La PORTE ROUGE

DEaN KOONTZ

La PORTE ROUGE

PLON

TITRE ORIGINaL

Dark Rivers of the heart

Traduit de l'anglais (…tats-Unis)

par Michel Pagel

Dean R. Koontz, 1994.

Plon, 1997, pour la traduction française.

ISBN …dition originale: alfred a. Knopf, New York, 0-679-42524-1

ISBN: 2-266-08254-X

Dédié a Gary et Zov Karamardian

pour leur amitié précieuse,

pour leur capacité a rendre la vie

des autres plus agréable,

et pour nous avoir donné une

seconde maison.

On a décidé d 'emménager pour de bon

la semaine prochaine !

PREMIERE PaRTIE

Sur une étrange mer

Des voyageurs perdus, voila ce que nous sommes, Et de notre billet, nous ignorons le co˚t, Le sachant tout au plus trop élevé pour nous.

L'étrange itinéraire que suivent tous les hommes

-tableaux énigmatiques, irréels, étonnants-Les laisse incertains de leurs propres sentiments.

aucune expédition post mortem n'est emplie De plus épais mystères que ne l'est notre vie.

Le Livre des chagrins comptés.

Frémissants écheveaux de la fatalité

qui évoluez autour de moi, m'apparaissant Si légers, éthérés-mais soudain je ressens Votre étreinte semblable a celle de l'acier.

Le Livre des chagrins comptés.

avec la jeune femme au premier rang de ses pensées et un profond malaise au coeur, Spencer Grant cherchait la porte rouge a travers la nuit miroitante. Le chien, vigilant, demeurait assis en silence auprès de lui. La pluie ricochait sur le toit de la voiture.

L'orage était arrivé du Pacifique sans éclair ni tonnerre sans le moindre souffle de vent, a la fin d'un sombre crépuscule de février. Entre bruine et déluge, il privait la ville de toute énergie. Los angeles et ses environs n'étaient plus qu'une métropole dépourvue d'‚me, de désirs et d'angles vifs. Les immeubles se fondaient les uns aux autres, les véhicules circulaient a une allure d'escargot, les rues disparaissaient sous un brouillard gris.

a Santa Monica, Spencer s'arrata a un feu rouge. Les plages et les eaux noires de l'océan s'étendaient sur sa droite.

Rocky, un b‚tard un peu plus petit qu'un labrador, scrutait la route avec intérat a travers le pare-brise. Lorsqu'ils étaient dans la voiture - une Ford Explorer -, il lui arivait de jeter un coup d'oeil par les vitres latérales, mais il était toujours plus intéressé par ce qui se trouvait devant eux.

Mame quand il voyageait avec les bagages, derrière les sièges, l'animal regardait rarement par la lunette arrière.

Voir le paysage rapetisser le rendait nerveux. Peut-atre cela suscitait-il en lui un étourdissement que ne lui inspirait pas le mouvement inverse.

Peut-atre aussi associait-il la route qui s'étirait derrière eux au passé. Il avait de bonnes raisons de ne pas se pencher sur le passé.

C'était aussi le cas de Spencer.

Tout en attendant que le feu passe au vert, ce dernier porta la main a son visage. Lorsqu'il était troublé, il caressait pensivement sa cicatrice, comme un autre e˚t égrené un chapelet. Ce contact l'apaisait, en lui rappelant qu'il avait survécu a la pire des terreurs, que la vie ne pourrait sans doute plus lui réserver de surprise aussi sinistre pour le détruire.

La cicatrice définissait Spencer. C'était un homme blessé.

P‚le, vaguement luisante, elle s'étendait de son oreille droite a son menton, sur une largeur qui variait de cinq millimètres a un centimètre. Les températures extrames, basses ou hautes, la faisaient paraatre encore plus blanche.

au contact de l'air hivernal, quoique le mince ruban de peau ne renferm‚t aucune terminaison nerveuse, il donnait a Spencer l'impression d'avoir un fil de fer chauffé

plaqué en travers du visage. Sous un soleil d'été, au contraire, la balafre était froide.

Le feu passa au vert.

Le chien tendit son cou velu dans l'attente du départ.

Spencer avançait lentement, longeant la côte sombre en direction du sud, les deux mains sur le volant. Son regard nerveux cherchait la porte rouge sur la gauche de la rue, parmi de nombreux magasins et restaurants.

S'il ne touchait plus la ligne qui lui traversait le visage, il en demeurait conscient. Jamais il n'oubliait qu'il était marqué. qu'il sourat ou fronç‚t le sourcil, il sentait la cicatrice dévorer la moitié de son expression. S'il riait, son amusement était tempéré par la tension de ce tissu dépourvu d'élasticité.

Le mouvement métronomique des essuie-glaces battait le rythme de la pluie.

Spencer avait la bouche sèche mais la paume des mains moite. L'étau qui comprimait sa poitrine naissait autant de l'anxiété que de l'agréable perspective de revoir Valérie.

Il avait presque envie de rentrer chez lui. L'espoir nouveau qu'il entretenait était s˚rement l'équivalent émotionnel du miroir aux alouettes. Il était seul, sauf pour Rocky, et le serait toujours. Cette lueur d'optimisme toute fraache, la naÔveté, le désir secret, le désespoir qu'elle révélait lui faisaient honte. Pourtant, il continuait d'avancer.

quoique le chien ne p˚t savoir ce qu'ils cherchaient, il se mit a haleter doucement quand apparut le point de repère écarlate. Il ressentait sans nul doute le changement d'humeur de son maatre a la vue de la porte.

Le bar s'élevait entre un restaurant thailandais aux vitres couvertes de buée et une ancienne galerie d'art, déserte, dont les fenatres étaient condamnées par des planches; des carreaux d'alb‚tre manquaient sur la façade naguère élégante, comme si les propriétaires avaient non seulement fait faillite mais aussi été chassés sous une grale de projectiles. a travers la pluie argentée, une poche de lumière révélait a l'entrée du bar la porte rouge qu'il avait remarquée la nuit précédente.

Spencer avait été incapable de se rappeler le nom de l'endroit. Un trou de mémoire qui lui paraissait a présent étonnant, compte tenu du néon écarlate surmontant l'entrée: La PORTE ROUGE. Un rire sans joie lui échappa.

Il avait hanté tant de bars, au fil des ans, qu'il avait cessé de remarquer leurs différences et d'y attacher un nom. Ces innombrables tavernes, sises en des dizaines de villes, n'étaient qu'un seul et mame confessional, assis sur un tabouret plutôt qu'agenouillé sur un prie-Dieu, il y murmurait les mames aveux a des inconnus qui, n'étant pas pratres, ne pouvaient lui donner l'absolution.

Ses confesseurs, des ivrognes, guides spirituels aussi égarés que lui-mame, ne réussissaient jamais a lui indiquer la bonne pénitence pour trouver la paix. Lorsqu'ils discouraient du sens de la vie, ils se montraient incohérents.

Contrairement a ces inconnus auxquels de temps a autre il dévoilait tranquillement son ‚me, Spencer n'était jamais ivre. L'ébriété lui était aussi odieuse que le suicide. S'enivrer signifiait perdre la maatrise de soi, ce qui lui était intolérable, car c'était la seule chose qu'il possédait.

au bout du p‚té de maisons, Spencer tourna a gauche et se gara dans la rue perpendiculaire.

Il fréquentait les bars non pour boire mais pour fuir la solitude - et pour raconter son histoire a quelqu'un qui l'aurait oubliée au matin. Il lui arrivait souvent de faire traaner une ou deux bières pendant toute une soirée. Plus tard, dans sa chambre, tourné vers des cieux que lui masquait le plafond, il finissait par fermer les paupières quand les ombres, inévitablement, lui rappelaient ce qu'il e˚t préféré oublier.

Lorsqu'il coupa le moteur, la pluie tambourinait plus fort - un bruit froid aussi glaçant que les voix d'enfants morts qui lui lançaient de fervents appels inarticulés dans ses pires cauchemars.

La lueur jaun‚tre d'un lampadaire baignait l'intérieur de l'Explorer, si bien que Rocky était clairement visible.

Ses grands yeux expressifs contemplaient son maatre d'un air solennel.

- Ce n'est peut-atre pas une bonne idée, remarqua Spencer.

Le chien tendit le cou pour lui lécher la main droite, toujours crispée sur le volant. Il semblait vouloir lui dire de se détendre et de faire tout simplement ce pour quoi il était venu.

Comme Spencer avançait la main pour le caresser, Rocky baissa la tate, non pour rendre aux doigts affectueux l'accès plus facile a l'arrière de ses oreilles ou a sa nuque, mais pour indiquer sa soumission, son absence d'agressivité.

- Il y a combien de temps que nous sommes ensemble ?

Le chien garda la tate baissée, se tassa légèrement sous la caresse, mais n'alla cependant pas jusqu'a trembler.

- Presque deux ans, reprit Spencer, répondant a sa propre question. Deux ans de douceur, de promenades, de chasse au frisbee sur la plage, de repas réguliers... et pourtant, il t'arrive encore de croire que je vais te frapper.

Rocky conserva son humble posture sur le siège du passager.

Une main se glissa sous son menton pour le forcer a relever la tate. après avoir brièvement tenté de se dégager, l'animal cessa toute résistance.

- Est-ce que tu me fais confiance ? interrogea Spencer lorsqu'ils se regardèrent en face.

Le chien, gané, baissa les yeux, puis les détourna vers la gauche. Son maatre le secoua doucement par le museau, réclamant a nouveau son attention.

- Il faut garder la tate haute, d'accord ? Etre toujours fier. Conscient. Garder la tate haute et regarder les gens en face. C'est bien compris ?

Rocky passa la langue entre ses dents a demi serrées et lécha les doigts qui lui emprisonnaient la gueule.

- Je prends ça pour un " oui " (Spencer le rel‚cha.) Je ne peux pas t'emmener au bar. Je te prie de m'excuser.

Dans certaines tavernes, quoique Rocky ne f˚t pas un chien d'aveugle, il pouvait demeurer aux pieds de son maatre, voire occuper un tabouret, sans que nul ne s'offusqu‚t de cette violation des règlements d'hygiène. En général, la présence d'un chien était la plus petite des infractions pour laquelle un bar avait des ennuis si un inspecteur lui rendait visite. La Porte Rouge, toutefois, pré-tendait a une certaine classe, et Rocky n'y serait pas le bienvenu.

Spencer descendit de voiture et claqua la portière. Il ferma toutes les serrures et brancha le système d'alarme a l'aide de la télécommande pendue a son trousseau de clefs.

Il ne pouvait pas compter sur Rocky pour protéger l'Explorer. Ce chien-la ne mettrait pas en fuite un voleur déterminé - a moins que ledit voleur ne souffrat d'une peur phobique de se faire lécher la main.

après avoir couru sous la pluie glaciale pour se mettre a l'abri de l'auvent qui longeait le b‚timent d'angle, Spencer s'arrata et jeta un coup d'oeil en arrière.

L'animal, passé sur le siège du conducteur regardait dehors, le nez pressé contre la vitre, une oreille dressée, l'autre pendante. Son souffle embuait le verre mais il n'aboyait pas. Il n'aboyait jamais. Se contentait de regarder, d'attendre. Trente kilos de patience et d'amour a l'état pur.

Spencer se détourna de la camionnette, passa le coin de la rue et courba le dos sous l'assaut du vent glacé.

a en juger par les bruits liquides de la nuit, la côte et les ouvrages de la civilisation qui s'y élevaient auraient pu n'atre que de simples remparts de glace en train de fondre dans les noires m‚choires du Pacifique. La pluie tombait goutte a goutte de l'auvent, gargouillait dans les caniveaux, jaillissait sous les roues des voitures. au seuil de l'inaudible, si bien qu'on le ressentait plus qu'on ne l'entendait, l'incessant grondement du ressac accompagnait l'érosion régulière des plages et des falaises.

alors que Spencer passait devant la galerie abandonnée, une voix s'éleva dans l'ombre de l'entrée en retrait.

Une voix rauque, r‚peuse, aussi sèche que la nuit était humide.

- Je sais qui vous ates.

Il s'immobilisa et plissa les yeux pour percer l'obscurité. Un homme était assis la, les jambes écartées, le dos contre la porte. Sale, mal rasé, il ressemblait moins a un atre humain qu'a un tas de haillons noirs, recouvert d'une telle quantité de déchets organiques qu'une vie maligne y était née par génération spontanée.

- Je sais qui vous ates, répéta le clochard, a voix basse mais en détachant bien les mots.

Des miasmes de sueur et d'urine, ainsi qu'une odeur de vin bon marché, s'élevaient de l'entrée.

Le nombre de sans-logis drogués ou psychotiques avait augmenté a vive allure depuis la fin des années soixante-dix, quand la plupart des malades mentaux avaient été

libérés des établissements psychiatriques au nom des libertés individuelles et de la compassion. Ils écumaient les villes américaines, avec l'absolution des politiciens mais sans leur aide: une armée de morts-vivants.

Le murmure pénétrant était aussi sec, aussi inquiétant que la voix d'une momie réanimée.

- Je sais qui vous ates.

La seule réaction raisonnable était de continuer son chemin.

Le p‚le regard du vagabond au-dessus de sa barbe et sous ses cheveux emmalés devint vaguement visible dans l'obscurité. Ses orbites caves paraissaient aussi dépourvues de fond que des puits abandonnés.

- Je sais qui vous ates.

- Personne ne le sait, dit Spencer.

Laissant glisser les doigts de sa main droite le long de sa cicatrice, il dépassa la galerie condamnée et la loque humaine.

- Personne ne le sait, chuchota le clochard.

Son commentaire, qui avait tout d'abord semblé très intuitif, voire menaçant, n'était peut-atre que la répétition stupide des paroles du dernier citoyen méprisant a lui avoir répondu.

- Personne ne le sait.

Spencer s'arrata devant le bar. …tait-il en train de commettre une terrible erreur? La main sur la porte rouge, il hésita.

Une fois de plus, dans l'ombre, le vagabond reprit la parole. a travers le staccato de la pluie, sa harangue avait a présent la troublante sonorité d'une voix radiophonique criblée de parasites, provenant d'une lointaine station en quelque coin reculé du monde.

- Personne ne le sait...

Spencer ouvrit la porte et entra.

Le mercredi soir, personne ne tenait le guichet des réservations dans le vestibule. Peut-atre était-ce aussi le cas le vendredi et le samedi. L'endroit n'était pas exactement trépidant.

L'air y était chaud, malsain et empli d'une fumée bleue de cigarettes. au fond de la salle, sur la gauche, un pianiste éclairé par un spot se livrait a une interprétation sans

‚me de Tangerine.

Tout en noir et en gris, ainsi qu'en acier poli, avec des murs couverts de miroirs et des appliques arts déco qui projetaient au plafond des cercles d'une mélancolique lumière bleu saphir, le bar avait naguère reconstitué avec panache une époque révolue. a présent, les velours étaient r‚pés, les miroirs piquetés de rouille. L'acier était terni sous les résidus de fumée.

La plupart des tables étaient inoccupées, quelques couples ‚gés installés près du piano.

Spencer s'approcha du bar, sur la droite, et prit possession du tabouret le plus éloigné du musicien.

Le barman avait le cheveu rare, le teint oliv‚tre et des yeux gris humides. Sa politesse et son p‚le sourire de commande ne pouvaient masquer son ennui. Il fonctionnait avec une efficacité et un détachement de robot, décourageait la conversation en s'abstenant de regarder les clients dans les yeux.

Deux hommes en costume, la cinquantaine, étaient assis au bar, tous les deux seuls, le nez dans leur verre.

avec leur col déboutonné et leur cravate de travers, ils paraissaient désorientés, maussades - tels des cadres d'une agence de publicité, licenciés depuis dix ans, qui continuaient de se lever le matin et d'enfiler leurs beaux atours parce qu'ils ne savaient que faire d'autre. Peut-atre venaient-ils a La Porte Rouge parce que c'était la l'endroit oa ils se retrouvaient naguère après le bureau, a l'époque oa ils espéraient encore.

L'unique serveuse qui évoluait entre les tables, moitié

noire moitié vietnamienne, et d'une beauté extraordinaire était vatue du costume qu'elle et Valérie portaient la veille au soir: escarpins noirs, courte robe noire, pull noir a manches courtes. Sa collègue l'avait appelée Rosie.

au bout d'un quart d'heure, Spencer l'arrata lorsqu'elle passa près de lui, tenant un plateau chargé de verres.

- Est-ce que Valérie travaille, ce soir ?

- Elle devrait, répondit-elle.

Il en fut soulagé. Valérie ne lui avait pas menti. Il commençait a se demander si elle ne lui avait pas posé un lapin pour se débarrasser de lui en douceur.

- Je suis un peu inquiète pour elle, ajouta Rosie.

- Pourquoi ?

- Eh bien, elle aurait d˚ arriver il y a une heure. (Son regard ne cessait de revenir a la cicatrice.) Elle n'a pas appelé.

- «a lui arrive souvent d'atre en retard ?

- Val ? Non, pas elle. Elle est très organisée.

- Depuis combien de temps travaille-t-elle ici ?

- Environ deux mois. Elle... (Le regard de la jeune femme passa de la balafre de Spencer a ses yeux.) Vous ates de ses amis, ou quoi ?

- J'étais ici hier soir, sur le mame tabouret. Il n'y avait pas beaucoup de monde, si bien que Valérie et moi avons discuté un moment.

- Oui, je me souviens de vous, admit Rosie qui, a l'évidence, ne comprenait pas pourquoi sa collègue avait passé du temps avec lui.

Il n'avait rien d'un prince charmant. Il portait des baskets, un jean, une chemise épaisse et un blouson en jean de supermarché - a peu de choses près la mame tenue que lors de sa première visite. Pas de bijoux. Une Timex au poignet. Et il y avait la cicatrice, bien s˚r. Toujours la cicatrice.

- J'ai téléphoné chez elle, reprit Rosie. Personne n'a répondu. Je suis inquiète.

- Une heure de retard, ce n'est pas énorme. Elle a peut-atre eu une crevaison.

- Dans cette ville, contra Rosie, dont le visage se para d'une colère qui la fit instantanément vieillir de dix ans elle a pu se faire violer par une bande de dingues, poignarder par un gamin de douze ans défoncé au crack, ou mame se faire descendre devant chez elle par un voleur de bagnoles.

- Vous ates du genre optimiste, vous, hein ?

- Je regarde les infos.

Elle emporta les consommations a la table oa se trouvaient deux vieux couples aux expressions plus amères que joyeuses. ayant échappé au néo-puritanisme qui s'était emparé de nombreux Californiens ils tiraient furieusement sur leurs cigarettes. On aurait dit qu'ils craignaient de voir la récente interdiction totale de fumer dans les restaurants étendue cette nuit-la aux bars et aux domiciles particuliers - que chaque cigarette était la der-

nière.

Tandis que le pianiste tapotait The last time I saw Paris, Spencer avala deux petites gorgées de bière.

D'après la mélancolie palpable des clients du bar, on aurait pu tout aussi bien atre en juin 1940, avec les chars allemands descendant les Champs-…lysées et des présages de destruction embrasant le ciel nocturne.

quelques minutes plus tard, la serveuse revint auprès de lui.

- Vous avez d˚ me trouver un peu parano, dit-elle.

- Pas du tout. Moi aussi, je regarde les infos.

- C'est juste que Valérie est tellement. . .

- Extraordinaire, dit Spencer, achevant la pensée de la jeune femme avec une telle justesse qu'elle le contempla avec un mélange de surprise et de vague inquiétude comme si elle le soupçonnait d'avoir réellement lu dans son esprit.

- Oui. Extraordinaire. Il suffit de la connaatre depuis une semaine et... eh bien, on a envie qu'elle soit heureuse. On a envie qu'il lui arrive des choses sympa.

«a ne prend pas une semaine, songea Spencer. Une soirée.

- C'est peut-atre parce qu'il y a toute cette douleur en elle, continua Rosie. Elle a été terriblement blessée.

- Comment ? demanda-t-il. Par qui ?

La jeune femme haussa les épaules.

- Je n'en sais rien: elle n'en a jamais parlé. C'est juste quelque chose qu'on sent.

Lui aussi avait senti la vulnérabilité de Valérie.

- Mais elle est forte, reprit la serveuse. Mince ! Je ne sais pas pourquoi ça me rend aussi nerveuse. Ce n'est pas comme si j'étais sa grande soeur. De toute façon, tout le monde a le droit d'atre en retard de temps en temps.

Elle se détourna. Il but une nouvelle gorgée de bière tiède.

Le pianiste attaqua It was a very good year, chanson que Spencer détestait mame quand elle était interprétée par Sinatra, dont il était pourtant un fan. Il savait qu'elle se voulait intime, vaguement méditative; toutefois, elle lui paraissait d'une terrible tristesse; non pas la douce mélancolie d'un homme ‚gé se rappelant les femmes qu'il a aimées, mais la sinistre ballade d'un atre arrivé a la fin de jours amers et n'ayant derrière lui qu'une existence desséchée, dépourvue de relations véritables.

Il supposait que son interprétation exprimait sa peur de disparaitre dans la solitude et le remords lorsque sa propre vie s'éteindrait, dans plusieurs décennies.

Il consulta sa montre. Valérie avait a présent une heure et demie de retard.

L'inquiétude de Rosie l'avait contaminé. Une image persistante s'imposait a son esprit: le visage de Valérie, a demi dissimulé sous une cascade de cheveux noirs et une délicate dentelle de sang, une joue pressée contre le sol, les yeux grands ouverts, fixes. Il savait cette crainte irraisonnée. La jeune femme était tout simplement en retard, ce qui n'avait rien de préoccupant. Pourtant, de minute en minute, son appréhension augmentait.

Il reposa sa bière sur le bar sans la finir, descendit du tabouret et traversa la pièce aux lumières bleues pour rejoindre la porte rouge, ce qui le jeta dans la froideur de la nuit - oa le pas des armées en marche n'était que la pluie battant les auvents de toile.

