Ici, les gens ne déménagent pas aussi souvent qu'en Californie. Et ils se rappelaient les Porth et le gamin, parce qu'il leur est arrivé des choses absolument incroyables.

avec un nouveau soupir, Roy ouvrit l'enveloppe qui contenait toujours quatre des photographies découvertes dans la boate a chaussures, au sein du chalet de Spencer Grant, a Malibu.

- La mère, Jennifer, est morte alors que l'enfant avait huit ans, dit Duvall. Et ce n'était pas un accident.

Roy sortit les clichés de l'enveloppe. Le premier montrait la jeune femme a environ vingt ans, vatue d'une simple robe d'été, baignée d'ombres et de lumière, près d'un arbre d'oa pendaient des grappes de fleurs blanches.

- Elle adorait les chevaux, reprit Duvall, ce qui rappela a Roy d'autres photos, qui représentaient Jennifer en compagnie de ces animaux. elle les montait et les élevait.

Le soir de sa mort, elle est allée a une réunion de l'asso-ciation des éleveurs du comté.

- a Denver ? quelque part aux environs ?

- Non, ça, c'était le domicile de ses parents. Jenny habitait Vail, Colorado. Enfin: juste a la sortie. Elle est arrivée a la réunion, mais elle n'est jamais rentrée chez elle.

Le second cliché était celui qui la montrait avec son fils, a la table de pique-nique. Elle étreignait l'enfant dont la casquette de base-ball était déséquilibrée.

- On a retrouvé sa voiture abandonnée, continua Duvall. Il y a eu une battue, mais Jennifer n'était nulle part aux alentours. Une semaine plus tard, on a enfin retrouvé son cadavre dans un fossé, a cent kilomètres de Vail.

Comme lorsqu'il avait contemplé les photos pour la première fois, dans le chalet, le vendredi matin, Roy fut submergé par l'impression très nette que le visage de la jeune femme lui était familier. Chacune des paroles de Duvall le rapprochait de l'illumination qui lui avait échappé trois jours plus tôt.

La voix de son correspondant lui parvenait a présent dans les écouteurs avec une étrange et séduisante douceur.

- On l'a retrouvée nue. Torturée. Violée. a l'époque, on n'avait encore jamais vu de meurtre aussi sauvage. Et mame de nos jours, avec tout ce qu'on entend, les détails ont de quoi donner des cauchemars.

Sur la photo suivante, Jennifer et l'enfant posaient près d'un étang, la première écartant les doigts derrière la tate du second pour figurer des cornes. La grange se dressait a l'arrière-plan.

- D'après tous les indices... elle avait été victime d'un nomade, reprit Duvall, qui usait d'un compte-gouttes de plus en plus parcimonieux a mesure que se vidait son flacon de secrets. Un sociopathe, avec une voiture mais sans domicile fixe, qui rôdait sur les grandes routes. Il y a vingt-deux ans, c'était un syndrome relativement récent, mais les flics commençaient a le rencontrer assez souvent pour le reconnaatre: le tueur en série marginal, dépourvu de tous liens familiaux ou communautaires, le requin enfui de son banc.

La femme. Le garçon. La grange au second plan.

- On n'a eu l'explication du crime que longtemps après. Six ans, pour atre exact.

Les vibrations du moteur et des rotors de l'hélicoptère parvenaient a Roy par l'intermédiaire de la carlingue, puis du siège, et se transmettaient a ses os, le faisaient frissonner. Ce qui n'était pas totalement désagréable.

- Le garçon et son père ont continué d'occuper le ranch, continuait Duvall. Parce qu'il y avait bien un père.

Roy passa a la quatrième et dernière photographie.

L'homme dans l'ombre. Ce regard perçant.

- Le garçon ne s'appelait pas Spencer, mais Michael, révéla Gary Duvall.

Le cliché pris par un professionnel, qui montrait l'individu entre trente et quarante ans, était une belle étude de contrastes en noir et blanc. Les ombres étranges d'objets inidentifiables, hors champ, semblaient se rassembler sur le mur, attirées par l'homme, comme s'il avait commandé

a la nuit et a toutes ses puissances.

- Le garçon s'appelait Michael...

- ackblom, compléta Roy, reconnaissant enfin l'individu, quoique son visage f˚t a moitié masqué. Michael ackblom. Son père était Steven ackblom, le peintre. Le meurtrier.

- Exact, confirma Duvall, apparemment déçu de ne pas avoir pu conserver ce secret-la une ou deux secondes de plus.

- Rafraachissez-moi la mémoire: combien de cadavres a-t-on fini par retrouver ?

- quarante et un. Et on a toujours pensé qu'il y en avait d'autres ailleurs.

- " elles étaient si belles, dans leur douleur et semblables a des anges lorsqu'elles mouraient ", récita Roy.

- Vous vous rappelez ça ? s'étonna Duvall.

- C'est la seule chose qu'ackblom ait dite au tribunal.

- C'est a peu près aussi la seule chose qu'il ait dite aux flics, a son avocat, ou a qui que ce soit d'autre. Il n'avait pas le sentiment d'avoir fait le mal, mais il affirmait comprendre pourquoi la société était d'un avis contraire. Il a donc plaidé coupable, tout avoué, et accepté la sentence.

- " Elles étaient si belles, dans leur douleur, et semblables a des anges lorsqu'elles mouraient ", murmura Roy.

La Rover fendait la matinée de l'Utah. Le soleil, qui traversait en oblique les branches couvertes d'aiguilles des coniferes, flamboyait sur le pare-brise par intermittence. Pour Spencer, l'alternance rapide des lumières vives et des ombres était aussi frénétique et aussi déroutante qu'un stroboscope dans une boate de nuit obscure.

alors mame qu'il fermait les yeux pour se protéger de l'assaut, il comprit que ce que représentaient les flam-boiements dans sa mémoire le dérangeait plus que la lumière elle-mame. Dans son esprit, chaque embrasement, chaque reflet était l'éclat d'un acier dur et froid au coeur de ténébreuses catacombes.

Il ne laissait jamais d'atre surpris, dépité, de constater a quel point le passé demeurait vivant dans le présent. Les efforts qu'il faisait pour oublier n'aboutissaient qu'a stimuler ses souvenirs.

- Donne-moi un exemple, dit-il en suivant du bout d'un doigt le tracé de sa cicatrice. Parle-moi d'un des scandales qu'a évités cette agence sans nom.

elle hésita un instant.

- David Koresh. La propriété de la branche davidienne, a Waco, Texas.

Ces paroles le stupéfièrent au point qu'il ouvrit les yeux malgré les lames de soleil luisantes et les ombres sanglantes. Il la fixa avec incrédulité.

- Koresh était un maniaque !

- Je ne dis pas le contraire. Pour ce que j'en sais, c'était mame un quadruple maniaque, et je ne vais certainement pas soutenir que sa disparition était une grosse perte.

- Moi non plus.

- Mais si l'aTF voulait l'épingler pour détention d'armes prohibées, on aurait pu le coincer dans un bar de Waco, oa il allait souvent écouter un groupe qu'il appréciait. Ensuite, une fois Koresh hors d'état de nuire, on aurait pu entrer tranquillement dans la propriété, plutôt que d'y balancer directement un commando. Il y avait des enfants, la-dedans, nom de Dieu.

- Des enfants en danger, lui rappela-t-il.

- Et comment ! Ils ont br˚lé vifs.

- «a, c'est un coup bas, l'accusa Spencer, se faisant l'avocat du diable.

- Les fédéraux n'ont jamais pu produire la moindre arme illégale. au cours du procès, ils ont prétendu en avoir trouvé, modifiées en tir automatique, mais les dépositions se recoupent assez mal. Les Texas Rangers n'ont saisi que deux armes par membre de la secte - et toutes légales. Il y en a beaucoup, au Texas. Dix-sept millions d'habitants et plus de soixante millions d'armes - soit quatre par habitant. Les membres de la secte ne possédaient que la moitié de l'arsenal du citoyen moyen.

- Oui ça a été dit dans la presse. Et les accusations de pédophilie ont apparemment fini par se révéler dépourvues de fondement. Tout a été révélé - quoique peut-atre pas sur une grande échelle. Ce qui est arrivé a ces enfants a cause de l'aTF est une vraie tragédie. Mais qu'a dissimulé l'agence sans nom, exactement ? «'a été un terrible scandale pour le gouvernement. On dirait que dans ce cas-la, ton agence n'a pas très bien réussi a redorer le bla-son de l'aTF.

- Non, mais elle a brillamment dissimulé l'aspect le plus explosif de l'affaire. Un agent de l'aTF, sous les ordres de Tom Summerton et non du directeur de sa propre organisation, comptait utiliser Koresh comme exemple pour obtenir l'extension de la loi sur la confiscation aux organisations religieuses.

L'Utah défilait sous leurs roues. Ils approchaient de Modena. Spencer continuait de caresser sa cicatrice, tout en réfléchissant a ce que sa compagne lui avait dévoilé.

La densité des arbres diminuait. Pins et épicéas se trouvaient a présent trop loin de la route pour y projeter leur ombre, et la danse du sabre orchestrée par le soleil avait cessé. Pourtant, l'ancien policier remarqua que Valérie plissait les yeux et faisait de temps a autre la grimace comme si ses propres épées de souvenirs l'avaient menacée.

Derrière eux, Rocky paraissait imperméable aux déprimantes révélations de la jeune femme. quels qu'en fussent les inconvénients, la condition canine avait de nombreux avantages.

- Viser les groupes religieux pour la confiscation, reprit enfin Spencer, mame des marginaux comme Koresh... si c'est exact, c'est une vraie bombe. La preuve d'un mépris total de la Constitution.

- De nos jours, il y a des tonnes de sectes et d'…glises diverses qui sont riches a millions. Ce,pracheur coréen -

le révérend Moon: je parie que son Eglise possède des centaines de millions de dollars sur le sol américain. Si un groupement religieux est malé a des activités criminelles, il perd son exemption fiscale. Ensuite, pour peu que l'aTF ou le FBI se voie attribuer un droit de rétention sur les biens, c'est lui qui sera le premier a tout rafler avant mame les impôts.

- Une source d'argent régulière pour se payer de nouveaux jouets et de plus beaux bureaux, dit-il, songeur. Et pour maintenir a flot cette agence sans nom. Voire la faire croatre. alors que des tas de services de polices locaux -

ceux qui traquent les vrais criminels, les gangs des rues, les meurtriers, les violeurs - manquent tellement de fonds qu'ils ne peuvent mame pas augmenter leurs effectifs ni acheter de matériel.

- En plus, la loi sur la confiscation, fédérale ou locale, est soumise a un contrôle ridicule, ajouta Valérie, tandis qu'ils dépassaient Modena en un clin d'oeil. On ne tient pas le compte exact des biens saisis: un bon pourcentage disparaat donc dans les poches de certaines personnalités officielles.

- Du vol légalisé.

- Personne ne se fait jamais prendre, alors ça pourrait aussi bien atre légal. quoi qu'il en soit, l'agent de Summerton qui s'était infiltré dans l'aTF comptait cacher de la drogue, de faux dossiers rapportant d'importantes transactions, et un paquet d'armes illégales au Centre du Mont-Carmel - la propriété de Koresh. après le succès de l'assaut initial.

- Seulement l'assaut initial a échoué.

- Koresh était encore plus instable qu'on ne l'imagi-nait. alors, des agents de l'aTF ont été tués. Et des enfants. C'est devenu un vrai cirque médiatique. Les séides de Summerton ne pouvaient pas déposer les armes et la drogue sous le nez de tout le monde. L'opération a été abandonnée. Mais a ce moment-la, il en existait déja des traces écrites au sein de l'aTF: des notes confidentielles, des rapports, des fichiers. Il fallait éliminer tout ça très vite. Une ou deux personnes qui en savaient trop et qui risquaient de parler ont été éliminées, elles aussi.

- Et tu prétends que c'est l'agence sans nom qui a fait le ménage ?

- Je ne prétends rien du tout. Je sais !

- qu'est-ce que tu viens faire la-dedans, toi ? Comment connais-tu Summerton ?

Elle se mordilla la lèvre inférieure, semblant se demander ce qu'elle devait ou non révéler.

- qui es-tu vraiment, Valérie Keene ? demanda-t-il.

qui es-tu, Hannah Rainey ? qui es-tu, Bess Baer ?

- qui es-tu, toi, Spencer Grant ? renvoya-t-elle en feignant la colère.

- arrate-moi si je me trompe, mais il me semble t'avoir donné un nom, un nom tout a fait authentique, quand je délirais, cette nuit ou celle d'avant.

La jeune femme hésita, acquiesça mais ne quitta pas la route des yeux.

Spencer se rendit compte que sa voix diminuait d'in-tensité, au point de devenir un quasi-murmure. Incapable de l'élever, il avait pourtant la certitude que Valérie entendait chacune de ses paroles.

- Michael ackblom. C'est un nom que j'ai détesté

pendant plus de la moitié de ma vie. Depuis quatorze ans, depuis que mes grands-parents m'ont aidé a le faire changer par un tribunal, ce n'est mame plus mon nom légal.

Et du jour oa le juge m'a accordé cette requate, je ne l'ai plus jamais prononcé. Pas une seule fois en tout ce temps.

Jusqu'a ce que je te le dise a toi.

Il se tut.

Sa compagne resta muette, comme si elle avait su, malgré son silence, qu'il n'avait pas terminé.

Ce qu'il avait sur le coeur était plus facile a exprimer dans un délire libérateur, comme celui au cours duquel lui avaient échappé ses révélations précédentes. a présent, une grande retenue le saisissait, moins due a sa timidité

qu'a sa conscience aiguÎ d'atre un homme blessé. Valérie méritait mieux que ce qu'il serait jamais.

- Mame si je n'avais pas déliré, continua-t-il, j'aurais fini par te le dire, tôt ou tard. Parce que je ne veux pas avoir le moindre secret pour toi.

Comme il était difficile, parfois d'avouer les choses qu'on avait le plus profondément, le plus rapidement besoin de dire. S'il avait eu le choix, il n'aurait choisi ni ce moment ni cet endroit pour parler: une route déserte de l'Utah, alors qu'il était épié, poursuivi, et qu'il filait vers une mort probable ou la liberté - et dans les deux cas, vers l'inconnu. La vie, toutefois, enchaanait ces instants sans consulter ceux qui les vivaient, et la douleur qu'on éprouvait en vidant son coeur, au bout du compte, était toujours plus supportable que celle que constituait le prix du silence.

Il prit une profonde inspiration.

- Ce que j'essaie de te dire... c'est très présomptueux.

Pire que ça. Stupide. Ridicule. Bon Dieu ! Je n'arrive mame pas a décrire ce que j'éprouve pour toi, parce que je ne dispose pas des mots nécessaires. Peut-atre n'exis-tent-ils pas. Tout ce que je sais, c'est que je ressens une chose étrange, merveilleuse, différente de tout ce que je m'étais jamais attendu a ressentir, différente de tout ce que les gens sont censés ressentir.

Valérie gardait les yeux sur la route, ce qui permettait a Spencer de la contempler tandis qu'il parlait. Le lustre de ses cheveux noirs, la délicatesse de son profil et la force de ses belles mains bronzées sur le volant l'encoura-geaient a poursuivre. S'il avait croisé son regard, il aurait peut-atre été trop intimidé pour continuer a se livrer.

- Et ce qui est encore plus dingue, c'est que je ne peux mame pas t'expliquer pourquoi j'ai ce sentiment a ton égard. C'est quelque chose qui est né comme ça. Inexistant jusqu'alors... et présent l'instant d'après, comme si ç'avait toujours été la. Comme si toi, tu avais toujours été

la, ou comme si j'avais passé toute ma vie a attendre que tu y sois.

Plus les mots s'échappaient de sa bouche, plus ils venaient vite, et plus il craignait de ne pas trouver ceux qui convenaient. a tout le moins, Valérie semblait savoir qu'elle ne devait pas répondre ou, pire, l'encourager.

L'équilibre de Spencer sur la corde raide des révélations était si précaire que le moindre coup, mame involontaire, l'aurait jeté a bas.

- Je ne sais pas. Je ne suis pas doué pour ce genre de choses. Le problème, c'est que, en ce qui concerne les émotions, j'ai encore quatorze ans. Je suis figé dans l'adolescence, aussi embarrassé qu'un gamin. Et si je n'arrive pas a expliquer ce que je ressens, ni pourquoi je le ressens - comment puis-je te demander de répondre a mon sentiment ? J'avais raison, bon Dieu ! " Présomptueux " n'est pas le mot. " Stupide " convient mieux.

Il se retira a nouveau dans la sécurité du silence, mais n'osa s'y attarder, craignant de perdre rapidement la volonté de le briser.

- Stupide ou pas, a présent, j'ai de l'espoir, et je vais m'y accrocher jusqu'a ce que tu me dises de l‚cher prise.

Je vais tout te dire sur Michael ackblom, cet enfant qui n'existe plus. Je te dirai tout ce que tu voudras savoir, tout ce que tu supporteras d'entendre. Mais je veux la mame chose en retour. Je veux savoir tout ce qu'il y a a savoir.

Pas de secrets. assez de secrets. a partir de cet instant, plus de secrets. quelle que soit la nature de nos relations

- a supposer que nous en ayons -, elles doivent atre honnates, droites, propres, lumineuses, contrairement a tout ce que j'ai connu avant.

La Rover avait ralenti peu a peu tandis qu'il parlait.

Son dernier silence n'était pas une nouvelle pause entre deux douloureuses tentatives pour s'exprimer et sa compagne parut s'en rendre compte. Elle se tourna vers lui. Ses magnifiques yeux noirs brillaient de la chaleur et de la douceur qui avaient tant frappé Spencer a La Porte Rouge, moins d'une semaine plus tôt, lors de leur première rencontre.

quand la chaleur menaça de se muer en larmes, Valérie regarda a nouveau la route.

