1988
Samedi 2 janvier
1988
L'année commence dans l'humeur et l'incertitude.
François Mitterrand se représentera, j'en suis maintenant sûr. Mais
je ne vois pas encore quel projet il va défendre. En revanche, je
vois des hommes se placer pour une répétition nostalgique. La
gauche n'est-elle elle-même que dans l'indignation qui se nourrit
du manque ?
Et pourtant, que de choses à faire encore pour
infléchir l'ordre des choses ! Dans le domaine de la justice
fiscale, dans la vie quotidienne, dans le cadre européen.
L'Europe du capital progresse beaucoup plus vite
que l'Europe du travail. Il est prévu dans l'Acte Unique — et c'est
très bien ainsi — que, bientôt, tous les capitaux pourront circuler
librement partout en Europe. Il s'agira là, certainement, d'un
progrès appréciable vers l'unité du continent. Mais, parallèlement,
il faudrait parvenir à l'harmonisation de leur statut fiscal. Et ce
progrès ne sera réellement conforme aux intérêts des Européens que
si, simultanément, les travailleurs ont
eux aussi droit aux mêmes libertés et aux mêmes protections.
Un projet en particulier reste à traduire en actes
: tout Européen devrait pouvoir se faire soigner dans tout pays
d'Europe en bénéficiant de la même protection sociale — la plus
haute et non la plus basse.
L'Europe des hommes doit avancer au moins aussi
vite que l'Europe de l'argent : on ne saurait admettre que l'une
progresse tandis que l'autre piétine. C'est pourquoi, au second
semestre de 1988, la Présidence française devra accorder une grande
priorité à l'avancée de l'Europe sociale et à l'harmonisation de la
fiscalité du capital. Il y a là un vaste projet pour un second
septennat. A condition de ne pas vouloir seulement se faire
reconnaître des hauts fonctionnaires comme de bons « professionnels
».
Appel de l'ambassadeur du Maroc, ce matin à 7
heures, demandant à me voir en secret,
d'extrême urgence. Je l'ai reçu — pas en secret, mais à mon
bureau — dans la matinée. Sa démarche n'avait rien d'essentiel : le
Roi l'avait joint dans la nuit pour lui dire qu'il venait de
découvrir que le prochain Sommet franco-africain, à Casablanca,
devait commencer, comme d'habitude, par un dîner francophone. Il lui paraît très délicat d'inviter
les seuls francophones et de laisser
les autres dîner dans leur chambre. Le Roi a raison, mais ce dîner
francophone est néanmoins essentiel : il regroupe les pays les plus
proches de la France et il serait mal venu de l'annuler. J'évoque
l'hypothèse que ce soit le Président qui lance les invitations, si
le Roi ne veut pas le faire. L'ambassadeur me dit qu'à son avis
cette formule serait parfaitement acceptable. Mais, en ce cas, lui
fais-je remarquer, le Roi ne coprésiderait plus le dîner avec
François Mitterrand, le doyen des chefs d'État présents étant
Houphouët-Boigny. Cela pourrait faire changer d'avis le Roi, me
répond alors l'ambassadeur.
Le Président, à qui je
rapporte l'affaire, la prend très au sérieux : On ne peut être aussi exigeant pour les Sommets qui se
tiennent en Afrique que pour ceux qui ont lieu en France. Votre
solution est bonne, mais rien ne serait pire qu'une initiative de
notre part qui avorterait.
On trouvera bien un
compromis, même boiteux.
Lundi 4 janvier
1988
Déjeuner avec le grand rabbin de France, René
Sirat. Il suggère, pour lutter contre le fanatisme religieux, de
faire enseigner la Bible dans les écoles publiques.
Promenade dans Paris sous un soleil glacial.
François Mitterrand : Rocard est trop fragile. Il ne battra jamais Chirac.
L'objectif de Jacques Chirac : se faire élire pour colmater une
partie des brèches qu'il a lui-même ouvertes. Son programme est
simple : élisez-moi, je vais réparer mes erreurs. Ainsi il dit : «
J'ai réduit les crédits de la Recherche d'un tiers, je vais les
augmenter. J'ai supprimé la chaîne musicale, je vais la recréer.
J'ai réduit le pouvoir d'achat des allocations familiales, je vais
l'augmenter. J'ai créé 100 000 chômeurs, je vais les réduire. J'ai
rendu déficitaire la Sécurité sociale, je vais l'assainir. J'ai
creusé un déficit extérieur industriel, je vais y remédier. J'ai
réduit le nombre des enseignants, je vais l'augmenter. » Autrement
dit : « Votez pour moi pour que je corrige mes bêtises !
»
Je vois se dessiner les discours de la prochaine
campagne.
Vu Jean Gimpel, esprit curieux, auteur d'un petit
livre majeur sur la révolution médiévale et expert en
écologie.
Les cérémonies des vœux à l'Élysée sont parfois du
plus haut comique. François Mitterrand :
Cette année, plus que les autres, c'est à
mourir de rire. Je crois deviner quel est le vœu le plus cher des
membres du gouvernement. Ça m'amuse. Car le plus drôle, c'est que
ce vœu, c'est moi et moi seul qui peux l'exaucer !
Un incident marque la cérémonie des vœux du corps
diplomatique. Gholam Reza Haddadi, chargé d'affaires iranien, y a
été invité. Par erreur, puisque les relations diplomatiques entre
les deux pays sont rompues.
A 18 h 30, Haddadi se place d'emblée au premier
rang des diplomates. Le chef du protocole, le subtil Henri de
Coignac, souhaite que le chargé d'affaires accepte de passer au
second rang afin que le Président ne soit pas obligé de le saluer.
Haddadi refuse. On menace de l'expulser manu
militari. Cette fois, il veut bien reculer d'un rang et se
fondre dans la délégation pakistanaise (qui représente en France
les intérêts iraniens depuis le début de l'affaire Gordji).
L'erreur proviendrait de l'informatique, sans que
l'on puisse savoir s'il faut incriminer les éléments fournis par le
Quai d'Orsay ou le traitement par le service du protocole de
l'Élysée. Henri de Coignac m'indique que lorsqu'il s'en est aperçu,
il a avisé M. Haddadi de ne pas venir. Celui-ci a refusé.
A Kaboul, le journaliste français Alain Guillo,
capturé en septembre 1987, est condamné à dix ans de prison pour
activités subversives et
espionnage.
Ce soir, recevant Renaud Denoix de Saint Marc,
François Mitterrand lui dit qu'il n'est pas question de changer le
directeur des Affaires criminelles et des Grâces. Cela est conforme
à la position qu'il a déjà exprimée : sauf circonstances
exceptionnelles, plus aucun haut fonctionnaire ne sera déplacé
avant l'élection présidentielle.
Jacques Chirac s'incline. Décidément, il a
beaucoup appris en dix-huit mois.
Mardi 5 janvier
1988
Après bien des tergiversations, Philippe Guilhaume
est nommé président de la SkP par la CNCL.
François Mitterrand invite Michel Rocard à un
petit déjeuner et lui annonce sa propre candidature. Rocard lui
répond qu'il ne sera pas candidat contre lui.
La presse ayant indiqué que l'erreur concernant
Haddadi venait du Quai d'Orsay, Jean-Bernard
Raimond croit bon de faire publier un communiqué pour dire
que la seule responsabilité en incombe à la Présidence de la
République ; il le redit à la télévision, indiquant même qu'il
s'agit d'une faute grave. Absurde : quelle que soit l'incertitude
planant sur le traitement informatique, il n'y a qu'un seul service
du protocole, composé d'agents du Quai d'Orsay — un protocole qui
est d'ailleurs, sous la conduite d'Henri de Coignac, le seul
service du Quai à jouer parfaitement le jeu de la
cohabitation...
Mercredi 6 janvier
1988
Au Conseil des ministres, pas grand-chose à
signaler, si ce n'est qu'à la suite d'une communication de
Jean-Bernard Raimond sur les réactions critiques, en Europe, aux
mesures prises pour rendre plus sévère la délivrance des visas,
Jacques Chirac déclare : Nous ne devons pas nous laisser impressionner par les pays
scandinaves et par l'Autriche. Si un pays a le droit de se
plaindre, c'est plutôt l'Algérie, qui, elle, ne le fait pas
!
Depuis le 1er janvier,
le franc a perdu 8,7 % par rapport au franc suisse, 6 % sur la
livre sterling, 2,4 % sur le deutsche mark. La peseta espagnole a
gagné 2,1 % par rapport au franc. La Bourse de Paris a perdu 9,40
%. Les autres marchés des valeurs ont tous fait mieux.
Le texte instituant le Conseil de Défense et de
Sécurité franco-allemand est presque au point. Pour le protocole
annexe au traité de l'Élysée de 1963 portant création de ce
Conseil, le seul point qui continue à faire difficulté est
l'insistance allemande pour que le dernier paragraphe du préambule
(conscientes de leurs intérêts communs de
sécurité et déterminées à rapprocher leurs positions sur toutes les
questions concernant la défense et la sécurité de l'Europe)
soit complété par la formule : en vue de
l'établissement progressif d'un ordre de paix juste et durable en
Europe. Or la formule « ordre de
paix » est inacceptable : elle ouvre à une ratification de
l'ordre existant et du partage de Yalta.
Il subsiste encore un certain nombre de points à
trancher concernant l'organisation du secrétariat. Nous souhaitons,
comme les Allemands, qu'il soit permanent. Bonn insiste pour que
son siège soit fixe et situé dans l'une des deux capitales. Nous
proposons Paris. Les Allemands demandent en compensation qu'un haut
fonctionnaire allemand soit responsable du secrétariat et chargé de
la préparation des travaux du Conseil ; du côté français
figureraient dans le secrétariat un représentant personnel du
Président de la République, un autre du Premier ministre, auxquels
seraient adjoints le chef d'état-major des armées et le directeur
politique du Quai d'Orsay. Afin d'assurer la relation avec les
travaux du Conseil de Défense français, serait également associé du
côté français le secrétaire général de la Défense nationale. Le
même schéma serait, mutatis mutandi,
appliqué du côté allemand : deux représentants de la Chancellerie,
et les deux coprésidents du côté allemand de la Commission mixte
bilatérale de Sécurité et de Défense, à savoir le directeur
politique allemand et l'inspecteur général de la Bundeswehr.
L'avant-projet a été communiqué avec l'indication
que nous préférerions qu'il puisse être signé le 22 janvier
prochain, en même temps que le protocole annexe.
Le Président, à qui je
rapporte tous ces éléments, me dit : Un seul
refus, net : pas de présence du secrétaire général de la Défense
nationale au comité de préparation des travaux du Conseil.
Cet ostracisme me surprend. Mais le Président tient à ce que
l'organisme reste à son niveau et ne s'enracine pas dans la
structure gouvernementale.
Invité à L'Heure de
vérité, Edouard Balladur presse
Jacques Chirac de se déclarer candidat le plus
rapidement possible. Trois mois pour expliquer aux Français (...)
ce qui est en jeu et ce qu'on leur propose, ça n'est pas
trop, déclare le ministre d'État tout en critiquant François
Mitterrand, toujours silencieux, qui en prend
un peu trop à son aise avec les Français.
Jeudi 7 janvier
1988
Visite d'Erich Honecker en France. C'est la
première visite d'un chef d'État est-allemand dans notre
pays.
La commission de réflexion sur le Code de la
nationalité remet son rapport au Premier ministre. Bon
compromis.
Le Président reçoit M. Jean-Pierre Hocke, haut
commissaire des Nations-Unies pour les Réfugiés. Le haut
fonctionnaire international lui fait part des questions que
soulève, au regard des principes fondamentaux du droit d'asile
définis par la convention de Genève, le recours à la procédure
d'urgence absolue utilisée pour l'expulsion de réfugiés iraniens et
turcs, le 8 décembre 1987. Il s'inquiète de l'état de santé des
réfugiés expulsés à Libreville. Il a dit avoir interrogé à diverses
reprises les autorités françaises afin d'obtenir notamment des
précisions sur les justifications du recours à la procédure
d'urgence, sans avoir à ce jour reçu de réponse probante. Il
signale aussi que, parmi les personnes expulsées, cinq ne pouvaient
l'avoir été qu'à la suite d'erreurs manifestes dans l'établissement
des listes et l'exécution des mesures.
Jean-Pierre Hocke :
Une jeune femme, Afsaneh Yoosefi, a été
expulsée pour avoir été confondue avec sa sœur. Deux sœurs, Mitra
et Anahita Ariya-Far, ont été prises à la place de leur père,
absent de son domicile. Un Kurde iranien, Assad Dheghani, se
trouvait, au moment de son expulsion, sous surveillance médicale à
la suite d'opérations chirurgicales motivées par des blessures
contractées en Iran en novembre 1986, qui lui avaient valu d'être
évacué en France. Enfin, un Kurde de nationalité turque, Ozdemir
Ali Kayar, est un simple travailleur immigré qui n'a jamais eu
d'activité politique. Parmi ces cinq personnes, trois ont la
qualité de réfugiés politiques : Mlles Ariya-Far et M.
Dheghani.
Le Président :
Je comprends que si ces faits sont confirmés,
ils constituent un manquement grave aux dispositions de la
convention de Genève et au droit d'asile garanti par la
Constitution. Ils donnent de notre pays une image peu conforme à la
tradition et à la pratique dont il s'honore. J'en saisirai le
Premier ministre.
Vendredi 8 janvier
1988
François Mitterrand reçoit François Léotard.
Le Matin de Paris
cesse de paraître. Le journal, en fait, était moribond depuis l'été
dernier. Beaucoup d'amis attristés. Beaucoup d'efforts en
vain.
Le Président écrit au Premier ministre sur les
expulsés iraniens et turcs de décembre dernier. Il rappelle qu'il
avait déjà demandé, le 16 décembre, que le gouvernement reconsidère
le problème, en particulier les cinq cas individuels dont Hocke lui
a reparlé hier. Il demande aussi à connaître les mesures prises
pour réexaminer les expulsions décidées sur la base d'indications
erronées ou imprécises, en contradiction avec notre droit. Il
rappelle qu'il conviendrait de justifier les raisons pour
lesquelles des réfugiés politiques n'ont pas bénéficié de la
garantie de procédure qui obligeait normalement à consulter la
Commission des Recours avant leur expulsion, sauf en cas de menace
grave et immédiate pour l'ordre public. En quoi ces gens-là
menaçaient-ils de façon grave et immédiate l'ordre public ?
Lundi 11 janvier
1988
Les Échos sont
rachetés par le groupe Pearson, qui contrôle déjà le Financial Times. Comme il est dommage qu'aucun
groupe français ne se soit montré à la hauteur dans cette affaire
!
Les problèmes de calendrier vont clarifier la
question de la candidature. Le Président est invité à recevoir le
diplôme honoris causa de l'université
de Boston et à présider les cérémonies d'ouverture de l'université
devant 20 000 personnes. Je l'interroge : Peut-on imaginer une réponse positive quand on sait que la
date est... le 15 mai 1988, et, même si vous êtes invité, sans
égards à la fonction que vous exercerez alors ?
Le Président :
Oui, mais je suis réservé sur la date du 15
mai.
Un nouvel engagement pour après les
présidentielles.
Dans une interview à l'Unita, Alexander Dubcek compare la perestroïka et le « printemps de Prague ».
Mardi 12 janvier
1988
Le texte instituant le Comité économique et
monétaire est prêt. Il sera signé le 22 janvier, lors du dernier
Sommet franco-allemand du septennat, par Édouard Balladur et ses
homologues allemands, puisqu'il n'est créé qu'au niveau des
ministres, et non du Président. Afin que la signature ait lieu en
présence du Président et du Chancelier, la cérémonie sera organisée
dans un salon de Marigny, immédiatement après celle sur le Conseil
de Défense, qui se tiendra au salon Murat.
Lionel Jospin me dit :
Je mettrais ma main au feu que François
Mitterrand va y aller ! Moi aussi...
Un signal d'alarme : l'Amérique s'éloigne de la
doctrine de la dissuasion nucléaire. Le rapport de la commission
américaine sur la stratégie à long terme, présidée par le
secrétaire adjoint à la Défense, Fred Ikle, et qui comprenait
treize « sages », dont Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski,
rapport rendu public aujourd'hui, confirme la détestation
croissante de la dissuasion nucléaire par l'establishment américain. Ce qui ne peut que
satisfaire le complexe militaro-industriel en lui ouvrant, malgré
les accords de désarmement nucléaire, de nouveaux champs
d'expansion. Le titre du rapport — Dissuasion sélective
(Discriminate Deterrence) — est à lui
seul un programme.
L'Alliance atlantique
peut-elle s'en remettre à des menaces d'escalade qui, si elles
étaient exécutées, conduiraient à sa propre destruction ? La
réponse est évidente : non. C'est la
négation de la dissuasion sous toutes ses formes, stratégique ou
graduée.
D'autre part, une part
croissante des menaces provient du Tiers Monde. Or menacer d'un
échange nucléaire, qui dévasterait aussi bien l'URSS que les
États-Unis, ne constitue pas une dissuasion crédible contre
d'éventuels agresseurs du Tiers Monde.
La commission propose un mélange de systèmes
offensifs et défensifs (elle ne dit pas dissuasifs), nucléaires et
conventionnels, ce qui est une approbation de l'IDS ; des
opérations conventionnelles de contre-offensive, loin sur l'arrière
du territoire ennemi, ce qui suppose le développement de nouvelles
armes conventionnelles intelligentes ; une capacité de porter des
coups nucléaires gradués contre une invasion massive ; enfin, que
les Alliés s'engagent à agir dans le Tiers Monde au-delà des
limites de l'Alliance.
Aucun compte n'est tenu du processus de
désarmement ou d'établissement des équilibres à des niveaux plus
bas.
Cette commission, même si elle n'engage pas
l'Administration, est représentative d'une dérive de l'opinion
américaine. Elle ne pense jamais dissuasion, mais guerre, emploi,
coups, invasion, frappe. Sous prétexte d'échapper à la menace de
destruction nucléaire, elle propose une prolifération illimitée
d'armes nucléaires destinées à des coups gradués, et d'armes
conventionnelles de plus en plus modernes et coûteuses dans un
monde rendu de plus en plus dangereux par l'affaiblissement de la
dissuasion stratégique. Un monde où la guerre nucléaire deviendra
possible.
Beaucoup d'Américains n'ont jamais accepté la
notion de dissuasion nucléaire. Quant ils avaient le monopole de
cette arme, ils l'acceptaient, car ils ne se sentaient pas, eux,
menacés, et considéraient le nucléaire comme une arme de
représailles massives. Dès que les Russes ont acquis cette
capacité, les Américains ont trouvé insupportable cette
vulnérabilité mutuelle, fondement de la dissuasion. Ils ont tout
fait pour en sortir : par la riposte graduée ; par le développement
d'armes nucléaires conçues pour mener une bataille nucléaire sous
prétexte de se prémunir contre une première frappe adverse ; en
incitant les Européens à revenir aux armes conventionnelles. Tout
cela s'est accéléré avec Ronald Reagan et la « guerre des étoiles »
— autre façon de sortir de la dissuasion et d'en revenir à des
armes utilisables. Reagan dont j'ai
compris l'obsession : débarrasser l'Amérique de la seule menace
planant encore sur sa toute-puissance, fût-ce en renonçant à l'arme
nucléaire elle-même.
Vu François Bujon. Il commence à se détendre. Je
retrouve l'ami charmant de naguère. Il ne donne plus son opinion
sur un dossier qu'il ne connaît pas. Lorsqu'il le connaît, son avis
est très intéressant.
Jack Lang me parle de
François Mitterrand : Tout ce qu'il fait et
tout ce qu'il demande que l'on fasse laisse penser qu'il sera
candidat.
Un de ses visiteurs interroge le Président :
Lionel Jospin a dit que vous étiez un candidat
implicite. Qu'est-ce qu'un candidat implicite ?
François Mitterrand :
C'est un candidat qui n'est pas encore
explicite.
Jacques Chirac écrit à François Mitterrand pour
lui remontrer qu'il n'est pas possible qu'il bloque les mutations
de tous les hauts fonctionnaires avant l'élection
présidentielle.
Mercredi 13 janvier
1988
En réponse à sa lettre, François Mitterrand explique à Jacques Chirac, en le
recevant avant le Conseil, que tout ce qui est raisonnable sera
fait, tout ce qui est politique ne le sera pas : Je suis prêt à accepter la nomination de M. Larrera de
Morel à l'ANVAR, et sans doute celle de M. Bouton comme directeur
du Budget, mais il n'est pas question de changer le directeur des
Affaires criminelles et des Grâces. Le non-renouvellement de M.
Bonnot à la tête de la Caisse centrale de réassurance n'est pas
très élégant, et je n'accepterai pas facilement que cela se fasse
sans reclassement.
Retour en France des quatorze opposants iraniens
expulsés le 8 décembre 1987 vers le Gabon.
Jeudi 14 janvier
1988
Vu Jean-Baptiste Doumeng. Je le trouve très
fatigué, mais l'esprit toujours vif.
Sur TF1, le Premier ministre s'explique sur le retour des
Iraniens : pour raisons humanitaires,
dit-il. Mais il ajoute que ces expulsions ont permis d'arriver à un
accord avec Massoud Radjavi : Le droit d'asile
implique qu'ils se taisent.
Vendredi 15 janvier 1988
François Mitterrand :
Rocard n'est pas capable d'être candidat,
n'est-ce pas ? Si je le suis, ils vont tous s'unir contre moi. Je
serai candidat le moins possible. Pas de programme, pas d'idéologie
; le Parti fait un programme ; je picorerai.
Le texte du programme du PS sera approuvé
dimanche. Le Président en a suivi la préparation, très
discrètement.
J'imagine que beaucoup de hauts fonctionnaires
servent les deux maîtres avec le même zèle. Ou avec un zèle
fluctuant au gré des sondages. Si tel est le cas, le sol doit
commencer à se dérober sous les pieds de Jacques Chirac.
Samedi 16 janvier
1988
Jacques Chirac annonce depuis Matignon sa
candidature à l'élection présidentielle. Désormais, il y aura un
candidat en face de nous. Nous allons analyser en détail son
programme. Pour cela, une fraction croissante de l'administration
se met à notre service, comme avant 1986.
Raymond Barre s'effrite dans les sondages.
Aurons-nous Jacques Chirac au second tour ? Cette hypothèse ne peut
que pousser François Mitterrand à se représenter.
René Souchon, ancien ministre, député du Cantal,
maire d'Aurillac, m'informe que quinze personnalités cantaliennes
ont estimé nécessaire d'unir leurs voix pour demander à François
Mitterrand de présenter sa candidature à la prochaine élection
présidentielle. Il me dit : Les autres
signataires et moi-même ne ménageons pas nos efforts afin que la
liste de ceux qui manifestent ainsi leur confiance à François
Mitterrand s'allonge. Nous y sommes encouragés par les initiatives
similaires prises dans de nombreux autres
départements.
