- Eh bien, je ne le suis plus.
- Tu n'es plus quoi ?
- Inconscient.
- Tu viens de l'atre a nouveau. Il s'est écoulé plusieurs minutes entre notre dernier échange et celui-ci. Et cette fois-ci, pendant que tu étais dans les pommes, j'ai presque terminé. Plus qu'un point et c'est bon.
- Pourquoi est-ce qu'on s'est arraté ?
- Tu n'étais plus transportable.
- Bien s˚r que si.
- Tu avais besoin de soins. Maintenant, il te faut du repos. De plus, la couverture nuageuse est en train de se désagréger.
- Il faut partir. L'oiseau doit se lever tôt pour avoir la tomate.
- La tomate ? C'est intéressant.
Il fronça le sourcil.
- J'ai dit tomate ? Pourquoi essaies-tu de m'embrouiller ?
- Parce que c'est facile. Voila... la dernière suture.
Spencer ferma ses yeux ensablés de sommeil. Dans le sombre univers en noir et blanc, des chacals a tate humaine hantaient les décombres d'une grande cathédrale envahie par la végétation. Il entendait des enfants pleurer, dans des pièces situées sous les ruines.
Lorsqu'il reprit connaissance, il se rendit compte qu'il était allongé a plat. Sa tate n'était relevée que de quelques centimètres par l'oreiller.
Valérie était assise par terre, près de lui. Ses cheveux noirs tombaient gracieusement d'un côté de son visage et, a la lueur de la lampe, elle était très jolie.
- Tu es très jolie a la lueur de la lampe, remarqua-t-il.
- Bientôt, tu vas me demander si je suis Verseau ou Capricorne.
- Non, je m'en fous.
Elle éclata de rire.
- J'aime bien ton rire, dit-il.
Elle sourit et contempla le désert obscur.
- qu'est-ce que tu aimes en moi ? demanda Spencer.
- J'aime bien ton chien.
- C'est un très bon chien. quoi d'autre ?
- Tu as de jolis yeux, dit-elle en se retournant vers lui.
- ah oui ?
- Des yeux honnates.
- C'est vrai ? autrefois, j'avais de chouettes cheveux aussi. Mais ils sont rasés, maintenant. J'ai eu affaire a un boucher.
- a un coiffeur. Et je n'ai rasé qu'une petite partie.
- Un coiffeur puis un boucher. qu'est-ce que tu fabriques dans le désert ?
Elle le fixa un instant puis détourna le regard sans répondre.
Il refusa de la laisser s'en tirer aussi aisément.
- qu'est-ce que tu fais la ? Je continuerai a te poser la question jusqu'a ce que ça te rende folle. qu'est-ce que tu fais la ?
- Je te sauve la vie.
- Habile. Je voulais dire: qu'est-ce que tu foutais la, dans l'absolu ?
- Je te cherchais.
- Pourquoi ? s'étonna-t-il.
- Parce que toi, tu me cherchais.
- Mais comment m'as-tu trouvé, pour l'amour du ciel ?
- avec un ouija.
- J'ai l'impression que tu n'arrates pas de mentir.
- C'est vrai. En fait, c'étaient les tarots.
- qui fuyons-nous ?
Elle haussa les épaules, de nouveau attentive au désert.
- L'histoire, j'imagine, dit-elle enfin.
- «a y est, tu essaies encore de m'embrouiller.
- Pour atre précis: le cafard.
- Nous fuyons un cafard ?
- C'est comme ça que je l'appelle, parce que ça le met en rogne.
Le regard de Spencer passa de Valérie a la b‚che tendue trois mètres au-dessus d'eux.
- Pourquoi, le toit ?
- «a se fond dans le paysage. En plus, c'est un tissu qui disperse la chaleur, alors on ne sera pas trop visibles a l'infrarouge.
- L'infrarouge ?
- Des yeux dans le ciel.
- Dieu ?
- Non, le cafard.
- Le cafard a des yeux dans le ciel ?
- Lui et ses hommes en ont, oui.
Spencer médita un instant.
- Je ne sais pas trop si je rave ou si je suis éveillé, dit-il enfin.
- Il y a des jours oa moi aussi, avoua la jeune femme.
Dans le monde en noir et blanc, le ciel était empli d'yeux flamboyants; un grand hibou blanc y volait, projetant sur la terre l'ombre lunaire d'un ange.
Le désir d'Eve était insatiable, son énergie inépuisable, comme si chaque déchainement d'extase l'avait électrisée plutôt qu'apaisée. au bout d'une heure, elle paraissait plus dynamique, plus belle, plus lumineuse que jamais.
Sous les yeux adorateurs de Roy, son corps incroyable semblait se sculpter, gonfler de ses flexions-contractions-flexions incessantes, de ses contorsions-soubresauts-tensions, tout comme une longue séance d'haltérophilie fait gonfler celui d'un culturiste. après des années passées a explorer toutes les manières de se satisfaire, elle possédait une souplesse que Roy estimait intermédiaire entre celle d'un champion olympique de gymnastique et celle d'un contorsionniste de cirque, combinée avec l'endurance d'un chien de traaneau. De toute évidence, une telle séance au lit, seule, faisait travailler chacun de ses muscles, depuis sa tate radieuse jusqu'a ses mignons orteils.
quels que fussent les noeuds étonnants en lesquels elle s'imbriquait, les bizarres positions intimes qu'elle adoptait, elle ne paraissait jamais grotesque ni absurde, mais toujours aussi belle, sous n'importe quel angle et dans l'acte le plus improbable. Douce et élancée, elle était comme du miel et du lait sur le caoutchouc noir, comme des paches et de la crème - la plus désirable des créatures ayant jamais foulé la terre.
au bout d'une heure et demie, Roy était convaincu que 60 % des traits de cet ange - corps et visage confondus -
répondaient aux critères les plus sévères de la perfection.
35 % ne l'atteignaient pas mais s'en approchaient assez pour lui briser le coeur. Seuls 5 % étaient moyens.
Et aucun élément - pas la plus petite ligne, le plus petit creux, la plus petite rondeur - n'était laid.
Roy ne doutait pas qu'Eve d˚t bientôt cesser de se donner du plaisir, sous peine de sombrer dans l'inconscience.
Toutefois, a la fin de la deuxième heure, elle semblait posséder encore plus d'appétit et d'énergie que lorsqu'elle avait commencé. Sa sensualité recelait une telle puissance que chaque morceau de musique se trouvait modifié par sa danse horizontale, jusqu'a ce que tous, y compris ceux de Bach, parussent avoir été expressément composés pour servir de bande originale a un film porno-graphique. De temps a autre, la jeune femme lançait le numéro d'un nouvel éclairage, ordonnait " plus " ou
" moins " au rhéostat, et sa sélection était toujours idéale pour la nouvelle position qu'elle adoptait.
Se regarder dans les miroirs l'excitait. Et se regarder se regarder. Et se regarder se regarder se regarder. Une infinité d'images rebondissait de glace en glace sur les murs opposés, au point qu'elle devait en arriver a croire qu'elle avait empli l'univers de répliques d'elle-mame. Les miroirs, comme magiques, semblaient transmettre l'énergie de chaque reflet jusqu'a sa propre chair, la surchar-geant de puissance jusqu'a ce qu'elle ne fut plus qu'un blond moteur érotique emballé.
au beau milieu de la troisième heure, les piles de certains de ses jouets favoris rendirent l'‚me, les rouages de quelques autres se grippèrent, et Eve s'abandonna a nouveau a l'adresse experte de ses mains nues. Celles-ci parurent acquérir une vie propre, chacune constituant une entité séparée du corps. En proie a une frénésie de désir telle qu'elles ne pouvaient s'occuper très longtemps d'un unique trésor, elles ne cessaient d'explorer les rondeurs généreuses, de glisser sur la peau huilée, de masser et de pincer, de caresser et de frotter l'un après l'autre les délices qui s'offraient a elles. Elles évoquaient un couple de dineurs affamés lors du fabuleux banquet organisé
pour célébrer l'imminence de l'apocalypse, n'ayant plus que quelques secondes pour se repaitre avant que tout ne soit anéanti par un soleil devenu nova.
Mais le soleil ne devint pas nova, bien s˚r, et progressivement, ces mains sans égales ralentirent, ralentirent, pour s'immobiliser enfin, rassasiées. Tout comme l'était leur maatresse.
Durant un long moment, une fois que ce fut terminé, Roy ne put quitter sa chaise. Penché en avant, il fut mame incapable de se redresser. Il était engourdi, paralysé, et chacune de ses extrémités le picotait étrangement.
au bout d'un certain temps, Eve se leva et passa dans la salle de bains attenante. Lorsqu'elle en revint, porteuse de deux serviettes éponge - une humide et une sèche -, elle n'était plus luisante d'huile. avec la première, elle fit disparaatre les résidus brillants qui marquaient le matelas de caoutchouc, qu'elle essuya ensuite soigneusement a l'aide de la seconde. Elle reposa alors le drap de dessous écarté plus tôt.
Roy la rejoignit sur le lit, oa elle s'était allongée, la tate sur l'oreiller. Il s'étendit auprès d'elle, la tate sur un autre oreiller. La jeune femme était toujours glorieusement nue.
Il demeura tout habillé - quoiqu'il e˚t, durant la nuit, desserré sa cravate de quelques centimètres.
Ni l'un ni l'autre ne commit l'erreur de commenter ce qui venait de se produire. De simples mots, incapables de rendre justice a cette expérience, auraient risqué de changer une odyssée presque religieuse en quelque chose de vulgaire. De toute façon, Roy savait qu'Eve avait eu du plaisir. quant a lui, eh bien, il avait contemplé plus de perfection physique humaine - et en action - durant ces quelques heures que durant toute sa vie.
quelque temps après, observant au plafond le reflet de celle qu'il aimait, tout comme elle contemplait le sien, il se mit a parler, et la nuit entra dans une nouvelle phase de communion, aussi intime, aussi intense, aussi transcendante que celle, plus physique, qui l'avait précédée. Il évoqua a nouveau le pouvoir de la compassion, détaillant le concept pour la jeune femme. Il lui affirma que l'humanité était assoiffée de perfection. Les gens pouvaient supporter des souffrances terribles, accepter d'atroces privations, des violences sauvages, vivre dans une terreur abjecte constante - a condition d'atre convaincus que leurs maux représentaient le péage a acquitter sur l'autoroute de l'utopie, du paradis terrestre. Une personne motivée par la compassion - mais sachant aussi les masses populaires disposées a souffrir - pouvait changer le monde. quoique lui-mame, Roy Miro, avec ses yeux joyeux et son sourire de Père NoÎl, ne s'estim‚t pas assez charismatique pour atre le chef des chefs qui déclenche-rait la prochaine croisade pour la perfection, il espérait faire partie de ceux qui servaient cet atre extraordinaire et qui le servaient bien.
- J'allume mes petites flammes, dit-il. Une a la fois.
Roy discourut des heures durant, souvent interrompu par des questions ou des commentaires pertinents. Il était tout excité de constater a quel point ses idées semblaient transporter Eve comme lui-mame l'avait été par les jouets électriques et les mains expertes de la jeune femme.
Elle fut particulièrement émue lorsqu'il lui expliqua qu'une société éclairée se b‚tir sur les travaux du Dr Kevorkian, qui aidait a l'autodestruction non seulement les suicidaires mais les pauvres ‚mes déprimées, et offrait une porte de sortie facile non seulement aux malades condamnés mais aux malades chroniques, aux handicapés, aux mutilés, aux détraqués.
Et quand il exposa son concept de programme d'aide au suicide pour les bébés, afin d'apporter une solution humaine au problème des enfants nés avec le plus petit défaut susceptible d'affecter leur vie, elle émit quelques halètements similaires a ceux qui lui avaient échappé au plus fort de la passion. Elle pressa a nouveau les mains sur ses seins, mais seulement pour tenter d'apaiser les furieux battements de son coeur, cette fois.
Tandis qu'elle s'emplissait les mains de sa poitrine, Roy ne pouvait détacher les yeux de son reflet suspendu au-dessus d'eux. Un instant, il crut que la vue de ce corps et de ce visage parfaits a soixante pour cent allait lui tirer des larmes.
Un peu avant l'aube, des orgasmes intellectuels les projetèrent dans le sommeil comme n'auraient pu le faire des orgasmes physiques. Roy était comblé au point qu'il ne rava mame pas.
Plusieurs heures plus tard, Eve, déja douchée et habillée, le réveilla.
- Vous n'avez jamais été plus radieuse, lui dit-il.
- Vous avez changé ma vie.
- Et vous la mienne.
Bien qu'elle fut en retard pour retrouver son bunker de béton, elle le conduisit jusqu'a l'hôtel du Strip oa Prock, le chauffeur taciturne de la veille, avait porté ses bagages.
On était samedi, mais Eve travaillait sept jours sur sept.
Roy admirait son dévouement.
La matinée était claire, sur le désert. Le ciel d'un bleu frais et serein.
Devant l'hôtel, avant que Roy ne descendat de voiture, Eve et lui prirent des dispositions pour se revoir bientôt, afin de connaatre a nouveau les plaisirs de la nuit passée.
Il demeura debout sur le pas de la porte a la regarder s'éloigner. quand elle eut disparu, il entra. Il dépassa la réception, traversa le casino bruyant, et prit l'ascenseur pour le trente-cinquième et dernier étage de la tour principale.
Il ne se rappelait pas avoir mis un pied devant l'autre depuis qu'il était sorti de la Honda. Il avait flotté jusqu'a l'ascenseur.
Jamais il n'avait imaginé que poursuivre la fugitive et le balafré le conduirait a la femme la plus parfaite de la Terre. Le destin était étrange.
Lorsque les portes s'ouvrirent, au trente-cinquième étage, il pénétra dans un long couloir oa courait un tapis Edward Field réalisé sur mesure, allant d'un mur a l'autre. assez large pour mériter l'appellation de galerie, l'endroit était meublé d'antiquités françaises du début du XIXsiècle et décoré de superbes tableaux de la mame époque.
C'était l'un des trois étages conçus a l'origine pour proposer des suites de luxe gigantesques, gratuites, aux gros joueurs qui risquaient des fortunes au casino du rez-de-chaussée. Les trente-troisième et trente-quatrième servaient encore ce but. Depuis que l'agence avait acheté
l'établissement pour l'argent qu'il lui permettait d'acqué-rir ou de blanchir, les appartements du dernier niveau étaient réservés aux agents en visite, a partir d'un certain grade.
Le trente-cinquième étage possédait son propre concierge, lequel occupait une loge douillette, en face de l'ascenseur. Roy obtint la clef de sa suite d'Henri, l'employé de service, qui ne fronça pas mame le sourcil en découvrant le costume froissé du pensionnaire.
La clef en main, tandis qu'il se dirigeait vers ses quartiers en sifflotant doucement, Roy se réjouissait a l'idée de prendre une douche chaude, de se raser et de commander un copieux petit déjeuner. Lorsqu'il ouvrit la porte blindée et entra dans la suite, il y trouva deux agents locaux qui l'attendaient - dans un état de consternation aiguÎ, quoique respectueuse. En les voyant, il se rappela soudain que son bipeur occupait une des poches de sa veste, et les piles une autre.
- On vous cherche partout depuis quatre heures du matin, commença un de ses visiteurs.
- On a localisé l'Explorer de Grant, ajouta le second.
- abandonnée, reprit le premier. On a déclenché des recherches au sol.
- ... mais il est possible qu'il soit mort...
- ... ou qu'on l'ait secouru...
- ... parce qu'on dirait que quelqu'un est arrivé la-bas avant nous...
- ... en tout cas, il y a des traces de pneus...
- ... alors, on n'a pas beaucoup de temps. Il faut y aller.
Roy visualisa Eve Jammer: rose et dorée, souple et ointe, plus qu'a demi parfaite, en train de se contorsionner sur du caoutchouc noir. Voila qui le soutiendrait, aussi mauvaise que soit la journée.
Spencer s'éveilla parmi des ombres pourpres, sous la toile de camouflage, mais le désert était baigné d'un ensoleillement blanc agressif.
La lumière lui blessa les yeux, le contraignant a plisser les paupières, mais cette douleur-la n'était rien par rapport a celle qui lui traversait le cr‚ne, d'une tempe a l'autre, un peu en diagonale. Des lueurs rouges tour-noyaient derrière ses globes oculaires, aussi abrasives que des roues a picots garnies de lames de rasoir.