Depuis leur réunion dans l'arroyo le vendredi soir c'était la première fois qu'il retrouvait en elle cet esprit exceptionnellement bon et ouvert - que la nécessité avait voilé de doute et de méfiance. elle avait cessé de lui faire confiance quand il l'avait suivie chez elle. Son existence lui avait appris le cynisme et les soupçons, tout comme celle de Spencer lui avait appris a redouter ce qu'il risquait de découvrir un jour du plus profond de lui-mame.

Se rendant compte qu'elle avait ralenti, la jeune femme écrasa l'accélérateur et la Rover s'élança comme une flèche.

Spencer attendait.

Des arbres bordaient a nouveau la route. Des lames de lumière entrecroisées jouaient sur le pare-brise, projetant des ombres mouvantes a l'intérieur du véhicule.

- Je m'appelle Eleanor, dit-elle. Tout le monde m'appelle ellie. ellie Summerton.

- Pas... sa fille ?

- Non. Dieu merci, non. Sa belle-fille. Mon nom de jeune fille est Golding. Eleanor Golding. J'étais mariée au fils unique de Tom, Danny Summerton. Danny est mort, a présent. Il est mort depuis quatorze mois. (Sa voix oscillait entre colère et tristesse- souvent, l'équilibre entre ces deux forces changeait au beau milieu d'un mot, qui s'étirait, se déformait.) Parfois, j'ai l'impression que ça ne fait qu'une semaine, et d'autres fois qu'il n'est plus la depuis une éternité. Danny en savait trop, et il se préparait a parler. On l'a tué pour le faire taire.

-Summerton a tué son propre fils ?

La voix de Valérie se fit si froide que la colère parut avoir vaincu a jamais les insistants tiraillements de la tristesse.

- Il est encore pire que ça: il a ordonné a quelqu'un d'autre de le faire. Mon père et ma mère sont morts également... juste parce qu'ils se trouvaient la quand les types de l'agence sont venus descendre Danny.

Elle était livide, la voix plus froide que jamais. a l'époque oa il était policier, Spencer avait observé

quelques visages aussi blancs que l'était celui d'Ellie a ce moment - mais a la morgue.

- J'étais la aussi et je me suis échappée, dit-elle. J'ai eu de la chance. C'est ce que je n'arrate pas de me répéter, depuis: j'ai eu de la chance.

- ... mais Michael n'a pas connu la paix, mame une fois chez ses grands-parents, les Porth, a Denver, continua Gary Duvall. Tous les gamins de l'école connaissaient le nom d'ackblom. Pas très courant. C'était un peintre célèbre pour ses toiles, avant de le devenir pour le meurtre de sa femme et de quarante et une autres. De plus, la photo du môme avait été publiée par les journaux.

Le Petit Héros. Cela faisait de lui un objet de curiosité

incessante. Tout le monde le montrait du doigt. Chaque fois qu'il avait l'impression que les médias allaient le laisser tranquille, il se produisait un regain d'intérat pour l'affaire. On le traquait a nouveau. Mais bon Dieu ! ce n'était qu'un môme.

- Vous savez comment sont les journalistes, dit Roy, méprisant. Des salopards avec une pierre a la place du coeur. Il n'y a que leurs articles qui comptent. aucune compassion.

- Le gamin avait déja connu le mame enfer, une notoriété indésirable, a l'‚ge de huit ans, quand on avait retrouvé le corps de sa mère dans un fossé. Cette fois ça le déchirait complètement. Ses grands-parents étant retraités, ils pouvaient vivre n'importe oa, si bien qu'au bout de presque deux ans, ils ont quitté le Colorado pour une nouvelle ville, un nouvel …tat, un nouveau départ.

C'est ce qu'ils ont dit a leurs voisins, mais ils ont refusé

de révéler a quiconque oa ils allaient. Ils se sont déraci-nés et ont abandonné leurs amis par amour pour le gar-

çon. Ils ont d˚ se dire que c'était leur seule chance de lui offrir une vie normale.

- Une nouvelle ville, un nouvel …tat, un nouveau départ, répéta Roy, et mame un nouveau nom. Ils l'ont fait changer légalement, n'est-ce pas ?

- Ici mame, a Denver, avant de déménager. Compte tenu des circonstances, les archives du jugement sont confidentielles, bien entendu.

- Bien entendu.

- Mais je les ai consultées. Michael Steven ackblom est devenu Spencer Grant, sans deuxième prénom ni mame une initiale. Un choix étrange. On dirait bien que le garçon l'a fait lui-mame, mais je ne sais pas oa il a pris ça.

- Dans les vieux films qu'il aimait.

- Hein ?

- Beau travail. Merci, Gary.

Roy coupa la communication en appuyant sur un bouton, mais il n'ôta pas les écouteurs du téléphone.

Il contempla la photographie de Steven ackblom.

L'homme dans les ombres.

Les moteurs et le rotor faisaient vibrer les os de Roy, en compagnie de puissants désirs, d'une certaine sympa-thie pour le diable. Il eut un frisson qui n'était nullement désagréable.

Elles étaient si belles dans leur douleur, et semblables a des anges lorsqu'elles mouraient.

Ici et la, dans la pénombre des arbres, la oa le soleil ne pénétrait que rarement - voire jamais - des plaques de neige immaculées luisaient tels des ossements dans la carcasse de la terre.

Ils avaient laissé derrière eux le véritable désert. L'hiver était venu dans cette région, en avait été chassé par un dégel précoce, et reviendrait sans nul doute avant le véritable printemps. a présent, toutefois, le ciel était bleu -

alors que Spencer aurait accueilli avec joie un vent froid, cinglant, et des chutes de neige tourbillonnante pour aveugler les yeux qui les épiaient.

- Danny était un analyste brillant, dit Ellie. Il se pas-sionnait pour l'informatique depuis le collège. Moi aussi.

Depuis la classe de cinquième, je mange et je respire des ordinateurs. On s'est rencontrés a l'université. Comme je jouais au pirate dans un univers essentiellement peuplé

d'hommes, il a été attiré vers moi.

Spencer la revit assise devant son ordinateur, sur le sable du désert, juste a la limite de l'ombre et du soleil, en train de se connecter a un satellite avec un savoir-faire confondant. Il revit ses yeux limpides, illuminés par le plaisir que lui procurait son habileté a la t‚che, revit la mèche de cheveux semblable a une aile de corbeau qui traanait contre sa joue.

quoi qu'elle p˚t en penser, son statut de pirate n'était pas tout ce qui avait attiré Danny vers elle. Elle était attirante pour bien des raisons, mais principalement celle-ci: elle paraissait en toutes circonstances plus vivante que la plupart des gens.

Bien qu'elle ne quitt‚t pas la route des yeux elle avait a l'évidence du mal a considérer le passé avec détachement, luttait pour ne pas s'y égarer.

- après sa sortie de l'école, Danny a reçu plusieurs offres d'emploi, mais son père a absolument voulu qu'il travaille pour l'aTF. a l'époque, avant d'atre nommé au ministère de la Justicej Tom Summerton en était le direc-

teur.

- Mais ce n'était pas sous le mame gouvernement.

- Oh, pour Tom, savoir qui détient le pouvoir a Washington, républicains ou démocrates, n'a pas tellement d'importance. Il est toujours nommé a un poste important au sein de ce qu'ils appellent non sans humour le " service public ". Il y a vingt ans, il a hérité de plus d'un milliard de dollars, somme qui a probablement doublé aujourd'hui, et il arrose copieusement les deux partis.

Il est assez intelligent pour se dire apolitique, homme d'…tat et non politicien: un bon artisan, qui n'a pas d'idéologie a défendre, qui veut seulement rendre le monde meilleur.

- C'est une sacré comédie, dit Spencer.

- Facile a jouer, pour lui, parce qu'il ne croit en rien.

Sauf en lui-mame. Et au pouvoir. Le pouvoir constitue sa nourriture, sa boisson, son amour, sa sexualité. Et c'est l'exercice de ce pouvoir qui l'excite, pas l'avancement des causes qu'il devrait servir. a Washington, il règne une telle soif de pouvoir que le diable achète les ‚mes, mais Tom est si ambitieux que la sienne doit détenir le record du prix de vente.

- Tu l'as toujours détesté ? demanda Spencer, en réaction a la fureur bouillante qui perçait dans la voix de sa compagne.

- Oui, déclara-t-elle sans ambages. En mon for intérieur, je l'ai toujours méprisé, ce fils de pute. Je ne voulais pas que Danny travaille pour l'aTF; il était trop innocent, trop naÔf, trop influencé par son père.

- qu'est-ce qu'il y faisait, comme boulot ?

- Il a mis au point Maman. L'ordinateur et les logiciels qu'on a ensuite baptisés comme ça. C'était censé devenir l'outil le plus puissant du monde dans la lutte contre le crime, capable de traiter des milliards d'octets a une vitesse record, de relier aisément les organismes de police fédéraux, ceux de l'…tat et les services locaux, d'éliminer les opérations redondantes, et de donner enfin un avantage aux bons.

- Fascinant.

- N'est-ce pas ? Et Maman fonctionne a merveille.

Mais Tom n'a jamais eu l'intention de la confier a une branche officielle du gouvernement. Il a utilisé les ressources de l'aTF pour la concevoir, certes, mais dans le but d'en faire le coeur de son agence anonyme.

- Et Danny a compris ce qui se passait ?

- Peut-atre qu'il le savait et qu'il ne voulait pas l'admettre. Il a continué a y travailler.

- Combien de temps ?

- Trop, répondit tristement la jeune femme. Jusqu'a ce que son père quitte l'aTF et déménage pour le ministère de la Justice, un an après que Maman et l'agence avaient pris du service. Finalement, il a compris que la seule fonction de Maman était de permettre au gouvernement de commettre des crimes sans se faire prendre. Il était furieux, dégo˚té de lui-mame, et ça le dévorait vivant.

- Et quand il a voulu se retirer du jeu, on ne le lui a pas permis.

- Nous ne réalisions pas qu'il n'y avait pas de porte de sortie. Je veux dire que Tom avait beau atre un paquet de merde ambulant, c'était quand mame le père de Danny.

Lequel était son fils unique. Sa mère était morte quand il était enfant. D'un cancer. Tom n'avait plus que lui.

après la mort de sa mère, Spencer et son père s'étaient rapprochés. En apparence du moins, jusqu'a une certaine nuit de juillet.

- Ensuite, il est devenu très net que ce travail pour l'agence était un emploi obligatoire, a perpétuité, continua Ellie.

- Comme avocat personnel d'un parrain de la mafia.

- Le seul moyen de s'en sortir, c'était d'alerter le public, de révéler au grand jour toutes ces saloperies.

Danny a préparé un dossier sur les logiciels de Maman, et un historique des magouilles oa l'agence était impliquée.

- Vous réalisiez le danger ?

- En partie. Mais je crois qu'au plus profond de nous, et a des degrés différents, nous avions tous deux peine a croire que Tom ferait tuer Danny. On avait vingt-huit ans, bon Dieu ! La mort, pour nous, c'était un concept abs-

trait. a vingt-huit ans, on ne conçoit pas encore de mourir un jour.

- Et ensuite les tueurs sont arrivés.

- Pas un commando. Plus subtil. Trois hommes, le soir de Thanksgiving, il y a deux ans. Chez mes parents, dans le Connecticut. Mon père est... était médecin. La vie d'un médecin, surtout dans les petites villes, ne lui appartient pas. Mame le jour de Thanksgiving. alors... vers la fin du daner, j'étais dans la cuisine... j'allais chercher la tarte au potiron. .. quand la sonnette a retenti. ..

Pour une fois, Spencer n'avait pas envie de regarder l'adorable visage de sa compagne. Il ferma les yeux.

ellie prit une profonde inspiration, avant de continuer.

- La cuisine était de l'autre côté de l'entrée par rapport a la porte. J'ai poussé la porte battante pour voir qui était le visiteur, juste au moment ou ma mere.. . au moment ou elle ouvrait.

Spencer la laissait raconter a son propre rythme. S'il se faisait une bonne idée des événements qui s'étaient déroulés depuis l'ouverture de cette porte, quatorze mois auparavant, c'était la première fois qu'elle racontait ces meurtres. Jusque-la, elle avait fui, incapable de faire totalement confiance a un autre atre humain et peu soucieuse de risquer la vie d'innocents en les malant a sa tragédie personnelle.

- Deux hommes. Rien de spécial. D'après leur allure, ç'auraient pu atre des clients de papa. Le premier portait une veste de chasse en velours rouge. Il a dit quelque chose a maman, et puis il est rentré en la repoussant, une arme a la main. Je n'ai pas entendu de coup de feu, il y avait un silencieux, mais j'ai vu... jaillir du sang... et l'arrière du cr‚ne de ma mère qui explosait.

Les yeux fermés pour ne pas voir son visage, Spencer visualisait parfaitement cette maison du Connecticut et l'horreur que la jeune femme décrivait.

- Papa et Danny étaient dans la salle a manger. J'ai hurlé: " Tirez-vous ! Vite ! " Je savais que c'était l'agence.

Je ne suis pas passée par la porte de derrière. L'instinct.

J'aurais été descendue dès ma sortie. J'ai couru dans la buanderie, près de la cuisine, puis dans le garage, dont j'ai pris la porte latérale. La maison se trouve au milieu d'un hectare de terrain, avec énormément de pelouse mais j'ai réussi a atteindre la clôture entre notre propriété

et celle des Doyle. J'avais presque fini de l'escalader quand une balle a ricoché sur le fer forgé. quelqu'un, derrière chez mes parents, me tirait dessus. Encore un silencieux. Je n'ai entendu que le plomb qui frappait le fer. J'étais complètement folle de terreur. J'ai traversé la cour des Doyle. Ils n'étaient pas la - partis chez leurs enfants pour la journée. Pas de lumière aux fenatres. J'ai franchi une grille et je suis arrivée dans St. George's Wood. L'église presbytérienne a été construite au milieu de deux ou trois hectares de terrain boisé - surtout des pins et des sycomores. J'ai couru un moment, et puis je me suis arratée entre les arbres, pour regarder en arrière.

Je pensais qu'un type au moins me poursuivrait, mais j'étais seule. Soit j'avais été trop rapide, soit ils n'avaient pas envie de me courser en public, avec une arme a la main. Et juste a ce moment-la, il s'est mis a neiger, a gros flocons.

Derrière ses paupières closes, Spencer la voyait lors de cette nuit lointaine, en ce lointain endroit. Seule dans le noir, sans manteau, frissonnante, hors d'haleine, terrifiée.

Brusquement, un torrent de flocons blancs se mettait a tourbillonner entre les branches nues des sycomores, et son arrivée a cet instant précis faisait de la neige un présage, plus qu'un simple changement de temps.

- «a avait quelque chose d'irréel... et d'un peu inquiétant... reprit Ellie, confirmant qu'il ne se trompait pas sur ce qu'elle avait éprouvé, ce qu'il e˚t lui-mame éprouvé

dans de telles circonstances. Je ne sais pas. Je n'arrive pas a l'expliquer... La neige était comme un rideau qui tombait, un rideau de thé‚tre, la fin d'un acte, la fin de quelque chose. Je savais qu'ils étaient tous morts. Pas seulement ma mère. Papa et Danny aussi.

Sa voix tremblait de chagrin. En parlant de ces meurtres pour la première fois, elle avait arraché les cro˚tes formées sur sa douleur - et Spencer avait su que cela se produirait.

Se faisant violence, il ouvrit les yeux pour la regarder.

elle n'était plus seulement blanche, a présent: blafarde. Des larmes brillaient dans ses yeux mais ses joues étaient encore sèches.

- Tu veux que je conduise ? demanda-t-il.

- Non, je préfere continuer. «a me permet de me concentrer sur le présent au lieu de rester coincée dans le passé.

Un panneau indicateur leur apprit qu'ils se trouvaient a douze kilomètres de la ville de Newcastle.

a travers la vitre, Spencer contempla un paysage qui paraissait nu malgré les arbres, ténébreux malgré le soleil.

- Ensuite, dans la rue, de l'autre côté du bois, une bagnole est passée en rugissant, vraiment a fond, assez près de moi pour que j'aperçoive le type assis sur le siège du passager. Une veste de chasse rouge. avec le conducteur, et un autre type sur la banquette arrière, ça faisait trois. quand ils ont disparu, j'ai couru vers la route. J'allais appeler a l'aide, prévenir la police, mais je me suis arratée en chemin. Je savais qui était responsable: l'agence, Tom. Mais je n'avais pas de preuve.

- Et le dossier de Danny ?

- a Washington. Une série de disquettes planquées dans notre appartement, une autre dans un coffre a la banque. Tom devait déja atre en possession des deux, sinon il n'aurait pas été aussi... audacieux. Si j'allais voir les flics, si je faisais surface, n'importe oa, il finirait par m'avoir. Tôt ou tard. Cela aurait eu l'air d'un accident ou d'un suicide. alors, je suis retournée a la maison. J'ai retraversé St. George's Wood, passé la grille de la propriété des Doyle, escaladé la clôture. Chez nous, j'ai failli atre incapable de traverser la cuisine, puis le couloir...

jusqu'a ma mère, dans l'entrée. Mame après tout ce temps, quand j'essaie de visualiser son visage, je n'arrive pas a le débarrasser de la blessure, du sang, des os broyés par les balles. Ces ordures ne m'ont mame pas laissé le souvenir du visage de ma mère... juste cette chose atroce et sanglante.

Durant un moment, elle ne put continuer.

