1988
Samedi 2 janvier 1988
L'année commence dans l'humeur et l'incertitude. François Mitterrand se représentera, j'en suis maintenant sûr. Mais je ne vois pas encore quel projet il va défendre. En revanche, je vois des hommes se placer pour une répétition nostalgique. La gauche n'est-elle elle-même que dans l'indignation qui se nourrit du manque ?
Et pourtant, que de choses à faire encore pour infléchir l'ordre des choses ! Dans le domaine de la justice fiscale, dans la vie quotidienne, dans le cadre européen.
L'Europe du capital progresse beaucoup plus vite que l'Europe du travail. Il est prévu dans l'Acte Unique — et c'est très bien ainsi — que, bientôt, tous les capitaux pourront circuler librement partout en Europe. Il s'agira là, certainement, d'un progrès appréciable vers l'unité du continent. Mais, parallèlement, il faudrait parvenir à l'harmonisation de leur statut fiscal. Et ce progrès ne sera réellement conforme aux intérêts des Européens que si, simultanément, les travailleurs ont eux aussi droit aux mêmes libertés et aux mêmes protections.
Un projet en particulier reste à traduire en actes : tout Européen devrait pouvoir se faire soigner dans tout pays d'Europe en bénéficiant de la même protection sociale — la plus haute et non la plus basse.
L'Europe des hommes doit avancer au moins aussi vite que l'Europe de l'argent : on ne saurait admettre que l'une progresse tandis que l'autre piétine. C'est pourquoi, au second semestre de 1988, la Présidence française devra accorder une grande priorité à l'avancée de l'Europe sociale et à l'harmonisation de la fiscalité du capital. Il y a là un vaste projet pour un second septennat. A condition de ne pas vouloir seulement se faire reconnaître des hauts fonctionnaires comme de bons « professionnels ».
Appel de l'ambassadeur du Maroc, ce matin à 7 heures, demandant à me voir en secret, d'extrême urgence. Je l'ai reçu — pas en secret, mais à mon bureau — dans la matinée. Sa démarche n'avait rien d'essentiel : le Roi l'avait joint dans la nuit pour lui dire qu'il venait de découvrir que le prochain Sommet franco-africain, à Casablanca, devait commencer, comme d'habitude, par un dîner francophone. Il lui paraît très délicat d'inviter les seuls francophones et de laisser les autres dîner dans leur chambre. Le Roi a raison, mais ce dîner francophone est néanmoins essentiel : il regroupe les pays les plus proches de la France et il serait mal venu de l'annuler. J'évoque l'hypothèse que ce soit le Président qui lance les invitations, si le Roi ne veut pas le faire. L'ambassadeur me dit qu'à son avis cette formule serait parfaitement acceptable. Mais, en ce cas, lui fais-je remarquer, le Roi ne coprésiderait plus le dîner avec François Mitterrand, le doyen des chefs d'État présents étant Houphouët-Boigny. Cela pourrait faire changer d'avis le Roi, me répond alors l'ambassadeur.
Le Président, à qui je rapporte l'affaire, la prend très au sérieux : On ne peut être aussi exigeant pour les Sommets qui se tiennent en Afrique que pour ceux qui ont lieu en France. Votre solution est bonne, mais rien ne serait pire qu'une initiative de notre part qui avorterait.
On trouvera bien un compromis, même boiteux.
Lundi 4 janvier 1988
Déjeuner avec le grand rabbin de France, René Sirat. Il suggère, pour lutter contre le fanatisme religieux, de faire enseigner la Bible dans les écoles publiques.
Promenade dans Paris sous un soleil glacial. François Mitterrand : Rocard est trop fragile. Il ne battra jamais Chirac. L'objectif de Jacques Chirac : se faire élire pour colmater une partie des brèches qu'il a lui-même ouvertes. Son programme est simple : élisez-moi, je vais réparer mes erreurs. Ainsi il dit : « J'ai réduit les crédits de la Recherche d'un tiers, je vais les augmenter. J'ai supprimé la chaîne musicale, je vais la recréer. J'ai réduit le pouvoir d'achat des allocations familiales, je vais l'augmenter. J'ai créé 100 000 chômeurs, je vais les réduire. J'ai rendu déficitaire la Sécurité sociale, je vais l'assainir. J'ai creusé un déficit extérieur industriel, je vais y remédier. J'ai réduit le nombre des enseignants, je vais l'augmenter. » Autrement dit : « Votez pour moi pour que je corrige mes bêtises ! »
Je vois se dessiner les discours de la prochaine campagne.
Vu Jean Gimpel, esprit curieux, auteur d'un petit livre majeur sur la révolution médiévale et expert en écologie.
Les cérémonies des vœux à l'Élysée sont parfois du plus haut comique. François Mitterrand : Cette année, plus que les autres, c'est à mourir de rire. Je crois deviner quel est le vœu le plus cher des membres du gouvernement. Ça m'amuse. Car le plus drôle, c'est que ce vœu, c'est moi et moi seul qui peux l'exaucer !
Un incident marque la cérémonie des vœux du corps diplomatique. Gholam Reza Haddadi, chargé d'affaires iranien, y a été invité. Par erreur, puisque les relations diplomatiques entre les deux pays sont rompues.
A 18 h 30, Haddadi se place d'emblée au premier rang des diplomates. Le chef du protocole, le subtil Henri de Coignac, souhaite que le chargé d'affaires accepte de passer au second rang afin que le Président ne soit pas obligé de le saluer. Haddadi refuse. On menace de l'expulser manu militari. Cette fois, il veut bien reculer d'un rang et se fondre dans la délégation pakistanaise (qui représente en France les intérêts iraniens depuis le début de l'affaire Gordji).
L'erreur proviendrait de l'informatique, sans que l'on puisse savoir s'il faut incriminer les éléments fournis par le Quai d'Orsay ou le traitement par le service du protocole de l'Élysée. Henri de Coignac m'indique que lorsqu'il s'en est aperçu, il a avisé M. Haddadi de ne pas venir. Celui-ci a refusé.
A Kaboul, le journaliste français Alain Guillo, capturé en septembre 1987, est condamné à dix ans de prison pour activités subversives et espionnage.
Ce soir, recevant Renaud Denoix de Saint Marc, François Mitterrand lui dit qu'il n'est pas question de changer le directeur des Affaires criminelles et des Grâces. Cela est conforme à la position qu'il a déjà exprimée : sauf circonstances exceptionnelles, plus aucun haut fonctionnaire ne sera déplacé avant l'élection présidentielle.
Jacques Chirac s'incline. Décidément, il a beaucoup appris en dix-huit mois.
Mardi 5 janvier 1988
Après bien des tergiversations, Philippe Guilhaume est nommé président de la SkP par la CNCL.
François Mitterrand invite Michel Rocard à un petit déjeuner et lui annonce sa propre candidature. Rocard lui répond qu'il ne sera pas candidat contre lui.
La presse ayant indiqué que l'erreur concernant Haddadi venait du Quai d'Orsay, Jean-Bernard Raimond croit bon de faire publier un communiqué pour dire que la seule responsabilité en incombe à la Présidence de la République ; il le redit à la télévision, indiquant même qu'il s'agit d'une faute grave. Absurde : quelle que soit l'incertitude planant sur le traitement informatique, il n'y a qu'un seul service du protocole, composé d'agents du Quai d'Orsay — un protocole qui est d'ailleurs, sous la conduite d'Henri de Coignac, le seul service du Quai à jouer parfaitement le jeu de la cohabitation...
Mercredi 6 janvier 1988
Au Conseil des ministres, pas grand-chose à signaler, si ce n'est qu'à la suite d'une communication de Jean-Bernard Raimond sur les réactions critiques, en Europe, aux mesures prises pour rendre plus sévère la délivrance des visas, Jacques Chirac déclare : Nous ne devons pas nous laisser impressionner par les pays scandinaves et par l'Autriche. Si un pays a le droit de se plaindre, c'est plutôt l'Algérie, qui, elle, ne le fait pas !
Depuis le 1er janvier, le franc a perdu 8,7 % par rapport au franc suisse, 6 % sur la livre sterling, 2,4 % sur le deutsche mark. La peseta espagnole a gagné 2,1 % par rapport au franc. La Bourse de Paris a perdu 9,40 %. Les autres marchés des valeurs ont tous fait mieux.
Le texte instituant le Conseil de Défense et de Sécurité franco-allemand est presque au point. Pour le protocole annexe au traité de l'Élysée de 1963 portant création de ce Conseil, le seul point qui continue à faire difficulté est l'insistance allemande pour que le dernier paragraphe du préambule (conscientes de leurs intérêts communs de sécurité et déterminées à rapprocher leurs positions sur toutes les questions concernant la défense et la sécurité de l'Europe) soit complété par la formule : en vue de l'établissement progressif d'un ordre de paix juste et durable en Europe. Or la formule « ordre de paix » est inacceptable : elle ouvre à une ratification de l'ordre existant et du partage de Yalta.
Il subsiste encore un certain nombre de points à trancher concernant l'organisation du secrétariat. Nous souhaitons, comme les Allemands, qu'il soit permanent. Bonn insiste pour que son siège soit fixe et situé dans l'une des deux capitales. Nous proposons Paris. Les Allemands demandent en compensation qu'un haut fonctionnaire allemand soit responsable du secrétariat et chargé de la préparation des travaux du Conseil ; du côté français figureraient dans le secrétariat un représentant personnel du Président de la République, un autre du Premier ministre, auxquels seraient adjoints le chef d'état-major des armées et le directeur politique du Quai d'Orsay. Afin d'assurer la relation avec les travaux du Conseil de Défense français, serait également associé du côté français le secrétaire général de la Défense nationale. Le même schéma serait, mutatis mutandi, appliqué du côté allemand : deux représentants de la Chancellerie, et les deux coprésidents du côté allemand de la Commission mixte bilatérale de Sécurité et de Défense, à savoir le directeur politique allemand et l'inspecteur général de la Bundeswehr.
L'avant-projet a été communiqué avec l'indication que nous préférerions qu'il puisse être signé le 22 janvier prochain, en même temps que le protocole annexe.
Le Président, à qui je rapporte tous ces éléments, me dit : Un seul refus, net : pas de présence du secrétaire général de la Défense nationale au comité de préparation des travaux du Conseil. Cet ostracisme me surprend. Mais le Président tient à ce que l'organisme reste à son niveau et ne s'enracine pas dans la structure gouvernementale.
Invité à L'Heure de vérité, Edouard Balladur presse Jacques Chirac de se déclarer candidat le plus rapidement possible. Trois mois pour expliquer aux Français (...) ce qui est en jeu et ce qu'on leur propose, ça n'est pas trop, déclare le ministre d'État tout en critiquant François Mitterrand, toujours silencieux, qui en prend un peu trop à son aise avec les Français.
Jeudi 7 janvier 1988
Visite d'Erich Honecker en France. C'est la première visite d'un chef d'État est-allemand dans notre pays.
La commission de réflexion sur le Code de la nationalité remet son rapport au Premier ministre. Bon compromis.