Comme il passait devant l'entrée de la galerie d'art, il entendit le clochard pleurer doucement dans l'ombre. Il s'arrata, ému.

Entre de douloureux sanglots étranglés, l'inconnu quasi invisible murmurait la dernière chose que lui avait dite Spencer: Personne ne le sait... personne ne le sait. Cette courte déclaration avait de toute évidence acquis pour lui un sens personnel profond, car il ne la prononçait pas sur le ton qu'avait adopté son interlocuteur mais avec une angoisse intense, quoique retenue. Personne ne le sait.

quoique Spencer s˚t qu'il était stupide de financer l'autodestruction de cet homme, il sortit de son portefeuille un billet de dix dollars. Se penchant dans l'entrée obscure, dans la puanteur fétide qu'exsudait le vagabond, il lui tendit l'argent.

- Tenez, prenez ça.

La main qui se leva vers l'offrande était couverte d'un gant sombre ou bien extramement sale; a peine discernable.

- Personne... personne... se plaignit faiblement le clochard, tandis que le billet était retiré des doigts de Spencer.

- Tout ira bien, déclara ce dernier, compatissant. Ce n'est que la vie. On finit tous par lui échapper.

- Ce n'est que la vie, on finit tous par lui échapper, chuchota le vagabond.

De nouveau obsédé par l'image du visage mort de Valérie, Spencer marcha d'un bon pas jusqu'au coin de la rue, s'engagea sous la pluie et rejoignit l'Explorer.

Rocky le regardait approcher a travers la vitre. quand son maitre ouvrit la portière, le chien réintégra le siège du passager.

Spencer monta en voiture, apportant avec lui l'odeur du jean mouillé et le parfum d'ozone de l'orage.

- Je t'ai manqué, Killer'?

Rocky se balança une ou deux fois d'une patte sur l'autre et tenta de remuer la queue alors mame qu'il était assis dessus.

- Tu seras ravi d'apprendre que je ne me suis pas conduit comme un imbécile, annonça Spencer en démar-rant.

Le chien éternua.

- Mais seulement parce qu'elle ne s'est pas montrée.

Il inclina la tate de côté, curieux.

Son maitre passa la première et rel‚cha le frein a main.

- alors, au lieu de laisser tomber et de rentrer a la maison pendant que j'ai l'avantage, qu'est-ce que tu crois que je vais faire, maintenant ? Hein ? (apparemment, l'animal n'en avait pas la moindre idée.) Je vais aller fourrer mon nez la oa il n'a strictement rien a faire et me donner une deuxième chance de tout foutre en l'air. Dis-moi franchement, vieux: tu crois que j'ai perdu la boule ?

Rocky se contenta de haleter.

- Ouais, tu as raison, commenta Spencer en quittant sa place de stationnement, je suis bon a enfermer.

Il se dirigea directement vers le domicile de Valérie, qui habitait a dix minutes du bar.

La nuit précédente, toujours en compagnie du chien, il avait attendu jusqu'a deux heures du matin devant La Porte Rouge, dans l'Explorer, et avait suivi Valérie lorsqu'elle était rentrée chez elle, juste après la fermeture.

Son entrainement d'ancien policier lui permettait de filer un sujet discrètement, et il avait la certitude qu'elle ne l'avait pas remarqué.

Ce dont il n'était pas s˚r, en revanche, c'était de pouvoir lui expliquer pourquoi il l'avait suivie - ou mame de se l'expliquer a lui-mame. après une soirée a discuter avec elle, entrecoupée par son service auprès des rares clients d'un bar presque désert, il s'était senti submergé

par le désir de tout savoir sur elle. Tout.

En fait, c'était plus qu'un désir. C'était un besoin, qu'une force irrépressible le poussait a satisfaire.

quoique ses intentions fussent innocentes, il avait un peu honte de cette obsession naissante. La veille, il était demeuré dans l'Explorer en face de chez Valérie, les yeux fixés sur les fenatres éclairées. Une fois, l'ombre de la jeune femme était brièvement apparue derrière les plis d'un rideau translucide, tel un esprit aperçu a la lueur des bougies au cours d'une séance de spiritisme. Peu après trois heures et demie du matin, la dernière lumière s'était éteinte. avec Rocky qui dormait a l'arrière, Spencer avait encore monté la garde pendant une heure, observant la maison obscure, se demandant quel genre de livres lisait Valérie, a quoi elle occupait ses jours de congé, a quoi ressemblaient ses parents, oa elle avait passé son enfance, de quoi elle ravait lorsqu'elle était heureuse et quelle forme adoptaient ses cauchemars lorsqu'elle était troublée.

a présent, moins de vingt-quatre heures plus tard, il se dirigeait a nouveau vers le domicile de la jeune femme.

L'anxiété lui irritait les nerfs a la manière d'une feuille de papier de verre. Valérie était en retard a son travail, tout simplement. L'inquiétude exagérée qu'il ressentait lui en disait plus qu'il ne l'e˚t voulu sur l'intensité anormale de son intérat pour elle.

La circulation se raréfia a mesure qu'il s'éloignait d'Ocean avenue et qu'il pénétrait dans les quartiers résidentiels. Les miroitements liquides et langoureux du bitume humide créaient une fausse impression de mouvement, comme si chaque rue avait été un fleuve paresseux courant vers sa propre embouchure lointaine.

Valérie Keene habitait un quartier paisible, empli de bungalows de la fin des années quarante, en stuc et planches a clin. Ces b‚timents qui ne comprenaient que deux ou trois pièces offraient plus de charme que d'espace: vérandas pourvues de treillis d'oa pendaient de larges bougainvillées; volets décoratifs aux fenatres; moulures ou sculptures géométriques intéressantes sous les gouttières; toits aux lignes fantaisie; lucarnes profondément encaissées.

Spencer ne désirant pas attirer l'attention, il passa devant chez la jeune femme sans ralentir. Il jeta un rapide coup d'oeil sur la droite, en direction de la maison, oa ne br˚lait aucune lumière. Rocky l'imita mais, tout comme lui, ne sembla rien apercevoir de bien alarmant.

au bout du p‚té de maisons, Spencer tourna a droite, vers le sud. Les rues suivantes étaient des impasses qu'il franchit sans s'arrater. Il ne voulait pas se garer dans un cul-de-sac. C'était un piège. Il tourna une nouvelle fois a droite en atteignant l'avenue suivante et se rangea le long du trottoir, dans un quartier similaire a celui de Valérie. Il coupa les essuie-glaces bruyants mais n'éteignit pas le moteur.

Il espérait toujours retrouver ses esprits, repasser une vitesse et rentrer chez lui.

Rocky le considérait avec l'air d'attendre quelque chose. Une oreille dressée. L'autre basse.

- Je ne suis pas maitre de moi, remarqua Spencer, autant pour lui-mame que pour l'animal. Et je ne sais pas pourquoi.

La pluie inondait le pare-brise. a travers la pellicule d'eau parcourue de rides miroitait la lumière des lampadaires.

Il poussa un soupir et coupa le moteur.

En sortant de chez lui, il avait oublié d'emporter un parapluie. Son bref aller et retour entre la voiture et La Porte Rouge l'avait laissé un peu mouillé, mais la longue marche qui le séparait de chez Valérie allait le tremper jusqu'aux os.

Il ne savait trop pourquoi il ne s'était pas garé devant la maison. L'entrainement, peut-atre. L'instinct. La paranoÔa. Ou bien les trois.

Se penchant devant Rocky, ce qui lui valut un chaud et affectueux coup de langue sur l'oreille, il récupéra une lampe-torche dans la boate a gants et la glissa dans une poche de son blouson.

- Si quelqu'un touche a la bagnole, tu lui arraches les tripes, recommanda-t-il au chien.

Comme ce dernier b‚illait, il sortit de l'Explorer, la verrouilla a l'aide de la télécommande, puis s'éloigna et tourna au coin de la rue partit vers le nord. Courir n'e˚t servi a rien. quelle que f˚t son allure, il serait trempé

avant d'arriver au bungalow.

La rue était bordée de jacarandas, lesquels n'auraient fourni qu'un abri minime mame s'ils avaient été couverts de feuilles et de fleurs pourpres. a présent, en hiver, leurs branches étaient nues.

Spencer était déja tout mouillé lorsqu'il atteignit la rue de Valérie, oa les jacarandas cédaient la place a de gigantesques lauriers d'Inde. Les racines agressives avaient craquelé et soulevé le trottoir, mais la vo˚te de branches et de feuillage généreux isolait de la pluie glaciale.

Les grands arbres, tel un cloatre longeant l'avenue, empachaient en outre la lueur jaun‚tre des lampadaires a vapeur de sodium d'éclairer correctement la cour des propriétés. Les arbres et arbustes qui entouraient les maisons étaient également assez hauts - et, pour certains, pas mame taillés. Si quelqu'un regardait par une fenatre, il était peu probable qu'il aperç˚t Spencer a travers cet écran de verdure, sur le trottoir plongé dans les ombres épaisses.

Sans s'arrater, il étudia les véhicules rangés le long des trottoirs. apparemment, tous étaient vides.

Une camionnette de déménagement Mayflower était garée devant chez Valérie, de l'autre côté de la rue. Voila qui faisait bien l'affaire de Spencer, car elle bouchait le champ de vision des voisins d'en face. Nul ne s'affairait autour d'elle: le déménagement ou l'emménagement devait atre pour le lendemain matin.

Le visiteur nocturne suivit l'allée et monta les trois marches menant a la véranda. Le treillis, en ses deux extrémités, n'accueillait pas de bougainvillées mais des jasmins fleurissant la nuit. Bien que leur saison touch‚t a sa fin, ils emplissaient l'air de leur singulière fragrance.

La véranda était plongée dans des ombres épaisses.

Spencer doutait qu'on p˚t seulement le voir de la rue.

Dans l'obscurité, il dut passer la main le long du chambranle de la porte pour trouver la sonnette. Son doux tintement s'éleva dans la maison.

Il attendit. aucune lumière ne s'alluma.

Soudain, un picotement s'empara de sa nuque; il se sentit observé.

Deux fenatres flanquaient la porte d'entrée et donnaient sur la véranda. autant qu'il p˚t en juger, de l'autre côté des vitres, les rideaux a peine visibles ne formaient nulle faille a travers laquelle on e˚t pu l'étudier.

Il se retourna vers la rue. Les lumières jaunes chan-geaient le déluge en étincelants écheveaux d'or fondu. La camionnette de déménagement était garée moitié dans l'ombre, moitié sous l'éclat des lampadaires. Le long de l'autre trottoir stationnaient une Honda récente et une vieille Pontiac. Pas de passants. Pas de circulation. Sauf l'incessant martèlement de la pluie, la nuit était silencieuse.

Il sonna de nouveau.

Sa nuque n'avait pas cessé de le picoter. Il y porta la main, a demi convaincu qu'il allait trouver une araignée déambulant sur sa peau humide. Pas d'araignée.

Comme il se tournait a nouveau vers la rue, il lui sembla apercevoir du coin de l'oeil un mouvement furtif der-

rière la camionnette Mayflower. Il la fixa durant trente secondes, mais plus rien ne bougeait dans cette nuit sans vent, a l'exception du torrent de pluie dorée qui s'abattait sur l'asphalte, aussi droit que s'il s'était réellement agi de lourdes gouttes de métal précieux.

Il savait pourquoi il était nerveux. Il n'avait rien a faire ici. La culpabilité lui vrillait les nerfs.

Il tira son portefeuille de sa poche arrière de pantalon et en sortit sa Master Card.

Bien qu'il e˚t été incapable de l'admettre avant cet instant, il aurait été déçu de trouver les lumières allumées et Valérie chez elle. S'il s'inquiétait bel et bien a son sujet, il avait peur de la trouver effondrée dans la maison obscure, morte ou blessée. Il n'avait rien d'un voyant; l'image du visage sanglant qu'il avait conjurée dans son esprit n'avait été qu'une excuse pour venir ici en sortant de La Porte Rouge.

Son besoin de tout savoir de Valérie était dangereusement proche d'un rave d'adolescent. a cet instant précis, il ne pouvait se fier a son jugement. Il se faisait peur.

Mais il ne pouvait plus reculer.

Il inséra la Master Card entre la porte et son encadrement, fit jouer la serrure. Il s'attendait a trouver également un verrou - Santa Monica était aussi infestée de criminels que n'importe quelle autre ville des environs de Los angeles -, mais peut-atre aurait-il de la chance.

Il en eut plus qu'il ne l'espérait: la porte d'entrée n'était pas verrouillée. Mame le pane de la serrure n'était qu'a demi engagé. Lorsqu'il tourna la poignée, le battant s'ouvrit avec un cliquètement. Surpris, en proie a un nouveau frisson de culpabilité, il jeta un dernier coup d'oeil dans la rue. Les lauriers d'Inde. La camionnette de déménagement. Les voitures. La pluie, la pluie, la pluie.

Il entra, referma la porte et y demeura adossé, dégoulinant sur le tapis, frissonnant.

Tout d'abord, la pièce dans laquelle il venait de pénétrer lui sembla plongée dans d'épaisses ténèbres. au bout de quelques instants, sa vision s'habitua a l'obscurité et il put distinguer une fenatre - puis une seconde, et une troisième -, seulement illuminées par la p‚le lumière grise de la nuit.

Pour ce qu'il en voyait, la noirceur qui l'entourait aurait pu abriter toute une foule. Pourtant, il se savait seul. Il sentait la maison non seulement inoccupée mais désertée, abandonnée.

Sortant la lampe-torche de son blouson, il en canalisa de la main gauche le faisceau afin de s'assurer, autant que possible, qu'il n'était pas visible de l'extérieur.

La lumière révéla un salon dépourvu de meubles, nu d'un mur a l'autre. La moquette était d'un brun chocolat au lait. Les rideaux unis beiges. On pouvait sans doute allumer les deux ampoules du plafonnier a l'aide d'un des trois interrupteurs qui flanquaient la porte d'entrée, mais Spencer ne tenta pas de les utiliser.

Ses chaussettes et ses chaussures de sport trempées émirent des chuintements humides tandis qu'il traversait le salon. Une ouverture vo˚tée le conduisit dans une petite salle a manger, tout aussi vide.

Il songea a la camionnette Mayflower, de l'autre côté

de la rue, mais il ne croyait pas que les affaires de Valérie s'y trouvaient, ni que la jeune femme avait déménagé

depuis la veille, quatre heures du matin - heure a laquelle il avait quitté son poste de surveillance devant chez elle pour regagner son propre lit. Il soupçonnait au contraire qu'elle n'avait jamais emménagé. La moquette ne portait aucune trace de pieds de meubles, ni tables, ni chaises, ni placards, ni buffets, ni lampadaires n'y avaient été posés récemment. Si Valérie avait bien habité le bungalow durant les deux mois oa elle avait travaillé a La Porte Rouge, elle ne l'avait a l'évidence pas meublé, et n'avait pas eu l'intention d'y résider très longtemps.

Sur la gauche de la salle a manger, après un second passage vo˚té deux fois moins large que le premier, il trouva une petite cuisine, équipée de placards en pin noueux et de plans de travail en formica. Il ne put éviter de laisser des empreintes humides sur le carrelage gris.

Près de l'évier a deux bacs s'empilaient une grande assiette, une petite, une soucoupe et une tasse - le tout propre et prat a l'emploi. Un verre se trouvait a côté de l'ensemble. Non loin de la gisaient une fourchette, un couteau et une cuiller, eux aussi lavés.

Spencer saisit la lampe-torche un peu plus haut, de la main droite dont il écarta les doigts pour masquer partiel-

lement le faisceau, libérant ainsi la gauche. Du bout de l'index, il suivit le bord du verre. Mame si l'objet avait été nettoyé depuis que Valérie y avait bu pour la dernière fois, ses lèvres l'avaient touché.

Il ne l'avait pas embrassée. Peut-atre ne le ferait-il jamais.

Cette pensée le gana, lui donnant l'impression d'atre un imbécile, et l'obligea a se redire encore que son obsession n'était pas naturelle. Il n'avait rien a faire ici. Ce n'était pas seulement une violation de domicile, mais une intrusion dans la vie mame de Valérie. Jusqu'a présent, il avait vécu dans l'honnateté, sinon dans un respect constant et inconditionnel de la loi. En pénétrant ici, il avait traversé une frontière, s'était dépouillé de son innocence, et il ne pourrait retrouver ce qu'il avait perdu.

Néanmoins, il ne quitta pas le bungalow.

Ouvrant les placards et les tiroirs de la cuisine, il les trouva vides, sauf un ustensile combinant décapsuleur et ouvre-boates. La maatresse des lieux ne possédait d'autre vaisselle que celle empilée près de l'évier.

La plupart des étagères du petit garde-manger étaient désertes. Les réserves de nourriture se limitaient a trois boates de paches, deux de poires, deux d'ananas en tranches, un stock d'édulcorant en petits paquets bleus, deux boates de céréales et un bocal de café instantané.

Le réfrigérateur était presque vide, hormis le compartiment a glace, garni de plats individuels de bonne qualité, a réchauffer au four a micro-ondes.

a côté, ouvrait une porte munie d'une fenatre a meneaux. Les quatre carreaux étaient couverts d'un rideau jaune, que Spencer écarta assez pour distinguer une véranda latérale et un jardin obscur, martelé par la pluie.

Il laissa le rideau retomber. Le monde extérieur ne l'intéressait pas, seulement les espaces intérieurs oa Valérie avait respiré, pris ses repas et dormi.

Les semelles en caoutchouc de ses chaussures crissè-rent sur le carrelage humide quand il quitta la cuisine. Il faisait reculer les ombres, qui se réfugiaient dans les angles, tandis que l'obscurité retombait derrière lui.

Il ne pouvait s'empacher de frissonner. La fraacheur humide de la maison était aussi pénétrante que l'air hivernal au-dehors. Le chauffage avait d˚ rester coupé toute la journée, ce qui signifiait que Valérie était partie tôt.

Sur le visage glacé de Spencer, la cicatrice br˚lait.

Une porte fermée s'encadrait dans le mur du fond de la salle a manger. quand il l'ouvrit, elle lui révéla un étroit couloir s'étendant sur environ cinq mètres a gauche et autant a droite. Juste en face de lui, une autre porte était a demi ouverte. Derrière, il aperçut du carrelage blanc et un lavabo.

Comme il s'appratait a entrer dans le couloir, il entendit autre chose que le martèlement monotone et creux de la pluie sur le toit: un coup sourd et un léger grattement.

Il éteignit immédiatement sa lampe. Les ténèbres retombèrent, aussi épaisses que dans un train fantôme de fate foraine, juste avant que les lumières stroboscopiques ne révèlent un zombie mécanique grimaçant.

Les bruits avaient tout d'abord paru étouffés, comme si un rôdeur, dehors, avait glissé sur l'herbe mouillée et s'était cogné contre la façade. Toutefois, a force de tendre l'oreille, Spencer se persuada que leur source avait été

lointaine et non proche, qu'il avait fort bien pu n'entendre qu'un claquement de portière dans la rue, ou dans la cour d'un voisin.

Il ralluma la torche et poursuivit ses recherches dans la salle de bains. Une grande serviette, une plus petite et un gant de toilette pendaient sur un présentoir. Une savon-nette Ivory a demi utilisée gisait abandonnée dans le porte-savon, mais l'armoire a pharmacie était vide.

a droite de la salle de bains se trouvait une petite chambre a coucher, aussi peu meublée que le reste de la maison. Et rien dans le placard.

La deuxième chambre, a l'autre bout du couloir, était plus grande que la première. Visiblement, c'était la que Valérie avait dormi. Un matelas pneumatique gonflé

reposait par terre, couvert d'un enchevatrement de draps, d'une couverture de laine et d'un oreiller. Les portes du placard, ouvertes, révélaient des cintres en fil de fer qui pendaient a une tringle de bois nu.

Si le reste du bungalow était dénué d'oeuvres d'art et autres éléments de décoration, quelque chose était fixé au plus long mur de cette pièce. Spencer s'en approcha, y dirigea le faisceau de sa lampe et découvrit une photographie en couleurs: un cafard, en gros plan. Il semblait s'agir d'une page arrachée a un livre, sans doute un traité

d'entomologie, car la légende figurant sous le cliché était rédigée en un anglais sec et académique. ainsi agrandi, l'animal mesurait environ quinze centimètres de long. La photo avait été fixée au mur a l'aide d'un seul gros clou fiché au centre de la carapace de l'insecte. Sur le sol, juste en dessous, se trouvait le marteau dont on s'était servi.

Ce n'était pas de la décoration. Il ne viendrait a l'idée de personne d'afficher une photographie de cafard pour embellir une chambre a coucher. De plus, l'utilisation d'un clou - plutôt que de punaises, d'agrafes ou de ruban adhésif - suggérait que la personne qui avait manié le marteau l'avait fait sous le coup d'une colère considérable.

Le cafard symbolisait certainement autre chose.

Spencer, mal a l'aise, se demanda si c'était Valérie qui l'avait accroché. Cela semblait peu probable. La jeune femme avec laquelle il avait discuté la veille au soir lui avait paru d'une gentillesse peu commune, très douce, quasiment incapable de se mettre en colère.

Mais si ce n'était pas elle. . . qui ?

La carapace de papier glacé étincelait sous le faisceau de sa lampe, comme si elle avait été humide. Les ombres de ses doigts, qui masquaient a demi la lentille, créèrent brièvement l'illusion que les pattes fuselées et les antennes de l'insecte remuaient.

Parfois les tueurs en série laissent leur signature sur les lieux du crime afin d'identifier leur oeuvre. D'après ce qu'il en savait, il pouvait s'agir de n'importe quoi, depuis une carte a jouer particulière jusqu'a un symbole sata-nique gravé sur le corps de la victime, voire un mot ou un vers de poésie griffonné sur un mur, en lettres de sang. La photo clouée évoquait ce genre de signature, bien qu'elle f˚t plus surprenante que tout ce qu'il avait vu ou dont il avait pris connaissance dans les centaines d'affaires criminelles qui lui étaient familières.