Conscient de son angoisse, Rocky gémissait doucement. Il avait cessé de hocher la tate et de sourire. Recroquevillé dans son espace étroit, il gardait la tate baissée et les oreilles pendantes. Son amour de la vitesse était surpassé par sa sensibilité a la douleur de la jeune femme.

a trois kilomètres de Newcastle, Ellie reprit enfin son récit:

- Danny et papa étaient morts eux aussi, dans la salle a manger. On leur avait tiré plusieurs fois en pleine tate, pas pour atre s˚r de les tuer mais par pure sauvagerie. J'ai été obligée de... de toucher les corps, de prendre l'argent qu'ils avaient sur eux. J'allais avoir besoin du moindre dollar. J'ai pillé le sac et la boate a bijoux de maman.

Ouvert le coffre du bureau de papa et emporté sa collection de pièces anciennes. Bon Dieu ! Je me faisais l'effet d'une voleuse. Non: pire; d'une pilleuse de tombes. Je n'ai pas préparé de valise. Je suis partie avec ce que j'avais sur le dos. Parce que j'avais peur de voir revenir les tueurs. Mais aussi parce que... il y avait un tel silence dans la maison, avec juste moi, les cadavres, et la neige qui tombait derrière les fenatres; tout était si tranquille qu'on aurait dit que ce n'étaient pas seulement maman, papa et Danny qui étaient morts, mais le monde entier, que c'était la fin de tout et que j'étais la dernière survi-vante, seule.

Newcastle était une réplique de Modena. Une petite ville isolée. Elle ne permettait nullement d'échapper a des gens qui avaient tels des dieux le pouvoir d'observer le monde entier.

- J'ai quitté la maison dans notre Honda, a Damly et a moi, mais je savais qu'il fallait que je m'en débarrasse très vite. Dès que Tom aurait la certitude que je n'étais pas allée a la police, toute l'agence se lancerait a mes trousses, et elle possédait la description de la voiture, avec le numéro de plaque.

Spencer regarda a nouveau Ellie. Elle n'avait plus les yeux humides. Son chagrin avait été refoulé par sa colère.

- quelle idée se fait la police de ce qui est arrivé a Danny et a tes parents ? Et oa croit-on que tu te trouves ?

Pas les hommes de Summerton. La vraie police.

- a mon avis, Tom avait l'intention de faire croire qu'un groupe de terroristes bien entraanés avait commis les meurtres pour le punir, lui. Il aurait tout a fait pu se faire prendre en pitié, ce qui lui aurait permis de se voir confier encore plus de pouvoir au sein du ministère de la Justice.

- Mais avec toi en cavale, ils n'ont pas pu mettre en place leurs fausses preuves, parce que tu aurais pu réapparaatre pour les confronter.

- Oui. Plus tard, les médias ont décidé que Danny et mes parents... eh bien, que c'était un de ces actes déplorables de violence aveugle, comme on n'en voit que trop, et bla bla bla. C'était terrible, répugnant, bla bla bla, mais on n'en a parlé que pendant trois jours. quant a moi... de toute évidence, j'avais été enlevée, violée et assassinée, mon cadavre abandonné a un endroit oa on ne le trouverait jamais.

- C'était il y a quatorze mois ? s'étonna-t-il. Et l'agence est encore aussi pressée de te retrouver ?

- Je possède plusieurs codes essentiels, ce qu'ils ignorent, des choses que Danny et moi avions mémorisées...

J'ai un tas de connaissances, pas de vraie preuve contre eux, mais je sais tout, ce qui me rend très dangereuse.

Tom ne cessera jamais de me rechercher, tant qu'il vivra.

Telle une grande guape sombre, l'hélicoptère vrombis-sait au-dessus du désert du Nevada.

Décidé a se concentrer sur la photographie de Steven ackblom, Roy portait toujours le casque téléphonique, aux écouteurs aussi gros que des soucoupes, qui le coupait des bruits du moteur et des rotors. Les sons qui résonnaient le plus fort pour lui étaient les lentes et puissantes pulsations de son coeur.

quand l'oeuvre secrète d'ackblom avait été révélée au grand jour, Roy n'avait que seize ans et s'interrogeait encore sur le sens de la vie et de sa propre place dans le monde. Il était attiré par les beaux objets: les tableaux de Childe Hassam et tant d'autres la musique classique, les antiquités françaises, les porcelaines chinoises, la poésie lyrique. Il était toujours heureux, seul dans sa chambre avec Beethoven ou Bach dans les enceintes, a contempler les photos d'un livre consacré aux oeufs Fabergé, a l'ar-genterie Paul Storr ou aux porcelaines de la dynastie Sung. De mame, il était heureux lorsqu'il visitait un musée, seul. Il l'était au contraire rarement en compagnie, mame s'il avait désespérément envie d'avoir des amis, d'atre apprécié. au fond de son coeur, immense mais secret, le jeune Roy avait la certitude d'atre venu au monde pour y apporter sa contribution. Il savait que lorsqu'il en aurait découvert la nature, il serait aimé et admiré

du public. Toutefois, a seize ans, victime de l'impatience de la jeunesse, il était extramement frustré de devoir attendre que lui fussent révélés son but et son destin.

Les articles de journaux concernant la tragédie l'avaient fasciné, car dans la double vie d'ackblom, il avait trouvé la solution de sa confusion profonde personnelle. Il avait acheté deux livres comportant des reproductions d'oeuvres du peintre - et en avait été très impressionné. Les tableaux étaient superbes, et mame édifiants, mais son enthousiasme ne venait pas que de la. Il était également affecté par la lutte interne de l'artiste qu'il devinait dans les toiles et qu'il estimait similaire a la sienne.

Steven ackblom était essentiellement préoccupé par deux sujets et produisait deux types de tableaux.

quoiqu'il e˚t moins de quarante ans, son obsession était telle qu'il avait produit une oeuvre énorme, dont une moitié de natures mortes exceptionnellement belles.

Fruits, légumes, pierres, fleurs, galets, le contenu d'une boate a couture, boutons, outils, assiettes, vieilles bouteilles, capsules de canettes. Les sujets, des plus humbles aux plus exaltants, étaient rendus avec des détails remarquables, si réalistes qu'ils paraissaient en trois dimensions. En fait, chaque représentation touchait a une hyper-réalité, paraissait plus réelle que l'objet lui ayant servi de modèle, et possédait une étrange beauté. ackblom n'avait pourtant jamais recours a la beauté forcée du sentimentalisme ou du romantisme échevelé: sa vision était toujours convaincante, émouvante - parfois époustouflante.

Les sujets des autres tableaux étaient des atres humains: seuls ou en groupes de trois a sept personnes.

La plupart du temps, il s'agissait de visages plutôt que d'individus entiers, mais quand les corps apparaissaient, ils étaient invariablement nus. Les hommes, les femmes et les enfants d'ackblom possédaient en surface une beauté éthérée mais toujours entachée d'une terrible, quoique subtile, pression interne - comme si quelque monstrueux esprit les possédant avait a tout moment risqué de faire exploser leur chair fragile. Cette pression dis-tordait ici et la un de leurs traits, pas énormément, juste assez pour leur retirer la beauté parfaite. Parfois, l'artiste représentait aussi des atres laids - voire grotesques - en qui résidait également une terrible pression, dont l'effet était alors de conférer ici ou la la beauté idéale a l'un ou l'autre trait. Les difformités, d'une certaine manière, étaient encore plus frappantes parce que légèrement touchées par la gr‚ce. En raison du conflit opposant leurs réalités extérieure et intérieure, les sujets des deux types de portraits étaient très expressifs, mais dotés d'expressions plus mystérieuses, plus troublantes que celles des vrais atres humains.

Lorsqu'ils s'étaient penchés sur ces tableaux, les médias avaient bondi sur l'hypothèse la plus évidente, prétendant que l'artiste - lui-mame séduisant - peignait son propre démon intérieur, appelant a l'aide ou lançant un avertissement quant a sa véritable nature.

Roy Miro n'avait alors que seize ans et comprenait tout de mame que les toiles d'ackblom ne représentaient pas leur auteur mais sa perception du monde. Le peintre n'avait nul besoin d'appeler a l'aide ni d'avertir qui que ce f˚t, car il ne se considérait pas comme démoniaque.

Prise dans son ensemble, son oeuvre recelait un message: aucun atre vivant ne pourrait jamais posséder la beauté

parfaite du plus humble des objets inanimés.

Les grands tableaux d'ackblom avaient permis au jeune Roy de comprendre pourquoi il adorait se trouver seul en compagnie des oeuvres d'art humaines et était souvent malheureux dans la société des hommes eux-mames. aucune oeuvre d'art ne pouvait atre dépourvue de défauts, puisque créée par un atre imparfait. Malgré tout, l'art représentait la quintessence de l'humanité. En conséquence, l'oeuvre était plus proche de la perfection que l'ouvrier.

Préférer l'inanimé a l'animé n'avait rien d'anormal. Il était tout a fait louable d'accorder plus d'importance a l'art qu'aux gens.

C'était la la première leçon que Roy avait reçue de Steven ackblom.

Désireux d'en apprendre plus au sujet du peintre, il avait découvert sans surprise que ce dernier, extramement discret, avait rarement donné d'interviews. Roy était parvenu a en exhumer deux. Dans la première, ackblom dis-courait avec une grande sensibilité et beaucoup de compassion sur la tristesse de la condition humaine. Un passage tranchait sur le reste du texte: " L'amour est le plus humain de tous les sentiments, car il est brouillon. Et de tout ce que nous pouvons éprouver avec notre corps ou notre esprit, la douleur intense est la sensation la plus pure, car elle chasse toutes les autres de notre champ de conscience et nous concentre aussi parfaitement que nous pouvons l'atre. "

Plutôt que d'affronter un long procès perdu d'avance, ackblom avait plaidé coupable du meurtre de sa femme et de quarante et une autres. au tribunal, durant sa dépo-

sition, il avait dégo˚té un juge furibond en déclarant de ses quarante-deux victimes: " Elles étaient si belles, dans leur douleur, et semblables a des anges lorsqu'elles mouraient. "

Roy avait commencé a comprendre ce que cherchait ackblom, sous la fameuse grange. En soumettant ses victimes a la torture, il tentait de les concentrer sur un instant de perfection oa quoique toujours vivantes, elles eussent brièvement brillÎ d'une beauté égale a celle des objets inanimés.

Beauté et pureté étaient synonymes. Lignes pures, formes pures, lumière pure, couleur pure, son pur, émotion pure, pensée pure, foi pure, idéaux purs. Les hommes n'étaient toutefois capables d'atteindre a la pureté dans leurs pensées ou leurs entreprises que bien rarement, et seulement au coeur de circonstances tragiques qui rendaient la condition humaine pitoyable.

C'était la la deuxième leçon qu'il avait apprise de Steven ackblom.

Durant quelques années, la profonde pitié que Roy ressentait pour l'humanité s'était intensifiée, avait m˚ri. Un jour, peu après son vingtième anniversaire, comme un bouton s'épanouit soudain en une rose, cette pitié s'était changée en compassion, émotion qu'il considérait comme plus pure. La pitié recelait souvent un subtil élément de dégo˚t envers son objet ou un sentiment de supériorité

chez celui qui la connaissait. La compassion, en revanche, était une empathie aiguÎ pour les autres, cristalline, dépourvue d'impuretés, une parfaite compréhension de leurs souffrances.

Guidé par la compassion, agissant pour rendre le monde meilleur, confiant dans la pureté de ses motivations, Roy était alors devenu encore plus éclairé que Steven ackblom. Il avait trouvé son destin.

a présent, treize ans plus tard, assis au fond de l'hélicoptère qui l'emportait vers l'Utah il sourit a la photographie de l'artiste nimbé d'ombres Îpaisses.

Il était surprenant de constater combien toutes les choses de la vie semblaient reliées les unes aux autres.

Un moment perdu, un visage presque oublié pouvaient soudain redevenir importants.

L'artiste n'avait jamais été une figure centrale dans son existence au point qu'on p˚t parler de mentor ou d'inspi-ration. Roy n'avait jamais cru ackblom fou - comme l'avaient prétendu les médias -, simplement mal inspiré.

La meilleure réponse au désespoir de la condition humaine n'était pas d'accorder cet unique instant de beauté pure a chaque ‚me imparfaite par l'effet transcendant d'une douleur intense. Il s'agissait la d'un triomphe par trop éphémère. Le mieux était d'identifier ceux qui avaient le plus besoin d'atre soulagés, puis rapidement, avec dignité et compassion, de les libérer de cette triste condition.

Néanmoins, a une période critique, le peintre avait sans le savoir enseigné quelques vérités premières a un garçon désorienté. quoique Steven ackblom ait été un personnage égaré, tragique, Roy avait une dette envers lui.

Il était ironique - étonnant exemple de justice cosmique - qu'il ait été choisi pour débarrasser le monde du fils d'ackblom, l'ingrat détraqué qui avait trahi l'artiste.

La quate de la perfection humaine que menait ce dernier était erronée mais, selon Roy, partait d'une bonne intention. Leur malheureuse planète se rapprocherait un peu plus du monde idéal lorsque Michael (devenu Spencer) ne la foulerait plus. Et la justice pure et simple semblait exiger que le traatre ne f˚t éliminé qu'après avoir subi des douleurs intenses et prolongées, afin d'honorer convenablement son visionnaire de père.

Comme il ôtait enfin ses écouteurs Roy entendit le pilote faire une annonce par haut-parleur. . .

- ... d'après le contrôleur de Las Vegas, en tenant compte de la vitesse actuelle de l'objectif, nous sommes a seize minutes environ du rendez-vous. Objectif a seize minutes.

Un ciel semblable a du verre bleu.

Vingt-sept kilomètres de Cedar City.

Ils commencèrent a rencontrer plus de circulation. Ellie se servait du klaxon pour encourager les véhicules lents a s'écarter de son chemin. Lorsque les conducteurs se montraient entatés, elle prenait des risques fous pour les doubler en des zones de dépassement interdit - parfois par la droite, quand le bas-côté était assez large.

En raison des interférences dues aux autres véhicules, leur moyenne diminua, mais la conduite sportive a laquelle s'obligeait la jeune femme leur donnait l'impression de rouler de plus en plus vite. Spencer se retenait au bord de son siège. a l'arrière, Rocky agitait de nouveau la tate.

- Mame sans preuve, tu aurais pu aller voir des journalistes, suggéra l'ancien policier. Les mettre dans la bonne direction. Placer Summerton sur la défensive.

- J'ai essayé deux fois. D'abord avec une journaliste du New York Times. Je l'ai contactée par ordinateur, a son bureau, on a dialogué et mis au point un rendez-vous dans un restaurant indien. Je lui avais bien dit que si elle en parlait a qui que ce soit, ma vie et la sienne ne vaudraient pas tripette. Je suis arrivée quatre heures en avance et j'ai observé l'établissement a la jumelle depuis le toit d'un immeuble, de l'autre côté de la rue, pour atre s˚re qu'elle viendrait seule et qu'elle ne serait pas suivie. J'avais l'intention de la faire poireauter, d'entrer avec une demi-heure de retard, et d'occuper ce délai supplémentaire a observer la rue. Seulement, un quart d'heure après son arrivée... le restaurant a explosé. Une fuite de gaz, d'après la police.

- La journaliste ?

- Morte. Et quatorze autres personnes avec elle.

- Bon Dieu !

- Ensuite, une semaine plus tard, un type du Washington Post était censé me retrouver dans un jardin public.

J'avais arrangé le coup avec un téléphone portable, depuis un autre toit qui dominait le site mais n'était pas assez grand pour attirer l'attention. «a devait avoir lieu six heures plus tard. au bout d'environ une heure et demie, un camion de la Compagnie des eaux s'est arraté près du jardin. Les ouvriers ont ouvert une bouche d'égo˚t, posé

des cônes de sécurité et des tréteaux avec des feux clignotants.

- Mais ce n'étaient pas de vrais employés municipaux.

- J'avais un scanner multibandes a piles sur moi. Je me suis branchée sur la fréquence qu'ils utilisaient pour relier la fausse équipe d'ouvriers avec une fausse camionnette de sandwichs, de l'autre côté de la rue.

- Tu es carrément étonnante, admira Spencer.

- Il y avait aussi trois agents dans le parc, un, déguisé

en mendiant et deux, en employés du jardin vaquant a l'entretien. L'heure arrive et le journaliste se pointe, s'approche du monument près duquel je devais le retrouver -

et cet enculé est branché aussi. Je l'entends murmurer aux autres qu'il ne me voit nulle part, demander ce qu'il doit faire. On le calme, on lui assure que tout va bien, qu'il faut attendre. Cette petite fouine devait atre vendue a Tom Summerton et l'avait prévenu juste après m'avoir parlé.

a quinze kilomètres de Cedar City, ils furent ralentis par un pick-up Dodge qui roulait a vingt kilomètres a l'heure en dessous de la limitation. Deux fusils de chasse étaient posés sur un présentoir derrière la vitre de la cabine.

Le chauffeur laissa Ellie klaxonner un long moment, refusant obstinément de se déporter sur le bas-côté pour la laisser passer.

- qu'est-ce qu'il a, ce con ? fulmina la jeune femme.

(Elle klaxonna de plus belle, mais le type joua les sourds.) On pourrait très bien atre en train de conduire un mourant a l'hôpital.

- De nos jours, on pourrait aussi atre deux malades mentaux complètement défoncés a la recherche d'une bonne fusillade.

Le conducteur du pick-up ne manifesta ni peur ni compassion. Il finit par réagir aux coups de klaxon en sortant le bras par sa fenatre et en levant le majeur.

Il était pour l'heure impossible de le dépasser par la gauche. Les virages s'enchaanaient et mame le peu de route visible accueillait une circulation régulière.