Le Président reçoit M. Jean-Pierre Hocke, haut commissaire des Nations-Unies pour les Réfugiés. Le haut fonctionnaire international lui fait part des questions que soulève, au regard des principes fondamentaux du droit d'asile définis par la convention de Genève, le recours à la procédure d'urgence absolue utilisée pour l'expulsion de réfugiés iraniens et turcs, le 8 décembre 1987. Il s'inquiète de l'état de santé des réfugiés expulsés à Libreville. Il a dit avoir interrogé à diverses reprises les autorités françaises afin d'obtenir notamment des précisions sur les justifications du recours à la procédure d'urgence, sans avoir à ce jour reçu de réponse probante. Il signale aussi que, parmi les personnes expulsées, cinq ne pouvaient l'avoir été qu'à la suite d'erreurs manifestes dans l'établissement des listes et l'exécution des mesures.
Jean-Pierre Hocke : Une jeune femme, Afsaneh Yoosefi, a été expulsée pour avoir été confondue avec sa sœur. Deux sœurs, Mitra et Anahita Ariya-Far, ont été prises à la place de leur père, absent de son domicile. Un Kurde iranien, Assad Dheghani, se trouvait, au moment de son expulsion, sous surveillance médicale à la suite d'opérations chirurgicales motivées par des blessures contractées en Iran en novembre 1986, qui lui avaient valu d'être évacué en France. Enfin, un Kurde de nationalité turque, Ozdemir Ali Kayar, est un simple travailleur immigré qui n'a jamais eu d'activité politique. Parmi ces cinq personnes, trois ont la qualité de réfugiés politiques : Mlles Ariya-Far et M. Dheghani.
Le Président : Je comprends que si ces faits sont confirmés, ils constituent un manquement grave aux dispositions de la convention de Genève et au droit d'asile garanti par la Constitution. Ils donnent de notre pays une image peu conforme à la tradition et à la pratique dont il s'honore. J'en saisirai le Premier ministre.
Vendredi 8 janvier 1988
François Mitterrand reçoit François Léotard.
Le Matin de Paris cesse de paraître. Le journal, en fait, était moribond depuis l'été dernier. Beaucoup d'amis attristés. Beaucoup d'efforts en vain.
Le Président écrit au Premier ministre sur les expulsés iraniens et turcs de décembre dernier. Il rappelle qu'il avait déjà demandé, le 16 décembre, que le gouvernement reconsidère le problème, en particulier les cinq cas individuels dont Hocke lui a reparlé hier. Il demande aussi à connaître les mesures prises pour réexaminer les expulsions décidées sur la base d'indications erronées ou imprécises, en contradiction avec notre droit. Il rappelle qu'il conviendrait de justifier les raisons pour lesquelles des réfugiés politiques n'ont pas bénéficié de la garantie de procédure qui obligeait normalement à consulter la Commission des Recours avant leur expulsion, sauf en cas de menace grave et immédiate pour l'ordre public. En quoi ces gens-là menaçaient-ils de façon grave et immédiate l'ordre public ?
Lundi 11 janvier 1988
Les Échos sont rachetés par le groupe Pearson, qui contrôle déjà le Financial Times. Comme il est dommage qu'aucun groupe français ne se soit montré à la hauteur dans cette affaire !
Les problèmes de calendrier vont clarifier la question de la candidature. Le Président est invité à recevoir le diplôme honoris causa de l'université de Boston et à présider les cérémonies d'ouverture de l'université devant 20 000 personnes. Je l'interroge : Peut-on imaginer une réponse positive quand on sait que la date est... le 15 mai 1988, et, même si vous êtes invité, sans égards à la fonction que vous exercerez alors ?
Le Président : Oui, mais je suis réservé sur la date du 15 mai.
Un nouvel engagement pour après les présidentielles.
Dans une interview à l'Unita, Alexander Dubcek compare la perestroïka et le « printemps de Prague ».
Mardi 12 janvier 1988
Le texte instituant le Comité économique et monétaire est prêt. Il sera signé le 22 janvier, lors du dernier Sommet franco-allemand du septennat, par Édouard Balladur et ses homologues allemands, puisqu'il n'est créé qu'au niveau des ministres, et non du Président. Afin que la signature ait lieu en présence du Président et du Chancelier, la cérémonie sera organisée dans un salon de Marigny, immédiatement après celle sur le Conseil de Défense, qui se tiendra au salon Murat.
Lionel Jospin me dit : Je mettrais ma main au feu que François Mitterrand va y aller ! Moi aussi...
Un signal d'alarme : l'Amérique s'éloigne de la doctrine de la dissuasion nucléaire. Le rapport de la commission américaine sur la stratégie à long terme, présidée par le secrétaire adjoint à la Défense, Fred Ikle, et qui comprenait treize « sages », dont Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, rapport rendu public aujourd'hui, confirme la détestation croissante de la dissuasion nucléaire par l'establishment américain. Ce qui ne peut que satisfaire le complexe militaro-industriel en lui ouvrant, malgré les accords de désarmement nucléaire, de nouveaux champs d'expansion. Le titre du rapport — Dissuasion sélective (Discriminate Deterrence) — est à lui seul un programme.
L'Alliance atlantique peut-elle s'en remettre à des menaces d'escalade qui, si elles étaient exécutées, conduiraient à sa propre destruction ? La réponse est évidente : non. C'est la négation de la dissuasion sous toutes ses formes, stratégique ou graduée.
D'autre part, une part croissante des menaces provient du Tiers Monde. Or menacer d'un échange nucléaire, qui dévasterait aussi bien l'URSS que les États-Unis, ne constitue pas une dissuasion crédible contre d'éventuels agresseurs du Tiers Monde.
La commission propose un mélange de systèmes offensifs et défensifs (elle ne dit pas dissuasifs), nucléaires et conventionnels, ce qui est une approbation de l'IDS ; des opérations conventionnelles de contre-offensive, loin sur l'arrière du territoire ennemi, ce qui suppose le développement de nouvelles armes conventionnelles intelligentes ; une capacité de porter des coups nucléaires gradués contre une invasion massive ; enfin, que les Alliés s'engagent à agir dans le Tiers Monde au-delà des limites de l'Alliance.
Aucun compte n'est tenu du processus de désarmement ou d'établissement des équilibres à des niveaux plus bas.
Cette commission, même si elle n'engage pas l'Administration, est représentative d'une dérive de l'opinion américaine. Elle ne pense jamais dissuasion, mais guerre, emploi, coups, invasion, frappe. Sous prétexte d'échapper à la menace de destruction nucléaire, elle propose une prolifération illimitée d'armes nucléaires destinées à des coups gradués, et d'armes conventionnelles de plus en plus modernes et coûteuses dans un monde rendu de plus en plus dangereux par l'affaiblissement de la dissuasion stratégique. Un monde où la guerre nucléaire deviendra possible.
Beaucoup d'Américains n'ont jamais accepté la notion de dissuasion nucléaire. Quant ils avaient le monopole de cette arme, ils l'acceptaient, car ils ne se sentaient pas, eux, menacés, et considéraient le nucléaire comme une arme de représailles massives. Dès que les Russes ont acquis cette capacité, les Américains ont trouvé insupportable cette vulnérabilité mutuelle, fondement de la dissuasion. Ils ont tout fait pour en sortir : par la riposte graduée ; par le développement d'armes nucléaires conçues pour mener une bataille nucléaire sous prétexte de se prémunir contre une première frappe adverse ; en incitant les Européens à revenir aux armes conventionnelles. Tout cela s'est accéléré avec Ronald Reagan et la « guerre des étoiles » — autre façon de sortir de la dissuasion et d'en revenir à des armes utilisables. Reagan dont j'ai compris l'obsession : débarrasser l'Amérique de la seule menace planant encore sur sa toute-puissance, fût-ce en renonçant à l'arme nucléaire elle-même.
Vu François Bujon. Il commence à se détendre. Je retrouve l'ami charmant de naguère. Il ne donne plus son opinion sur un dossier qu'il ne connaît pas. Lorsqu'il le connaît, son avis est très intéressant.
Jack Lang me parle de François Mitterrand : Tout ce qu'il fait et tout ce qu'il demande que l'on fasse laisse penser qu'il sera candidat.
Un de ses visiteurs interroge le Président : Lionel Jospin a dit que vous étiez un candidat implicite. Qu'est-ce qu'un candidat implicite ?
François Mitterrand : C'est un candidat qui n'est pas encore explicite.
Jacques Chirac écrit à François Mitterrand pour lui remontrer qu'il n'est pas possible qu'il bloque les mutations de tous les hauts fonctionnaires avant l'élection présidentielle.
Mercredi 13 janvier 1988
En réponse à sa lettre, François Mitterrand explique à Jacques Chirac, en le recevant avant le Conseil, que tout ce qui est raisonnable sera fait, tout ce qui est politique ne le sera pas : Je suis prêt à accepter la nomination de M. Larrera de Morel à l'ANVAR, et sans doute celle de M. Bouton comme directeur du Budget, mais il n'est pas question de changer le directeur des Affaires criminelles et des Grâces. Le non-renouvellement de M. Bonnot à la tête de la Caisse centrale de réassurance n'est pas très élégant, et je n'accepterai pas facilement que cela se fasse sans reclassement.
Retour en France des quatorze opposants iraniens expulsés le 8 décembre 1987 vers le Gabon.
Jeudi 14 janvier 1988
Vu Jean-Baptiste Doumeng. Je le trouve très fatigué, mais l'esprit toujours vif.
Sur TF1, le Premier ministre s'explique sur le retour des Iraniens : pour raisons humanitaires, dit-il. Mais il ajoute que ces expulsions ont permis d'arriver à un accord avec Massoud Radjavi : Le droit d'asile implique qu'ils se taisent.
Vendredi 15 janvier 1988
François Mitterrand : Rocard n'est pas capable d'être candidat, n'est-ce pas ? Si je le suis, ils vont tous s'unir contre moi. Je serai candidat le moins possible. Pas de programme, pas d'idéologie ; le Parti fait un programme ; je picorerai.
Le texte du programme du PS sera approuvé dimanche. Le Président en a suivi la préparation, très discrètement.
J'imagine que beaucoup de hauts fonctionnaires servent les deux maîtres avec le même zèle. Ou avec un zèle fluctuant au gré des sondages. Si tel est le cas, le sol doit commencer à se dérober sous les pieds de Jacques Chirac.
Samedi 16 janvier 1988
Jacques Chirac annonce depuis Matignon sa candidature à l'élection présidentielle. Désormais, il y aura un candidat en face de nous. Nous allons analyser en détail son programme. Pour cela, une fraction croissante de l'administration se met à notre service, comme avant 1986.
Raymond Barre s'effrite dans les sondages. Aurons-nous Jacques Chirac au second tour ? Cette hypothèse ne peut que pousser François Mitterrand à se représenter.