Il avait terriblement chaud. Br˚lait. Pourtant, il soup-
çonnait la journée de ne pas atre particulièrement douce.
En outre, il avait soif. Sa langue, qui lui semblait gonflée, était collée a son palais, sa gorge douloureuse, a vif.
Il était toujours allongé sur le matelas pneumatique, la tate sur le maigre oreiller, et protégé par une couverture malgré la chaleur insupportable - mais il n'était plus allongé seul. La jeune femme, pelotonnée contre son flanc droit, exerçait une tendre pression sur son côté, sa hanche, sa cuisse. Il avait réussi a passer un bras autour d'elle sans se voir opposer d'objection - Tu tiens le bon bout, mon vieux Spence ! - et il appréciait a présent de la sentir sous sa main: tellement chaude, tellement douce, tellement soyeuse, tellement velue.
Et mame étonnamment velue, pour une femme.
Tournant la tate, il découvrit Rocky.
- Salut, vieux.
Parler était douloureux, chaque mot un minuscule chardon qu'on arrachait de sa gorge. Ses propres paroles résonnaient affreusement sous son cr‚ne, comme s'il avait été équipé d'amplificateurs dans les sinus.
Le chien lui lécha l'oreille droite.
- Oui, moi aussi, je t'aime, dit-il, a voix basse pour épargner sa gorge.
- Est-ce que j'interromps une grande scène d'émotion ? demanda Valérie, en se laissant tomber a genoux, sur sa gauche.
- Juste un gars et son chien qui se font des mamours.
- Comment tu te sens ?
- Mal.
- Il y a des médicaments auxquels tu es allergique ?
- Le Pepto-Bismol. Je trouve ça dégueulasse.
- Est-ce que tu es allergique aux antibiotiques ?
- Tout tourne.
- Est-ce que tu es allergique aux antibiotiques ?
- Les fraises me donnent de l'urticaire.
- Tu délires ou tu y mets de la mauvaise volonté ?
- Les deux.
Il dut dériver du réel pendant quelques instants, car la première chose dont il eut ensuite conscience fut la piq˚re qu'on lui faisait dans le bras. Il sentit l'odeur de l'alcool avec lequel la jeune femme avait désinfecté la peau autour de la veine.
- Un antibiotique ? chuchota-t-il.
- Non: du jus de fraises.
Le chien n'était plus couché au côté de Spencer. assis près de leur compagne, il la regarda avec intérat sortir l'aiguille du bras de son maatre.
- J'ai une infection ? demanda ce dernier.
- Peut-atre une petite. Je ne prends pas de risques.
- Tu es infirmière ?
- Ni médecin, ni infirmière.
- Comment sais-tu ce qu'il faut faire ?
- C'est lui qui me dit tout, répondit-elle en désignant Rocky.
- Tu n'arrates pas de plaisanter. Tu dois atre comé-dienne.
- Oui, mais avec un permis de faire des piq˚res. Tu crois que tu pourrais boire un peu d'eau ?
- Pourquoi pas des oeufs et du jambon ?
- L'eau, c'est déja assez difficile. La dernière fois, tu as tout vomi.
- C'est dégo˚tant.
- Tu t'es excusé.
- Je suis un gentleman.
Mame avec de l'aide, s'asseoir demanda a Spencer toute son énergie. Il faillit rejeter l'eau a une ou deux reprises, mais elle était fraache et claire, aussi estima-t-il qu'il parviendrait a la garder dans l'estomac.
- Dis-moi la vérité, demanda-t-il lorsqu'elle l'eut a nouveau allongé.
- Si je la connais.
- Est-ce que je suis en train de mourir ?
- Non.
- Nous avons une règle, entre nous, dit-il.
- qui est ?
- Ne jamais mentir au chien.
Elle regarda Rocky.
Lequel battit de la queue.
- Tu me mens, tu te mens a toi-mame, mais ne mens jamais au chien.
- Pour une règle, ça semble assez raisonnable, admit-elle.
- alors ? Je suis en train de mourir ?
- Je ne sais pas.
- C'est mieux, apprécia Spencer avant de s'évanouir.
Roy Miro s'accorda un quart d'heure pour se raser, se brosser les dents et se doucher. Il enfila un pantalon en twill, un pull en coton rouge et une veste brune en velours. Il n'eut pas le temps de prendre le petit déjeuner qui lui faisait tellement envie. Le concierge, Henri, lui fournit deux croissants au chocolat et aux amandes dans un sac en papier blanc, ainsi que deux tasses du meilleur café colombien dans des thermos en plastique jetables.
Sur le parking de l'hôtel, un hélicoptère Bell JetRanger attendait Roy. Comme dans l'avion pris a Los angeles, il occupa seul la cabine des passagers aux sièges moelleux.
Tandis qu'il volait vers le Mojave, il mangea ses deux croissants et but le café noir, tout en utilisant son ordinateur portable pour se connecter a Maman. Il s'informa des événements survenus pendant la nuit.
Il ne s'était pas passé grand-chose. En Californie, John Kleck n'avait trouvé aucune piste permettant de deviner oa s'était rendue la bonne femme après avoir abandonné
sa voiture a l'aéroport du comté d'Orange. De mame, on n'avait pas encore pu déterminer a quelle ligne téléphonique le système astucieusement programmé de Grant avait faxé des photos de Roy et de ses hommes, depuis le chalet de Malibu.
La meilleure nouvelle, pas mirifique, venait de San Francisco. L'agent qui recherchait Ethel et George Porth
- les grands-parents ayant apparemment élevé Spencer après la mort de sa mère - avait appris dans les archives municipales qu'un certificat de décès avait été établi pour Ethel dix ans plus tôt. C'était sans doute pourquoi son époux avait vendu la maison, a l'époque. George était mort, lui aussi, il y avait tout juste trois ans. a présent que l'agent ne pouvait plus espérer parler aux Porth de leur petit-fils, il poursuivait d'autres activités.
Par l'intermédiaire de Maman, Roy lui laissa un message dans sa boate aux lettres informatique, a San Francisco, pour lui suggérer d'explorer les archives du tribunal d'homologation des testaments, afin de savoir si Grant avait hérité d'Ethel Porth ou de son mari. Peut-atre n'avaient-ils pas connu leur descendant sous le nom de
" Spencer Grant " et avaient-ils utilisé son vrai patronyme dans leurs testaments. Si, pour une raison inexplicable, ils avaient cautionné et facilité l'emploi de sa fausse identité a diverses fins, dont un engagement dans l'armée, ils pouvaient avoir cité la vraie lorsqu'ils avaient disposé de leurs biens.
Ce n'était pas une piste fabuleuse, mais cela valait la peine de vérifier.
alors que Roy débranchait l'ordinateur et refermait la mallette, le pilote du JetRanger lui signala par l'interphone qu'ils ne se trouvaient plus qu'a une minute de leur destination.
- Regardez sur votre droite.
Le passager se pencha vers la vitre latérale de l'appareil, qui suivait une course parallèle a un large arroyo, orienté d'ouest en est.
La réverbération du soleil sur le sable était intense. Roy récupéra des lunettes noires dans une poche de sa veste et les chaussa.
Trois Jeep, appartenant toutes a l'agence, étaient agglutinées au beau milieu du cours d'eau asséché. Huit hommes attendaient tout autour, la plupart en train d'observer l'approche de l'hélicoptère.
Soudain, alors que le JetRanger filait au-dessus des voitures et des agents, le sol en contrebas s'abaissa de trois cents mètres. L'appareil franchissait le bord d'un précipice. L'estomac de Roy exécuta lui aussi un plongeon, en raison du changement abrupt de perspective et d'une chose qu'il avait aperçue sans réussir a y croire tout a fait.
Le pilote attaqua un large virage sur la gauche, a grande altitude au-dessus de la vallée, afin de fournir a son passager une meilleure visibilité, la oa la ravine rejoignait la falaise. En fait, se servant comme d'un point focal visuel des deux tours de roche qui s'élevaient au centre de l'arroyo asséché, il effectua une rotation de 360 degrés.
Roy put contempler l'Explorer sous les angles les plus surprenants.
Il ôta ses lunettes de soleil. a la pleine clarté du jour, la voiture était toujours la. Il rechaussa ses lunettes tandis que le JetRanger exécutait une nouvelle manoeuvre pour atterrir dans le lit du cours d'eau, près des jeeps.
a la sortie de l'appareil, Roy fut accueilli par Ted Tavelov, le responsable de l'équipe de terrain. Tavelov était plus petit que lui, plus vieux de vingt ans, mince et bruni par le soleil. Il avait la peau tannée et cet air de dessèchement intégral qu'arborent ceux qui passent trop de temps dans le désert. Il portait des bottes de cow-boy, un jean, une chemise en flanelle bleue et un Stetson.
quoique la journée fut fraache, il avait négligé de mettre une veste, comme si sa peau burinée avait en réserve une telle quantité de la chaleur du Mojave qu'il n'aurait plus jamais froid.
Derrière eux, tandis qu'ils marchaient vers l'Explorer, le moteur de l'hélicoptère cessa de se faire entendre. Le rotor ralentit sa course et finit par s'arreter.
- aucun signe de l'homme ou du chien, si j'ai bien compris ? demanda Roy.
- Il n'y a qu'un rat crevé, la-dedans.
- Est-ce que l'eau était vraiment haute a ce point-la quand elle a coincé la camionnette entre les rochers ?
- Ouais. Dans l'après-midi d'hier, au plus fort de l'orage.
- alors, il a peut-atre été emporté par la cascade.
- Pas s'il avait sa ceinture de sécurité.
- Eh bien, peut-atre qu'un peu plus en amont il a essayé de rejoindre la rive a la nage.
- Il faut atre complètement con pour essayer de nager dans une inondation éclair, avec l'eau qui roule a la vitesse d'un train express. C'est un con, votre type ?
- Non.
- Vous voyez ces traces, la ? interrogea Tavelov en désignant des empreintes de pneus, au fond de l'arroyo.
Le peu de vent qu'il y a eu depuis la fin de la tempate les a déja un peu érodées. Mais on voit encore qu'une bagnole est descendue de la berge sud et s'est placée en dessous de l'Explorer. quelqu'un est probablement monté dessus pour atteindre l'autre véhicule.
- Depuis quand l'arroyo est-il assez sec pour permettre ça ?
- L'eau descend vite quand la pluie s'arrate. Et ce terrain, c'est essentiellement du sable - ça sèche bien.
Disons, depuis sept ou huit heures, hier soir.
Roy avait pénétré dans le profond passage rocheux. Il levait les yeux vers la Ford.
- Grant aurait pu escalader ça et s'en aller avant l'arrivée de son sauveur.
- J'ai relevé de vagues empreintes n'appartenant pas a mes assistants stupides, qui ont tout piétiné. a en juger par ce qu'elles révèlent, une femme est arrivée ici en voiture et a emmené Grant. avec le chien. Et ses bagages.
Roy fronça le sourcil.
- Une femme ?
- Certaines empreintes sont d'une taille telle qu'elles ne peuvent appartenir qu'a un homme. Mame les grandes femmes n'ont pas les pieds proportionnés au reste de leur personne. D'autres sont plus petites, comme celles d'un gamin de douze ou treize ans, mais je doute qu'un gamin se soit trouvé ici tout seul. Il y a des hommes dont les pieds rentreraient dans des chaussures de cette taille, mais pas beaucoup. Le plus probable est donc qu'il se soit agi d'une femme.
Si une bonne femme était venue a la rescousse de Grant, Roy ne pouvait que se demander si ce n'était pas la bonne femme, la fugitive. Et resurgissaient les questions qui l'affligeaient depuis la soirée du mercredi: qui était donc Spencer Grant ? qu'est-ce que cet enfoiré avait a voir avec la bonne femme ? …tait-il une sorte de grain de sable capable d'entraver leurs opérations et de les mettre tous en danger d'atre découverts ?
La veille, quand Roy avait écouté les enregistrements, dans le bunker d'Eve, ce qu'il avait entendu l'avait plus décontenancé qu'enrichi. a en juger par les questions et les rares commentaires que Grant était parvenu a insérer dans le monologue de la vieille Davidowitz, il savait peu de choses sur " Hannah Rainey ", mais pour des raisons mystérieuses, s'employait a en apprendre le plus possible.
Jusqu'alors, Roy avait supposé que la bonne femme et lui se connaissaient d'ores et déja fort bien: sa t‚che était de déterminer la nature de leurs relations et d'apprendre jusqu'a quel point la fugitive avait divulgué des informations br˚lantes a son compagnon. Mais si Grant ne la connaissait pas, qu'avait-il fabriqué dans son bungalow, l'autre nuit, et pourquoi s'était-il lancé dans cette croisade personnelle pour la retrouver ?
Roy refusait d'envisager la possibilité qu'elle fut venue ici mame, dans l'arroyo, car cela l'e˚t encore plus désorienté.
- alors, qu'est-ce que vous croyez ? qu'il a appelé
cette fille avec son téléphone portable et qu'elle est immédiatement passée le chercher ?
Tavelov ne fut nullement décontenancé par ces sarcasmes.
- C'est peut-atre une rate du désert, du genre qui vit sans téléphone et sans électricité. Il y en a. Mais je n'en connais pas a moins de trente kilomètres a la ronde. C'est peut-atre aussi une nana qui faisait du cross pour s'amuser un peu.
- Sous un orage ?
- L'orage était terminé. Et puis le monde est rempli de dingues.
- Et elle aurait réussi a tomber en plein sur l'Explorer, au beau milieu de tout ce désert ?
Tavelov haussa les épaules.
- Nous, on a trouvé la bagnole. Y comprendre quelque chose, c'est votre boulot.
Roy retourna a l'entrée du couloir rocheux et contempla la berge la plus éloignée.
- quelle que soit son identité, cette bonne femme est arrivée par le sud et elle est repartie du mame côté. On peut suivre les traces de pneus ?
- Ouais. Elles sont bien claires sur peut-atre quatre cents mètres, ensuite un peu moins sur encore deux cents, et puis elles disparaissent. Par endroits, le vent les a effacées. ailleurs, le sol est trop dur pour qu'elles s'y soient imprimees.
- Il faut chercher plus loin. Voir si elles réapparaissent.
- On a déja essayé. Pendant qu'on attendait.
Tavelov avait mis une bonne dose de venin dans ce dernier mot.
- Mon bipeur de merde était en panne et je ne le savais pas, expliqua Roy.
- On a bien exploré dans toutes les directions, sur la rive sud de l'arroyo, a pied et en hélico. Cinq bornes a l'est, cinq au sud, cinq a l'ouest.
- Eh bien, étendez les recherches, ordonna Roy. Faites dix kilomètres et voyez si vous retrouvez la piste.
- «a sera du temps perdu.
Roy songea a Eve, telle qu'elle avait été pendant la nuit. Ce souvenir lui donna la force de demeurer calme, de sourire et de déclarer avec son amabilité coutumière:
- Ce sera probablement du temps perdu. Probablement. Mais je pense qu'il faut quand mame essayer.
- Le vent se lève.
- C'est possible.
- C'est s˚r. Il va tout effacer.
La perfection sur du caoutchouc noir.
- alors, essayons de le prendre de vitesse, conclut Roy.
quinze kilometres dans chaque direction.
Spencer n'était pas éveillé. Il n'était pas endormi non plus. Il déambulait en ivrogne le long de la mince frontière qui séparait ces deux états.
Il s'entendait marmonner, sans comprendre grand-chose a ce qu'il disait. Pourtant, il était tenaillé par un désir fiévreux, certain de devoir parler a quelqu'un d'une chose importante - mais la nature de cette information primordiale et l'identité de son destinataire lui échappaient.
De temps a autre, il ouvrait les yeux. Voyait trouble.
Clignait des paupières. Les plissait. Ne distinguait pas assez bien la lumière pour savoir s'il faisait jour ou si elle provenait de la lampe Coleman.
Toujours, Valérie était la. assez près pour qu'il sache, malgré son problème de vue, que c'était bien elle. Parfois, elle lui essuyait le visage avec un linge humide; parfois, elle lui posait une compresse fraache sur le front.
Et parfois, elle se contentait de l'observer. Bien qu'il ne p˚t voir clairement son expression, il la sentait inquiète.
a une telle occasion, alors qu'il remontait de ses ténèbres personnelles et tentait de percer la surface liquide distordue qui miroitait devant ses yeux, Valérie, a demi détournée, s'employait a une t‚che qu'il n'identifia pas. Derrière lui, a l'arrière de la tente, le moteur de la Rover tournait au ralenti. Il reconnut un autre bruit familier: le caractéristique tic-tac-tac-tic de doigts exercés volant sur un clavier d'ordinateur. …trange.