Spencer consulta sa montre. Il ne leur restait plus qu'un quart d'heure avant l'expiration du délai de sécurité

estimé par sa compagne.

Le conducteur du pick-up, lui, semblait avoir tout son temps.

- Connard !

La jeune femme donna un coup de volant, tentant de dépasser le véhicule lent par la droite.

Lorsqu'elle arriva a la hauteur du Dodge, ce dernier accéléra pour égaler sa vitesse. a deux reprises, elle poussa la Rover, a deux reprises, celle-ci s'élança en avant, et a deux reprises, le pick-up la rattrapa.

Le camionneur quittait régulièrement la route des yeux pour leur lancer un regard noir. Il avait entre quarante et cinquante ans. Sous sa casquette de base-ball, son visage révélait toute l'intelligence d'une pelle.

Il avait visiblement l'intention de demeurer a la hauteur d'Ellie jusqu'a ce que le bas-côté se rétrécat et qu'elle f˚t obligée de se ranger a nouveau derrière lui.

Face-de-pelle ignorait bien entendu a quelle femme il avait affaire, mais il ne tarda pas a l'apprendre. Elle se déporta sur la gauche, percutant le pick-up avec assez de force pour que son conducteur, stupéfait, lève le pied de l'accélérateur. Le camion perdit un peu de vitesse. La Rover partit comme une flèche. Face-de-pelle écrasa a nouveau le champignon, mais il arriva trop tard: Ellie réintégra l'asphalte juste devant lui.

Tandis que la Rover était ballottée de gauche a droite, Rocky jappa de surprise et tomba sur le flanc. Il se remit maladroitement en position assise et renifla, pour exprimer sa gane ou son ravissement.

Spencer consulta a nouveau sa montre.

- Tu crois qu'ils vont contacter les flics locaux avant de nous foncer dessus ?

- Non. Ils vont essayer de les tenir hors du coup.

- alors, qu'est-ce qu'on tente ?

- S'ils arrivent par voie aérienne de Las Vegas - ou d'ailleurs -, je pense qu'ils seront en hélico. C'est plus maniable et plus pratique qu'un avion. Gr‚ce au pistage satellite, ils peuvent repérer la Rover avec exactitude, se pointer juste au-dessus de nous, et nous démolir a la première occasion.

Spencer se pencha en avant et contempla le ciel bleu menaçant a travers le pare-brise.

Un klaxon retentit derrière eux.

- Merde, l‚cha Ellie en regardant dans le rétroviseur.

L'imitant de son côté, Spencer constata que le Dodge les avait rattrapés. Le conducteur furieux jouait de son avertisseur comme la jeune femme l'avait fait avant lui.

- On a bien besoin de ça en ce moment, s'inquiéta-t-elle.

- On peut peut-atre lui accorder une reconnaissance de dette sur cette bagarre. Si on survit a l'agence, on reviendra lui donner une bonne chance de nous écrabouiller.

- Tu crois qu'il acceptera ?

- «a m'a l'air d'atre un homme raisonnable.

Tout en poussant la Rover plus vite que jamais, Ellie se débrouilla pour jeter un coup d'oeil a Spencer et lui sourire.

- Tu commences a adopter la bonne attitude.

- C'est contagieux.

Ici et la, éparpillés des deux côtés de la route, s'élevaient des immeubles commerciaux et des habitations.

Les fuyards n'étaient pas encore a Cedar City mais ils avaient indéniablement retrouvé la civilisation.

Le crétin qui conduisait le Dodge martelait son klaxon avec un tel enthousiasme que chaque coup devait lui envoyer des frissons de plaisir dans le bas-ventre.

L'image de la route d'…tat atteignant Cedar City par l'ouest, filmée par Earthguard, extraordinairement agrandie et clarifiée, puis transmise depuis Las Vegas, s'étalait sur l'écran de l'ordinateur portable.

La Range Rover enchaanait cascade sur cascade. assis a l'arrière de l'hélicoptère, sa mallette ouverte sur les genoux, Roy était époustouflé par ses performances qui, quoique observées sous un angle unique et monotone, paraissaient tout droit sorties d'un film d'action.

Nul ne roulait a une telle vitesse, changeant sans cesse de file, se déportant parfois pour se placer face aux véhicules circulant en sens inverse, sans atre ivre ou poursuivi. Ce conducteur-la n'était pas ivre: les évolutions de la Rover n'avaient rien de brouillon. Il pratiquait une conduite sportive, terriblement audacieuse, mais aussi très maatrisée. Pourtant, en apparence, il n'était pas pourSUiVi.

Roy était enfin convaincu que la bonne femme se trouvait bel et bien au volant. alertée par le pistage de son ordinateur, elle n'était pas du genre a se sentir rassurée de ne voir aucune voiture coller a son pare-chocs. Elle savait qu'on l'attendait plus loin, a un barrage, ou qu'on fondrait sur elle depuis les cieux. avant que l'un ou l'autre ne se produisat, elle tentait de rejoindre une ville oa se fondre dans une circulation dense, oa utiliser les éléments architecturaux du paysage urbain pour échapper aux yeux qui l'épiaient.

Cedar City n'était bien s˚r pas assez grande pour lui fournir tout ce dont elle avait besoin. De toute évidence, elle sous-estimait la puissance et la clarté de la surveillance satellite.

a l'avant de l'hélicoptère, les trois membres du commando vérifiaient leurs armes, répartissaient des chargeurs dans leurs poches.

L'uniforme, pour cette mission, consistait en une tenue civile. Ils devaient arriver a Cedar City, descendre la bonne femme, capturer Grant et quitter la ville avant que la police locale ne se manifeste. S'ils rencontraient les flics, il faudrait leur mentir, et tout mensonge comportait un risque d'erreur qui pouvait les démasquer - particulièrement compte tenu du fait qu'ils ignoraient ce que savait Grant et ce qu'il pourrait révéler si les locaux insistaient pour l'interroger. En outre, traiter avec eux prendrait nettement trop de temps. Les deux hélicoptères étaient équipés de fausses plaques, afin d'égarer d'éventuels observateurs. Puisque les membres du commando ne portaient nul vatement ou objet permettant de les identifier, les témoins n'auraient quasiment rien d'utile a rapporter a la police.

Chaque homme, Roy y compris, était protégé par un gilet pare-balles sous ses vatements, et détenait une carte de la DEa qu'il exhiberait pour inhiber si nécessaire l'action des autorités locales. S'ils avaient de la chance, ils auraient repris l'air trois minutes après avoir touché le sol, avec Spencer Grant, le cadavre de la bonne femme, et pas le moindre blessé de leur côté.

Elle était foutue. Elle respirait encore, son coeur battait toujours, mais en fait, elle était déja raide morte.

Sur l'ordinateur, Roy vit leur objectif ralentir de manière notable. La Rover dépassa un autre véhicule, sans doute un pick-up, par la droite. Le petit camion accéléra également, et soudain, il sembla que débutait une course de dragsters.

Roy fronça les sourcils et plissa les yeux.

Le pilote annonça qu'ils ne se trouvaient plus qu'a cinq minutes de l'objectif.

Cedar City.

La circulation était trop dense pour faciliter leur évasion mais pas suffisante pour leur permettre de s'y fondre et de désorienter Earthguard. La jeune femme était de plus handicapée par les rues bordées de trottoirs qui avaient remplacés les routes aux larges bas-côtés. Il y avait aussi les feux rouges. Et cet abruti, dans le pick-up, qui klaxonnait, klaxonnait, klaxonnait.

Elle tourna a droite a un carrefour, étudiant avec frénésie les deux côtés de la rue. Fast-foods, stations-service, épiceries. Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle cherchait exactement, savait juste qu'elle le reconnaatrait en le voyant: un endroit ou une situation qu'ils pourraient tourner a leur avantage.

Elle avait espéré disposer d'un peu de temps pour explorer le terrain et mettre la Rover a couvert: un bouquet de canifères aux branches serrées, un grand parking souterrain, n'importe quel lieu oa échapper aux yeux dans le ciel et abandonner le véhicule sans se faire remarquer. Ils pourraient ensuite en acheter ou en voler un nouveau, et se fondre ainsi dans la masse des autres voitures.

La jeune femme supposait que si elle descendait le crétin du pick-up Dodge, cela lui vaudrait une éternelle planche a clous dans l'Hadès - mais la satisfaction en aurait peut-atre valu la peine. Il martelait son avertisseur tel un singe désorienté, furieux, décidé a taper sur cette saleté jusqu'a ce qu'elle cess‚t de hurler.

Chaque fois que se présentait une brèche dans la circulation, en sens inverse, il tentait en outre de les dépasser, mais Ellie se déportait pour l'en empacher. Le côté passager du petit camion était gravement griffé, défoncé, souvenir de sa rencontre avec la Rover, si bien que le conducteur estimait sans doute ne rien avoir a perdre en se hissant a la hauteur de son ennemie pour la repousser vers le trottoir.

Elle ne pouvait le lui permettre. Ils n'avaient plus beaucoup de temps. S'occuper de ce singe allait leur co˚ter de précieuses minutes.

- Dis-moi que ce n'est pas ça ! s'écria Spencer pour se faire entendre a travers le klaxon sonore.

- Pas quoi ?

Elle réalisa qu'il avait la main tendue. Désignait quelque chose, dans le ciel. au sud-ouest. Deux grands hélicoptères de type commercial. L'un légèrement en arrière de l'autre sur la gauche. Tous les deux noirs. Les coques et les vitres polies luisaient comme si elles avaient été

couvertes de givre, et le soleil matinal se reflétait sur les rotors tournoyants. Les appareils évoquaient deux insectes colossaux sortis d'un film apocalyptique de science-fiction des années cinquante, consacré aux dangers des radiations nucléaires. Ils se trouvaient a moins de trois kilomètres.

La jeune femme aperçut sur sa gauche un centre commercial en forme de U. Patinant sur la glace fragile de l'instinct, elle accéléra, tourna brutalement a gauche, profitant d'une brèche dans la circulation, et s'engagea dans la petite route d'accès qui desservait le grand parking.

Près de son oreille gauche, le chien haletait d'excitation. On e˚t dit un étrange rire étouffé: Hé-hé-hé-hé-hé-hé-hé !

Spencer était encore obligé de hurler, car le fou au klaxon demeurait sur leurs talons.

- qu'est-ce qu'on fait ?

- Il faut qu'on change de bagnole.

- En plein air ?

- Pas le choix.

- Ils vont nous voir faire l'échange.

- On va créer une diversion.

- Comment ?

- J'y réfléchis, assura la jeune femme.

- C'est bien ce que je craignais.

après un très léger coup de freins, elle braqua a droite et fila vers le fond du parking plutôt que vers les magasins.

au sud-ouest, les deux hélicoptères étaient suspendus a moins de deux kilomètres. Ils avaient changé de cap pour suivre la Range Rover et entamaient leur descente.

Le magasin le plus important du centre commercial était le supermarché qui occupait le milieu de la construction centrale du U. Derrière ses vitrines et ses portes vitrées, le vaste établissement était éclairé de lumières crues. Des boutiques plus petites proposaient vatements, livres, disques et produits diététiques. D'autres emplissaient les deux ailes.

Il était encore si tôt que la plupart des magasins venaient d'ouvrir. Seul le supermarché accueillait les clients depuis un certain temps, et le parking abritait peu de véhicules en dehors des vingt ou trente voitures agglutinées devant ce centre commercial.

- Passe-moi le pistolet ! ordonna Ellie, fébrile. Pose-le sur mes genoux.

Spencer lui donna le SIG puis ramassa le Micro Uzi sur le plancher, entre ses pieds.

aucune occasion évidente de créer une diversion ne les attendait dans la direction qu'ils suivaient. La jeune femme exécuta un demi-tour en dérapant et rebroussa chemin a toute vitesse.

Cette manoeuvre surprit tellement le grand singe que, dans son empressement a la suivre, il dérapa également et faillit se renverser. Tandis qu'il s'efforçait de retrouver le contrôle de son véhicule, il cessa de klaxonner.

Le chien haletait toujours: Hé-hé-hé-hé-hé-hé !

Ellie, sans s'approcher des boutiques, continua de suivre une course parallèle a la rue oa ils se trouvaient lorsqu'elle avait repéré le centre commercial.

- Il y a quelque chose que tu veux emporter?

demanda-t-elle.

- Juste ma valise.

- Pas besoin. J'en ai déja retiré l'argent.

- Tu quoi ?

- Les cinquante mille dollars qui étaient dans le double-fond, précisa-t-elle.

- Tu as trouvé mon fric ? fit-il, stupéfait.

- Je l'ai trouvé.

- Et tu l'as sorti de la valise.

- Il est dans le sac de toile, derrière mon siège. avec mon portable et deux ou trois autres trucs.

- Tu as trouvé mon fric, répéta-t-il, incrédule.

- On en parlera plus tard.

- Et comment !

Le singe du Dodge klaxonnait de plus belle derrière eux mais pas aussi près qu'auparavant.

au sud-ouest, les hélicoptères étaient arrivés a moins d'un kilomètre de la, a environ trente mètres du sol. Ils continuaient de descendre.

- Tu vois le sac en question ? demanda la jeune femme.

Spencer regarda derrière les sièges.

- Oui, juste a côté de Rocky.

après le choc contre le pick-up, Ellie n'était pas certaine que sa portière s'ouvrirait facilement. Si elle devait se battre avec le battant, elle ne tenait pas a s'encombrer du sac.

- Prends-le quand on s'arratera.

- Parce qu'on va s'arrater ?

- Oh, que oui !

Un dernier virage. a droite. Serré. La Rover s'engagea dans une des files centrales du parking et fonça droit vers le supermarché. Comme elle s'en approchait, la conductrice appuya sur le klaxon et le maintint enfoncé, faisant encore plus de bruit que le singe derrière elle.

- Oh, non ! s'exclama Spencer, qui commençait a comprendre.

- Diversion ! cria Ellie.

- C'est dingue !

- Pas le choix !

- C'est dingue quand mame !

Des affiches, apposées le long de la vitrine du supermarché, annonçaient des promotions sur le Coca-Cola, les pommes de terre, le papier toilette et le sel de roche pour adoucisseur d'eau. La plupart se trouvaient sur la moitié supérieure des hautes plaques de verre. a travers ces dernières, entre les affiches et en dessous, Ellie voyait la rangée de caisses. Dans la lumière des tubes a fluorescence, caissières et clients levaient les yeux, alertés par les avertisseurs stridents. Les petits ovales de leurs visages devinrent aussi blancs que des masques d'arle-quin lorsqu'ils virent ce qui les attendait. Une femme se mit a courir, ce qui déclencha un sauve-qui-peut général.

La conductrice priait que tous pussent se mettre a l'abri a temps. Elle ne voulait pas blesser d'innocents. Mais elle n'avait aucune envie non plus d'atre prise pour cible par les hommes qu'allaient déverser les hélicoptères.

«a allait passer ou casser.

La Rover roulait vite, mais pas trop. Le tout était d'avoir assez de vélocité pour franchir la bordure de l'esplanade, devant le magasin, puis traverser la vitrine et toutes les marchandises empilées derrière, sur une hauteur d'un mètre. a trop grande vitesse, la voiture irait percuter les caisses en un impact fatal.

- On va s'en sortir ! assura-t-elle, avant de se rappeler qu'il ne fallait jamais mentir au chien. Enfin... probablement.

a travers les klaxons et le bruit des moteurs, elle entendit soudain vrombir les hélicoptères. Ou peut-atre sentit-elle seulement les violents courants d'air créés par les rotors. Les appareils devaient se trouver juste au-dessus du parking.

Les roues avant frappèrent la bordure, la Range Rover décolla, Rocky jappa, et Ellie rel‚cha simultanément klaxon et accélérateur. quand les pneus retombèrent sur le béton, elle écrasa le frein. L'esplanade ne semblait plus aussi large, a présent que la voiture y glissait a cinquante ou soixante kilomètres a l'heure, plus aussi large du tout.

Bon Dieu ! EUe n'avait mame pas l'air a moitié assez large. La jeune femme eut soudain conscience du reflet de la Rover, fonçant a sa rencontre, instantanément remplacé par des cascades de verre brisé qui s'effondraient telle de la glace pilée. Le véhicule renversa de grandes palettes en biais, chargées de sacs de vingt kilos de pommes de terre, et finit par percuter de plein fouet l'arrière d'une caisse. Les panneaux en aggloméré se rompi-rent, la rampe en inox oa glissaient les achats se froissa comme du papier cadeau, le tapis roulant se déchira échappa a ses rouleaux et se mit a battre l'air a la manière d'un planaire noir géant; la caisse enregistreuse elle-mame faillit se renverser. L'impact n'avait cependant pas été aussi violent qu'Ellie l'avait craint. Comme pour célébrer leur atterrissage en douceur, de gais foulards de sacs en plastique translucide s'épanouirent brièvement entre le sol et le plafond, sortis des poches de quelque magicien invisible.

- «a va ? demanda-t-elle en desserrant sa ceinture de sécurité.

- La prochaine fois, c'est moi qui conduis, répondit-il.

Ellie tenta d'ouvrir sa portière, qui protesta, grinça, crissa, mais ni le contact avec le Dodge ni l'entrée explosive dans le supermarché n'en avaient abamé le mécanisme. Empoignant le SIG 9 mm qu'elle serrait entre les cuisses, la jeune femme s'extirpa de la Range Rover.

Spencer était déja sorti de l'autre côté.

L'air matinal résonnait du vacarme des hélicoptères.