François Mitterrand a décidé
d'être candidat, même si rien n'est encore définitif, me
répète Lionel Jospin après avoir déjeuné avec le Chef de l'État.
Ils ont revu ensemble une dernière fois le texte du programme que
le Parti socialiste s'apprête à rendre public demain.
Dimanche 17 janvier
1988
A Berlin-Est, sévère répression d'une
manifestation de contestataires et d'écologistes.
La convention nationale du Parti socialiste adopte
le programme pour l'élection
présidentielle. François Mitterrand en prend connaissance,
mais ne fait aucun commentaire. Il connaît ce texte depuis trois
semaines ; il a suggéré de multiples modifications à Lionel Jospin
et Pierre Bérégovoy.
Lundi 18 janvier
1988
Les Américains convoquent pour le début de mars un
Sommet de l'OTAN afin d'y faire approuver leur décision de
moderniser leurs armes intermédiaires à très courte portée,
c'est-à-dire les Lance, pour les faire passer de 150 à 500
kilomètres et arriver à un équilibre avec les Soviétiques.
François Mitterrand : Jamais je ne couvrirai ça ! Moderniser au moment où
commence le désarmement ! On se débarrasse des forces
intermédiaires et ils veulent en ajouter d'autres qui ne
serviraient qu'à tirer sur nos têtes dans la bataille. Jamais
!
Mardi 19 janvier
1988
Le premier emprunt soviétique sur le marché
international des capitaux depuis 1917 est lancé avec succès en
Suisse.
François Mitterrand laisse dire qu'il est candidat
pour voir comment vont réagir les sondages. A mon avis, il
annoncera sa candidature dans la deuxième semaine de mars. Rien ne
l'oblige à se déclarer avant le Sommet européen de Bruxelles, à la
mi-février, ni même avant la date limite officielle, le 8
avril.
Mercredi 20 janvier
1988
Avant le Conseil des ministres, François Mitterrand évoque le cas d'un général
proposé par Jacques Chirac comme président d'une société publique :
Il est sûrement honnête, mais, à part cela, je
ne vois pas quels sont ses mérites, et cela ne me paraît pas
suffire pour un poste comme celui-là.
Jacques Chirac, oubliant
qu'il l'a proposé, fait chorus : J'ai les
mêmes informations que vous, vous avez raison. Mais il
demande à François Mitterrand de ne pas lui
faire d'ennuis avec M. Giraud, et de le nommer. Le Président
accepte.
Pendant le Conseil, après une communication de
Michèle Barzach sur le sida, Jacques
Chirac conclut : C'est un grand défi,
cela préoccupe beaucoup la jeunesse...
François Mitterrand en profite pour annoncer que
le Comité international d'éthique, dont il a obtenu la création au
Sommet de Venise, se réunira au début de mars à l'Élysée.
Après le Conseil, Michel Charasse rapporte à
François Mitterrand ces propos tenus par Charles
Pasqua ce matin avant le Conseil : C'est quand même dommage que l'on soit dans la situation
où on est. Le RPR est quand même plus proche des socialistes que
des autres !
Le Président mandate
Michel Charasse pour discuter avec Charles Pasqua, en précisant :
L'avenir est ouvert.
Deux sondages, SOFRES et BVA : Chirac progresse,
Barre recule, l'écart entre les deux candidats de la droite se
resserre. Pour la SOFRES, il n'est plus que de 3,5 points, pour BVA
de 0,5 % en faveur de Barre.
C'est le meilleur cas de
figure pour nous, observe François
Mitterrand. Plus ils seront proches
l'un de l'autre, plus la bagarre entre eux sera
féroce.
« Nous » ?...
Tout a bien changé depuis mars 1986 : Colin
Powell, le nouveau conseiller du Président des États-Unis pour les
Affaires de Sécurité nationale, qui a remplacé Franck Carlucci,
m'écrit pour demander que le général Walters puisse rencontrer le
Président et Jacques Chirac. Matignon me laisse organiser les deux
rendez-vous !
Jeudi 21 janvier
1988
Il est bien difficile de connaître l'histoire de
l'Élysée sous l'Occupation. La brochure officielle n'en dit rien.
Personne n'en parle ici. C'est un des secrets d'État les mieux
gardés.
Vendredi 22 janvier
1988
François Mitterrand répond au Premier ministre,
qui craignait qu'il ne lui soit plus possible de procéder à des
nominations jusqu'aux élections. Le Président précise qu'il
acceptera des changements rendus nécessaires par des départs à la
retraite, ou par l'expiration d'un mandat, ou, plus généralement,
par des motifs de bonne administration. Mais il redit son hostilité
à toute nomination qui revêtirait un caractère politique.
A Paris, Sommet franco-allemand. François
Mitterrand et Helmut Kohl célèbrent le vingt-cinquième anniversaire
du traité de coopération franco-allemand, dit de l'Elysée. Les deux
protocoles instaurant le Conseil de défense et le Conseil
économique et financier sont approuvés. La constitution d'une
brigade composée à égalité de soldats allemands et français est
confirmée, et la création d'un Haut Conseil culturel commun est
décidée.
Promulgation du « statut Pons » pour la
Nouvelle-Calédonie.
Jacques Chirac réunit à Matignon une dizaine de
responsables de la presse écrite et des radios. Deux d'entre eux
nous rapportent les propos tenus au cours du déjeuner :
Jacques Chirac :
Je veux vous donner la primeur de mes
premières impressions de candidat.
Sur une question courageuse de Jean Daniel, il
sort de ses gonds, traite François Mitterrand de menteur, parle de ce monsieur
et de sa bande qui portent la tache indélébile d'avoir mis le Front
national au Parlement. C'est une honte pour la nation. Il a un
immense mépris de la démocratie. C'est un homme de la
IVe
qui emploie toutes les magouilles, qui se
livre à toutes les intrigues. Un jour, le peuple français ouvrira
les yeux. La cohabitation, vous savez, c'est parfois un calvaire.
Mitterrand a un projet de société très dangereux, que je
refuse...
Interrogé sur le parallèle fait par Albin
Chalandon entre Pétain et Mitterrand, Jacques Chirac a un sourire
ravi : Je ne serais peut-être pas allé
jusque-là, mais Chalandon est quelqu'un de très bien.
Même si aucun des médias ne révèle ces propos,
Chirac pressent sans doute que nous sommes au courant, puisque
Maurice Ulrich téléphone ce soir à
Jean-Louis Bianco pour dire : Vous savez, le
Premier ministre a eu une mauvaise journée. Ne lui en veuillez
pas.
Samedi 23 janvier
1988
Petit déjeuner entre François Mitterrand et Michel
Rocard. Excellente relation. Le premier confirme au second qu'il
sera candidat et lui demande de respecter la consigne de
silence.
François Mitterrand, peu
après : Il aime à partager mes secrets. Il
ferait un excellent chef de cabinet.
Dimanche 24 janvier
1988
Sur RTL, Michel Rocard déclare que François Mitterrand fera
connaître sa décision au mois de mars : Le
Président m'a reconfirmé son intention très ferme de ne rendre
publique sa décision qu'au mois de mars.
Le Président :
Michel Rocard exagère un peu. Je ne lui ai
rien demandé. Mais, c'est vrai, je ne lui ai pas déconseillé de
parler. Il mérite de toute façon mieux que d'être
porte-parole.
Lundi 25 janvier
1988
Colin Powell me confirme que le général Walters
sera ici le 2 février.
Un ministre UDF me dit avoir fait vérifier que
Charles Pasqua n'avait pas fait truffer son bureau d'écoutes
!...
Mardi 26 janvier
1988
Le gouvernement annonce que les élections
régionales en Nouvelle-Calédonie auront lieu le 24 avril, jour du
premier tour des présidentielles.
Charles Pasqua a retardé jusqu'à aujourd'hui un
voyage en Tunisie programmé il y a quinze jours, car il voulait
être présent à Paris pour superviser la libération d'un otage. Cet
espoir, finalement déçu, explique sans doute la présence à
Beyrouth, au même moment, de Michel Roussin, chef de cabinet de
Jacques Chirac. Nous n'en savons pas plus.
Je suis à New York. De la dizaine de banquiers et
d'hommes d'affaires que je rencontre, je retiens que chacun
s'attend à ce que, après la crise d'octobre, 1988 soit une année de
récession pour l'économie américaine. Le dollar devrait encore
baisser dans deux mois, quand le marché aura compris qu'au cours
actuel le déficit ne sera pas réduit de plus de 20 milliards de
dollars (sur 180). Il faudra alors s'attendre à une nouvelle hausse
des taux d'intérêt et à une baisse de la Bourse, dont la date est
imprévisible mais que l'opinion moyenne situe en mai. Tout le monde
ne parle plus que de l'élection présidentielle de novembre : on est
persuadé que Bush a les plus grandes chances chez les républicains
et que, chez les démocrates, le représentant Gephart et ses thèses
ultra-protectionnistes progressent (il est en tête des sondages
publiés hier).
Enfin, chacun s'attend aussi à une récession
majeure et à une aggravation du chômage en Europe.
Une réflexion paraît bien résumer le pessimisme et
le fatalisme ambiants. Par le patron de la banque Solomon Brothers,
à qui je demandais comment il réagirait au rachat probable de très
grandes banques américaines par les Japonais, je me suis entendu
répondre : Aussi longtemps qu'il y a des
honoraires à gagner...
Édouard Chevarnadze, à Bonn, plaide pour une
troisième option zéro.
Mercredi 27 janvier
1988
Le Monde ayant
récemment prétendu que François Mitterrand avait utilisé quatre ν
pour définir Jacques Chirac (v comme voyou, vulgaire, velléitaire,
versatile), le Premier ministre demande en souriant des
explications au Chef de l'État. Croyez-vous
que ce soit mon vocabulaire ? répond avec le même sourire
François Mitterrand.
Au Conseil des ministres, Christian Bergelin,
secrétaire d'État chargé de la Jeunesse et des Sports, prend la
parole à propos de la carte « Jeune pour l'Europe ». Jacques Chirac en profite pour déclarer :
J'ai proposé que des assises de la Jeunesse se
tiennent à Strasbourg à l'automne 1988, afin qu'elles puissent faire des propositions précises
pour le Conseil de l'Europe de fin 1988.
François Mitterrand :
C'est une excellente idée, mais il faudrait
commencer par donner à l'Office franco-allemand de la Jeunesse les
crédits qui lui manquent.
La campagne a décidément commencé !
Affaire des « plombiers » du Conseil supérieur de
la magistrature. Michel Charasse transmet
un message à Charles Pasqua (le texte en a été soumis à François
Mitterrand, qui a donné son accord) : Je suis
chargé de te dire ceci. Et il lui lit un texte disant en
substance qu'un nombre de plus en plus élevé d'éléments précis
démontrent qu'une véritable provocation a été organisée, que ces
éléments seront nécessairement connus et que certains seront tentés
de « fabriquer » de toutes pièces de nouveaux développements
destinés à mettre en cause le Président. Si les choses continuent
dans cette voie, l'Élysée ne pourra pas rester inerte.
Charles Pasqua répond :
Je comprends parfaitement le message, je ne
suis pour rien dans cette affaire, c'est un coup de Pandraud. De
plus, il y a beaucoup de gens qui voudraient « se faire » Prouteau.
Je vais voir ce que je peux faire.
Le mot fabriquer, dans
le message, correspond à quelque chose de bien précis. Nous avons
appris que l' « on » était en train de fabriquer une fausse bande
d'écoutes d'Albin Chalandon, laquelle, découverte « par hasard »,
permettrait de développer le thème suivant : « Le Président fait
écouter le garde des Sceaux. »
La privatisation de Matra, commencée le 20, est un
succès : 287 320 petits porteurs achètent 3,7 millions d'actions
(20 % du capital).
Jeudi 28 janvier
1988
Michel Rocard déclare à quelques amis :
L'important, c'est le parti. Il faut disloquer
le gouvernement du PS, faire éclater le courant mitterrandiste,
nouer des contacts avec tous ceux qui acceptent de travailler avec
nous.
François Mitterrand demande à Roland Dumas de
consulter directement l'ambassade soviétique pour organiser un
rendez-vous avec Mikhaïl Gorbatchev à Paris avant mai 1988, sans
passer par le Quai d'Orsay,
Vendredi 29 janvier
1988
12e Sommet
franco-britannique à Londres. François Mitterrand discute avec
Margaret Thatcher avant que Jacques Chirac n'arrive pour déjeuner.
Leurs entretiens roulent d'abord sur le désarmement et l'arme
chimique :
Margaret Thatcher :
Comment voyez-vous l'étape suivante du
désarmement ? Nous avons une attitude différente des autres pays
européens. Pour moi, même si les Américains et les Soviétiques
réduisent leurs armements de 50 %, ils auront encore beaucoup trop
d'armes pour que nous entrions dans la prise en
compte.
François Mitterrand :
Je suis d'accord, il y en aura encore trop. Je
ne refuse pas qu'à un certain niveau la France soit amenée à la
table, mais je ne crois pas que les États-Unis et l'URSS aient
atteint un niveau assez bas pour qu'on y arrive.
Margaret Thatcher :
L'URSS veut séduire la jeunesse par le
désarmement stratégique. Mais, pour moi, le nucléaire est un bloc,
et, sur le plan militaire, nous n'avons pas de
différences.
François Mitterrand :
Parlons de l'arme chimique. La diplomatie
française a inventé le concept de stock de sécurité chimique
minimal. Je n'y suis pas opposé, bien que cela soit à mon avis un
concept illogique.
Margaret Thatcher :
L'option zéro chimique est impossible, car ce
serait invérifiable. Il faut en avoir un peu, sinon l'URSS en
conservera sans que nous le sachions et s'en servira un
jour.
François Mitterrand :
Je crois — c'est une intuition et un
calcul — qu'aucune guerre ne pourra
avoir lieu en Europe sans être nucléaire.
Margaret Thatcher :
Je suis d'accord avec vous. Ce sera même
certain si vous ou moi ne sommes pas là ! Comme Hitler, on
construit peu à peu une force en jurant qu'on ne recourra jamais à
la première frappe, et puis... C'est pour ça qu'il faut des armes
nucléaires américaines en Europe, sans avoir à utiliser des armes
basées aux États-Unis.
J'ai lu un document américain
terrifiant où ils écrivent que les États-Unis peuvent survivre si
l'Europe est nucléairement entièrement détruite...
François Mitterrand :
Je dis souvent ça aux Allemands. Ils ne
veulent pas, comme les États-Unis, risquer de subir des
destructions. Avec cet état d'esprit, on ne peut pas gagner une
guerre, on ne peut même pas l'empêcher. On ne peut pas être un
grand pays si on n'accepte pas de courir des
risques...
Margaret Thatcher :
Dans l'OTAN, la grande question sera toujours
la présence américaine en Europe.
François Mitterrand :
Je ne suis pas d'accord. Qu'ils restent ou
pas, ce n'est pas là l'important. Ce qui compte, c'est ce qui est
dans leur tête.
Margaret Thatcher :
Je ne comprends pas pourquoi la France ne fait
pas manœuvrer ses troupes dans le cadre de l'OTAN.
François Mitterrand :
J'ai assoupli le système. Supposons qu'une
guerre conventionnelle éclate, la France ne dira pas à son armée :
rentrez chez vous !
Margaret Thatcher :
Toute la stratégie de l'OTAN consiste à
préparer des renforts pour la seconde phase de la bataille. Nous
avons besoin de la France pour ces renforts.
François Mitterrand :
Nous pourrons faire beaucoup. Nous ne
simulerons pas notre retour dans l'OTAN, mais je suis d'accord pour
qu'il y ait une coordination forte entre l'OTAN et nos forces. Je
suis prêt à aller très loin dans cette direction. Mais je ne veux
pas être engagé dans une guerre en étant à peine consulté par des
Américains maîtres du jeu.
Margaret Thatcher :
Moi, j'ai été contente que les Américains
veuillent nous consulter. Venez donc au sommet de l'OTAN, vous en
parlerez.
François Mitterrand :
Oui !... Les Latino-Américains aussi nous
consultent ! J'ai reçu beaucoup de lettres de M. Reagan pour avoir
mon avis... mais j'apprends souvent le soir même que tout est déjà
décidé ! Il est vrai qu'on ne fait pas de la politique seulement
avec de la susceptibilité: alors, j'irai peut-être à la réunion de
l'OTAN.
Pas d'avancée sur les questions agricoles.
Au cours du déjeuner, je surprends par hasard une
conversation entre Margaret Thatcher et l'un de ses collaborateurs.
Elle lui demande de donner très vite son avis sur un texte qu'elle
a préparé avec Jacques Chirac : Il y tient
beaucoup, il est très pressé, ce ne doit être rendu public qu'après
la conférence de presse du Président.
François Mitterrand, à qui je fais part de ces
propos, me demande de me renseigner. Je dis aux Britanniques que
j'ai entendu parler d'un texte. De quoi s'agit-il ? Ils me le
remettent immédiatement. Il prévoit un accord sur un échange de
jeunes, un peu à la manière de l'Office franco-allemand. Je ne l'ai
jamais vu. J'en parle à François Bujon de l'Estang et Jean-Bernard
Raimond. Ils ont l'air d'écoliers pris en faute. Ils pensaient,
disent-ils, que François Mitterrand était au courant...
Du coup, le Président annonce cet accord dès le
début de sa conférence de presse, sans laisser à Jacques Chirac la
primeur de la nouvelle.
Dans l'avion du retour, François Mitterrand, ravi du tour qu'il a joué à
Chirac, me dit : Dans cette affaire, j'ai fait
le coucou, mais je n'en ai aucun remords.
Samedi 30 janvier
1988
François Mitterrand me
dit : Pendant les Conseils des ministres, les
barristes se demandent ce que Chirac va encore inventer pour se
faire valoir, et Chirac se demande comme mieux les piéger. C'est
assez amusant.
Pour la première fois d'une façon aussi nette,
François Mitterrand nous parle, à Jean-Louis Bianco et à moi, des
dispositions à prendre pour la campagne : choix d'un directeur de
campagne, problème du programme, des locaux, des meetings, des
clips vidéo, etc.
Lundi 1er février 1988
Initiative américaine : les ministres des Affaires
étrangères des Sept sont convoqués à New York par le secrétaire
d'État américain. Je trouve cela étrange, surtout juste avant le
Sommet de l'OTAN. Le Président exige que Jean-Bernard Raimond ne
s'y rende pas.
Sur le GATT, il a été entendu à Punta del Este
qu'une réunion ministérielle aurait lieu à mi-parcours pour faire
le point sur cette négociation. Une telle réunion serait
inacceptable si elle ne se saisissait que des problèmes agricoles,
et pas des services. La France (à la différence des onze autres
Européens) demande que cette réunion soit reportée aussi longtemps
que ce point ne sera pas réglé. Cet après-midi, les cinquante
ambassadeurs des pays du GATT sont réunis pour fixer la date de
cette réunion ministérielle (on parle de décembre 1988). Quelle
position prendre ? Si la France s'y oppose, elle est cohérente avec
elle-même, mais elle sera seule, et cela fera très mauvaise
impression sur le Tiers Monde. Si on accepte la date (Michel Noir
est très pour), on perd un moyen de pression sur la fixation de
l'ordre du jour de cette réunion. Les instructions données hier
confirment la position que nous avons toujours eue : pas de date
pour l'instant. Je pense néanmoins qu'il faudrait accepter cette
date.
Le Président approuve...
Exemple de décisions prises à la volée alors qu'il
aurait fallu y réfléchir et peser davantage le pour et le
contre.
Charles Pasqua communique à Philippe Mestre,
collaborateur de Raymond Barre, sous le sceau
du secret, un sondage des RG donnant comme résultat 51/ 49
pour Chirac comme pour Barre contre Mitterrand. Naturellement,
Mestre se promène dans tout Paris en en parlant. Le ministre de
l'Intérieur fait également courir le bruit qu'un sondage BVA met
François Mitterrand à 50/50 avec l'un et l'autre. Un sondage
SOFRES, commandé par le comité de soutien à Jacques Chirac, met
François Mitterrand à 51/49 contre lui. Le prochain tableau
SOFRES-Figaro Magazine ferait baisser
de six points la cote de confiance de François Mitterrand.
Le conseiller de l'Élysée chargé de suivre les
sondages, Charles Salzmann, n'a pas confirmation de ces chiffres.
Il ne connaît qu'un sondage BVA qui sera publié jeudi et qui donne
au premier tour : Mitterrand : 36 %, Chirac : 23 %, Barre : 19 % ;
au second tour : Mitterrand/Chirac : 53,5/46,5, Mitterrand/ Barre :
52,5/47,5.
Au cours de son entretien avec Renaud Denoix de
Saint Marc, le Président émet sur un ton modéré de vives critiques
à l'encontre du projet de réforme de la planification que le
gouvernement veut mettre à l'ordre du jour de mercredi.
Renaud Denoix de Saint Marc
: Monsieur le Président, c'est une
réforme au sens que les militaires donnent à ce terme.
François Mitterrand semble apprécier l'humour du
secrétaire général du gouvernement.
A propos de la nomination de Daniel Bouton — un
remarquable fonctionnaire plutôt marqué à droite — à la direction
du Budget, François Mitterrand :
C'est une drôle d'idée de procéder à cette
nomination à moins de trois mois de l'échéance présidentielle. Cela
n'a aucun sens ! Si le gouvernement, ou plutôt le Premier ministre,
se trouve validé par l'élection présidentielle, tout ira bien, en
tout cas de ce point de vue-là, mais s'il y a un changement, même
au sein de la majorité, ce poste me paraît menacé d'instabilité.
Quant au traitement réservé à M. Bonnot, qui perd son poste sans
être recasé, c'est tout à fait indélicat par rapport à lui et par
rapport à moi. Ce sont des petites choses comme celles-là qui me
choquent. En tout cas, je ne nommerai personne à sa place avant..
mon départ.
A propos du calendrier de l'élection
présidentielle, le Président me dit :
M. Pasqua a déclaré qu'il m'obligerait à
annoncer ma décision, à cause du calendrier prévu pour l'élection,
plus tôt que je ne le voudrais. Il se trompe : rien ne m'oblige à
rien.