Une légère nausée s'empara de lui. Il n'avait relevé

aucune trace de violence dans la maison mais n'avait pas encore exploré le garage qui la jouxtait. Peut-atre allait-il trouver Valérie sur une froide dalle de béton, dans la position oa il l'avait vue en esprit: allongée, la joue contre le sol et les yeux grands ouverts, une dentelle de sang masquant une partie de ses traits.

Il savait cette conclusion prématurée. L'américain moyen vivait désormais de manière routinière dans l'attente d'une violence soudaine et aveugle, mais Spencer était plus sensibilisé que la plupart des gens aux sinistres menaces du monde moderne. Il avait connu des souffrances et des terreurs qui l'avaient marqué de bien des manières et avait désormais tendance a attendre la sauvagerie aussi régulièrement que le lever et le coucher du soleil.

Comme il se détournait de la photographie du cafard, se demandant s'il allait oser pénétrer dans le garage, la fenatre de la chambre vola en éclats et un petit objet noir traversa les rideaux. au premier regard, a le voir tourbillonner, Spencer crut reconnaitre une grenade.

Il éteignit la torche d'instinct, alors mame que du verre brisé s'abattait encore dans la pièce. Le projectile tomba sur la moquette avec un bruit étouffé.

avant que le visiteur p˚t se détourner, il fut frappé par l'explosion. aucune lumière ne l'accompagna, seulement un vacarme a crever les tympans - et de la grenaille qui le percuta de plein fouet, des tibias jusqu'au front. Il poussa un cri. S'effondra. Se tordit. Se convulsa. La douleur irradiait dans ses jambes, ses mains, son visage. Son torse avait été protégé par le blouson en jean, mais ses mains, bon Dieu, elles le br˚laient. La souffrance était atroce, insoutenable. Combien de doigts tranchés, d'os brisés ?

Seigneur ! Elles étaient secouées de spasmes douloureux, si bien qu'il ne pouvait évaluer les dég‚ts.

Le pire était la souffrance aiguÎ qui avait pris possession de son front, de ses joues et du coin gauche de sa bouche. Insupportable. anxieux de l'apaiser, il porta les mains a son visage. Il craignait ce qu'il allait découvrir, les blessures qu'il allait sentir, mais ses doigts - quoique engourdis - palpitaient avec une telle force qu'il ne pouvait se fier a son sens du toucher.

Combien de nouvelles balafres, s'il survivait ? Combien de zébrures cicatricielles ou de monstruosités chéloides rouges, de la naissance des cheveux a la pointe du menton ?

Sortir, s'éloigner, trouver de l'aide.

Il tapa du pied rampa griffa le sol se tortilla dans l'obscurité comme un crabe blessé. Désorienté, terrifié, il n'en partit pas moins dans la bonne direction, sur un sol désormais jonché de ce qui ressemblait a de petites billes, et atteignit la porte de la chambre. Il se releva péniblement.

Il devait se trouver pris au beau milieu d'une guerre territoriale entre deux gangs. Le Los angeles des années quatre-vingt-dix était plus violent que le Chicago de la prohibition. Les gangs de jeunes d'aujourd'hui étaient plus sauvages et mieux armés que la mafia, leurs membres bourrés de drogues, épris de leur philosophie raciste particulière, aussi froids et impitoyables que des serpents.

Haletant, t‚tonnant de ses mains douloureuses, il tituba dans le couloir. La souffrance qui se diffusait dans ses jambes l'affaiblissait et menaçait son équilibre. Rester debout lui était aussi difficile que s'il s'était trouvé dans une barrique tournante de fate foraine.

Des fenatres se brisèrent dans d'autres pièces, et plusieurs explosions étouffées s'ensuivirent. Le couloir étant dépourvu d'ouvertures sur l'extérieur, Spencer ne fut pas touché.

Malgré son égarement et sa peur, il réalisa qu'il ne sentait pas l'odeur du sang. Ni le go˚t dans sa bouche. En fait, il ne saignait pas.

Brusquement, il comprit ce qui se passait. Ce n'était pas une guerre des gangs. Si la grenaille ne l'avait pas blessé, c'était qu'il ne s'agissait pas de grenaille. Et ce n'étaient pas non plus des billes d'acier qui jonchaient le sol, mais des galets en caoutchouc dur. Provenant d'une grenade a " gomme-cogne ". Or, seuls les services de police et autres organismes gouvernementaux disposaient de tels engins. Lui-mame en avait utilisé. quelques secondes plus tôt, un commando devait avoir déclenché

l'assaut du bungalow, lançant les grenades pour neutrali-ser les occupants.

La camionnette de déménagement avait sans aucun doute servi de couverture a la force d'intervention. Le mouvement qu'il avait aperçu a l'arrière du véhicule, du coin de l'oeil, n'avait pas été imaginaire, en fin de compte.

Il aurait d˚ atre soulagé. L'attaque était le fait de la police locale, de la DEa', du FBI ou de quelque autre organisation officielle. apparemment, il était tombé par hasard au milieu d'une de leurs opérations. Il connaissait la procédure. S'il s'allongeait face contre terre, les bras tendus au-dessus de la tate, les mains ouvertes pour prouver qu'elles étaient vides, tout irait bien; on ne lui tirerait pas dessus, on lui passerait les menottes et on l'interrogerait mais on ne lui ferait pas de mal.

Sauf qu'il avait un gros problème: le bungalow ne lui appartenait pas. Il serait accusé de violation de domicile.

Du point de vue des arrivants, il pourrait mame passer pour un voleur. a leurs oreilles, l'explication de sa présence en ces lieux paraitrait au mieux bancale. Il ne comprenait pas très bien lui-mame pourquoi Valérie lui faisait un tel effet, pourquoi il avait eu besoin d'apprendre tout ce qui la concernait, pourquoi il s'était montré assez téméraire et assez idiot pour pénétrer chez elle.

Il ne s'allongea pas. Sur des jambes flageolantes, laissant glisser une main contre le mur, il tituba a travers le couloir aussi noir qu'un tunnel.

La jeune femme était malée a quelque chose d'illégal et les autorités le croiraient tout d'abord son complice. Il serait emmené au poste, maintenu en garde a vue - voire emprisonné si on le soupçonnait d'avoir aidé et encouragé Valérie dans ses activités, quelles qu'elles fussent.

On découvrirait son identité.

Les médias exhumeraient son passé. Son visage appa-raitrait a la télévision, dans les journaux et les magazines.

Il avait vécu de longues années dans un anonymat bienvenu - son nouveau nom inconnu des fichiers, son apparence altérée par le temps, si bien qu'il était méconnais-sable. Mais son intimité ne tarderait pas a lui atre dérobée. Il se trouverait a nouveau au centre de la piste de cirque, harcelé par les journalistes. Il entendrait des murmures chaque fois qu'il se montrerait en public.

Non. C'était intolérable. Il ne pouvait pas revivre une chose pareille. Plutôt mourir.

Ceux qui l'attaquaient étaient des flics quelconques, et lui-mame était innocent de tout délit grave, mais pour le moment, ils n'étaient pas de son côté. Ils le démoliraient sans le vouloir en l'exposant aux assauts de la presse.

Encore du verre brisé. Deux explosions.

Les membres de l'équipe d'assaut ne prenaient pas de risques, comme s'ils se sentaient confrontés a des individus défoncés au crack, ou pire.

Spencer avait atteint le milieu du couloir, entre les deux portes. Une vague grisaille derrière celle de droite: la salle a manger. a sa gauche: la salle de bains.

Il pénétra dans la seconde et referma le battant, espérant gagner un peu de temps pour réfléchir.

L'intensité des br˚lures de son visage, de ses mains et de ses jambes diminuait lentement. a plusieurs reprises, il serra et desserra vivement les poings, tentant de rétablir la circulation, de faire disparaatre l'engourdissement.

a l'autre bout de la maison retentit un grand fracas de bois brisé qui fit trembler les murs. Probablement la porte d'entrée, ouverte a la volée ou enfoncée.

Un autre bruit du mame type. La porte de la cuisine.

Ils étaient a l'intérieur.

Ils arrivaient.

Pas le temps de réfléchir. Il fallait agir, se fier a son instinct et a un entrainement militaire au moins aussi complet, il l'espérait, que celui des hommes qui le traquaient.

Dans le mur du fond de la petite pièce, au-dessus de la baignoire, l'obscurité était brisée par un rectangle de p‚le lumière grise. Spencer monta dans la baignoire et explora vivement des deux mains l'encadrement de la lucarne. Il n'était pas convaincu qu'elle f˚t assez grande pour lui permettre de s'échapper, mais c'était l'unique issue.

S'il s'était agi d'une vitre fixe ou a jalousie, il e˚t été

pris au piège. Heureusement, le panneau pivotait de haut en bas, sur une grosse charnière. Des deux côtés, des tiges de métal pliantes émirent un cliquètement lorsqu'il les étendit totalement, bloquant la fenatre en position ouverte.

Spencer s'attendait a ce que le léger grincement de la charnière et le bruit des tiges provoquent un cri, a l'exté-

rieur, mais l'inexorable ronronnement de la pluie englou-tissait tous les sons. Nul ne donna l'alarme.

Il empoigna l'appui et se hissa dans l'ouverture. Des gouttes froides lui fouettèrent le visage. L'air humide était lourd de parfums épais: terre détrempée, jasmin, gazon mouillé.

Le jardin n'était qu'une tapisserie d'obscurité, exclusivement tissée en nuances de noir et de gris lugubres, délavée par la pluie qui la rendait floue. au moins un membre du commando - sans doute deux - devait surveiller l'arrière de la maison. Bien que Spencer e˚t le regard perçant, il ne put forcer aucune des ombres entrelacées a dessiner une silhouette humaine.

Un instant, il crut le haut de son corps plus large que l'ouverture, mais il serra les épaules, se tortilla, se contor-sionna tant et si bien qu'il finit par passer. La fenatre ne se trouvait qu'a une courte distance du sol. Il roula sur lui-mame dans l'herbe mouillée puis demeura a plat ventre, tate levée, scrutant la nuit, toujours incapable de repérer le moindre adversaire.

«a et la dans le jardin et sur le périmètre de la propriété, les arbustes avaient poussé de manière anarchique.

Plusieurs vieux figuiers que nul n'avait taillés depuis longtemps s'élevaient telles d'imposantes tours végétales.

Le ciel qui apparaissait a travers les branches de ces ficus colossaux n'était pas noir. Les lumières de la métropole tentaculaire, reflétées sur les nuages d'orage de l'est, peignaient la vo˚te nocturne de jaunes amers et profonds qui, vers l'ouest, l'océan, se dégradaient en des gris char-bonneux.

Bien que familière, la couleur artificielle des cieux citadins emplit Spencer d'une angoisse étonnante et superstitieuse, car il lui semblait contempler un firmament maléfique sous lequel des hommes allaient mourir - et qu'ils retrouveraient lorsqu'ils s'éveilleraient en enfer. Comment le jardin pouvait demeurer sombre sous cet éclat sulfureux était un mystère. Pourtant, l'ancien policier aurait juré que plus il l'observait, plus l'obscurité s'épais-sissait.

Les piq˚res dans ses jambes s'amenuisaient. Ses mains le torturaient toujours, mais pas au point de le handicaper, et la br˚lure de son visage se faisait moins intense.

a l'intérieur de la maison obscure, une arme automatique toussa brièvement, l‚chant quelques balles. Un des flics, chatouilleux de la g‚chette, devait avoir tiré sur des ombres ou des fantômes. Curieux. Les nerfs a vif étaient plutôt rares chez les membres des forces spéciales.

a quatre pattes, Spencer se traina sur l'herbe jusqu'a l'abri d'un figuier a trois troncs. Se remettant sur ses pieds, le dos contre l'écorce, il observa la pelouse, les arbustes et la rangée d'arbres qui bordait le mur du fond de la propriété, a moitié décidé a courir dans cette direction - et a moitié convaincu qu'il serait repéré et abattu dès qu'il arriverait en terrain découvert.

Serrant et desserrant les poings pour éliminer la douleur, il envisagea de grimper au sein de l'enchevatrement végétal, au-dessus de lui, et de se dissimuler dans les hautes branches. Inutile, bien s˚r. Ils le trouveraient, parce qu'ils n'admettraient pas la possibilité de son évasion avant d'avoir fouillé chaque ombre, chaque manteau de verdure, aussi haut placé f˚t-il.

Dans le bungalow: des voix, un claquement de porte, plus la moindre tentative de discrétion et de prudence, pas après les détonations précipitées. Toujours pas de lumière.

Le temps pressait.

L'arrestation, la révélation, les projecteurs des caméras vidéo, les journalistes hurlant des questions. Intolérable.

Spencer maudit silencieusement son indécision.

au-dessus de lui, la pluie martelait les feuilles.

Des articles dans les journaux, des photos dans les magazines, ce détestable passé ramené a la vie, le regard fixe et curieux d'inconnus stupides pour lesquels il représenterait l'équivalent vivant, ambulant, d'une spectaculaire catastrophe ferroviaire.

Son coeur emballé battait crescendo la cadence de la progression de sa peur.

Il était incapable de bouger. Paralysé.

Cette immobilité lui fut utile lorsqu'un homme vatu de noir passa près de l'arbre sans un bruit, armé de ce qui ressemblait a un Uzi. Bien qu'il se trouv‚t a moins de deux pas de Spencer, le type ne s'intéressait qu'a la maison, prat a tirer si sa proie passait a travers une fenatre, inconscient de la proximité du fugitif qu'il cherchait.

Soudain, il découvrit la lucarne ouverte de la salle de bains et se figea.

Spencer s'ébranla avant mame que l'homme ne commenç‚t a se retourner. Un individu qui avait reçu un entraanement de commando - qu'il s'agat d'un policier local ou d'un agent fédéral - ne serait pas facile a éliminer. La seule chance de le mettre hors de combat rapidement et en silence était de frapper fort pendant qu'il était encore sous le coup de la surprise.

Spencer lui catapulta de toutes ses forces un genou dans l'entrejambe, tentant de le soulever du sol.

Lors de leurs opérations, certains agents des forces spéciales portaient aussi s˚rement qu'un gilet ou une veste pare-balles en Kevlar un harnais protecteur avec coquille en aluminium. Celui-ci n'était pas protégé. Tout l'air que contenaient ses poumons s'en échappa, avec un bruit qui, dans la nuit pluvieuse, ne put porter a plus de trois mètres.

au moment mame oa Spencer remontait le genou, il empoigna l'arme automatique a deux mains et la tira violemment dans le sens des aiguilles d'une montre. Elle fut arrachée a la poigne de son adversaire avant que celui-ci ne p˚t l‚cher convulsivement une rafale qui e˚t donné

l'alarme.

Le policier s'effondra en arrière sur l'herbe humide.

Spencer, entraané par le mouvement tomba sur lui.

Bien qu'il tent‚t d'appeler, la douleur intense du coup reçu dans ses parties intimes avait dérobé sa voix a l'homme, qui était mame incapable de respirer.

Spencer e˚t pu abattre l'arme - une mitraillette compacte, a en juger par sa forme - sur la gorge de sa victime, lui écrasant la trachée artère, si bien qu'elle se f˚t étranglée avec son propre sang. Un coup au visage e˚t brisé le nez et propulsé des fragments d'os dans le cerveau.

Il ne désirait ni tuer ni blesser gravement qui que ce f˚t, juste se donner le temps de sortir de la. Il frappa de la crosse la tempe du policier, retenant a demi le coup, mais plongeant néanmoins l'individu dans l'inconscience.

Son adversaire portait des lunettes a infrarouge. Le commando menait son opération avec l'aide de toute la technologie moderne. Voila qui expliquait pourquoi aucune lumière ne s'était allumée a l'intérieur. Les flics voyaient comme des chats et Spencer était la souris.

Il roula dans l'herbe et se releva en position accroupie, serrant la mitraillette a deux mains. C'était bien un Uzi: il en reconnaissait la forme et le poids. Il en promena le canon de gauche a droite, s'attendant a voir charger un nouvel ennemi. Personne n'apparut.

Il avait pu s'écouler cinq secondes depuis que l'homme en noir était arrivé auprès du figuier.

Spencer traversa la pelouse en courant, s'éloignant du bungalow sans prendre la peine d'éviter les massifs de fleurs ou d'arbustes. Des branches lui fouettèrent les jambes. De grandes azalées lui piquèrent les mollets, se prirent dans son jean.

Il l‚cha l'Uzi. De toute façon, il ne tirerait pas. Mame si cela signifiait son arrestation et son exposition aux feux des médias, il se rendrait plutôt que d'utiliser l'arme.

Il navigua a travers les buissons entre deux arbres, dépassa un eugénia aux fleurs blanches phosphorescentes et atteignit le mur de la propriété.

Il était presque tiré d'affaire. S'ils l'apercevaient maintenant, ils ne lui tireraient pas dans le dos. Ils feraient des sommations, s'identifieraient, lui ordonneraient de se figer et courraient le rejoindre, mais ils ne tireraient pas.

Le mur de béton, recouvert de stuc et couronné de briques que la pluie rendait glissantes mesurait deux mètres de haut. Il s'y accrocha et s'y hissa, raclant la pierre de la pointe de ses chaussures de sport.

alors qu'il atteignait le sommet du mur, le ventre contre les briques glacées, et ramenait les jambes a la mame hauteur, des coups de feu claquèrent derrière lui.

Des balles percutèrent les blocs de béton si près de lui que des éclats de stuc lui aspergèrent le visage.

Personne n'avait fait la moindre sommation.

Lorsqu'il se laissa glisser dans la propriété voisine, des armes automatiques parlèrent a nouveau - plus longuement que la première fois.

Des mitraillettes dans un quartier résidentiel. quelle folie ! a quel genre de flics avait-il affaire ?

Il tomba dans un enchevatrement de rosiers. C'était l'hiver: ils avaient été taillés. Mame durant les mois les plus froids, pourtant, le climat californien était assez clément pour encourager une certaine croissance, et de longues tiges épineuses se prirent dans ses vatements, lui écorchèrent la peau.

Des voix a la sonorité étrange, plate, étouffée par les parasites de la pluie, s'élevèrent derrière le mur.

- Par ici, au fond, amenez-vous !

Spencer bondit sur ses pieds et battit des bras pour se dégager des rosiers. Une branche couverte d'épines lui racla la joue dépourvue de cicatrice et s'enroula autour de sa tate, comme pour lui tresser une couronne. Il ne s'en libéra qu'au prix de douloureuses piq˚res aux mains.

Il se trouvait dans un autre jardin. Il y avait de la lumière dans certaines pièces, au rez-de-chaussée de la maison. Un visage, a une fenatre couverte de gouttes de pluie étincelantes. Une jeune fille. Spencer avait le terrible sentiment qu'il allait la mettre en danger de mort s'il ne sortait pas d'ici avant l'arrivée de ses poursuivants.

après avoir circulé dans un labyrinthe de jardins, de murs, de clôtures en fer forgé, de culs-de-sac et de ruelles, ne sachant jamais s'il avait semé ceux qui le traquaient ou s'ils étaient encore sur ses talons, Spencer retrouva la rue oa il avait garé l'Explorer. Il courut au véhicule et tira frénétiquement sur la portière.

Verrouillée, bien s˚r.

Il fouilla ses poches a la recherche de ses clefs. Ne les trouva pas. Pria Dieu de ne pas les avoir perdues en chemin.

Rocky l'observait a travers la vitre. apparemment, il jugeait cette fouille frénétique très amusante, car il souriait.

Spencer jeta un coup d'oeil derrière lui, dans la rue délavée par la pluie. Déserte.

La dernière poche. Oui. Il pressa le bouton de la télécommande. Le système de sécurité émit un bruit électronique, les serrures se déverrouillèrent et il se h‚ta de monter en voiture.

Comme il tentait de démarrer, les clefs glissèrent entre ses doigts humides et tombèrent sur le sol.

- Merde !

Sensible a la peur de son maatre, plus du tout amusé, Rocky se recroquevilla dans l'angle formé par le siège du passager et la portière. Il l‚cha un petit gémissement interrogateur, inquiet.

Les mains de Spencer étaient toujours douloureuses, a cause des billes en caoutchouc qui les avaient frappées, mais elles n'étaient plus engourdies. Pourtant, il lui sembla qu'il lui fallait une éternité pour récupérer les clefs.

Peut-atre valait-il mieux s'allonger sur les sièges, hors de vue, et maintenir Rocky au-dessous des vitres.

attendre que les flics arrivent... et repartent. S'ils débou-chaient dans la rue au moment oa il démarrait, ils le soup-

çonneraient d'atre le visiteur de Valérie et, d'une manière ou d'une autre, l'arrateraient.

D'un autre côté, il venait de se trouver pris dans une opération d'envergure mettant en jeu des forces nombreuses. Elles n'allaient pas abandonner la partie facilement. Pendant qu'il se terrait, elles risquaient de bloquer le quartier et d'entamer une fouille systématique des maisons. Elles inspecteraient aussi de leur mieux les voitures en stationnement, en regardant par les vitres; il se retrouverait dans le faisceau d'une lampe et serait pris au piège dans son propre véhicule.

Le moteur démarra en rugissant.

Spencer rel‚cha le frein a main, passa la première et s'éloigna du trottoir en branchant les essuie-glaces et les phares. Garé près d'un coin de rue, il exécuta un demi-tour.

Un coup d'oeil dans le rétroviseur intérieur, puis extérieur. Pas d'hommes armés en uniforme noir.

Deux voitures franchirent l'intersection a toute allure sur l'avenue perpendiculaire, se dirigeant vers le sud. De grands geysers jaillissaient derrière elles.

Sans mame s'arrater au stop, Spencer tourna a droite et s'inséra dans la circulation nord-sud, s'éloignant du quartier de Valérie. Il résista a la tentation de mettre le pied au plancher. Il ne pouvait prendre le risque de se faire arrater pour excès de vitesse.

- qu'est-ce que c'est que ce bordel ? dit-il d'une voix tremblante.

Le chien répondit par un léger gémissement.