Les deux appareils apparurent sur l'écran de l'ordinateur: ils étaient entrés dans le champ de surveillance d'Earthguard, lequel simulait une vision a deux cents pieds. Roy observait le toit de son propre engin, filmé

depuis l'espace, et il s'étonnait des étranges possibilités qu'offrait le monde moderne.

Le pilote filant droit vers l'objectif, ni le hublot de droite ni celui de gauche ne proposait au passager la moindre vue des événements. Il continua d'observer par écran interposé les incessantes allées et venues de la Range Rover sur le parking du centre commercial pour éviter le pick-up. Comme ce dernier tentait de reprendre de la vitesse après avoir mal négocié un demi-tour, la voiture pivota en direction du b‚timent central - lequel, a en juger par sa taille, était un supermarché ou un magasin spécialisé dans le discount.

Roy ne comprit qu'au dernier moment que le véhicule allait éperonner la façade. a l'instant de l'impact, il s'attendit a voir la Rover rebondir en une masse de métal écrasé, broyé, mais elle disparut au sein du b‚timent. Il réalisa avec horreur qu'elle avait trouvé une entrée, ou défoncé une vitrine, et que ses occupants avaient survécu.

Otant la mallette de ses genoux, il la posa sur le plancher, près de son siège, et bondit sur ses pieds, affolé.

Sans prendre le temps d'exécuter la procédure de sécurité

nécessaire pour quitter Maman, sans se déconnecter, sans rien débrancher, il enjamba la machine et rejoignit vivement la cabine de pilotage.

D'après ce qu'il avait observé sur l'écran, les deux hélicoptères, ayant dépassé la rue, se trouvaient au-dessus du parking, et continuaient de descendre doucement, a cinq ou six kilomètres a l'heure, ce qui était presque du sur place. Cette sacrée bonne femme était tout près d'eux, mais a présent hors de vue.

Une fois hors de vue, elle risquait de se mettre très vite hors de portée. De disparaatre a nouveau. Non. C'était intolérable.

Les quatre membres du commando, armés, prats a l'action, s'étaient levés et bloquaient l'allée, près de la sortie.

- Poussez-vous, vite !

Roy se fraya un chemin entre les colosses, ouvrit une porte a la volée et se pencha dans l'étroit cockpit.

Le pilote dirigeait le JetRanger vers le sol, s'attachant a éviter les lampadaires du parking et les véhicules en sta-

tionnement. Le deuxième homme, a la fois copilote et navigateur, se tourna vers Roy quand le battant s'ouvrit.

- Elle s'est carrément jetée dans ce putain de magasin ! s'exclama l'arrivant en contemplant par le pare-brise les éclats de verre éparpillés sur le béton.

- Gonflée, hein ? remarqua le copilote en souriant.

Trop de voitures se trouvaient la pour permettre a un hélicoptère de se poser juste devant le supermarché. Les deux appareils se dirigeaient vers les extrémités opposées du b‚timent, un a gauche, un a droite.

Désignant le premier hélicoptère et les huit hommes qu'il transportait, Roy s'écria:

- Non, non, dites-lui de passer derrière le magasin. Pas ici: derrière. avec tous les hommes déployés pour arrater toute personne qui sortirait.

Le pilote était déja en contact radio avec son homologue de l'autre JetRanger. Tout en lévitant a six mètres au-dessus du parking, il répéta les ordres de leur chef dans le micro intégré de son casque.

- Ils vont essayer de traverser le supermarché et de sortir par l'autre côté, déclara Roy qui s'efforçait de maatriser sa colère et de rester calme.

Respirer profondément. Inhaler la p‚le vapeur pache de la béatitude. Exhaler la brume vert bile de la colère, de la tension et du stress.

Leur hélicoptère se trouvait trop bas pour que Roy p˚t voir par-dessus le toit du supermarché. Mais gr‚ce a l'image transmise par Earthguard a son ordinateur, il se rappelait ce qui s'étendait derrière le centre commercial: une large allée de service, un mur de béton, puis une résidence pavillonnaire, parsemée de nombreux arbres. Des maisons et de la végétation. Trop d'endroits oa se cacher, trop de véhicules a voler.

alors que le premier JetRanger se préparait a se poser, le pilote reçut le message de Roy. Le rotor reprit de la vitesse et l'appareil s'éleva a nouveau.

Pache dedans. Vert dehors.

Certains des sacs de vingt kilos, déchirés, avaient laissé

échapper un tapis de pépites brunes qui s'écrasèrent sous les pieds de Spencer alors que, sorti de la Rover, il s'élan-

çait entre deux caisses - le sac de toile tenu par les sangles, l'Uzi dans l'autre main.

Il jeta un coup d'oeil a gauche. Ellie courait a sa hauteur, entre les deux caisses voisines. Devant eux s'étendaient des rayons, d'un bout a l'autre du magasin. Ils se rejoignirent a l'entrée du plus proche.

- La porte de derrière, cria la jeune femme en se h‚tant vers le fond du supermarché.

Comme il la suivait, Spencer songea a Rocky. Le chien était sorti de la voiture juste après lui. Oa était donc Mr Rocky Dog ?

Il s'arrata, tourna les talons, refit deux pas en sens inverse et, entre les deux caisses qu'il venait de franchir, découvrit le pauvre animal en train de dévorer les pépites brunes qui n'avaient pas été écrasées. Des croquettes pour chien. au moins vingt kilos de croquettes pour chien.

- Rocky !

L'interpellé releva les yeux et agita la queue.

- Viens !

Rocky ne prata pas la moindre attention a cet ordre. Il engloutit de nouvelles croquettes, les broyant avec délice entre ses crocs.

- Rocky !

Le chien contempla a nouveau son maatre, une oreille dressée, l'autre basse, la queue battant contre une caisse.

- a moi ! intima Spencer de sa voix la plus sévère.

a regret mais obéissant, un peu honteux, l'animal abandonna la nourriture. Lorsqu'il vit Ellie qui s'était arratée au milieu du long rayon pour les attendre, il gam-bada vers elle. La jeune femme reprit sa course et il la dépassa avec exubérance, sans se rendre compte que leur vie était en jeu.

Trois hommes apparurent au bout du rayon, venant de la gauche, et s'immobilisèrent en découvrant Ellie, Spen-

cer, le chien, les armes. Deux d'entre eux étaient en uniforme blanc, avec leur nom cousu sur leur poche de chemise: des employés du supermarché. Le troisième, vatu normalement et tenant une miche de pain a la main, devait atre un client.

avec une rapidité et une souplesse évoquant un chat, Rocky transforma son trot insouciant en une retraite immédiate. Pivotant sur lui-mame telle une anguille, la queue entre les jambes, ventre a terre, il courut se réfugier derrière son maatre.

Les nouveaux venus étaient abasourdis, nullement agressifs, mais ils demeuraient figés, bloquant la route des fugitifs.

- En arrière ! hurla Spencer.

Il ponctua cet ordre d'une courte rafale d'Uzi au plafond, ce qui fit exploser un tube a fluorescence, déclencha une pluie d'éclats de verre et de fragments de dalles iso-lantes.

Terrifiés, les trois hommes s'éparpillèrent.

au fond du supermarché, une double porte battait entre des briques de lait sur la gauche et des présentoirs réfrigé-rants pour viandes et fromages sur la droite. Ellie la franchit a toute allure, Spencer et Rocky sur les talons. Ils se retrouvèrent dans un étroit couloir séparant deux rangées de petites pièces.

Ici, le bruit des hélicoptères leur parvenait étouffé.

au bout du couloir, ils débouchèrent dans une salle gigantesque qui s'étendait sur toute la largeur du b‚timent: murs de béton nu, tubes a fluorescence, pas de faux-plafond. Des caisses de produits étaient empilées sur deux a trois mètres de haut, des deux côtés d'un espace dégagé, au centre - les stocks: du shampooing aux produits frais.

Spencer remarqua quelques magasiniers qui les observaient avec méfiance, dans les rayons latéraux de l'entrepôt.

Juste devant eux, au bout du passage central, un gigantesque rideau de fer fermait la baie permettant aux gros camions de reculer dans le magasin pour y décharger leurs marchandises. a gauche de cette entrée s'encadrait une porte normale. Les fugitifs la rejoignirent en courant, l'ouvrirent et se retrouvèrent dehors, dans une grande allée de service.

Personne en vue.

Une terrasse suspendue, large de six mètres, s'étendait sur toute la longueur du supermarché, couvrant une petite moitié de l'allée: d'autres camions pouvaient se poster la pour décharger leurs marchandises a l'abri des intempéries. Cette avancée fournissait également une protection contre les yeux dans le ciel.

La matinée était étonnamment fraache. quoiqu'il n'e˚t pas fait très chaud dans le supermarché et l'entrepôt, Spencer ne s'attendait pas a une température aussi basse.

Il devait faire entre cinq et dix degrés. En un peu plus de deux heures de trajet rapide, ils étaient passés d'un désert a des altitudes plus élevées, un climat différent.

L'ancien policier ne voyait pas l'intérat de suivre l'allée de service vers la gauche ou la droite. Dans les deux cas, ils ne feraient que contourner le b‚timent en U pour rejoindre le parking.

a l'arrière, un mur de trois mètres séparait le centre commercial de ses voisins: des plaques de béton peintes en blanc et coiffées de tuiles. S'il n'en avait mesuré que deux, ils auraient pu l'escalader assez vite pour s'échapper. avec trois, c'était hors de question. Ils auraient pu balancer le sac de toile de l'autre côté, mais procéder de mame avec un chien de trente kilos, en espérant qu'il atterrirait correctement de l'autre côté, était tout bonnement impossible.

Devant le grand magasin, le ronflement d'au moins un des hélicoptères se modifia. Le vacarme de son rotor s'amplifia. Il se dirigeait vers l'arrière du b‚timent.

Ellie partit a droite, demeurant a l'abri de la terrasse.

Spencer comprit ce qu'elle voulait faire. Ils avaient un espoir. Il la suivit.

La jeune femme s'arrata a la limite de la terrasse, qui était aussi celle du supermarché. au-dela se trouvaient les autres commerces.

Elle jeta un regard br˚lant a Rocky.

- Reste près du mur, lui enjoignit-elle, comme s'il avait pu la comprendre, le plus près possible.

Peut-atre le pouvait-il. quand Ellie, suivant son propre conseil, s'élança en pleine lumière, il se mit a trotter entre elle et son maatre, sans s'éloigner de la paroi.

Spencer ignorait si la surveillance satellite était assez précise pour les différencier du b‚timent. Il ne savait pas non plus si l'avancée du toit, soixante centimètres de béton, leur procurait une quelconque protection. Et mame si le plan d'Ellie était avisé, il se sentait toujours surveillé.

Le ronflement tonitruant de l'hélicoptère s'enfla encore. L'appareil avait dépassé le parking, commençait a survoler le toit.

La première boutique, sur la droite du supermarché, était une teinturerie. Une petite plaque en portant le nom ornait l'entrée de service. Verrouillée.

Le ciel retentissait d'un vacarme apocalyptique.

après la teinturerie s'étendait une carterie Hallmark.

La porte de service n'en était pas fermée a clef. Ellie l'ouvrit a la volée.

Roy Miro se pencha par la portière du cockpit pour voir l'autre hélicoptère s'élever au-dessus du b‚timent, léviter un instant, puis s'élancer vers l'arrière du supermarché.

Il désigna a son propre pilote une zone de bitume dégagée, juste a droite du grand magasin, et ordonna:

- La, devant la carterie. Posez-nous la !

Comme l'appareil gagnait le point désigné, franchis-sant les six derniers mètres qui le séparaient du sol, Roy rejoignit ses quatre agents devant la portière de la cabine.

Il respirait profondément. Pache dedans. Vert dehors.

Il tira le Beretta de son holster, ôta le silencieux qui y était encore fixé et qu'il rangea dans une poche intérieure de sa veste. Il ne s'agissait pas la d'une opération clandestine réclamant l'usage d'un tel outil, pas avec toute l'agitation qu'ils étaient en train de créer. En outre, le pistolet serait plus précis sans la distorsion de trajectoire induite par le silencieux.

Ils touchèrent terre.

Un des agents du commando fit coulisser la portière et tous descendirent vivement, l'un après l'autre, dans la violente bourrasque que soulevaient les rotors.

Comme Spencer se préparait a suivre Ellie et Rocky dans l'arrière-boutique de la carterie, un bruit infernal lui fit jeter un coup d'oeil vers le haut. Ce fut tout d'abord l'extrémité du rotor qui apparut, juste au-dessus de lui, découpée contre le ciel bleu glacial, tranchant l'air sec de l'Utah. Puis l'antenne d'atterrissage fixée au nez de l'engin. alors que le vent créé par l'appareil commençait a le fouetter, Spencer entra - et referma la porte juste a temps pour éviter d'atre vu.

L'autre côté du battant était muni d'un verrou manuel en laiton. Le commando s'intéresserait sans doute d'abord a l'arrière du supermarché, mais l'ancien policier s'enferma néanmoins a double tour.

Ils se trouvaient dans une étroite resserre dépourvue de fenatres, qui sentait le désodorisant a la rose. La jeune femme avait ouvert la porte suivante avant mame que Spencer n'e˚t refermé la première. Derrière, s'étendait un petit bureau éclairé par des tubes a fluorescence. Deux tables de travail. Un ordinateur. Des dossiers.

Deux nouvelles portes permettaient de le quitter. L'une, entrouverte, révélait une petite salle d'eau: toilettes et lavabo. L'autre menait a la boutique proprement dite.

Cette dernière, tout en longueur, était remplie de présentoirs a cartes pyramidaux et de tourniquets oa s'étalaient d'autres cartes, du papier cadeau, des puzzles, des peluches, des bougies décoratives et des gadgets divers.

L'argument publicitaire du moment était la Saint-Valentin, si bien que coeurs et fleurs pendaient en abondance du plafond et décoraient les murs.

L'ambiance joyeuse de cet endroit rappela désagréablement a Spencer que, quoi qu'il p˚t leur arriver, a Ellie et a lui, durant les prochaines minutes, le monde continuerait de tourner comme si de rien n'était. S'ils étaient abattus dans la carterie, leurs cadavres seraient emportés, la moquette débarrassée de leur sang, du désodorisant a la rose vaporisé généreusement, quelques pots-pourris de fleurs séchées supplémentaires mis en vente - et le flot d'amoureux venant acheter des cartes s'interromprait a peine.

Deux femmes, a l'évidence des employées, se tenaient devant la vitrine, tournant le dos aux arrivants. Elles observaient l'activité fébrile qui agitait le parking.

Ellie se dirigea vers elles.

En la suivant, Spencer se demanda soudain si elle avait l'intention de les prendre en otages. Il n'aimait pas cette idée. Pas du tout ! Les types de l'agence, tels qu'elle les avait décrits, tels qu'il les avait vus en action, n'hésite-raient pas a descendre un otage, mame une femme ou un enfant, pour atteindre leur but - particulièrement en début d'opération, alors que les témoins étaient très désorientés et qu'aucun journaliste muni d'une caméra ne se trouvait encore sur les lieux.

Il ne voulait pas de sang innocent sur les mains.

Bien entendu, ils ne pouvaient pas se contenter d'attendre dans la carterie que le commando s'en aille. Faute de les avoir trouvés dans le supermarché, ils étendraient s˚rement les recherches aux boutiques voisines.

Leur meilleure chance de s'échapper était de ressortir par devant, pendant que l'attention des agents demeurait fixée sur le grand magasin, de rejoindre une voiture en stationnement et de la faire démarrer a la sauvage. C'était une chance plutôt mince comme une feuille de papier, comme l'espoir lui-mame. Mais c'était tout ce qui s'of-frait a eux, c'était plus s˚r que des otages, et il voulut y croire.

avec l'hélicoptère qui venait littéralement d'atterrir au seuil de son arrière-boutique, la carterie était a ce point envahie par le hurlement des moteurs et le tumulte des rotors qu'elle semblait b‚tie en dessous des montagnes russes, dans un parc d'attraction. Les guirlandes de la Saint-Valentin tremblaient au plafond. Des centaines de porte-clefs fantaisie cliquetaient sur leur présentoir. Une collection de petits sous-verres vibrait sur l'étagère qui la soutenait. Mame les murs paraissaient frémir telles des peaux de tambours.

Le vacarme était tel que Spencer s'interrogea au sujet du centre commercial. Si un hélicoptère pouvait créer pareilles vibrations dans ses parois, il s'agissait vraisemblablement d'un b‚timent préfabriqué de la pire espèce.

Ils avaient presque atteint l'entrée de la boutique, ne se trouvaient plus qu'a cinq mètres des deux femmes, quand la raison du terrible tumulte devint évidente. Le deuxième engin se posait sur le parking, près de l'esplanade, juste devant la carterie - qui se trouvait prise en sandwich par les deux gros insectes métalliques, secouée par leurs vibrations conjointes.

Ellie s'immobilisa a la vue de l'appareil.

Rocky paraissait moins effrayé par la cacophonie que par un poster de Beethoven - le saint-bernard star de cinéma, pas le compositeur. Il s'en écarta avec méfiance, cherchant refuge derrière les jambes de sa nouvelle amie.

Les deux employées, près de la vitrine, n'étaient toujours pas conscientes d'avoir de la compagnie. Elles discutaient avec animation, côte a côte, mais bien que leur voix s'élev‚t au-dessus du vacarme, Spencer ne comprenait pas ce qu'elles disaient.

Comme il s'avançait au côté d'Ellie, contemplant l'hélicoptère avec angoisse, il vit une portière coulisser dans le fuselage. Des hommes armés bondirent a terre, l'un après l'autre. Le premier portait une mitraillette plus grosse que le Micro Uzi de Spencer. Le second un fusil automatique. Le troisième deux lance-grenades, sans nul doute équipés de projectiles paralysants, a gomme-cogne ou a gaz lacrymogène. Le suivant avait lui aussi une mitraillette, le dernier un simple pistolet.