Roland Dumas rencontre l'ambassadeur soviétique,
Riabov, pour organiser une rencontre
entre François Mitterrand et Mikhail Gorbatchev avant les élections
: Le Chef de l'État soviétique, dit
l'ambassadeur, ne pourra pas, pour
d'impérieuses raisons intérieures, venir à Paris ; mais il souhaite
également rencontrer le Président avant mai 1988, et comme il
comprend que le Président préférerait ne pas revenir à Moscou cette
fois-ci, il lui propose de se retrouver fin février ou début mars
dans une autre ville de l'URSS, par exemple à Minsk, capitale de la
Biélorussie, où Leonid Brejnev et Georges Pompidou s'étaient
rencontrés.
Il y aurait bien des choses à discuter.
L'agacement des Soviétiques ne fait que croître vis-à-vis de la
coopération franco-allemande, du projet de missile air-sol
franco-britannique, de l'UEO, de l'évocation de la bombe à
neutrons...
Les Allemands demandent l'ouverture de
négociations sur les armes nucléaires à très courte portée
américaines et soviétiques installées dans les deux Allemagne. Ils
veulent la troisième option zéro. Les États-Unis et tous les pays
membres de l'OTAN s'y opposent absolument. François Mitterrand,
lui, est pour.
Un télégramme secret de la Maison Blanche
m'explique que Ronald Reagan envoie Vemon Walters pour une question bilatérale extrêmement sensible
(manœuvres navales américaines en Méditerranée en vue d'une
intervention au Liban ? Rien n'est précisé). Il demande à être reçu
seul, sans autre Américain, par François Mitterrand et Jacques
Chirac, séparément ou ensemble.
Mardi 2 février
1988
Amnistie ou pas amnistie ? Depuis plusieurs
semaines, le gouvernement étudie en secret la possibilité de
présenter un amendement qui effacerait les délits de fausses
factures à l'occasion du débat sur le financement des activités
politiques...
Un agent de la DGSE, Jacques Merrin, est tué à
Beyrouth.
François Mitterrand sur
Édouard Balladur : Il s'intéresse plus aux
nominations qu'aux grands équilibres. Il serait redoutable s'il
avait un jour un vrai pouvoir.
Vernon Walters est passé à Paris. Je n'en sais pas
plus.
Mercredi 3 février
1988
Avant le Conseil, dans son bureau, François Mitterrand déclare à Jacques Chirac à propos
de la communication d'Hervé de Charette sur la réforme du Plan :
Après ça, il ne restera rien de la
planification. Vous enlevez la dernière pierre de l'œuvre de Jean
Monnet.
Jacques Chirac :
Non, non, c'est simplement une
modernisation.
François Mitterrand :
Ces idées ne sont pas surprenantes pour la
tradition à laquelle appartient M. de Charette, mais, venant de
vous, cela me surprend. Je voulais être sûr que ce projet avait
vraiment votre accord. De toute manière, le gouvernement est libre.
Ce projet ne viendra pas en discussion au Parlement. [Et,
sur le ton le plus aimable, il conclut :] Tout
cela se réglera plus tard.
En Conseil, après la communication d'Hervé de
Charette, le Président dit : J'en ai parlé avec le Premier ministre, c'est un projet de
loi bien tardif. Il risque de mettre à bas une construction dont on
connaît les limites, mais aussi les avantages. Et, sous les rires
de tout le Conseil, il termine en appelant Hervé de Charette
monsieur le ministre de l'ex-Planification.
Jacques Chirac
intervient pour faire part au Conseil de son indignation devant le
comportement de la Commission de Bruxelles sur l'Office des marques
: J'ai retiré la candidature de Paris au
profit de celle de Strasbourg, mais la Commission a monté dans
notre dos une opération, je dois le dire, à l'unanimité
[c'est-à-dire y compris les deux commissaires français, Jacques
Delors et Claude Cheysson]. Il y a eu une
short list, comme on dit de plus en plus en ces instances
irresponsables, où Strasbourg ne figurait pas.
Après le Conseil, François Mitterrand s'entretient
longuement et aimablement avec Hervé de Charette des problèmes de
la Nièvre, dont ce dernier est député. Charette a suffisamment
d'élégance pour ne pas en vouloir au Président de ses piques
fréquentes en Conseil.
Vu Sylva Ostry, le sherpa canadien, venue explorer les enjeux du
prochain Sommet de Toronto en juin. Elle n'a aucun doute : François
Mitterrand y assistera.
Jack Lang me demande d'appeler France Gall et Guy
Béart, qui participent l'un et l'autre à la grande émission de
Patrick Sabatier, lundi prochain, pour qu'ils parlent de François
Mitterrand.
Jeudi 4 février
1988
Schneider lance une OPA sur Télémécanique :
première grande bataille en vue de reconstruire un groupe majeur
autour d'une entreprise qui fut exsangue.
Marie-France Garaud sur
Raymond Barre, à Jean-Louis Bianco : Il s'est
mis en tête qu'il était une sorte d'héritier spirituel du général
de Gaulle (le besoin du père), mais c'est un petit prof et il n'a
pas le courage physique des affrontements et des ruptures. Il n'est
pas capable de se passionner pour l'action politique, comme Jacques
Chirac ou François Mitterrand, et il est très conservateur,
rétrograde. Il se voudrait à Londres, mais il est à Vichy. Sur
Valéry Giscard d'Estaing : Valéry
Giscard d'Estaing, chasseur et cobra, a sans doute laissé croire au
Président qu'il était prêt à être son Premier ministre, mais il
sait que c'est une tâche beaucoup trop redoutable pour
lui.
Vendredi 5 février
1988
Déjeuner de François Mitterrand avec le Chancelier
d'Autriche, Franz Vranitzky, qui a succédé, après un intérim
houleux, à Bruno Kreisky.
Le Président dresse ce
tableau de l'Europe : Les relations
franco-allemandes sont très positives. Mais, quand même, il reste
un petit coin d'horizon sombre : c'est qu'en matière économique et
monétaire la RFA, qui a retrouvé sa puissance, a tendance à refuser
de la partager.
La Grande-Bretagne,
visiblement, est entrée à reculons dans la Communauté. Elle joue
constamment le rôle de frein.
L'Italie est très
intégrationniste en principe, mais très confonniste en pratique.
Pour elle, en matière de défense, tout doit se faire dans le cadre
d'une Alliance sans imagination, avec la hiérarchie telle qu'elle
est, ce que nous ne pouvons accepter.
La perspective du Grand
Marché en 1992-1993 est très ambitieuse, sans doute même
dangereuse. Mais on ne peut pas faire une grande Histoire sans une
grande ambition.
Puis François Mitterrand fait le récit de la
conférence de Luxembourg de 1985, au cours de laquelle a été décidé
l'Acte Unique : A trois minutes de la fin,
l'échec paraissait certain en raison de l'opposition des
Britanniques et des Danois. Jacques Delors est intervenu une ultime
fois pour que l'accord se fasse. J'ai argumenté dans le même sens,
et Kohl aussi. La France et la RFA ont dit que si cela ne se
faisait pas à Douze, nous le ferions à moins. Mme Thatcher a alors
demandé une suspension de séance et, au retour, elle a donné son
accord.
En réalité, la scène fut moins dramatique et la
discussion s'étala sur plusieurs heures...
Lundi 8 février
1988
Raymond Barre annonce à Lyon sa candidature à
l'élection présidentielle.
Mikhail Gorbatchev déclare que le retrait des
soldats soviétiques d'Afghanistan débutera le 15 mai et durera dix
mois.
La campagne électorale se met en place. Querelle
entre les politiques et les publicitaires : les politiques
voudraient un programme, les publicitaires veulent des images. Les
premiers veulent un projet pour chaque catégorie de citoyens, les
seconds veulent que le Président ne se commette pas à faire des
promesses, mais qu'il survole la France et ne quitte pas son statut
de Président. Dieu est au-dessus du lot
commun..., dira même un inspiré. Ils souhaitent que sa
déclaration de candidature prenne un tour solennel, depuis son
bureau présidentiel. François Mitterrand laisse dire. Il a son
idée. Il demande de nombreuses fiches sur tous les sujets à
Jean-Louis Bianco et à moi. Hervé Hannoun abat un travail
considérable. Il aura été à l'Élysée le pivot de la bataille de la
cohabitation. Il a su conserver un inégalable réseau
d'information.
Départ du Président pour la Réunion.
Mardi 9 février
1988
En fin de discours à Saint-Benoît-de-la-Réunion,
François Mitterrand : Je vous quitterai avec un peu plus de force en moi-même
pour avoir retrouvé l'élan que je ressens, l'élan qui vous habite.
Parce que, pour réussir, il faut y croire. Et le vouloir. Vous le
voulez ? — Oui ! répond la
foule. — Alors, conclut le Président,
j'attends la suite le cœur en
paix.
La télévision locale sabote le compte rendu du
voyage présidentiel. Contrairement à ce qu'il avait fait pour le
voyage de Jacques Chirac, le patronat local n'a pas accordé de jour
chômé.
Omar Bongo, président du Gabon, adresse une
facture de 1 600 000 francs pour le séjour à Libreville des
réfugiés politiques iraniens que Charles Pasqua a cru bon d'y
expédier avant d'être obligé de revenir sur sa décision.
Mercredi 10 février
1988
Au Conseil des ministres, Yves
Galland, ministre délégué chargé des Col lectivités, fait un
exposé sur la décentralisation. Il conclut : Le gouvernement a fait ce qu'il faut pour que la
décentralisation réussisse.
François Mitterrand :
C'est un excellent projet que de vouloir que
la décentralisation réussisse.
Le Président m'avance
encore des arguments contre sa candidature : Est-ce que vous croyez que j'ai envie de mourir à
l'Élysée ? Je sais qu'il dit cela par boutade : il
est candidat. Tout est en place pour la
campagne. Je reste opposé à sa candidature, faute de le sentir
habité par un grand projet. La construction européenne ne suffit
pas ; il faudrait que s'y ajoute une vraie volonté de s'attaquer
aux racines de l'injustice.
Demain, Sommet européen à Bruxelles. Il y sera
encore question de la compensation britannique, de l'aide aux
régions pauvres, problèmes non réglés la dernière fois. François
Mitterrand et Jacques Chirac seront présents. Chirac avoue devant
des journalistes que cette réunion européenne l'embarrasse, surtout
pour ce qui est des prix agricoles.
François Mitterrand se rendra au Sommet de
l'Alliance atlantique dans un mois. Naturellement, Chirac aussi.
Cela promet une belle cacophonie sur la seconde et la troisième
option zéro.
François Mitterrand choisit Henri Nallet comme
trésorier et Pierre Bérégovoy comme directeur de campagne. Il
aurait voulu que le PS colle des petites bulles amusantes sur les
affiches de Jacques Chirac. Gérard Colé avait proposé: «
Cette image qui s'autodétruira dans quarante
jours... » « En voilà pour 50 millions de francs... »
« L'arnaque, c'est Chirac... », mais le
PS ne s'y est pas pris à temps. La bataille entre les publicitaires
et le parti se poursuit sans que François Mitterrand veuille
trancher. Il écoute tout le monde et ne dit mot. Je ne suis pas un produit dont on fait la
publicité, me déclare-t-il lorsque les « communicateurs »
ont le dos tourné. Ces gens-là seraient
capables de me faire perdre, me confie-t-il lorsque les
politiques ont quitté son bureau.
Jeudi 11 février
1988
Rencontre entre François Mitterrand et des
sénateurs américains à l'Élysée.
Le Président :
J'ai discuté avec Gorbatchev de la démocratie.
Je lui ai demandé : « Qu'est-ce qui manque le plus chez vous ? » Il
m'a répondu : « La démocratie. » Pour moi, démocratie signifie:
plus d'initiatives. Il faut créer les conditions pour que le chef
de l'État soviétique fasse ce qu'il annonce, pour qu'il ait
avantage à aller encore plus loin. De quoi a-t-il besoin ? De
durer, pour augmenter le pouvoir d'achat soviétique et réduire le
surarmement.
Conseil européen extraordinaire à Bruxelles. Pour
parvenir à un compromis, Jacques Delors propose une baisse des prix
agricoles au-delà d'une certaine quantité de production. La
Grande-Bretagne et les Pays-Bas s'y opposent, mais sont isolés.
Margaret Thatcher bloque tout pour obtenir la reconduction de sa
compensation budgétaire décidée pour quatre ans à
Fontainebleau.
Après une intervention acerbe du Premier ministre
britannique, Jacques Chirac s'énerve et
lance un sonore Et mes couilles !...
Margaret Thatcher demande la traduction. L'interprète
bafouille.
Dialogue entre François Mitterrand et Jacques
Chirac après la séance :
Jacques Chirac :
Alors, monsieur le Président, comment me
trouvez-vous, sur les affiches ?
François Mitterrand :
Très beau, monsieur le Premier
ministre.
Jacques Chirac :
N'est-ce pas ?
François Mitterrand :
Oui, très beau et très sympathique. Et elles
sont nombreuses ! Mais il va falloir que vous leur ressembliez...
pendant au moins trois mois !
Vendredi 12 février
1988
Le Conseil européen s'achève sur un compromis
boiteux : la Grande-Bretagne obtient la reconduction de sa
compensation budgétaire, condition mise à son accord sur le dossier
agricole. Les crédits affectés aux fonds structurels destinés aux
pays les plus pauvres augmentent de 80 %. Margaret Thatcher
reproche à Jacques Chirac de s'entendre contre elle avec Jacques
Delors et Helmut Kohl. Celui-ci lui reproche son mauvais
caractère.
Lundi 15 février 1988
Vu Michel Rocard qui se prépare à l'après-mai
1988, persuadé que François Mitterrand, réélu, ne le choisira pas
comme Premier ministre.
Lionel Jospin vient annoncer à François Mitterrand
qu'il démissionnera de son poste de premier secrétaire du Parti
socialiste en mai prochain et qu'il compte l'annoncer jeudi
prochain au cours de l'émission Questions à
domicile, sur TF1. Jospin ne
demande rien. Le Président traduit : sans doute espère-t-il une
responsabilité gouvernementale importante, peut-être la première ?
Il exprime ses regrets : il n'a eu qu'à se féliciter de la manière
dont Jospin a accompli sa tâche depuis 1981. Il comprend sa
lassitude d'occuper un poste difficile, d'influence plus que de
pouvoir. Il avait espéré qu'il continuerait. Mais il accepte le
principe de son départ. Il s'interroge seulement sur l'opportunité
de laisser Jospin l'annoncer trois mois avant l'élection
présidentielle. Je réfléchis, dit-il. Mais il ne rappelle pas
Jospin et, du coup, celui-ci se croit autorisé à rendre publique sa
décision.
François Mitterrand reçoit fort aimablement Alain
Devaquet. Il lui laisse entendre qu'il aimerait, plus tard,
travailler avec lui.
Le Président reçoit à leur demande Hubert Curien,
Jean Dausset, François Gros, Philippe Kourilsky et Jean-Claude
Pecker. Ceux-ci souhaitent lui parler du budget de la
Recherche.
François Mitterrand :
La première chose que j'ai vue avec Pierre
Mauroy, lorsque je l'ai désigné comme Premier ministre, a été le
développement des crédits de la Recherche. Il s'agissait de créer
un grand mouvement intellectuel qui se communique à toutes les
fractions de la population. Le savoir a toujours excité les
Français et l'industrie est prête à suivre le mouvement. D'où ma
stupéfaction en 1986. Tout à l'heure, j'ai vu Alain Devaquet. Il a
été la première victime de cette politique. Il m'a dit : « Quand
j'étais ministre, jamais personne du gouvernement ne m'a parlé de
la Recherche, sauf pour m'annoncer que mes crédits allaient
diminuer. »
Puis il y a eu un revirement
politique : le Premier ministre s'est aperçu qu'il était nocif de
ne pas servir l'Europe et la science. C'est devenu une
préoccupation...
Jean Dausset : ...
un drapeau pour certains, une réalité pour
d'autres.
François Mitterrand :
Pourtant, les enfants se passionnent pour la
science, comme on peut le voir avec la science-fiction (...). Faire
rentrer ce message dans les têtes : en dix ans, la France aura
changé ! (...) Nous devons y veiller dans le domaine de
l'instruction, et nous tourner vers ceux qui explorent (...). Vous
devez aider à une prise de conscience sur la science ; je ne vous
demande pas de vous mêler de politique.
Jean Dausset :
A l'INSERM, par exemple, le nombre des
chercheurs a faiblement augmenté, mais le nombre des techniciens a
décru...
François Mitterrand :
... A cause de la règle de décroissance des
effectifs dans la fonction publique. C'est une règle aveugle,
absurde, comparable à la décroissance des effectifs des anciens
combattants...
Jean-Claude Pecker :
La conséquence, c'est qu'on empêche la
mobilité, pour ne pas perdre de postes qui ne seraient remplacés
qu'à moitié.
François Mitterrand :
François Gros, faites-moi un papier sur ce
sujet : éducation, formation des enfants, emploi scientifique,
crédits, quelles priorités ?... J'imagine qu'il y a beaucoup de
personnes qui rongent leur frein. Il y a beaucoup de passionnés qui
étaient contents de ce qu'on faisait sur le plan politique : la
communauté scientifique était enthousiaste ; ça se sentait lorsque
nous nous déplacions avec Hubert Curien...
Puis, passant à un autre sujet : Le problème de me représenter ou pas se pose depuis deux
mois. Je considère que sept ans, c'est suffisant. Un nouveau
septennat ne correspond pas très bien à ma génération. Je n'y avais
jamais pensé... Mais laissez-moi redevenir homme politique et vous
parler comme tel. Je me rends compte que si je ne suis pas
candidat, qui le sera à ma place ? C'est un peu orgueilleux. Mais
il y a certaines choses qui excitent mon esprit, en particulier
celles dont nous parlons.
Une campagne, c'est une
montagne. Je m'essouffle. C'est un problème personnel à résoudre.
J'enrage parfois de n'avoir pas les moyens d'exercer l'autorité de
ma fonction. Je l'ai exercée plus souvent que ne le dit M. Barre,
que j'ai bien écouté hier soir : sur les questions stratégiques et
de désarmement, le gouvernement a dû s'incliner. J'avais quelques
atouts, s'il avait voulu aller à la crise. Mais je ne peux le faire
en matière législative. Le général de Gaulle ne s'en était pas
aperçu, mais il a établi une république parlementaire : que se
passe-t-il, en effet, si l'Assemblée est défavorable ? Beaucoup de
domaines sont du ressort du législatif. Si je me résous — et si ça
marche, car la candidature n'est que le premier étage de la fusée,
ce n'est que le départ —, je m'attacherai à faire comprendre à
l'Assemblée qu'il y a des objectifs nationaux qui doivent échapper
à la querelle politique, qui ressemblent à une ardente obligation —
comme l'était le Plan pour le général de Gaulle, mais celle-là
s'est bien consumée... C'est une tâche passionnante. Si je me
résous à mener cette action, ce sera sur une décision personnelle.
Je ne réponds pas à ces innombrables lettres d'organisations qui
m'écrivent pour me demander de m'engager sur le premier ou le
quatorzième point d'un programme. Mais il y a des priorités : tout
commence par le savoir, la maîtrise de la matière. C'est le
commencement de tout, et je trouverais excitant de réussir
cela.
Mercredi 17 février
1988
Avant le Conseil, Jacques
Chirac me dit : Ce Sommet de l'OTAN,
c'est honteux, nous sommes convoqués, mais on ne peut faire
autrement que d'y aller...
Jacques Chirac, avec un large sourire au Président
: Je serai héroïque : jamais je n'attaquerai
Barre !
François Mitterrand : Comme
je vous comprends ! Vous lui
avez mis une nouvelle couche de glu.
Maintenant, il est comme un oiseau empêtré.
Décès d'Alain Savary. Le Président fait demander à
la famille s'il peut assister aux obsèques. Elle est
d'accord.
Jeudi 18 février
1988
Déjeuner avec le
Président. Il s'inquiète que Raymond Barre soit encore trop
haut. Son adversaire préféré est Jacques Chirac : Fouillez dans son programme. Montrez qu'il ne s'agit que
de placer des copains. Il ne dit pas ce qu'il fera lui-même
: Ne vous inquiétez pas ; j'écris quelque
chose.
Boris Eltsine est « libéré » de son poste de
membre suppléant du Bureau politique du PCUS.
Le général de Bénouville
vient plaider auprès de moi pour que le Président ne se représente
pas : Qu'il parte ! Il aura une place dans
l'Histoire. Le moment est venu pour Chirac...
Ibrahim Souss vient me voir. Pour lui, le conflit
réapparaît enfin pour ce qu'il a toujours été : un conflit
israélo-palestinien. Cette réalité avait été travestie par les
Israéliens comme par les Arabes qui avaient intérêt à le présenter
comme un conflit israélo-arabe.
Il reconnaît que les intégristes sont assez forts
à Gaza, mais estime qu'ils représentent peu de chose en
Cisjordanie. De surcroît, dit-il, même intégristes, les
Palestiniens ne sont pas chiites et n'ont pas le même goût du
martyre ou du suicide. L'OLP pense de plus en plus que les
travaillistes israéliens n'ont guère d'avenir sur la scène
politique israélienne. D'où leur intérêt, réaliste, pour des
contacts avec le Likoud. Il me confirme qu'Itzhak Shamir laisse de
jeunes responsables du Likoud avoir des contacts avec des
Palestiniens proches de l'OLP. Ces représentants du Likoud
commenceraient à envisager un compromis territorial pour de simples
raisons de réalisme économique et militaire. Ils ne seraient pas
intéressés par une négociation avec la Jordanie : ce pays ne peut
ni s'engager pour les Palestiniens, ni garantir quoi que ce soit.
Selon lui, ils seraient à la recherche d'un leader palestinien
suffisamment solide et inflexible pour se permettre d'assumer un
accord avec les Israéliens. Symétriquement, il pense que les
Palestiniens auraient presque intérêt à avoir comme interlocuteur,
du côté israélien, un leader de droite intransigeant dans le genre
d'Ariel Sharon.
Il m'affirme que les Palestiniens ne pourraient
pas jouer le jeu des élections dans le cadre du plan d'autonomie
prévu par George Shultz ; que, par le passé, ils l'ont déjà fait et
que tout cela a mal tourné, avec la déportation, l'assassinat ou la
déposition des élus palestiniens.
Sans que je puisse discerner s'il s'agit d'un
pronostic ou d'un mot d'ordre, il m'indique que les manifestations
vont désormais s'orienter contre les colons, les Palestiniens
s'attendant à ce que ceux-ci prennent les armes contre eux.
Lionel Jospin annonce qu'il abandonnera la
direction du Parti socialiste après la présidentielle. Ce garçon me déconcerte ; je ne lui ai rien promis,
commente François Mitterrand.
Nous travaillons avec le
Président sur le programme de Jacques Chirac : Il promet vraiment tout à tout le monde. Hervé
Hannoun accomplit un remarquable travail de démolition.