- qu'est-ce qu'elle a fait ? Pourquoi la cherchent-ils ?

De l'eau dégoulinait de son front, lui coulait dans les yeux. Il était trempé jusqu'aux os. Lorsqu'il secoua la tate, un nuage de gouttelettes glacées s'échappa de ses cheveux, aspergeant le tableau de bord, les sièges et le chien.

Rocky sursauta.

Spencer brancha le chauffage.

Il franchit cinq p‚tés de maisons et changea deux fois de direction avant de commencer a se sentir en sécurité.

- qui est cette fille ? Et que diable a-t-elle fait ?

Le chien avait accepté le changement d'humeur de son maatre. Il ne se blotissait plus dans son coin. ayant repris sa posture vigilante au milieu du siège, la tate inclinée de côté, il paraissait attentif mais plus terrifié. Son regard se partageait entre Spencer et la ville martelée par l'orage, devant eux, accordant a la seconde une vague inquiétude et au premier une certaine perplexité.

- Bon Dieu ! Et moi, qu'est-ce que je foutais la-bas ?

se demanda son compagnon a voix haute.

Baigné de l'air chaud qui sortait des ventilateurs, Spencer continuait de frissonner. Une partie de son malaise n'avait rien a voir avec le fait d'atre trempé et aucune chaleur au monde n'aurait pu la dissiper.

- Je n'avais rien a foutre la-bas, je n'aurais pas d˚ y aller. Est-ce que tu peux me dire ce que je foutais dans cette baraque, toi ? Parce que moi, je n'en ai pas la moindre idée. C'était complètement con.

Il ralentit pour traverser un carrefour inondé au milieu duquel une armada de déchets dérivait dans une eau sale.

Spencer avait chaud au visage. Il jeta un coup d'oeil a Rocky.

auquel il venait de mentir.

Bien longtemps auparavant, il s'était juré de ne jamais se mentir a lui-mame. Il n'avait respecté ce serment qu'a peine plus fidèlement que l'ivrogne moyen respecte sa résolution, pour la nouvelle année, de ne plus jamais laisser le démon du rhum approcher ses lèvres. En fait, il se laissait probablement moins aller a l'auto-aveuglement ou a l'autotromperie que la plupart des gens, mais il ne pouvait prétendre sans frémir se dire invariablement la vérité.

Ni mame avoir invariablement envie de l'entendre. au bout du compte, il essayait d'atre toujours honnate avec lui-mame mais acceptait souvent une demi-vérité et un clin d'oeil a la place de la vérité tout entière - et vivait très confortablement avec l'omission que représentait le clin d'oeil.

Mais il ne mentait jamais au chien.

Jamais.

Ils entretenaient la seule relation entièrement honnate que Spencer e˚t jamais connue: elle lui était donc très importante. Non: plus qu'importante. Sacrée.

Rocky, avec ses grands yeux expressifs et son coeur franc, avec son langage corporel et ses battements de queue qui révélaient son ‚me était incapable de tromperie. S'il avait pu parler, il aurait toujours dit la vérité, car c'était un innocent total. Lui mentir était pire que mentir a un enfant. Bon sang ! Il ne se serait pas senti a moitié

aussi mal s'il avait menti a Dieu, car ce dernier attendait sans conteste beaucoup moins de lui que le pauvre Rocky.

Ne jamais mentir au chien.

- Très bien, dit-il en freinant a l'approche d'un feu rouge, je sais pourquoi je suis allé chez elle. Je sais ce que je cherchais.

Rocky le contempla avec intérat.

- Tu veux que je te le dise, hein ?

L'animal attendit.

- C'est important pour toi, hein ? que je te le dise ?

Il haleta, se lécha les babines et inclina la tate de côté.

- D'accord. Je suis allé chez elle parce que... (Rocky ne le quittait pas des yeux.) Parce que c'est une très jolie femme.

La pluie martelait la voiture. Les essuie-glaces émet-taient des coups sourds et réguliers.

- Oh, bon, d'accord, elle est mignonne mais ce n'est pas un canon. Il n'y a pas que son physique. Il y a...

quelque chose en elle. Elle est extraordinaire.

Le moteur, qui tournait au ralenti, se mit a ronfler.

- allez, soupira Spencer, je vais atre complètement honnate, cette fois-ci. Droit au but. On arrate de tourner autour du pot. Je suis allé chez elle parce que... (Le regard du chien ne le quittait pas.) Parce que je voulais me trouver une vie.

Rocky tourna la tate et se remit a contempler la rue, a l'évidence satisfait par cette dernière explication.

Spencer médita sur ce qu'il venait de se révéler en étant honnate avec Rocky. Je voulais me trouver une vie.

Il ne savait trop s'il devait en rire ou en pleurer. Finalement, il ne fit ni l'un ni l'autre: il se contenta de poursuivre son chemin, ce qu'il n'avait cessé de faire depuis au moins seize ans.

Le feu passa au vert.

Tandis que Rocky regardait vers l'avant, seulement vers l'avant, Spencer rentra chez lui dans la nuit détrempée, a travers la solitude de la ville immense, sous un étrange ciel moucheté, aussi jaune qu'un oeuf pourri, aussi gris que des cendres de crématorium, et d'un noir terrifiant le long de l'horizon lointain.

a 21 heures, après le fiasco de Santa Monica, tandis qu'il regagnait par la voie rapide son hôtel de Westwood, Roy Miro remarqua une Cadillac arratée sur la bande d'arrat d'urgence. Des serpents de lumière rouge, les feux de détresse du véhicule se tortillaient sur son propre pare-brise inondé par la pluie. Le pneu arrière gauche était a plat.

Une femme, assise au volant, attendait visiblement de l'aide. Elle paraissait seule.

Voir une femme seule en de telles circonstances, dans n'importe quelle partie de Los angeles ne laissait pas de préoccuper Roy. De nos jours, la Cité des anges n'était plus l'endroit paisible de naguère - et l'espoir d'y trouver quelqu'un menant une existence mame vaguement angélique était bien mince. Des démons, oui. Ceux-la étaient assez faciles a localiser.

Il s'arrata devant la Cadillac.

Il pleuvait nettement plus fort qu'auparavant. Le vent s'était levé de l'océan. De véritables feuilles de pluie argentée, gonflées telles les voiles transparentes d'un vaisseau fantôme, claquaient dans l'obscurité.

Roy ramassa son chapeau a bord mou, en vinyle, sur le siège du passager et se l'enfonça sur la tate. Comme toujours, par mauvais temps, il portait un imperméable et des couvre-chaussures. Malgré ces précautions, il allait se faire tremper, mais il ne pouvait en toute conscience continuer son chemin comme s'il n'avait pas vu l'automobiliste en détresse.

Tandis qu'il s'approchait de la Cadillac, les voitures qui circulaient sur la voie rapide aspergèrent son pantalon d'eau sale de manière quasiment continue, lui en plaquant les jambes contre la peau. Mais son costume avait besoin d'atre nettoyé, de toute façon.

Lorsqu'il atteignit la voiture, la conductrice n'abaissa pas sa vitre. L'observant avec méfiance, elle vérifia par réflexe que les portières étaient bien verrouillées.

Il ne s'offusqua pas de ses soupçons. Elle connaissait la ville, tout simplement. qu'elle f˚t incertaine de ses intentions était compréhensible.

Il éleva la voix pour se faire entendre a travers la vitre close.

- Vous avez besoin d'aide ?

Elle lui montra le téléphone portable qu'elle tenait en main.

- J'ai appelé une station-service. On m'a dit qu'on enverrait quelqu'un.

Roy jeta un coup d'oeil a la circulation.

- Depuis combien de temps attendez-vous ?

- Une éternité, répondit la femme, exaspérée, après un instant d'hésitation.

- Je vais changer la roue. Vous n'avez pas besoin de sortir ni de me donner vos clefs. Cette voiture... j'ai eu la mame. Il y a une manette qui ouvre le coffre. Tirez-la pour que je puisse prendre le cric et la roue de secours.

- Vous risquez de vous faire renverser, objecta la conductrice.

Le bas-côté étroit n'offrait qu'une marge de sécurité

réduite, et les voitures passaient effectivement bien trop près, bien trop vite, pour que Roy se sentat a l'aise.

- J'ai des balises, affirma-t-il.

Se détournant avant qu'elle ne p˚t répliquer, il se h‚ta de rejoindre son propre véhicule et de récupérer les six balises du nécessaire d'urgence que contenait son coffre.

Il les répartit sur la route jusqu'a cinquante mètres derrière la Cadillac, bloquant l'essentiel de la voie de droite.

Si un ivrogne surgissait de la nuit, bien entendu, aucune précaution ne serait suffisante. Et ces temps-ci, les automobilistes sobres semblaient moins nombreux que ceux qui carburaient a l'alcool ou a des drogues diverses.

L'irresponsabilité était le fléau de cette époque - raison pour laquelle Roy tentait de se faire bon Samaritain chaque fois qu'une occasion se présentait. Comme le monde aurait pu atre lumineux si chacun s'était contenté

d'allumer ainsi une petite flamme ! C'était la une chose en laquelle il croyait fermement.

La conductrice avait tiré sur la manette. Le coffre était entrouvert.

Roy Miro se sentait plus heureux qu'il ne l'avait été de toute la journée. Battu par le vent et la pluie, éclaboussé

par les véhicules qui passaient, il se mit au travail en souriant. Plus on rencontrait de difficultés en l'accomplis-sant, plus une bonne action se révélait gratifiante. Comme il se battait contre un écrou coincé, la manivelle glissa et il s'écorcha une phalange. Plutôt que de jurer, il se mit a siffloter.

Lorsqu'il eut terminé, la femme descendit sa vitre de quelques centimètres pour lui éviter de crier.

- Vous pouvez repartir, lui annonça-t-il.

Penaude, elle commença a s'excuser de s'atre autant méfiée de lui, mais il l'interrompit en lui assurant qu'il comprenait.

Elle lui rappelait un peu sa mère, et cela le récompen-sait d'autant plus de l'avoir aidée. C'était une jolie femme d'a peine cinquante ans, ce qui lui en faisait peut-atre vingt de plus qu'a lui, aux cheveux auburn et aux yeux bleus. La mère de Roy avait été brune, avec des yeux noisette, mais toutes deux possédaient une aura de douceur et de raffinement.

- Voici la carte professionnelle de mon mari, déclarat-elle en lui passant l'objet par l'ouverture de la vitre. Il est comptable. Si vous avez besoin du moindre conseil dans cette partie, ce sera gratuit.

- Je n'ai pas fait grand-chose, répondit Roy en accep-tant la carte.

- De nos jours, c'est un miracle de tomber sur quelqu'un comme vous. J'aurais bien appelé Sam plutôt que cette fichue station-service, mais il travaille tard, chez un client. Depuis un moment, j'ai l'impression qu'il travaille 24 heures sur 24.

- C'est la récession, approuva Roy, compatissant.

- Est-ce que ça ne va pas s'arrater un jour ? se demanda-t-elle en fouillant a nouveau dans son sac a main.

Il prit la carte professionnelle en coupe dans sa main pour la protéger de la pluie, et la tourna de manière a ce qu'elle f˚t illuminée par la lueur rouge de la première balise. Le mari avait son bureau a Century City, oa les loyers étaient élevés. Il n'était guère étonnant que le pauvre type travaill‚t tard pour rester a flot.

- Et voila ma carte, reprit la femme, en la sortant de son sac et en la lui tendant.

Pénélope Bettonfield. Décoratrice d'intérieur. Tél.

213.555.6868.

- Je travaille chez moi, dit-elle. J'avais un bureau, mais avec cette terrible récession... (Elle poussa un soupir, puis lui sourit a travers la vitre entrouverte.) Si je puis vous atre d'une quelconque utilité...

Il pacha une de ses propres cartes de visite dans son portefeuille et la lui donna. Elle le remercia a nouveau, remonta sa vitre et s'éloigna.

Roy tourna les talons et récupéra ses balises afin qu'elles cessent de ganer la circulation.

Une fois en voiture, il reprit la direction de Westwood enchanté d'avoir allumé sa petite flamme de la journée.

Parfois, il se demandait s'il existait encore un espoir pour la société actuelle, si elle n'allait pas dégringoler en flèche dans un enfer de haine, de crime et de cupidité - et soudain, il rencontrait quelqu'un comme Pénélope Bettonfield, avec son gentil sourire et son aura de douceur, de raffinement. Il s'apercevait alors qu'il était encore possible d'espérer. C'était une femme attentionnée: elle lui rendrait la faveur qu'il venait de lui faire en faisant une faveur a quelqu'un d'autre.

Malgré Mrs Bettonfield, sa bonne humeur ne dura pas.

Lorsqu'il quitta la voie rapide pour Wilshire Boulevard et s'engagea dans Westwood, la tristesse s'était emparée de lui.

Partout, il apercevait les signes d'une évolution a rebours. Des graffiti a la bombe défiguraient les parois de la rampe de sortie et masquaient deux panneaux indicateurs - et ce, dans un quartier jusqu'alors épargné par ce genre de vandalisme. Un sans-logis poussant un caddie empli de ses pitoyables biens avançait péniblement sous la pluie, dénué d'expression, tel un zombie parcourant les allées d'un supermarché infernal.

a un feu rouge, dans la file voisine de celle de Roy, s'arrata une voiture emplie de jeunes a l'aspect agressif -

des skinheads qui portaient tous une boucle d'oreille lui-

sante. Ils le fixèrent d'un oeil menaçant, se demandant peut-atre s'il avait une tate de juif, et lui lancèrent des obscénités en articulant bien, afin d'atre s˚rs qu'il p˚t lire sur leurs lèvres.

Il dépassa un cinéma oa tous les films a l'affiche proposaient des saletés. De l'ultra-violence. De sordides histoires de sexe. C'étaient des films produits par de grands studios, avec des acteurs célèbres, mais des saletés néanmoins.

Graduellement, l'impression que lui avait laissée sa rencontre avec Mrs Bettonfield se modifia. Il se rappela ce qu'elle avait dit au sujet de la récession, des longues journées de travail de son époux, des problèmes économiques qui l'avaient forcée a abandonner son bureau et a diriger de chez elle son agence de décoration en péril.

Une femme si charmante. La savoir dans des ennuis financiers attristait Roy. Comme tant d'autres, c'était une victime du système, emprisonnée au coeur d'une société

d'armes et de drogues, dépourvue de compassion ou de grands idéaux. Elle méritait mieux.

Lorsqu'il atteignit son hôtel, le Westwood Marquis Roy n'avait plus envie de rejoindre sa chambre, d'y faire monter son daner et de se retirer pour la nuit - ce qui avait auparavant été son intention. Il dépassa l'établissement, continua jusqu'a Sunset Boulevard, prit a gauche et, un temps, se contenta de tourner en rond.

Il finit par se ranger le long du trottoir, a deux p‚tés de maisons de l'UCLa'mais il ne coupa pas le moteur.

Enjambant le levier de vitesses, il passa sur le siège du passager, oa le volant ne le ganerait pas dans ses activités.

Son téléphone portable était chargé a bloc: il le débrancha de l'allume-cigares, puis récupéra une mallette sur la banquette arrière. L'ouvrant sur ses genoux, il révéla un ordinateur compact, a modem intégré, qu'il brancha sur l'allume-cigares, avant de le mettre en marche. L'écran s'alluma et afficha le menu de base, dans lequel Roy opéra une sélection.

Il apparia son téléphone au modem et composa le numéro a accès direct qui relierait son terminal aux super-ordinateurs jumeaux Cray du bureau central. La connection fut établie en quelques secondes. La litanie de sécurité familière débuta par trois mots sur l'écran: qUI Va La ?

Il tapa son nom: ROY MIRO.

VOTRE NUM…RO D'IDENTIFICaTION ?

Il le fournit.

VOTRE PHRaSE CODE PERSONNELLE ?

WINNIE, tapa-t-il, mot qu'il avait choisi comme code d'accès parce que c'était le nom de son personnage de fiction préféré: l'ourson amateur de miel, a l'inaltérable bonne humeur.

EMPREINTE DU POUCE DROIT, S.V.P.

Un encadré blanc de cinq centimètres de côté apparut dans le coin supérieur droit de l'écran bleu. Roy y appuya son pouce et attendit que les capteurs inclus dans le moniteur eussent achevé de bombarder sa peau de lumière intense, par micro-décharges, et de comparer la relative ovscurité au creux des crates pré-santes. au bout d'une minute, un bip léger indiqua la fin de la vérification. Lorsqu'il releva le pouce, une image détaillée de son empreinte, en noir et blanc, occupait le centre de l'encadré. au bout de trente secondes supplémentaires, elle disparut: elle avait été digitalisée, transmise a l'ordinateur du bureau central, comparée électroniquement a celle qui figurait dans le fichier de Roy, et approuvee.

Il avait accès a une technologie nettement plus sophistiquée que le bidouilleur moyen armé de quelques milliers de dollars et de l'adresse d'une boutique, a Computer City. Ni les composants électroniques contenus dans sa mallette, ni les logiciels qu'on y avait installés n'étaient disponibles pour le grand public.

Un message apparut sur l'écran: aCCES a MaMaN

aUTORIS….

Maman était le système informatique du bureau central. Bien que situé a cinq mille kilomètres de la, sur la Côte Est, tous ses programmes étaient désormais a la disposition de l'utilisateur par l'intermédiaire du téléphone.

Un long menu apparut sur l'écran. Roy le parcourut rapidement et trouva un programme intitulé LOCaTE, qu'il sélectionna.

Il tapa alors un numéro de téléphone et demanda l'adresse précise correspondante.

Tandis que Maman accédait aux fichiers de la compagnie du téléphone pour en tirer l'information demandée, il contempla la rue battue par l'orage. a cet instant, aucun passant, aucune voiture en mouvement n'était en vue.

Certaines maisons étaient plongées dans l'obscurité, les lumières des autres tamisées par des torrents de pluie qui semblaient ne jamais devoir s'arrater. On e˚t presque pu croire qu'il s'était produit une étrange apocalypse silencieuse, éliminant toute vie humaine sans toucher aux ouvrages de la civilisation.

Il allait bel et bien se produire une apocalypse, songeait Roy. Une grande guerre, tôt ou tard: nation contre nation ou race contre race, affrontement de religions ou bataille d'idéologies. L'humanité était poussée au combat et a l'autodestruction aussi s˚rement que la terre achevait chaque année sa révolution autour du soleil.

La tristesse de Roy ne fit qu'augmenter.

Sous le numéro de téléphone qui figurait sur l'écran, le nom adéquat apparut. L'adresse, toutefois, fut déclarée

" indisponible a la demande du client ".

Roy ordonna a l'ordinateur du bureau central de se brancher sur les archives électroniques des installations et des facturations de la compagnie du téléphone afin de mettre néanmoins au jour l'élément désiré. Pénétrer dans une telle banque de données privée était bien entendu illégal sans une ordonnance du tribunal, mais Maman se montrait extramement discrète. Tous les systèmes informatiques du réseau téléphonique national figurant sur la liste de ceux qu'elle avait d'ores et déja violés, elle pouvait pénétrer dans n'importe lequel d'entre eux quasi instantanément, l'explorer a volonté, y recueillir ce qu'elle désirait, et rompre le contact sans laisser la moindre trace de son passage. Maman était un fantôme dans les machines des autres.

quelques secondes plus tard, une adresse de Beverly Hills apparaissait sur l'écran.

Roy vida ce dernier puis demanda un plan quadrillé de Beverly Hills, qui lui fut fourni après une brève recherche. Dans son intégralité, toutefois, il était a trop petite échelle pour atre lisible.

L'opérateur tapa sur le clavier l'adresse qu'il avait obtenue. La machine agrandit le carreau correspondant aux dimensions de l'écran, puis n'en conserva finalement que le quart, a nouveau agrandi. La propriété cherchée ne se trouvait qu'a un ou deux p‚tés de maisons au sud de Wilshire Boulevard, dans le quartier le moins prestigieux de Beverly Hills. Elle serait facile a localiser.

Roy tapa WINNIE OUT, ce qui dégagea son terrninal portable de Maman - laquelle ne quittait jamais son frais et sec bunker de Virginie.

La grande maison en brique - peinte en blanc, avec des volets vert bouteille - s'élevait derrière une clôture blanche en bois. La pelouse était ornée de deux énormes sycomores aux branches nues.

a l'intérieur, il y avait de la lumière, mais seulement a l'arrière du b‚timent, au rez-de-chaussée.

Debout devant la porte d'entrée, protégé de la pluie par un large auvent que soutenaient de hautes colonnes blanches, Roy entendait résonner de la musique a l'intérieur: une chanson des Beatles, When l'm Sixty-four'.

Lui-mame avait trente-trois ans, les Beatles n'étaient pas de son époque, mais il aimait leur musique car elle était souvent empreinte d'une tendre compassion.

Tout en fredonnant a voix basse avec les quatre de Liverpool, il glissa une carte de crédit entre la porte et son encadrement, puis la poussa vers le haut jusqu'a forcer la première serrure - et la moins sophistiquée. Il la laissa en place afin de maintenir un pane a ressort tout simple hors de son logement dans le chambranle.

Pour ouvrir la lourde serrure a pane dormant, il avait besoin d'un outil plus sophistiqué: un pistolet Lockaid, vendu exclusivement aux services de police. Il enfonça la fine pointe de l'engin dans le trou de serrure, sous les broches, et appuya sur la détente. Le ressort d'acier plat du Lockaid en fit bondir la pointe en hauteur, forçant une partie des broches en position ouverte. Il fallut une demi-douzaine de tels tirs pour venir a bout du mécanisme.

Le claquement du chien contre le ressort et celui de la pointe contre les broches n'avaient rien de tonitruant mais Roy était pourtant ravi de la couverture sonore fournie par la musique. quhen I'm sixty-four s'acheva au moment mame oa il ouvrait la porte. Il attrapa sa carte de crédit avant qu'elle n'e˚t le temps de choir, se figea, et attendit la chanson suivante. Dès les premières mesures de Lovely Rita, il franchit le seuil.