René Souchon, ancien ministre, député du Cantal, maire d'Aurillac, m'informe que quinze personnalités cantaliennes ont estimé nécessaire d'unir leurs voix pour demander à François Mitterrand de présenter sa candidature à la prochaine élection présidentielle. Il me dit : Les autres signataires et moi-même ne ménageons pas nos efforts afin que la liste de ceux qui manifestent ainsi leur confiance à François Mitterrand s'allonge. Nous y sommes encouragés par les initiatives similaires prises dans de nombreux autres départements.
François Mitterrand a décidé d'être candidat, même si rien n'est encore définitif, me répète Lionel Jospin après avoir déjeuné avec le Chef de l'État. Ils ont revu ensemble une dernière fois le texte du programme que le Parti socialiste s'apprête à rendre public demain.
Dimanche 17 janvier 1988
A Berlin-Est, sévère répression d'une manifestation de contestataires et d'écologistes.
La convention nationale du Parti socialiste adopte le programme pour l'élection présidentielle. François Mitterrand en prend connaissance, mais ne fait aucun commentaire. Il connaît ce texte depuis trois semaines ; il a suggéré de multiples modifications à Lionel Jospin et Pierre Bérégovoy.
Lundi 18 janvier 1988
Les Américains convoquent pour le début de mars un Sommet de l'OTAN afin d'y faire approuver leur décision de moderniser leurs armes intermédiaires à très courte portée, c'est-à-dire les Lance, pour les faire passer de 150 à 500 kilomètres et arriver à un équilibre avec les Soviétiques. François Mitterrand : Jamais je ne couvrirai ça ! Moderniser au moment où commence le désarmement ! On se débarrasse des forces intermédiaires et ils veulent en ajouter d'autres qui ne serviraient qu'à tirer sur nos têtes dans la bataille. Jamais !
Mardi 19 janvier 1988
Le premier emprunt soviétique sur le marché international des capitaux depuis 1917 est lancé avec succès en Suisse.
François Mitterrand laisse dire qu'il est candidat pour voir comment vont réagir les sondages. A mon avis, il annoncera sa candidature dans la deuxième semaine de mars. Rien ne l'oblige à se déclarer avant le Sommet européen de Bruxelles, à la mi-février, ni même avant la date limite officielle, le 8 avril.
Mercredi 20 janvier 1988
Avant le Conseil des ministres, François Mitterrand évoque le cas d'un général proposé par Jacques Chirac comme président d'une société publique : Il est sûrement honnête, mais, à part cela, je ne vois pas quels sont ses mérites, et cela ne me paraît pas suffire pour un poste comme celui-là.
Jacques Chirac, oubliant qu'il l'a proposé, fait chorus : J'ai les mêmes informations que vous, vous avez raison. Mais il demande à François Mitterrand de ne pas lui faire d'ennuis avec M. Giraud, et de le nommer. Le Président accepte.
Pendant le Conseil, après une communication de Michèle Barzach sur le sida, Jacques Chirac conclut : C'est un grand défi, cela préoccupe beaucoup la jeunesse...
François Mitterrand en profite pour annoncer que le Comité international d'éthique, dont il a obtenu la création au Sommet de Venise, se réunira au début de mars à l'Élysée.
Après le Conseil, Michel Charasse rapporte à François Mitterrand ces propos tenus par Charles Pasqua ce matin avant le Conseil : C'est quand même dommage que l'on soit dans la situation où on est. Le RPR est quand même plus proche des socialistes que des autres !
Le Président mandate Michel Charasse pour discuter avec Charles Pasqua, en précisant : L'avenir est ouvert.
Deux sondages, SOFRES et BVA : Chirac progresse, Barre recule, l'écart entre les deux candidats de la droite se resserre. Pour la SOFRES, il n'est plus que de 3,5 points, pour BVA de 0,5 % en faveur de Barre.
C'est le meilleur cas de figure pour nous, observe François Mitterrand. Plus ils seront proches l'un de l'autre, plus la bagarre entre eux sera féroce.
« Nous » ?...
Tout a bien changé depuis mars 1986 : Colin Powell, le nouveau conseiller du Président des États-Unis pour les Affaires de Sécurité nationale, qui a remplacé Franck Carlucci, m'écrit pour demander que le général Walters puisse rencontrer le Président et Jacques Chirac. Matignon me laisse organiser les deux rendez-vous !
Jeudi 21 janvier 1988
Il est bien difficile de connaître l'histoire de l'Élysée sous l'Occupation. La brochure officielle n'en dit rien. Personne n'en parle ici. C'est un des secrets d'État les mieux gardés.
Vendredi 22 janvier 1988
François Mitterrand répond au Premier ministre, qui craignait qu'il ne lui soit plus possible de procéder à des nominations jusqu'aux élections. Le Président précise qu'il acceptera des changements rendus nécessaires par des départs à la retraite, ou par l'expiration d'un mandat, ou, plus généralement, par des motifs de bonne administration. Mais il redit son hostilité à toute nomination qui revêtirait un caractère politique.
A Paris, Sommet franco-allemand. François Mitterrand et Helmut Kohl célèbrent le vingt-cinquième anniversaire du traité de coopération franco-allemand, dit de l'Elysée. Les deux protocoles instaurant le Conseil de défense et le Conseil économique et financier sont approuvés. La constitution d'une brigade composée à égalité de soldats allemands et français est confirmée, et la création d'un Haut Conseil culturel commun est décidée.
Promulgation du « statut Pons » pour la Nouvelle-Calédonie.
Jacques Chirac réunit à Matignon une dizaine de responsables de la presse écrite et des radios. Deux d'entre eux nous rapportent les propos tenus au cours du déjeuner :
Jacques Chirac : Je veux vous donner la primeur de mes premières impressions de candidat.
Sur une question courageuse de Jean Daniel, il sort de ses gonds, traite François Mitterrand de menteur, parle de ce monsieur et de sa bande qui portent la tache indélébile d'avoir mis le Front national au Parlement. C'est une honte pour la nation. Il a un immense mépris de la démocratie. C'est un homme de la IVe qui emploie toutes les magouilles, qui se livre à toutes les intrigues. Un jour, le peuple français ouvrira les yeux. La cohabitation, vous savez, c'est parfois un calvaire. Mitterrand a un projet de société très dangereux, que je refuse...
Interrogé sur le parallèle fait par Albin Chalandon entre Pétain et Mitterrand, Jacques Chirac a un sourire ravi : Je ne serais peut-être pas allé jusque-là, mais Chalandon est quelqu'un de très bien.
Même si aucun des médias ne révèle ces propos, Chirac pressent sans doute que nous sommes au courant, puisque Maurice Ulrich téléphone ce soir à Jean-Louis Bianco pour dire : Vous savez, le Premier ministre a eu une mauvaise journée. Ne lui en veuillez pas.
Samedi 23 janvier 1988
Petit déjeuner entre François Mitterrand et Michel Rocard. Excellente relation. Le premier confirme au second qu'il sera candidat et lui demande de respecter la consigne de silence.
François Mitterrand, peu après : Il aime à partager mes secrets. Il ferait un excellent chef de cabinet.
Dimanche 24 janvier 1988
Sur RTL, Michel Rocard déclare que François Mitterrand fera connaître sa décision au mois de mars : Le Président m'a reconfirmé son intention très ferme de ne rendre publique sa décision qu'au mois de mars.
Le Président : Michel Rocard exagère un peu. Je ne lui ai rien demandé. Mais, c'est vrai, je ne lui ai pas déconseillé de parler. Il mérite de toute façon mieux que d'être porte-parole.
Lundi 25 janvier 1988
Colin Powell me confirme que le général Walters sera ici le 2 février.
Un ministre UDF me dit avoir fait vérifier que Charles Pasqua n'avait pas fait truffer son bureau d'écoutes !...
Mardi 26 janvier 1988
Le gouvernement annonce que les élections régionales en Nouvelle-Calédonie auront lieu le 24 avril, jour du premier tour des présidentielles.
Charles Pasqua a retardé jusqu'à aujourd'hui un voyage en Tunisie programmé il y a quinze jours, car il voulait être présent à Paris pour superviser la libération d'un otage. Cet espoir, finalement déçu, explique sans doute la présence à Beyrouth, au même moment, de Michel Roussin, chef de cabinet de Jacques Chirac. Nous n'en savons pas plus.
Je suis à New York. De la dizaine de banquiers et d'hommes d'affaires que je rencontre, je retiens que chacun s'attend à ce que, après la crise d'octobre, 1988 soit une année de récession pour l'économie américaine. Le dollar devrait encore baisser dans deux mois, quand le marché aura compris qu'au cours actuel le déficit ne sera pas réduit de plus de 20 milliards de dollars (sur 180). Il faudra alors s'attendre à une nouvelle hausse des taux d'intérêt et à une baisse de la Bourse, dont la date est imprévisible mais que l'opinion moyenne situe en mai. Tout le monde ne parle plus que de l'élection présidentielle de novembre : on est persuadé que Bush a les plus grandes chances chez les républicains et que, chez les démocrates, le représentant Gephart et ses thèses ultra-protectionnistes progressent (il est en tête des sondages publiés hier).
Enfin, chacun s'attend aussi à une récession majeure et à une aggravation du chômage en Europe.
Une réflexion paraît bien résumer le pessimisme et le fatalisme ambiants. Par le patron de la banque Solomon Brothers, à qui je demandais comment il réagirait au rachat probable de très grandes banques américaines par les Japonais, je me suis entendu répondre : Aussi longtemps qu'il y a des honoraires à gagner...
Édouard Chevarnadze, à Bonn, plaide pour une troisième option zéro.
Mercredi 27 janvier 1988
Le Monde ayant récemment prétendu que François Mitterrand avait utilisé quatre ν pour définir Jacques Chirac (v comme voyou, vulgaire, velléitaire, versatile), le Premier ministre demande en souriant des explications au Chef de l'État. Croyez-vous que ce soit mon vocabulaire ? répond avec le même sourire François Mitterrand.
Au Conseil des ministres, Christian Bergelin, secrétaire d'État chargé de la Jeunesse et des Sports, prend la parole à propos de la carte « Jeune pour l'Europe ». Jacques Chirac en profite pour déclarer : J'ai proposé que des assises de la Jeunesse se tiennent à Strasbourg à l'automne 1988, afin qu'elles puissent faire des propositions précises pour le Conseil de l'Europe de fin 1988.
François Mitterrand : C'est une excellente idée, mais il faudrait commencer par donner à l'Office franco-allemand de la Jeunesse les crédits qui lui manquent.
La campagne a décidément commencé !
Affaire des « plombiers » du Conseil supérieur de la magistrature. Michel Charasse transmet un message à Charles Pasqua (le texte en a été soumis à François Mitterrand, qui a donné son accord) : Je suis chargé de te dire ceci. Et il lui lit un texte disant en substance qu'un nombre de plus en plus élevé d'éléments précis démontrent qu'une véritable provocation a été organisée, que ces éléments seront nécessairement connus et que certains seront tentés de « fabriquer » de toutes pièces de nouveaux développements destinés à mettre en cause le Président. Si les choses continuent dans cette voie, l'Élysée ne pourra pas rester inerte.