François Mitterrand : Les publicitaires veulent que j'annonce ma candidature
depuis l'Élysée, que je ne descende pas dans l'arène. Ce serait une
faute. Celle que j'ai reprochée en 1981 à Giscard et qui l'a perdu.
Un Président doit retrouver l'humilité du candidat, au moins le
temps d'une campagne. Mais laissez-les dire, ils verront bien
!
Vendredi 19 février
1988
L'inlassable Jack Lang
me téléphone : Aurais-tu la gentillesse de ne
pas oublier de dire deux mots à Enrico Macias ? Il participe à
l'émission Sacrée Soirée, sur
TF1 — taux d'écoute: 35 %. Deux mots de lui
sur Mitterrand auraient le plus grand impact.
Par ailleurs,
poursuit-il, Chirac fait un show pour les
jeunes à la Défense, le 23 février prochain. Serait-il possible que
Renaud ou France Gall puissent, à cette occasion, dire quelques
mots sur « Chirac, les jeunes et la culture ? »
Dans la Drôme, François Mitterrand critique le
programme de Jacques Chirac : un Jack
pot ! Il a fait son miel des fiches d'Hervé Hannoun...
Nous commençons à travailler sur les thèmes
politiques de la campagne. Il ressort des études que l'idée
centrale devrait être : 1981 (la justice sociale) + 1986 (le
rassemblement) = 1988 (justice + rassemblement). Il faut expliquer
qu'en 1986 le Président a évité une crise institutionnelle et que
la cohabitation a renforcé l'unité nationale. Contrairement à ce
qu'affirme Raymond Barre, cela n'a pas altéré les pouvoirs du
Président de la République ; cela a permis à des hommes qui ne se
parlaient jamais d'entamer un dialogue. Or la France ne peut
réussir sans dialogue.
Cela dispense-t-il le Président d'élaborer un
programme ? Assurément non, même si celui-ci ne peut être de même
nature que celui de 1981. Beaucoup de réformes ont été accomplies,
qui sont aujourd'hui considérées comme des acquis. Finalement,
après les avoir critiqués, les candidats de droite promettent de ne
pas toucher à la retraite à soixante ans, à la Sécurité sociale,
aux services publics, etc.
Difficile de rédiger un tel programme... Surtout
quand les publicitaires poussent à ne pas en avoir : Il est au-dessus de ça !... Surtout pas de campagne !...
Il n'est pas candidat, il est Président... Il ne doit jamais
apparaître comme sollicitant des voix...
Samedi 20 février
1988
Arrestation de cinq membres d'Iparretarrak.
Édouard Balladur me communique un article qu'il
fait paraître lundi dans le Wall Street
Journal sur les problèmes monétaires internationaux. On peut
regretter le court délai avant parution, mais l'article ne contient
rien de neuf. Et le geste est assez élégant.
Je m'inquiète de constater que sur l'agenda du
Président, plus rien d'important n'est prévu après la fin de
février. Je recommande d'aller au Conseil atlantique au début de
mars, de réunir le Comité d'éthique sur le sida vers le 15 mars. On
pourrait imaginer une journée privée hors de Paris avec Helmut
Kohl, une éventuelle rencontre avec Ronald Reagan...
Plus souverain que jamais, il se refuse à faire
campagne : pas de meetings, pas de programme...
Dimanche 21 février
1988
Nicole Catala, secrétaire d'État auprès du
ministre de l'Éducation nationale, expose, dans une interview au
Journal du Dimanche, ce qu'elle va dire
au prochain Conseil sur la formation professionnelle.
Lundi 22 février
1988
Vu Édouard Balladur, aimable, attentif, modeste,
comme si le sentiment de la défaite annoncée l'avait lavé de ses
petites lubies.
A Poindimié, en Nouvelle-Calédonie, un commando du
FLNKS prend neuf gendarmes en otages durant quelques heures. La
situation se tend dans l'archipel. On peut redouter un incident
avant les élections.
Les choses se gâtent. Recevant Renaud Denoix de
Saint Marc, François Mitterrand lui
déclare à propos du remplacement de Philippe Essig à la SNCF :
J'ai dit à M. Chirac ce que j'en
pensais. Ce n'est pas très décent de changer le patron de
la SNCF à deux mois de la fin du mandat présidentiel.
Puis, à propos des déclarations d'hier de Mme
Catala : Ce sont de mauvaises mœurs
pour l'État. Denoix de Saint Marc opine. Le Président hésite, puis
décide de ne pas retirer la communication sur la formation
professionnelle de l'ordre du jour.
Mardi 23 février
1988
Lors de la cérémonie organisée pour les obsèques
d'Alain Savary, Jean Lacouture explique que la loi que celui-ci
souhaitait faire passer en 1984 sur l'école libre fut retirée parce
que la raison d'État l'exigeait.
Au retour, François
Mitterrand me dit : Il a raison...
Savary était un homme bien, un homme vraiment bien. Il manquait de
rayonnement, de capacité de création, mais c'était un homme bien.
Il n'y a pas beaucoup d'hommes dont on puisse dire ça. Il a eu le
sentiment d'une grave injustice quand il est parti après la crise
scolaire, c'est vrai, mais comment pouvais-je faire autrement ? Ce
n'était pas la raison d'État, mais c'était, dans l'action publique
que j'avais à conduire, la seule solution. D'ailleurs, quand je
l'ai emmené avec moi à Saint-Pierre-et-Miquelon, il y a quelques
mois, il a été très détendu, très aimable.
Mercredi 24 février
1988
Avant le Conseil, François
Mitterrand fait observer à Jacques Chirac : Mme Catala a déjà dit tout ce que le Conseil aura à
enregistrer. Je n'ai rien contre Mme Catala, sinon j'aurais exigé
le retrait de cette communication. Mais il faudrait quand même, au
bout de deux ans, qu'elle apprenne son métier !
Chirac sourit. Il est visiblement ailleurs:
candidat à plein temps, Premier ministre en pilotage
automatique.
Le Président :
En ce qui concerne les armes à très courte
portée, je dois vous dire que je suis contre ces armes qui ne
servent à rien. Je suis donc pour la troisième option zéro. Mais je
ne le dirai pas publiquement, parce que la question que les
Américains nous posent revient à vouloir nous faire approuver la
modernisation de ces armes. Et ça, au moment où commence un fragile
désarmement, c'est idiot. Je m'y opposerai.
Jeudi 25 février
1988
François Mitterrand part
pour l'Irlande. C'est la dernière visite d'État du septennat.
Dans l'avion, il me dit : Le
mieux qui puisse arriver au candidat de la gauche, c'est qu'entre
Chirac et Barre il y ait égalité à l'arrivée. C'est ce qui semble
se dessiner... Il faut taper sur la tête de celui qui dépasse
!
Je crois Raymond Barre moins
dangereux pour la démocratie. J'ai vu pendant deux ans Chirac et sa
bande faire des mauvais coups, des coups tordus. Si ces gens-là
avaient tout le pouvoir, ils deviendraient sans foi ni
loi.
Vendredi 26 février
1988
François Mitterrand au
Premier ministre irlandais : J'ai beaucoup de
doutes sur l'intérêt d'une modernisation des forces nucléaires à
très courte portée. Cela ne sert à rien. Et si on nous convoque au
sommet de l'OTAN pour décider cela, je ne l'accepterai
pas.
Il répète sa position devant les deux chambres du
Parlement irlandais.
Le Président sur Jacques
Chirac : Balladur le mène par le bout du nez.
Je ne comprends pas comment il tolère cela. Chirac a besoin de
quelqu'un à admirer. Il ne fonctionne que comme ça. Il ne faut pas
admirer ses collaborateurs, cela finit toujours par leur donner des
idées...
Hans-Dietrich Genscher fait une proposition très
intéressante sur la Banque centrale européenne : ce sera
probablement le thème de discussion le plus important dans la
Communauté au cours des mois à venir et au Conseil de juin à
Hanovre.
Genscher a très soigneusement préparé ce texte en
associant à son élaboration des spécialistes de tous les horizons
politiques (en particulier Manfred Lanhstein et Horst Schulmann,
anciens secrétaires d'État au ministère des Finances sous le
gouvernement Schmidt). Il s'est assuré l'appui de hautes
personnalités politiques allemandes, notamment de Franz-Josef
Strauss. Genscher a obtenu l'approbation officielle du Chancelier
(par la voie de son porte-parole) et celle du Président de la
Bundesbank, Karl Otto Pöhl. Stoltenberg, lui, est resté muet.
Genscher distribue ce texte à ses collègues ministres des Affaires
étrangères.
Il propose de compléter le marché intérieur
européen en créant un espace monétaire unique doté d'une Banque
centrale : la formation d'un bloc monétaire européen stable
viendrait consolider le SME ; il suggère de promouvoir une
utilisation beaucoup plus intensive de l'écu dans les secteurs
public aussi bien que privé ; il insiste sur la nécessaire
autonomie de cette banque centrale vis-à-vis des institutions
nationales et communautaires.
Genscher fait une suggestion de méthode : un
groupe d'experts, composé de cinq à sept « sages », serait créé par
le Conseil européen de Hanovre, avec pour mandat d'élaborer dans un
délai d'un an les principes de l'aménagement d'un espace monétaire
européen et un statut pour la future Banque centrale. Les membres
de ce groupe devraient jouir d'une autorité tant personnelle que
politique et être indépendants.
C'est un pas très positif dans la direction que
nous avons nous-mêmes souhaitée.
On peut s'interroger sur la composition de ce
groupe : faut-il des « sages » indépendants, comme le propose
Genscher, ou des experts habilités à négocier, par exemple les
directeurs du Trésor ? Si l'on veut progresser, mieux vaudrait des
personnalités indépendantes. Les fonctionnaires négocieraient
ensuite...
Samedi 27 février
1988
L'état-major de la campagne se met en place.
Autour de Pierre Bérégovoy et d'Henri Nallet, Louis Mermaz, Pierre
Joxe et André Rousselet (chargé d'assurer le financement) se
réunissent régulièrement.
A côté de cette cellule, un petit déjeuner réunit
chez Édith Cresson, tous les jeudis matins, Bérégovoy, Dumas,
Mermaz, Joxe, Lang et Bianco.
François Mitterrand n'est pas décidé à assister à
la réunion organisée à Lille par Pierre Mauroy le 20 mars. Il ne
veut pas paraître comme le candidat du Parti socialiste. La date
pour l'annonce de la candidature — qui devrait être faite par un
communiqué de la Présidence, conformément au souhait de l'équipe
chargée de l'« image » — n'est pas encore fixée. On envisage deux
possibilités : le 16 mars, date anniversaire des législatives de
1986, ou le 23 mars, soit trente et un jours avant le scrutin, pour
reprendre le calendrier du général de Gaulle en 1965.
Cette campagne s'annonce surréaliste. Le Président
tient absolument à garder ses distances vis-à-vis de ceux qui
prétendent la diriger. Une campagne gagnée d'avance, sans combat,
sans projet, sans haine, sans passion, si différente de celle de
1981 et, plus encore, de 1974, la plus belle, la plus rebelle
!
Je participe à une réunion des sherpas à La Sapinière, dans la neige, près de
Montréal, pour préparer le Sommet de Toronto. Personne ici ne doute
de la réélection de François Mitterrand. Ce Sommet se déroulera
comme les précédents, à cette différence près qu'il commencera,
avant le premier dîner, par une séance restreinte aux seuls chefs
d'État et de gouvernement, le 19 juin, pour parler d'éducation,
sujet jamais abordé aux Sommets, et qu'il se terminera le 21 par un
déjeuner officiel.
Les Américains veulent d'ores et déjà y faire
décider que la réunion du GATT, en décembre, servira à décréter une
réduction des subventions agricoles.
Les Européens, eux, veulent avancer sur la réforme
monétaire internationale.
Pour le reste, je n'ai évidemment lancé aucune
proposition, même si je tiens en réserve une idée sur la réduction
de la dette de l'Afrique, qui me tient particulièrement à
cœur.
La prochaine réunion de sherpas aura lieu à Paris les 19, 20 et 21 mai
1988. Qui représentera alors la France ? Personne ici ne doute que
ce sera encore moi.
Lundi 29 février
1988
Étudiant l'ordre du jour du Conseil des ministres
avec Renaud Denoix de Saint Marc et voyant annoncée une
communication d'un ministre particulièrement bavard, François Mitterrand constate : Il va encore nous faire une homélie !
Le Président, dans une
interview à US News and World Report,
rédigée avec beaucoup de soin il y a huit jours, réaffirme son
opposition à la modernisation des fusées à très courte portée de
l'OTAN : Il serait paradoxal et inopportun
pour l'OTAN de surarmer, les Allemands supportant mal d'être, sur
un territoire bourré d'explosifs nucléaires, la première cible
probable d'une guerre nucléaire rapprochée.
Lisant cela, Jacques Chirac bondit et écrit à
François Mitterrand afin de protester. Pour lui, les orientations
du Président risquent de gêner la modernisation de nos propres
forces nucléaires telle qu'elle est prévue dans la loi de
programmation militaire adoptée par le Parlement au printemps
dernier. Il menace : ce qu'il considère comme un infléchissement de
la politique traditionnelle de la France ne peut être décidé à
quelques semaines du choix du nouveau Président de la République.
Autrement dit, il demande au Président de ne plus s'exprimer sur
ces sujets avant les élections !
Jamais, à mon sens, un Premier ministre n'a
adressé une lettre pareille à un Président ! On a l'impression
qu'elle a été rédigée pour être publiée. Ou pour la postérité
?...
Exaspéré, François
Mitterrand commente : Il n'a pas
compris. Je n'ai pas pris position en faveur d'une troisième option
zéro, mais contre la modernisation des forces à très courte portée.
Ce n'est pas pareil ! Je suis opposé à l'accroissement de leur
puissance de feu et de leur portée au moment où s'engage un
processus encore fragile de désarmement. J'ai déjà eu l'occasion de
lui dire que je ne jugeais pas utile de débattre, en l'état actuel
des choses, de la troisième option zéro. En revanche, je pense
qu'il serait inopportun de moderniser ces armes. C'est tout. C'est
simple ! En quoi y a-t-il là infléchissement de la politique de la
France ? Les armes nucléaires à moyenne, courte et très courte
portée n'entrent que par une certaine faiblesse de raisonnement
dans la discussion sur la dissuasion. Il ne faut pas confondre
l'essentiel et l'accessoire, les armes de la dissuasion — les
nôtres — et celles du champ de bataille — les leurs. Qu'est-ce
qu'il veut dire par sa lettre ? Des menaces ?
J'ai dû, par le passé,
corriger ses propos et ceux de ses ministres sur l'emploi des armes
nucléaires tactiques et sur l'ultime avertissement. Je l'ai
convaincu de soutenir la première option zéro, puis la deuxième,
dont il ne voulait pas. C'est moi qui préserve la politique
traditionnelle de la France, c'est lui qui la remet en cause
imprudemment ! S'il y tient, je ne refuserai pas de débattre
publiquement sur ce sujet.
Il répond à Chirac par une lettre violente, pleine
de rage et de menace. Elle est l'aboutissement de mois de
harcèlement.
Jacques Chirac ne proférera plus un mot à ce
sujet. En tout cas, à ma connaissance.
Dans la presse, Jacques Toubon
: N'attendez pas de moi que je dise ce
que M. Mitterrand a dit en 1981 : « En un an, nous allons créer un
million d'emplois. »
Le Président s'inquiète
et nous interroge : Ai-je fait des promesses
excessives sur l'emploi en 1981 ?
Enquête faite, au cours d'un entretien télévisé du
7 mai 1981 avec Anne Sinclair, il a dit : Le
plan que j'ai développé pendant la campagne présidentielle suppose
que je serai en mesure de faire recruter, soit sur le plan public,
soit sur le plan privé, un million, vous entendez, un million de
jeunes dans l'année qui vient.
Or cet engagement a été à peu près tenu : il
s'agissait bien de « recrutements », non de « créations d'emplois
». Et, depuis 1981, il y a eu chaque année en France de 3 à 4
millions de recrutements destinés à remplacer des salariés partant
à la retraite ou à augmenter les effectifs des entreprises et des
administrations. En particulier, environ 850 000 jeunes ont été
recrutés chaque année entre 1981 et 1986. (Le chômage des jeunes a
d'ailleurs progressé beaucoup moins vite entre 1981 et 1986
qu'entre 1974 et 1980).
Le 5 mai 1981, dans le face-à-face qui l'opposait
à Valéry Giscard d'Estaing, il a dit : Si
votre politique continue, nous aurons au moins 2,5 millions de
chômeurs en France en 1985. En mars 1986, nous en avons
dénombré 2 467 000.
Dans l'émission Cartes sur
table, en mars 1981, puis au cours d'un déplacement dans la
région Rhône-Alpes, en avril, le Président a cité le chiffre
d'environ 1 million d'emplois, susceptibles d'être créés à terme
par la réduction à trente-cinq heures de la durée du travail :
A la question : combien cela va coûter ? que
l'on m'a posée, j'aurais dû répondre : combien cela va rapporter ?
Nous disons 950 000 emplois.
Valéry Giscard d'Estaing
avait déclaré à L'Express, le 28 mars 1981 : Compte tenu de l'importance du programme que je propose,
c'est 1 million d'emplois environ qui pourront être offerts avant
1985 aux Français, et notamment aux jeunes.
Lisant cela, François
Mitterrand me dit : Je ne rédigerai pas
de programme. Il faut que je trouve une autre façon de m'exprimer
et de dire mes priorités aux Français.
Jacques Chirac passe devant Raymond Barre dans les
sondages.
D'après ce que nous croyons savoir, une réunion
discrète s'est tenue autour de Jacques Chirac, à Matignon, avec
André Giraud, Jean-Bernard Raimond et Édouard Balladur : le Premier
ministre doit-il toujours se rendre avec le Président au sommet de
l'OTAN, à Bruxelles, après les déclarations du Président en Irlande
et son interview à l'hebdomadaire US News and
World Report ? Giraud est contre : il a très mal pris les
propos présidentiels. Chirac, lui, hésite. Édouard Balladur convainc le Premier ministre de
faire le voyage, comme prévu : Les Français ne
comprendraient pas votre absence, même si nos arguments sont bons
sur le fond, et Raymond Barre en ferait des gorges
chaudes.
Vu, avec Michel Charasse, plusieurs membres du
corps préfectoral qui, tous, pronostiquent un effondrement de
Raymond Barre devant l'extraordinaire machine que le RPR est en
train de mettre en branle.
Mardi 1er mars 1988
François Mitterrand me confie qu'il va rédiger une
Lettre à tous les Français au lieu de
publier un programme détaillé. Je pense que l'idée est de
lui.
Mercredi 2 mars
1988
Sommet de l'Alliance atlantique à Bruxelles.
Les chefs d'État et de gouvernement des seize pays
membres de l'OTAN approuvent d'abord l'ouverture de négociations
sur le désarmement conventionnel en Europe. Le communiqué est
discuté. Le seul point controversé concerne la dernière phrase, à
la fin du paragraphe 5 : Il s'agit d'une
stratégie de dissuasion fondée sur une combinaison appropriée de
forces nucléaires et conventionnelles adéquates et
efficaces. Les Anglais tiennent à ajouter les mots :
« qui seront maintenues à niveau » («
up to date »). Toute l'affaire tourne autour de cet « up to date » dont Margaret Thatcher ne veut
personnellement pas démordre. Les Allemands et les Italiens
refusent avec la même obstination. Derrière cette querelle de mots
se cache le vrai débat sur la modernisation des Lance. La
discussion se poursuit longuement par un stérile échange
d'arguments : le ministre britannique des Affaires étrangères, Sir
Geoffrey Howe, rappelle que l'expression litigieuse a été acceptée
unanimement dans le document sur la maîtrise des armements
conventionnels ; ses partenaires lui opposent avec autant de bonnes
raisons qu'il n'est pas nécessaire d'ajouter un sixième adjectif à
ceux qui figurent déjà au paragraphe 5 (adéquates et efficaces) et au paragraphe 6
(opérationnelles, crédibles,
efficaces).
George Shultz proteste vivement : le mot «
modernisation », appliqué aux armes nucléaires, est en train de
devenir tabou en Europe ; on s'en inquiète aux États-Unis,
particulièrement au Sénat. Que serait-ce si celui d'« updating » devait le devenir à son tour ? Au cours
de son séjour à Washington, le Chancelier Kohl a d'ailleurs utilisé
ce mot. Il suggère donc un compromis consistant à amender le membre
de phrase britannique en y ajoutant les mots « as necessary » ; cela deviendrait donc :
maintenues à niveau, si
nécessaire.
Le front antibritannique est ébranlé. Jean-Bernard
Raimond se range du côté britannique. Le Président s'y oppose, mais
il faut encore une longue discussion pour arriver à une solution
agréée : « which will continue to be kept up
to date where necessary » (qui ajoute : « là où c'est nécessaire »). Margaret Thatcher a le
mot auquel elle tenait. Mais les Français, les Belges et les
Néerlandais soulignent qu'à leurs yeux l'expression « where necessary » signifie que les modernisations
éventuelles feront l'objet d'une décision au cas par cas.
François Mtterrand, en
séance, improvise un nouveau concept : Je ne
suis pas contre le principe de la modernisation, qui n'est pas
urgente, mais il faut d'abord tenter de négocier avec les Russes
sur le conventionnel en leur disant : « Si vous n'acceptez pas dans
les deux ans de réduire le nombre de vos chars, de vos avions et de
vos soldats, alors on modernisera les Lance. » Il propose
ainsi une nouvelle double décision : si on ne désarme pas dans le
conventionnel dans les deux ans, nous moderniserons nos armes
nucléaires à courte portée.
Jeudi 3 mars
1988
Le Président turc, Turgut Ozal, fait justement
remarquer qu'il est, dans cette salle, le seul lien avec le monde
musulman.
Jacques Chirac, lui, ne dit mot.
Quand vient l'approbation du communiqué,
François Mitterrand : Je suis solidaire de ce texte. Avec Gorbatchev, nous avons
un partenaire qui, dans la fidélité théorique au modèle léniniste,
est porté à assumer le changement. Leur choix d'avenir dépend des
nôtres. Il faut de la force et de la souplesse. À Paris, Gorbatchev
m'a dit : « L'Afghanistan est une erreur de notre direction.
» C'est une ouverture indéniable. Mais
Gorbatchev n'est pas Gandhi...
Commentant les résultats du Sommet pour la presse,
le Président met en garde l'Alliance :
Il ne faut pas confondre vigilance et méfiance
permanente. Si l'on ne désarme pas, on surarme.
Interrogé par des journalistes, il fait l'éloge de
la cohabitation, triomphe, selon lui, de la
stabilité présidentielle sur l'instabilité
parlementaire.