Celui-la était différent des quatre colosses qui le précé-daient. Plus petit, un peu emp‚té. Tenant son pistolet a son côté, le canon baissé, il se déplaçait avec moins de gr‚ce athlétique que ses compagnons.

aucun ne s'approcha de la carterie. Ils coururent vers le super-marché et ne tardèrent pas a disparaatre.

Le moteur de l'hélicoptère tournait au ralenti. Le rotor avait ralenti son mouvement mais ne s'était pas immobilisé. L'agence espérait agir et repartir très vite.

- Mesdames ! appela Ellie.

Entre le bruit des engins, encore considérable, et leur propre conversation, les deux employées ne l'entendirent pas.

La jeune femme éleva la voix.

- Mesdames, nom de Dieu !

Elles se tournèrent enfin avec une exclamation, stupéfaites, les yeux écarquillés.

Ellie ne pointa pas le SIG 9 mm sur elles mais leur fit bien prendre conscience de sa présence.

- Ecartez-vous de la vitrine et venez par ici.

Elles hésitèrent, échangèrent un regard, puis observè-rent le pistolet.

- Je n'ai pas envie de vous faire de mal, reprit Ellie avec une évidente sincérité, mais si vous ne venez pas par ici tout de suite, je ferai ce qu'il faudra pour vous y obliger !

Les deux femmes s'éloignèrent de la vitrine, l'une un peu moins vite que l'autre. La traanarde jeta un regard furtif vers la porte d'entrée ouverte de la boutique.

- Ne vous avisez pas d'essayer, la prévint Ellie. Je vous jure que je vous tirerai dans le dos, et si vous n'ates pas tuée, vous passerez le restant de vos jours dans un fauteuil roulant. Voila, c'est mieux, approchez.

Spencer s'écarta - et Rocky se cacha derrière lui - tandis que sa compagne poussait les employées terrifiées entre deux rayons. au milieu du magasin, elle les fit s'allonger face contre terre, l'une derrière l'autre, la tate vers le mur du fond.

- Si n'importe laquelle d'entre vous relève les yeux avant un quart d'heure, je vous descends toutes les deux, leur assura Ellie.

Spencer ignorait si elle était, cette fois, aussi sincère que lorsqu'elle avait dit ne pas avoir envie de leur faire de mal, mais en tout cas, elle en avait l'air. a leur place, il n'e˚t pas osé relever la tate avant au moins les fates de P‚ques.

- Le pilote est toujours dans l'hélico, lui fit remarquer Ellie en le rejoignant.

Il avança vers la devanture. a travers la vitre latérale du cockpit, on apercevait un membre de l'équipage - proba-

blement le copilote.

- Je suis s˚r qu'il y en a deux, dit-il.

- Ils ne participent pas a l'assaut ?

- Bien s˚r que non. Ce sont des transporteurs, pas des tueurs.

La jeune femme s'approcha de la porte et jeta un coup d'oeil en direction du supermarché.

- Il faut essayer. Pas le temps de réfléchir. Il faut essayer, c'est tout.

Spencer n'avait pas besoin de lui demander de quoi elle parlait. Elle avait un énorme instinct de survie, quatorze mois de rude expérience du combat, et lui-mame se rappelait la plus grande partie de ce que les Rangers lui avaient enseigné de stratégie et d'improvisation sur le terrain. Ils ne pouvaient ni repartir par oa ils étaient venus, ni rester dans la carterie - qui finirait par atre fouillée.

Leur espoir de faire démarrer un véhicule en stationnement s'était en outre évanoui, car toutes les voitures se trouvaient devant l'hélicoptère, il leur aurait fallu passer sous le nez de l'équipage. Tout cela ne leur laissait qu'un seul choix. Un choix terrible, désespéré. Ils allaient avoir besoin d'audace, de courage - et d'un peu de chance ou d'une énorme dose de confiance aveugle. Tous deux étaient prats a tenter le coup.

- Prends ça, dit-il en tendant le sac de toile a sa compagne. Et ça aussi.

Il lui passa l'Uzi.

- Je crois qu'il le faut, remarqua-t-elle tandis qu'il la délestait du SIG et le glissait sous la ceinture de son jean, contre son ventre.

- On en a pour trois secondes, et le pilote aura encore moins de temps que ça pour réagir, mais on ne peut pas prendre le risque qu'il décolle.

Spencer s'accroupit, souleva Rocky et se releva avec le chien pelotonné entre ses bras.

L'animal ne savait s'il devait agiter la queue ou s'inquiéter, s'ils s'amusaient ou s'ils avaient de gros ennuis.

Il était de toute évidence au bord de la surcharge senso-

rielle. Dans de telles conditions, en général, il devenait tout mou, en proie a de violents frissons - ou bien plongeait dans une frénésie de terreur.

Ellie entrouvrit la porte pour observer la façade du supermarché.

Spencer jeta un coup d'oeil aux deux employées allongées et constata qu'elles obéissaient a leurs instructions.

- Maintenant ! décida la jeune femme en sortant et en tenant le battant pour son compagnon.

Il quitta la boutique de profil, afin de ne pas cogner la tate de Rocky contre le chambranle. Lorsqu'il arriva sur l'esplanade couverte du centre commercial, il risqua un regard en direction du supermarché. Tous les hommes armés y étaient entrés, a l'exception d'un seul, un des porteurs de mitraillette, qui lui tournait le dos.

Dans l'hélicoptère, le copilote, tate baissée, ne s'intéressait nullement a ce qui se passait dehors.

Tout en se disant que Rocky ne pesait pas trente mais trois cents kilos, Spencer courut vers la portière ouverte.

Celle-ci ne se trouvait qu'a dix mètres de lui, mame en comptant les trois mètres d'esplanade, mais c'étaient la les dix mètres les plus longs de l'univers, caprice des lois physiques, étrange anomalie scientifique, bizarre distorsion dans le matériau de la création qui semblait s'allonger de plus en plus a mesure qu'il courait. Enfin, il arriva au bout de sa course, poussa le chien a l'intérieur de l'appareil et s'y hissa lui-mame.

Ellie le suivait de si près qu'il e˚t aussi bien pu la porter en bandoulière. Elle l‚cha le sac de toile dès qu'elle fut montée dans l'hélicoptère mais conserva l'Uzi en main.

a moins que quelqu'un ne f˚t accroupi derrière l'un des dix sièges, la cabine était vide. Par souci de sécurité, la jeune femme remonta vivement l'allée, regardant a droite et a gauche.

Spencer s'approcha de la porte du cockpit et l'ouvrit. Il arriva juste a temps pour pointer le canon de son pistolet sur le visage du copilote, qui entreprenait de quitter son siège.

- Décolle ! ordonna-t-il a l'autre homme.

Tous deux parurent encore plus surpris que les employées de la carterie.

- Décolle immédiatement ! Sinon, je commence par faire sauter la tate de ce salopard, et ensuite, je m'occupe de la tienne ! hurla Spencer avec une telle force qu'il éclaboussa de postillons les deux pilotes et sentit les veines de ses tempes gonfler, telles celles des biceps d'un haltérophile.

Il eut le sentiment d'avoir l'air tout aussi effrayant qu'Ellie.

Juste derrière la vitrine défoncée, près de la Range Rover démolie, dans un éparpillement de croquettes pour chiens, Roy et les trois agents qui l'accompagnaient bra-quaient leurs armes sur un homme de haute taille au visage aplati, aux dents jaunes et aux yeux d'un noir de jais, aussi froids que ceux d'une vipère. Il tenait entre les mains un fusil semi-automatique, et quoiqu'il ne vis‚t encore personne, il paraissait assez méchant et assez en colère pour ne pas hésiter a s'en servir contre le petit Jésus lui-mame.

C'était le conducteur du pick-up, qui avait abandonné

son Dodge dans le parking, une portière grande ouverte.

Il était entré pour se venger de l'incident survenu sur la route, a moins que ce ne f˚t pour jouer les héros.

- L‚chez cette arme ! répéta Roy pour la troisième fois.

- En quel honneur ?

- En quel honneur ?

- Exactement.

- Vous ates con, ou quoi ? Est-ce que je m'adresse a un idiot intégral ? quand quatre types vous tiennent en joue avec des armes de gros calibre, vous ne comprenez pas qu'il est logique de l‚cher votre artillerie ?

- Vous ates flics ? interrogea l'homme, les yeux écarquillés.

Roy avait envie de le tuer. Plus de formalités. Cet individu était nettement trop bate pour vivre. Il serait bien mieux mort. C'était un pauvre type, et la société se porterait mieux, elle aussi, si elle en était débarrassée. Le descendre ici mame, maintenant, puis trouver Grant et la bonne femme.

Le seul problème était que la mission de trois minutes dont il avait ravé - arrivée, intervention et départ avant l'irruption d'autorités locales curieuses - n'était plus envisageable. Les choses avaient commencé a se g‚ter quand cette salope s'était précipitée dans le supermarché, et elles se g‚taient un peu plus a chaque seconde qui passait. Bon Dieu ! Elles n'étaient plus g‚tées mais complètement pourries. Ils allaient devoir composer avec les flics de Cedar City, ce qui ne serait pas simple si ces derniers trouvaient un des citoyens qu'ils avaient juré de protéger raide mort sur une montagne de croquettes Friskies.

Puisqu'il faudrait travailler avec les gars du coin, Roy pouvait bien montrer un insigne a cet imbécile. D'une poche intérieure de sa veste, il sortit un porte-cartes, qu'il ouvrit et dont il tira ses faux papiers.

- Drug Enforcementadministration.

- Parfait, dit l'homme. Maintenant, il n'y a plus de problème.

Il abaissa son arme jusqu'au sol, la l‚cha, puis porta la main a la visière de sa casquette de base-ball, qu'il souleva légèrement, avec ce qui semblait atre un respect sincère.

- allez vous installer a l'arrière de votre camion, lui enjoignit Roy. Pas dans la cabine: derrière, sur le plateau.

attendez-nous la. Si vous essayez de vous tirer, le monsieur qui est dehors, avec une mitraillette, vous tranchera les jambes au niveau des genoux.

- Oui, monsieur.

Le camionneur souleva a nouveau sa casquette, avec une solennité convaincante, et retraversa la vitrine démolie du supermarché.

Roy faillit lui tirer dans le dos.

Pache dedans. Vert dehors.

- Déployez-vous a l'entrée du magasin, ordonna-t-il a ses hommes. Et attendez. Ouvrez l'oeil.

L'équipe qui entrait par-derrière allait fouiller les lieux de fond en comble, débusquer Grant et la bonne femme s'ils s'y cachaient. Les fugitifs seraient rabattus vers l'avant et forcés de se rendre ou de mourir sous une grale de balles.

La bonne femme, bien entendu, serait descendue mame si elle se rendait. Ils ne prendraient plus de risque avec elle.

- Vous allez croiser des employés et des clients, lança-t-il a ses subordonnés, tandis qu'ils se déployaient sur ses flancs. Ne laissez partir personne. Rassemblez-les dans le bureau du gérant. Retenez-les mame s'ils ne ressemblent absolument pas aux deux qu'on cherche. Mame si c'est le pape, d'accord ?

Dehors, le moteur de l'hélicoptère abandonna son ralenti léger pour un vrombissement. Le pilote accéléra.

accéléra encore.

- qu'est-ce que c'était que ce bordel ?

Le front plissé, Roy enjamba les décombres et sortit pour voir de quoi il retournait.

L'agent posté a l'extérieur regardait en direction de la carterie, devant laquelle l'appareil prenait son envol.

qu'est-ce qu'il fait ? demanda Roy .

- Il décolle.

- Pourquoi ?

- Il doit aller quelque part.

Encore un abruti. Rester calme. Pache dedans. Vert dehors.

- qui lui a donné l'ordre de quitter sa position ? qui lui a permis de décoller ? interrogea Roy.

Dès qu'il eut posé ces questions, il en devina la réponse. Il ignorait comment la chose était possible, mais il savait pourquoi l'hélicoptère s'envolait - et qui se trouvait a l'intérieur.

Rangeant vivement le Beretta dans son holster, il arra-

cha la mitraillette aux mains d'un agent surpris et courut vers l'appareil qui s'élevait. Il avait l'intention d'en percer le réservoir pour le faire redescendre.

alors mame qu'il levait son arme, le doigt sur la détente, il réalisa qu'il ne réussirait jamais a expliquer cet acte de manière convaincante a un flic de l'Utah borné

incapable de saisir l'ambiguité morale des opérations fédérales. Tirer sur son propre hélico. Mettre en danger le pilote et le copilote. Détruire un bien public de grand prix. Peut-atre le faire s'écraser sur des magasins remplis de clients. D'énormes gouttes de kérosène enflammé

aspergeant tout et tous sur leur passage. De respectables commerçants de Cedar City changés en torches humaines flamboyantes, hurlantes, courant en tous sens. Le tableau serait coloré, exaltant, et démolir la bonne femme justi-fiait bien la mort de quelques innocents, mais expliquer ça aux flics serait aussi inutile que tenter d'inculquer les subtilités de la physique nucléaire a l'imbécile assis sur le plateau du pick-up Dodge.

En outre, il existait au moins 50 % de chances pour que le chef de la police soit un mormon de base, qui n'avait jamais bu d'alcool de sa vie, jamais fumé, et nullement réceptif aux concepts de dessous de table net d'impôt ou de collusion entre les services de police. C'était a parier.

Un mormon.

a regret, Roy abaissa la mitraillette.

L'hélicoptère s'élevait rapidement.

- Pourquoi l'Utah ? hurla furieusement Roy a l'adresse des fugitifs, invisibles mais tellement proches qu'il en était frustré.

Pache dedans. Vert dehors.

Il devait se calmer. adopter un point de vue de réflexion cosmique.

La situation finirait par tourner en sa faveur. Il disposait toujours du deuxième hélico pour mener la poursuite. De plus, Earthguard 3 pisterait plus facilement le JetRanger que la Rover, parce que l'appareil était plus gros et qu'il se déplaçait au-dessus de la couverture végétale, au-dessus des confus réseaux routiers.

L'engin détourné passa au-dessus de la carterie et fila vers l'est.

accroupie près de la portière de la cabine, adossée au fuselage, Ellie observait le toit du centre commercial, en contrebas. Seigneur ! Son coeur lui semblait aussi bruyant que les pales du rotor. L'idée que l'hélicoptère pouvait s'incliner ou faire une embardée, la précipitant dans le vide, la terrifiait.

Durant les quatorze derniers mois, elle en avait plus appris sur elle-mame que durant les vingt-huit années précédentes. Son amour de la vie, par exemple, son plaisir d'atre tout simplement vivante, était plus grand qu'elle ne s'en était jamais doutée avant que ne lui eussent été

enlevés au cours d'une mame nuit brutale et sanglante les trois atres qu'elle aimait le plus au monde. Face a tant de morts, avec la menace constante qui pesait sur sa propre existence, elle savourait a présent la chaleur des jours ensoleillés comme le vent frais des tempates, les herbes comme les fleurs, l'amer comme le sucré. Jamais elle n'avait été aussi consciente de son amour de la liberté -

de son besoin de liberté - que depuis qu'il lui fallait se battre pour la conserver. Durant ces quatorze mois, elle avait découvert avec étonnement qu'elle possédait assez de cran pour franchir des précipices, bondir par-dessus des gouffres et rire au nez du diable; qu'elle était incapable de perdre espoir; qu'elle n'était qu'une fugitive parmi d'autres dans un monde en pleine implosion, tous au bord d'un trou noir, a la terrible attraction de laquelle ils résistaient. Elle avait été stupéfaite de pouvoir encaisser une telle dose de peur sans cesser de se débattre.

Un jour, bien entendu, elle serait tout aussi surprise de rencontrer une mort brutale. Peut-atre aujourd'hui, adossée au bord de la portière ouverte. Cueillie par une balle ou écrasée au terme d'une longue chute libre.

Ils survolèrent le b‚timent, puis l'allée de service oa se trouvait l'autre hélicoptère, posé derrière la carterie.

aucun individu armé n'était en vue dans les environs immédiats. a l'évidence, tous les agents avaient déja quitté le véhicule pour s'engouffrer dans le supermarché

par l'arriere.

Spencer donnait les ordres au pilote. Ils demeurèrent sur place assez longtemps pour qu'Ellie us‚t du Micro Uzi sur la queue de l'autre appareil resté a terre. L'arme disposait de deux chargeurs fixés a angle droit, d'une capacité de quarante balles chacun - moins les quelques projectiles tirés sur le plafond du supermarché. Elle les vida, avant d'en insérer de nouveaux, qu'elle épuisa également. Les balles détruisirent le stabilisateur horizontal, endommagèrent le rotor arrière et percèrent des trous dans le pylône de queue, mettant l'appareil hors d'usage.

Si cet assaut fit l'objet d'une riposte, elle n'en eut pas conscience. Les agents qui couvraient l'arrière du supermarché devaient atre trop surpris, trop désorientés pour savoir quoi faire.

En outre, l'attaque contre le second hélicoptère n'avait en tout duré que vingt secondes. La jeune femme posa l'Uzi sur le plancher et referma la portière. Sur l'ordre de Spencer, le pilote mit aussitôt le cap au nord, a grande vitesse.

Rocky, accroupi entre deux sièges, observait intensément la jeune femme. L'exubérance dont il faisait preuve depuis qu'ils avaient levé le camp, au Nevada, juste après l'aube, l'avait enfin quitté. Il retrouvait ses façons coutumières de timidité et de nervosité.

- Tout va bien, gros toutou.

Le scepticisme de l'animal était évident.