Charles Pasqua répond : Je comprends parfaitement le message, je ne suis pour rien dans cette affaire, c'est un coup de Pandraud. De plus, il y a beaucoup de gens qui voudraient « se faire » Prouteau. Je vais voir ce que je peux faire.
Le mot fabriquer, dans le message, correspond à quelque chose de bien précis. Nous avons appris que l' « on » était en train de fabriquer une fausse bande d'écoutes d'Albin Chalandon, laquelle, découverte « par hasard », permettrait de développer le thème suivant : « Le Président fait écouter le garde des Sceaux. »
La privatisation de Matra, commencée le 20, est un succès : 287 320 petits porteurs achètent 3,7 millions d'actions (20 % du capital).
Jeudi 28 janvier 1988
Michel Rocard déclare à quelques amis : L'important, c'est le parti. Il faut disloquer le gouvernement du PS, faire éclater le courant mitterrandiste, nouer des contacts avec tous ceux qui acceptent de travailler avec nous.
François Mitterrand demande à Roland Dumas de consulter directement l'ambassade soviétique pour organiser un rendez-vous avec Mikhaïl Gorbatchev à Paris avant mai 1988, sans passer par le Quai d'Orsay,
Vendredi 29 janvier 1988
12e Sommet franco-britannique à Londres. François Mitterrand discute avec Margaret Thatcher avant que Jacques Chirac n'arrive pour déjeuner. Leurs entretiens roulent d'abord sur le désarmement et l'arme chimique :
Margaret Thatcher : Comment voyez-vous l'étape suivante du désarmement ? Nous avons une attitude différente des autres pays européens. Pour moi, même si les Américains et les Soviétiques réduisent leurs armements de 50 %, ils auront encore beaucoup trop d'armes pour que nous entrions dans la prise en compte.
François Mitterrand : Je suis d'accord, il y en aura encore trop. Je ne refuse pas qu'à un certain niveau la France soit amenée à la table, mais je ne crois pas que les États-Unis et l'URSS aient atteint un niveau assez bas pour qu'on y arrive.
Margaret Thatcher : L'URSS veut séduire la jeunesse par le désarmement stratégique. Mais, pour moi, le nucléaire est un bloc, et, sur le plan militaire, nous n'avons pas de différences.
François Mitterrand : Parlons de l'arme chimique. La diplomatie française a inventé le concept de stock de sécurité chimique minimal. Je n'y suis pas opposé, bien que cela soit à mon avis un concept illogique.
Margaret Thatcher : L'option zéro chimique est impossible, car ce serait invérifiable. Il faut en avoir un peu, sinon l'URSS en conservera sans que nous le sachions et s'en servira un jour.
François Mitterrand : Je crois — c'est une intuition et un calculqu'aucune guerre ne pourra avoir lieu en Europe sans être nucléaire.
Margaret Thatcher : Je suis d'accord avec vous. Ce sera même certain si vous ou moi ne sommes pas là ! Comme Hitler, on construit peu à peu une force en jurant qu'on ne recourra jamais à la première frappe, et puis... C'est pour ça qu'il faut des armes nucléaires américaines en Europe, sans avoir à utiliser des armes basées aux États-Unis.
J'ai lu un document américain terrifiant où ils écrivent que les États-Unis peuvent survivre si l'Europe est nucléairement entièrement détruite...
François Mitterrand : Je dis souvent ça aux Allemands. Ils ne veulent pas, comme les États-Unis, risquer de subir des destructions. Avec cet état d'esprit, on ne peut pas gagner une guerre, on ne peut même pas l'empêcher. On ne peut pas être un grand pays si on n'accepte pas de courir des risques...
Margaret Thatcher : Dans l'OTAN, la grande question sera toujours la présence américaine en Europe.
François Mitterrand : Je ne suis pas d'accord. Qu'ils restent ou pas, ce n'est pas là l'important. Ce qui compte, c'est ce qui est dans leur tête.
Margaret Thatcher : Je ne comprends pas pourquoi la France ne fait pas manœuvrer ses troupes dans le cadre de l'OTAN.
François Mitterrand : J'ai assoupli le système. Supposons qu'une guerre conventionnelle éclate, la France ne dira pas à son armée : rentrez chez vous !
Margaret Thatcher : Toute la stratégie de l'OTAN consiste à préparer des renforts pour la seconde phase de la bataille. Nous avons besoin de la France pour ces renforts.
François Mitterrand : Nous pourrons faire beaucoup. Nous ne simulerons pas notre retour dans l'OTAN, mais je suis d'accord pour qu'il y ait une coordination forte entre l'OTAN et nos forces. Je suis prêt à aller très loin dans cette direction. Mais je ne veux pas être engagé dans une guerre en étant à peine consulté par des Américains maîtres du jeu.
Margaret Thatcher : Moi, j'ai été contente que les Américains veuillent nous consulter. Venez donc au sommet de l'OTAN, vous en parlerez.
François Mitterrand : Oui !... Les Latino-Américains aussi nous consultent ! J'ai reçu beaucoup de lettres de M. Reagan pour avoir mon avis... mais j'apprends souvent le soir même que tout est déjà décidé ! Il est vrai qu'on ne fait pas de la politique seulement avec de la susceptibilité: alors, j'irai peut-être à la réunion de l'OTAN.
Pas d'avancée sur les questions agricoles.
Au cours du déjeuner, je surprends par hasard une conversation entre Margaret Thatcher et l'un de ses collaborateurs. Elle lui demande de donner très vite son avis sur un texte qu'elle a préparé avec Jacques Chirac : Il y tient beaucoup, il est très pressé, ce ne doit être rendu public qu'après la conférence de presse du Président.
François Mitterrand, à qui je fais part de ces propos, me demande de me renseigner. Je dis aux Britanniques que j'ai entendu parler d'un texte. De quoi s'agit-il ? Ils me le remettent immédiatement. Il prévoit un accord sur un échange de jeunes, un peu à la manière de l'Office franco-allemand. Je ne l'ai jamais vu. J'en parle à François Bujon de l'Estang et Jean-Bernard Raimond. Ils ont l'air d'écoliers pris en faute. Ils pensaient, disent-ils, que François Mitterrand était au courant...
Du coup, le Président annonce cet accord dès le début de sa conférence de presse, sans laisser à Jacques Chirac la primeur de la nouvelle.
Dans l'avion du retour, François Mitterrand, ravi du tour qu'il a joué à Chirac, me dit : Dans cette affaire, j'ai fait le coucou, mais je n'en ai aucun remords.
Samedi 30 janvier 1988
François Mitterrand me dit : Pendant les Conseils des ministres, les barristes se demandent ce que Chirac va encore inventer pour se faire valoir, et Chirac se demande comme mieux les piéger. C'est assez amusant.
Pour la première fois d'une façon aussi nette, François Mitterrand nous parle, à Jean-Louis Bianco et à moi, des dispositions à prendre pour la campagne : choix d'un directeur de campagne, problème du programme, des locaux, des meetings, des clips vidéo, etc.
Lundi 1er février 1988
Initiative américaine : les ministres des Affaires étrangères des Sept sont convoqués à New York par le secrétaire d'État américain. Je trouve cela étrange, surtout juste avant le Sommet de l'OTAN. Le Président exige que Jean-Bernard Raimond ne s'y rende pas.
Sur le GATT, il a été entendu à Punta del Este qu'une réunion ministérielle aurait lieu à mi-parcours pour faire le point sur cette négociation. Une telle réunion serait inacceptable si elle ne se saisissait que des problèmes agricoles, et pas des services. La France (à la différence des onze autres Européens) demande que cette réunion soit reportée aussi longtemps que ce point ne sera pas réglé. Cet après-midi, les cinquante ambassadeurs des pays du GATT sont réunis pour fixer la date de cette réunion ministérielle (on parle de décembre 1988). Quelle position prendre ? Si la France s'y oppose, elle est cohérente avec elle-même, mais elle sera seule, et cela fera très mauvaise impression sur le Tiers Monde. Si on accepte la date (Michel Noir est très pour), on perd un moyen de pression sur la fixation de l'ordre du jour de cette réunion. Les instructions données hier confirment la position que nous avons toujours eue : pas de date pour l'instant. Je pense néanmoins qu'il faudrait accepter cette date.
Le Président approuve...
Exemple de décisions prises à la volée alors qu'il aurait fallu y réfléchir et peser davantage le pour et le contre.
Charles Pasqua communique à Philippe Mestre, collaborateur de Raymond Barre, sous le sceau du secret, un sondage des RG donnant comme résultat 51/ 49 pour Chirac comme pour Barre contre Mitterrand. Naturellement, Mestre se promène dans tout Paris en en parlant. Le ministre de l'Intérieur fait également courir le bruit qu'un sondage BVA met François Mitterrand à 50/50 avec l'un et l'autre. Un sondage SOFRES, commandé par le comité de soutien à Jacques Chirac, met François Mitterrand à 51/49 contre lui. Le prochain tableau SOFRES-Figaro Magazine ferait baisser de six points la cote de confiance de François Mitterrand.
Le conseiller de l'Élysée chargé de suivre les sondages, Charles Salzmann, n'a pas confirmation de ces chiffres. Il ne connaît qu'un sondage BVA qui sera publié jeudi et qui donne au premier tour : Mitterrand : 36 %, Chirac : 23 %, Barre : 19 % ; au second tour : Mitterrand/Chirac : 53,5/46,5, Mitterrand/ Barre : 52,5/47,5.
Au cours de son entretien avec Renaud Denoix de Saint Marc, le Président émet sur un ton modéré de vives critiques à l'encontre du projet de réforme de la planification que le gouvernement veut mettre à l'ordre du jour de mercredi.
Renaud Denoix de Saint Marc : Monsieur le Président, c'est une réforme au sens que les militaires donnent à ce terme.
François Mitterrand semble apprécier l'humour du secrétaire général du gouvernement.
A propos de la nomination de Daniel Bouton — un remarquable fonctionnaire plutôt marqué à droite — à la direction du Budget, François Mitterrand : C'est une drôle d'idée de procéder à cette nomination à moins de trois mois de l'échéance présidentielle. Cela n'a aucun sens ! Si le gouvernement, ou plutôt le Premier ministre, se trouve validé par l'élection présidentielle, tout ira bien, en tout cas de ce point de vue-là, mais s'il y a un changement, même au sein de la majorité, ce poste me paraît menacé d'instabilité. Quant au traitement réservé à M. Bonnot, qui perd son poste sans être recasé, c'est tout à fait indélicat par rapport à lui et par rapport à moi. Ce sont des petites choses comme celles-là qui me choquent. En tout cas, je ne nommerai personne à sa place avant.. mon départ.
A propos du calendrier de l'élection présidentielle, le Président me dit : M. Pasqua a déclaré qu'il m'obligerait à annoncer ma décision, à cause du calendrier prévu pour l'élection, plus tôt que je ne le voudrais. Il se trompe : rien ne m'oblige à rien.