De temps a autre, elle lui adressait quelques mots. a certains moments, Spencer parvenait mieux a focaliser ses pensées et murmurait des choses quasi compréhensibles, bien qu'il continu‚t a perdre et a reprendre conscience régulièrement.
a un moment, quand il reprit ses esprits, il s'entendit demander:
- Comment m'as-tu trouvé ? La-dedans... dans ce désert... entre rien et rien ?
- Il y a une petite bestiole dans ton Explorer.
- Le cafard ?
- Un autre genre de petite bestiole.
- Une araignée ?
- Le genre électronique.
- Une petite bestiole dans ma bagnole ?
- C'est ça. C'est moi qui l'y ai mise.
- Tu veux dire... un émetteur, ou quelque chose comme ça ? demanda-t-il, dérouté.
- Exactement.
- Pourquoi ?
- Parce que tu m'as suivie chez moi.
- quand ?
- Mardi soir. Pas la peine de nier.
- Oh, oui. Le soir de notre première rencontre.
- a t'entendre, ça a l'air presque romantique.
- Pour moi, ça l'était.
Valérie demeura muette un instant.
- Tu ne plaisantes pas hein ? déclara-t-elle enfin.
- Tu m'as plu dès le dÎbut.
- Tu te pointes a La Porte Rouge, tu discutes avec moi, tu as juste l'air d'un client sympa, et ensuite, tu me suis a la maison reprit-elle après un nouveau silence.
Il commençait a saisir la pleine signification de ce qu'elle lui révélait, et l'étonnement s'emparait de lui.
- Tu t'en es aperçue ?
- Tu t'y prenais bien, mais si je n'étais pas fichue de repérer une filature, je serais morte depuis longtemps.
- L'émetteur. Comment ?
- Comment est-ce que je l'ai posé ? Je suis sortie par la porte de derrière pendant que tu faisais le poireau au volant de ta Ford. J'ai fait démarrer une bagnole a un ou deux p‚tés de maisons de la, je suis retournée dans ma rue, et je me suis garée un peu plus haut que toi. quand tu t'es barré, je t'ai suivi.
- Tu m'as suivi, toi ?
- On peut jouer a deux, a ce jeu-la.
- Tu m'as suivi. . . a Malibu ?
- Je t'ai suivi a Malibu.
- Et je n'ai rien vu.
- Eh bien, tu ne t'attendais pas a atre filé.
- Bon Dieu !
- J'ai escaladé la grille et j'ai attendu que toutes les lumières soient éteintes dans ton chalet.
- Bon Dieu !
- J'ai fixé l'émetteur sous le ch‚ssis de la voiture, en le branchant sur la batterie.
- Comme par hasard, tu avais un émetteur sur toi ?
- Tu serais surpris d'apprendre tout ce dont je dispose.
- Plus maintenant.
quoique Spencer ne voul˚t pas la quitter, Valérie devint floue et se changea en ombre. Il dériva une fois de plus dans ses ténèbres intérieures.
Plus tard, il dut remonter a la surface, car il vit la jeune femme miroiter juste devant lui.
- Un émetteur dans ma bagnole, s'entendit-il balbutier avec stupéfaction.
- Je voulais découvrir qui tu étais, pourquoi tu me suivais. Je savais que tu n'étais pas des leurs.
- Les hommes du cafard, dit-il faiblement.
- C'est ça.
- J'aurais pu en atre.
- Non, ou alors tu m'aurais fait sauter la cervelle dès que tu aurais été assez près de moi pour ça.
- Ils ne t'aiment pas, hein ?
- Pas beaucoup. alors, je me demandais qui tu étais.
- Maintenant, tu le sais.
- Pas vraiment. Tu es un mystère, Spencer Grant.
- Moi, un mystère ! (Il éclata de rire. La douleur lui martela toute la tate, mais il rit tout de mame.) au moins, tu connais mon nom.
- Oui. Mais il n'est pas plus vrai que les miens.
- Mais comment donc !
- C'est mon nom légal. Spencer Grant. Garanti.
- Peut-atre. Mais qui étais-tu avant d'atre flic, avant d'aller a l'UCLa, avant d'entrer dans l'armée ?
- Tu sais tout de moi, on dirait.
- Pas tout. Seulement ce que tu as laissé dans les archives. Ce que tu voulais qu'on trouve. quand tu m'as suivie chez moi, tu m'as foutu les foies, alors j'ai commencé a me renseigner sur toi.
- C'est a cause de moi que tu as quitté le bungalow ?
- Je n'avais pas la moindre idée de qui tu pouvais atre, mais je me suis dit que si tu avais réussi a me trouver, ils y arriveraient aussi. Encore une fois.
- Et ç'a été le cas.
- Dès le lendemain.
- Donc, en te faisant peur. . . je t'ai sauvée.
- On peut voir les choses comme ça.
- Sans moi, tu aurais été la.
- Peut-atre.
- quand le commando a donné l'assaut.
- Probablement.
- On dirait que c'était... quelque chose comme écrit.
- Mais qu'est-ce que tu foutais la-bas, toi ? demanda Valérie.
- Eh bien. . .
- Chez moi.
- Tu n'y étais plus.
- Et alors ?
- alors, ce n'était plus chez toi.
- Est-ce que tu savais que ce n'était plus chez moi quand tu es entré ?
Ce qu'impliquaient les révélations de la jeune femme continuait d'assener a Spencer des secousses a retardement. Il cligna des yeux a plusieurs reprises, tentant en vain de distinguer clairement le visage de sa compagne.
- Bon Dieu ! Si tu as mis un émetteur dans la voiture. . .
- quoi ?
- Est-ce que tu me suivais, mercredi soir ?
- Oui, admit-elle. Pour savoir ce que tu voulais.
- De Malibu. . .
- a La Porte rouge.
- Et ensuite jusqu'a chez toi, a Santa Monica ?
- Mais je n'y suis pas entrée, contrairement a toi.
- Tu as quand mame assisté a l'assaut ?
- De loin. Ne change pas de sujet.
- quel sujet ? demanda-t-il, sincèrement désorienté.
- Tu t'appratais a m'expliquer pourquoi tu t'étais introduit chez moi, mercredi soir, lui rappela-t-elle.
Elle n'était pas en colère. Sa voix n'était pas sèche. Il se serait senti nettement mieux si elle avait été folle de rage.
- Tu... tu n'es pas venue travailler.
- alors, tu as forcé ma porte ?
- Je n'ai rien forcé du tout.
- Je t'avais envoyé une invitation ? J'ai oublié.
- La porte n'était pas fermée.
- Et tu considères toutes les portes ouvertes comme des invitations ?
- J'étais... inquiet.
- Inquiet, oui. allez: dis-moi la vérité. qu'est-ce que tu cherchais, chez moi, cette nuit-la ?
- J'étais...
- Tu étais quoi ?
- J'avais besoin...
- De quoi ? De quoi pouvais-tu bien avoir besoin, chez moi ?
Spencer ne savait trop s'il allait mourir de ses blessures ou de son embarras. Puis il perdit connaissance.
Le Bell JetRanger transporta Roy Miro de l'arroyo asséché, au milieu du désert, jusqu'a l'héliport installé sur le toit du gratte-ciel de l'agence, au coeur de Las Vegas.
Tandis que des recherches terrestres et aériennes se poursuivaient dans le Mojave pour retrouver la femme et le véhicule qui avait emmené Spencer Grant loin de son Explorer échouée, Roy passa l'après-midi du samedi au centre de surveillance satellite du quatrième étage.
Tout en travaillant, il se régala d'un copieux repas commandé a la cantine, pour compenser le petit déjeuner tout aussi copieux dont il avait ravé et qui lui avait été
refusé. Plus tard, lorsqu'il retournerait chez Eve Jammer, il aurait besoin de toute son énergie.
La veille au soir, quand Bobby Dubois l'avait emmené
dans cette mame pièce, elle avait été très calme, occupée par un personnel minimum. a présent, des conversations étouffées y résonnaient d'un bout a l'autre, et tous les ordinateurs ou autres machines étaient en marche.
Le véhicule qu'ils cherchaient avait très probablement parcouru une distance considérable pendant la nuit, malgré le terrain hostile. Grant et la femme pouvaient mame atre arrivés assez loin et avoir rejoint une route au-dela des postes de surveillance établis par l'agence sur toutes les voies permettant de quitter le sud de l'…tat, auquel cas ils avaient a nouveau glissé entre les mailles du filet.
D'un autre côté, peut-atre ne s'étaient-ils pas éloignés tant que ça. Ils avaient pu s'enliser. Ou avoir un problème mécanique.
Peut-atre Grant avait-il été blessé dans l'Explorer.
D'après Ted Tavelov, les taches de sang qui marquaient le siège du conducteur ne semblaient pas provenir du rat crevé. Si le fuyard était en piteux état, peut-atre avait-il tout bonnement été incapable d'aller très loin.
Roy était décidé a réfléchir de manière positive. Le monde était ce que l'on en faisait - ou tentait d'en faire.
Toute sa vie se fondait sur cette philosophie.
Parmi les satellites en orbite géostationnaire au-dessus de l'ouest et du sud-ouest des …tats-Unis, trois possédaient la capacité de surveillance intensive que Roy Miro désirait appliquer au Nevada et a tous les …tats voisins. L'un de ces trois postes d'observation spaciaux était sous le contrôle de la DEa. Un autre appartenait a l'EPa, l'agence pour la protection de l'environnement. Le troisième était un engin militaire que se partageaient officiellement l'armée de terre, la marine, l'aviation, les Marines et les gardes-côtes - mais placé en fait sous le contrôle politique rigoureux du cabinet des chefs d'état-major des trois armes .
Le choix était évident: l'agence pour la protection de l'environnement.
La DEa, malgré le dévouement de ses agents, et en grande partie a cause des politiciens qui la paralysaient, avait quasiment échoué dans sa mission. quant aux services militaires, depuis la fin de la guerre froide, ils s'in-terrogeaient sur leur raison d'atre, manquaient de fonds et agonisaient lentement.
Par contraste, l'EPa accomplissait sa t‚che avec un degré de réussite sans précédent pour un organisme gouvernemental - notamment parce qu'aucun élément criminel ou groupe d'intérats bien organisé ne s'opposait a elle, et parce qu'une bonne partie de ses employés était motivée par le désir ardent de sauver la nature. Elle coopérait si étroitement avec le ministère de la Justice qu'un citoyen qui avait pollué par inadvertance des terrains protégés risquait de passer plus de temps en prison qu'un voyou complètement défoncé qui avait abattu un caissier, une femme enceinte, deux religieuses et un chaton pour voler quarante dollars et un Mars.
En conséquence, la réussite entraanant des budgets plus élevés et un accès plus facile a des fonds supplémentaires, indépendants du financement de base l'EPa disposait du meilleur matériel possible, depuis les accessoires de bureau jusqu'aux satellites de surveillance orbitaux. Si une quelconque bureaucratie devait un jour obtenir le contrôle de la force nucléaire, ce serait celle-la, qui était aussi la moins susceptible d'en faire usage - ou alors, seulement au cours d'une dispute territoriale avec le ministère de l'Intérieur.
Pour retrouver Spencer Grant et sa compagne, l'agence utilisait donc le satellite de surveillance de l'EPa - Earthguard 3 -, en orbite géostationnaire au-dessus de l'ouest des …tats-Unis. Maman, afin d'en prendre le contrôle total, s'était infiltrée dans les ordinateurs de ses contrôleurs et leur avait communiqué de fausses données, les informant qu'Earthguard 3 venait de cesser toute activité.
Les scientifiques du poste de commande, a terre, avaient immédiatement lancé un programme visant a diagnosti-quer le mal dont souffrait le satellite par une série d'examens télémécaniques a longue distance. Maman avait toutefois secrètement intercepté les ordres envoyés a cet arrias de composants électroniques de quatre-vingts millions de dollars - et elle continuerait sur sa lancée jusqu'a ce que l'agence n'ait plus besoin d'Earthguard 3, moment auquel elle permettrait a ce dernier de se reconnecter avec l'EPa.
Depuis l'espace, on pouvait a présent procéder a une inspection visuelle précise d'une zone comprenant plusieurs …tats. Si le besoin s'en faisait sentir pour étudier un individu ou un véhicule suspects, on pouvait mame gros-sir l'image jusqu'a ne cadrer qu'un mètre carré de terrain.
Earthguard 3 proposait également deux méthodes de surveillance nocturne a la pointe du progrès. Il savait différencier a l'aide d'infrarouges un véhicule et des sources de chaleur stationnaires - par la simple mobilité de la cible et par sa signature thermique distinctive. Le système employait également une variante de la technologie Star Tron, afin d'amplifier dix-huit mille fois la lumière ambiante, faisant paraatre la nuit presque aussi claire qu'une journée couverte - quoique parée d'une étrange teinte verte monochrome.
Les images étaient immédiatement soumises a un programme de traitement a bord du satellite, avant d'atre codées et transmises. a la réception, au poste de contrôle de Las Vegas, un autre programme de traitement, tout aussi automatique mais plus sophistiqué, exécuté par un super-ordinateur Cray de la dernière génération, clarifiait encore l'image vidéo a haute définition, laquelle était ensuite envoyée sur l'écran mural. Si des améliorations supplémentaires s'avéraient nécessaires, il était possible de travailler davantage sur des photos tirées du film, sous la supervision d'excellents techniciens.
L'efficacité de la surveillance satellite - par infrarouges, vision nocturne ou photographie télescopique ordinaire - variait en fonction du territoire observé. En général, plus la zone était peuplée, moins la quate depuis l'espace d'un unique individu ou d'un unique véhicule se révélait efficace, car on rencontrait trop d'objets en mouvement, trop de sources de chaleur, pour pouvoir les trier et les analyser avec précision en un temps raisonnable.
Les petites villes étaient plus faciles a surveiller que les grandes, les zones rurales plus que les petites villes, et les autoroutes plus que les rues des grandes métropoles.
Si Spencer Grant et la femme avaient été retardés dans leur fuite, comme l'espérait Roy, ils se trouvaient toujours dans le territoire idéal pour atre localisés puis pistés par Earthguard 3. Un désert.
Tout l'après-midi du samedi, chaque fois qu'on remarqua un véhicule suspect, on l'étudia avant de l'éliminer ou de le conserver sous surveillance jusqu'a ce qu'on p˚t atre certain que ses occupants ne correspondaient pas au profil des fugitifs: une femme, un homme et un chien.
après avoir observé l'écran mural géant pendant des heures, Roy était impressionné par la perfection qui, depuis l'espace, semblait caractériser cette partie du monde. Toutes les couleurs en étaient douces, pastel, toutes les formes en paraissaient harmonieuses.
Cette illusion était surtout convaincante quand Earthguard surveillait des zones étendues, a l'aide de son plus petit grossissement. Elle l'était plus que jamais lorsque l'image était en infrarouge. Moins on détectait de traces évidentes de la civilisation humaine, plus la planète paraissait proche de la perfection.
Peut-atre les extrémistes qui affirmaient que la population terrestre devait atre réduite de 90 %, par n'importe quel moyen afin de préserver les systèmes écologiques, touchaient-ils du doigt la vérité. quelle qualité de vie pouvait-on connaitre en un monde que la civilisation avait totalement souillé ?
Si un tel programme de réduction de la population était jamais mis en place, Roy trouverait une profonde satisfaction personnelle a participer a son application, quoique ce travail ne p˚t atre que harassant et souvent ingrat.
La journée s'acheva sans que les recherches terrestres et aériennes ne révèlent la moindre trace des fugitifs. au crépuscule, la chasse fut interrompue jusqu'a l'aube.
quant a Earthguard 3, malgré tous ses yeux et tous ses perfectionnements, il n'eut pas plus de succès que les piétons et les équipages des hélicoptères. a tout le moins, lui, pouvait continuer ses recherches pendant la nuit.