Déposant le pistolet Lockaid par terre, sur la droite de l'entrée, il referma silencieusement l'huis derrière lui.

Le hall oa il venait de pénétrer était plongé dans l'ombre. adossé au battant, il laissa ses yeux s'accoutu-mer a l'obscurité.

Lorsqu'il eut la certitude de ne pas se cogner dans les meubles, il traversa plusieurs pièces successives, en direction des lumières, a l'arrière de la maison.

Il déplorait que ses vatements fussent aussi trempés ses couvre-chaussures aussi sales: il était probablement en train de saloper la moquette.

La femme se trouvait dans la cuisine, devant l'évier, en train de rincer un coeur de laitue, le dos tourné a la porte battante par laquelle il entra. Compte tenu des légumes qui se trouvaient sur la planche a découper, elle devait préparer une salade composée.

Roy laissa doucement la porte retomber en place, espérant éviter de faire sursauter son hôtesse, et se demanda s'il devait ou non s'annoncer. Il désirait lui faire comprendre qu'il était un ami venu la réconforter, non un inconnu aux motivations perverses.

Elle ferma le robinet et plaça la laitue dans un égouttoir en plastique. Comme elle se détournait de l'évier en s'es-suyant les mains sur un torchon, elle le découvrit enfin, alors que Lovely Rita s'achevait.

Mrs Bettonfield parut surprise mais nullement effrayée ce dont il était redevable, selon lui, a son visage agréable aux traits doux - un peu poupin, parsemé de fossettes, et pourvu d'une barbe tellement clairsemée qu'il paraissait aussi glabre qu'un adolescent. avec ses yeux bleus étincelants et son sourire chaleureux, Roy aurait pu faire avec trente ans de plus un Père NoÎl très convaincant. Il supposait sa tendresse de coeur et son authentique amour de ses semblables tout aussi apparents, car les inconnus le trouvaient en général sympathique plus vite que ne pouvait l'expliquer son seul visage joyeux.

Tant qu'il lui était encore possible de croire que la sur-

prise de Mrs Bettonfield allait se changer en un sourire de bienvenue plutôt qu'en une grimace de terreur, il leva le Beretta 93-R et lui logea deux balles dans la poitrine. Un silencieux était vissé au bout du canon: les deux détonations ne firent que de petits bruits secs, presque inaudibles.

Pénélope Bettonfield s'effondra et s'immobilisa sur le flanc, les mains serrant encore le torchon. Ses yeux grands ouverts fixaient les couvre-chaussures sales et humides de Roy.

Les Beatles attaquèrent Good morning, good morning.

Il devait donc s'agir de l'album Sgt. Pepper.

Le visiteur traversa la cuisine, posa son pistolet sur le plan de travail et s'agenouilla auprès de Mrs Bettonfield.

Il ôta un de ses gants de cuir souple pour lui t‚ter la gorge, cherchant le pouls a la carotide. Elle était morte.

Une des deux balles était si parfaitement placée qu'elle lui avait percé le coeur. En conséquence, la circulation coupée d'un coup, elle n'avait pas tellement saigné.

Sa mort avait été une évasion gracieuse: rapide, propre, dénuée de peur et de douleur.

Il remit son gant droit, puis frotta doucement le cou de la défunte, la oa il l'avait touchée. Une fois ganté, il n'avait plus a craindre que ses empreintes fussent relevées sur le corps a l'aide de la technologie laser.

Des précautions s'imposaient. La plupart des juges et des jurés ne comprendraient pas la pureté de ses motivations.

Il abaissa la paupière gauche de Mrs Bettonfield et la maintint en place durant environ une minute, pour s'assurer qu'elle demeurerait close.

- Dormez, chère madame, dit-il avec un mélange d'affection et de regret tandis qu'il lui fermait aussi la paupière droite. Vous n'avez plus a vous inquiéter de vos finances ni a travailler tard. Plus de stress ni de luttes incessantes. Ce monde n'était pas digne de vous.

L'instant était a la fois triste et joyeux. Triste parce que la beauté et l'élégance de cette femme n'illuminaient plus le monde; plus jamais son sourire ne réconforterait quelqu'un; plus jamais sa courtoisie et sa prévenance ne contreraient le flux de barbarie qui déferlait sur cette société troublée. Joyeux, parce qu'elle n'aurait plus jamais peur, ne verserait plus de larmes, ne connaatrait plus le chagrin, ne ressentirait plus la douleur.

Good morning, good morning céda la place a la reprise entraanante et merveilleusement syncopée de Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band', meilleure que la première version, au début de l'album, et parfaitement appropriée pour célébrer le passage de Mrs Bettonfield dans un monde meilleur.

Roy tira une des chaises entourant la table de la cuisine, s'assit et ôta ses couvre-chaussures. Il retroussa les jambes trempées et boueuses de son pantalon, décidé a ne plus causer de dég‚ts.

La reprise de la chanson-titre de l'album était courte.

Lorsqu'il se remit debout, a Day in the life était commencé. Il s'agissait la d'un morceau singulier, mélancolique, trop sombre pour s'accorder avec l'ambiance du moment. Il devait l'interrompre avant d'en atre déprimé.

Roy était un individu sensible, plus vulnérable que la moyenne aux effets émotionnels de la musique, de la poésie, de la peinture, de la littérature et autres arts.

Il trouva la chaane stéréo au fond du bureau, encastrée dans un long mur couvert de placards en acajou superbement ouvragés. après avoir coupé le son, il explora deux tiroirs emplis de disques compacts et, toujours d'humeur a écouter les Beattles, sélectionna a Hard day's night, parce qu'aucun morceau de cet album n'était déprimant.

Chantant en mesure la chanson-titre, il retourna dans la cuisine et souleva Mrs Bettonfield du sol. Plus menue qu'elle ne l'avait semblé lorsqu'il lui avait parlé par la vitre de sa voiture, avec ses poignets fins, son cou de cygne et ses traits délicats, elle ne pesait guère que cinquante kilos. Roy, profondément touché par sa fragilité, la transporta dans ses bras avec douceur et respect, presque avec révérence.

Manoeuvrant de l'épaule les interrupteurs successifs, il gagna l'avant de la maison, puis l'étage, parcourut le couloir, inspectant chaque pièce jusqu'a la chambre principale. La, il déposa délicatement Pénélope Bettonfield sur un fauteuil moelleux.

Il replia l'épais couvre-lit, puis les couvertures, pour révéler le drap de dessous, et arrangea les oreillers - les-

quels, en coton égyptien orné de dentelle, étaient les plus jolis qu'il e˚t jamais vus.

Otant les chaussures de Mrs Bettonfield, il les rangea dans un placard. La défunte avait des petits pieds de fillette.

Roy la porta jusqu'au lit et l'allongea sur le dos tout habillée, la tate soutenue par deux oreillers. Il laissa le couvre-lit plié mais remonta drap de dessus et couvertures jusqu'a la poitrine de Pénélope, dont les bras restè-rent visibles.

a l'aide d'une brosse trouvée dans la salle de bains voisine, il commença a la coiffer. Les Beatles chantaient alors If If ell, mais ils en étaient a l'm happy just to dance with you quand les mèches auburn lustrées furent parfaitement disposées autour de l'adorable visage.

après avoir allumé la lampe en bronze voisine du fauteuil, Roy éteignit le plafonnier a la lumière plus crue. De douces ombres s'échouèrent sur la femme allongée, telles les ailes des anges venus l'entraaner loin de cette vallée de larmes, vers le royaume des cieux et la paix éternelle.

Roy s'approcha de la coiffeuse Louis XVI et emporta au bord du lit la chaise assortie. Otant ses gants, il s'assit près de la morte et lui prit une main entre les siennes. La chair commençait a refroidir mais était encore tiède.

Il ne pouvait s'attarder. Il avait beaucoup de choses a faire et peu de temps a leur consacrer. Pourtant, il tenait a passer quelques minutes de qualité en compagnie de Mrs Bettonfield.

Tandis que les Beatles chantaient and I love her puis Tell me why, Roy Miro serra tendrement la main de son amie défunte et s'accorda le temps d'admirer l'ameublement exquis, les tableaux, les objets d'art, le chaleureux arrangement des couleurs et la grande variété des tissus, aux textures et motifs différents mais merveilleusement complémentaires .

- Il est vraiment injuste que vous ayez d˚ abandonner votre activité, dit-il a Pénélope. Vous étiez une très bonne décoratrice d'intérieur. Je vous l'assure, chère madame, je vous l'assure.

Les Beatles chantaient.

La pluie battait les fenatres.

Le coeur de Roy se gonflait d'émotion.

Rocky reconnaissait le chemin de la maison. Périodiquement, alors qu'il dépassait un quelconque point de repère, il haletait doucement, de plaisir.

Spencer habitait un quartier de Malibu dépourvu de tout glamour mais possédant sa propre beauté sauvage.

Les manoirs de quarante pièces, de style français ou méditerranéen, les demeures ultramodernes, a flanc de colline, faites de verre teinté, de séquoia et d'acier, les cottages du Cap Cod, aussi imposants que des paquebots, les adobes de deux mille mètres carrés, aux plafonds couverts de tentures et aux véritables salles de projection personnelles comprenant vingt places et équipées du son THX, étaient situés sur les plages ou les falaises qui les surmontaient - ou dans les terres, derrière l'autoroute de la Côte Pacifique, sur des collines avec vue sur la mer.

Le domicile de Spencer s'élevait a l'est de la dernière maison qu'e˚t pu choisir de photographier l'architectural Digest, a mi-hauteur d'un canyon peu en vogue et guère peuplé. La petite route qui y menait avait souvent été

rapiécée et était crevassée en raison des tremblements de terre qui faisaient régulièrement vibrer toute la côte. Une porte métallique grillagée marquait l'entrée d'une allée de deux cents mètres.

Un panneau rouillé oa s'étalaient des lettres rouge passé était fixé a la grille par du fil de fer: DaNGER/CHIEN

D'aTTaqUE. Il l'avait posé lorsqu'il avait acheté la maison bien avant que Rocky ne f˚t venu vivre avec lui. a l'époque, il n'avait pas de chien du tout, pas de molosse dressé a l'attaque. Le panneau n'était qu'une menace gratuite mais efficace. Nul ne l'avait jamais dérangé dans sa retraite.

L'ouverture de la grille n'était pas automatisée. Il dut sortir sous la pluie pour la déverrouiller, et accomplir l'opération inverse une fois la voiture passée.

avec une seule chambre un salon et une grande cuisine, le b‚timent qui s'élevait au bout de l'allée n'était pas vraiment une maison, plutôt un chalet. Les murs de cèdre, perchés sur des fondations en pierre pour échapper aux termites, et dotés par les intempéries d'un lustre gris argenté eussent pu paraatre minables a un oeil dépourvu de go˚t. Spencer, lui, a la lumière des phares de l'Explorer, les jugeait superbes et pleins de caractère.

Le chalet était abrité - entouré, masqué étouffé - par un bouquet d'eucalyptus. Ils appartenaient a l'espèce rouge résineuse que laissaient tranquille les scarabées dévorant depuis plus de dix ans les eucalyptus bleus de Californie. Depuis que Spencer avait acheté la propriété

ils n'avaient pas été taillés.

au-dela, broussailles et petits chanes couvraient le canyon et les pentes abruptes des falaises. En été et en automne, privées d'humidité par les vents desséchants de Santa ana, les collines et les ravines devenaient inflam-mables. En huit ans, les pompiers avaient obligé deux fois Spencer a évacuer les lieux lorsque des incendies dans les canyons voisins avaient menacé de s'abattre sur lui, impitoyables, tel le jour du Jugement dernier. Les flammes, poussées par le vent, se déplaçaient a la vitesse d'un train express. Une nuit, elles pourraient bien le surprendre dans son sommeil. Toutefois, la beauté du lieu et la tranquillité

qui y régnait justifiaient ce risque.

a différentes périodes de son existence, Spencer avait eu du mal a rester en vie, mais il n'avait pas peur de mourir. Il lui arrivait mame d'aimer l'idée de s'endormir pour ne plus se réveiller. Lorsque la crainte du feu le saisissait, ce n'était pas pour lui, mais pour Rocky.

En ce mercredi soir de février, la saison sèche ne reviendrait pas avant plusieurs mois. Chaque arbre chaque buisson, chaque brin d'herbe dégoulinait de pluie et paraissait devoir rester a jamais insensible au feu.

La maison était froide. On pouvait la chauffer gr‚ce a la grande cheminée en pierre du salon, mais chaque pièce possédait aussi son radiateur électrique, encastré dans le mur. Bien qu'il préfér‚t les lumières dansantes, les crépi-tements et l'odeur du feu de bois, Spencer était pressé, aussi brancha-t-il les radiateurs.

après avoir échangé ses vatements trempés contre une confortable tenue de jogging grise et des chaussettes de sport, il se fit un café. Pour Rocky, il déposa par terre un bol de jus d'orange.

Ce go˚t pour le jus de fruit ne constituait pas l'unique excentricité de l'animal. Par exemple, bien qu'il ador‚t se promener pendant la journée, il ne manifestait nullement l'intérat fol‚tre qu'éprouvent en général les chiens pour le monde nocturne, préférant conserver a tout le moins une fenatre entre la nuit et lui. S'il était obligé de sortir après le coucher du soleil, il demeurait au côté de Spencer, mal a l'aise, et scrutait intensément l'obscurité. Ensuite, il y avait Paul Simon. La musique le laissait le plus souvent indifférent, mais la voix de Simon l'enchantait. Lorsque Spencer en écoutait un album, en particulier Graceland, le chien demeurait assis devant les enceintes, les yeux grands ouverts, ou bien décrivait de grands cercles paresseux -

sans se plier au rythme, perdu dans sa raverie - pendant Diamonds on the soles of her shoes ou You can call me al.

Ce n'était pas la une réaction très canine. Encore moins canine était sa pudeur au regard des fonctions naturelles. Il refusait de faire ses besoins s'il était observé; son maatre était obligé de lui tourner le dos avant qu'il ne s'y attel‚t.

Parfois, Spencer se disait que Rocky n'ayant pas eu la vie facile avant les deux ans qui venaient de s'écouler, et voyant peu de raisons de se satisfaire de son existence canine, souhaitait atre un humain.

Ce qui était une grave erreur. Les hommes avaient plus de chance de mener une vie de chien au sens péjoratif du terme, que la plupart des chiens eux-mames.

- Une plus grande conscience de soi ne rend pas une espèce plus heureuse, mon vieux, avait-il déclaré lors d'une nuit d'insomnie. Sinon, on aurait moins de psy-chiatres et de bars que vous, les chiens, et ce n'est pas le cas.

Tandis que Rocky lapait son jus de fruit, Spencer emporta une grande tasse de café jusqu'a l'énorme table de travail en L qui occupait un angle du salon. D'un bout a l'autre s'étalaient deux ordinateurs pourvus de disques durs a grande capacité, une imprimante couleurs et d'autres appareils.

Ce coin du salon constituait son bureau bien qu'il n'e˚t pas de véritable emploi depuis deux mois. après ses adieux a la police de Los angeles - au sein de laquelle durant les deux dernières années, il avait été affecté a la California Multi-agency Task Force on Computer Crime (Brigade Multi-agences contre le Crime Informatisé) - il avait passé plusieurs heures par jour devant ses propres ordinateurs.

Parfois, gr‚ce aux logiciels Prodigy et Genie, il s'informait sur des sujets qui l'intéressaient personnellement. Le plus souvent, il explorait les mille et une manières d'accéder clandestinement a des ordinateurs privés ou gouvernementaux, protégés par des programmes de sécurité

sophistiqués.

Une fois l'accès obtenu, il entrait dans l'illégalité. Il n'avait jamais détruit de fichier appartenant a une société

ou a un quelconque organisme, jamais introduit de fausses données. Pourtant, il était coupable d'ingérence.

Chose qui ne pesait pas trop sur sa conscience.

Il ne cherchait aucune récompense matérielle. Son salaire était la connaissance - et la satisfaction occasion-nelle de redresser un tort.

Comme dans l'affaire Beckwatt.

au mois de décembre précédent, alors que Henry Beckwatt, un violeur d'enfants, allait atre libéré de prison après seulement cinq ans d'incarcération, le Comité des Libérations sur Parole avait refusé, au nom du droit des prisonniers, de divulguer le nom de la ville oa il résiderait durant sa période de liberté conditionnelle. Comme Beckwatt avait battu violemment certaines de ses victimes et n'en avait pas exprimé le moindre remords, sa libération future avait angoissé tous les parents de l'…tat.

Prenant de grandes précautions pour effacer ses traces, Spencer avait tout d'abord obtenu l'accès a l'ordinateur de la police de Los angeles, gr‚ce auquel il s'était branché sur le système du state attorney general'a Sacramento, avant de se faufiler dans la machine du Comité

des Libérations sur Parole, oa il avait trouvé la future adresse de Beckwatt. Des appels anonymes a quelques journalistes avaient forcé le comité a retarder son action jusqu'a ce qu'un nouvel emplacement secret p˚t atre trouvé. Durant les cinq semaines suivantes, Spencer avait révélé les trois nouvelles adresses successives de Beckwatt, peu après qu'elles avaient été choisies.

Les autorités avaient frénétiquement tenté de découvrir une fuite imaginaire au sein de leurs services et nul n'avait émis l'hypothèse, du moins en public, que la fuite incombait aux banques de données informatiques ponc-tionnées par un audacieux pirate. admettant enfin leur défaite, elles avaient installé Beckwatt dans une ancienne demeure de gardien, a l'intérieur de la prison de San quentin.

Deux ans plus tard, après sa période de liberté conditionnelle, rien n'empacherait plus l'individu de rôder a nouveau, et il détruirait sans doute psychologiquement sinon physiquement d'autres enfants. Pour le moment, toutefois, il lui était impossible de se constituer un antre au sein d'un quartier empli d'innocents sans méfiance.

Si Spencer avait trouvé le moyen d'accéder a l'ordinateur de Dieu, il serait intervenu sur le destin de Henry Beckwatt en lui déclenchant une crise cardiaque instantanée et fatale ou en le jetant sur la route d'un poids lourd emballé. Il n'aurait pas hésité a appliquer une justice que la société contemporaine, dans son égarement freudien et sa paralysie morale, trouvait difficile d'imposer.

Il n'était pas un héros ni un petit cousin de Batman, couturé de cicatrices et brandissant son ordinateur au service de la bonne cause. Il n'avait pas l'ambition de sauver le monde. Dans l'ensemble, il naviguait dans le cyberespace - cette étonnante dimension d'énergie et d'informations que recelaient les ordinateurs et les réseaux informatiques - simplement parce qu'il le fascinait autant que Tahiti ou la lointaine ale de la Tortue fascinaient certaines personnes; il l'attirait tout comme Mars et la Lune atti-raient ceux qui devenaient astronautes.

L'aspect le plus séduisant de cette autre dimension était peut-atre le potentiel d'exploration et de découverte qu'elle offrait - sans interaction directe avec des atres humains. quand on évitait les messageries et autres conversations entre usagers, le cyberespace était un univers inhabité, créé par une humanité curieusement absente. Spencer errait a travers de grandes constructions de données infiniment plus imposantes que les pyramides d'…gypte, les ruines de la Rome antique ou les ruches rococo des grandes cités modernes - et il n'y voyait pas le moindre visage humain, n'y entendait pas la moindre voix humaine. Il était un Christophe Colomb sans équipage, un Magellan arpentant seul des autoroutes électroniques et visitant des métropoles de données aussi dépeuplées que les villes fantômes dans le désert du Nevada.

Il s'assit devant un de ses ordinateurs, le mit en marche, et sirota son café tandis que l'appareil accomplissait ses procédures de démarrage. Il utilisait notamment le programme antivirus Norton, qui s'assurait qu'aucun fichier n'avait été infecté par un virus destruc-teur durant la dernière équipée de Spencer au sein des labyrinthes de données nationaux. L'ordinateur ne se révéla pas contaminé.

Le premier numéro de téléphone que tapa son utilisateur était celui d'un service offrant vingt-quatre heures sur vingt-quatre des informations sur les marchés mondiaux. En quelques secondes, la connexion fut établie et un message de bienvenue apparut sur l'écran: BIENVENUE

SUR WORLDWIDE STOCK MaRKET INFORMaTION, INC.

Spencer tapa son numéro d'abonné et demanda un renseignement sur les valeurs japonaises. Simultanément, il activa un programme parallèle, conçu par lui-mame, qui explorait la ligne téléphonique, a la recherche de la subtile signature électronique d'un dispositif d'écoute.

Worldwide Stock Market Information était un service légal et la police n'avait aucune raison d'en épier les lignes: la présence d'une écoute signifierait que c'était son propre téléphone qu'on surveillait.

Rocky arriva de la cuisine a pas de loup et se frotta la tate contre la jambe de son maatre. Il ne pouvait pas déja avoir fini son jus d'orange. a l'évidence, il avait moins soif que besoin de compagnie.

Sans quitter l'écran des yeux, attendant un signal d'alarme ou l'assurance que tout allait bien, Spencer passa la main sous le bureau et gratta gentiment le chien derrière les oreilles.

Rien de ce qu'il avait fait au cours de ses activités de pirate ne pouvait attirer l'attention des autorités, mais il valait mieux se montrer prudent. Depuis quelques années, la National Security agency, le FBI et autres organismes avaient créé des services de lutte contre le crime informatisé qui poursuivaient d˚ment les contrevenants.

Ils faisaient parfois preuve d'un zèle presque criminel.

Comme toutes les agences gouvernementales au personnel trop nombreux, ils n'avaient de cesse que de justifier leur budget toujours croissant. Il leur fallait tous les ans davantage d'arrestations et de condamnations pour prouver que le taux de vol et de vandalisme informatiques augmentait bien a une vitesse effrayante. En conséquence, il arrivait que des pirates n'ayant ni volé ni provoqué les moindres dég‚ts soient traanés devant les tribunaux pour des délits mineurs. On ne les jugeait pas dans l'espoir que leur exemple servat a endiguer le crime: leur condamnation permettait simplement d'alimenter les sta-tistiques assurant des fonds supplémentaires au projet.