Roland Dumas rencontre l'ambassadeur soviétique, Riabov, pour organiser une rencontre entre François Mitterrand et Mikhail Gorbatchev avant les élections : Le Chef de l'État soviétique, dit l'ambassadeur, ne pourra pas, pour d'impérieuses raisons intérieures, venir à Paris ; mais il souhaite également rencontrer le Président avant mai 1988, et comme il comprend que le Président préférerait ne pas revenir à Moscou cette fois-ci, il lui propose de se retrouver fin février ou début mars dans une autre ville de l'URSS, par exemple à Minsk, capitale de la Biélorussie, où Leonid Brejnev et Georges Pompidou s'étaient rencontrés.
Il y aurait bien des choses à discuter. L'agacement des Soviétiques ne fait que croître vis-à-vis de la coopération franco-allemande, du projet de missile air-sol franco-britannique, de l'UEO, de l'évocation de la bombe à neutrons...
Les Allemands demandent l'ouverture de négociations sur les armes nucléaires à très courte portée américaines et soviétiques installées dans les deux Allemagne. Ils veulent la troisième option zéro. Les États-Unis et tous les pays membres de l'OTAN s'y opposent absolument. François Mitterrand, lui, est pour.
Un télégramme secret de la Maison Blanche m'explique que Ronald Reagan envoie Vemon Walters pour une question bilatérale extrêmement sensible (manœuvres navales américaines en Méditerranée en vue d'une intervention au Liban ? Rien n'est précisé). Il demande à être reçu seul, sans autre Américain, par François Mitterrand et Jacques Chirac, séparément ou ensemble.
Mardi 2 février 1988
Amnistie ou pas amnistie ? Depuis plusieurs semaines, le gouvernement étudie en secret la possibilité de présenter un amendement qui effacerait les délits de fausses factures à l'occasion du débat sur le financement des activités politiques...
Un agent de la DGSE, Jacques Merrin, est tué à Beyrouth.
François Mitterrand sur Édouard Balladur : Il s'intéresse plus aux nominations qu'aux grands équilibres. Il serait redoutable s'il avait un jour un vrai pouvoir.
Vernon Walters est passé à Paris. Je n'en sais pas plus.
Mercredi 3 février 1988
Avant le Conseil, dans son bureau, François Mitterrand déclare à Jacques Chirac à propos de la communication d'Hervé de Charette sur la réforme du Plan : Après ça, il ne restera rien de la planification. Vous enlevez la dernière pierre de l'œuvre de Jean Monnet.
Jacques Chirac : Non, non, c'est simplement une modernisation.
François Mitterrand : Ces idées ne sont pas surprenantes pour la tradition à laquelle appartient M. de Charette, mais, venant de vous, cela me surprend. Je voulais être sûr que ce projet avait vraiment votre accord. De toute manière, le gouvernement est libre. Ce projet ne viendra pas en discussion au Parlement. [Et, sur le ton le plus aimable, il conclut :] Tout cela se réglera plus tard.
En Conseil, après la communication d'Hervé de Charette, le Président dit : J'en ai parlé avec le Premier ministre, c'est un projet de loi bien tardif. Il risque de mettre à bas une construction dont on connaît les limites, mais aussi les avantages. Et, sous les rires de tout le Conseil, il termine en appelant Hervé de Charette monsieur le ministre de l'ex-Planification.
Jacques Chirac intervient pour faire part au Conseil de son indignation devant le comportement de la Commission de Bruxelles sur l'Office des marques : J'ai retiré la candidature de Paris au profit de celle de Strasbourg, mais la Commission a monté dans notre dos une opération, je dois le dire, à l'unanimité [c'est-à-dire y compris les deux commissaires français, Jacques Delors et Claude Cheysson]. Il y a eu une short list, comme on dit de plus en plus en ces instances irresponsables, où Strasbourg ne figurait pas.
Après le Conseil, François Mitterrand s'entretient longuement et aimablement avec Hervé de Charette des problèmes de la Nièvre, dont ce dernier est député. Charette a suffisamment d'élégance pour ne pas en vouloir au Président de ses piques fréquentes en Conseil.
Vu Sylva Ostry, le sherpa canadien, venue explorer les enjeux du prochain Sommet de Toronto en juin. Elle n'a aucun doute : François Mitterrand y assistera.
Jack Lang me demande d'appeler France Gall et Guy Béart, qui participent l'un et l'autre à la grande émission de Patrick Sabatier, lundi prochain, pour qu'ils parlent de François Mitterrand.
Jeudi 4 février 1988
Schneider lance une OPA sur Télémécanique : première grande bataille en vue de reconstruire un groupe majeur autour d'une entreprise qui fut exsangue.
Marie-France Garaud sur Raymond Barre, à Jean-Louis Bianco : Il s'est mis en tête qu'il était une sorte d'héritier spirituel du général de Gaulle (le besoin du père), mais c'est un petit prof et il n'a pas le courage physique des affrontements et des ruptures. Il n'est pas capable de se passionner pour l'action politique, comme Jacques Chirac ou François Mitterrand, et il est très conservateur, rétrograde. Il se voudrait à Londres, mais il est à Vichy. Sur Valéry Giscard d'Estaing : Valéry Giscard d'Estaing, chasseur et cobra, a sans doute laissé croire au Président qu'il était prêt à être son Premier ministre, mais il sait que c'est une tâche beaucoup trop redoutable pour lui.
Vendredi 5 février 1988
Déjeuner de François Mitterrand avec le Chancelier d'Autriche, Franz Vranitzky, qui a succédé, après un intérim houleux, à Bruno Kreisky.
Le Président dresse ce tableau de l'Europe : Les relations franco-allemandes sont très positives. Mais, quand même, il reste un petit coin d'horizon sombre : c'est qu'en matière économique et monétaire la RFA, qui a retrouvé sa puissance, a tendance à refuser de la partager.
La Grande-Bretagne, visiblement, est entrée à reculons dans la Communauté. Elle joue constamment le rôle de frein.
L'Italie est très intégrationniste en principe, mais très confonniste en pratique. Pour elle, en matière de défense, tout doit se faire dans le cadre d'une Alliance sans imagination, avec la hiérarchie telle qu'elle est, ce que nous ne pouvons accepter.
La perspective du Grand Marché en 1992-1993 est très ambitieuse, sans doute même dangereuse. Mais on ne peut pas faire une grande Histoire sans une grande ambition.
Puis François Mitterrand fait le récit de la conférence de Luxembourg de 1985, au cours de laquelle a été décidé l'Acte Unique : A trois minutes de la fin, l'échec paraissait certain en raison de l'opposition des Britanniques et des Danois. Jacques Delors est intervenu une ultime fois pour que l'accord se fasse. J'ai argumenté dans le même sens, et Kohl aussi. La France et la RFA ont dit que si cela ne se faisait pas à Douze, nous le ferions à moins. Mme Thatcher a alors demandé une suspension de séance et, au retour, elle a donné son accord.
En réalité, la scène fut moins dramatique et la discussion s'étala sur plusieurs heures...
Lundi 8 février 1988
Raymond Barre annonce à Lyon sa candidature à l'élection présidentielle.
Mikhail Gorbatchev déclare que le retrait des soldats soviétiques d'Afghanistan débutera le 15 mai et durera dix mois.
La campagne électorale se met en place. Querelle entre les politiques et les publicitaires : les politiques voudraient un programme, les publicitaires veulent des images. Les premiers veulent un projet pour chaque catégorie de citoyens, les seconds veulent que le Président ne se commette pas à faire des promesses, mais qu'il survole la France et ne quitte pas son statut de Président. Dieu est au-dessus du lot commun..., dira même un inspiré. Ils souhaitent que sa déclaration de candidature prenne un tour solennel, depuis son bureau présidentiel. François Mitterrand laisse dire. Il a son idée. Il demande de nombreuses fiches sur tous les sujets à Jean-Louis Bianco et à moi. Hervé Hannoun abat un travail considérable. Il aura été à l'Élysée le pivot de la bataille de la cohabitation. Il a su conserver un inégalable réseau d'information.
Départ du Président pour la Réunion.
Mardi 9 février 1988
En fin de discours à Saint-Benoît-de-la-Réunion, François Mitterrand : Je vous quitterai avec un peu plus de force en moi-même pour avoir retrouvé l'élan que je ressens, l'élan qui vous habite. Parce que, pour réussir, il faut y croire. Et le vouloir. Vous le voulez ?Oui ! répond la foule. — Alors, conclut le Président, j'attends la suite le cœur en paix.
La télévision locale sabote le compte rendu du voyage présidentiel. Contrairement à ce qu'il avait fait pour le voyage de Jacques Chirac, le patronat local n'a pas accordé de jour chômé.
Omar Bongo, président du Gabon, adresse une facture de 1 600 000 francs pour le séjour à Libreville des réfugiés politiques iraniens que Charles Pasqua a cru bon d'y expédier avant d'être obligé de revenir sur sa décision.
Mercredi 10 février 1988
Au Conseil des ministres, Yves Galland, ministre délégué chargé des Col lectivités, fait un exposé sur la décentralisation. Il conclut : Le gouvernement a fait ce qu'il faut pour que la décentralisation réussisse.
François Mitterrand : C'est un excellent projet que de vouloir que la décentralisation réussisse.
Le Président m'avance encore des arguments contre sa candidature : Est-ce que vous croyez que j'ai envie de mourir à l'Élysée ? Je sais qu'il dit cela par boutade : il est candidat. Tout est en place pour la campagne. Je reste opposé à sa candidature, faute de le sentir habité par un grand projet. La construction européenne ne suffit pas ; il faudrait que s'y ajoute une vraie volonté de s'attaquer aux racines de l'injustice.
Demain, Sommet européen à Bruxelles. Il y sera encore question de la compensation britannique, de l'aide aux régions pauvres, problèmes non réglés la dernière fois. François Mitterrand et Jacques Chirac seront présents. Chirac avoue devant des journalistes que cette réunion européenne l'embarrasse, surtout pour ce qui est des prix agricoles.
François Mitterrand se rendra au Sommet de l'Alliance atlantique dans un mois. Naturellement, Chirac aussi. Cela promet une belle cacophonie sur la seconde et la troisième option zéro.
François Mitterrand choisit Henri Nallet comme trésorier et Pierre Bérégovoy comme directeur de campagne. Il aurait voulu que le PS colle des petites bulles amusantes sur les affiches de Jacques Chirac. Gérard Colé avait proposé: « Cette image qui s'autodétruira dans quarante jours... » « En voilà pour 50 millions de francs... » « L'arnaque, c'est Chirac... », mais le PS ne s'y est pas pris à temps. La bataille entre les publicitaires et le parti se poursuit sans que François Mitterrand veuille trancher. Il écoute tout le monde et ne dit mot. Je ne suis pas un produit dont on fait la publicité, me déclare-t-il lorsque les « communicateurs » ont le dos tourné. Ces gens-là seraient capables de me faire perdre, me confie-t-il lorsque les politiques ont quitté son bureau.