Roy demeura dans le centre de surveillance satellite presque jusqu'a 20 heures, moment auquel il partit daner avec Eve Jammer dans un restaurant arménien. Tout en dégustant une délicieuse saladefattoush, plus un superbe plat d'agneau, ils évoquèrent le concept de réduction massive de la population, et imaginèrent des moyens de l'appliquer sans effets secondaires indésirables, tels que radiations nucléaires ou émeutes. Ils conçurent de surcroit plusieurs méthodes pour déterminer en toute justice la composition des 10 % qui survivraient afin de rédiger une suite moins chaotique, et nettement plus proche de la perfection, a la saga humaine. Ils dessinèrent divers symboles appropriés au mouvement de réduction de la population, composèrent des slogans inspirés, et discutèrent de l'aspect que devraient avoir les uniformes. Lorsqu'ils quittèrent le restaurant pour rentrer chez Eve, ils étaient dans un état d'excitation intense. Si un policier avait eu l'imprudence de les arrater pour leur faire remarquer qu'ils roulaient a cent dix kilomètres a l'heure dans des zones résidentielles ou devant des hôpitaux, ils auraient été capables de le tuer.
Les murs sombres et souillés possédaient des visages.
D'étranges faces ench‚ssées. aux expressions torturées, a peine discernables. aux bouches ouvertes pour implorer la pitié, en des cris auxquels nul ne répondait. Et des mains. Des mains tendues. qui suppliaient en silence.
Des tableaux d'un blanc fantomatique, ici balafrés de gris et de rouille, la mouchetés de brun et de jaune. Visage contre visage, corps contre corps, certains membres enchevatrés - mais toujours- des postures de suppliants, toujours des physionomies de mendiants désespérés: priant, implorant, adjurant.
- Personne ne sait... personne ne sait.
- Spencer ? Tu m'entends, Spencer ?
La voix de Valérie résonna jusqu'a lui au travers d'un long tunnel, tandis qu'il arpentait une route a mi-chemin entre l'éveil et le sommeil, entre le déni et l'acceptation, entre un enfer et un autre.
- Du calme, du calme, n'aie pas peur, tout va bien, tu es en train de raver.
- Non. Regarde ! Regarde ! La, dans les catacombes, la, les catacombes.
- C'est juste un rave.
- Comme a l'école, dans les livres, les images, comme a Rome, les martyrs, dans les catacombes, mais pire, pire, pire. . .
- Tu peux en sortir. Ce n'est qu'un rave.
Il entendit sa propre voix qui passait du hurlement a un sanglot pitoyable:
- Oh, Seigneur, Seigneur, Seigneur !
- La, prends ma main. Tu m'entends, Spencer ? Tiens-moi la main. Je suis la. Je suis avec toi.
- Ils avaient tellement peur. Ils étaient seuls et ils avaient peur. Tu vois comme ils ont peur. Seuls, personne pour les entendre, personne, personne ne savait, tellement peur. Oh, mon Dieu, mon Dieu, aidez-moi, mon Dieu !
- allez, tiens-moi la main, voila, c'est bien, serre-la fort. Je suis auprès de toi. Tu n'es plus seul, maintenant, Spencer.
Il serra la main chaude qu'elle lui tendait et qui parvint enfin a l'entrainer loin des visages blancs aveugles, des cris muets.
Guidé par la puissance de cette main, Spencer dériva dans l'obscurité, plus léger que l'air, remonta des profondeurs, et franchit une porte rouge. Pas celle que maculaient des empreintes de mains humides sur un fond blanc jauni. Une porte entièrement rouge, sèche, couverte de poussière. Elle ouvrait sur une lumière saphir, sur des boxes, des chaises noires, des appliques d'acier poli, des murs tapissés de miroirs. Une scène désertée. Une poignée de gens qui buvaient en silence, assis autour des tables. En jean et blouson de daim, a la place de sa jupe fendue et de son pull noir, la jeune femme était assise près de lui, au bar, sur un tabouret, parce qu'il n'y avait pas beaucoup de clients. Il était allongé sur un matelas pneumatique, en sueur mais frigorifié, et elle était juchée sur son tabouret pourtant, ils étaient a la mame hauteur, main dans la main, discutant agréablement, comme de vieux amis, avec le sifflement de la lampe Coleman en fond sonore.
Il savait qu'il délirait. Il s'en moquait. Elle était tellement jolie.
- Pourquoi es-tu entré chez moi, mercredi soir ?
- Je ne te l'ai pas déja dit ?
- Non, tu n'arrates pas d'éluder la question.
- J'avais besoin d'apprendre des choses sur toi.
- Pourquoi ?
- Tu me détestes ?
- Bien s˚r que non. Je veux juste comprendre.
- Je suis allé chez toi, et j'ai reçu des grenades a gomme-cogne par les fenatres.
- Tu aurais pu laisser tomber quand tu t'es aperçu que j'allais t'occasionner des problèmes.
- Non, je ne peux pas te laisser finir dans un fossé a cent bornes de chez toi.
- Pardon ?
- Ni dans des catacombes.
- quand tu as compris que tu t'étais mis dans les ennuis, pourquoi t'y es-tu enfoncé plus profondément ?
- Je te l'ai dit. Tu m'as plu dès que je t'ai vue.
- C'était seulement mardi dernier. Je suis une inconnue, pour toi.
- Je veux. . .
- quoi ?
- Je veux... une vie...
- Tu n'en as pas déja une ?
- Une vie... avec de l'espoir.
Le bar se brouilla et la lumière bleue se fit jaune aigre.
Les murs sombres et souillés possédaient des visages.
Des visages blancs, des masques de mort, la bouche ouverte sur une terreur muette, une imploration silencieuse.
Une araignée suivait le fil électrique qui s'enroulait au plafond. Son ombre agrandie courait sur les visages blanc sale des innocents.
Plus tard, revenu dans le bar, Spencer s'adressa de nouveau a sa compagne.
- Tu es quelqu'un de bien.
- Tu ne peux pas le savoir.
- Theda.
- Theda pense du bien de tout le monde.
- quand elle a été malade. Tu l'as soignée.
- Seulement pendant deux semaines.
- Jour et nuit.
- Ce n'est pas grand-chose.
- Et maintenant moi.
- Je ne t'ai pas encore tiré d'affaire.
- Plus j'en apprends sur toi, plus tu me parais bien.
- Bon Dieu ! Je dois atre une sainte.
- Non. Juste quelqu'un de bien. Tu es trop sarcastique pour atre une sainte.
Valérie éclata de rire.
- Je ne peux pas m'empacher de te trouver sympa, Spencer Grant.
- C'est agréable. De faire connaissance.
- C'est ce qu'on fait ?
- Je t'aime, dit-il, impulsivement.
Elle demeura silencieuse si longtemps qu'il crut avoir de nouveau perdu connaissance.
- Tu délires, déclara-t-elle enfin.
- Pas a ce sujet-la.
- Je vais changer ta compresse.
- Je t'aime.
- Tu ferais mieux de te tenir tranquille. Essaie de te reposer.
- Je t'aimerai toujours.
- Calme-toi, étrange individu, dit-elle, avec ce qu'il crut ou espéra atre de l'affection. Calme-toi et repose-toi.
- Toujours, répéta-t-il.
Spencer fut tellement soulagé de lui avoir avoué qu'elle représentait l'espoir de sa quate qu'il sombra dans des ténèbres dépourvues de catacombes.
Bien longtemps après, sans savoir s'il dormait ou s'il était éveillé, dans une demi-lumière qui pouvait atre l'aube, le crépuscule, la lueur d'une lampe ou une froide luminosité onirique dépourvue de source, il fut surpris de s'entendre prononcer le prénom:
- Michael.
- ah ! tiens, tu es revenu, constata la jeune femme.
- Michael.
- Personne ne s'appelle Michael, ici.
- Il faut que je te parle de lui, expliqua Spencer.
- D'accord. Parle-moi.
Il aurait aimé la voir, mais il ne distinguait que clarté et obscurité, mame plus la moindre forme floue.
- Il faut que tu saches si... si tu vas rester avec moi...
expliqua-t-il.
- Dis-moi, l'encouragea-t-elle.
- Je ne veux pas que tu me détestes, quand tu sauras.
- Je ne déteste pas facilement. Fais-moi confiance, Spencer. Fais-moi confiance et parle-moi. qui est Michael ?
- Il est mort a quatorze ans, commença Spencer d'une voix fragile.
- C'était un ami ?
- C'était moi. Mort a quatorze ans... et enterré a seize.
- Tu t'appelais Michael.
- Je me suis baladé pendant deux ans, mort, et ensuite, je suis devenu Spencer.
- quel était ton... quel était le nom de famille de Michael ?
Il comprit alors qu'il devait atre éveillé: jamais il ne s'était senti aussi mal dans un rave qu'en ce moment précis. Il ne pouvait plus ignorer son besoin de révéler la vérité, mais cette révélation le torturait. Son coeur battait vite, fort, bien que percé de secrets aussi douloureux que des aiguilles.
- Son nom de famille... c'était celui du diable.
- Et quel était le nom du diable ?
Spencer demeura muet, voulant parler, incapable d'ouvrir la bouche.
- quel était le nom du diable ? demanda encore Valérie.
- ackblom, dit-il.
Il crachait littéralement ces syllabes détestées.
- ackblom ? Et pourquoi dis-tu que c'était le nom du diable ?
- Tu ne te rappelles pas ? Tu n'en as jamais entendu parler ?
- Je crois que tu vas atre obligé de me rafraichir la mémoire.
- avant de devenir Spencer, Michael avait un père, comme les autres garçons. Mais son père n'était pas comme les autres pères. Son père s'appelait... s'appelait... il s'appelait Steven. Steven ackblom. Le peintre.
- Oh, bon Dieu !
- N'aie pas peur de moi, implora-t-il, sa voix se bri-sant un peu plus a chacune de ses paroles désespérées.
- Tu es le garçon.
- Ne me déteste pas.
- Tu es ce garçon-la.
- Ne me déteste pas.
- Pourquoi est-ce que je te détesterais ?
- Parce que... je suis le garçon.
- Le garçon qui s'est conduit en héros, dit-elle.
- Non.
- Je n'ai pas pu les sauver.
- Mais tu as sauvé toutes celles qui auraient pu venir après.
Le son de sa propre voix le refroidit plus que n'avait pu le faire la pluie:
- Je n'ai pas pu les sauver.
- Tout va bien.
- Je n'ai pas pu les sauver.
Il sentit une main sur son visage. Sur sa balafre. Une main qui parcourait la ligne chaude de sa cicatrice.
- Pauvre vieux, dit-elle. Oh, mon pauvre vieux.
Le samedi soir, perché au bord d'une chaise dans la chambre a coucher d'Eve Jammer, Roy Miro observa des exemples de perfection que n'e˚t pu lui montrer le satellite de surveillance le mieux équipé.
Cette fois, Eve ne retira pas les draps de satin pour révéler le caoutchouc noir, pas plus qu'elle ne se servit d'huiles parfumées. Elle utilisa une nouvelle sélection d'accessoires encore plus étranges - et, quoique Roy f˚t surpris de constater la chose possible, elle atteignit de plus hauts niveaux de jouissance, eut sur lui un impact érotique plus fort encore que la veille.
après une nuit entière a cataloguer les perfections d'Eve, il lui fallut toute sa patience pour supporter la journée imparfaite qui s'ensuivit.
Le dimanche, aussi bien le matin que l'après-midi, satellites de surveillance, hélicoptères et équipes terrestres ne localisèrent pas plus les fugitifs que le samedi.
Des agents avaient été envoyés a Carmel, Californie pour suivre la piste fournie par Theda Davidowitz, selon laquelle c'était la l'endroit oa " Hannah Rainey " aurait aimé vivre. Ils profitaient de la beauté naturelle du paysage, du rafraichissant brouillard hivernal, mais n'avaient encore trouvé aucun signe de la bonne femme.
John Kleck, du comté d'Orange, envoya un nouveau rapport d'apparence primordiale signalant qu'il n'avait pas mis au jour la moindre piste.
a San Francisco, l'agent qui avait traqué les Porth et découvert qu'ils étaient morts depuis longtemps avait eu accès aux archives des testaments. Les biens d'Ethel étaient entièrement revenus a George. Ceux de George a leur petit-fils - Spencer Grant, de Malibu, Californie, seul descendant direct de leur fille unique, Jennifer. aucun détail ne laissait supposer que Grant e˚t jamais porté un autre nom, ni que l'identité de son père f˚t connue.
Roy téléphona a Thomas Summerton du centre de surveillance satellite. Bien qu'on f˚t dimanche, son chef se trouvait a son bureau de Washington et non dans sa propriété de Virginie. Toujours aussi soucieux de sécurité, il traita l'appel comme une erreur, puis rappela un peu plus tard d'une ligne protégée par un brouilleur réglé sur la mame fréquence que celui de Roy.
- Il y a un sacré bordel en arizona, annonça Summerton, furieux. (Son correspondant ignorant de quoi il voulait parler, il continua :) C'est un riche enculé d'activiste, la-bas, qui se croit capable de sauver le monde. Vous avez vu les infos ?
- Pas eu le temps, avoua Roy.
- Cet enculé détient des preuves qui pourraient me mettre dans une situation embarrassante au Texas. Il a déja contacté plusieurs personnes pour savoir comment il convenait de révéler toute l'histoire. alors, on se préparait a frapper rapidement, a prouver qu'il trafiquait de la drogue dans sa propriété.
- La loi sur la confiscation des biens ?
- Oui. Tout saisir. quand lui et sa famille n'auraient plus rien eu pour vivre ni les moyens de se payer un avocat convenable, il aurait fait marche arrière. C'est généralement le cas. Mais l'opération a mal tourné.
C'est généralement le cas, songea Roy, las. Toutefois, il se garda d'exprimer le fond de sa pensée. Summerton n'apprécierait pas sa franchise. En outre, cette réflexion était un parfait exemple de pensée négative honteuse.
- Et maintenant, on a un agent du FBI mort en arizona, conclut son patron, glacial.
- Un vrai ou un faux dans mon genre ?
- Un vrai. La femme et le gamin de l'activiste sont morts aussi, dans la cour, et cet enculé flingue tout ce qui bouge, planqué dans sa baraque, si bien qu'on ne peut pas dissimuler les corps aux caméras de télévision installées en bas du p‚té de maisons. Et de toute façon, un voisin a tout enregistré avec son caméscope !
- Est-ce que c'est le type lui-mame qui a tué sa femme et son gosse ?
- Ca serait trop beau. Mais on peut peut-atre s'arranger pour en donner l'impression.
- Mame avec la cassette vidéo ?
- Vous ates dans la partie depuis assez longtemps pour savoir que les preuves photographiques sont rarement concluantes. Regardez la vidéo de Rodney King. Bon Dieu !
Regardez le film de l'assassinat de Kennedy. (Summerton poussa un long soupir.) alors, j'espère que vous avez de bonnes nouvelles. quelque chose qui va me remonter le moral.
Etre le bras droit de cet homme commençait a devenir une t‚che terrible. Roy aurait voulu pouvoir rapporter a tout le moins quelques progrès dans son affaire...
- Ma foi, conclut Summerton, juste avant de raccrocher, en ce moment, pas de nouvelles me semble atre une bonne nouvelle.
Le soir, avant de quitter les bureaux de Las Vegas, Roy demanda a Maman d'utiliser Nexis et autres logiciels de recherche pour traquer " Jennifer Corrine Porth " dans les banques de données proposées par divers réseaux d'information - et de lui faire un rapport dans la matinée. Tous les numéros des plus grands journaux et magazines notamment le New York Times, sortis dans les quinze ou vingt dernières années, étaient archivés électroniquement et ouverts a de telles recherches. Durant la précédente exploration de ces ressources, Maman n'avait relevé le nom de " Spencer Grant " qu'a l'occasion de la mort des deux voleurs de voitures, a Los angeles, quelques années auparavant. elle aurait peut-atre plus de chance avec le nom de la mère.
Si Jennifer Corrine Porth avait eu une mort spectaculaire ou une certaine réputation, mame modeste, dans les milieux financiers, politiques ou artistiques, son décès avait pu atre signalé par quelques journaux importants. Et si l'ordinateur découvrait un article sur le sujet, voire une oraison funèbre, il pourrait s'y trouver une référence intéressante concernant le fils unique de la défunte.
Roy s'entatait a réfléchir de manière positive. Maman allait remonter la piste de Jennifer et éclaircir toute l'affaire, cela ne faisait aucun doute dans son esprit.
La femme. Le garçon. La grange, au second plan.
L'homme, dans les ombres.
Il n'avait pas besoin de sortir les photos de leur enveloppe pour se les rappeler avec une totale clarté. Elles lui irritaient la mémoire car il était s˚r d'avoir déja vu ces gens-la. De longues années auparavant. Dans un contexte marquant.