Certains allaient en prison.

Sacrifiés sur les autels de la bureaucratie.

Martyrs du cyberespace clandestin.

Spencer était déterminé a ne jamais devenir l'un d'entre eux.

Tandis que la pluie martelait le toit du chalet et que le vent donnait naissance a un chuchotant choeur d'‚mes en peine dans les bosquets d'eucalyptus, il attendit, le regard fixé sur le coin supérieur droit du moniteur. Un unique mot y apparut, en lettres rouges: CLEaR. Rien a signaler.

aucun dispositif d'écoute n'était en fonctionnement.

après avoir abandonné les marchés mondiaux, il forma le numéro de l'ordinateur central de la California Multi-agency Task Force on Computer Crime. Il s'introduisit dans le système par une porte de derrière dissimulée avec soin, qu'il avait créée juste avant de donner sa démission de commandant en second de la brigade.

Puisqu'il était accepté au niveau de la gestion du système (la plus haute autorisation de sécurité), il avait accès a toutes les fonctions. Il pouvait utiliser l'ordinateur aussi longtemps qu'il le désirait, comme bon lui semblait, et ce, sans que sa présence f˚t remarquée ni enregistrée.

Les fichiers de la brigade ne l'intéressaient pas. Il n'utilisait cette machine qu'en guise de tremplin vers le système informatique de la police de Los angeles, auquel elle avait un accès direct. L'ironie qu'il y avait a employer le matériel et les logiciels d'un service combattant le crime informatisé pour commettre un crime informatisé, mame minime, avait quelque chose de séduisant.

C'était également dangereux.

Mais presque tout ce qui était amusant l'était aussi un peu: les montagnes russes, le saut en parachute, le jeu, la sexualité.

Depuis le système de la police, il pénétra dans l'ordinateur du Bureau des Véhicules a Moteur de Californie, a Sacramento. Ces bonds lui procuraient un tel plaisir qu'il lui semblait presque s'atre déplacé physiquement, s'atre téléporté de son canyon de Malibu jusqu'a Los angeles puis Sacramento, a la manière d'un héros de science-

fiction.

Rocky se souleva sur ses pattes arrière, planta les deux autres au bord du bureau et lorgna l'écran de l'ordinateur.

- «a ne te plairait pas, lui assura Spencer.

L'animal le regarda et poussa un petit gémissement.

- Je suis s˚r que tu aurais nettement plus de plaisir a ronger le nouvel os que je t'ai apporté.

Revenant a l'écran, Rocky inclina de côté sa tate velue, d'un air interrogateur.

- Ou alors, je pourrais te mettre un peu de Paul Simon.

Un autre gémissement. Plus long et plus fort que le précédent.

Spencer soupira et attira une autre chaise près de la sienne.

- D'accord, quand on se sent très seul, j'imagine que ronger un os ne vaut pas un peu de compagnie. En tout cas, pour moi, ça ne marche pas.

Rocky bondit sur la chaise, haletant et souriant.

Ensemble, ils partirent dans le cyberespace, plongèrent illégalement dans la galaxie des immatriculations, a la recherche de Valérie Keene.

Ils la localisèrent en quelques secondes. Spencer avait espéré découvrir une adresse différente de celle qu'il connaissait déja. Il fut déçu. Sur la liste, la jeune femme était domiciliée au bungalow de Santa Monica - oa il n'avait trouvé que des pièces sans mobilier et la photo d'un cafard clouée au mur.

D'après les données qui défilèrent sur l'écran, elle possédait un permis catégorie C, sans restriction, qui expire-rait dans un peu moins de quatre ans. Elle en avait fait la demande et avait passé un examen écrit début décembre, deux mois plus tôt.

Son second prénom était ann.

Elle avait vingt-neuf ans. Spencer lui en avait donné

vingt-cinq.

Jamais elle n'avait été condamnée pour infraction au code de la route.

En cas de blessure grave, si sa vie ne pouvait atre sauvée, elle avait autorisé le prélèvement de ses organes.

Le Bureau des Véhicules a Moteur n'offrait par ailleurs sur elle que peu d'informations:

SEXE: F CHVX: MRN YEUX: MRN

TaIL: 1,60 PDS: 52

Cette froide description bureaucratique ne serait pas d'une grande utilité si Spencer avait besoin de décrire la jeune femme. Elle ne suffisait pas a donner une image comprenant ses véritables signes distinctifs: le regard clair et direct, le sourire légèrement en coin, la fossette de la joue droite, la ligne délicate de la m‚choire.

Depuis l'année précédente, gr‚ce a des fonds fédéraux accordés par la Commission Nationale de Prévention du Crime et du Terrorisme, le Bureau des Véhicules a Moteur de Californie numérisait et stockait électroniquement les photos et les empreintes digitales des nouveaux conducteurs, et de ceux qui renouvelaient leur permis. Un beau jour, on disposerait de ces données pour tous les habitants des …tats-Unis détenteurs du permis de conduire, quoique la grande majorité d'entre eux n'aient jamais été accusés du moindre crime, encore moins condamnés.

Spencer considérait qu'il s'agissait la du premier pas vers la carte d'identité nationale, un passeport interne comme il en avait existé dans les pays communistes avant la chute du système, et il y était opposé par principe.

Dans ce cas précis, ses principes ne l'empachèrent pas de demander a voir la photo du permis de Valérie.

L'écran se vida, puis elle apparut. Souriante.

Les eucalyptus fantômes susurraient leur plainte dans l'indifférence de l'éternité, et la pluie tambourinait, tambourinait.

Spencer réalisa qu'il retenait son souffle. Il expira.

Du coin de l'oeil, il remarqua que Rocky le contemplait avec curiosité, regardait l'écran, puis se retournait vers lui.

Il ramassa sa tasse et avala une gorgée de café noir. Sa main tremblait.

Valérie savait qu'elle était pourchassée par une autorité

quelconque, et près d'atre découverte, puisqu'elle avait abandonné son bungalow quelques heures avant qu'on ne vant l'y chercher. Innocente, pourquoi aurait-elle opté

pour une existence instable et angoissante de fugitive ?

Reposant sa tasse, il pianota sur le clavier pour demander une impression d'écran.

L'imprimante laser ronronna. Une unique feuille de papier s'en échappa.

Valérie. Souriante.

a Santa Monica, nul n'avait lancé les sommations d'usage avant l'assaut du bungalow. quand les assaillants avaient fait irruption a l'intérieur, personne n'avait crié

Police ! Pourtant, en raison de leur tenue proche d'un uniforme, de leurs lunettes a infrarouge, de leur armement et de leur méthodologie militaire, Spencer était s˚r que ces hommes appartenaient a une organisation officielle.

Valérie. Souriante.

La jeune femme a la voix douce avec qui il s'était entretenu la veille au soir, a La Porte Rouge, lui avait paru douce et honnate, moins capable d'hypocrisie que la plupart des gens. Tout d'abord, elle n'avait pas baissé les yeux devant sa cicatrice et lui avait posé une question a ce sujet, sans pitié dans le regard ni curiosité morbide dans la voix, sur le ton qu'elle aurait employé pour lui demander oa il avait acheté sa chemise. Sa franchise avait été

rafraachissante. Devant la réponse de Spencer - il avait eu un accident durant son enfance -, Valérie avait senti qu'il ne voulait ou ne pouvait pas en dire plus, et elle avait abandonné le sujet comme s'il n'avait pas eu plus d'importance que celui de sa coiffure. Par la suite, il n'avait jamais surpris le regard de la jeune femme sur la marque p‚le de son visage; et, ce qui était plus important, il n'avait jamais eu le sentiment qu'elle faisait des efforts pour ne pas la regarder. Elle jugeait le reste de sa personne plus intéressant que la balafre qui reliait son oreille a son menton.

Valérie. En noir et blanc.

Il n'arrivait pas a croire cette femme-la capable d'un crime, et encore moins d'une atrocité de nature a pousser un commando a la traquer dans un silence absolu, avec des mitraillettes et tout le secours de la technologie moderne.

Peut-atre partageait-elle le sort d'un individu dangereux.

Spencer en doutait. Il passa en revue les maigres indices dont il disposait: une seule assiette, un seul verre, un jeu de couverts en inox, un matelas pneumatique suffisant pour une personne mais trop petit pour deux.

Cette possibilité n'en existait pas moins: elle pouvait ne pas atre seule, et l'extrame prudence du commando était peut-atre motivée par la personne qui l'accompagnait.

La photo imprimée par l'ordinateur, trop sombre, ne rendait pas justice a la jeune femme. Spencer ordonna a l'imprimante laser d'en sortir une autre, légèrement plus p‚le.

Le résultat se révélant meilleur, il demanda cinq copies supplémentaires .

avant de tenir ce portrait entre les mains, il ignorait encore qu'il allait suivre Valérie Keene partout oa elle était allée, la retrouver et lui venir en aide. quoi qu'elle e˚t fait, quelque crime qu'elle e˚t commis, quoi qu'il p˚t y perdre, et sans se demander si elle serait ou non capable d'avoir un jour de l'affection pour lui. Il allait prendre le parti de cette femme contre les ténèbres qu'elle affrontait, quelles qu'elles fussent.

alors qu'il réalisait les implications profondes de cet engagement, un frisson de stupéfaction le parcourut: jusqu'a cet instant précis, il s'était toujours considéré

comme un homme moderne, ne croyant en rien ni en personne, pas plus en un Dieu tout-puissant qu'en lui-mame.

- Merde, alors, dit-il doucement, impressionné, incapable de comprendre pleinement ses propres motivations.

Le chien éternua.

Les Beatles chantaient I'll cry instead lorsque Roy Miro perçut dans la main de la défunte une fraacheur qui se transmettait a sa propre chair.

Il la l‚cha et enfila ses gants, essuya la main de Pénélope a l'aide d'un coin de drap pour étaler les sécrétions susceptibles de composer ses empreintes digitales.

Empli d'émotions conflictuelles - chagrin de la mort d'une brave femme, joie de la savoir libérée d'un monde de douleur et de déceptions -, il descendit a la cuisine. Il voulait entendre la porte automatique du garage lorsque rentrerait le mari de Mrs Bettonfield.

quelques gouttes de sang avaient coagulé sur le carrelage. Roy nettoya les taches avec des serviettes en papier et une bombe de Fantastik trouvée dans le placard sous l'évier.

après avoir également essuyé ses couvre-chaussures, il remarqua que l'évier en inox n'était pas parfaitement propre, aussi le frotta-t-il jusqu'a en faire disparaatre la moindre trace.

Des taches de nourriture maculaient la vitre du four a micro-ondes. Lorsqu'il en eut terminé avec elle, elle étincelait.

Les Beatles en étaient a la moitié de I'll be back, et Roy venait de nettoyer l'avant du réfrigérateur quand la porte du garage se releva bruyamment. Il jeta les serviettes en papier usagées dans le broyeur, rangea le flacon de Fantastik, et ramassa le Beretta qu'il avait laissé sur le plan de travail après avoir libéré Pénélope de ses souffrances.

La cuisine et le garage étaient séparés par une petite buanderie. Il se tourna vers la porte close de cette dernière.

Le ronflement du moteur se répercuta sur les murs du garage pendant que Sam Bettonfield y pénétrait, puis cessa. La grande porte retomba derrière la voiture dans un vacarme métallique.

Enfin rentré de la guerre des comptables. …puisé

d'avoir travaillé tard, sous le poids écrasant des chiffres.

Fatigué de payer un loyer élevé pour un bureau de Century City, de tenter de s'en sortir dans un système qui res-pectait plus l'argent que l'atre humain.

Dans le garage, une porte claqua.

Consumé par le stress de son existence dans une ville percluse d'injustice et en conflit avec elle-mame, Sam avait envie de boire un verre, d'embrasser Pénélope, de daner et peut-atre de regarder un peu la télévision. Ces plaisirs simples et huit heures de sommeil constituaient le seul répit qu'obtenait le pauvre homme de ses clients exigeants, cupides - et encore son sommeil avait-il de fortes chances d'atre troublé par des cauchemars.

Roy avait mieux a lui offrir. Une évasion.

Le bruit d'une clef dans une serrure, entre le garage et la maison, le claquement d'un pane dormant, le grincement d'une porte. Sam entrait dans la buanderie.

Roy leva le Beretta au moment oa s'ouvrait le battant intérieur.

Sam pénétra dans la cuisine en imperméable, une serviette a la main. C'était un homme au front dégarni et aux yeux noirs très vifs. Il parut surpris mais ne manifesta pas d'inquiétude.

- Vous avez d˚ vous tromper de maison.

- Je sais ce que vous endurez, dit Roy, au bord des larmes, avant de presser la détente a trois reprises.

Sam n'avait rien d'un colosse: il ne pesait qu'une vingtaine de kilos de plus que sa femme. Pourtant, le porter jusqu'a la chambre, a l'étage, lui ôter son imperméable et ses chaussures, puis l'installer sur le lit ne fut pas facile. Sa t‚che accomplie, Roy se sentit bien, car il savait avoir fait ce qui convenait en plaçant Sam et Pénélope côte a côte, dans une posture digne.

Il tira les couvertures sur la poitrine de Sam. Le drap de dessus était orné d'une dentelle assortie a celle des oreillers, si bien que le couple défunt paraissait vatu de surplis fantaisie comme en auraient pu porter des anges.

Les Beatles s'étaient tus depuis quelque temps. Dehors, l'écho lugubre et léger de la pluie était aussi froid que la ville qui l'accueillait- aussi inexorable que le passage du temps et l'extinction de toute lumière.

Malgré son acte compatissant, la fin bienvenue des souffrances de ces gens, Roy se sentait triste. D'une tristesse étrangement douce qui lui arracha des larmes puri-fiantes.

Il finit par redescendre au rez-de-chaussée afin d'y nettoyer les quelques gouttes du sang de Sam qui avaient aspergé le carrelage de la cuisine. Découvrant un aspira-teur dans le grand placard sous l'escalier, il fit disparaatre les traces qu'il avait laissées sur la moquette en entrant.

Il chercha dans le sac a main de Pénélope la carte de visite qu'il lui avait remise. Le nom qu'elle portait était faux, mais il la récupéra tout de mame.

Enfin, il composa le 9 11 sur le téléphone du bureau.

- C'est très triste, ici, très triste, déclara-t-il quand une femme lui répondit du poste de police. Il faudrait que quelqu'un vienne tout de suite.

Il ne raccrocha pas mais déposa le combiné sur la table de travail, en ligne. L'adresse des Bettonfield avait déja d˚ apparaatre sur un écran d'ordinateur, devant la personne qui avait pris l'appel, mais Roy ne voulait pas risquer que plusieurs heures, voire plusieurs jours, s'écou-lent avant que Sam et Pénélope ne soient découverts.

C'étaient de braves gens, qui ne méritaient pas qu'on les vat rigides, gris et baignés d'une odeur de décomposition.

Il emporta souliers et couvre-chaussures jusqu'a la porte d'entrée, les enfila rapidement, sans oublier de reprendre le pistolet Lockaid posé par terre dans le hall.

Rejoignant sa voiture sous la pluie, il ne tarda pas a s'éloigner.

D'après sa montre, il était 22 h 20. Bien qu'il f˚t trois heures de plus sur la Côte Est, Roy était s˚r que son contact en Virginie serait prat a lui répondre.

a la faveur du premier feu rouge, il ouvrit la mallette posée sur le siège du passager, et brancha l'ordinateur sans le désolidariser du téléphone, car il aurait besoin des deux appareils. Il lui suffit ensuite de frapper quelques touches pour configurer l'unité cellulaire afin qu'elle répondat a des instructions vocales préprogrammées et fat également office de téléphone " mains libres ", ce qui lui permettrait de conduire normalement.

Le feu devenu vert, il franchit l'intersection et passa son appel longue distance en prononçant les mots

" Connexion, S.V.P. ", suivis d'un numéro d'abonné en Virginie.

après la deuxième sonnerie, la voix familière de Thomas Summerton s'éleva de l'appareil, reconnaissable au premier mot, aussi suave et aussi sudiste que du beurre de noix de pécan.

-allô ?

- Pourrais-je parler a Jerry, s'il vous plaat ? demanda Roy.

- Désolé, vous avez fait un faux numéro.

Summerton raccrocha.

Roy coupa la tonalité résultante en déclarant: " Décon-nexion, S.V.P. "

Dix minutes plus tard, Summerton le rappellerait d'un appareil protégé et ils pourraient s'entretenir librement, sans crainte que leurs propos ne fussent enregistrés.

Roy dépassa les boutiques clinquantes de Rodeo Drive, atteignit Santa Monica Boulevard, puis s'engagea dans un quartier résidentiel. De hautes maisons, hors de prix s'élevaient parmi des arbres séculaires - des palais de pri-vilégiés, qu'il jugeait indécents.

Lorsque le téléphone sonna, il ne tendit pas la main vers le clavier, mais se contenta d'ordonner: " acceptation de l'appel, S.V.P. "

La connexion se fit avec un cliquètement.

- Brouillage, S.V.P., dit Roy.

L'ordinateur emit un bip pour annoncer que tout ce que dirait a présent son utilisateur serait incompréhensible, sinon pour lui-mame et Summerton. Durant la transmission, la conversation serait découpée en minuscules tranches de son et reclassée selon un facteur de contrôle aléatoire. Les deux téléphones étant synchronisés, la chaane de bruits sans suite transmise serait réassemblée pour former des phrases intelligibles a la réception.

- J'ai lu le premier rapport sur Santa Monica, annonça Summerton.

- D'après les voisins, elle était la ce matin. Elle a d˚

se barrer avant qu'on mette en place la surveillance, dans l'après-midi.

- qu'est-ce qui lui a mis la puce a l'oreille ?

- On jurerait qu'en ce qui nous concerne, elle a un sixième sens. (Roy prit Sunset Boulevard vers l'ouest et s'inséra dans une circulation dense qui faisait étinceler de ses phares l'asphalte mouillé.) Vous ates au courant, pour le type qui était la ?

- Et qui s'est échappé.

- Nous n'avons commis aucune erreur.

- alors quoi ? Il a eu de la chance ?

- Non. Pire que ça. Il savait ce qu'il faisait.

- Vous voulez dire que c'est un ancien de la police ?

- Oui.

- Police locale, police de l'…tat ou police fédérale ?

- Il a démoli un de nos hommes en deux coups de cuiller a pot.

- Donc il a pris quelques leçons au-dela du niveau local.

Roy tourna a droite, dans une rue moins encombrée, oa les demeures se dissimulaient derrière des murs, de hautes haies et des arbres battus par le vent.

- Si on réussit a le retrouver, quelle est la priorité ?

Summerton réfléchit un instant avant de répondre.

- apprendre qui il est. Pour qui il travaille.

- Et ensuite ? On le boucle ?

- Non. L'enjeu est trop important. Faites-le disparaatre.

Virage après virage, les rues sinueuses, surmontées de branches dégoulinantes, s'enroulaient dans les collines boisées, parmi des propriétés bien cachées.

- Est-ce que ça change quelque chose pour la bonne femme ? demanda Roy.

- Non. Descendez-la a vue. Il s'est passé autre chose, de votre côté ?

Roy songea a Mr et Mrs Bettonfield mais ne les mentionna pas. L'extrame bonté dont il avait fait preuve a leur égard ne concernait en rien son travail, et Summerton n'aurait pas compris.

- Elle nous a laissé quelque chose, déclara-t-il.

Son supérieur ne répondit pas, peut-atre parce qu'il avait l'intuition de ce qu'avait abandonné la bonne femme.

- Une photo de cafard clouée au mur, continua Roy.

- Démolissez-la, trancha Summerton avant de raccrocher.

- Fin de brouillage, ordonna Roy, tandis qu'il négo-ciait une longue courbe sous des magnolias détrempés, dépassant une grille en fer forgé derrière laquelle les phares découpèrent sur la nuit pluvieuse une véritable réplique de Tara'.

L'ordinateur émit un bip pour marquer sa soumission.

- Connexion, S.V.P., reprit le conducteur, avant de réciter le numéro de téléphone qui le jetterait entre les bras de Maman.

L'affichage vidéo clignota. quand Roy jeta un coup d'oeil a l'écran, il découvrit la question initiale: qUI Va La ?

Si le téléphone répondait bien a ses ordres vocaux, ce ne serait pas le cas de Maman. Il quitta donc la route étroite et s'arrata dans une allée, devant une grille en fer forgé haute de trois mètres, afin de taper ses réponses a l'interrogatoire de sécurité. après la transmission de l'empreinte de son pouce, on lui permit l'accès a Maman, en Virginie.

Dans le menu de base, il choisit l'option INTERVENTIONS

SUR LE TERRaIN. ayant obtenu le sous-menu correspondant, il sélectionna LOS aNGELES, et fut alors relié au plus grand des bébés qu'élevait Maman sur la Côte Ouest.

Il fit défiler quelques menus dans l'ordinateur de Los angeles et parvint aux fichiers des services d'analyse photographique. Celui qui l'intéressait était en plein traitement, comme il s'en était douté, aussi se contenta-t-il d'y pénétrer et d'observer.

L'écran de son portable passa en noir et blanc, puis révéla la photographie d'une tate d'homme, du col a la racine des cheveux. Le visage, a demi détourné de l'appareil, était moucheté d'ombres et un rideau de pluie le rendait flou.

Roy fut déçu. Il avait espéré un cliché plus clair.

Celui-la évoquait désespérément un tableau impres-sionniste: l'individu était reconnaissable dans son ensemble, mystérieux dans les détails.

En début de soirée, a Santa Monica, l'équipe de surveillance avait pris des photos de l'inconnu qui s'était introduit dans le bungalow quelques minutes avant le début de l'assaut. La nuit, la pluie battante et les arbres touffus qui empachaient les lampadaires de bien éclairer les trottoirs - tout avait conspiré pour protéger l'homme des regards. De plus, on ne l'attendait pas; on l'avait pris pour un simple passant qui allait s'éloigner, et on avait eu la désagréable surprise de le voir s'arrater chez la bonne femme. En conséquence, on n'avait pris que peu de photos, pas une seule de qualité, et bien que l'appareil f˚t équipé d'un téléobjectif, aucune ne révélait l'intégralité

du visage.