Vendredi 4 mars
1988
A propos de la campagne, François Mitterrand me dit : Il
faut s'adapter au terrain. On verra
après.
Sur Michel Rocard : Il est
comme un rat de laboratoire. Il prend les coups et ne s'abrite
pas.
Ce matin, avant le Conseil des ministres, Alain
Carignon, toujours aussi amical, me dit qu'à sa grande surprise,
dans l'Isère où il est traditionnellement en tête, Barre s'effondre
et perd des soutiens. Pour lui, il est déjà passé derrière Chirac.
Enfin, de très nombreuses sources soulignent combien le député du
Rhône est ennuyeux en meeting.
Par ailleurs, un journaliste me raconte qu'à
France-Inter, ce matin, des ordres ont
été ouvertement donnés pour ne pas citer le nom de Raymond Barre à
l'antenne ! Faut-il croire ces rumeurs de censure ? Des ordres, en
tout cas, inapplicables.
François Mitterrand inaugure la magnifique
pyramide de l'architecte américain Ieoh Ming Pei dans la cour du
Louvre. Edouard Balladur, qui se tient dans son bureau, refuse de
participer à la cérémonie. Inutile mesquinerie.
Samedi 5 mars
1988
Dans Choses vues, à la
date du 24 décembre 1848, je découvre ce récit d'un dîner à
l'Élysée, le premier de Louis Napoléon, tout juste élu premier
Président de la IIe République, tentant
de rallier à lui les intellectuels méfiants, et d'abord le plus
grand d'entre eux. D'après la description que Victor Hugo en donne,
je constate que le bureau que j'occupe était alors la salle à
manger de Louis Napoléon !
C'était une pièce carrée,
lambrissée dans le goût Empire, à boiseries blanches. Aux murs, des
gravures et des tableaux du choix le plus misérable, entre autres
la Marie Stuart écoutant Rizzio du
peintre Ducis. Autour de la salle, un buffet. Au milieu, une table
longue arrondie aux deux extrémités, où siégeaient une quinzaine de
convives.
Ce passage d'une étonnante modernité :
Nous parlâmes de la presse.
Je lui conseillai de la respecter profondément, et de faire à côté
une presse de l'État. « L'État sans journal, au milieu des
journaux, lui dis-je, se bornant à faire du gouvernement pendant
qu'on fait de la publicité et de la polémique, ressemble aux
chevaliers du XIVe siècle qui
s'obstinaient à se battre à l'arme blanche contre les canons à feu
; ils étaient toujours battus. Je vous accorde que c'était noble,
vous m'accorderez que c'était bête... »
Et cet autre :
Et, tout en m'en allant, je
songeais. Je songeais à cet emménagement brusque, à cette étiquette
essayée, à ce mélange de bourgeois, de républicain et d'impérial, à
cette surface d'une chose profonde qu'on appelle aujourd'hui le
Président de la République, à l'entourage, à la personne, à tout
l'accident. Ce n'est pas une des moindres curiosités et un des
faits les moins caractéristiques de la situation que cet homme
auquel on peut dire, et on dit en même temps et de tous les côtés à
la fois : Prince, Altesse, Monsieur, Monseigneur et
Citoyen.
Tout ce qui passe en ce moment met pêle-mêle sa marque sur ce personnage
à toutes fins.
Rien de plus ne serait à dire d'aujourd'hui.
Dimanche 6 mars
1988
La candidate CDS devance le secrétaire d'État au
Tourisme, investi par l'UDF, dans l'élection partielle de
Lille-Ouest.
Lundi 7 mars
1988
Au cours du déjeuner de Marly qui réunit
maintenant tous les lundis Pierre Bérégovoy, Jack Lang, Édith
Cresson, Louis Mermaz, Roland Dumas, Pierre Joxe et Jean-Louis
Bianco, François Mitterrand lit quelques bribes d'une Lettre
aux Français qu'il vient de commencer à
rédiger, en particulier le début sur la cohabitation en politique
étrangère et le récit de sa visite à une école d'enfants
immigrés.
Dans l'après-midi, François
Mitterrand m'appelle dans son bureau. Il me prend à témoin :
La presse, comme à son habitude, dénonce
la « présidentialisation »
du système. Mais ce n'est pas moi qui ai
dépouillé le Parlement de ses prérogatives, c'est de Gaulle ! Il
lui a ôté le droit de fixer son ordre du jour, l'initiative des
lois et des sessions extraordinaires. Il l'a privé de tout droit,
même de regard en matière internationale, et de la possibilité
d'amender le budget. La procédure du vote bloqué, c'est lui. Toutes
les lois importantes, tous les choix fondamentaux ont été acquis en
contraignant le Parlement. Ainsi donc, quand c'était lui, c'était
bien. Et quand c'est moi — qui ménage bien plus les élus —, c'est
la dérive monarchique !
Mardi 8 mars
1988
François Mitterrand travaille à sa Lettre aux Français. Seul. Pas de
rendez-vous.
Mercredi 9 mars
1988
François Mitterrand fait observer à Jacques Chirac
qu'Hervé de Charette a annoncé à la télévision les dispositions
décidées pour les salaires et les retraites dans la fonction
publique (augmentation de 1 %) avant le Conseil des
ministres.
Jacques Chirac :
Il y avait une obligation d'annoncer avant,
mais je ne sais plus laquelle.
Chirac se tourne vers Renaud Denoix de Saint Marc,
espérant qu'il va voler à son secours, mais celui-ci a un geste
évasif signifiant qu'il ne voit pas à quoi le Premier ministre fait
allusion.
François Mitterrand, sur
un ton on ne peut plus aimable : Vous voulez
vraiment que le Conseil des ministres ne serve à rien
?
Chirac précise au Président qu'en fin de Conseil
il dira un mot du terrorisme corse.
Au Conseil, l'exposé de François Léotard sur la
rénovation de Versailles est très longuement paraphrasé par Jacques
Chirac.
François Mitterrand :
C'est vrai que Versailles a été longtemps
abandonné. Les travaux ont été relancés en 1982. C'est une
initiative très heureuse. Ce grand projet devra, comme les autres,
être mené à son terme.
Sur l'Éducation nationale, après deux exposés
également ennuyeux de René Monory et Jacques Valade, Jacques Chirac
lit une note. François Mitterrand, qui
bavarde avec ses voisins, lance d'un ton enjoué à la fin de cette
lecture : Parfait !
Il s'apprête à lever la séance, puis se ravise,
et, s'adressant à Jacques Chirac : Ah, c'est
vrai, vous avez encore quelque chose à me... à nous dire
?
Le Premier ministre
entame un couplet sur le terrorisme corse : Il
faut tout mettre en œuvre, je dis bien tout mettre en
œuvre..., etc.
François Mitterrand
reprend la parole : Il faut que les forces de
sécurité sachent qu'elles ont avec elles la solidarité de la
nation.
Philippe Mestre déclare aux journalistes que si
Jacques Chirac est élu Président de la République, il n'obtiendra
pas le soutien automatique de l'UDF.
Jacques Barrot et Pierre Méhaignerie tiennent les
mêmes propos.
Vu Michel Camdessus. Il pense que les Américains,
après avoir longtemps refusé, seraient maintenant tentés d'accepter
une augmentation des DTS. Celle-ci reconstituerait les réserves de
change des pays endettés et des pays en voie de développement, et
pourrait aider à freiner la baisse du dollar.
Il me dit que Karl Otto Pöhl, gouverneur de la
Bundesbank, dans des conversations privées, estime que le ministre
allemand des Finances, Stoltenberg, est hostile à tout mouvement ;
que l'Allemagne doit relancer son économie et que ses excédents en
balance des paiements sont trop importants ; mais que la position
de Stoltenberg restera toujours aussi figée et que nos demandes ont
de grandes chances de se heurter à un refus.
D'après les prévisions du FMI, le taux de chômage
en France sera en 1992 de 13,9 % (le FMI prévoit une croissance de
1,6 % par an). Pendant la même période, en Allemagne, la croissance
serait de 1,7 %, mais le taux de chômage n'augmenterait pas, car la
population allemande vieillit davantage que la nôtre.
Selon lui, pour éviter une telle dégradation de la
situation de l'emploi, il faudra réagir vite après l'élection
présidentielle ; le nouveau gouvernement français devra
remettre les pendules à l'heure entre
le franc et le deutsche mark et procéder très rapidement à une
réévaluation de neuf points du mark par rapport au franc. Il estime
que l'Allemagne acceptera de réévaluer si on la menace de laisser
flotter le franc pendant un certain temps. Il faudra évidemment
accompagner la dévaluation du franc d'une politique économique
rigoureuse sur les salaires et le budget.
Faudra-t-il donc entamer le second septennat comme
François Mitterrand avait refusé de commencer le premier ?
Jeudi 10 mars
1988
Le deutsche mark gagne plusieurs fractions face au
franc français, s'échangeant entre banques à 3,4115 contre 3,3990
au cours officiel (fixing) de 13 h 30 à
Paris. Une heure plus tard, la parité est revenue aux alentours de
3,40.
Le ministère de l'Économie et des Finances estime
qu'il n'y a pas de brutal décrochage du franc,
mais seulement de légères fluctuations à l'intérieur du SME.
Les parités du franc sont bonnes et le marché
est équilibré.
Vendredi 11 mars
1988
Vu Jean-Claude Trichet, nouveau directeur du
Trésor. Il se confirme que le mouvement sur le franc, hier, était
lié à l'action d'une entreprise (ou d'une banque) française sur le
marché de Francfort pour un montant dépassant 1 milliard de dollars
(certaines sources disent 2). Mais, d'après l'AFP, au ministère des
Finances, ce matin, on liait ce mouvement à l'éventuelle
candidature de François Mitterrand ! La Banque de France n'a pas
défendu la monnaie (elle n'a sorti que 100 millions de
dollars).
Le gouvernement est évidemment obsédé par un
objectif : ne pas laisser filer les réserves de devises. Le niveau
de ces réserves est aujourd'hui inférieur de 25 milliards de francs
à ce qu'il était en mars 1986. Beau bilan ! Or, il serait
désastreux pour le gouvernement que ce chiffre se dégrade davantage
: on pourrait alors dire que le remboursement de la dette publique
extérieure de la France, dont il se vante tant (pour un montant de
39 milliards), n'a été acquis qu'en vendant nos actifs en devises,
tout comme celui de la dette publique interne n'a été acquis qu'en
vendant nos actifs industriels...
Lundi 14 mars
1988
Rencontre entre François Mitterrand et Helmut Kohl
à Durbach, en RFA. Accueil du Président par le maire et un groupe
folklorique. Déjeuner avec M. Spaeth. Des élections régionales
auront lieu dans six jours. La CDU de Spaeth n'est pas certaine de
conserver la majorité. Cela explique pourquoi Helmut Kohl a
souhaité que le déjeuner ait lieu là.
Le Chancelier est préoccupé par les négociations
de la CSCE à Vienne. Il a le sentiment que les travaux stagnent. Si
la réunion n'aboutit pas avant l'été, la campagne électorale
américaine risque de repousser les négociations conventionnelles
d'un an, plaçant le gouvernement de la RFA en situation difficile
avant les élections législatives.
Les Allemands craignent qu'une trop grande
exigence française dans le domaine des droits de l'homme ne
conduise à un blocage de la négociation. Ils préfèrent qu'on fasse
porter l'essentiel de l'effort sur le débat relatif à la
coopération économique avec l'Est plutôt que sur la question des
droits de l'homme.
François Mitterrand :
C'est vraiment cette année qu'il faut un
accord, maintenant... ou dans les années qui viennent, en tout cas
avant la fin du siècle.
En ce qui concerne le
problème des armes chimiques et conventionnelles, j'ai proposé une
double décision : soit il y aura désarmement conventionnel, soit
nous moderniserons les armes à courte portée dans un délai de deux
ans, par exemple. Cette modernisation n'est pas un problème urgent.
Il faut négocier avant la modernisation, sinon on risque de
reculer.
Helmut Kohl :
Mon problème est de ne pas théoriser. Je veux
aller assez vite, le plus vite possible, vers un désarmement
conventionnel ; c'est nécessaire politiquement pour
moi.
Le Chancelier aborde quatre questions : le
renouvellement de Jacques Delors à la présidence de la Commission
pour deux ans encore ; la proposition de Hans-Dietrich Genscher sur
la Banque centrale européenne ; les relations de la Communauté avec
les pays de l'Est ; l'accélération des travaux sur le marché
intérieur.
Jacques Delors et le Chancelier se sont vus
mercredi 9 mars au Parlement européen, à Strasbourg. Le Chancelier
a dit à Delors son souhait de le voir rester à la tête de la
Commission. La décision devra être prise au Conseil de Hanovre (en
décembre). Le Chancelier n'a plus envie de favoriser la candidature
de Martin Bangeman, qui provoquerait des rivalités internes en RFA.
Il avait été pourtant entendu, à Fontainebleau, que Jacques Delors
céderait sa place à Bangeman au bout de deux ans...
Retour à Paris. Examinant avec Renaud Denoix de
Saint Marc l'ordre du jour du Conseil des ministres et constatant
que plusieurs communications ont pour objet de dresser des bilans
d'autosatisfaction, François Mitterrand
remarque : Il ne faut pas transformer le
Conseil des ministres en officine de propagande. Remarquez,
personne ne s'y intéresse. La dernière fois, sur l'Éducation, on a
eu Monory, Valade et le Premier ministre ; cela faisait quand même
beaucoup. Si cela continue, je serai conduit à refuser
l'inscription à l'ordre du jour du Conseil des
ministres.
Le Président s'amuse de voir le candidat Chirac
user de l'enceinte fermée du Conseil comme d'un préau
d'école.
Mardi 15 mars
1988
Deux conseillers de Helmut Kohl, Horst Teltschik
et Joachim Bitterlisch, viennent me voir d'urgence à Paris.
Le Chancelier souhaite une initiative commune avec
le Président, à Dublin, en juin, sur l'union politique. Curieux
qu'il n'en ait pas du tout parlé hier...
Mercredi 16 mars
1988
Avant le Conseil, le Président reproche à Jacques
Chirac les propos de Jacques Toubon, porte-parole du RPR, qui a
annoncé hier le contenu de la déclaration qu'Édouard Balladur doit
faire aujourd'hui au Conseil. Si ce ne sont même plus les ministres
eux-mêmes qui se livrent à des indiscrétions sur le contenu du
prochain Conseil !...
Toujours avant le Conseil, Jean-Louis Bianco a un
entretien avec Alain Carignon. Ce dernier
affirme qu'il sera parfaitement loyal à l'égard de Jacques Chirac
jusqu'au 8 mai, mais que lui-même et un certain nombre de ses amis
sont prêts à gouverner avec François Mitterrand et à refaire l'opération des « quarante-trois ».
Le Président me dit :
En 1974, j'aurais été élu s'il n'y avait pas
eu les votes par correspondance et les votes des Français à
l'étranger. J'ai toujours regretté de n'avoir pas gagné alors.
C'était le moment, et tout aurait été différent.
La Lettre aux Français
avance. François Mitterrand a fait venir Michel Rocard pour lui
demander quelques idées. Il en profite pour lire les propositions
du Parti socialiste, qu'il trouve remarquables.
Je vois longuement Michel
Rocard après qu'il a quitté le bureau du Président. Il me
dit : En 1981, j'étais en désaccord avec
François Mitterrand. Aujourd'hui, je me sens en complicité avec
lui. Si l'on me propose Matignon, j'accepterai. Matignon avec
l'Éducation, si possible. Mais en aucun cas l'Éducation sans
Matignon.
Il ajoute : Qu'on le veuille
ou non, il y a une très forte probabilité pour que je préside un
jour ce pays... J'ai plutôt envie d'être le numéro un officieux du
PS et le numéro deux ou trois « légal » ; je souhaite avoir une
influence sur le fond de ce parti, sans le diriger
directement.
Enfin : J'ai déjà fait autant
pour le socialisme que Jaurès.
Le Président a décidé : il y aura très peu de
passages à la télévision et à la radio. Ce sera une campagne lisse,
sans présence. Il n'y aura pratiquement aucun lien entre l'Élysée
et l'état-major de campagne, qui ne proposera aucun argumentaire.
La Lettre aux Français ne sera pas
envoyée aux électeurs, mais publiée dans la presse. Le PS a préparé
quatre meetings avant le premier tour : le premier à Rennes, le 8
avril, suivi par trois autres à Montpellier, Lyon et Paris.
Entre les deux tours, François Mitterrand ira à
Lille et à Toulouse. La seule chose qu'il faudra préparer
sérieusement, c'est le débat télévisé avec Jacques Chirac, point
fort de la campagne.
Finalement, le Président refuse de présenter sa
candidature depuis l'Élysée. Il ira au journal télévisé. Il a
décliné la proposition de Gérard Colé qui avait « réservé » pour
lui le Questions à domicile d'Anne
Sinclair pour le jeudi 24.
Jeudi 17 mars
1988
François Mitterrand reçoit à déjeuner les leaders
des mouvements étudiants : Isabelle Thomas, Marc Rosenblatt,
Christophe Cambadélis, Philippe Darriulat, Bernard Stora et
Jean-Loup Salzmann.
François Mitterrand:
Lorsque Chirac dit : « Il n'y aura pas de cohabitation », c'est qu'il est déjà en
train de dire ce qu'il fera quand il sera battu.
La gauche n'arrive au pouvoir
que lorsqu'il y a une crise, lorsque la droite a échoué. Elle est
porteuse d'une formidable espérance culturelle et sociale, alors
qu'il lui faut d'abord gérer. C'est ce qui nous est arrivé en 1981,
et qui nous a fait beaucoup de tort.
La première chose que m'a
annoncée Pierre Mauroy en mai 1981, c'est : « Il n'y a plus de
réserves et le gouverneur de la Banque de France me dit qu'il faut
dévaluer. » C'est à cause de moi que Pierre Mauroy se trouve
aujourd'hui encore dans une situation difficile devant l'opinion.
Il voulait faire de la rigueur plus tôt. Je lui ai dit qu'on ne
pouvait pas décevoir l'espérance, qu'il fallait aller à l'extrême
limite de ce que l'on pouvait faire, jusqu'au bord du gouffre.
C'est ce qu'il a fait, et après, nous avons redressé les choses. En
cinq ans, nous avons réalisé 91 des 110 propositions.
On donne de moi l'image d'un
politicien opportuniste. Si j'étais opportuniste, je n'aurais pas
passé vingt-quatre ans dans l'opposition...
A propos d'une éventuelle dissolution de
l'Assemblée nationale après sa réélection : Ce
qui est difficile, c'est que c'est un peu un coup de poker. Or moi,
je joue aux échecs, pas au poker. Il faut faire ce que l'on sait
faire. C'est pourquoi, d'ailleurs, je suis souvent long à me
décider, et mes collaborateurs en souffrent. Mais, une fois que
j'ai décidé, je vais tout droit.
Le Président interroge chacun de ses invités sur
ses activités. Il est intéressé par la thèse que prépare Darriulat
sur un activiste républicain de la Monarchie de Juillet. Après
avoir écouté les uns et les autres, il conclut : Au fond, nous avons tous de la chance, car nous faisons
tous ce qui nous plaît. Le vrai prolétariat, c'est d'user sa vie
sur des actes qui déplaisent.
Il dit encore : J'ai besoin
de vous, je compte sur vous pour la campagne. Deux d'entre vous
auront des postes officiels dans l'équipe. Vous participerez à
toutes les décisions...
Vous savez, j'ai pris sept
ans de plus. A vrai dire, ceux qui m'entourent ont pris sept ans de
plus aussi; pour certains, c'est sept ans de trop ! On parlait des
barons du gaullisme, il y a maintenant des barons du socialisme.
Beaucoup dépend de votre génération. A mon âge, il y a des choses
qu'on ne sent plus, qu'on ne sait plus traduire.
Dans Le Monde
d'aujourd'hui, Édouard Balladur se
déclare partisan d'une fusion RPR-UDF dans un
grand mouvement de la liberté. L'UDF hurle !
Samedi 19 mars
1988
François Mitterrand rencontre Felipe Gonzalez en
Andalousie.
Dans l'avion qui le ramène de Séville,
le Président me confie : Barre n'est pas encore battu, Chirac occupe le terrain ;
il bouge beaucoup, mais, dans le débat sérieux, il sera moins bon.
Il est possible que Barre remonte. Ce serait un adversaire
autrement sérieux.
Dimanche 20 mars
1988
Grand meeting Johnny Hallyday-Jacques Chirac à
l'hippodrome de Vincennes : 60 000 personnes. Le
Premier ministre appelle au combat
contre le socialisme.
Lundi 21 mars
1988
Examinant l'ordre du jour du Conseil des ministres
avec Renaud Denoix de Saint Marc et découvrant une décision sur la
Sécurité sociale à Saint-Pierre-et-Miquelon, François Mitterrand demande au secrétaire général du
gouvernement : Est-ce que cela fait partie de
la grande distribution ?
On parle beaucoup à Paris du retour prochain de
nos otages retenus au Liban. Je suppose que Jacques Chirac tient le
Président informé, mais celui-ci n'en parle à personne.
François Mitterrand se
prononcera demain. Pourquoi ai-je le sentiment d'une hésitation de
dernière minute ? Il me parle longuement de son âge : Ils diront que je suis vieux... et ce n'est pas faux
!
Mardi 22 mars
1988
François Mitterrand a tranché : ce sera sur
Antenne 2, et ce soir.
Il est tendu, irritable.
Il disparaît tout l'après-midi avec Roger-Patrice
Pelat.
A 18 heures, il remet six décorations. Parmi les
promus : Claude Lanzmann, Rudolf Noureev, Étienne Mannac'h, ancien
ambassadeur en Chine. Aussi brillant qu'à l'ordinaire, le Président apparaît détendu, et même badin. À l'un
de ses collaborateurs qui, nerveux, consulte sans cesse sa montre,
il lance : Vous savez, tout est encore
possible ! Donnez-moi une seule bonne raison de me
présenter... Et, voyant l'interpellé rester bouche ouverte,
il conclut : Vous voyez bien...
A 20 heures, François
Mitterrand annonce sa candidature à la Présidence de la
République au journal télévisé d'Antenne 2 :
Je veux que la France soit
unie, et elle ne le sera pas si elle est prise en main par des
esprits intolérants, par des partis qui veulent tout, par des clans
et par des bandes qui exercent leur domination sur le pays au
risque de déchirer le tissu social et d'empêcher la cohésion
sociale.
Mercredi 23 mars
1988
Je communique à François Mitterrand le contenu
d'une chronique de Philippe Alexandre, pronostiquant un violent
affrontement entre le Président et Jacques Chirac avant le Conseil
des ministres de ce matin.