Le dimanche soir Eve l'aida a conserver un bon moral et un train de pensÎe positif. Consciente d'atre adorée, sachant que cette adoration lui conférait un pouvoir absolu, elle travailla sur elle-mame avec une frénésie qui dépassait tout ce qu'elle lui avait déja montré.
Durant une partie de leur inoubliable troisième séance, assis sur le couvercle des toilettes, il regarda la jeune femme lui prouver qu'une cabine de douche était aussi propice aux jeux érotiques que n'importe quel lit jonché
de fourrures, drapé de satin ou gainé de caoutchouc.
Il s'étonna qu'on e˚t songé a inventer et a manufactu-rer la plupart des jouets aquatiques qui figuraient dans la collection d'Eve. astucieusement conçus, étonnament flexibles, ils luisaient d'un éclat évoquant la vie. Leurs palpitations, commandées manuellement ou par piles, avaient une convaincante allure biologique. La complexité de leurs formes serpentines-noueuses-caoutchou-teuses les rendait mystérieux, enthousiasmants. Roy s'identifiait a eux comme s'ils avaient été des extensions du corps mi-humain mi-mécanique qu'il occupait parfois dans ses raves. quand Eve manipulait ses jouets, il avait le sentiment que ses mains parfaites caressaient par télécommande certaines parties de sa propre anatomie.
Dans la vapeur bouillonnante, l'eau chaude et la mousse du savon parfumé, sa compagne ne semblait plus parfaite a 60 % mais a 90 %. aussi irréelle qu'une femme idéalisée sur un tableau.
De ce côté-ci de la mort, rien ne pouvait satisfaire plus pleinement Roy qu'observer Eve stimuler méthodiquement ses exquis appas, l'un après l'autre, chaque fois a l'aide d'un objet évoquant le membre amputé mais fonctionnel d'un super-amant venu du futur. Il était capable de focaliser si finement ses observations qu'Eve cessa d'exister en elle-mame, et que chaque acte sensuel accompli dans la grande cabine de douche - munie d'un banc et de barres d'appui - ne mit plus en jeu qu'une partie de corps parfaite et son homologue artificiel: géométrie érotique physique lascive, étude de la dynamique des fluides appliquée a un désir insatiable. aucune notion de personnalité, aucun trait humain ne venaient g‚cher l'expérience. Roy se trouva transporté dans les sommets extrames d'un plaisir scoptophile si intense qu'il faillit hurler de joie et de douleur.
quand Spencer s'éveilla, le soleil brillait au-dessus des montagnes de l'est. Dans la lumière cuivrée, la moindre formation rocheuse, le moindre amas de végétation broussailleuse projetaient de longues ombres matinales qui s'étendaient sur le désert.
Il n'avait plus la vue trouble. Le soleil ne lui irritait plus les yeux.
a la lisière de l'ombre de la b‚che, assise par terre Valérie lui tournait le dos, si bien qu'il ne voyait pas ce qu'elle faisait.
Rocky demeurait auprès d'elle, le dos tourné lui aussi.
Un moteur tournait au ralenti. Spencer eut la force de lever la tate et de se tourner vers le bruit. La Range Rover, derrière lui, au fond de la tente créée par la b‚che.
Un c‚ble électrique orange sortait par la portière ouverte du conducteur et courait jusqu'a la jeune femme.
Spencer se sentait encore très mal, mais son état s'était amélioré depuis sa dernière prise de conscience et il s'en réjouissait. Son cr‚ne ne lui semblait plus prat a exploser; son mal de tate se limitait désormais a une pal-
pitation sourde au-dessus de l'oeil droit. Il avait la bouche sèche. Les lèvres gercées. Mais sa gorge n'était plus br˚lante et douloureuse.
La chaleur qu'il ressentait ne venait pas de la fièvre, car son front était frais: la matinée était authentiquement douce. Il repoussa la couverture.
Il bailla, s'étira - et gémit. Ses muscles lui faisaient mal: après l'épreuve qu'il avait vécue, c'était prévisible.
alerté par son gémissement, Rocky se h‚ta de le rejoindre, souriant, frémissant, la queue battante, tellement ravi de voir son maatre éveillé qu'il en devenait frénétique.
Spencer supporta plusieurs coups de langue enthousiastes au visage avant de s'emparer du collier de l'animal et de le maintenir a distance.
- Bonjour, dit Valérie, en regardant par-dessus son épaule.
elle était aussi belle a la lueur du jour qu'elle l'avait été a celle de la lampe.
Il se préparait a exprimer ce sentiment lorsqu'il fut déconcerté par le vague souvenir d'en avoir déja trop dit, alors qu'il n'avait pas toute sa tate. Il se soupçonnait non seulement d'avoir révélé des secrets qu'il aurait préféré
garder, mais aussi de s'atre montré d'une maladroite franchise en ce qui concernait ses sentiments - aussi ingénu qu'un chiot amoureux.
- Ne le prends pas mal, vieux, mais tu pues atrocement, dit-il en se redressant pour éviter un nouveau coup de langue au visage.
Il se mit a genoux, se leva, et vacilla un instant sur ses jambes.
- Des vertiges ? demanda Valérie.
- Non, c'est passé.
- Parfait. J'avais peur d'un traumatisme. Je ne suis pas médecin - comme tu me l'as fait remarquer -, mais j'ai quelques bouquins de référence.
- Je me sens juste un peu faible, maintenant. Et j'ai faim. En fait, je suis carrément affamé.
- C'est bon signe, je crois.
a présent qu'il n'avait plus Rocky sous le nez, Spencer réalisa que ce n'était pas le chien qui puait: c'était lui; l'odeur de vase humide du fleuve, l'aigreur de plusieurs suées fiévreuses.
Valérie se remit au travail.
Prenant soin de rester face au vent, tout en tentant d'éviter de trébucher sur Rocky, Spencer traana les pieds jusqu'au bord de la tente improvisée afin de voir ce que faisait sa compagne.
Un ordinateur était posé par terre, sur un matelas en mousse noir. Il ne s'agissait pas d'un portable mais d'un PC complet, avec régulateur de tension MasterPiece entre l'unité centrale et le moniteur couleur. La jeune femme avait le clavier sur les genoux.
Il était remarquable de découvrir une machine aussi perfectionnée au milieu d'un paysage primitif demeuré
globalement inchangé pendant des centaines de milliers, sinon des millions d'années.
- Combien de mégas ? demanda-t-il.
- Pas mégas. Gigas. Dix gigaoctets.
- Tu as besoin de tout ça ?
- J'utilise plusieurs programmes très complexes qui prennent une bonne partie du disque dur.
Le c‚ble électrique orange qui provenait de la Rover était branché sur l'unité centrale. Un autre reliait l'arrière de celle-ci a un curieux appareil posé a trois mètres de la tente, au soleil, et qui ressemblait a un frisbee aux bords retournés vers l'extérieur au lieu de l'intérieur. Un roulement a billes connectait le centre de sa face inférieure a un bras de métal noir flexible, long de dix centimètres, lequel disparaissait dans un boatier gris d'environ trente centimètres de côté sur dix de hauteur.
Valérie, qui s'activait sur le clavier, répondit a sa question avant qu'il ne l'e˚t posée:
- Liaison satellite.
- Tu discutes avec des extraterrestres ? demanda-t-il, a demi sérieux.
- En ce moment: avec l'ordinateur du DOD, corrigea la jeune femme en s'interrompant pour étudier les données qui s'affichaient sur l'écran.
- DOD. ?
- Department of Defense.
Le ministère de la Défense.
Spencer s'accroupit.
- Tu travailles pour le gouvernement ?
- Je n'ai pas dit que j'utilisais l'ordinateur du DOD
avec la permission du DOD. Je me suis reliée a un satellite téléphonique, j'ai pris le contrôle d'une ligne réservée aux essais des systèmes, et j'ai appelé la machine profonde du DOD a arlington, Virginie.
- Profonde ? répéta-t-il.
- Extramement bien protégée.
- Je parie que tu n'as pas eu le numéro par les renseignements.
- Le numéro de téléphone n'est pas tout. Il est encore plus difficile de se procurer les codes opérationnels permettant d'utiliser le système une fois qu'on est branché.
Sans eux, se connecter ne servirait a rien.
- Et ces codes, tu les as ?
- Je dispose d'un accès illimité au DOD depuis quatorze mois. (Elle pianota a nouveau sur le clavier.) Le plus dur a obtenir, c'est le code d'accès du programme qui change périodiquement tous les autres codes d'accès.
Si tu ne l'as pas, cette saleté, tu ne peux pas te tenir a jour, a moins qu'on ne t'envoie une nouvelle invitation de temps en temps.
- alors, il y a quatorze mois, tu as trouvé tous ces chiffres et je ne sais quoi d'autre griffonnés sur un mur de chiottes ?
- Trois personnes que j'aimais ont donné leur vie pour obtenir ces codes.
quoique le ton ne f˚t nullement plus grave qu'a l'ordinaire, cette réponse recelait une charge émotionnelle qui laissa Spencer muet, perplexe.
Un lézard de trente centimètres - brun, tacheté de noir et d'or - quitta l'abri d'un rocher pour retrouver le soleil et se mit a gambader sur le sable br˚lant. Lorsqu'il vit Valérie, il se figea pour l'observer. Il avait les yeux protu-bérants, argent et verts, garnis de paupières lourdes.
Rocky le vit également et se cacha derrière son maatre.
Spencer se surprit a sourire au reptile. Bien qu'il ne s˚t pas pourquoi, cette soudaine apparition le ravissait. Soudain, il se rendit compte qu'il tripotait machinalement le médaillon de stéatite pendu a son cou, et il comprit. Louis Lee. Les faisans et les dragons. Prospérité et longue vie.
Trois personnes que j'aimais ont donné leur vie pour obtenir ces codes.
Le sourire de Spencer disparut.
- qui es-tu ? demanda-t-il a Valérie.
- Tu veux dire: es-ce que je suis une terroriste internationale ou une bonne patriote américaine ? répliqua-t-elle sans lever les yeux de l'ordinateur.
- Je ne l'aurais pas présenté comme ça.
- Depuis cinq jours, je tente d'en apprendre le plus possible a ton sujet, dit-elle au lieu de répondre. Et je n'ai pas trouvé grand-chose. Tu t'es pratiquement gommé de toute existence officielle. alors, je crois que j'ai le droit de te poser la mame question: qui es-tu ?
- Seulement quelqu'un qui tient a son intimité, répondit-il en haussant les épaules.
- …videmment. quant a moi, je suis une citoyenne pétrie d'esprit civique - ce n'est pas tellement différent.
- Sauf que moi, je ne sais pas discuter avec le DOD.
- Tu as trafiqué ton dossier militaire.
- C'est une banque de données facile d'accès, par rapport a la vase dans laquelle tu patauges en ce moment.
que diable cherches-tu ?
- Le DOD piste tous les satellites en orbite: civils, militaires, gouvernementaux - nationaux et étrangers. Je suis en train de faire le tour de tous ceux qui ont la capacité de surveiller ce petit coin du monde et de nous trouver si nous bougeons d'ici.
- Je croyais que ça faisait partie d'un rave, cette histoire d'yeux dans le ciel, remarqua Spencer, mal a l'aise.
- Tu serais surpris d'apprendre tout ce qu'il y a, la-haut. " Surpris " n'est mame pas le mot. quant a la surveillance, il y a probablement entre deux et six satellites capables d'une telle prouesse en orbite au-dessus des
…tats de l'ouest et du sud-ouest.
- que se passera-t-il quand tu les auras identifiés ?
demanda-t-il, secoué.
- Le DOD dispose de leurs codes d'accès. Je m'en servirai pour me relier a chacun d'entre eux, m'infiltrer dans les programmes en cours d'utilisation et apprendre s'ils nous recherchent.
- Cette dame-la s'infiltre dans les satellites, annonça-t-il a Rocky, lequel paraissait moins impressionné que son maitre, comme si ceux de sa race avaient été témoins de telles manipulations depuis la nuit des temps. (Il se retourna vers Valérie.) Je ne crois pas que le mot
" pirate " s'applique bien a ton cas.
- alors ? Comment appelait-on les gens comme moi quand tu travaillais dans ta brigade contre le crime informatisé ?
- Nous n'imaginions mame pas qu'il existait des gens comme toi.
- Et pourtant, on est la.
- Ils nous donneraient vraiment la chasse par satellite ? interrogea-t-il, sceptique. Je veux dire: on n'est quand mame pas si importants que ça !
- Moi, si. Et toi, tu les as complètement embrouillés.
Ils n'arrivent pas a comprendre ton rôle dans cette affaire.
Jusqu'a ce que ça change, ils te supposeront aussi dange-
reux que moi - et peut-atre mame plus. L'inconnu - toi, de leur point de vue - est toujours plus effrayant que ce qu'on connaat.
Il médita un instant ces paroles.
- qui sont ces gens dont tu parles ?
- Tu seras peut-atre plus en sécurité si tu l'ignores.
Spencer ouvrit la bouche pour répondre puis demeura coi. Il ne voulait pas discuter. Pas tout de suite, en tout cas. D'abord, il avait besoin de se laver et de manger quelque chose.
Sans cesser de travailler, Valérie lui expliqua qu'il trouverait des bouteilles d'eau en plastique, une bassine, du savon liquide, des éponges et une serviette propre dans le coffre de la Rover.
- N'utilise pas trop d'eau: si on doit encore passer quelques jours ici, c'est tout ce qu'on aura a boire.
Rocky suivit son maatre jusqu'a la voiture, jetant des coups d'oeil nerveux au lézard qui se faisait dorer au soleil.
Spencer découvrit que sa compagne avait récupéré ses bagages dans l'Explorer. Il se lava a l'éponge, il put se raser et enfiler des vatements propres ce qui le laissa rafraachi. Sa propre odeur ne l'incommodait plus. Il ne put toutefois se laver la tate aussi bien qu'il l'e˚t voulu, car il avait le cuir chevelu sensible, pas seulement autour des sutures mais sur tout le sommet du cr‚ne.
La Rover - un break commercial, comme l'Explorer -, était bourrée d'appareils et de provisions depuis le hayon jusqu'a soixante centimètres des sièges avant. La nourriture se trouvait la oa toute personne bien organisée l'e˚t placée: juste derrière l'espace vide en question, accessible de la place du conducteur ou de celle du passager.
a l'exception des paquets de biscuits, les provisions se présentaient en boates ou en bouteilles. Spencer ayant trop faim pour prendre le temps de cuisiner, il choisit deux petites boates de saucisses, deux paquets de crackers au fromage et une boate de poires.
Dans une des glacières en polystyrène, également a portée des sièges, il trouva un pistolet SIG 9 mm et un Micro Uzi qui semblait avoir été modifié illégalement pour le tir automatique. Les chargeurs de rechange pour les deux armes ne manquaient pas.
Spencer les contempla un instant puis observa a travers le pare-brise la jeune femme assise devant l'ordinateur, a six mètres de la.
Cette Valérie possédait de nombreux talents. Spencer n'en doutait pas. Elle paraissait si bien préparée a toute éventualité qu'elle e˚t pu servir d'exemple aux girl-scouts comme aux survivants de l'apocalypse. Elle était intelligente, futée, drôle, audacieuse, courageuse et agréable a regarder, aussi bien sous un éclairage artificiel que naturel - sous tous les éclairages. Elle était en outre sans conteste versée dans le maniement du pistolet et de la mitraillette, car elle avait trop d'esprit pratique pour conserver des armes dans le cas contraire. elle n'aurait pas encombré sa voiture d'outils inutiles, n'aurait pas risqué les peines encourues pour la détention d'un Uzi automatique si elle n'avait pas su - et été prate a - s'en servir.
Spencer se demanda si elle avait déja été forcée de tirer sur un atre humain. Il espérait que non. Et il espérait qu'elle ne serait jamais poussée a une telle extrémité.
Malheureusement, la vie ne semblait guère lui proposer que des extrémités.
Il ouvrit une boate de saucisses a l'aide de l'anneau fixé
dans le couvercle. Résistant a l'envie d'en avaler le contenu en une seule bouchée, il dévora une des franc-forts miniatures, puis une autre. Jamais, et de loin, il n'avait rien mangé d'aussi bon. Fourrant la troisième dans sa bouche, il retourna auprès de Valérie.
Rocky dansait et gémissait a son côté, réclamant sa part.