Jeudi 11 février 1988
Rencontre entre François Mitterrand et des sénateurs américains à l'Élysée.
Le Président : J'ai discuté avec Gorbatchev de la démocratie. Je lui ai demandé : « Qu'est-ce qui manque le plus chez vous ? » Il m'a répondu : « La démocratie. » Pour moi, démocratie signifie: plus d'initiatives. Il faut créer les conditions pour que le chef de l'État soviétique fasse ce qu'il annonce, pour qu'il ait avantage à aller encore plus loin. De quoi a-t-il besoin ? De durer, pour augmenter le pouvoir d'achat soviétique et réduire le surarmement.
Conseil européen extraordinaire à Bruxelles. Pour parvenir à un compromis, Jacques Delors propose une baisse des prix agricoles au-delà d'une certaine quantité de production. La Grande-Bretagne et les Pays-Bas s'y opposent, mais sont isolés. Margaret Thatcher bloque tout pour obtenir la reconduction de sa compensation budgétaire décidée pour quatre ans à Fontainebleau.
Après une intervention acerbe du Premier ministre britannique, Jacques Chirac s'énerve et lance un sonore Et mes couilles !... Margaret Thatcher demande la traduction. L'interprète bafouille.
Dialogue entre François Mitterrand et Jacques Chirac après la séance :
Jacques Chirac : Alors, monsieur le Président, comment me trouvez-vous, sur les affiches ?
François Mitterrand : Très beau, monsieur le Premier ministre.
Jacques Chirac : N'est-ce pas ?
François Mitterrand : Oui, très beau et très sympathique. Et elles sont nombreuses ! Mais il va falloir que vous leur ressembliez... pendant au moins trois mois !
Vendredi 12 février 1988
Le Conseil européen s'achève sur un compromis boiteux : la Grande-Bretagne obtient la reconduction de sa compensation budgétaire, condition mise à son accord sur le dossier agricole. Les crédits affectés aux fonds structurels destinés aux pays les plus pauvres augmentent de 80 %. Margaret Thatcher reproche à Jacques Chirac de s'entendre contre elle avec Jacques Delors et Helmut Kohl. Celui-ci lui reproche son mauvais caractère.
Lundi 15 février 1988
Vu Michel Rocard qui se prépare à l'après-mai 1988, persuadé que François Mitterrand, réélu, ne le choisira pas comme Premier ministre.
Lionel Jospin vient annoncer à François Mitterrand qu'il démissionnera de son poste de premier secrétaire du Parti socialiste en mai prochain et qu'il compte l'annoncer jeudi prochain au cours de l'émission Questions à domicile, sur TF1. Jospin ne demande rien. Le Président traduit : sans doute espère-t-il une responsabilité gouvernementale importante, peut-être la première ? Il exprime ses regrets : il n'a eu qu'à se féliciter de la manière dont Jospin a accompli sa tâche depuis 1981. Il comprend sa lassitude d'occuper un poste difficile, d'influence plus que de pouvoir. Il avait espéré qu'il continuerait. Mais il accepte le principe de son départ. Il s'interroge seulement sur l'opportunité de laisser Jospin l'annoncer trois mois avant l'élection présidentielle. Je réfléchis, dit-il. Mais il ne rappelle pas Jospin et, du coup, celui-ci se croit autorisé à rendre publique sa décision.
François Mitterrand reçoit fort aimablement Alain Devaquet. Il lui laisse entendre qu'il aimerait, plus tard, travailler avec lui.
Le Président reçoit à leur demande Hubert Curien, Jean Dausset, François Gros, Philippe Kourilsky et Jean-Claude Pecker. Ceux-ci souhaitent lui parler du budget de la Recherche.
François Mitterrand : La première chose que j'ai vue avec Pierre Mauroy, lorsque je l'ai désigné comme Premier ministre, a été le développement des crédits de la Recherche. Il s'agissait de créer un grand mouvement intellectuel qui se communique à toutes les fractions de la population. Le savoir a toujours excité les Français et l'industrie est prête à suivre le mouvement. D'où ma stupéfaction en 1986. Tout à l'heure, j'ai vu Alain Devaquet. Il a été la première victime de cette politique. Il m'a dit : « Quand j'étais ministre, jamais personne du gouvernement ne m'a parlé de la Recherche, sauf pour m'annoncer que mes crédits allaient diminuer. »
Puis il y a eu un revirement politique : le Premier ministre s'est aperçu qu'il était nocif de ne pas servir l'Europe et la science. C'est devenu une préoccupation...
Jean Dausset : ... un drapeau pour certains, une réalité pour d'autres.
François Mitterrand : Pourtant, les enfants se passionnent pour la science, comme on peut le voir avec la science-fiction (...). Faire rentrer ce message dans les têtes : en dix ans, la France aura changé ! (...) Nous devons y veiller dans le domaine de l'instruction, et nous tourner vers ceux qui explorent (...). Vous devez aider à une prise de conscience sur la science ; je ne vous demande pas de vous mêler de politique.
Jean Dausset : A l'INSERM, par exemple, le nombre des chercheurs a faiblement augmenté, mais le nombre des techniciens a décru...
François Mitterrand : ... A cause de la règle de décroissance des effectifs dans la fonction publique. C'est une règle aveugle, absurde, comparable à la décroissance des effectifs des anciens combattants...
Jean-Claude Pecker : La conséquence, c'est qu'on empêche la mobilité, pour ne pas perdre de postes qui ne seraient remplacés qu'à moitié.
François Mitterrand : François Gros, faites-moi un papier sur ce sujet : éducation, formation des enfants, emploi scientifique, crédits, quelles priorités ?... J'imagine qu'il y a beaucoup de personnes qui rongent leur frein. Il y a beaucoup de passionnés qui étaient contents de ce qu'on faisait sur le plan politique : la communauté scientifique était enthousiaste ; ça se sentait lorsque nous nous déplacions avec Hubert Curien...
Puis, passant à un autre sujet : Le problème de me représenter ou pas se pose depuis deux mois. Je considère que sept ans, c'est suffisant. Un nouveau septennat ne correspond pas très bien à ma génération. Je n'y avais jamais pensé... Mais laissez-moi redevenir homme politique et vous parler comme tel. Je me rends compte que si je ne suis pas candidat, qui le sera à ma place ? C'est un peu orgueilleux. Mais il y a certaines choses qui excitent mon esprit, en particulier celles dont nous parlons.
Une campagne, c'est une montagne. Je m'essouffle. C'est un problème personnel à résoudre. J'enrage parfois de n'avoir pas les moyens d'exercer l'autorité de ma fonction. Je l'ai exercée plus souvent que ne le dit M. Barre, que j'ai bien écouté hier soir : sur les questions stratégiques et de désarmement, le gouvernement a dû s'incliner. J'avais quelques atouts, s'il avait voulu aller à la crise. Mais je ne peux le faire en matière législative. Le général de Gaulle ne s'en était pas aperçu, mais il a établi une république parlementaire : que se passe-t-il, en effet, si l'Assemblée est défavorable ? Beaucoup de domaines sont du ressort du législatif. Si je me résous — et si ça marche, car la candidature n'est que le premier étage de la fusée, ce n'est que le départ —, je m'attacherai à faire comprendre à l'Assemblée qu'il y a des objectifs nationaux qui doivent échapper à la querelle politique, qui ressemblent à une ardente obligation — comme l'était le Plan pour le général de Gaulle, mais celle-là s'est bien consumée... C'est une tâche passionnante. Si je me résous à mener cette action, ce sera sur une décision personnelle. Je ne réponds pas à ces innombrables lettres d'organisations qui m'écrivent pour me demander de m'engager sur le premier ou le quatorzième point d'un programme. Mais il y a des priorités : tout commence par le savoir, la maîtrise de la matière. C'est le commencement de tout, et je trouverais excitant de réussir cela.
Mercredi 17 février 1988
Avant le Conseil, Jacques Chirac me dit : Ce Sommet de l'OTAN, c'est honteux, nous sommes convoqués, mais on ne peut faire autrement que d'y aller...
Jacques Chirac, avec un large sourire au Président : Je serai héroïque : jamais je n'attaquerai Barre !
François Mitterrand : Comme je vous comprends ! Vous lui avez mis une nouvelle couche de glu. Maintenant, il est comme un oiseau empêtré.
Décès d'Alain Savary. Le Président fait demander à la famille s'il peut assister aux obsèques. Elle est d'accord.
Jeudi 18 février 1988
Déjeuner avec le Président. Il s'inquiète que Raymond Barre soit encore trop haut. Son adversaire préféré est Jacques Chirac : Fouillez dans son programme. Montrez qu'il ne s'agit que de placer des copains. Il ne dit pas ce qu'il fera lui-même : Ne vous inquiétez pas ; j'écris quelque chose.
Boris Eltsine est « libéré » de son poste de membre suppléant du Bureau politique du PCUS.
Le général de Bénouville vient plaider auprès de moi pour que le Président ne se représente pas : Qu'il parte ! Il aura une place dans l'Histoire. Le moment est venu pour Chirac...
Ibrahim Souss vient me voir. Pour lui, le conflit réapparaît enfin pour ce qu'il a toujours été : un conflit israélo-palestinien. Cette réalité avait été travestie par les Israéliens comme par les Arabes qui avaient intérêt à le présenter comme un conflit israélo-arabe.
Il reconnaît que les intégristes sont assez forts à Gaza, mais estime qu'ils représentent peu de chose en Cisjordanie. De surcroît, dit-il, même intégristes, les Palestiniens ne sont pas chiites et n'ont pas le même goût du martyre ou du suicide. L'OLP pense de plus en plus que les travaillistes israéliens n'ont guère d'avenir sur la scène politique israélienne. D'où leur intérêt, réaliste, pour des contacts avec le Likoud. Il me confirme qu'Itzhak Shamir laisse de jeunes responsables du Likoud avoir des contacts avec des Palestiniens proches de l'OLP. Ces représentants du Likoud commenceraient à envisager un compromis territorial pour de simples raisons de réalisme économique et militaire. Ils ne seraient pas intéressés par une négociation avec la Jordanie : ce pays ne peut ni s'engager pour les Palestiniens, ni garantir quoi que ce soit. Selon lui, ils seraient à la recherche d'un leader palestinien suffisamment solide et inflexible pour se permettre d'assumer un accord avec les Israéliens. Symétriquement, il pense que les Palestiniens auraient presque intérêt à avoir comme interlocuteur, du côté israélien, un leader de droite intransigeant dans le genre d'Ariel Sharon.
Il m'affirme que les Palestiniens ne pourraient pas jouer le jeu des élections dans le cadre du plan d'autonomie prévu par George Shultz ; que, par le passé, ils l'ont déjà fait et que tout cela a mal tourné, avec la déportation, l'assassinat ou la déposition des élus palestiniens.
Sans que je puisse discerner s'il s'agit d'un pronostic ou d'un mot d'ordre, il m'indique que les manifestations vont désormais s'orienter contre les colons, les Palestiniens s'attendant à ce que ceux-ci prennent les armes contre eux.