Le meilleur de ces clichés avait déja été scanné par l'ordinateur du bureau local et faisait a l'heure actuelle l'objet d'un traitement. La machine allait tenter d'identifier les distorsions dues a la pluie et de les éliminer.

Ensuite, elle clarifierait progressivement chaque portion de la photo, de manière uniforme, jusqu'a identifier les structures biologiques recouvertes par les ombres. Gr‚ce a sa connaissance exhaustive du cr‚ne humain - et a un énorme catalogue des variations en fonction du sexe, de la race et de l'‚ge -, l'ordinateur interpréterait les structures aperçues et les extrapolerait de son mieux.

Mame compte tenu de la vitesse éclair a laquelle opérait le programme, il s'agissait d'un processus laborieux.

N'importe quelle photographie pouvait atre divisée en minuscules points de lumière et d'obscurité appelés pixels: des pièces de puzzle a la forme identique mais a la texture et a l'intensité lumineuse variables. Chacun des centaines de milliers de pixels contenus dans le cliché

devait atre analysé, afin de livrer non seulement ce qu'il représentait mais aussi le rapport, débarrassé de la distorsion, qu'il entretenait avec tous ceux qui l'entouraient, si bien que l'ordinateur allait procéder a plusieurs centaines de millions de comparaisons, de décisions, avant de clarifier l'image.

Mame alors, rien ne garantissait que le visage qui sur-girait de la boue serait une représentation exacte du sujet photographié. Toute analyse de ce type était autant un art

- ou une devinette - qu'un processus technologique fiable. Roy connaissait des cas oa une photo traitée par ordinateur s'était révélée aussi éloignée de l'original que n'importe quel tableau d'amateur représentant l'arc de Triomphe ou Manhattan au crépuscule. Toutefois, le visage qui sortirait de la machine serait sans doute assez proche de celui de l'homme pour constituer un portrait acceptable.

alors que l'ordinateur prenait ses décisions, modifiait des milliers de pixels, l'image affichée sur l'écran fut animée d'un train d'ondulations qui se propagea de la gauche vers la droite. Toujours décevant. Les changements qui s'étaient produits se révélaient imperceptibles.

Roy était incapable de remarquer la moindre différence entre le visage qu'il découvrait et ce qu'il avait été avant la mise au jour.

Durant plusieurs heures, l'image ondulerait ainsi toutes les six a dix secondes. Les effets cumulatifs de ces modi-fications ne seraient appréciables qu'a de longs intervalles.

Roy quitta l'allée en marche arrière, laissant l'ordinateur branché et le moniteur tourné vers lui.

Il poursuivit quelque temps la lumière de ses phares a flanc de colline, dans des virages a angle droit, cherchant a quitter les ténèbres profondes au sein desquelles les lumières filtrées par les arbres de propriétés bien cachées laissaient deviner des existences mystérieuses, toutes de richesse et de puissance, qui dépassaient son entendement.

Parfois, il jetait un coup d'oeil a l'écran de l'ordinateur.

au visage ondulant. a demi détourné. Sombre. Inquiétant.

Lorsqu'il rejoignit enfin Sunset Boulevard, puis les rues basses de Westwood, non loin de son hôtel, il fut soulagé de se retrouver parmi des gens plus semblables a lui que les habitants des collines. Dans les basses terres, les citoyens connaissaient la souffrance et l'incertitude c'étaient des gens dont il pouvait altérer la vie dans le bon sens, a qui il lui était possible d'apporter une certaine mesure de justice et de pitié - d'une manière ou d'une autre.

Le visage amorphe et peut-atre démoniaque qui occupait l'écran était toujours celui d'un fantôme. Le visage du chaos.

L'étranger était un homme qui telle la fugitive, barrait le chemin de l'ordre, de la stabilité et de la justice. Peut-atre était-il maléfique ou tout simplement troublé, égaré.

au bout du compte, ça n'avait aucune importance.

- Je te donnerai la paix, promit Roy Miro en accordant un dernier regard au visage en pleine mutation lente, sur l'écran de son terminal. Je te trouverai et je te donnerai la paix.

Tandis que des sabots de pluie martelaient le toit, que la voix de troll profonde du vent grommelait derrière les fenatres et que le chien, lové, somnolait sur la chaise voisine de la sienne, Spencer utilisait sa science des ordinateurs pour tenter d'établir un fichier concernant Valérie Keene.

D'après les archives du Bureau des Véhicules a Moteur, le permis qu'elle avait demandé était son premier, pas un renouvellement. Pour l'obtenir, elle avait fourni comme preuve de son identité une carte de Sécurité sociale. Le Bureau avait vérifié que son nom et son numéro figuraient bien dans les fichiers de cet organisme.

Voila qui donnait a Spencer quatre indices pour la localiser dans d'autres bases de données oa elle apparaatrait probablement: nom, date de naissance, numéro de permis de conduire et numéro de Sécurité sociale. Il devrait atre aisé d'en apprendre plus a son sujet.

L'année passée, usant de patience et de ruse, il s'était amusé a pénétrer les systèmes informatiques des plus grandes sociétés nationales de crédit - comme TRW - qui comptaient parmi les mieux protégés de tous. Il se fraya a nouveau un chemin, tel un ver, dans l'une de ces grosses pommes, a la recherche de Valérie ann Keene.

Les archives comprenaient quarante-deux femmes de ce nom, cinquante-neuf si on y ajoutait celles dont le patronyme était écrit " Keen " ou " Keane ", soixante-quatre lorsqu'on prenait en compte une troisième ortho-graphe: " Kean ". Spencer pianota alors le numéro de Sécurité sociale de la jeune femme, s'attendant a éliminer soixante-quatre suspectes. aucune ne détenait cependant le numéro prélevé dans les archives du Bureau des Véhicules a Moteur.

Fronçant le sourcil, il tapa la date de naissance de Valérie et ordonna au système de la repérer a l'aide de ce nouveau paramètre. Une des soixante-quatre Valérie était née le mame jour du mame mois que celle qu'il traquait -

mais vingt ans plus tôt.

avec le chien qui ronflait près de lui, il inséra le numéro du permis de conduire et attendit que l'ordinateur procéd‚t a ses comparaisons. Parmi les Valérie qui possédaient un permis, cinq l'avaient obtenu en Californie, mais aucun de leurs numéros n'était celui qu'il connaissait. Encore une impasse.

Persuadé qu'une erreur avait d˚ se produire au pupi-trage, Spencer examina les fichiers des cinq Californiennes, cherchant un numéro de permis de conduire ou une date de naissance ne différant que d'un chiffre, obtenu par le Bureau des Véhicules a Moteur. Il était convaincu de découvrir qu'un pupitreur avait tapé un six a la place d'un neuf ou bien inversé deux chiffres.

Rien. Pas d'erreur. Et a en juger par les informations contenues dans chaque fichier, aucune de ces femmes ne pouvait atre la bonne.

aussi incroyable que cela f˚t, la Valérie ann Keene qui avait récemment travaillé a La Porte Rouge ne figurait pas dans les fichiers des sociétés de crédit, auxquelles elle n'avait jamais eu recours. Cela n'était possible que si elle n'avait jamais rien acheté a tempérament, jamais possédé la moindre carte de crédit, jamais ouvert de compte courant ni de compte épargne, jamais été soumise a une enquate par un employeur ou un propriétaire.

Pour se trouver sans le moindre historique de crédit, a vingt-neuf ans, dans l'amérique actuelle, il fallait avoir été gitan ou chômeur sans domicile fixe pendant la plus grande partie de sa vie, au moins depuis l'adolescence.

Manifestement, Valérie n'avait été ni l'un ni l'autre.

Bon. Un peu de réflexion. L'attaque de son bungalow signifiait qu'un service de police la pourchassait. Il devait donc s'agir d'une criminelle connue, possédant un casier.

Spencer s'engagea sur l'autoroute électronique qui le ramena dans l'ordinateur de la police de Los angeles, oa il compulsa les archives judiciaires de la ville, du comté

et de l'…tat, afin d'apprendre si une dénommée Valérie ann Keene avait jamais été condamnée ou faisait l'objet d'un mandat d'arrat dans lesdites juridictions.

Le système de la ville afficha sur l'écran le mot N…Ga-TIF.

PaS DE CaSIER, rapporta le comté.

aUCUNE R…PONSE, ajouta l'…tat.

Rien, nada, zéro, nib.

Utilisant la ligne par laquelle la police de Los angeles et le FBI partageaient leurs informations, il accéda aux fichiers du ministère de la Justice, a Washington, concernant les gens condamnés pour crimes fédéraux. La jeune femme n'y figurait pas non plus.

En plus de sa célèbre liste des dix criminels les plus recherchés, le FBI était perpétuellement a la poursuite de centaines de personnes concernées par des enquates criminelles - suspects ou témoins potentiels. Spencer ne découvrit pas le nom de Valérie dans ces listes.

Elle n'avait pas de passé.

Pourtant, elle avait accompli quelque chose qui faisait d'elle une femme traquée. Désespérément.

Spencer ne se coucha pas avant 1 h 10 du matin.

…puisé, et malgré le sédatif qu'e˚t d˚ constituer le rythme de la pluie, il fut incapable de trouver le sommeil.

allongé sur le dos, il contemplait alternativement le plafond semé d'ombres et le feuillage luxuriant des arbres, par la fenatre, en écoutant le monologue insensé d'un vent violent.

au début, il ne put songer a rien d'autre qu'a la jeune femme. Ce regard. Ces yeux. Cette voix. Ce sourire. Le mystère.

avec le temps, comme elles ne le faisaient que trop souvent, trop aisément, ses pensées dérivèrent vers le passé.

Pour lui, la mémoire était une autoroute a sortie unique: une certaine nuit d'été, l'année de ses quatorze ans, durant laquelle le monde, déja sombre, l'était devenu plus encore.

Une nuit oa tout ce qu'il croyait savoir s'était révélé faux oa l'espoir était mort, oa l'angoisse était devenue sa compagne de chaque instant, et oa il avait été éveillé par la voix insistante d'un hibou dont le cri était ensuite devenu la question centrale de son existence.

Rocky continuait de faire les cent pas et, d'ordinaire très sensible aux humeurs de son maatre, il ne semblait pas sentir que ce dernier sombrait dans l'angoisse tranquille des souvenirs entatés, qu'il avait besoin de compagnie. Le chien ne répondit pas a son nom lorsque Spencer l'appela.

Dans l'obscurité, il passait nerveusement de la porte ouverte de la chambre a coucher (oa il écoutait la tempate se déchaaner dans la cheminée) a la fenatre (oa, les pattes posées sur l'appui, il contemplait les ravages du vent dans les eucalyptus). Sans gémir ni grogner, il paraissait anxieux, comme si le mauvais temps lui avait apporté un souvenir désagréable, le laissant dérouté, incapable de retrouver la paix qu'il avait connue en somnolant sur la chaise du salon.

- Ici, mon vieux, dit doucement Spencer. Viens ici.

Sans l'écouter, ombre parmi les ombres, l'animal retourna vers la porte.

Le mardi soir, Spencer s'était rendu a La Porte Rouge pour raconter une nuit de juillet vieille de seize ans. au lieu de cela, il avait rencontré Valérie Keene et, a sa grande surprise, lui avait parlé d'autre chose. Ce lointain mois de juillet, pourtant, le hantait toujours.

- Viens ici, Rocky, l'encouragea-t-il en tapotant le matelas.

Il lui fallut encore une minute d'efforts pour que le chien obéat. Rocky lui posa la tate sur la poitrine, tout d'abord frissonnant, mais vite apaisé par la main de son maatre. Une oreille dressée, l'autre basse, il écouta attentivement l'histoire qu'il avait déja entendue, seul audi-teur, lors d'innombrables nuits comme celle-ci, et quand Spencer l'avait emmené dans les bars pour payer a boire aux inconnus qui l'écoutaient dans une brume d'alcoo-lisme.

- J'avais quatorze ans, commença Spencer. C'était a la mijuillet, et la nuit étaie chaude et humide. Je dormais sous un seul drap, la fenatre ouverte pour que l'air puisse circuler. Je me souviens... Je ravais de ma mère, qui était morte depuis plus de six ans, mais je ne me rappelle rien du rave, seulement la chaleur qu'elle dégageait, le réconfort, le bonheur de me retrouver avec elle... et peut-atre la musique de son rire. Elle avait un rire extraordinaire.

C'est pourtant un autre bruit qui m'a réveillé, non qu'il ait été très fort, mais parce qu'il se reproduisait régulièrement - étrange, sourd. Je me suis assis dans mon lit, désorienté, encore a moitié endormi, mais pas du tout effrayé. J'ai entendu quelqu'un demander " qui ' ? "

encore et encore. Il y avait parfois une pause, un silence puis la voix reprenait comme avant: " qui, qui, qui ?

Bien s˚r, quand je me suis tout a fait réveillé, j'ai compris que c'était un hibou perché sur le toit juste au-dessus de ma fenatre...

Une fois de plus, Spencer fut attiré par cette lointaine nuit de juillet, tel un astéroÔde que capte la gravité supérieure de la terre, condamné a une orbite décroissante qui s'achèvera par un impact.

... c'est un hibou perché sur le toit juste au-dessus de mafenatre, qui lance ses appels dans la nuit pour des raisons que seuls les hiboux connaissent.

Dans l'obscurité humide, je sors de mon lit et je vais aux toilettes, estimant que les hululements cesseront dès que l'animal, affamé, prendra son essor et repartira chasser les souris. quand je reviens me coucher, pourtant, il semble toujours très heureux oa il se trouve, satisfait de sa chanson d'un seul mot, sur une seule note.

Je m'approche de lafenatre ouverte et je remonte doucement le store, tentant de ne pas effrayer l'oiseau. alors que je me penche a l'extérieur, tate levée, m'attendant a découvrir des serres recourbées agrippées au bord des tuiles, un autre cri, très différent, s'élève avant que je ne puisse dire " Bouh " ou que le hibou ne puisse répéter

" qui ? ". Ce nouveau bruit, sinistre, ténu, fragile gémissement de terreur, provient du plus profond de la nuit estivale. Je jette un coup d'oeil a la grange qui s'élève a deux cents mètres derrière la maison, aux champs bai-

gnés par la lune derrière la grange, aux collines boisées derrière les champs. Le cri retentit a nouveau, plus bref mais encore plus pathétique, plus perçant.

Habitant la campagne depuis ma naissance, je sais que la nature n'est qu'un gigantesque champ de bataille régi par la plus cruelle des lois - la sélection naturelle - et gouverné par les créatures les plus impitoyables. Souvent, la nuit, j'ai entendu les hurlements étranges et che-vrotants des coyotes qui traquent leur proie puis en célè-brent la mise a mort. Le rugissement de triomphe du lion des montagnes, après qu'il a abattu un lapin, résonne parfois dans les hautes terres et ferait aisément croire que l'enfer est réel, que les damnés viennent d'en ouvrir les portes a la volée.

Le cri qui attire mon attention alors que je me penche a la fenatre - et qui réduit au silence le hibou du toit -

n'appartient pas a un prédateur mais a une proie. C'est la voix d'une créature faible et vulnérable. Champs et forats sont emplis d'animaux timides, sans défense, vivant chaque heure de chaque jour dans l'angoisse d'une mort violente, sans sursis. Peut-atre quelque dieu perçoit-il leur terreur, conscient de toutes les chutes d'hirondelles, mais il n'en est pas ému.

Soudain, la nuit devient d'une tranquillité profonde, d'une étrange immobilité, comme si ce lointain cri de terreur était le grincement des moteurs de la création s'ar-ratant de tourner. Les étoiles sont des points de lumière crue qui ont cessé de clignoter. La lune pourrait aussi bien atre peinte sur une toile. Le paysage - arbres, buissons, fleurs d'été, champs, collines et lointaines montagnes - semble ne constituer qu'un amas d'ombres cristallisées en diverses nuances de gris, aussi fragiles que de la glace. L'air doit toujours atre chaud mais je suis frigorifié.

Refermant la fenatre en silence, je m'en détourne et reviens vers le lit. J'ai les paupières lourdes et je me sens plus fatigué que jamais.

Soudain, je réalise que je me trouve dans un étrange état de refus de la réalité. Mon épuisement est moins physique que psychologique. Je désire le sommeil, mais je n'en ai pas vraiment besoin. Le sommeil est un refuge.

Contre la peur. Je tremble, mais ce n'est pas de froid. Il fait aussi chaud qu'auparavant. Je tremble de peur.

Peur de quoi ? Je n'arrive pas tout a fait a identifier la source de mon angoisse.

Ce que j'ai perçu n'était pas un cri d'animal ordinaire.

Cela résonne en moi, sonorité glacée qui m'en rappelle une autre - mais je suis incapable de retrouver laquelle, quand et oa je l'ai entendue. Plus le gémissement pathétique se réverbère en moi, plus mes battements de coeur s'accélèrent.

J'ai désespérément envie de m'allonger, d'oublier le cri, la nuit, le hibou et sa question, mais je sais que je ne pourrai pas dormir.

Ne portant que mon slip, j'enfile vivement un jean. a présent que j'ai décidé d'agir, la fuite ou le sommeil ne m'attirent plus. En fait, je suis en proie a un besoin de savoir au moins aussi fort que l'a été celui de nier la réalité. Le torse et les pieds nus, je suis attiré hors de ma chambre par une intense curiosité, par ce sens de l'aven-ture nocturne que partagent tous les adolescents - et par une terrible vérité que je n'ai pas encore conscience de connaatre.

Derrière ma porte, la maison est fraache, car ma chambre est la seule pièce oa ne fonctionne pas l'air conditionné. Voila plusieurs étés, j'ai coupé les ventilateurs qui diffusent la fraacheur, parce que je préfère les bénéfices du grand air, mame lors d'une humide nuit de juillet... et parce que, ces dernières années, le sifflement et le ronronnement de l'air frais qui passe dans les tuyaux pour animer les pales des ventilateurs m'empa-chent de dormir. J'ai longtemps craint que ce bruit incessant, quoique ténu, n'en masque un autre, qui résonnerait dans la nuit et qu'il me faudrait absolument entendre si je voulais survivre. Je n'ai aucune idée de ce dont il pourrait bien s'agir. C'est une crainte infantile, irraisonnée, qui me met mal a l'aise, mais qui dicte les conditions dans lesquelles je dors.

Le clair de lune qui pénètre par deux vasistas dans le couloir de l'étage y jette des lueurs argentées. «a et la, le long des murs, le plancher en pin luit doucement. Le centre du couloir est occupé par un tapis persan aux motifs imbriqués, courbes, sinueux et ondulants, qui absorbent l'éclat de la pleine lune et le reflètent faiblement: des centaines de petits insectes p‚les et lumineux semblent courir, non pas juste sous mes pieds, mais bien plus bas, comme si au lieu d'un tapis, j'arpentais tel le Christ la surface d'un étang, des profondeurs duquel j'observerais les mystérieux habitants.

Je dépasse la chambre de mon père. La porte en est fermée.

J'atteins le haut de l'escalier. J'hésite.

La maison est silencieuse.

Je descends les marches en tremblant, frictionnant mes bras nus, m'interrogeant sur cette peur inexplicable. a cet instant, peut-atre ai-je déja vaguement conscience d'atre en train de descendre en un lieu d'oa je ne réussirai jamais tout afait a remonter. ..

avec le chien pour confesseur, Spencer narra toute l'histoire de cette nuit d'autrefois, jusqu'a la porte cachée, jusqu'a l'endroit secret, jusqu'au coeur battant du cauchemar. a mesure qu'il relatait ce qu'il avait vécu, sa voix diminua peu a peu jusqu'a n'atre plus qu'un murmure.

Lorsqu'il eut achevé, il se trouva dans un état de gr‚ce temporaire qui se consumerait a l'approche de l'aube, mais que sa brièveté et sa fragilité ne rendaient que plus doux. Purgé, il put enfin fermer les yeux en sachant que lui serait accordé un sommeil sans rave.

au matin, il partirait sur les traces de la jeune femme.

Il avait le désagréable sentiment de pénétrer dans un nouvel enfer terrestre, capable de rivaliser avec celui qu'il avait si souvent décrit au chien patient. Il ne pouvait rien faire d'autre. Une seule route acceptable s'étendait devant lui et il était obligé de la suivre.

Mais pour le moment: dormir.

La pluie lavait le monde et le chant qu'elle susurrait était celui de l'absolution - quoique certaines taches ne pussent atre effacées définitivement.

au matin, Spencer avait quelques petits hématomes et des marques rouges sur le visage et les mains, souvenir des billes de caoutchouc. auprès de sa cicatrice, ils ne susciteraient aucun commentaire.

Tout en déjeunant de muffins anglais et d'une tasse de café a son bureau du salon, il s'introduisit dans l'ordina-

teur de la recette des impôts du comté. Il y découvrit que le bungalow de Santa Monica qu'avait occupé Valérie jusqu'a la veille appartenait au Trust Familial Louis et Mae Lee. Les impôts locaux étaient envoyés a l'adresse de la société China Dream, a West Hollywood.

Par curiosité, il demanda une liste des propriétés dudit trust. Il y en avait quatorze de plus: cinq autres maisons a Santa Monica, deux immeubles de huit appartements a Westwood, trois pavillons a Bel air et quatre immeubles commerciaux dans le quartier de West Hollywood, parmi lesquels celui de China Dream.

Louis et Mae Lee s'étaient fait une place au soleil.

Spencer éteignit l'ordinateur et acheva son café en contemplant l'écran vide. La boisson était amère. Il la but néanmoins.

Vers dix heures, Rocky et lui prirent l'autoroute de la Côte Pacifique en direction du sud. Ils ne cessèrent d'atre dépassés, car ils respectaient la limitation de vitesse.