- Enfin... ça pourrait aller nettement plus mal, ajouta-t-elle.

Il gémit.

- Pauvre bébé.

Les deux oreilles pendantes, parcouru de frissons violents, le chien était l'image mame du désespoir.

- Comment puis-je te réconforter si je n'ai pas le droit de te mentir ? lui demanda-t-elle.

- C'est une vision plutôt sombre de la situation, compte tenu du fait qu'on vient d'échapper a une sacrée souricière, remarqua Spencer, a la porte du cockpit.

- On n'est pas encore tiré d'affaire.

- Eh bien, il y a une chose que je dis a Mr Rocky Dog, de temps en temps, quand il est au plus bas. C'est un truc qui, moi, m'aide un peu, mais je ne sais pas si ça marche pour lui.

- quoi ? demande Ellie.

- Il faut se rappeler que, quoi qu'il arrive... ce n'est que la vie. On finit tous par lui échapper.

Le lundi matin, une fois sa caution déposée, tandis qu'il traversait le parking pour rejoindre la BMW de son frère, Harris Descoteaux s'arrata a deux reprises pour tourner la tate vers le soleil. Il jouissait de sa chaleur. Un jour, il avait lu que les Noirs, mame ceux qui l'étaient autant que lui, pouvaient attraper le cancer de la peau en s'exposant trop au soleil. Le fait d'atre noir n'était pas une garantie absolue contre le mélanome. Mais bien entendu, cela ne garantissait d'aucune mésaventure, c'était mame plutôt le contraire, si bien que le mélanome devrait prendre un numéro et faire la queue derrière les autres horreurs qui risquaient de frapper le capitaine.

après cinquante-huit heures passées en prison, oa il était plus difficile de trouver un rayon de soleil qu'un shoot d'héroine, il était prat a s'exposer jusqu'a ce que sa peau se couvre de cloques, jusqu'a ce que ses os fondent, jusqu'a se transformer en un gigantesque mélanome palpitant. N'importe quoi plutôt que de retrouver une cellule sans soleil. 1:1 respirait de surcroat profondément: l'air pollué de Los angeles avait un parfum délicieux, comme le jus d'un fruit exotique. Le parfum de la liberté. Il avait envie de s'étirer, courir, bondir, virevolter et faire des cabrioles - mais il existait certaines choses qu'un homme de quarante-quatre ans ne pouvait se permettre, aussi enivré de liberté f˚t-il.

Dans la voiture, comme Darius démarrait, Harris lui posa la main sur le bras, le retenant un instant.

- Je n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi. Ce que tu fais encore.

- Ce n'est rien.

- Et puis quoi ?

- Tu ferais la mame chose pour moi.

- Je crois, oui. En tout cas, je l'espère.

- «a y est, tu recommences a jouer les bienheureux et a enfiler ton costume de modeste. …coute, vieux, si je connais la différence entre le bien et le mal, c'est gr‚ce a toi. alors, ce que je fais, c'est exactement ce que tu ferais a ma place.

Harris sourit et donna un léger coup de poing sur l'épaule de Darius.

- Je t'aime, petit frère.

- Je t'aime aussi, grand frère.

L'avocat habitait Westwood. Un lundi matin, après l'heure de pointe, s'y rendre depuis le centre-ville pouvait demander une trentaine de minutes ou plus du double.

C'était toujours un coup de dés. Ils avaient le choix entre traverser la ville par Wilshire Boulevard ou prendre l'autoroute de Santa Monica. Darius choisit la première solution, car certains jours, l'heure de pointe n'avait pas de fin et l'autoroute se changeait en un véritable enfer.

Durant un certain temps, Harris se sentit bien et jouit de sa liberté, malgré la pensée du cauchemar judiciaire qui l'attendait. alors qu'ils approchaient de Fairfax Boulevard, un malaise s'empara de lui. Le premier symptôme fut un étourdissement léger mais troublant, l'étrange impression que la ville ne cessait de tourner lentement autour d'eux tandis qu'ils la traversaient. Cette sensation était intermittente, mais chaque fois qu'elle le saisissait, il ressentait une attaque de tachycardie plus violente que la précédente. Lorsque, durant une crise d'une demi-minute son coeur finit par battre plus vite que celui d'un oiseau-mouche effrayé, il commença a se demander s'il ne manquait pas d'oxygène. Tentant de respirer profondément, il se rendit compte qu'il avait peine a respirer tout court.

Il crut d'abord l'air de la voiture malsain. Trop chaud, imprégné d'une odeur de renfermé. Ne voulant pas révéler son malaise a son frère - qui s'occupait de son affaire au téléphone - il tripota les commandes des ventilateurs jusqu'a recevoir un courant d'air frais en plein visage.

Cela ne lui fut d'aucun secours. L'air n'était pas malsain mais épais, telles les vapeurs lourdes d'un produit toxique inodore.

Le coeur emballé sous l'effet des crises de tachycardie, il supporta un long moment la ville qui tournait autour de la BMW, l'air tellement sirupeux qu'il ne pouvait en inhaler assez, l'oppressante intensité de la lumière qui le forçait a plisser les yeux pour se protéger d'un soleil qu'il adorait quelques instants auparavant, la sensation qu'un poids terrible était suspendu au-dessus de sa tate - mais il fut soudain pris d'une nausée si forte qu'il cria a son frère de s'arrater. Ils étaient en train de traverser Robertson Boulevard. Darius alluma ses feux de détresse et s'arrata juste après le carrefour, en zone de stationnement interdit.

Harris ouvrit sa portière a la volée, se pencha a l'extérieur et vomit avec violence. N'ayant pas touché au petit déjeuner qu'on lui avait servi a la prison, il n'avait rien a régurgiter, mais ses hoquets n'en furent pas moins épuisants, déprimants.

L'attaque se dissipa. Il se laissa aller au fond de son siège, claqua la portière et ferma les yeux. Tremblant.

- Ca va ? interrogea Darius, inquiet. Harris ? Harris ?

qu'est-ce qui t'arrive ?

Une fois son malaise passé, le capitaine comprit qu'il avait subi ni plus ni moins qu'une crise phobique de la prison - infiniment plus pénible que celles qui l'avaient secoué lorsqu'il s'était bel et bien trouvé derrière les barreaux.

- Parle-moi, Harris.

- Je suis en prison, petit frère.

- On est ensemble dans cette histoire, rappelle-toi.

Ensemble, on est plus fort que n'importe qui, on l'a toujours été et on le sera toujours.

- Je suis en prison, répéta Harris.

- Ecoute. Ces accusations, c'est de la merde. Un coup monté. Rien de tout ça ne tiendra au procès. «a glissera sur toi comme si tu étais en Teflon. Tu ne retourneras pas un seul jour en prison.

Harris ouvrit les yeux. Le soleil ne lui faisait plus mal.

En fait, la journée semblait s'atre assombrie avec son humeur.

- Je n'ai jamais volé un centime de ma vie, dit-il. Je n'ai jamais fraudé le fisc. Jamais trompé ma femme. J'ai remboursé tous les prats qu'on m'a accordés. Depuis que je suis flic, j'ai fait des heures supplémentaires pratiquement toutes les semaines, je suis resté dans le droit chemin et crois-moi, petit frère, ça n'a pas toujours été

facile. Parfois, je me suis senti fatigué, dégo˚té, tenté de prendre une route plus facile. J'ai déja eu des pots-de-vin dans la main, et ça m'a bien plu. Je n'ai pas pu contraindre ma main a les mettre dans ma poche, mais ce n'est pas passé loin. Nettement moins loin que tu ne pourrais l'imaginer. Et puis, il y a eu quelques femmes...

qui n'auraient pas dit non. J'aurais pu reléguer Jessica au fond de mon esprit, pendant que j'étais avec elles. Peut-etre que je l'aurais trompée si ces occasions avaient été

juste un tout petit peu plus faciles a saisir. Je sais que j'en serais capable.

- Harris...

- Ce que je veux dire, c'est que le mal est en moi comme en n'importe qui, que j'ai des désirs qui me font peur. Mame si je n'y succombe pas, le simple fait de les avoir, parfois, me fout une trouille de tous les diables. Je ne suis pas un saint, comme tu dis. Mais je suis toujours resté dans le droit chemin, dans ce putain de droit chemin. C'est une saleté de route étroite, aiguisée comme un rasoir, qui finit par couper si on y reste trop longtemps.

C'est une route sur laquelle on a toujours les pieds en sang, si bien qu'on est parfois tenté de s'en écarter pour marcher dans l'herbe fraache. Mais j'ai toujours voulu que maman puisse atre fière de moi. Et je voulais aussi briller a tes yeux, petit frère, a ceux de ma femme et de mes enfants. Je vous aime tous tellement. Je voulais qu'aucun d'entre vous ne connaisse les horreurs qui m'habitent.

- Les mames qui nous habitent tous, Harris. Tous sans exception. alors pourquoi continuer a te faire du mal ?

- Si une chose pareille peut m'arriver, alors que je suis resté dans le droit chemin, aussi rude soit-il, elle peut arriver a n'importe qui. (Darius considéra son frère avec perplexité. De toute évidence, il faisait son possible pour comprendre l'angoisse d'Harris, mais n'y parvenait qu'a moitié.) Je suis s˚r que tu feras lever ces accusations, petit frère et que je ne retournerai pas en taule. Mais tu m'as expliqué la loi sur la confiscation, et tu as fait du très bon boulot: tu me l'a rendue trop claire. Pour me renvoyer en prison, ils seraient obligés de prouver que je suis un trafiquant de drogue, et ils n'y parviendront pas, parce que c'est un coup monté. Mais ils n'ont rien besoin de prouver du tout pour conserver ma maison et mes comptes en banque. Ils n'ont qu'a invoquer une " présomption raisonnable " que la baraque a servi de cadre a des activités illégales. Et ils diront que la drogue qu'on y a trouvée constitue une présomption raisonnable, mame si elle ne prouve rien du tout.

- Il y a l'amendement en cours, au Congrès.

- Il arrivera trop tard.

- On ne sait jamais. Si cet amendement est voté, peut-atre conditionnera-t-il la confiscation a une condamnation.

- Tu peux me garantir que je retrouverai ma baraque ?

- avec ton dossier sans tache, tes états de service...

- Compte tenu de la loi actuelle, peux-tu me garantir que je retrouverai ma baraque ? interrompit Harris d'une voix douce.

Darius l'observa en silence. Des larmes se formèrent dans ses yeux et il détourna le regard. Il était avocat: faire rendre justice a son aané était son travail; savoir qu'il serait presque impuissant a lui en obtenir ne f˚t-ce qu'un minimum le bouleversait.

- Si ça peut m'arriver a moi, ça peut arriver a n'importe qui, répéta Harris. La prochaine fois, ça pourrait t'arriver a toi. Ou a mes enfants, un jour. Darius... il est possible que je récupère quelque chose, mettons quatre-vingts cents par dollar perdu, une fois tous les frais déduits. Et peut-atre que je pourrai recommencer ma vie, me remettre a construire quelque chose. Mais comment puis-je atre s˚r que ça ne m'arrivera pas une deuxième fois ?

Darius avait ravalé ses larmes. Leurs regards se croisèrent a nouveau.

- Non, ce serait impossible. Du délire, du jamais vu.

- Pourquoi est-ce que ça n'arriverait pas une deuxième fois ? persista Harris. Si ça a pu arriver une fois, pourquoi pas deux ? (Darius ne sut que répondre a cette question.) Si ma maison n'est pas réellement a moi, si mes comptes en banque ne sont pas réellement a moi, s'ils peuvent me prendre ce qu'ils veulent sans rien prouver, qu'est-ce qui les empachera de revenir a la charge ? Tu comprends ? Je suis en prison, petit frère. Je ne retournerai peut-atre jamais derrière les barreaux, mais je suis dans un autre genre de prison, et je ne serai plus jamais libre. La prison du désespoir. La prison de la peur. La prison du doute, de la méfiance.

Darius se massa les arcades sourcilières, comme s'il avait voulu extirper de son esprit l'évidence que venait d'y faire penetrer son frère.

Le voyant des feux de détresse clignotait, accompagné

d'un claquement ténu mais pénétrant, inexorable, fort justement témoin de la détresse d'Harris Descoteaux.

- quand j'ai commencé a comprendre ça, il y a quelques minutes, reprit ce dernier, quand j'ai commencé

a entrevoir la boate dans laquelle je me trouve, la boate dans laquelle n'importe qui pourrait se trouver avec une loi pareille, j'ai été... complètement démoli... je me suis senti tellement claustrophobe que ça m'a rendu malade.

Darius abaissa la main de son front. Il paraissait décontenancé.

- Je ne sais pas quoi dire.

- Je crois qu'il n'y a rien a dire.

Durant un long moment, ils demeurèrent la, avec la circulation de Wilshire Boulevard qui filait auprès d'eux avec les lumières et l'agitation de la ville tout autour avec les authentiques ténèbres du monde moderne, pas seulement l'ombre des palmiers ou des auvents de boutiques.

- allons a la maison, décida Harris.

Ils parcoururent en silence le reste du chemin qui les séparait de Westwood.

Darius habitait une belle demeure coloniale en briques et planches a clin, pourvue d'un portique a colonnade. Le terrain, très vaste, était parsemé de vieux ficus gigantesques, dont les branches massives présentaient une certaine gr‚ce dans leur immensité et dont les racines remontaient au Los angeles de Jean Harlow, de Mae West et de W.C. Fields, sinon auparavant.

Compte tenu de l'échelon sur lequel ils avaient entamé

leur ascension sociale, une telle propriété représentait une grande victoire pour Darius et Bonnie. Des deux frères Descoteaux, c'était l'avocat qui avait le mieux réussi financièrement.

Comme la BMW s'engageait dans l'allée de gravillons, Harris fut submergé par le regret: ses problèmes allaient inévitablement g‚cher l'orgueil et le plaisir bien gagnés que son frère tirait de cette maison, de tout ce que Bonnie et lui avaient acquis ou accompli. quelle fierté de leurs efforts, quelle joie de leurs accomplissements pourraient-ils bien conserver intactes, après la soudaine révélation qu'ils ne conservaient leur position que gr‚ce au bon plaisir de souverains déments risquant de tout leur confisquer pour quelque royale entreprise, ou de leur dépacher une escouade de gardes noirs, sous la bannière protectrice de la nation, pour br˚ler et dévaster leurs terres ? Cette maison magnifique n'était qu'un tas de cendres attendant un incendie. quand Darius et Bonnie contempleraient leur belle résidence, désormais, ils seraient incommodés par une légère odeur de fumée, le go˚t amer des raves br˚lés.

Jessica leur ouvrit la porte, étreignit Harris avec force et pleura sur son épaule. quant a lui, il n'aurait pu la serrer plus fort sans lui faire mal. Elle, les filles, son frère et sa belle-soeur étaient tout ce qui lui restait, a présent. Il n'était pas seulement privé de ses biens, mais aussi de sa confiance, naguère totale, dans le système légal et judiciaire qui l'avait inspiré, soutenu, durant la totalité de sa vie d'adulte. a partir de cet instant, il ne ferait plus confiance a rien ni personne, sinon a lui-mame et a ses rares intimes. Le sentiment de sécurité, s'il existait, ne pouvait pas s'acheter. C'était un cadeau qu'on ne recevait que de ses amis et de sa famille.

Bonnie avait emmené Ondine et Willa dans un centre commercial pour leur acheter de nouveaux vatements.

- J'aurais d˚ aller avec elles mais je n'ai pas pu, dit Jessica en essuyant les larmes qui perlaient au coin de ses yeux. (Elle paraissait affligée d'une fragilité dont elle n'avait jamais fait preuve auparavant.) Je suis... j'en tremble encore, Harris. quand ils sont venus, samedi, avec... avec l'ordre de saisie, et qu'ils nous ont fait partir, on n'a eu le droit d'emporter qu'une valise chacune, seulement des habits et des objets personnels. Pas de bijoux, pas de... rien du tout.

- C'est un abus scandaleux de la procédure légale, déclara Darius, furieux, avec une frustration visible.

- Et ils sont restés a côté de nous pour nous regarder faire les valises, continua Jessica pour Harris. Ces hommes... qui regardaient les filles ouvrir leurs tiroirs, prendre leurs culottes, leurs soutiens-gorge. (Ce souvenir amena un peu de fureur dans sa voix et chassa momenta-nément cette fragilité qui lui ressemblait si peu et qui inquiétait son mari.) C'était répugnant ! Ils étaient d'une telle arrogance, ces salopards. Moi, j'attendais qu'il y en ait un pour me toucher, pour essayer de me faire aller plus vite en me posant la main sur le bras, ou quelque chose comme ça - parce que je lui aurais balancé un tel coup de pied dans les couilles, qu'il aurait porté des robes et des talons hauts pendant le restant de ses jours.

Le capitaine fut surpris de s'entendre rire.

Darius se joignit a lui.

- Je l'aurais fait, insista Jessica.

- Je sais, dit Harris, je sais bien.

- Je ne vois pas ce que ça a de drôle.

- Moi non plus, chérie, mais ça l'est.

- Peut-atre qu'il faut avoir des couilles pour trouver ça drôle, suggéra l'avocat.

Ce qui fit a nouveau rire son frère.

Secouant la tate, étonnée de la conduite inexplicable des hommes en général et de ces deux-la en particulier, Jessica passa dans la cuisine, oa elle préparait deux de ses célèbres tartes aux pommes et aux noix. Ils la suivirent.

Harris, la regarda peler une pomme. Elle avait les mains tremblantes.

- Est-ce que les filles ne devraient pas atre en cours ?

demanda-t-il. Elles auraient pu attendre le week-end pour s'acheter des fringues.

Jessica et Darius échangèrent un regard.