Lionel Jospin annonce qu'il abandonnera la direction du Parti socialiste après la présidentielle. Ce garçon me déconcerte ; je ne lui ai rien promis, commente François Mitterrand.
Nous travaillons avec le Président sur le programme de Jacques Chirac : Il promet vraiment tout à tout le monde. Hervé Hannoun accomplit un remarquable travail de démolition. François Mitterrand : Les publicitaires veulent que j'annonce ma candidature depuis l'Élysée, que je ne descende pas dans l'arène. Ce serait une faute. Celle que j'ai reprochée en 1981 à Giscard et qui l'a perdu. Un Président doit retrouver l'humilité du candidat, au moins le temps d'une campagne. Mais laissez-les dire, ils verront bien !
Vendredi 19 février 1988
L'inlassable Jack Lang me téléphone : Aurais-tu la gentillesse de ne pas oublier de dire deux mots à Enrico Macias ? Il participe à l'émission Sacrée Soirée, sur TF1 — taux d'écoute: 35 %. Deux mots de lui sur Mitterrand auraient le plus grand impact.
Par ailleurs, poursuit-il, Chirac fait un show pour les jeunes à la Défense, le 23 février prochain. Serait-il possible que Renaud ou France Gall puissent, à cette occasion, dire quelques mots sur « Chirac, les jeunes et la culture ? »
Dans la Drôme, François Mitterrand critique le programme de Jacques Chirac : un Jack pot ! Il a fait son miel des fiches d'Hervé Hannoun...
Nous commençons à travailler sur les thèmes politiques de la campagne. Il ressort des études que l'idée centrale devrait être : 1981 (la justice sociale) + 1986 (le rassemblement) = 1988 (justice + rassemblement). Il faut expliquer qu'en 1986 le Président a évité une crise institutionnelle et que la cohabitation a renforcé l'unité nationale. Contrairement à ce qu'affirme Raymond Barre, cela n'a pas altéré les pouvoirs du Président de la République ; cela a permis à des hommes qui ne se parlaient jamais d'entamer un dialogue. Or la France ne peut réussir sans dialogue.
Cela dispense-t-il le Président d'élaborer un programme ? Assurément non, même si celui-ci ne peut être de même nature que celui de 1981. Beaucoup de réformes ont été accomplies, qui sont aujourd'hui considérées comme des acquis. Finalement, après les avoir critiqués, les candidats de droite promettent de ne pas toucher à la retraite à soixante ans, à la Sécurité sociale, aux services publics, etc.
Difficile de rédiger un tel programme... Surtout quand les publicitaires poussent à ne pas en avoir : Il est au-dessus de ça !... Surtout pas de campagne !... Il n'est pas candidat, il est Président... Il ne doit jamais apparaître comme sollicitant des voix...
Samedi 20 février 1988
Arrestation de cinq membres d'Iparretarrak.
Édouard Balladur me communique un article qu'il fait paraître lundi dans le Wall Street Journal sur les problèmes monétaires internationaux. On peut regretter le court délai avant parution, mais l'article ne contient rien de neuf. Et le geste est assez élégant.
Je m'inquiète de constater que sur l'agenda du Président, plus rien d'important n'est prévu après la fin de février. Je recommande d'aller au Conseil atlantique au début de mars, de réunir le Comité d'éthique sur le sida vers le 15 mars. On pourrait imaginer une journée privée hors de Paris avec Helmut Kohl, une éventuelle rencontre avec Ronald Reagan...
Plus souverain que jamais, il se refuse à faire campagne : pas de meetings, pas de programme...
Dimanche 21 février 1988
Nicole Catala, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Éducation nationale, expose, dans une interview au Journal du Dimanche, ce qu'elle va dire au prochain Conseil sur la formation professionnelle.
Lundi 22 février 1988
Vu Édouard Balladur, aimable, attentif, modeste, comme si le sentiment de la défaite annoncée l'avait lavé de ses petites lubies.
A Poindimié, en Nouvelle-Calédonie, un commando du FLNKS prend neuf gendarmes en otages durant quelques heures. La situation se tend dans l'archipel. On peut redouter un incident avant les élections.
Les choses se gâtent. Recevant Renaud Denoix de Saint Marc, François Mitterrand lui déclare à propos du remplacement de Philippe Essig à la SNCF : J'ai dit à M. Chirac ce que j'en pensais. Ce n'est pas très décent de changer le patron de la SNCF à deux mois de la fin du mandat présidentiel.
Puis, à propos des déclarations d'hier de Mme Catala : Ce sont de mauvaises mœurs pour l'État. Denoix de Saint Marc opine. Le Président hésite, puis décide de ne pas retirer la communication sur la formation professionnelle de l'ordre du jour.
Mardi 23 février 1988
Lors de la cérémonie organisée pour les obsèques d'Alain Savary, Jean Lacouture explique que la loi que celui-ci souhaitait faire passer en 1984 sur l'école libre fut retirée parce que la raison d'État l'exigeait.
Au retour, François Mitterrand me dit : Il a raison... Savary était un homme bien, un homme vraiment bien. Il manquait de rayonnement, de capacité de création, mais c'était un homme bien. Il n'y a pas beaucoup d'hommes dont on puisse dire ça. Il a eu le sentiment d'une grave injustice quand il est parti après la crise scolaire, c'est vrai, mais comment pouvais-je faire autrement ? Ce n'était pas la raison d'État, mais c'était, dans l'action publique que j'avais à conduire, la seule solution. D'ailleurs, quand je l'ai emmené avec moi à Saint-Pierre-et-Miquelon, il y a quelques mois, il a été très détendu, très aimable.
Mercredi 24 février 1988
Avant le Conseil, François Mitterrand fait observer à Jacques Chirac : Mme Catala a déjà dit tout ce que le Conseil aura à enregistrer. Je n'ai rien contre Mme Catala, sinon j'aurais exigé le retrait de cette communication. Mais il faudrait quand même, au bout de deux ans, qu'elle apprenne son métier !
Chirac sourit. Il est visiblement ailleurs: candidat à plein temps, Premier ministre en pilotage automatique.
Le Président : En ce qui concerne les armes à très courte portée, je dois vous dire que je suis contre ces armes qui ne servent à rien. Je suis donc pour la troisième option zéro. Mais je ne le dirai pas publiquement, parce que la question que les Américains nous posent revient à vouloir nous faire approuver la modernisation de ces armes. Et ça, au moment où commence un fragile désarmement, c'est idiot. Je m'y opposerai.
Jeudi 25 février 1988
François Mitterrand part pour l'Irlande. C'est la dernière visite d'État du septennat.
Dans l'avion, il me dit : Le mieux qui puisse arriver au candidat de la gauche, c'est qu'entre Chirac et Barre il y ait égalité à l'arrivée. C'est ce qui semble se dessiner... Il faut taper sur la tête de celui qui dépasse !
Je crois Raymond Barre moins dangereux pour la démocratie. J'ai vu pendant deux ans Chirac et sa bande faire des mauvais coups, des coups tordus. Si ces gens-là avaient tout le pouvoir, ils deviendraient sans foi ni loi.
Vendredi 26 février 1988
François Mitterrand au Premier ministre irlandais : J'ai beaucoup de doutes sur l'intérêt d'une modernisation des forces nucléaires à très courte portée. Cela ne sert à rien. Et si on nous convoque au sommet de l'OTAN pour décider cela, je ne l'accepterai pas.
Il répète sa position devant les deux chambres du Parlement irlandais.
Le Président sur Jacques Chirac : Balladur le mène par le bout du nez. Je ne comprends pas comment il tolère cela. Chirac a besoin de quelqu'un à admirer. Il ne fonctionne que comme ça. Il ne faut pas admirer ses collaborateurs, cela finit toujours par leur donner des idées...
Hans-Dietrich Genscher fait une proposition très intéressante sur la Banque centrale européenne : ce sera probablement le thème de discussion le plus important dans la Communauté au cours des mois à venir et au Conseil de juin à Hanovre.
Genscher a très soigneusement préparé ce texte en associant à son élaboration des spécialistes de tous les horizons politiques (en particulier Manfred Lanhstein et Horst Schulmann, anciens secrétaires d'État au ministère des Finances sous le gouvernement Schmidt). Il s'est assuré l'appui de hautes personnalités politiques allemandes, notamment de Franz-Josef Strauss. Genscher a obtenu l'approbation officielle du Chancelier (par la voie de son porte-parole) et celle du Président de la Bundesbank, Karl Otto Pöhl. Stoltenberg, lui, est resté muet. Genscher distribue ce texte à ses collègues ministres des Affaires étrangères.
Il propose de compléter le marché intérieur européen en créant un espace monétaire unique doté d'une Banque centrale : la formation d'un bloc monétaire européen stable viendrait consolider le SME ; il suggère de promouvoir une utilisation beaucoup plus intensive de l'écu dans les secteurs public aussi bien que privé ; il insiste sur la nécessaire autonomie de cette banque centrale vis-à-vis des institutions nationales et communautaires.
Genscher fait une suggestion de méthode : un groupe d'experts, composé de cinq à sept « sages », serait créé par le Conseil européen de Hanovre, avec pour mandat d'élaborer dans un délai d'un an les principes de l'aménagement d'un espace monétaire européen et un statut pour la future Banque centrale. Les membres de ce groupe devraient jouir d'une autorité tant personnelle que politique et être indépendants.
C'est un pas très positif dans la direction que nous avons nous-mêmes souhaitée.
On peut s'interroger sur la composition de ce groupe : faut-il des « sages » indépendants, comme le propose Genscher, ou des experts habilités à négocier, par exemple les directeurs du Trésor ? Si l'on veut progresser, mieux vaudrait des personnalités indépendantes. Les fonctionnaires négocieraient ensuite...
Samedi 27 février 1988
L'état-major de la campagne se met en place. Autour de Pierre Bérégovoy et d'Henri Nallet, Louis Mermaz, Pierre Joxe et André Rousselet (chargé d'assurer le financement) se réunissent régulièrement.
A côté de cette cellule, un petit déjeuner réunit chez Édith Cresson, tous les jeudis matins, Bérégovoy, Dumas, Mermaz, Joxe, Lang et Bianco.
François Mitterrand n'est pas décidé à assister à la réunion organisée à Lille par Pierre Mauroy le 20 mars. Il ne veut pas paraître comme le candidat du Parti socialiste. La date pour l'annonce de la candidature — qui devrait être faite par un communiqué de la Présidence, conformément au souhait de l'équipe chargée de l'« image » — n'est pas encore fixée. On envisage deux possibilités : le 16 mars, date anniversaire des législatives de 1986, ou le 23 mars, soit trente et un jours avant le scrutin, pour reprendre le calendrier du général de Gaulle en 1965.
Cette campagne s'annonce surréaliste. Le Président tient absolument à garder ses distances vis-à-vis de ceux qui prétendent la diriger. Une campagne gagnée d'avance, sans combat, sans projet, sans haine, sans passion, si différente de celle de 1981 et, plus encore, de 1974, la plus belle, la plus rebelle !