- a moi, trancha Spencer.
Il s'accroupit auprès de la jeune femme sans lui parler.
elle semblait particulièrement concentrée sur les données cryptiques qui emplissaient l'écran.
Le lézard était toujours en plein soleil, alerte, prat a s'enfuir - a l'endroit exact oa il s'était trouvé presque une demi-heure plus tôt. Dinosaure miniature.
Spencer ouvrit la deuxième boate de saucisses et en partagea deux avec le chien. Il finissait la dernière quand Valérie eut un sursaut surpris.
- Merde ! s'exclama-t-elle.
Le lézard disparut sous le rocher qu'il avait quitté un peu plus tôt.
Un mot clignotait sur l'écran: BRaNCHEMENT.
La jeune femme enfonça le bouton marche/arrat de l'unité centrale.
Juste avant que l'écran ne s'éteignit, Spencer vit un second mot apparaitre en dessous du premier: PISTaGE.
Valérie bondit sur ses pieds, arracha les deux c‚bles électriques de l'ordinateur et courut a l'antenne satellite.
- Charge tout dans la Rover !
- qu'est-ce qui se passe ? interrogea Spencer en se redressant.
- Ils utilisent un satellite de l'EPa. (Elle avait déja récupéré l'antenne et s'était retournée vers lui.) Et ils ont une espèce de programme de sécurité sacrément bizarre, qui se branche sur tout signal extérieur et qui le piste jusqu'a sa source. (Elle le dépassa en courant.) aide-moi a tout remballer. Bouge-toi, nom de Dieu, bouge-toi !
Posant le clavier sur le moniteur, il souleva la totalité
du poste de travail, y compris le matelas en mousse.
- Ils nous ont repérés ? demanda-t-il en suivant Valérie vers la Rover tandis que ses muscles endoloris protes-taient contre cette h‚te soudaine.
- Les salopards ! fulminait la jeune femme.
- Tu as peut-atre débranché a temps.
- Non.
- Comment peuvent-ils savoir que c'est nous ?
- Ils le sauront.
- Ce n'est qu'un signal électronique. Il n'y a pas nos empreintes dessus.
- Ils arrivent, insista-t-elle.
Le samedi soir, leur troisième nuit ensemble, Eve Jammer et Roy Miro avaient entamé plus tôt que les jours précédents leurs amours passionnées, quoique dépourvues de tout contact. En conséquence, mame si cette séance fut la plus longue et la plus ardente de toutes, elle se conclut avant minuit. Ensuite, ils s'allongèrent chastement sur le lit de la jeune femme, côte a côte, dans la douce lueur bleue indirecte des néons, chacun couvé par les yeux aimants du reflet de l'autre dans le miroir du plafond. Eve était aussi nue que le jour oa elle était venue au monde. Roy tout habillé. au bout de quelque temps, ils sombrèrent dans un profond sommeil réparateur.
ayant apporté un sac d'affaires de rechange, Roy put se préparer pour aller au travail sans retourner au Strip'. Il se doucha dans la salle de bains des invités et non dans celle d'Eve, car il n'avait aucun désir de révéler en se désha-billant ses nombreuses imperfections, de ses orteils dodus a ses genoux cagneux, de son ventre pansu aux taches de rousseur et aux deux grains de beauté qui marquaient son torse. En outre, ni lui ni elle ne voulait suivre l'autre dans une cabine de douche. S'il devait marcher sur le carrelage humide du bain d'Eve, ou vice versa... cet acte briserait de manière subtile mais réelle la liaison agréablement sèche, dépourvue d'échanges de fluides, qu'ils avaient établie et qui les comblait.
D'aucuns les auraient sans doute traités de fous, mais un véritable amoureux les e˚t compris.
N'ayant nul besoin de passer a l'hôtel, Roy arriva au centre de surveillance satellite très tôt le lundi matin. Dès qu'il en franchit la porte, il comprit qu'il venait de se produire quelque chose d'intéressant. Plusieurs personnes étaient rassemblées devant l'écran géant et le murmure des conversations avait une sonorité positive.
Ken Hyckman, le responsable de service, arborait un large sourire. Visiblement soucieux d'atre le premier a annoncer la bonne nouvelle, il fit signe a Roy de s'approcher du panneau de contrôle en U.
Hyckman était un type de grande taille, au visage séduisant mais terne et au brushing impeccable. En le voyant, on se demandait s'il n'avait pas rejoint l'agence après avoir postulé en vain pour présenter le journal télévisé.
D'après Eve, il lui avait fait des avances a plusieurs reprises et, chaque fois, elle l'avait remis a sa place. Si Roy avait pu penser qu'il représentait la moindre menace pour sa bien-aimée, il lui e˚t fait sauter la tate séance tenante, sans se préoccuper des conséquences. Il trouvait toutefois une considérable tranquillité d'esprit dans le fait de se savoir amoureux d'une femme capable de se défendre.
- On les a trouvés ! annonça Hyckman quand Roy le rejoignit devant le panneau de contrôle. Elle s'est branchée sur Earthguard pour savoir si on s'en servait comme outil de surveillance.
- Comment savez-vous que c'est elle ?
- C'est bien son style.
- Je vous accorde qu'elle est audacieuse, répondit Roy, mais j'espère que vous ne vous fiez pas seulement a l'instinct.
- Mais la connexion provenait du milieu de nulle part, bordel ! De qui d'autre pourrait-il s'agir ? demanda Hyckman en désignant l'écran mural.
La vue orbitale projetée était un simple film pris au téléscope et agrandi qui cadrait la moitié sud du Nevada et de l'Utah, ainsi que le tiers nord de l'arizona. Las Vegas se trouvait dans le coin inférieur gauche. Trois cercles rouges et deux blancs formant une petite cible cli-gnotante marquaient l'endroit d'oa la connexion avait été
établie.
- a cent quatre-vingts kilomètres au nord-nord-est de Las Vegas, dans la plaine désertique qui s'étend au nord-est de Pahroc Summit et au nord-ouest d'Oak Springs Summit. Le milieu de nulle part, je vous dis.
- On utilise un satellite de l'EPa, lui rappela Roy. Il pourrait très bien s'agir d'un employé de ladite EPa désireux d'obtenir une vue aérienne de son site de travail sur son ordinateur personnel. Ou bien une analyse spectro-graphique du terrain. Ou une centaine d'autres choses.
- Un employé de l'EPa ? Mais c'est au milieu de nulle part ! répéta Hyckmann, qui paraissait bloqué sur cette expression, comme s'il avait répété les paroles d'une vieille chanson. au milieu de nulle part.
- «a va peut-atre vous surprendre, mais une bonne partie des recherches concernant l'environnement ont lieu sur le terrain, lui déclara Roy avec un grand sourire qui désamorçait le sarcasme. au coeur de l'environnement justement. Et j'ai le regret de vous informer qu'une importante proportion de la planète se situe au milieu de nulle part.
- Ouais, peut-atre. Mais si c'était quelqu'un disposant d'un droit d'accès, un scientifique ou quelque chose comme ça, pourquoi couper le contact aussi vite, sans faire la moindre opération ?
- «a, c'est le premier indice valable que vous me donnez. Mais c'est encore insuffisant pour avoir une certitude.
Hyckman paraissait suffoqué.
- Hein ?
- qu'est-ce que c'est que cette cible ? s'enquit Roy sans explication. D'habitude, les objectifs sont marqués d'une croix blanche.
- J'ai trouvé ça plus amusant, sourit son interlocuteur, satisfait de lui-mame. «a apporte une dimension ludique.
- On dirait un jeu vidéo.
- Merci, dit-il, prenant l'insulte pour un compliment.
- Compte tenu de l'agrandissement, a quelle altitude a-t-on cette vue ?
- Vingt mille pieds.
- C'est beaucoup trop. Descendez a cinq mille.
- C'est ce qu'on est en train de faire, assura Hyckman en désignant plusieurs personnes qui travaillaient devant des ordinateurs, au centre de la pièce.
Une voix féminine douce et fraiche s'échappa des haut-parleurs du centre de contrôle.
- Vue agrandie prate pour affichage.
Le terrain était irrégulier, voire hostile, mais Valérie semblait se croire sur un ruban lisse et plat d'autoroute.
La Rover torturée s'élevait dans les airs et replongeait, roulait, tanguait, rebondissait et vibrait de partout sur ce sol inhospitalier, grinçant, craquant, comme si elle avait a tout moment risqué d'exploser, tels les ressorts trop comprimés d'un jouet mécanique.
Spencer occupait le siège du passager, le SIG 9 mm dans la main droite. Le Micro Uzi reposait sur le plancher, entre ses pieds.
Rocky était assis a l'arrière, dans l'espace étroit qui séparait les sièges de la masse d'équipement emplissant le reste de la voiture. Il dressait sa bonne oreille, sous l'effet de leur allure démentielle. L'autre pendait comme un vieux chiffon.
- Est-ce qu'on ne peut pas ralentir un peu ? demanda Spencer.
Il dut élever la voix pour se faire entendre a travers le rugissement du moteur et les crissements des pneus dans une ravine parsemée d'ornières.
Valérie se pencha au-dessus du volant et leva les yeux au ciel, tordit le cou a droite, puis a gauche.
- Rien que du bleu. Pas le moindre nuage, bordel !
J'espérais qu'on n'aurait pas besoin de bouger avant que le ciel ne se recouvre.
- C'est vraiment important ? Et la surveillance par infrarouge dont tu parlais ? Leur technique pour voir a travers les nuages ?
La jeune femme se concentra a nouveau sur sa conduite, tandis que la Range Rover escaladait follement la paroi de l'arroyo.
- C'est efficace quand on est immobile, au milieu de nulle part, et qu'on constitue la seule source de chaleur a des kilomètres a la ronde. quand on bouge, ça ne sert pas a grand-chose. Surtout sur une autoroute, avec d'autres voitures: ils ne pourraient pas analyser la signature thermique de la Rover pour la repérer au milieu de la circulation.
La pente s'achevait par une petite crate au-dessus de laquelle ils s'élancèrent assez vite pour décoller pendant une ou deux secondes. Ils atterrirent violemment, les roues avant en premier, sur une longue mais progressive déclivité d'argile grise, noire et rose.
Des projections sablonneuses soulevées par les pneus frappaient le ch‚ssis. Valérie dut crier pour se faire entendre a travers leur martèlement sec, aussi bruyant qu'un orage de grèle.
- avec un ciel aussi bleu, les infrarouges sont le dernier de nos soucis. Ils vont nous voir clairement a l'oeil nu.
- Tu penses que c'est déja fait ?
- Tu peux atre s˚r qu'ils nous cherchent, en tout cas, lui répondit-elle, a peine audible en raison des volées de sable qui crépitaient sous la voiture telle une mitraillette.
- Des yeux dans le ciel, murmura Spencer, presque pour lui-mame.
On e˚t dit le monde a l'envers; les cieux azurés étaient devenus un antre de démons.
- Ouais,-ils nous regardent, reprit Valérie d'une voix forte. Et compte tenu du fait qu'on est l'unique objet mobile a au moins dix kilomètres a la ronde, a part les serpents et les lièvres, ils ne tarderont pas a nous repérer.
La Rover quitta le sol argileux pour un terrain plus tassé. La soudaine diminution du vacarme fut un tel soulagement pour les fuyards que les bruits ordinaires, naguère très perturbants, leur firent par comparaison l'effet d'un quatuor a cordes.
- Bordel ! jura Valérie. Je ne me suis connectée que pour vérifier que tout allait bien. Je ne pensais pas qu'il se serviraient encore d'un satellite au bout de trois jours.
Et je ne pouvais certainement pas me douter qu'ils se brancheraient sur les signaux extérieurs.
- Trois jours ?
- Oui. Ils ont d˚ commencer samedi, juste avant l'aube, dès que l'orage est passé et que le ciel s'est éclairci. Bon Dieu ! Ils sont encore plus décidés a nous retrouver que je ne le croyais.
- quel jour sommes-nous ? demanda Spencer, mal a l'aise.
- Lundi.
- J'étais s˚r qu'on était dimanche.
- Tu es resté déconnecté du monde pendant plus longtemps que tu ne le crois. Depuis vendredi après-midi.
Mame si son inconscience s'était changée en sommeil ordinaire au cours de la nuit précédente, il avait divagué
pendant quarante-huit a soixante heures. Pour qui tenait autant que lui a conserver sa maitrise de soi, l'idée d'un aussi long délire ne laissait pas d'atre troublante.
Il se rappelait en partie ce qu'il avait dit alors. Et il se demanda ce qu'il avait dit d'autre, qu'il ne se rappelait pas.
- Je déteste vraiment ces salopards, reprit Valérie, qui observait a nouveau le ciel.
- qui est-ce ? demanda Spencer - et ce n'était pas la première fois.
- Il vaut mieux que tu ne le saches pas, répondit-elle a nouveau. Dès que tu le sauras, tu seras un homme mort.
- a mon avis, il y a de bonnes chances pour que je le sois déja. Et je n'aimerais pas du tout qu'ils me descendent sans que je sache de qui il s'agit.
La jeune femme médita ces paroles pendant l'ascension d'une nouvelle éminence, plus basse que la précédente.
- D'accord. «a se conçoit. Mais plus tard. Pour l'instant, il faut que je nous sorte de ce bordel.
- Il y a une porte de sortie ?
- …troite, voire inexistante.
- Je croyais qu'avec leur satellite, ils pouvaient nous repérer d'une seconde a l'autre ?
- Ils vont nous repérer. Mais les agents de ces salopards les plus proches de nous doivent se trouver a Las Vegas, a cent quatre-vingts bornes d'ici, peut-atre mame deux cents. C'est la distance que j'ai parcourue vendredi soir avant de m'apercevoir que tu n'étais plus transpor-
table. Le temps qu'ils rassemblent une équipe et qu'ils nous rejoignent par la voie des airs, on a au minimum deux heures. au maximum deux et demie.
- Pour faire quoi ?
- Pour les semer a nouveau, expliqua-t-elle avec un soupçon d'impatience.
- Mais comment peut-on les semer s'ils nous sur-veillent depuis l'espace, nom de Dieu ?
- Eh bien ! «a, c'est de la paranoÔa !
- Ce n'est pas de la paranoia, c'est la réalité.
- Je sais, je sais, mais ça a quand mame l'air dingue, non ? (Elle prit une voix assez proche de celle du Dingo de Walt Disney.) Ils nous observent depuis l'espace, des petits hommes rigolos, avec des chapeaux pointus et des pistolets a rayons, qui vont violer nos femmes et détruire le monde.
Derrière eux, Rocky jappa faiblement, intrigué par le timbre inhabituel.
- Bon Dieu ! On vit vraiment une époque décadente !
s'exclama la jeune femme en reprenant sa voix normale.
- Parfois, j'ai l'impression de te connaitre, et l'instant d'après, de ne pas te connaitre du tout, déclara Spencer comme ils atteignaient le sommet de la pente, mettant de nouveau les amortisseurs a rude épreuve.
- C'est bien. «a te garde en état d'alerte. On en a besoin.
- On dirait que tu trouves ça amusant, tout d'un coup.
- Oh, il m'arrive de ressentir l'humour de la situation plus que tu ne le peux en ce moment. On vit dans le parc d'attractions de Dieu. Si on le prend trop au sérieux, on devient fou. a un certain degré, tout est amusant, mame le sang et la mort. Tu ne crois pas ?
- Non. Non, pas du tout.
- Comment fais-tu pour vivre, alors ? demanda-t-elle sans la moindre ironie, totalement sérieuse.
- «a n'a pas été facile.
Le sommet large et plat de la colline abritait plus de buissons qu'ils n'en avaient vus précédemment. Valérie ne rel‚cha pas l'accélérateur. La Rover écrasait tout ce qui se dressait sur son passage.
- Comment allons-nous les semer, s'ils nous sur-veillent depuis l'espace ? persista Spencer.
- On va les piéger.
- Comment ?
- Par des manoeuvres astucieuses.
- Par exemple ?
- Je ne sais pas encore.
- Et tu le sauras quand ? demanda-t-il, impitoyable.
- avant que nos deux heures ne soient écoulées, j'espère. (Elle fronça le sourcil en consultant le compteur kilométrique.) On doit avoir fait dix bornes.
- J'ai l'impression d'en avoir fait cent. Si tu continues a nous bringuebaler comme ça, mon mal de tate va revenir en force.