Pendant la nuit, la tempate s'était déplacée vers l'est emportant avec elle la totalité des nuages. La lumière dure d'un soleil matinal blafard conférait aux ombres penchées des arates aussi tranchantes que des lames d'acier. Le Pacifique apparaissait vert bouteille et gris ardoise.

Spencer brancha la radio sur une station ne diffusant que des informations. Il espérait entendre parler de l'assaut lancé la nuit précédente sur le bungalow, apprendre qui en était responsable, pourquoi on recherchait Valérie.

Le présentateur l'informa que les impôts augmentaient encore. L'économie s'enfonçait de plus en plus profondément dans la récession. Le gouvernement faisait passer de nouvelles lois pour limiter la détention d'armes et la violence a la télévision. Les taux de vols, de viols et d'homi-cides battaient tous les records. Les Chinois accusaient les américains de posséder des " rayons de la mort en orbite " et les américains accusaient les Chinois de la mame chose. Certains scientifiques affirmaient que le monde périrait par les flammes; d'autres par le froid; les deux partis comparaissaient devant le Congrès pour défendre des plans législatifs opposés, destinés a sauver la terre.

Lorsque le bulletin en arriva a une exposition canine oa s'étaient réunis des manifestants exigeant l'arrat de l'éle-vage sélectif et de " l'exploitation de la beauté animale en des spectacles non moins repoussants que la dégradation des jeunes femmes dans les bars topless ", Spencer comprit qu'aucune mention ne serait faite de l'incident du bungalow. N'importe quel journaliste e˚t certainement estimé une telle opération plus importante qu'une exposition discutable des charmes canins.

Ou bien les médias n'avaient pas jugé intéressant l'assaut d'une propriété privée par des flics armés de mitraillettes - ou bien l'organisme qui conduisait l'opération avait magnifiquement égaré la presse. On avait transformé un spectacle public potentiel en action clandestine.

Spencer coupa la radio et prit la voie rapide de Santa Monica. Dans les collines les plus basses, direction est-nord-est, China Dream l'attendait.

- qu'est-ce que tu penses de cette histoire d'exposition canine ? demanda-t-il a Rocky. (L'animal le considéra avec curiosité.) après tout, tu es un chien. Tu dois bien avoir une opinion. Ce sont les tiens qu'on exploite.

Mais Rocky était soit un chien extramement circonspect dans ses discours sur la conjoncture actuelle, soit un insouciant clébard n'appartenant a aucun milieu culturel, qui n'avait pas la moindre opinion sur les questions sociales primordiales pour son époque et son espèce.

- Je n'aimerais pas m'apercevoir que tu es un déviant, résigné au statut de mammifère lambda, insensible a sa propre exploitation, tout en fourrure et sans fureur.

(Rocky se retourna vers la route.) «a ne te met pas en rogne que les femelles de race pure n'aient pas le droit de se taper des b‚tards dans ton genre, qu'elles soient forcées de se soumettre a des m‚les de race pure ? Et pour faire des chiots destinés a de dégradantes expositions ?

La queue de l'animal cognait régulièrement contre la portière du passager.

- Tu es un gentil chien, remarqua Spencer en l‚chant le volant de la main droite pour caresser Rocky, lequel accepta la chose avec plaisir, sans cesser de battre de la queue. Gentil et compréhensif. Tu ne trouves mame pas bizarre que ton maatre parle tout seul.

Ils quittèrent la voie rapide pour Robertson Boulevard et prirent la direction des fameuses collines.

après une nuit de tempate, la métropole tentaculaire était aussi dépourvue de brouillard que la côte qu'ils venaient de suivre. Les palmiers, les figuiers, les magnolias et les callistemons a fleurs rouges précoces étaient si verts, si luisants qu'ils semblaient avoir été polis a la main, feuille par feuille, branche par branche. Les rues avaient été lessivées, les parois de verre des hauts immeubles étincelaient sous le soleil, les oiseaux évoluaient dans un ciel bleu intense, et il semblait aisé de croire que tout allait bien dans le monde.

Le jeudi matin, alors que d'autres agents utilisaient les services d'autres organisations policières pour rechercher la vieille Pontiac immatriculée au nom de Valérie Keene Roy Miro prit personnellement en charge l'identification de l'inconnu qu'on avait failli capturer la nuit précédente.

quittant son hôtel de Westwood, il se rendit en voiture au quartier général californien de l'agence, en plein coeur de Los angeles.

La surface de bureaux occupée par les administrations de la ville, du comté de l'…tat et du pays n'avait d'égale que celle qu'occupaient les banques. au déjeuner, repas de politiques ou de financiers, les conversations dans les restaurants concernaient le plus souvent l'argent - des sommes colossales.

L'agence possédait un bel immeuble de dix étages dans une rue très passante de ce quartier opulent, non loin de l'hôtel de ville. Banquiers, politiciens, bureaucrates et clochards avinés en partageaient les trottoirs et se témoi-gnaient un respect mutuel - hormis en ces occasions regrettables oa l'un d'entre eux décrochait de la réalité, hurlait des insultes incohérentes et poignardait sauvagement un de ses concitoyens. Le porteur du couteau (ou du pistolet, ou de l'objet contondant) était souvent persuadé

qu'il était persécuté par des extraterrestres ou par la CIa.

C'était plus souvent un clochard qu'un banquier, un politicien ou un bureaucrate.

Six mois plus tôt, un banquier entre deux ‚ges s'était rendu coupable d'un véritable massacre a l'aide de deux pistolets 9 mm. L'incident avait traumatisé toute la communauté des sans-logis locaux et les avait rendus plus méfiants envers les imprévisibles " costumés " avec lesquels ils partageaient les rues.

L'immeuble de l'agence - a la façade de grès plaqué et aux kilomètres carrés de vitres teintées, aussi sombres que les lunettes de soleil d'une star - n'en portait pas le nom. Les collègues de Roy ne recherchaient pas la gloire; ils préféraient travailler dans l'ombre. De plus, l'organisme qui les employait n'avait pas d'existence officielle. Financé par des fonds détournés d'autres organisations dépendant du ministère de la Justice, il n'avait pas mame de nom.

Un passant qui se serait interrogé sur les occupants des lieux pouvait imaginer une association d'avocats ou de comptables. S'il s'informait auprès du portier en uniforme posté dans le hall, il apprenait que la firme était une " société internationale de gestion de biens immobiliers ".

Roy descendit la rampe d'accès d'un parking souterrain, au bout de laquelle le chemin était bloqué par une solide grille d'acier.

Il n'obtint pas le droit d'entrée en prenant un ticket a un distributeur automatique ni en déclinant son identité a un garde. au lieu de cela, il se tourna droit vers l'objectif d'une caméra vidéo a haute définition montée sur un piquet, a soixante centimètres de la vitre, et attendit d'atre reconnu.

L'image de son visage fut transmise dans une pièce noire, au sous-sol. La, il le savait, un homme posté devant un terminal regardait son ordinateur en éliminer la totalité

a l'exception des yeux, puis les agrandir sans compromettre la résolution, analyser les stries des rétines et la disposition des vaisseaux sanguins, les comparer avec ce qui figurait dans ses fichiers, et confirmer que Roy faisait bien partie des élus.

Le garde pressa alors un bouton pour ouvrir la grille.

L'ensemble du processus aurait pu s'accomplir sans intervention humaine- sinon pour un risque qu'il convenait de prévenir. Un individu décidé a entrer aurait pu tuer Roy, lui arracher les yeux et les présenter a la caméra pour analyse. Cette ruse sanglante aurait trompé la machine, mais son opérateur humain n'aurait pas manqué

de la percer a jour.

que quelqu'un en arriv‚t a de telles extrémités pour déjouer la sécurité de l'agence était peu probable. Mais pas impossible. De nos jours, il y avait dans ce pays des sociopathes en liberté d'une détermination bien singu-

lière.

Roy s'enfonça dans le parking souterrain. Lorsqu'il fut garé et descendu de voiture, la grille d'acier s'était déja rabattue bruyamment. Les dangers de Los angeles, d'une démocratie devenue enragée, étaient bloqués a l'extérieur.

Ses pas résonnèrent contre les murs de béton et le plafond bas. Il savait que le garde, au sous-sol, les entendait également. Le parking était aussi bien sous surveillance audio que vidéo.

L'accès a l'ascenseur de haute sécurité s'obtenait en appuyant le pouce droit sur la vitre d'un analyseur d'empreintes. La caméra qui surmontait les portes demeurait fixée sur le visiteur, si bien qu'on ne pouvait berner le garde en posant un doigt tranché sur la vitre.

aussi intelligentes que pussent devenir les machines on aurait toujours besoin d'atres humains. Parfois, Roy jugeait cette pensée encourageante. D'autres fois, elle le déprimait, bien qu'il ne s˚t pas exactement pourquoi.

Il prit l'ascenseur jusqu'au troisième étage que se partageaient les services d'analyse des Documents, d'analyse des Substances et d'analyse Photographique.

Dans ce dernier laboratoire, deux hommes jeunes et une femme entre deux ‚ges se livraient a de mystérieux examens. Tous saluèrent l'arrivant en souriant, car son visage encourageait le sourire et la familiarité.

Melissa Wicklun, chef du Service d'analyse Photographique de Los angeles, se trouvait dans son bureau, qui occupait tout un angle du labo. La pièce ne possédait aucune fenatre sur l'extérieur, mais deux parois vitrées a travers lesquelles la jeune femme pouvait observer ses subordonnés au travail.

quand Roy frappa a la porte, elle releva les yeux du dossier qu'elle consultait.

- Entrez.

Melissa, une blonde d'a peine plus de trente ans, évoquait tout a la fois un elfe et une succube. Elle avait de grands yeux innocents - mais simultanément sombres, mystérieux. Son nez était mutin, sa bouche sensuelle, archétype des orifices érotiques. Elle choisissait de dissimuler ses seins opulents, sa taille fine et ses longues jambes sous d'amples chemisiers blancs, des blouses de laboratoire tout aussi blanches et d'informes pantalons en twill. Dans ses Nike éraflées, ses pieds étaient sans le moindre doute si féminins et si délicats que Roy se f˚t délecté de les embrasser pendant des heures.

Il ne lui avait jamais fait d'avances, parce qu'elle était réservée, ne se départait jamais de son attitude professionnelle - et parce qu'il la soupçonnait d'atre lesbienne.

Il n'avait rien contre les lesbiennes. Vivre et laisser vivre.

Toutefois, révéler son attirance pour se faire éconduire ne le tentait guère.

- Bonjour, Roy, dit sèchement Melissa.

- Comment ça va ? Bon Dieu, vous savez que je n'étais pas venu a Los angeles et que je ne vous avais pas vue depuis...

- J'étais justement en train d'étudier le dossier. (Droit au but. Elle ne manifestait jamais d'intérat pour les conversations badines.) Nous disposons du cliché final.

quand Melissa parlait, Roy ne savait jamais s'il devait contempler ses yeux ou sa bouche. Elle avait un regard direct, marqué d'une expression de défi qu'il jugeait attirante. Mais ses lèvres étaient si délicieusement pulpeuses.

Elle poussa une photographie vers lui.

Roy abandonna les lèvres de la jeune femme.

L'image était une version colorée et nettement plus claire que celle qu'il avait observée sur son portable la nuit précédente: un visage d'homme, de profil. Les ombres qui s'y projetaient étaient moins sombres qu'auparavant, moins ganantes, l'écran de pluie totalement éliminé.

- C'est du beau boulot, approuva Roy, mais ça reste trop imprécis pour permettre l'identification.

- au contraire, ça nous apprend beaucoup de choses sur lui, répliqua Melissa. Il a entre vingt-huit et trente-deux ans.

- Comment le savez-vous ?

- Extrapolation fondée sur une analyse des rides qui partent du coin des yeux, du pourcentage de gris dans les cheveux, et du degré de fermeté apparent des muscles faciaux et de l'épiderme de la gorge.

- C'est une sacrée extrapolation a partir d'aussi peu de. . .

- Pas du tout, interrompit-elle. Le système effectue une recherche analytique a partir d'une banque de données biologiques de dix méga-octets, et je n'hésiterais pas a parier la boate sur la validité du résultat.

La manière dont les lèvres souples formaient les mots

" banque de données biologiques de dix méga-octets "

excitait Roy. La bouche de la jeune femme était plus intéressante que ses yeux. Parfaite. Il se racla la gorge.

- Eh bien. . .

- Cheveux bruns. Yeux marron.

Roy fronça le sourcil.

- D'accord pour les cheveux, mais la, on ne lui voit pas les yeux.

Melissa se leva, lui prit la photographie des mains et la posa sur le bureau. a l'aide d'un crayon a papier, elle désigna la courbe naissante de l'oeil du sujet.

- Comme il ne regarde pas l'objectif, si vous ou moi examinions ce cliché au microscope, nous ne verrions toujours pas assez l'iris pour en déterminer la couleur.

Mais mame avec une perspective aussi oblique que celle-ci, l'ordinateur est capable de détecter quelques pixels colorés.

- Donc, il a les yeux marron ?

- Marron foncé. (Elle posa son crayon et demeura debout, la main gauche sur la hanche, aussi délicate qu'une fleur, aussi résolue qu'un général commandant une armée.) Sans aucun doute.

Roy adorait l'inaltérable confiance en soi de Melissa, l'assurance un peu sèche avec laquelle elle s'exprimait.

Et cette bouche !

- D'après l'analyse par l'ordinateur du rapport entre son corps et les objets mesurables figurant sur la photo, il mesure un mètre soixante-dix-huit. (Elle détachait bien les mots; les faits s'échappaient d'elle avec l'énergie saccadée de balles de mitraillette.) Il pèse soixante-quinze kilos, plus ou moins deux. Il est de type caucasien, glabre, en bonne condition physique, et il s'est récemment fait couper les cheveux.

- autre chose ?

Melissa sortit une nouvelle photographie de son dossier.

- Le voila de face. Tout le visage.

Roy releva la tate, surpris.

- Je ne savais pas que nous avions une autre photo.

- Nous n'en avions pas, répondit son interlocutrice qui étudiait le portrait avec une évidente fierté. Il ne s'agit pas d'une vraie photo. C'est le visage probable de ce type, composé a l'aide de ce que l'ordinateur a pu déterminer de sa structure osseuse et de la disposition des poches de graisse sous-cutanée, en se servant du profil partiel.

- On peut faire ça ?

- C'est une innovation récente du programme.

- Fiable ?

- Compte tenu de la matière avec laquelle l'ordinateur a travaillé dans ce cas précis, il y a 94 % de chances pour que nous détenions l'image exacte du véritable visage, dans 90 % des critères de référence, assura-t-elle.

- J'imagine que c'est mieux qu'un portrait-robot de la police.

- Nettement. (après une hésitation, elle reprit :) quelque chose ne va pas ?

Roy réalisa que le regard de sa compagne avait quitté le portrait informatique pour se poser sur lui - et qu'il était en train de contempler fixement sa bouche.

- Euh... Je me demandais... articula-t-il en baissant les yeux sur le portrait de l'homme mystérieux. qu'est-ce que c'est que cette ligne sur sa joue droite ?

- Une cicatrice.

- Vraiment ? Vous ates s˚re ? De l'oreille a la pointe du menton ?

- Une grande balafre, approuva la jeune femme en ouvrant un tiroir de son bureau. Du tissu cicatriciel en grande partie lisse, mais plissé ici et la sur les bords.

Roy revint au cliché du profil original et constata qu'une portion de la cicatrice y figurait, bien qu'il ne l'e˚t pas identifiée.

- J'ai cru que c'était juste une ligne lumineuse entre les ombres, la lueur d'un lampadaire qui lui tombait sur la joue.

- Non, c'est une cicatrice, affirma Melissa en prenant un kleenex dans le tiroir de son bureau.

- C'est génial. On va l'identifier plus facilement. On dirait que ce type a reçu un entraanement au sein de forces spéciales, militaires ou paramilitaires, et avec une marque comme ça, il y a gros a parier pour qu'il ait été

blessé en service actif. Gravement blessé. Peut-atre assez pour avoir pris sa retraite ou été remercié en raison d'un handicap psychologique, sinon physique.

- La police et l'armée conservent leurs archives pendant des siecles.

- Exactement. Dans soixante-douze heures, on saura qui c'est. Dans quarante-huit heures, bon Dieu ! (Il releva les yeux du portrait.) Merci, Melissa.

Elle s'essuyait la bouche a l'aide du kleenex. Elle n'avait pas a s'inquiéter d'étaler son rouge a lèvres car elle n'en portait pas. Et n'en avait pas besoin. aucun rouge a lèvres n'e˚t pu l'embellir.

Roy était fasciné par la manière dont ses lèvres pleines et souples se comprimaient tendrement sous le doux mou-choir en papier.

Se rendant compte qu'il la fixait encore, et qu'a nouveau, elle en avait conscience, il laissa son regard dériver vers les yeux de la jeune femme.

Melissa rougit légèrement, se détourna et jeta le klee-

nex froissé dans la corbeille a papier.

- Je peux garder ce tirage ? demanda-t-il en désignant le portrait généré par l'ordinateur.

Une grande enveloppe reposait sous le dossier posé sur son bureau. Elle la lui tendit.

- J'y ai mis cinq tirages, plus deux disquettes renfermant le portrait.

- Merci, Melissa.

- De rien.

Elle avait toujours les joues un peu roses.

Roy eut le sentiment d'avoir pénétré pour la première fois depuis qu'il la connaissait son vernis froid et professionnel, d'avoir atteint quoique superficiellement, la Melissa intérieure, cette personnalité sensuelle qu'elle tentait, en temps ordinaire, a toute force de dissimuler. Il se demanda s'il était opportun de solliciter un rendez-vous.

Tournant la tate, il contempla a travers les parois vitrées les techniciens au travail dans le laboratoire, s˚r qu'ils avaient conscience de la tension érotique qui régnait dans le bureau de leur patronne. Tous trois semblaient absorbés par leur ouvrage.

quand Roy se retourna vers Melissa Wicklun, prat a lui proposer de daner avec lui, elle s'essuyait discretement le coin des lèvres du bout d'un doigt. Elle tenta de dissimuler cette manoeuvre en mettant la main devant sa bouche et en toussant.

Il comprit avec dépit qu'elle avait mal interprété son regard salace. apparemment, elle croyait qu'une tache ou une miette, provenant sans doute d'un beignet dévoré en milieu de matinée, avait attiré l'attention de son compagnon.

Elle n'avait pas ressenti son désir. Si elle était bien lesbienne, elle avait d˚ supposer qu'il le savait et n'éprouvait aucun intérat pour elle. Dans le cas contraire, peut-atre n'imaginait-elle pas pouvoir atre attirée par un homme aux joues potelées, au menton flasque et a la taille alourdie de cinq kilos en trop - ni constituer pour lui un objet de désir. Il s'était déja heurté a ce préjugé: l'apparence. Nombre de femmes, le cerveau lavé par une société de consommation qui vendait de fausses valeurs, ne s'intéressaient qu'aux gravures de mode qu'on voyait dans les publicités pour Marlboro ou Calvin Klein. Elles ne comprenaient pas qu'un homme doté du joyeux visage de leur oncle préféré pourrait se révéler plus doux, plus sage, plus compréhensif et meilleur amant qu'un colosse passant tout son temps a la salle de gymnastique. Il était triste que Melissa f˚t aussi superficielle. Bien triste.

- Je peux faire autre chose pour vous ? demanda-t-elle.

- Non, c'est parfait. Vous avez déja fait beaucoup.

avec ça, on va le coincer. (Elle acquiesça.) Il faut que je descende aux empreintes, pour voir s'ils ont tiré quelque chose de la lampe-torche et de la lucarne de la salle de bains.

- Naturellement, oui, dit-elle, ganée.

Il s'autorisa un dernier regard sur cette bouche absolument parfaite, puis l‚cha un soupir.

- a plus tard, dit-il.

Il referma la porte du bureau derrière lui. après avoir traversé les deux tiers du long laboratoire, il se retourna, espérant a moitié que Melissa serait en train de le contempler raveuse. au lieu de cela, elle s'était rassise derrière sa table de travail. Un miroir de poche a la main, elle s'examinait la bouche avec attention.

Le China Dream était un restaurant de West Hollywood, situé dans un vieil immeuble en brique a deux étages, au sein d'un quartier de boutiques de mode. Spencer se gara a un p‚té de maisons de la et, laissant a nouveau Rocky en voiture, s'y rendit a pied.

L'air était agréablement chaud. La brise rafraachissante.

C'était une de ces journées au cours desquelles les luttes de l'existence semblaient valoir la peine d'atre livrées.

Le restaurant ne servait pas encore, mais la porte n'en était pas verrouillée. Spencer entra.

Le China Dream ne s'autorisait aucune des décorations communes a la plupart des restaurants chinois: pas de dragons, de pagodes ou d'idéogrammes en laiton pendus aux murs. C'était un établissement d'une grande moder-nité, gris perle et noir, aux trente a quarante tables recouvertes de nappes blanches. Le seul objet d'art visible était la statue en bois, grandeur nature, d'une femme au visage doux, tenant ce qui ressemblait a une bouteille ou a une gourde renversée. Elle se trouvait juste derrière la porte d'entrée.

Deux jeunes asiatiques étaient en train de disposer assiettes et verres sur les tables. Un troisième, plus vieux de dix ans, pliait vivement des serviettes blanches pour leur faire adopter une forme pointue. Ses mains étaient aussi habiles que celles d'un magicien. Les trois hommes portaient chaussures, pantalon et cravate noirs, chemise blanche.

Le plus ‚gé s'approcha de Spencer en souriant.

- Désolé, monsieur, nous ne servons pas avant onze heures et demie.

Il avait la voix douce, marquée d'un très léger accent.

- Je suis venu pour voir Louis Lee, si la chose est possible, déclara Spencer.

- Vous avez rendez-vous, monsieur ?

- J'ai peur que non.

- Pourriez-vous m'informer de ce dont vous désirez parler a Mr Lee ?

- De la locataire qui occupe une de ses maisons.

L'autre hocha la tate.