- On a estimé qu'il valait mieux ne pas les envoyer a l'école de la semaine, déclara l'avocat, jusqu'a ce que les articles de journaux ne soient plus aussi... frais.

Voila une chose a laquelle Harris n'avait pas réellement réfléchi: son nom et sa photo dans la presse, les gros titres sur le flic trafiquant de drogue, les présentateurs du journal télévisé répandant allègrement des contes raco-leurs sur sa prétendue vie criminelle. Lorsqu'elles retour-neraient a l'école, le lendemain, une semaine ou un mois plus tard, Ondine et Willa devraient supporter de terribles humiliations. Hé, ton père pourrait pas me vendre dix grammes de blanche ? Combien est-ce qu'il prend pour faire sauter un PV ton vieux ? Ne fait que dans la drogue ou il peut aussi m'avoir une pute ? Seigneur ! Cette blessure-la était encore pire que les autres.

quels que fussent ses mystérieux ennemis, ceux qui lui avaient fait ça, ils devaient bien se rendre compte qu'ils détruisaient sa famille en mame temps que lui. Et bien qu'il ne s˚t rien d'autre a leur sujet, il les savait entièrement dépourvus de compassion, aussi impitoyables que des serpents.

a l'aide du téléphone mural de la cuisine, il passa le coup de fil qu'il redoutait le plus - a Carl Falkenberg, son patron de Parker Center. Harris était prat a utiliser ses jours de congé pour ne pas retourner travailler durant trois semaines, espérant que la conspiration montée contre lui s'effondrerait miraculeusement dans l'inter-valle. Toutefois, comme il l'avait craint, il était déja suspendu indéfiniment - quoique sans suppression de salaire. Carl se montra encourageant mais d'une réserve inhabituelle, comme s'il avait répondu a chaque question en lisant une sélection de réponses formulées avec soin.

Mame si les accusations portées contre Harris finissaient par atre abandonnées, ou si un tribunal le déclarait innocent, la division des affaires internes de la police de Los angeles mènerait une enquate parallèle. Si ses résultats le discréditaient, il serait mis a la porte, quel que f˚t le jugement fédéral. En conséquence, Carl conservait une pru-dente distance professionnelle.

Harris raccrocha, s'assit a la table de la cuisine, et rapporta calmement a Jessica et a Darius l'essentiel de la conversation. Il était conscient d'avoir la voix caverneuse mais il n'y pouvait rien.

- a tout le moins, tu gardes ton salaire, dit Jessica.

- S'ils arratent de me payer, ils auront des problèmes avec le syndicat, expliqua le capitaine. Ce n'est pas une faveur.

L'avocat fit du café et, Jessica continuant de préparer ses tartes, Harris et lui demeurèrent dans la cuisine, pour discuter tous les trois de leurs options et de leurs stratégies. La situation était pénible. Parler d'agir et de riposter leur faisait du bien.

Les catastrophes, toutefois, continuèrent de pleuvoir.

Il ne s'était pas écoulé une demi-heure quand Carl Falkenberg appela pour informer Harris que le Trésor public avait communiqué a la police l'ordre de bloquer son salaire pour " défaut possible de paiement d'amendes sur trafic de drogue". Bien que suspendu sans suppression de salaire, il ne toucherait rien avant que son innocence ou sa culpabilité ne f˚t déclarée par un tribunal.

Harris retourna s'asseoir en face de son frère et l'informa de ce nouveau coup du sort. Sa voix était a présent aussi plate et dépourvue d'émotion que celle d'une machine.

Darius bondit de sa chaise, furieux.

- Ce n'est pas juste, bon Dieu, et ça ne passera pas.

Pas question. Je veux bien atre pendu si ça passe. Personne n'a rien prouvé du tout. On va faire annuler cet ordre de retenue de salaire. Et tout de suite. «a va peut-atre prendre quelques jours mais on va leur faire bouffer leur chiffon de papier, Harris, je te jure qu'on va le leur faire bouffer, a ces salopards.

Il se h‚ta de quitter la pièce, a l'évidence pour rejoindre son bureau et le téléphone qui s'y trouvait.

Durant de longues secondes, Harris et sa femme s'ob-servèrent sans parler. Ils étaient mariés depuis si longtemps que, parfois, il n'avaient pas besoin d'ouvrir la bouche pour savoir ce qu'ils voulaient se dire.

Jessica reporta enfin son attention sur la p‚te a tarte qu'elle était en train de plaquer contre les bords du moule. Depuis qu'Harris était rentré a la maison, les mains de son épouse n'avaient cessé de trembler. a présent, ces tremblements avaient disparu. Le capitaine eut le terrible sentiment que ce calme nouveau naissait d'une résignation sinistre devant l'indéniable supériorité des forces inconnues qu'ils affrontaient.

Il regarda par la fenatre. Le soleil s'infiltrait entre les branches des figuiers. Les parterres de primevères paraissaient presque fluorescents. Le terrain était vaste, luxuriant, bien aménagé, avec une piscine au centre du patio de brique. Pour n'importe quel raveur privé de tout, cette propriété e˚t été le symbole parfait de la réussite. Une image hautement motivante. Mais Harris Descoteaux savait ce qu'elle était réellement: une autre cellule de la prison, voila tout.

Le JetRanger filait vers le nord. Ellie, assise sur un des deux sièges de la dernière rangée, dans la cabine, la mallette ouverte sur les genoux, utilisait l'ordinateur.

Elle s'émerveillait encore de sa bonne fortune. En montant a bord, lorsqu'elle avait fouillé la cabine pour s'assurer qu'aucun homme de l'agence ne s'y dissimulait et avant mame qu'ils n'eussent décollé, elle avait découvert la machine sur le plancher, au bout de l'allée. Elle l'avait immédiatement identifiée comme un matériel fabriqué pour l'agence, car elle avait littéralement regardé

par-dessus l'épaule de Danny pendant qu'il en concevait les logiciels associés. Si elle s'était rendu compte que l'ordinateur était branché, et en service, elle n'avait pas eu le temps de s'y intéresser de plus près avant qu'ils n'eussent quitté le sol et mis l'autre appareil hors d'état de voler. Une fois en sécurité dans les airs, tandis qu'ils filaient vers le nord, en direction de Salt Lake City, elle était retournée auprès du portable et avait constaté avec stupéfaction que l'image apparaissant sur l'écran était le film satellite du centre commercial qu'ils venaient de fuir.

Si l'agence avait temporairement dérobé Earthguard 3 a l'EPa pour les localiser, elle et Spencer, elle n'avait pu le faire que gr‚ce a son omnipotent système de Virginie, Maman, qui seul, possédait assez de puissance. Le poste de travail abandonné dans l'hélicoptère était relié a Maman - la méga-salope elle-mame.

Si Ellie l'avait trouvé débranché, elle n'aurait pu s'infiltrer dans Maman: il était nécessaire, pour cela, de présenter l'empreinte de son pouce a la machine. quoique Danny n'e˚t pas conçu cette portion du programme, il avait assisté a une démonstration et l'avait rapportée a sa femme, aussi excité qu'un enfant ayant vu le plus beau jouet du monde. La fugitive ne faisant pas partie des élus, le matériel lui aurait été inutile.

Spencer redescendit l'allée, Rocky sur les talons, et elle releva les yeux de l'écran, surprise.

- Tu n'es pas censé continuer de braquer l'équipage ?

- Je leur ai pris leurs casques, si bien qu'ils ne peuvent pas utiliser la radio. Ils n'ont pas d'arme, et mame s'ils disposaient de tout un arsenal, ils ne s'en serviraient peut-atre pas: ce sont des pilotes, pas des meurtriers. En revanche, ils croient que nous, nous en sommes, et fous par-dessus le marché, alors ils se montrent respectueux.

- Ouais, mais ils savent qu'on a besoin d'eux pour tenir les commandes.

Comme elle recommençait a taper sur son clavier, Spencer ramassa le téléphone abandonné sur le dernier siège de gauche et s'assit a la hauteur de la jeune femme, de l'autre côté de l'allée.

- a vrai dire, ils croient que s'il leur arrivait quelque chose, je serais capable de faire voler ce batteur a oeufs.

- Et c'est vrai ? demanda-t-elle sans quitter l'écran des yeux, les doigts courant sur les touches.

- Non, mais quand j'étais dans les Rangers, j'ai appris un tas de choses sur les hélicos - essentiellement a les saboter, a les piéger et a les faire sauter. Je sais identifier tous les instruments et j'en connais le nom. Je me suis montré très convaincant. En fait, ils croient probablement que si je ne les ai pas encore descendus, c'est juste parce que je n'ai pas envie de sortir leurs cadavres du poste de pilotage et de m'installer dans une mare de sang.

- Et s'ils verrouillent la porte du cockpit ?

- J'ai bousillé la serrure. Et ils n'ont rien pour coincer le battant.

- Tu connais bien ton boulot, remarqua-t-elle.

- arrate, tu vas me faire rougir. qu'est-ce que tu fabriques ?

Sans cesser de travailler, elle lui fit part de leur bonne fortune.

- Tout va pour le mieux, remarqua-t-il, un peu sarcastique. qu'est-ce que tu fais ?

- Gr‚ce a Maman, je me suis reliée a Earthguard, le satellite de l'EPa dont ils se sont servi pour nous pister.

J'ai pénétré au coeur du programme qui le commande.

Jusqu'au niveau du système de gestion.

Il poussa un sifflement admiratif.

- Regarde: mame Mr Rocky Dog est impressionné.

Levant les yeux, elle constata que Rocky souriait. Sa queue battait au niveau du plancher, percutant les sièges des deux côtés de l'allée.

- Tu vas bousiller un satellite a cent millions de dollars ? demanda Spencer. En faire un débris spatial ?

- Momentanément. En geler les fonctions pour six heures. Ensuite, ils n'auront plus la moindre idée de notre position.

- Vas-y, amuse-toi: bousille-le définitivement.

- quand l'agence ne s'en sert pas pour ce genre de merdes, cet engin rend de véritables services.

- Donc, en fait, tu es pétrie d'esprit civique.

- J'ai été girl-scout. «a reste dans le sang, comme une maladie.

- alors tu ne vas pas vouloir m'accompagner, ce soir: je vais bomber des graffiti sur des piles de pont.

- Et voila ! s'exclama-t-elle, en appuyant sur la touche ENTER. (Elle sourit en étudiant les données qui apparaissaient a l'écran.) Earthguard vient de partir pour une sieste de six heures. Ils nous ont perdus - a part au radar.

Tu es s˚r qu'on file bien vers le nord, et assez haut pour atre repérés, comme je l'ai demandé ?

- Les gars du cockpit me l'ont assuré.

- Parfait.

- qu'est-ce que tu faisais, avant toute cette histoire ?

demanda-t-il.

- Je travaillais a mon compte, a la conception de logiciels. J'étais spécialisée dans les jeux vidéo.

- Tu créais des jeux vidéos ?

- Oui.

- Naturellement.

- Je suis sérieuse.

- Non, tu t'es méprise sur mon intonation, corrigea-t-il. Je voulais dire: naturellement, c'est évident. Et a présent, tu es dans un jeu vidéo grandeur nature.

- au train oa va le monde, on finira tous par vivre dans un grand jeu vidéo, et certainement pas très sympa.

Pas " Super Mario Brothers " ni quoi que ce soit d'aussi inoffensif. Plutôt le genre " Mortal Kombat ".

- Et a présent que tu as un satellite a cent millions de dollars hors service, qu'est-ce qu'on fait ?

Tandis qu'ils discutaient, Ellie demeurait concentrée sur l'ordinateur. quittant Earthguard, elle avait rejoint Maman, dont elle faisait défiler les menus a toute vitesse.

- Je farfouille. Je cherche ce que je peux causer comme dég‚ts.

- «a t'ennuierait de me rendre un service, avant ?

- Dis-moi de quoi il s'agit pendant que je me balade la-dedans.

Il l'informa du piège qu'il avait tendu a quiconque s'in-troduirait dans son chalet en son absence.

Ce fut au tour d'Ellie de pousser un sifflement admiratif.

- Bon Dieu ! J'aurais voulu voir leur gueule quand ils ont compris ce qui se passait. que sont devenues les photos numérisées, une fois qu'elles ont quitté Malibu ?

- Elles ont été transmises a l'ordinateur central de la Pacific Bell, précédées du code activant le programme que j'avais conçu et dissimulé a l'intérieur. «a leur a permis d'atre reçues, puis envoyées a l'ordinateur central de l'Illinois Bell, oa j'avais enterré un autre petit programme, lequel s'est activé en réponse a un deuxième code d'accès, et a réceptionné les photos.

- Tu crois que l'agence ne les a pas pistées ?

- Jusqu'a la Pacific Bell, si. Mais une fois que mon petit logiciel les a transmises a Chicago, il a effacé toute trace de l'appel. Ensuite, il s'est autodétruit.

- Un programme autodétruit, ça peut parfois se reconstruire et s'examiner. Ils risquent de trouver les ins-

tructions commandant l'effacement de l'appel a l'Illinois Bell.

- Pas dans ce cas-la. Je t'assure que mon superbe programme est resté superbement autodétruit. En se déman-telant, il a entraané avec lui une portion raisonnablement importante du système de la Pacific Bell.

Ellie interrompit ses recherches fébriles dans les logiciels de Maman pour lever les yeux vers Spencer.

- «a veut dire quoi: " raisonnablement importante " ?

- Je pense qu'environ trente mille personnes ont été

privées de téléphone pendant deux ou trois heures, avant qu'un nouveau système ne soit mis en place.

- Toi, tu n'as jamais été girl-scout, remarqua-t-elle.

- On ne me l'a jamais proposé.

- Et tu as appris pas mal de choses dans ta brigade contre le crime informatisé.

- J'étais un employé zélé, admit-il.

- Plus que tu n'en as appris sur les hélicoptères, c'est net. alors, tu crois que les photos t'attendent toujours dans l'ordinateur de l'Illinois Bell ?

- Je vais te guider dans la procédure. On va bien voir.

«a peut atre utile de jeter un bon coup d'oeil a la trogne de ces enfoirés - pour référence future. Tu ne crois pas ?

- Si. Dis-moi ce que je dois faire.

Trois minutes plus tard, la première photographie apparaissait sur l'ordinateur que la jeune femme tenait toujours sur ses genoux. Spencer se pencha par-dessus l'allée étroite qui les séparait, et Ellie fit pivoter la mallette afin qu'ils pussent tous deux observer l'écran.

- C'est mon salon, commenta-t-il.

- La décoration n'est pas ton fort, hein ?

- Mon style préféré, c'est la période Début Fonctionnel.

- «a ressemble plutôt a du Fin Monastique.

Deux hommes en tenue de répression des émeutes se déplaçaient dans la pièce, assez vite pour atre flous sur le cliché.

- appuie sur la barre d'espacement, demanda Spencer.

Sa compagne s'exécuta, et la photo suivante apparut.

Ils firent ainsi s'afficher les dix premières en moins d'une minute. Certaines leur fournirent une image claire d'un ou deux visages, mais il était difficile de savoir a quoi ressemblait vraiment un homme coiffé d'un casque avec mentonnière.

- Fais les défiler jusqu'a ce qu'on ait quelque chose de nouveau, dit-il.

La jeune femme frappa a plusieurs reprises sur la barre d'espacement, éliminant une photo après l'autre, jusqu'a la trente et unième. Un nouvel individu apparut, qui n'était pas en tenue de combat.

- Le salopard en chef, déclara Spencer.

- On dirait bien, acquiesça Ellie.

- Voyons la trente-deuxième.

Elle appuya sur la barre d'espacement.

- alors ?

- Ouais.

- Trente-trois.

Bip.

- aucun doute, dit la jeune femme.

Bip. Trente-quatre.

Bip. Trente-cinq.

Bip. Trente-six.

Le mame homme, cliché après cliché, évoluait dans le salon de Malibu. C'était le dernier des cinq individus qu'ils avaient vus sortir de ce mame hélicoptère devant la carterie, peu de temps auparavant.

- Le plus drôle, remarqua Ellie, c'est que je parie qu'on regarde sa photo sur son propre ordinateur.

- Tu dois ates assise a sa place.

- Dans son hélico.

- Bon Dieu ! Il doit avoir les glandes, conclut Spencer.

Ils firent défiler rapidement le reste des photos. L'individu au visage mou et a l'air plutôt joyeux apparaissait sur toutes, jusqu'a ce qu'il crach‚t sur un morceau de papier et l'appliqu‚t contre l'objectif de la caméra.

- Je n'oublierai pas sa tronche, mais je voudrais bien disposer d'une imprimante pour avoir une copie papier, dit Spencer.

- Il y a une imprimante intégrée, l'informa la jeune femme en désignant une fente sur le flanc de la mallette.

Si je me rappelle bien ce que m'avait dit Danny, il y a une réserve d'environ cinquante feuilles 21 x 29,7.

- Il ne nous en faut qu'une.

- Deux. Une pour moi.

Ils choisirent le portrait le plus net de leur ennemi a l'aspect bienveillant, et Ellie l'imprima a deux reprises.

- C'était la première fois que tu le voyais, hein ?

demanda Spencer.

- La toute première.

- a mon avis, ce n'est pas la dernière.

Ellie quitta les dossiers de l'Illinois Bell et retourna aux innombrables menus de Maman. La méga-salope était dotée d'une puissance telle qu'elle paraissait véritablement omnipotente et omnisciente.

- Tu crois que tu vas pouvoir lui causer une crise cardiaque ? interrogea Spencer en se rasseyant au fond de son siège.

La jeune femme secoua la tate.

- Non. Elle est trop bien protégée pour ça.

- Un bon saignement de nez, alors ?

- au moins, oui.