Le sommet ne s'achevait pas de manière abrupte mais par une longue descente, couverte de hautes herbes aussi sèches, p‚les et translucides que des ailes d'insectes. Tout en bas s'étendaient deux voies d'asphalte orientées d'est en ouest.
- qu'est-ce que c'est que ça ? s'étonna Spencer.
- Cette bonne vieille route fédérale 93.
- Tu savais qu'elle était la ? Comment ?
- Soit je suis une voyante du tonnerre, soit j'ai étudié
une carte pendant que tu délirais.
- Probablement les deux, remarqua-t-il.
Une fois de plus elle l'avait surpris.
La prise de vue obtenue d'une hauteur de cinq mille pieds ne permettait toujours pas d'observer correctement les objets de la taille d'une voiture se trouvant au niveau du sol. Roy demanda que le système se focalise sur mille pieds.
Ce degré d'agrandissement extrame, pour des raisons de clarté, exigeait un traitement des images plus important qu'a l'ordinaire. Les opérations supplémentaires effectuées sur les signaux transmis par Earthguard récla-maient une telle quantité de mémoire que les autres travaux de l'agence furent interrompus afin de libérer le Cray. Faute de cette mesure, de longues minutes se seraient écoulées entre la réception d'une image et sa projection.
Moins de 60 secondes s'écoulèrent avant que la voix féminine fraache et presque chuchotante ne s'échapp‚t a nouveau des haut-parleurs.
- Véhicule suspect acquis.
Ken Hyckman quitta a la h‚te le panneau de contrôle pour s'engager entre les deux rangées d'ordinateurs, tous occupés. Il revint au bout d'une autre minute, excité
comme une puce.
- On l'a repérée.
- On ne peut pas encore en atre s˚r, lui rappela Roy.
- Oh, c'est bien elle, affirma Hyckman, enthousiaste, rayonnant, en se tournant vers l'écran géant. quel autre véhicule pourrait bien se trouver la-bas, en déplacement, dans la zone oa on a opéré la connexion ?
- «a pourrait atre un scientifique de l'EPa.
- avec le feu au cul ?
- Peut-atre se déplace-t-il, tout simplement.
- Il va sacrément vite, pour le terrain.
- Il n'y a pas de limitations de vitesse, la-bas.
- Ce serait une trop grosse coincidence, trancha Hyckman. C'est elle.
- On verra.
Une ride parcourut de gauche a droite l'image affichée, qui se modifia. La nouvelle vue pivota, devint floue, pivota, s'éclaircit, pivota, devint floue, s'eclaircit a nouveau - et ils se retrouvèrent a observer le terrain accidenté depuis une hauteur de mille pieds.
Un véhicule de type et de marque inidentifiables, a l'évidence tout terrain, filait sur un plateau couvert de broussailles. Depuis une telle altitude, il était encore déplorablement minuscule.
- Focalisez a cinq cents pieds, ordonna Roy.
- Vue agrandie en préparation.
après un bref délai, l'image se rida a nouveau de gauche a droite. Elle devint floue, pivota, s'éclaircit, devint floue, s'éclaircit.
Earthguard ne se trouvant pas directement au-dessus de la cible mouvante mais un peu au nord-est, en orbite géostationnaire, la voiture était observée sous un angle qui requérait des traitements automatiques éliminant la distorsion due a la perspective. L'image résultante, toutefois, cadrait non seulement le toit et le capot rectangulaires, mais une bonne partie d'un des flancs du véhicule.
Roy savait qu'un facteur de distorsion demeurait, mais il était presque convaincu de distinguer deux taches plus claires, luisant au sein de cette ombre mouvante. Les vitres, côté conducteur, qui reflétaient le soleil matinal.
Tandis que le véhicule suspect atteignait le bout du plateau et commençait a descendre un long plan incliné, Roy contempla la plus antérieure des éventuelles fenatres et se demanda si la bonne femme se trouvait bien derrière ce simple carreau de verre fumé. L'avaient-ils enfin trouvée ?
L'objectif approchait d'un ruban d'asphalte.
- qu'est-ce que c'est que cette route ? demanda Roy.
Il faut l'identifier, et vite. Envoyez-nous le calque.
Hyckman appuya sur un bouton du panneau de contrôle et lança un ordre dans le micro.
au moment oa le véhicule suspect rejoignait la voie goudronnée et partait vers l'est, un affichage multicolore apparut en surimpression sur l'écran, identifiant quelques détails topographiques - ainsi que la route fédérale 93.
- Pourquoi pas l'ouest ? demanda Spencer quand Valérie prit sans hésiter a l'est.
- Parce qu'a l'ouest, il n'y a que le désert du Nevada.
La première ville est a plus de trois cents kilomètres. «a s'appelle Warm Springs, mais c'est tellement petit que ça pourrait aussi bien atre Warm Spit'. On n'arriverait jamais jusque-la. C'est un paysage vide, désolé. Il y a un millier d'endroits oa ils pourraient nous tendre une embuscade sans que personne ne le sache jamais. On dis-paraatrait tout simplement de la surface du globe.
- Oa va-t-on, alors ?
- On est a quelques kilomètres de Caliente. Ensuite, quinze de plus avant Panaca.
- «a n'a pas non plus l'air d'atre des métropoles.
- après, on franchit la frontière de l'Utah. Modena, Newcastle... qui n'ont pas une activité frénétique. Mais après Newcastle, il y a Cedar City.
- Le pied.
- quatorze mille habitants, ou quelque chose comme ça, annonça la jeune femme. «a suffira peut-atre a nous donner une chance d'échapper au satellite assez longtemps pour abandonner la Rover et trouver une autre bagnole.
Les deux voies d'asphalte étaient affligées de nombreux dos d'‚ne et nids de poule. Le long des accotements, le bitume se détériorait. Ce parcours d'obstacles ne posait aucun problème a la Rover - mais après leur épuisante équipée a travers le désert, Spencer l'e˚t aimée dotée d'amortisseurs plus moelleux.
Malgré l'état de la route, Valérie accélérait, conservant une vitesse qui faute d'atre folle se révélait tout de mame épuisante.
- J'espère que la route va s'améliorer bientôt, remarqua Spencer.
- a en juger par la carte, ça doit empirer après Panaca.
De la jusqu'a Cedar City, il n'y a que des routes d'…tat.
- Et on est a combien de Cedar City ?
- Dans les deux cents kilomètres, répondit Valérie, comme si ç'avait été une bonne nouvelle.
Il la contempla, bouche bée.
- Tu plaisantes, non ? Mame avec de la chance, sur des routes comme ça - ou pires -, il nous faudra deux heures pour arriver la-bas.
- On va a plus de cent a l'heure.
- Et ça me fait l'effet de deux cents, affirma-t-il.
Sa voix vibra lorsque les pneus franchirent une portion de revatement aussi ondulée que du velours côtelé.
- J'espère que tu n'as pas d'hémorroides, plaisanta sa compagne, dont la voix vibrait également.
- Tu ne conserveras pas une moyenne pareille jusqu'au bout. On va arriver a Cedar City avec un commando au cul.
La jeune femme haussa les épaules.
- Je crois que les gens du coin on besoin d'un peu d'animation. Il s'est écoulé un bon moment depuis le festival Shakespeare de l'été dernier.
a la demande de Roy, l'image avait encore été agrandie pour simuler une vue prise a deux cents pieds au-dessus de l'objectif. Le traitement devenait plus complexe a chaque grossissement successif - mais l'ordinateur disposait fort heureusement d'assez de mémoire pour éviter un délai important.
L'échelle de la projection murale était a présent telle que l'objectif progressait rapidement d'un bout a l'autre de l'écran, finissant par disparaatre sur la droite. Il réappa-raissait a gauche quand Earthguard transmettait l'image d'un nouveau segment de territoire, situé juste après le précédent.
La Rover filant vers l'est et non plus vers le sud, l'angle de prise de vue révélait une partie du pare-brise sur lequel jouaient ombres et lumière.
- Objectif identifié comme une Range Rover dernier modèle.
Roy Miro contemplait l'écran géant en se demandant s'il devait prendre le pari que le véhicule suspect renfermait au moins la bonne femme, sinon le balafré.
De temps a autre, il apercevait des silhouettes noires dans la Rover, mais il ne pouvait les identifier. Il ne les voyait pas mame assez bien pour savoir avec certitude combien de personnes abritait ce foutu tas de ferraille, ni de quel sexe elles étaient.
Un agrandissement supplémentaire aurait exigé de longs et pénibles traitements de l'image. D'ici a ce qu'ils puissent distinguer en détail l'intérieur du véhicule, le conducteur aurait la possibilité d'atteindre une demi-douzaine de grandes villes - et de s'y perdre.
En revanche, s'il envoyait des hommes et du matériel arrater la Range Rover et si les occupants s'en révélaient atre de parfaits innocents, il perdrait toute chance d'attra-per la bonne femme. Elle profiterait de sa distraction pour quitter sa cachette et passer en arizona, ou revenir en Californie.
- Vitesse de l'objectif: cent quinze kilomètres a l'heure.
Pour justifier la chasse a la Rover, il convenait de supposer plusieurs choses, presque sans le moindre indice valable. que Spencer Grant avait survécu quand son Explorer avait été emportée par l'inondation. qu'il était parvenu, d'une manière ou d'une autre, a communiquer sa position a la bonne femme. qu'elle l'avait retrouvé au milieu du désert et qu'ils étaient partis ensemble dans son véhicule a elle. que sachant l'agence capable d'utiliser des satellites de surveillance en orbite pour la localiser, elle s'était dissimulée aux premières heures du samedi, avant la dissipation de la couverture nuageuse. que ce matin mame, elle s'était connectée aux satellites disponibles, afin de découvrir si on était vraiment a sa recherche, qu'elle avait été surprise par le programme de pistage et que, quelques minutes plus tôt, elle avait entamé une fuite éperdue.
Une série de suppositions assez longue pour mettre Roy dans l'embarras.
- Vitesse de l'objectif: cent dix-neuf kilomètres a l'heure.
- Nettement trop pour les routes du coin, remarqua Ken Hyckman. C'est elle, et elle a les foies.
Le samedi et le dimanche, Earthguard avait découvert deux cent seize véhicules suspects dans la zone de recherche qui lui avait été assignée, la plupart roulant en dehors des routes. Conducteurs et passagers avaient fini par en descendre, par atre observés depuis un satellite ou un hélicoptère, et par se révéler n'atre ni Grant ni la bonne femme. La Rover pouvait très bien constituer le numéro deux cent dix-sept sur cette liste de fausses alertes.
- Vitesse de l'objectif: cent vingt-deux kilomètres a l'heure.
D'un autre côté, en plus de deux jours de recherches, ils n'avaient pas encore trouvé de meilleur suspect.
Et depuis le vendredi après-midi, a Flagstaff, arizona, la puissance de Kevorkian était avec Roy. Elle l'avait conduite a Eve, avait changé sa vie. Il devait s'y fier pour ses décisions.
Fermant les yeux, il prit plusieurs longues inspirations.
- Rassemblons une équipe et allons les intercepter, dit-il.
- Ouais ! s'exclama Ken Hyckman en donnant un coup de poing dans le vide, avec une irritante expression d'enthousiasme adolescent.
- Douze hommes en tenue d'assaut complète, spécifia Roy, prats a partir dans moins d'un quart d'heure. arran-gez-vous pour qu'on passe les chercher sur le toit du b‚timent, histoire de ne pas perdre de temps. Deux gros hélicoptères.
- C'est comme si c'était fait, promit Hyckman.
- Faites-leur bien comprendre qu'il faut descendre la bonne femme a vue.
- Bien s˚r.
- La démolir totalement. (Hyckman acquiesça.) Ne lui laissez pas la moindre chance de filer a nouveau - pas la moindre ! Mais il faut prendre Grant vivant, l'interroger, découvrir quel est son rôle dans tout ça et pour qui il travaille, cet enculé.
- Pour vous obtenir la qualité d'image dont vous aurez besoin sur le terrain, il va falloir télécommander Earthguard et en altérer provisoirement l'orbite, en le branchant spécifiquement sur cette Rover, prévint Hyckman.
- allez-y, ordonna Roy.
En ce lundi matin de février, le capitaine Harris Descoteaux, de la police de Los angeles, n'aurait pas été surpris d'apprendre qu'il était mort le vendredi précédent et avait vécu depuis lors en enfer. Les vexations qu'on lui avait infligées auraient bien employé le temps et l'énergie de nombreux démons industrieux, remplis de malice.
Le vendredi soir, a 23 h 30, alors qu'il faisait l'amour avec sa femme, Jessica, et que leurs filles - Willa et Ondine - dormaient ou regardaient la télévision dans leurs chambres, un commando spécial du FBI prit d'assaut son domicile de Burbank, au sein d'une rue paisible.
L'opération, fruit d'une collaboration du FBI et de la DEa, fut exécutée avec la mame détermination, la mame force impitoyable dont avait pu faire preuve n'importe quel peloton de Marines dans n'importe quelle bataille de n'importe quelle guerre, au cours de l'histoire.
De tous les côtés de la maison, avec un ensemble qu'aurait envié le plus exigeant des chefs d'orchestre, des grenades paralysantes furent lancées par les fenatres. Les explosions désorientèrent Harris, Jessica et leurs filles, les privant temporairement de leurs fonctions motrices.
Tandis que des figurines en porcelaine s'effondraient, que des tableaux vibraient contre les murs en réponse aux ondes de choc, la porte d'entrée et celle de derrière furent enfoncées. Des hommes armés jusqu'aux dents, munis de casques noirs et de gilets pare-balles, s'engouffrèrent dans la résidence des Descoteaux a la manière d'une marée d'apocalypse et s'y dispersèrent.
L'instant d'avant, baigné d'une romantique lueur ambrée, Harris allait et venait sur la berge délicate et fragile du bonheur, dans les bras de sa femme. Celui d'après, sa passion métamorphosée en terreur, il titubait dans une pénombre exaspérante, nu, étourdi. Ses membres étaient animés de sursauts nerveux, ses genoux se dérobaient sous lui, et la pièce semblait tourbillonner telle une barrique géante de fate foraine.
Malgré ses oreilles qui sifflaient, il entendit des hommes hurler: " FBI ! FBI ! FBI ! " Les voix tonitruantes n'avaient rien de rassurant. Handicapé par les grenades, il ne parvenait plus a se rappeler la signification de ces lettres.
En revanche, il se rappelait la table de nuit. Son revolver. Chargé.
Mais, il ne savait plus comment ouvrir un tiroir. Soudain, cette t‚che lui semblait requérir une intelligence surhumaine, la dextérité d'un jongleur travaillant avec des torches enflammées.
Brusquement, la chambre a coucher fut envahie par des individus hurlant, aussi imposants que des footballeurs professionnels, qui le forcèrent a s'allonger face contre terre, les mains derrière la tate.
Son esprit s'éclaircit. Il retrouva la signification de FBI. Sa terreur et sa désorientation ne s'évanouirent pas mais diminuèrent, devinrent peur, incompréhension.
Un hélicoptère se mit a rugir au-dessus de la maison.
Ses projecteurs balayèrent la cour. Par-dessus le furieux martèlement du rotor, Harris perçut un son si glacial qu'il crut sentir son sang geler: le hurlement de ses filles quand on enfonça la porte de leurs chambres.
Etre ainsi obligé de s'allonger par terre, nu comme un ver, était profondément humiliant. Jessica, tout aussi peu vatue, se vit sortie du lit de force. Les arrivants la poussè-rent dans un angle, avec ses mains pour seul paravent, et fouillèrent la couche a la recherche d'une arme. au bout d'une éternité, il lui lancèrent une couverture, dans laquelle elle s'enveloppa.
On permis enfin a Harris de s'asseoir au bord du lit, toujours nu, br˚lant d'humiliation. quand on lui présenta le mandat de perquisition, il fut surpris d'y lire son nom et son adresse. Jusqu'alors, il avait cru a une méprise. Il expliqua qu'il était capitaine de police, mais les agents du FBI le savaient déja et n'en furent pas émus.
Enfin, on lui permit de revatir une tenue de jogging grise. Jessica et lui furent emmenés au salon.
Ondine et Willa, pelotonnées sur le canapé, se serraient l'une contre l'autre pour trouver le réconfort. Elles tentè-rent de se précipiter vers leurs parents, mais deux des intrus les retinrent et leur ordonnèrent de demeurer assises.