Avant le Conseil, Jacques
Chirac, crispé, déclare au Président : Vos propos d'hier soir ont été injurieux à mon
égard.
François Mitterrand :
Depuis deux ans, vos actes ont parfois été
injurieux à mon égard.
Jacques Chirac :
Je ne peux accepter d'être traité de chef de
clan.
François Mitterrand :
Je ne peux admettre que vous cherchiez à
monter des affaires contre moi.
J'apprends qu'après avoir lu le compte rendu de sa
chronique, François Mitterrand a téléphoné à Philippe Alexandre. Je
ne sais ce qu'il lui a dit.
Le Conseil des ministres ne me donne pas le
sentiment de devoir tourner au drame. Il a toutes les apparences
d'un Conseil normal.
André Santini évoque la
promotion de Duvauchelle, relieur d'art, en précisant :
C'est le meilleur de France.
François Mitterrand lâche simplement :
Cela se discute.
Placements à la veille d'élections... Le Conseil
nomme deux préfets hors cadre : Jean Colonna, conseiller de Jacques
Chirac, et Jean Glavany, chef de cabinet de François
Mitterrand.
Hervé de Charette achève
son exposé sur le Plan par cette affirmation : Il ne faut plus que ce soit un pensum
technocratique. François Mitterrand
: D'accord sur le
pensum...
On lève la séance.
Après le Conseil, François Mitterrand retient
Édouard Balladur et Pierre Méhaignerie. Le ton est aimable.
Pierre-André Wiltzer, directeur de cabinet de
Raymond Barre, rencontre en grand secret Jean-Louis Bianco. Il lui
demande de réfléchir à la possibilité de lancer une offensive
conjointe pour contrer les manoeuvres du RPR dans le domaine des
sondages.
Mouhajer est libéré. L'avocat de Fouad Ali Saleh
contre-attaque : le juge Boulouque avait rejeté une demande de mise
en liberté de Mouhajer remontant au 22 janvier dernier. Pourquoi le
libérer seulement maintenant si le dossier était vide à l'époque?
Et, s'il ne l'était pas, pourquoi le libère-t-on aujourd'hui
?
Jeudi 24 mars
1988
Déjeuner avec Pierre Mauroy. Il est confiant,
rassurant. Il m'explique qu'après les élections, il souhaite
remplacer Lionel Jospin à la direction du parti.
Vendredi 25 mars
1988
Selon la SOFRES, 61 % des Français approuvent la
candidature de François Mitterrand, mais 47 % jugent infondées ses
craintes pour la paix civile. Sur
Europe 1, le
Président précise pourtant ses attaques contre le RPR, qui
mène une tentative de mainmise sur
l'État à travers les moyens de
communication, la justice, l'argent, les « noyaux durs » dans les
privatisations.
Samedi 26 mars
1988
A l'issue de sa rencontre avec Jacques Chirac,
Raymond Barre affirme que leur entretien
s'est déroulé dans le climat le plus amical
qui soit. On me rapporte le dialogue suivant :
Jacques Chirac :
Vous êtes distancé, soyez beau joueur, on peut
encore gagner. Mais, si vous continuez à taper alternativement sur
Mitterrand et sur moi, nous avons perdu.
Raymond Barre :
Vous avez usé de moyens inconvenants à mon
égard.
Jacques Chirac :
C'est le jeu politique.
Raymond Barre :
Vous avez l'argent, beaucoup d'argent. Vous
avez le pouvoir, tout le pouvoir. Nous, nous avons notre honneur.
Je ne me sacrifierai pas.
Lundi 28 mars
1988
Comme chaque lundi matin, golf avec François Mitterrand : Barre
semble irrémédiablement distancé. Il paie sa tranquillité, sa
naïveté, sa prétention. Quand on a le RPR à ses côtés, il faut se
mouvoir toujours le dos au mur, histoire d'éviter les coups de
poignard...
Chasser l'État RPR est décidément le principal
moteur de sa candidature.
Puis il change de sujet et me parle de
l'Ecclésiaste, qu'il relit ces jours-ci : C'est le livre des livres. C'est fou, c'est magnifique !
Tout y est, y compris la justification de l'incroyance. C'est un
livre qui pourrait remplacer tous les autres. Du moins pour qui ne
croit pas que le scepticisme soit un péché...
Mardi 29 mars
1988
Raymond Barre présente son Projet pour la France, dont il évalue le coût à 130
milliards de francs sur cinq à sept ans.
Mercredi 30 mars
1988
Le ton employé par François Mitterrand pour
annoncer sa candidature semble avoir refroidi les centristes :
Il a fermé les portes, me dit un
ministre CDS avant le Conseil ; s'il mène une
campagne aussi dure, il nous sera difficile, ensuite, d'envisager
une forme de cohabitation avec lui.
Un autre : On veut bien se
laisser violer, mais il faut y mettre les formes.
Toute l'essence du centrisme en ces quelques
mots...
Déjeuner avec Bernard Pivot. Rarement rencontré
dans le monde des médias un homme aussi sincèrement désintéressé et
aussi peu intoxiqué par la fréquentation du pouvoir.
Visite chez les libraires. François Mitterrand est en grande forme :
Pendant deux ans, je les ai vus à l'œuvre; il
y a parmi eux des voyous ! Leur principal souci a été de placer
leurs hommes et d'éliminer les autres, leurs prétendus alliés de
l'UDF... S'il le faut, je démontrerai, documents à l'appui, que
l'accaparement de l'État par le RPR n'est pas une lubie, mais une
politique suivie méthodiquement.
Mort d'Edgar Faure à soixante-dix-neuf ans.
François Mitterrand en est attristé. Il a
toujours apprécié cet homme, l'un des rares à le tutoyer. C'était
l'un des plus doués de notre génération, me dit-il. Il me raconte
que, quelques jours après son intronisation, en mai 1981, Edgar
Faure est venu le voir à l'Élysée. Il a fait le tour de son bureau
et lui a dit dans un soupir : Tu vois,
François, c'est moi qui
devrais être ici, à ta place. Il aurait fallu que j'aie, comme toi,
le courage et la patience de supporter une aussi longue traversée
du désert. Mais être éloigné si longtemps du pouvoir, c'était
au-dessus de mes forces... Finalement, c'est justice que tu y sois
parvenu, et pas moi.
Jeudi 31 mars
1988
Déjeuner avec Alain Devaquet
: Il y a déjà beaucoup de RPR qui vont
voter pour Barre. Je suis RPR, mais je souhaite que François
Mitterrand soit candidat et soit élu.
Sur la crise de l'Université, qui lui a coûté son
poste : L'objectif de Monory était de faire
preuve d'autorité. Celui de Chirac, de mouiller Monory. Quant à
Balladur, il s'est révélé incapable de prendre une
décision.
Personne, semble-t-il, n'a trouvé quoi que ce soit
à redire aux propos de Jacques Chirac sur TF1, hier. Si, comme il le dit, les socialistes
sont par nature des gens qui accaparent
l'État, ce sont donc des gens qui, par
nature, doivent être tenus à l'écart du pouvoir. On retrouve
là, ouvertement, la théorie de la plus vieille droite, celle qui,
depuis le XIXe siècle au moins,
considère que certains doivent, par
nature, être exclus de toute responsabilité, et d'autres
doivent, par nature, les exercer.
François Mitterrand :
Ceci prouve qu'il est plus important de bien
finir que de bien commencer.
Ce soir, à Questions à
domicile, François Mitterrand
répond sur le ton de l'évidence, qu'il est, bien sûr, resté socialiste. Gérard Colé est
effondré.
Au téléphone, le
Président me rappelle ces conversations que nous avons eues,
durant l'hiver, lorsque je cherchais des arguments pour le
dissuader de se représenter : Alors, Jacques,
vous croyez encore que si je suis réélu, je serai chassé par les
chiens ?
Je persiste à penser que tout cela ne se terminera
pas bien.
Vendredi 1er avril 1988
François Mitterrand est à Latché, Raymond Barre à
Saint-Jean-Cap-Ferrat, Jacques Chirac à Saint-Martin, et Lionel
Jospin en Grèce ! La campagne électorale bat son plein...
Le Président achève la rédaction de sa
Lettre aux Français. Il y trouve un
plaisir plus littéraire que politique. Il adore le secret dont il
s'entoure. Aucun de ses collaborateurs n'a encore vu le texte. Nous
n'en connaissons que ce que ses questions en laissent
deviner.
Samedi 2 avril
1988
On me rapporte un des mille gags qui émaillent la
vie quotidienne de l'« antenne présidentielle ». Inscrite
d'autorité sur la liste des responsables de la campagne, l'athlète
Monique Ewange-Épée n'est pas prévenue et ne peut l'être : elle est
en stage d'équipe de France jusqu'à la mi-avril et ne dispose pas
d'un numéro de téléphone où on puisse la joindre !
Lundi 4 avril
1988
François Mitterrand convoque Hubert Védrine, Hervé
Hannoun et Jean-Louis Bianco à Latché. C'est une course contre la
montre. Il faut boucler dans la journée le comité national de
soutien, rédiger la profession de foi dont la version initiale est
de Pierre Bérégovoy. Vers 22 heures, bien que le texte ne soit pas
tout à fait achevé, il envoie l'essentiel de sa Lettre aux Français en télécopie à Gérard Colé pour
qu'il puisse la faire calibrer par Jacques Séguéla, qui, la nuit
prochaine, va l'imprimer en grand secret.
Pendant ce temps, l'« antenne de campagne » dite
franco-russe (c'est dans cette avenue
du VIIe arrondissement qu'elle gîte) se
dispute avec Solferino et avec l'équipe élyséenne. Trois
stratégies, trois cents ambitions...
Mardi 5 avril
1988
A l'Élysée, François Mitterrand achève de relire
la conclusion de sa Lettre aux
Français. La Lettre à tous les
Français, ajoute-t-il au dernier moment, veut être une
réflexion sur la France et son avenir,
et non pas un programme, qui est l'affaire des
partis.
Il est 2 heures du matin. Il glisse dans la
conclusion ce qu'il appelle la voiture-balai, c'est-à-dire tous les problèmes
qu'il n'a pas traités avant : la famille, la jeunesse, la culture,
l'environnement, les droits de l'homme.
Nous allons à Issy-les-Moulineaux, chez Jacques
Séguéla, pour vérifier la composition du texte et relire les
intertitres jusqu'à 3 heures du matin. Le Président a du mal à
lâcher son texte. (Ce qui ne l'empêchera pas de se réveiller à 6
heures du matin pour vérifier qu'une correction a bien été faite :
Il faut dire : troisième millénaire, pas
second !) Fatigué, mais en grande forme
intellectuelle...
Dans la soirée, Michel Charasse a apporté au
Conseil constitutionnel la profession de foi du candidat
Mitterrand, que Jean-Louis Bianco venait de mettre au point. Elle a
été refusée : sur sa photo, le Président arborait la rosette rouge
sur fond or de la Légion d'honneur et portait une cravate bleue
rayée de blanc : bleu-blanc-rouge, les trois couleurs interdites
par la loi !... Les conseillers ont exigé que le rouge de la
rosette soit caché. Appelé au téléphone, le
Président a refusé qu'on transforme sa
Légion d'honneur en Étoile noire du Bénin ! Finalement,
c'est la cravate qui a perdu son filet blanc. Ouf !
Mercredi 6 avril
1988
François Mitterrand passe ce matin sur
RTL. Déjà, depuis plusieurs jours, la
presse s'interroge sur l'absence du
candidat Mitterrand. Les journalistes se racontent, ironiques, les
jugements définitifs des conseillers en communication qui estiment
— et le disent — que le Président est déjà
Président et qu'il ne peut se confondre avec les autres.
Dieu ne fait pas les marchés, répète
ainsi Gérard Colé aux dirigeants socialistes qui réclament leur
porte-drapeau sur le terrain.
- Votre campagne a un style très particulier, note
Philippe Alexandre. Êtes-vous influencé par vos conseillers en communication
?
- Pas tant que ça, rétorque François Mitterrand, un peu vexé. Vous savez, ce sont des gadgets. Moi, je suis un pro...
La Lettre aux Français
est tirée à deux millions d'exemplaires. Elle ne peut être adressée
à tous les Français. Un tel envoi aurait coûté 60 millions de
francs. Mais vingt-trois quotidiens de province et deux nationaux
vont la publier sous forme d'encart publicitaire.
Magnanime, François
Mitterrand rend visite ce matin à l'équipe de l'avenue
Franco-Russe. Il secoue son monde : Vous
développez des idées molles sur un ton dur, je préférerais
l'inverse. Réveillez-vous ! Attaquez la droite !
Vendredi 8 avril
1988
Petit déjeuner de presse à l'Élysée. A Alain
Duhamel, qui a qualifié, ce matin même, sur Europe 1, sa Lettre de rose très pâle, le Président réplique : Lorsque
je préfaçais les programmes socialistes, vous hurliez tous au
révolutionnaire irresponsable. Aujourd'hui que j'ai adouci mon
trait, vous m'accusez d'avoir trahi. Vous n'êtes pas logique. Mais
cherchez-vous à l'être ? Puis, longuement, il se justifie :
Il est faux de dire que j'ai changé. Mes
convictions sont les mêmes. Mais j'ai appris que la réalité
résistait à la volonté politique. Voyez : en 1982, nous avons
nationalisé le crédit. Eh bien, à quoi cela nous a-t-il servi ?
Nous n'avons pas eu un gramme de pouvoir en plus pour
autant...
J'entends cela et je me dis : c'est vraiment ce
qu'il pense. Il ne croit plus possible de réformer ce pays. Ça ne
va pas être facile...
Les gens du centre (Pierre Méhaignerie, Jacques
Barrot, Bernard Stasi) me pressent de convaincre le Président de ne
pas dissoudre après sa réélection, d'attendre au moins octobre et
de voir venir. Jean-Louis Bianco se voit déjà ministre et rêve
d'empêcher la dissolution. Il reçoit les centristes, qui souhaitent
tous le retour à la proportionnelle.
Michel Charasse relate une démarche de Jacques
Vergès (via Michel Sainte-Marie et
Michel Gabaude), se prétendant à même de négocier le retour des
trois derniers otages retenus au Liban. François
Mitterrand : Cette conversation est
indigne ! Il s'agit d'un piège pour que l'on puisse dire que
l'Élysée travaille dans le dos du gouvernement. Par conséquent, il
faut couper tout contact et bien dire que nous ne voulons en aucune
manière interférer avec le gouvernement.
Premier meeting de la campagne de François Mitterrand à Rennes : La France unie ne le sera que si elle est la France du
mouvement et qu'elle choisisse d'être juste, d'être celle qui
écarte les privilèges, qui refuse les exclusions, qui s'attaque aux
inégalités sociales...
Samedi 9 avril
1988
Jean-Louis Bianco remet à François Mitterrand le
texte du pamphlet que certains font répandre contre Raymond Barre.
Bianco le communique également à Pierre Steinmetz, conseiller de
Barre.
Lundi 11 avril
1988
Pierre Steinmetz
téléphone à Jean-Louis Bianco : M. Barre a été
très sensible à vos informations. Il remercie vivement le Président
de la République et il me charge de vous dire que sa campagne
demeurera au niveau où il l'a située. Il constate un certain nombre
de convergences avec le Président.
Déjeuner avec Laurent Fabius. Nous parlons du
parti et des présidentielles de 1995.
Nous n'avons pas de réponse de Maurice Ulrich au
sujet du refus du ministère de la Défense de continuer à payer,
comme c'est la règle, les déplacements du Président.
Jean-Louis Bianco téléphone à Maurice Ulrich pour
protester sur un autre point : Jacques Valade a interdit à M.
Marbach, président de La Villette, de louer la Grande Halle au
comité de soutien de François Mitterrand, alors que Jacques Chirac
a le Zénith à sa disposition quand il veut.
Jacques Chirac assigne le Président en référé pour
usage du drapeau tricolore dans ses meetings.
Mardi 12 avril
1988
François Mitterrand
prend très au sérieux certains sondages qui le donnent à la baisse.
Sa réaction est tonitruante. Il convoque les socialistes de l'«
antenne de campagne », et d'abord Pierre Bérégovoy, Lionel Jospin
et Laurent Fabius : Ça ne va pas, il faut vous
bouger ! Chaque jour on m'insulte, et cela reste sans réaction de
votre part. Je n'ai qu'une chose à vous dire : rien n'est acquis,
battez-vous !
Pierre Bérégovoy :
Les journaux [télévisés] ne reprennent pas nos
réactions.
François Mitterrand,
très sec : Moi, quand je parle, ça passe. Le
problème est donc de votre côté.
En fait, et le Président le sait, le problème
n'est pas que là. Les enquêtes détaillées prouvent que les
électeurs sont désorientés par l'absence de campagne du candidat de
gauche. Sa « hauteur », sur laquelle veille jalousement Colé, est
ressentie comme de l'indifférence, voire du mépris.
Même s'il ne le reconnaît pas, François Mitterrand
en est conscient. Tout à coup, son emploi du temps, vide jusque-là,
se remplit. Il ira à la rencontre des jeunes, des scientifiques,
etc.
A 16 heures, François
Mitterrand débarque à son QG de campagne, avenue
Franco-Russe. Le candidat, de très méchante humeur, est venu
réveiller ses troupes : Que se passe-t-il ?
Dans les médias, on n'entend que la droite ! Ma Lettre aux
Français est publiée depuis une semaine et
personne ne l'a encore reçue. Pourquoi les militants socialistes ne la distribuent-ils pas ? Où
est votre argumentaire ? Allons, notez...
Dociles, papier et crayon en main, tous prennent
note des instructions :
- Chirac est un agité : exemples...
- Chirac est un homme sous influence : les
preuves...
- Chirac n'est pas un homme d'État : voici
pourquoi...
Pour le second tour, Michel Durafour publiera un
article dans Le Monde appelant à voter pour François Mitterrand. On
attend les mêmes soutiens de la part de Pierre Sudreau,
député-maire de Blois, et de Jacques Pelletier.
Jean-Louis Bianco reçoit un coup de téléphone de
Pierre Steinmetz. Raymond Barre lui a
confié : J'aurais aimé avoir écrit le passage
sur la Nouvelle-Calédonie de la Lettre aux Français.
Mercredi 13 avril
1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand
intervient à propos du risque d'exécution de prisonniers en Afrique
du Sud.
Il refuse le mouvement de magistrats réclamé par
Jacques Chirac et la nomination immédiate d'un successeur à la
présidence du Comité du bicentenaire de 1789, également demandée
par le Premier ministre.
François Mitterrand :
Balladur a compris qu'ils ont perdu. Il
devient très amical. Je pense qu'il quittera la politique. Ce n'est
pas fait pour lui. Je le reverrai dans ce cas avec
plaisir.
Une dépêche de l'AFP souligne une baisse de quatre
points de François Mitterrand dans le sondage IPSOS, mais cette
baisse est constatée par rapport à un sondage datant de plusieurs
mois, alors que par rapport au dernier la baisse est très faible
(un point).
Nous avons connaissance d'une note de Michel
Brulé, directeur de BVA, à l'intention de Jacques Chirac, sur
Comment attaquer François Mitterrand.
La stratégie du Premier ministre est entièrement inspirée de ce
texte.
Aux dirigeants socialistes qu'il réunit au
Pouilly-Reuilly, un restaurant du Pré-Saint-Gervais, François Mitterrand : Arrêtez de
vous morfondre, essayez d'exister! Qui a dit qu'il ne doit pas y
avoir de banderoles du PS dans la campagne ?
Lionel Jospin, acerbe :
Les responsables de la communication à
l'Élysée.
Tout le problème de cette campagne est là : une
équipe de communication qui ne veut pas que le PS s'approprie le
candidat ; une opinion qui attend qu'on l'enthousiasme ; un
Président qui se sait réélu et ne trouve comme sujet de controverse
avec la droite que le vote des étrangers...
Ravis d'avoir — fût-ce au prix de sa colère —
retrouvé un candidat décidé à faire campagne, les socialistes
démarrent. La Lettre sera diffusée à
trois millions d'exemplaires, les tracts, les affiches — sur
lesquels le poing et la rose réapparaissent — fleurissent.
Incroyable ! grince
avec humour Pierre Joxe. On se croirait en campagne électorale !
Colé et Pilhan font la tête...
Dans Le Monde,
Jean-Yves Lhomeau écrit : Il ne reste plus
qu'à attendre que M. Mitterrand prononce le mot « socialisme ».
Même « gauche » suffirait à faire sensation...
Jeudi 14 avril
1988
Petit déjeuner de presse à l'Élysée. Le Président,
qui a senti le vent tourner, a déployé le grand jeu de la séduction
pour la quinzaine d'éditorialistes réunis dans un des salons du
rez-de-chaussée. Il fait un temps admirable et François Mitterrand
est d'humeur enjouée. Il rentre d'une rencontre matinale organisée
par Julien Dray et Isabelle Thomas avec les étudiants de
Villetaneuse, là où a commencé le mouvement de contestation du
projet Devaquet.
Le Président a ravi son
auditoire : Le rôle du Président de la
République n'est pas de caresser l'opinion publique dans le sens du
poil. Un chef de l'État doit faire progresser la conscience
collective.
À propos du droit de vote des émigrés :
Je veux convaincre, j'y mettrai le
temps qu'il faudra.
Sur son âge : Ils disent que
je suis vieux. Ce n'est pas faux. Mais j'ai rencontré beaucoup de
jeunes crétins dans ma vie et je sais une chose : on a l'âge de son
projet...
Aux journalistes qui ont noté que la campagne
s'animait, le Président répond : J'ai changé
de rythme, pas de stratégie. En réalité, il vient de donner
satisfaction aux politiques contre les communicateurs.
François Mitterrand
jubile : Certains sondages me donnent 36 %,
d'autres 38 %. BVA dit 34 %... comme les Renseignements généraux.
Tiens, vous avez remarqué, BVA et les RG, c'est la même chose ! Ce
matin, Danielle m'a dit : « François, tu as entendu la radio ? 34
%, ce n'est pas bon. » Je lui ai répondu : « Si, c'est bon. Ça
mobilise ! Vive BVA ! Vivent les RG ! »
Je rapporte au Président que ce qu'il dit sur le
droit de vote des étrangers fait réagir. C'est le seul sujet sur
lequel les députés socialistes se plaignent au téléphone.