Ondine avait treize ans, Wiila quatorze. Toutes deux possédaient la beauté de leur mère. La première, prate a se coucher, portait une culotte et un T-shirt a l'effigie d'un chanteur de rap. La seconde un débardeur court, un pantalon de pyjama transformé en short et des chaussettes jaunes montant jusqu'aux genoux.
Certains des agents leur jetaient des regards intolérables. Harris exigea qu'elles soient autorisées a enfiler une robe de chambre, mais on l'ignora. Tandis que Jessica était escortée jusqu'a un fauteuil, deux hommes encadrèrent le capitaine et voulurent l'entraaner hors de la piece.
Lorsqu'il demanda a nouveau que ses filles pussent s'habiller, sans plus de résultats, il s'arracha a l'étreinte de ses gardiens, indigné. Cette indignation fut considérée comme de la résistance. Il fut frappé au ventre avec la crosse d'un fusil d'assaut, jeté a genoux et menotté.
Dans le garage, un inconnu qui se présenta comme l'agent Gurland examinait une centaine de sacs en plastique contenant chacun un kilo de cocaÔne, posés sur l'établi. Il y en avait pour des millions. Harris les contempla, incrédule, avec un malaise croissant, tandis qu'on l'informait que la drogue avait été trouvée sur les lieux.
- Je suis innocent. Je suis flic. C'est un coup monté.
C'est complètement dingue.
Gurland se contenta de lui réciter ses droits constitutionnels.
Harris était exaspéré par l'indifférence avec laquelle tout ce qu'il disait était reçu. Sa colère, sa frustration lui valurent d'atre escorté brutalement jusqu'a une voiture garée devant la maison. Dans toute la rue, des voisins étaient sortis sur le pas de leur porte pour observer les événements.
Il fut emmené dans un centre de détention fédéral. La, on lui permit d'appeler son avocat - son frère Darius.
Compte tenu de son état de policier et du danger qu'il courait en compagnie de criminels détestant les flics, il s'attendait a atre enfermé dans un bureau. au lieu de cela, on le jeta dans une cellule déja occupée par six hommes qui attendaient d'atre jugés pour des crimes allant de la détention de stupéfiants au meurtre a la hache d'un marshal fédéral.
Tous s'affirmaient victimes d'une erreur judiciaire.
Certains étaient visiblement de mauvais sujets, mais le capitaine se surprit presque a croire en leurs protestations d'innocence.
a deux heures et demie du matin Darius Descoteaux se retrouva assis en face de son frère a une table au revatement de formica abamé.
- C'est des conneries ! s'exclama-t-il. «a pue le rat crevé. Tu es l'homme le plus honnate que je connaisse, droit comme un I depuis tout môme. C'était l'enfer, pour un frère. Pas moyen de s'accrocher. Tu es un putain d'emmerdeur, un vrai saint, voila ce que tu es. quiconque prétend que tu trafiques de la coke est un menteur ou un débile mental. …coute-moi: ne t'en fais pas pour cette histoire. Ne t'en fais pas une seule minute, une seule seconde, une seule nanoseconde. Tu as des antécédents exemplaires, pas une tache, un vrai dossier d'emmerdeur, de saint. On te fera sortir sous caution pour pas trop cher et on finira par leur prouver que c'est une erreur ou une conspiration. Je te jure sur la tombe de maman que ça n'ira pas jusqu'au procès. Tu m'entends ? Je te le jure.
Darius avait cinq ans de moins qu'Harris mais lui ressemblait au point qu'on aurait dit des jumeaux. aussi brillant qu'enthousiaste, il était un excellent avocat. S'il disait qu'il n'y avait aucune raison de s'en faire, Harris tenterait de ne pas s'en faire.
- qui est derrière, si c'est un complot ? demanda Darius. quelle ordure a pu faire une chose pareille ? Et pourquoi ? qu'est-ce que tu as comme ennemis ?
- Je n'en ai pas. aucun qui soit capable de ça.
- C'est de la connerie. On les obligera a s'excuser, ces enfoirés, ces connards, ces ignorants, on les fera ramper.
Ca me fout hors de moi ! Mais mame les saints se font des ennemis, Harris.
- Je ne vois personne, insista le capitaine.
- Peut-atre que surtout les saints se font des ennemis.
Moins de huit heures plus tard, peu après dix heures du matin, avec son frère a son côté, Harris comparut devant un juge, lequel ordonna la détention jusqu'au procès. Le prosecutor'fédéral demanda une caution de dix millions mais Darius se portant personnellement garant de son frère, la somme fut ramenée a cinq cent mille dollars - ce que l'avocat considérait comme acceptable, car le prisonnier serait libéré dès qu'il en aurait versé dix pour cent.
Harris et Jessica possédaient soixante-treize mille dollars en actions et sur des comptes d'épargne. Le capitaine n'avait aucune intention de fuir la justice, et ils récupére-raient leur argent au moment du procès.
La situation n'avait rien d'idéal. Toutefois, avant qu'ils ne puissent commencer a mettre au point une contre-offensive pour faire abandonner les accusations qui pesaient contre Harris, ce dernier devait retrouver sa liberté et échapper aux terribles dangers qu'affronte un policier en prison. Les événements commençaient enfin a bouger dans le bon sens.
Sept heures plus tard, a 17 heures, Harris fut tiré de sa cellule et emmené a la salle de conférences entre avocats et clients, oa l'attendait de nouveau Darius - avec de mauvaises nouvelles. Le FBI avait persuadé un juge qu'il existait de fortes présomptions pour que des transactions illégales se soient déroulées au domicile des Descoteaux, ce qui avait permis l'application immédiate de la loi fédérale sur la confiscation des biens. Le FBI et la DEa avaient ensuite obtenu un droit de rétention sur la maison et son contenu.
Dans l'intérat du gouvernement, des marshals fédéraux avaient expulsé Jessica, Willa et Ondine, ne leur permettant d'emporter que quelques vatements. Les serrures avaient été changées et, au moins temporairement, des gardes postés dans la propriété.
- C'est une vraie merde, commenta Darius. Bon, d'accord, techniquement, ça ne viole peut-atre pas la dernière décision de la Cour suprame sur les confiscations, mais ça en viole sans aucun doute l'esprit. La Cour a stipulé
que, désormais, il était nécessaire de faire parvenir un avis de saisie imminente au propriétaire.
- Saisie imminente ? répéta Harris, abasourdi.
- Bien s˚r, ils vont dire qu'ils ont présenté leur papier en mame temps que l'ordre d'expulsion, ce qui est indéniable, mais il est clair que, du point de vue de la Cour suprame, un laps de temps raisonnable doit s'écouler entre la réception de l'avis et l'expulsion.
Harris ne comprenait plus rien.
- Ils ont expulsé Jessica et les filles ?
- Ne t'en fais pas pour elles, le rassura Darius. Elles habitent avec Bonnie et moi. elles vont bien.
- Comment peut-on les avoir expulsées ?
- Tant que la Cour suprame n'aura pas pris d'autres résolutions au sujet de la loi sur la confiscation, si elle le fait jamais, l'expulsion pourra avoir lieu avant l'audience, ce qui est injuste. Injuste ? Bon Dieu ! C'est pire que ça: c'est du totalitarisme. Et encore, de nos jours, il y a une audience, ce qui n'était pas obligatoire avant une date récente. Dans les dix jours, tu passeras devant un juge qui t'écoutera présenter tes arguments contre la confiscation.
- C'est ma maison.
- Ce n'est pas un argument. On trouvera mieux.
- Mais c'est ma maison.
- Il vaut mieux que tu saches que l'audience ne signifie pas grand-chose. Les fédéraux vont faire des pieds et des mains pour qu'on la confie a un juge approuvant depuis belle lurette la loi sur la confiscation. Je vais essayer d'éviter ça, d'en obtenir un autre qui se rappelle qu'on est censé atre en démocratie. Mais il faut voir les choses en face: dans 90 % des cas, les fédéraux décro-chent le juge de leur choix. On aura une audience, mais il est presque s˚r que le jugement sera en notre défaveur et autorisera la confiscation.
Harris avait peine a assimiler les horreurs que lui asse-nait son frère.
- Ils ne peuvent pas chasser ma famille de chez moi, dit-il en secouant la tate. Je n'ai jamais été condamné.
- Tu es flic. Tu dois savoir comment fonctionne la loi sur la confiscation. Il y a dix ans qu'elle est dans les livres et elle prend de plus en plus de place.
- Je suis flic, oui, pas prosecutor. Moi, j'arrate les criminels. C'est le bureau du district attorney qui décide des lois utilisées pour les condamner.
- alors, la leçon ne va pas atre agréable. …coute...
pour qu'on saisisse tes biens, il n'est pas nécessaire que tu aies été condamné.
- On peut tout me prendre mame si je suis reconnu innocent ? s'étonna Harris, persuadé d'atre en train de faire un cauchemar tiré d'une nouvelle de Kafka.
- …coute-moi avec attention. Oublie un peu les condamnations et les acquittements. On peut te prendre tes biens sans mame t'accuser de quoi que ce soit. Sans te traaner au tribunal. Bien s˚r, toi, tu as été mis en accusation, ce qui leur donne plus d'autorité.
- attends, attends. Comment est-ce possible ?
- Si le moindre indice permet de supposer que ta propriété a servi de cadre a des activités illégales, mame si tu n'en as pas connaissance, c'est suffisant pour la confiscation. Mignon, non ? Tu n'as absolument pas besoin d'atre au courant pour perdre tous tes biens.
- Non, je voulais dire: comment une chose pareille est-elle possible en amérique ?
- La lutte contre la drogue. C'est pour ça qu'on a créé
la loi sur la confiscation. Pour botter le cul des trafiquants, les démolir.
Darius était plus calme que lors de sa précédente visite le matin mame. Sa nature agitée ne s'exprimait pas tant dans son habituelle volubilité que dans ses tortillements incessants.
Harris s'inquiétait autant de la métamorphose de son frère que de ce qu'il apprenait.
- Les pièces a conviction, la cocaÔne, on les a mises chez moi.
- «a, tu le sais, et moi aussi. Mais le tribunal te demandera de le prouver avant de revenir sur sa décision de confisquer.
- Tu veux dire que je suis coupable tant que je n'ai pas prouvé mon innocence ?
- C'est comme ça que fonctionne la loi. Mais au moins, tu es accusé d'un crime. Tu passeras devant le tribunal. En démontrant ton innocence au cours d'un procès criminel, tu auras indirectement la chance de prouver que la confiscation de tes biens était injustifiée. Il faut prier le ciel qu'ils ne retirent pas leur accusation.
Harris cligna les yeux de surprise.
- Prier qu'ils ne l'abandonnent pas ?
- S'ils l'abandonnent, pas de procès. Et alors, ta meilleure chance de récupérer tes biens sera l'audience dont je te parlais.
- Ma meilleure chance ? Cette audience truquée ?
- Pas vraiment truquée. Juste devant leur juge.
- quelle différence ?
Darius hocha la tate, las.
- Pas énorme. Et une fois la confiscation approuvée lors de cette audience, si tu n'as pas de procès criminel pour exposer ton cas, il te faudra entamer une procédure légale pour faire renverser la décision, porter plainte contre le FBI et la DEa. Ce sera un combat terrible. Les avocats du gouvernement n'arrateront pas d'essayer de te faire débouter - jusqu'a ce qu'ils trouvent un tribunal en leur faveur. Mame si un juge ou un jury annule la confiscation, le gouvernement fera appel, encore et encore, pour tenter de t'épuiser.
- Mais s'ils ne m'accusent plus de rien, pourquoi gar-deraient-ils ma maison ?
Harris comprenait ce que lui avait dit son frère. Simplement, il n'en saisissait ni la logique, ni la justice.
- Comme je te le disais, répondit Darius, patient, ils n'ont qu'a prouver que la propriété a été utilisée pour des activités illégales. Pas que toi ou un membre de ta famille était impliqué dans lesdites activités.
- qui accuseraient-ils d'avoir stocké de la cocaine chez moi ?
- Ils n'ont besoin de nommer personne, soupira l'avocat.
- Ils peuvent saisir ma maison en affirmant que quelqu'un s'en servait pour trafiquer de la drogue, mais ils ne sont pas obligés de désigner un suspect ? interrogea Harris, abasourdi, qui acceptait a son corps défendant la monstruosité totale de la situation.
- Tant qu'ils ont des pièces a conviction, oui.
- Mais les pièces a conviction, quelqu'un les a mises chez moi !
- Comme je te l'ai déja expliqué, c'est une chose qu'il faudra prouver au tribunal.
- Et si on ne m'accuse de rien du tout, je ne réussirai peut-atre jamais a y aller pour mon propre compte.
- Exactement. (Darius eut un sourire sans joie.) Tu comprends, maintenant, pourquoi je prie qu'ils ne renon-cent pas a leur accusation. Tu comprends les règles.
- Des règles ? répéta Harris. Ce ne sont pas des règles.
C'est de la folie.
Il ressentait le besoin de marcher, d'évacuer l'énergie soudaine qui l'emplissait. Sa colère et son indignation étaient telles, pourtant, que ses genoux refusèrent de le porter. a demi levé, il dut se rasseoir, comme sous l'effet d'une nouvelle grenade paralysante.
- «a va ? s'inquiéta Darius.
- Mais cette loi n'était censée viser que les gros trafiquants, les racketteurs, la mafia.
- Bien s˚r. Des gens qui risquaient de vendre leurs biens et de quitter le pays avant le procès. C'était ça a l'origine, quand la loi a été votée. Mais a présent, il existe deux cents crimes fédéraux autorisant la saisie sans procès, pas seulement le trafic de drogue. L'année dernière, il y a eu cinquante mille confiscations.
- Cinquante mille ?
- C'est devenu une des plus grosses sources de finan-
cement des polices. Une fois les biens liquidés, 80 % de l'argent revient au service de police s'occupant de l'affaire, 20 % au prosecutor.
Ils demeurèrent assis en silence. La pendule murale démodée émettait un léger tic-tac. Ce bruit fit venir a l'esprit d'Harris une image de bombe a retardement. Brusquement, il eut l'impression d'atre assis sur un engin explosif.
- Ils vont vendre ma maison ? demanda-t-il, toujours aussi furieux mais plus maatre de lui.
- Eh bien, au moins, il s'agit d'une saisie fédérale. Si elle obéissait aux lois californiennes, la vente aurait lieu dix jours après la confiscation. Les fédéraux nous laissent plus de temps.
- Mais ils vont la vendre.
- …coute: on va faire tout ce qu'on peut pour faire annuler la décision d'ici la... (La voix de Darius se brisa.
Il ne parvenait plus a regarder son frère dans les yeux.
Enfin il déclara :) Et mame après la liquidation des biens, si tu as gain de cause, tu seras indemnisé - mais pas pour les frais que t'aura occasionnés la saisie.
- alors je peux dire au revoir a la maison. On me rendra peut-atre de l'argent, pas ma baraque. Et on ne me rendra pas tout le temps que ça va me prendre.
- Le Congrès est en train de préparer la réforme de cette loi.
- La réforme ? On ne va pas l'abolir carrément ?
- Non. Le gouvernement l'aime trop. D'ailleurs, les projets ne vont pas assez loin et ne sont pas tellement soutenus.
- Ils ont expulsé ma famille, articula le capitaine, toujours incrédule.
- Je me sens minable, Harris. Je vais faire tout ce que je peux, je vais leur coller au cul comme un tigre, mais je devrais atre capable de faire encore plus.
Harris avait les poings serrés sur la table.
- Rien de tout ça n'est ta faute, petit frère. Ce n'est pas toi qui as rédigé cette loi. On... on s'en tirera. D'une manière ou d'une autre, on s'en tirera. L'important, maintenant, c'est de payer ma caution pour que je puisse sortir d'ici.
Darius posa ses mains d'un noir de jais a plat sur ses yeux et appuya doucement, semblant tenter de chasser sa fatigue. Comme son frère, il n'avait pas dormi la nuit précédente.
- Il faut attendre lundi. Je passerai a ma banque a la première heure.
- Non, non, tu n'as pas besoin d'engager ton argent.
On en a assez. Jessica ne te l'a pas dit ? Et notre banque est ouverte le samedi.
- Elle me l'a dit, mais. . .
- Elle n'est plus ouverte a cette heure-ci, mais elle l'était tout a l'heure. Bon Dieu ! Je voulais sortir aujourd'hui.
Darius abaissa les mains et soutint le regard de son frère, l'air désolé.
- Ils ont aussi bloqué vos comptes bancaires, Harris.