Jean-Luc Parodi vient
commenter un sondage excellent (38 % au premier tour, 54 % au
second) : Le seul danger que je sens monter,
et qui est très grave, est celui du droit de vote des immigrés. Je
ne comprends pas pourquoi le Président en parle. Il n'y a là aucune
demande sociale ; toute la droite, le centre et l'essentiel de la
gauche sont contre. En parler, même avec nuance, permet à Chirac de
dire que François Mitterrand va le faire et qu'il se masque pour
l'instant. Quoi qu'on pense sur le fond, si l'on veut éviter que
les 3 % qui feront l'élection se polarisent sur cette question, il
est urgent de revenir au texte même de la Lettre, et d'exclure
cette mesure du discours du candidat, comme elle est exclue de son
programme. Ce n'est pas comme la peine de mort ; là, le
sujet est loin d'être mûr. On peut défendre
les immigrés sans aller jusque-là. Il ajoute : Il faut parler pour l'Histoire, sans donner prise aux
caricatures. Il y a là un sujet de vie quotidienne qui peut faire
des ravages gigantesques et très rapides.
D'abord, il conviendrait de dire « vote des
étrangers », ce serait moins dévalorisant. Le Président refuse —
comme certains le lui recommandent — de ne plus en parler. Mais il
en parlera moins.
Mikhaïl Gorbatchev a respecté sa parole : l'accord
sur le retrait militaire soviétique d'Afghanistan est signé à
Genève par les ministres des Affaires étrangères de l'Afghanistan,
du Pakistan, de l'URSS et des États-Unis, en présence du secrétaire
général de l'ONU. Les 115 000 soldats soviétiques quitteront
l'Afghanistan en neuf mois à partir du 15 mai. Mais la résistance
afghane rejette cet accord et annonce qu'elle poursuivra le combat
jusqu'au renversement du régime de Kaboul.
Mis en cause par la presse pour avoir conservé son
traitement au groupe Hersant, Michel Droit se met en congé de la CNCL.
Un chalutier français est arraisonné par les
Canadiens dans leurs eaux territoriales. Les quatre élus de
Saint-Pierre-et-Miquelon étaient à bord. Ils sont incarcérés à
Terre-Neuve.
Une frégate américaine, le Samuel B. Roberts, est endommagée dans le
Golfe.
Vendredi 15 avril
1988
Déjeuner avec mon ami José Cordoba, ce
polytechnicien français devenu depuis trois mois secrétaire général
de la Présidence de la République... à Mexico. Je l'emmène au
meeting du candidat à Lyon. Conversation dans le TGV avec le groupe
« Louis Trio », qui fait la première partie du meeting. Guy Bedos,
qui a pour tâche de faire patienter les 25 000 personnes qui
attendent François Mitterrand, a une formule grinçante mais qui
résume bien cette campagne : Un militant
socialiste m'a dit : « Moi, j'ai toujours voté Mitterrand les yeux
fermés. Cette fois-ci, en plus, je me bouche les oreilles !
»
Dîner après le discours. Cela ressemble à tout,
sauf à une campagne électorale. Je songe à Coluche, qui m'avait
accompagné, à Lille, à un meeting de la campagne des législatives
de 1986. Le rebelle n'est plus là. La rébellion s'en est allée avec
lui...
Samedi 16 avril
1988
Cela a été décidé à la dernière minute et en dépit
du veto formel de Gérard Colé :
C'est une opération débile et qui sera
contre-productive. François Mitterrand se rend en fin de
matinée à Créteil pour rendre visite aux jeunes de Sports-Études.
Il se taille un franc succès en rattrapant au vol un frisbee. Les images au journal du soir sont
sympathiques. Le Président plaisante :
Et si je ne l'avais pas rattrapé, qu'est-ce
que j'aurais entendu !... Les communicateurs boudent
ostensiblement.
Lundi 18 avril
1988
Convaincus que les mines repêchées et détruites à
proximité de l'endroit où leur frégate, le Samuel B. Roberts, a été endommagée jeudi sont
d'origine iranienne, les États-Unis mènent des actions de
représailles contre les installations pétrolières iraniennes en
utilisant des bâtiments de surface sous couverture des appareils du
porte-avions Enterprise. Deux
plates-formes pétrolières iraniennes (Sassan
et Siri Delta) sont ainsi mises hors service, un
patrouilleur lance-missiles (Joshand) et quatre vedettes rapides
sont détruits, deux frégates (Sahand et Sabalan) gravement
endommagées. Du côté américain, outre les avaries de la frégate
Samuel B. Roberts, un hélicoptère Cobra
est porté manquant, une plate-forme pétrolière est partiellement
détruite, et un remorqueur civil (Willy
Tide) touché. En outre, les vedettes rapides iraniennes
attaquent deux pétroliers, le York
Marine britannique et l'Omnium
Pride chypriote.
Le groupe aéronaval français est en patrouille
dans sa zone habituelle en mer d'Arabie. Le groupe antimines se
trouve à Colombo (Loire et Andromède)
et à Djibouti (Cantho). La corvette Jean de
Vienne est à Abu Dhabi, où elle va être rejointe par
l'aviso-escorteur Doudard de Lagrée, en
provenance de Fujeirah (Émirats arabes unis, golfe d'Oman). Trois
pétroliers français sont en cours de chargement dans des ports de
Bahreïn, d'Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis. Deux barges
remorquées appartenant à une compagnie française sont en attente de
départ à Sharjah (Émirats arabes unis) vers Bombay. La plate-forme
Total, voisine de celle de Sassan, est exploitée en partie par du
personnel français ; elle appartient aux Émirats arabes unis et est
défendue militairement par les forces armées des Émirats.
Il faut protéger tout cela.
François Mitterrand reçoit — enfin ! — son comité
national de soutien au musée des Arts décoratifs, seule salle
disponible au dernier moment. Pour raisons de sécurité, n'y
tiennent que 750 personnes. Hélas, 2 000 invitations ont été
lancées, et il y a plusieurs centaines de resquilleurs. C'est
l'émeute, le service d'ordre est sur les dents, ça râle et ça
s'évanouit de partout. Le Président a une heure et demie de retard.
Il fait un excellent discours et ne se rend compte de rien.
Mardi 19 avril
1988
Promenade Mitterrand-Rocard, sous une pluie
battante, sur les pentes du pic Saint-Loup, dans les Cévennes. La
photo dit tout sur les rapports entre les deux hommes... Ce qu'elle
ne dit pas, en revanche, c'est la raison de cette balade saugrenue.
Le Président a voulu ainsi « faire un geste » vis-à-vis de Rocard,
qu'il venait de priver d'intervention sur France-Inter. En effet, il avait refusé toutes les
émissions. Mais comme il a, voici peu, décidé d'être finalement
présent, ceux qui auraient été désignés pour débattre à sa place à
France-Inter, RTL et Europe 1, sont priés de s'effacer...
La découverte par le Jean de
Vienne de nouvelles mines à une cinquantaine de kilomètres
de l'endroit où a été touchée la frégate américaine Samuel B. Roberts, et sur la route du trafic
commercial, entraîne le rappel du groupe antimines vers le port de
Fujeirah (Émirats arabes unis), qu'il devrait rallier d'ici à
quelques jours. On décide aussi la suspension provisoire de la
surveillance du trafic commercial dans le Golfe, ce qui devrait
entraîner de facto un retard de
l'appareillage des trois pétroliers et des deux barges. Maintien
d'une équipe réduite sur la plate-forme Total, sous protection
militaire des Émirats arabes unis.
Treize dragueurs de six nationalités différentes
(six américains, trois britanniques, un italien, un belge, deux
néerlandais) sont en train de draguer le champ de mines découvert
le 14 avril. Cinq mines du type de celles mouillées par les
Iraniens en septembre 1987 ont déjà été draguées.
Mercredi 20 avril
1988
La situation est calme sur l'ensemble de la zone
du Golfe, mais la leçon infligée par la marine américaine peut
conduire les Iraniens à des réactions extrêmes, notamment vis-à-vis
du trafic maritime non protégé.
Les menaces principales sont les mines en toute
zone, les missiles Silkworm dans le détroit d'Ormuz, les vedettes
de Pasdarans dans le détroit d'Ormuz et au large des côtes des
Émirats arabes unis.
La question est de savoir quand nous reprendrons
nos missions de présence dans le Golfe pour pouvoir porter
assistance, le cas échéant, à nos navires de commerce. Nous ne
pouvons, en effet, rester immobiles : en particulier, les trois
pétroliers français doivent sortir du Golfe.
Cent unième Conseil des ministres, le dernier
avant le premier tour de l'élection. Jacques
Chirac attaque vigoureusement les Canadiens à propos du
conflit de la pêche dans les eaux de Saint-Pierre-et-Miquelon :
Ils sont incroyables d'agressivité et de
stupidité, ils se comportent comme des brigands !
François Mitterrand ne dit mot. Il a manifestement
la tête ailleurs. Il considère « ses » ministres les uns après les
autres, longuement. Nul ne souhaite croiser son regard, sauf Alain
Madelin, souriant, et Philippe Séguin, placide. Le Président a
l'air de les défier. Étrange ambiance...
Jeudi 21 avril
1988
Déjeuner avec François Mitterrand. Il y a là
Jacques Séguéla, Pierre Bérégovoy, Jean-Louis Bianco et moi.
Assez de communication ! lance le
Président. Maintenant, je dois faire de la politique !
Bérégovoy approuve.
Auparavant, il a testé sur moi une phrase qu'il
compte sûrement utiliser bientôt : Le Premier
ministre, que j'ai côtoyé pendant deux ans, sait très bien que ce
que dit le candidat RPR est faux.
Il refait devant nous, en détail, l'historique de
l'affaire Gordji : Pasqua et Chirac m'ont
menti. Ils ont dit en juillet qu'il y avait des preuves contre lui,
puis qu'il n'y en avait pas. Tout cela pour obtenir le retour de
deux otages. Par ailleurs, on peut s'attendre au retour des trois
autres avant les élections. Mais cela ne leur servira à
rien.
Jack Lang vient
m'adjurer de convaincre le Président de céder à sa nouvelle
inspiration : il veut que l'ultime émission de la campagne
officielle soit filmée en un lieu symbolique
de la France unie, au sommet du mont Beuvray ! Je le
convaincs d'écarter cette idée en lui décrivant « le » Plantu dans
Le Monde du lendemain, avec un
Mitterrand en Gaulois portant un menhir sur le dos ! Bianco : Qui jouera le
rôle de César ? Lang renonce... Ce sera
la pyramide du Louvre.
Vendredi 22 avril
1988
Vu Vadim Zagladine, le conseiller diplomatique de
Mikhail Gorbatchev. D'après lui, l'URSS va entamer dès cette année
une formidable évolution. Gorbatchev va progressivement placer ses
hommes partout et tenter de moderniser l'économie.
Tragédie en Nouvelle-Calédonie : sur l'île
d'Ouvéa, attaque d'un poste de gendarmerie par des indépendantistes
canaques. Quatre gendarmes sont tués et vingt-sept autres retenus
en otages dans une grotte.
A l'Elysée, nous apprenons l'affaire par la presse
; nous n'avons été informés par le gouvernement ni de la prise
d'otages, ni de la suite des événements. À la demande du Président,
Jean-Louis Bianco adresse une note de protestation à Maurice Ulrich
pendant que le général Fleury proteste auprès du général Norlain,
chef d'état-major du Premier ministre. Également à la demande du
Président, Roland Dumas attaque violemment Jacques Chirac, qui rejette la responsabilité de
cette violence sur la politique menée par les gouvernements
socialistes : Nous avons trouvé le territoire
en état de guerre civile, prétend-il.
Le Premier ministre, au
téléphone, à François Mitterrand : Je pense
que vous serez d'accord avec moi, monsieur le Président, pour tenir
cette affaire de Nouvelle-Calédonie en dehors du débat électoral.
C'est la règle que je compte observer, mais je constate que Roland
Dumas vient d'attaquer le gouvernement à ce sujet.
François Mitterrand :
Vous oubliez de dire que M. Dumas n'a fait que
répondre à M. Pons, qui a mis en cause de façon insultante le Chef
de l'État.
Le Figaro publie une
photo de François Mitterrand et de Jean-Marie Tjibaou avec cette
légende : L'Élysée savait, puisque Jean-Louis
Bianco avait reçu une délégation du FLNKS la veille. En
fait, Bianco a reçu une délégation des Églises chrétiennes et des
droits de l'homme, venue l'alerter sur la gravité de la situation
en Nouvelle-Calédonie.
Au Bourget, ce soir, dernier meeting avant le
premier tour. Fidèle à la ligne convenue, François Mitterrand
n'attaque pas le gouvernement sur sa politique en
Nouvelle-Calédonie, alors que Jacques Chirac, de son côté, s'en
prend au Président. Le discours de François Mitterrand est l'un des
moins bons que je l'aie entendu prononcer depuis vingt ans.
Pour la première fois, il a accepté néanmoins de
commencer à parler à 19 h 30, ce qui ravit les journalistes : cela
faisait longtemps qu'on le lui demandait, afin d'avoir des images
en début de journal télévisé. Mais Gérard Colé et Jacques Pilhan,
eux, y étaient opposés : ils voulaient obliger les chaînes de
télévision à attendre l'entrée du Président à 20 heures pile et les
empêcher ainsi de sélectionner les images et les extraits de son
discours. Un brin de parano, peut-être...
François Mitterrand,
après son discours : Dimanche, je ferai 35
%.
Samedi 23 avril
1988
Philippe Legorjus, homme de confiance, calme et
sérieux, part pour Nouméa avec une cinquantaine d'hommes du GIGN,
de l'EPIGN et du GSPR, pour « gérer » la prise d'otages. Gilles
Ménage essaie de se tenir informé.
Dimanche 24 avril
1988
Premier tour de l'élection présidentielle.
François Mitterrand obtient 34,09 % des suffrages exprimés, suivi
par Jacques Chirac avec 19,94 % ; Raymond Barre arrive en troisième
position avec 16,54 % ; Jean-Marie Le Pen, candidat du Front
national, dépasse de loin, avec ses 14,39 %, le score du PCF (le
plus faible de son histoire avec 6,76 % des voix pour André
Lajoinie).
A l'annonce des premiers résultats, François Bujon me téléphone : J'ai déjà vu Chirac accuser un coup, mais là, il m'a
effrayé : on aurait dit un automate dont on aurait perdu la
clé.
Jacques Chirac et Raymond Barre se rencontrent au
Sénat. Barre déclare publiquement :
Je compte qu'il défendra les objectifs
auxquels nous sommes particulièrement attachés : une société
ouverte, tolérante, qui refuse la xénophobie, le racisme et tous
les extrémismes. Difficile de semer plus d'épines dans un
bouquet de roses...
A Matignon, certains entendent le Premier ministre soupirer : C'est fichu. Il faut faire bonne figure et sourire pour
essayer de préserver l'avenir.
A 20 h 30, le téléphone sonne dans mon bureau à
l'Élysée. Celui qui appelle est un jeune ministre RPR avec qui
j'entretiens depuis des années des relations amicales :
Ce premier tour est une catastrophe pour nous.
Mais, au moins, on va pouvoir maintenant régler son compte à
Balladur, qui ne nous a fait faire que des conneries !
A Château-Chinon, problèmes techniques : la
déclaration du Président ne peut être retransmise qu'à 22
heures.
A minuit, il passe au quartier général de la
campagne. Foule hurlante. Beaucoup de célébrités, peu de militants.
1974 et 1981 me paraissent dater d'un autre siècle. Ce soir, tous
exultent, mais qui est heureux ?
A Nouméa, les élections présidentielles et
régionales sont boycottées par les indépendantistes. Des
affrontements entre gendarmes et militants canaques perturbent le
scrutin. Les résultats sont hypothéqués par la multiplication des
violences. Et l'affaire d'Ouvéa obscurcit les réjouissances.
Lundi 25 avril
1988
Comme chaque lundi depuis cinq ans, neuf trous de
golf avec le Président à Saint-Cloud. Pas un journaliste n'est venu
nous troubler. On parle un peu des élections, et beaucoup du
printemps qui s'installe. Le Président réussit beaucoup mieux ses
approches que d'habitude.
François Mitterrand s'envole pour la Guadeloupe
cet après-midi.
Le « débat sur le débat » — celui qui doit avoir
lieu à la télévision entre François Mitterrand et Jacques Chirac —
mobilise toutes les énergies. Pierre Bérégovoy et Alain Juppé,
directeurs de campagne, se rencontrent ce soir en terrain neutre
pour préciser les conditions et choisir les journalistes appelés à
arbitrer le duel. Seule Michèle Cotta trouve grâce auprès des deux.
Chirac récuse successivement Jean Boissonnat, Alain Duhamel, Anne
Sinclair et Guillaume Durand. François Mitterrand oppose son veto à
Catherine Nay, Patrick Poivre d'Arvor et Paul Amar.
Chirac souhaite que le débat télévisé ait lieu la
semaine prochaine, ce qui empêcherait la publication des sondages
sur l'émission avant le second tour. Finalement, il accepte la date
du 28 avril, soit dans trois jours.
Mardi 26 avril
1988
En Pologne, un mouvement de grève contre la hausse
des prix commence à Nowa Huta.
François Mitterrand,
dans l'avion qui le ramène des Antilles, apprenant que Jacques
Chaban-Delmas a fait des déclarations très favorables à la
candidature de Jacques Chirac : Si Chaban
soutient Chirac aussi fermement, c'est qu'il sait qu'il a perdu ;
sinon, il n'aurait pas pris ce risque. Quand il me verra la
prochaine fois, il me fera un clin d'œil, il me tripotera le bras
et puis, à l'oreille, il me murmurera des
félicitations.
Mercredi 27 avril
1988
Cent deuxième et dernier Conseil des ministres de
la cohabitation. On s'est battu les flancs pour trouver un ordre du
jour.
Juste avant, entretien du Président et du Premier
ministre à la veille de leur débat télévisé. Ils restent seuls un
petit quart d'heure.
Avant le Conseil, Alain
Carignon me dit : On va vers 57 % pour
le vainqueur. Le Pen est là pour longtemps, il aura un jour 30 %.
Douze députés sont, avec moi, prêts à franchir le pas. Les jeunes
ministres ne veulent pas rester dans un RPR dominé par Pasqua, qui
ira vers Le Pen. La dissolution sera inutile. On a déjà cent vingt
députés de droite, huit sur neuf en Isère, prêts à basculer. Avant
ou après la dissolution, nous irons vers un gouvernement de
coalition. Peut-être vaut-il mieux le faire après la dissolution,
pour que le Président ne soit pas soumis à l'humeur de douze
personnes, mais travaille avec des gens réélus. La droite va se
diviser durablement. J'ai vu Monory, il a quarante-sept députés
avec lui : mais il ne veut absolument ni soutenir, ni participer à
un gouvernement avec les socialistes.
Gérard Longuet me dit :
Bravo, vous avez magnifiquement réussi ! Il
nous faut un Épinay à droite. Nous avons notre Mitterrand, c'est
Léotard. Il a beaucoup moins de talent, mais il est beaucoup plus
jeune. Il faut qu'on se débarrasse des gens des années 60, ces
vieux croulants. Nous n'avons pas de monument historique. Nous
serons l'opposition honnête. Pour cela, il nous faut attendre
dix-huit mois, que Le Pen se dégonfle. C'est la déroute durable.
S'il y a un changement de loi électorale, il y aura soixante
députés du Front national.
A la sortie du Conseil, Charles
Pasqua lance à Michel Charasse : Les
centristes sont dans une belle merde !
Michel Charasse :
Toi aussi.
Charles Pasqua :
Tu l'as dit !
Et le ministre de l'Intérieur ajoute :
On ne peut pas dire que notre politique en
Nouvelle-Calédonie soit un franc succès.
Valéry Giscard d'Estaing appelle à voter Chirac.
Service minimum.
On nous rapporte un incident très violent, lors
d'une réunion des responsables du RPR, entre Charles Pasqua et
Édouard Balladur. Comme ce dernier imputait l'échec du premier tour
à la politique du ministre de l'Intérieur, trop sécuritaire, trop
indulgente envers Le Pen, trop répressive en Nouvelle-Calédonie,
Pasqua aurait hurlé, se serait emparé d'une chaise, l'aurait
brandie au-dessus de la tête de Balladur, et finalement l'aurait
cassée par terre. Cette scène rapportée a-t-elle eu lieu ?
Patrick Devedjian accuse publiquement Jean-Louis
Bianco d'avoir reçu à l'Élysée, il y a trois semaines, des
dirigeants du FLNKS et de les avoir encouragés.
Le Conseil constitutionnel, saisi par le
Président, n'annule les résultats du vote en Nouvelle-Calédonie que
dans trois bureaux.
Charles Pasqua accuse l'Élysée de saboter les
négociations pour la libération des otages d'Ouvéa.
Jeudi 28 avril
1988
François Mitterrand charge Jean-Louis Bianco de
protester contre les déclarations de Charles Pasqua et d'indiquer
qu'il considère cette affaire comme un casus belli. Jean-Louis
Bianco avertit Maurice Ulrich qu'il va déposer plainte en
diffamation contre un lieutenant de Pasqua, Patrick Devedjian, député RPR des Hauts-de-Seine, qui
a repris ses accusations et l'a mis en cause, lui, Bianco, en
déclarant : Les troubles ont commencé au
lendemain de l'audience qu'il a
accordée au FLNKS.
Dans l'après-midi qui précède le débat télévisé,
François Mitterrand me dit : Si Chirac me
parle du terrorisme, je dirai tout sur sa venue dans mon bureau en
juillet, quand j'ai compris qu'ils avaient relâché Gordji alors
qu'ils avaient des preuves accablantes contre lui.
Telle était en effet la thèse défendue par Charles
Pasqua le 2 juillet. Robert Pandraud estimait, lui, qu'il n'y avait
pas grand-chose dans le dossier. Jacques Chirac avait hésité entre
les deux points de vue. François Mitterrand m'avait prévenu que si
Chirac l'accusait de laxisme envers les terroristes, il révélerait
la teneur de cet entretien.
A 15 heures, Jacques
Chirac appelle François Mitterrand : Sur la Nouvelle-Calédonie, je compte mettre des
personnalités en cause.
François Mitterrand :
Elles vous feront un procès en
diffamation.
François Mitterrand consulte un unique dossier
composé de fiches rangées par ordre alphabétique faisant le point
sur chaque problème. Il les relit plusieurs fois. Je pense qu'il
les connaît par cœur. C'est le seul dossier qu'il emporte au
débat.
A leur arrivée sur le plateau, les candidats ont
du mal à se serrer la main.
Le débat vient sur l'affaire Gordji :
François Mitterrand
: Je suis obligé de
dire que je me souviens des conditions dans lesquelles vous avez
renvoyé en Iran M. Gordji, après m'avoir expliqué, à moi, dans mon
bureau, que son dossier était écrasant et que sa complicité était
démontrée dans les assassinats qui avaient ensanglanté Paris à la
fin de 1986.
Jacques Chirac :
Monsieur Mitterrand, vous dérapez dans la
fureur concentrée (...). Je n'ai jamais levé le voile sur une seule
conversation que j'ai pu avoir avec un Président de la République
(...). Est-ce que vous pouvez dire, en me regardant dans les yeux,
que je vous ai dit que nous avions les preuves que Gordji était
coupable de complicité ou d'action dans les actes précédents, alors
que je vous ai toujours dit que cette affaire était du seul ressort
du juge, que je n'avais pas à savoir (...) ce qu'il y avait dans ce
dossier (...) ? Pouvez-vous vraiment
contester ma version des choses en me regardant dans les yeux
?
François Mitterrand :
Dans les yeux, je la conteste. Lorsque Gordji
a été arrêté et lorsque s'est déroulée cette affaire du blocus de
l'ambassade, avec ses conséquences à Téhéran, c'est parce que le
gouvernement nous avait rapporté ce que nous pensions être
suffisamment sérieux : comme quoi il était l'un des inspirateurs du
terrorisme de la fin 1986.
Un quotidien koweïtien publié à Paris,
Al Qabas, annonce sur cinq colonnes à
la une qu'Éric Rouleau a versé 10 millions de
dollars aux ravisseurs des otages français pour empêcher leur
libération avant le deuxième tour de l'élection
présidentielle. Et le même quotidien de raconter dans un
long article, avec force détails, qu'Éric
Rouleau, ancien ambassadeur de France en Tunisie et conseiller de
François Mitterrand, avait rencontré à Genève Sadegh
Tabatabai [un proche de Khomeyni] pour
le convaincre que François Mitterrand serait forcément élu et que
l'Iran avait d'autant plus intérêt à ne pas libérer les otages que
celui-ci améliorerait les relations franco-iraniennes après sa
réélection. Ce chèque de 10 millions de dollars,
tiré sur une banque luxembourgeoise,
aurait été remis à Beyrouth-Ouest au mouvement libanais Hezbollah
(pro-iranien).
Tout cela est entièrement faux. Protestations
véhémentes des intéressés. Le journal promet de publier demain des
excuses.
Vendredi 29 avril
1988
En première page d'Al Qabas :
Après enquête minutieuse menée à Paris par la rédaction d'Al
Qabas, nous sommes en mesure d'affirmer que
l'information publiée hier dans nos colonnes et selon
laquelle Éric Rouleau aurait tenté d'empêcher la
libération des otages français est dénuée de tout fondement. Nous
sommes en mesure de dire qu'Éric Rouleau n'a jamais rencontré Sami
Maroun ni Sadegh Tabatabai, et qu'il ne s'est jamais rendu à
Beyrouth à la date que nous avons indiquée. (...) Al
Qabas est désolé d'avoir publié une
information totalement fallacieuse qui a été répandue par les
milieux qui cherchent à nuire et à porter atteinte au Président
Mitterrand à quelques jours de l'élection présidentielle. (...)
Nous présentons nos excuses à Éric Rouleau pour le préjudice que
nous avons pu lui porter, ainsi qu'au Président de la République
française, François Mitterrand.
A 13 heures, Jacques
Chirac téléphone à François Mitterrand à propos de la
Nouvelle-Calédonie : Cette affaire est très
grave. Cette provocation n'est pas une simple affaire locale. Il y
a des personnalités en cause.
Le Président :
Encore ! Ça veut dire quoi ? Allez-y ! De quoi
s'agit-il ?
Chirac ne précise pas.
François Mitterrand va déjeuner avec son équipe de
l'avenue Franco-Russe. Quelqu'un lui raconte que lorsque
Giscard, hier soir, a entendu Chirac
demander au Président de le regarder les yeux
dans les yeux, il a bondi en criant : Il va mentir, il va mentir ! A chaque fois que Chirac
s'apprêtait à me servir une histoire et que je doutais, il me
disait : « Les yeux dans les yeux, je vous l'affirme ! »
Le Président est ravi de l'anecdote :
Giscard sait de quoi il parle. Il n'a pas été
mieux traité que moi par Chirac... Mais il a été beaucoup moins
servi !
Détendu, le candidat avoue avoir été frustré,
hier, de débats de fond... Je voulais parler
d'avenir et ça n'a pas été possible. Je referais bien un autre
débat ce soir pour dire tout ce que j'avais préparé et qui n'a pas
servi.
Cet après-midi, un ami vient me raconter que
Jacques Chirac, après l'émission, a
confié à quelques proches : Je ne savais pas
que Mitterrand me détestait autant. Il a tort. Le Président
lui trouve du charme, de l'énergie, de la volonté, une réelle
connaissance du pays. Tout cela gâché par un esprit de clan, un
goût immodéré de l'improvisation, une absence de projet.
Le Président annonce à
son entourage qu'il va dissoudre très vite l'Assemblée nationale.
Interrogé sur une éventuelle réforme électorale, il fait la moue :
Il est déjà difficile de croire en Dieu,
alors... en un mode de scrutin ! J'ai été élu pour la première fois
à la proportionnelle, système qu'avait choisi le général de Gaulle
à la Libération. De 1958 à 1981, j'ai survécu au système
majoritaire. J'ai toujours préféré, pour ma part, le scrutin
d'arrondissement, qui oblige le député à connaître sa
circonscription et qui crée un lien très fort entre les électeurs
et l'élu. Je n'aime pas cette idée de voter pour un parti sans même
connaître le nom ou le visage de celui qui nous représentera au
Parlement. L'idéal serait sûrement de pouvoir combiner les
avantages des deux. Mais c'est bien compliqué. De toute façon, dès
qu'on touche au système, les Français sont persuadés que c'est de
la magouille. Et on ne va pas s'amuser à changer de loi électorale
tous les trois jours...
La réforme électorale a vécu. Reste la majorité
présidentielle : Je ne voudrais pas qu'avec 36
% des suffrages le Parti socialiste rafle 51 % des sièges à
l'Assemblée.
Meeting de François Mitterrand à Lille. Un de ses
derniers discours de campagne. Pierre Mauroy me redit qu'après les
élections il souhaite prendre la direction du parti. Je pense que
Laurent Fabius nourrit la même ambition.
C'est la première élection dans l'histoire des
IIIe, IVe et
Ve Républiques à ne pas s'être traduite
par une attaque sur la monnaie !
Samedi 30 avril
1988
Al Qabas revient sur
ses excuses et republie la même histoire. Plainte en diffamation
est déposée par Éric Rouleau.
Shimon Pérès, qui sera à Bruxelles lundi 23 et
mardi 24 mai, souhaite voir le Président soit à dîner le 24, soit
le 25 à déjeuner, soit à la mi-juin. L'agenda indique que ce sera
difficile avant la mi-juin. Déjà...
François Mitterrand
interroge Louis Mermaz : Si on gagne,
qu'est-ce que vous aimeriez faire ?
Louis Mermaz : M'occuper
du parti.
François Mitterrand :
Fabius vient de me dire la même chose. Moi, je
pense qu'il faut mettre des jeunes, renouveler...
Dimanche 1er mai
1988
Rumeurs de libération des derniers otages français
au Liban. Si l'engagement a été pris de les libérer avant les
élections, il ne reste plus qu'une semaine.
La situation demeure bloquée dans la grotte
d'Ouvéa. Le Président craint qu'on envoie l'armée contre les
preneurs d'otages. Il écrit à Jacques Chirac. Il demande qu'on lui
fasse un rapport avant demain sur l'état des effectifs armés
stationnés sur le territoire, ainsi que sur leur implantation, leur
engagement et leurs missions. D'ici là, ordonne-t-il, aucune
opération d'envergure ne devra être lancée sans son accord
préalable. Il constate que la médiation confiée à l'archevêque de
Nouméa ne pourra aboutir. Il propose une mission de conciliation
composée de deux personnalités métropolitaines, choisies l'une par
le Président, l'autre par le Premier ministre. Il pense à M. Roger
Leray, en raison de l'influence des maçons en Calédonie.
Jacques Chirac répond qu'il n'est plus possible de
négocier, car les otages sont en péril de mort. Pour lui, la France
est offensée, les intérêts de la patrie passent avant tout : la
force doit parler.
François Mitterrand me dit : Il va tenter un coup de force. C'est affreux et indigne.
Politiquement, il croit y gagner. Si ça tourne bien, il pense qu'on
dira que c'est grâce à lui. Et si ça se termine mal, il pense que
je serai responsable pour avoir tardé à le laisser agir. Les
Français ne sont pas si bêtes.
Lundi 2 mai 1988
En Pologne, la grève s'étend à Gdansk.
Le Président reçoit
André Giraud et exige qu'il n'y ait pas d'intervention de l'armée
en Nouvelle-Calédonie sans son accord exprès : La Nouvelle-Calédonie est en France. L'armée n'a pas à y
intervenir.
Déclaration de Charles
Pasqua dans Valeurs actuelles
sur les valeurs communes qu'il partage avec le Front
national.
François Mitterrand :
Qui se ressemble s'assemble... Là au moins,
c'est clair, ils se sont dévoilés ! Je ne regrette plus d'avoir
parlé du vote des étrangers.
Mardi 3 mai 1988
Jacques Chirac extorque à François Mitterrand (qui
est à Strasbourg) un accord de principe pour donner l'assaut à la
grotte d'Ouvéa.
A 13 heures, le Président est de retour à
l'Élysée. Il reçoit André Giraud à la demande de Jacques Chirac. Il
ne voit pas le moyen de s'opposer à l'assaut devant les menaces
pesant sur les otages.
Philippe Legorjus parvient à faire passer une clé
de menottes et deux revolvers Smith & Wesson aux gendarmes
détenus dans la grotte, par l'intermédiaire du substitut au Parquet
de Nouméa, Jean Bianconi, qui sert de négociateur.
L'action est prévue pour cette nuit. Grand secret.
Soirée de deuil à l'Élysée. Ici, pris par l'action et l'angoisse du
désastre, nous avons complètement oublié que nous sommes à la
veille du second tour d'une élection présidentielle. Le Président
enrage contre Bernard Pons : Voyez ce qui se
passerait si ces gens-là gagnaient !
Il a fait déprogrammer en catastrophe son
intervention prévue pour ce soir sur Antenne
2.
Mercredi 4 mai
1988
L'action à Ouvéa n'a pas eu lieu. L'Élysée n'en a
même pas été informé.
Dans l'après-midi, François Mitterrand reçoit un
appel d'Hafez El Assad. Le Président syrien l'informe que les
otages détenus au Liban vont être relâchés ce soir. Nous sommes
partagés entre la joie et la colère à l'égard de Jacques Chirac :
cela a été forcément calculé, mais qu'est-ce qui a été donné — ou
promis — en échange ? François Mitterrand
nous calme : S'il le faut, nous crierons :
vive Chirac ! Mais s'il cherche à l'exploiter sur le plan
électoral, il le paiera cher.
A 20 h 20, annonce par l'AFP de la libération à
Beyrouth de Marcel Carton, Marcel Fontaine et Jean-Paul Kauffmann,
les trois derniers otages français détenus au Liban par des
extrémistes chiites pro-iraniens.
Joëlle Kauffmann, qui a
dîné il y a quinze jours avec le Président, téléphone à Matignon
pour exiger que Danielle Mitterrand puisse être présente à
Villacoublay à l'arrivée des otages : Sinon,
je fais une déclaration, menace-t-elle.
Renaud me téléphone,
paniqué : Alors, avec ça, vous ne croyez pas
que Chirac va être élu ? Ce serait affreux !
François Mitterrand
m'appelle : Cela n'aura aucun impact
électoral. Il dicte une déclaration à
rendre publique :
La libération de MM. Marcel
Carton, Marcel Fontaine et Jean-Paul Kauffmann me remplit de joie.
Au nom du pays tout entier, j'exprime à nos trois compatriotes
notre soulagement de les voir revenir parmi nous, et à leur famille
la compassion que nous inspire une si longue épreuve.
Je suis heureux que les
efforts entrepris depuis le début de ce drame aient enfin abouti et
je remercie tous ceux qui ont œuvré pour ce retour.
Nous aurons aussi une pensée
pour celui qui n'est pas revenu, Michel Seurat, et pour les siens,
ainsi que pour les otages étrangers encore retenus au
Liban.
Il me redit : Rassurez-vous. Les Français sont des adultes. Ils savent bien que tout
cela est manipulé. Cela ne changera pas une voix. Qu'ont-ils promis
à l'Iran pour avoir ça ? Moi, en tout cas, je ne tiendrai pas leurs
promesses !
Il me vient à l'idée que, lors de la libération de
Gordji, l'Iran avait peut-être promis celle des otages avant
l'élection présidentielle, sans plus. Téhéran tiendrait donc là une
parole donnée à l'époque à Chirac ? Je me souviens de cette
rencontre secrète en tête à tête à Matignon entre le Premier
ministre et un ministre iranien. Tout a dû se jouer à ce
moment-là.
Jeudi 5 mai 1988
Nous apprenons par l'AFP que l'assaut a été donné
à 6 heures du matin à Ouvéa (mercredi 4 mai à 21 h 30, heure de
Paris).
Cent trente soldats des unités spéciales du
11e choc de la Gendarmerie et du GIGN
commandés par Philippe Legorjus ont libéré les vingt-trois otages
détenus dans la grotte. Boucherie : deux militaires et dix-neuf
Canaques ont été tués. Leur chef, Alphonse Dianou, blessé au genou,
est mort plusieurs heures après sa reddition dans des conditions
peu claires. Le gouvernement ne déplore que les deux morts français. Les dix-neuf autres, français eux aussi, n'ont pas même
droit au nom d'hommes. Les images des militaires, hilares, au
retour de l'opération, rappellent de vieux souvenirs. Depuis la
guerre d'Algérie, on n'avait pas vu cette satisfaction bestiale
d'avoir cassé du « bougnoule ». Philippe Legorjus, lui, est
bouleversé. Il pense avoir échoué, puisqu'il y a eu des
morts.
Bernard Pons évoque
l'honneur de l'armée française et de la
Gendarmerie, gravement mises en cause, selon lui, par la
gauche.
François Mitterrand :
Je n'ai pas de joie. C'est une affaire très
douloureuse : vingt et un morts, une bassesse, un parjure et des
mensonges... pour cent mille voix ! On ne fait pas des voix avec de
l'argent et du sang.
A Paris, place de la Concorde, grotesque
manifestation « populaire » contre... l'impôt sur la fortune
!
Jacques Chirac, accueillant les trois otages au
Bourget, annonce que le rétablissement des relations entre la
France et l'Iran peut être envisagé.
Terrible phrase du Bêbête
Show à propos des otages. On fait dire à Chirac :
J'ai promis de les rendre
lundi...
En Pologne, les forces de l'ordre interviennent
aux forges Lénine de Nowa Huta, tandis que les chantiers navals de
Gdansk sont encerclés par la police.
Vendredi 6 mai
1988
Ce matin, un navire de guerre français a
arraisonné, dans les eaux territoriales de
Saint-Pierre-et-Miquelon, un chalutier canadien.
Ce soir, un communiqué de Matignon annonce le
retour en France de Dominique Prieur, ancienne « épouse Turenge »
dans l'affaire Greenpeace, enceinte. Jacques Chirac — qui n'a pas
pu être à temps à Saint-Pierre-et-Miquelon !... — ira la chercher
au Bourget.
Enceinte ? s'étonne
François Mitterrand. Depuis combien de minutes
?
Ce soir, François
Mitterrand est à Toulouse. Il a respecté la tradition pour
son dernier meeting de campagne, le dernier de sa vie :
Je n'aurai pas un cri de colère, même si
parfois j'en ai ressenti le besoin. Si les injures entendues au
jour le jour pendant des mois avaient pu m'user, il ne resterait
rien de moi, mais je dispose peut-être à l'intérieur de moi d'une
forme de résistance qui me permet de traverser ces
périodes...
Notre philosophie de
l'Histoire est celle qui répond depuis l'origine des temps à
toutes les libérations de l'esprit ou du corps, à toutes les
libérations de l'homme, de la femme, de
l'enfant, à toutes les libérations assorties de toutes les
protections auxquelles les faibles ont droit avant tout autres.
(...)
...Si j'ai détenu un record,
c'est au moins celui-ci : les candidatures à la présidence de la
République, je connais — et je sais que
tout cela n'a qu'un temps. (...) Je sais bien que j'ai engagé, en
ces mois de mars, avril et mai 1988, l'ultime bataille politique
qui me conduira pour les années qui viennent jusqu'au moment où, ma
tâche accomplie, il me faudra désormais, si Dieu me prête vie,
aider les autres à assurer la suite, la continuité de
l'entreprise.
Cela veut dire que des
assemblées comme celle-ci, des Toulouse 1981, 1988, après 1965, et
1974, et le reste, cela commence à s'épuiser, du moins pour moi...
Oui, c'est comme cela, je le sais bien, et je dois aborder cette
rencontre-là en le sachant au fond de moi et en vous disant merci
pour m'avoir accompagné jusqu'à cette étape de mon chemin ; merci
de m'avoir aidé, merci de contribuer aux demains que nous bâtirons
ensemble ; merci de m'aider à continuer encore pendant le temps que
la loi me donne.
Dites-vous, amis qui
m'entendez, que j'éprouve non pas de la peine, non pas de la
nostalgie déjà, puisque nous commençons quelque chose, puisque nous
sommes au début d'une nouvelle étape ; sachez que j'éprouve
cependant le sentiment de mon devoir, et mon devoir est d'avoir
tenu les anneaux de la chaîne assez longtemps pour avoir changé mon
temps.
J'aperçois ici et là des
hommes et des femmes rencontrés déjà sur tous les champs de lutte
politique depuis l'après-Deuxième Guerre mondiale... D'autres sont
venus, de bons et de fidèles compagnons, une génération prête à
assurer la relève. (...) Mais c'est vrai que j'éprouve comme cela
un petit « quelque chose » en regardant Lionel Jospin, qui cessera,
par sa propre volonté, par elle seule, d'être dans peu de
jours le premier secrétaire du Parti socialiste après sept années d'un dur et bon labeur dont
je le remercie.
(...) Mais je risque de commettre de graves
injustices... Je ne veux pas les commettre,
mais tout de même, voir ici rassemblés, avec l'histoire qui est la
leur, l'histoire que j'ai vécue, que je connais par cœur (...),
voir celles et ceux qui m'ont tant aidé à travers le temps passé,
qu'il s'agisse — je l'ai déjà cité — de
Pierre Mauroy, l'homme des fondations, qu'il s'agisse de Laurent
Fabius, l'homme des éclosions, qu'il s'agisse de Michel Rocard,
l'homme de tant de renouveaux, qu'il s'agisse de Pierre Bérégovoy,
qui, à mes côtés, a accompli des tâches souvent obscures et dures,
mais qui débouchent aussi sur des jours magnifiques comme celui que
nous vivons... Faut-il que je cite Édith Cresson ? Je le ferai
aussi par prudence, non pas par rapport à elle —
elle n'est pas si terrible ! —,
mais parce qu'énumérer comme cela des
hommes... des hommes... des hommes... et soudain oublier que l'un
des points principaux de notre action, de notre programme, de notre
projet, c'est d'assurer aux femmes l'égalité dont elles ont besoin,
ce serait manquer à donner la preuve que nous avons besoin aussi
d'avoir, comme cela, à peu de distance, Édith Cresson, Yvette
Roudy... J'arrête là !
(...) Il m'arrivait souvent
de dire : moi, je n'ai pas de chance, je suis né quelque part au
milieu de la France, juste à la frange où se séparent la langue
d'oc et la langue d'oïl. Oui, pas de chance, car pour être
patriote, il faut être né lorrain, et pour être républicain, il
faut être venu du côté de Toulouse ! Alors, résultat : pour les
autres, dont je suis, on perd du temps avant d'avoir démontré que
l'on pouvait être à la fois patriote et républicain !
(...) Amis qui m'entendez,
c'en est fini de nos rencontres de ce type pour ce soir et d'autres
soirs, pour cette campagne présidentielle. Il y aura d'autres
combats, vous y serez, je n'en serai pas éloigné. Mais je voudrais
que vous soyez en cet instant les interprètes de toute la France —
de ceux qui nous comprennent, de ceux qui nous combattent —,
que vous soyez les interprètes de notre peuple
tout entier et que vous portiez notre voix loin, loin, loin de chez
nous, en Europe et dans le monde entier, pour qu'on sache partout
que la France vit intensément son histoire contemporaine, qu'elle
pose un pied hardi sur le millénaire nouveau, qu'elle croit en elle
profondément, en ses ressources et en ses chances...
Dans l'avion du retour, François Mitterrand plaisante encore : Je me suis réveillé ce matin en apprenant à la radio que
nous avions déclaré la guerre au Canada ; je vais me coucher ce
soir en supposant que nous allons bientôt rompre nos relations
diplomatiques avec la Nouvelle-Zélande !
Samedi 7 mai
1988
François Mitterrand est à La Haye pour le
quarantième anniversaire du premier Congrès européen qui réunit
Churchill, Adenauer, Spaak et Gasperi. Très gai retour en compagnie
de Simone Veil.
Dans la Caravelle qui nous ramène, Maurice Faure
lui demande son dernier pronostic. François
Mitterrand : 54 %.
Après avoir fait asseoir Simone Veil à côté de
lui, le Président assiste en s'amusant à un numéro de Maurice Faure
imitant « Black Jack » et « Ker-Mitterrand », les deux vedettes du
Bêbête Show.
Dimanche 8 mai
1988
Second tour de l'élection présidentielle. François
Mitterrand l'emporte avec 54,02 % des suffrages exprimés contre
45,98 % à Jacques Chirac. On aurait espéré mieux. 15,94 % des
électeurs inscrits se sont abstenus. C'est un
plébiscite ! exulte Jack
Lang.
En Roumanie, révélation du « programme de
systématisation du territoire ». Le plan prévoit l'élimination
d'ici à l'an 2000 de 7 000 villages sur les 13 000 que compte le
pays, et la création de plus de 500 « centres agro-industriels ».
La mise en oeuvre du programme commencera au début de
juillet.
Dans l'hélicoptère du GLAM qui ramène le nouveau
Président vers le palais de l'ancien, François
Mitterrand : L'important n'est pas que
je sois Président de la République, cela, je le suis depuis sept
ans. C'est que j'aie été réélu. Cela va forcément transformer le
paysage politique.
Jusqu'à l'arrivée, le Président se plonge dans les
Mémoires du baron Pierre-Victor de Besenval, un homme, me dit-il, qui a
joué un grand rôle sous la Monarchie et la Révolution. Cet
officier suisse ultra-réactionnaire, lieutenant général de Louis
XV, se révéla incapable de diriger les troupes royales et mourut en
1791, ne laissant à la postérité que des mémoires scandaleux.