Je participe à une réunion des sherpas à La Sapinière, dans la neige, près de Montréal, pour préparer le Sommet de Toronto. Personne ici ne doute de la réélection de François Mitterrand. Ce Sommet se déroulera comme les précédents, à cette différence près qu'il commencera, avant le premier dîner, par une séance restreinte aux seuls chefs d'État et de gouvernement, le 19 juin, pour parler d'éducation, sujet jamais abordé aux Sommets, et qu'il se terminera le 21 par un déjeuner officiel.
Les Américains veulent d'ores et déjà y faire décider que la réunion du GATT, en décembre, servira à décréter une réduction des subventions agricoles.
Les Européens, eux, veulent avancer sur la réforme monétaire internationale.
Pour le reste, je n'ai évidemment lancé aucune proposition, même si je tiens en réserve une idée sur la réduction de la dette de l'Afrique, qui me tient particulièrement à cœur.
La prochaine réunion de sherpas aura lieu à Paris les 19, 20 et 21 mai 1988. Qui représentera alors la France ? Personne ici ne doute que ce sera encore moi.
Lundi 29 février 1988
Étudiant l'ordre du jour du Conseil des ministres avec Renaud Denoix de Saint Marc et voyant annoncée une communication d'un ministre particulièrement bavard, François Mitterrand constate : Il va encore nous faire une homélie !
Le Président, dans une interview à US News and World Report, rédigée avec beaucoup de soin il y a huit jours, réaffirme son opposition à la modernisation des fusées à très courte portée de l'OTAN : Il serait paradoxal et inopportun pour l'OTAN de surarmer, les Allemands supportant mal d'être, sur un territoire bourré d'explosifs nucléaires, la première cible probable d'une guerre nucléaire rapprochée.
Lisant cela, Jacques Chirac bondit et écrit à François Mitterrand afin de protester. Pour lui, les orientations du Président risquent de gêner la modernisation de nos propres forces nucléaires telle qu'elle est prévue dans la loi de programmation militaire adoptée par le Parlement au printemps dernier. Il menace : ce qu'il considère comme un infléchissement de la politique traditionnelle de la France ne peut être décidé à quelques semaines du choix du nouveau Président de la République. Autrement dit, il demande au Président de ne plus s'exprimer sur ces sujets avant les élections !
Jamais, à mon sens, un Premier ministre n'a adressé une lettre pareille à un Président ! On a l'impression qu'elle a été rédigée pour être publiée. Ou pour la postérité ?...
Exaspéré, François Mitterrand commente : Il n'a pas compris. Je n'ai pas pris position en faveur d'une troisième option zéro, mais contre la modernisation des forces à très courte portée. Ce n'est pas pareil ! Je suis opposé à l'accroissement de leur puissance de feu et de leur portée au moment où s'engage un processus encore fragile de désarmement. J'ai déjà eu l'occasion de lui dire que je ne jugeais pas utile de débattre, en l'état actuel des choses, de la troisième option zéro. En revanche, je pense qu'il serait inopportun de moderniser ces armes. C'est tout. C'est simple ! En quoi y a-t-il là infléchissement de la politique de la France ? Les armes nucléaires à moyenne, courte et très courte portée n'entrent que par une certaine faiblesse de raisonnement dans la discussion sur la dissuasion. Il ne faut pas confondre l'essentiel et l'accessoire, les armes de la dissuasion — les nôtres — et celles du champ de bataille — les leurs. Qu'est-ce qu'il veut dire par sa lettre ? Des menaces ?
J'ai dû, par le passé, corriger ses propos et ceux de ses ministres sur l'emploi des armes nucléaires tactiques et sur l'ultime avertissement. Je l'ai convaincu de soutenir la première option zéro, puis la deuxième, dont il ne voulait pas. C'est moi qui préserve la politique traditionnelle de la France, c'est lui qui la remet en cause imprudemment ! S'il y tient, je ne refuserai pas de débattre publiquement sur ce sujet.
Il répond à Chirac par une lettre violente, pleine de rage et de menace. Elle est l'aboutissement de mois de harcèlement.
Jacques Chirac ne proférera plus un mot à ce sujet. En tout cas, à ma connaissance.
Dans la presse, Jacques Toubon : N'attendez pas de moi que je dise ce que M. Mitterrand a dit en 1981 : « En un an, nous allons créer un million d'emplois. »
Le Président s'inquiète et nous interroge : Ai-je fait des promesses excessives sur l'emploi en 1981 ?
Enquête faite, au cours d'un entretien télévisé du 7 mai 1981 avec Anne Sinclair, il a dit : Le plan que j'ai développé pendant la campagne présidentielle suppose que je serai en mesure de faire recruter, soit sur le plan public, soit sur le plan privé, un million, vous entendez, un million de jeunes dans l'année qui vient.
Or cet engagement a été à peu près tenu : il s'agissait bien de « recrutements », non de « créations d'emplois ». Et, depuis 1981, il y a eu chaque année en France de 3 à 4 millions de recrutements destinés à remplacer des salariés partant à la retraite ou à augmenter les effectifs des entreprises et des administrations. En particulier, environ 850 000 jeunes ont été recrutés chaque année entre 1981 et 1986. (Le chômage des jeunes a d'ailleurs progressé beaucoup moins vite entre 1981 et 1986 qu'entre 1974 et 1980).
Le 5 mai 1981, dans le face-à-face qui l'opposait à Valéry Giscard d'Estaing, il a dit : Si votre politique continue, nous aurons au moins 2,5 millions de chômeurs en France en 1985. En mars 1986, nous en avons dénombré 2 467 000.
Dans l'émission Cartes sur table, en mars 1981, puis au cours d'un déplacement dans la région Rhône-Alpes, en avril, le Président a cité le chiffre d'environ 1 million d'emplois, susceptibles d'être créés à terme par la réduction à trente-cinq heures de la durée du travail : A la question : combien cela va coûter ? que l'on m'a posée, j'aurais dû répondre : combien cela va rapporter ? Nous disons 950 000 emplois.
Valéry Giscard d'Estaing avait déclaré à L'Express, le 28 mars 1981 : Compte tenu de l'importance du programme que je propose, c'est 1 million d'emplois environ qui pourront être offerts avant 1985 aux Français, et notamment aux jeunes.
Lisant cela, François Mitterrand me dit : Je ne rédigerai pas de programme. Il faut que je trouve une autre façon de m'exprimer et de dire mes priorités aux Français.
Jacques Chirac passe devant Raymond Barre dans les sondages.
D'après ce que nous croyons savoir, une réunion discrète s'est tenue autour de Jacques Chirac, à Matignon, avec André Giraud, Jean-Bernard Raimond et Édouard Balladur : le Premier ministre doit-il toujours se rendre avec le Président au sommet de l'OTAN, à Bruxelles, après les déclarations du Président en Irlande et son interview à l'hebdomadaire US News and World Report ? Giraud est contre : il a très mal pris les propos présidentiels. Chirac, lui, hésite. Édouard Balladur convainc le Premier ministre de faire le voyage, comme prévu : Les Français ne comprendraient pas votre absence, même si nos arguments sont bons sur le fond, et Raymond Barre en ferait des gorges chaudes.
Vu, avec Michel Charasse, plusieurs membres du corps préfectoral qui, tous, pronostiquent un effondrement de Raymond Barre devant l'extraordinaire machine que le RPR est en train de mettre en branle.
Mardi 1er mars 1988
François Mitterrand me confie qu'il va rédiger une Lettre à tous les Français au lieu de publier un programme détaillé. Je pense que l'idée est de lui.
Mercredi 2 mars 1988
Sommet de l'Alliance atlantique à Bruxelles.
Les chefs d'État et de gouvernement des seize pays membres de l'OTAN approuvent d'abord l'ouverture de négociations sur le désarmement conventionnel en Europe. Le communiqué est discuté. Le seul point controversé concerne la dernière phrase, à la fin du paragraphe 5 : Il s'agit d'une stratégie de dissuasion fondée sur une combinaison appropriée de forces nucléaires et conventionnelles adéquates et efficaces. Les Anglais tiennent à ajouter les mots : « qui seront maintenues à niveau » (« up to date »). Toute l'affaire tourne autour de cet « up to date » dont Margaret Thatcher ne veut personnellement pas démordre. Les Allemands et les Italiens refusent avec la même obstination. Derrière cette querelle de mots se cache le vrai débat sur la modernisation des Lance. La discussion se poursuit longuement par un stérile échange d'arguments : le ministre britannique des Affaires étrangères, Sir Geoffrey Howe, rappelle que l'expression litigieuse a été acceptée unanimement dans le document sur la maîtrise des armements conventionnels ; ses partenaires lui opposent avec autant de bonnes raisons qu'il n'est pas nécessaire d'ajouter un sixième adjectif à ceux qui figurent déjà au paragraphe 5 (adéquates et efficaces) et au paragraphe 6 (opérationnelles, crédibles, efficaces).
George Shultz proteste vivement : le mot « modernisation », appliqué aux armes nucléaires, est en train de devenir tabou en Europe ; on s'en inquiète aux États-Unis, particulièrement au Sénat. Que serait-ce si celui d'« updating » devait le devenir à son tour ? Au cours de son séjour à Washington, le Chancelier Kohl a d'ailleurs utilisé ce mot. Il suggère donc un compromis consistant à amender le membre de phrase britannique en y ajoutant les mots « as necessary » ; cela deviendrait donc : maintenues à niveau, si nécessaire.
Le front antibritannique est ébranlé. Jean-Bernard Raimond se range du côté britannique. Le Président s'y oppose, mais il faut encore une longue discussion pour arriver à une solution agréée : « which will continue to be kept up to date where necessary » (qui ajoute : « là où c'est nécessaire »). Margaret Thatcher a le mot auquel elle tenait. Mais les Français, les Belges et les Néerlandais soulignent qu'à leurs yeux l'expression « where necessary » signifie que les modernisations éventuelles feront l'objet d'une décision au cas par cas.
François Mtterrand, en séance, improvise un nouveau concept : Je ne suis pas contre le principe de la modernisation, qui n'est pas urgente, mais il faut d'abord tenter de négocier avec les Russes sur le conventionnel en leur disant : « Si vous n'acceptez pas dans les deux ans de réduire le nombre de vos chars, de vos avions et de vos soldats, alors on modernisera les Lance. » Il propose ainsi une nouvelle double décision : si on ne désarme pas dans le conventionnel dans les deux ans, nous moderniserons nos armes nucléaires à courte portée.
Jeudi 3 mars 1988
Le Président turc, Turgut Ozal, fait justement remarquer qu'il est, dans cette salle, le seul lien avec le monde musulman.
Jacques Chirac, lui, ne dit mot.
Quand vient l'approbation du communiqué, François Mitterrand : Je suis solidaire de ce texte. Avec Gorbatchev, nous avons un partenaire qui, dans la fidélité théorique au modèle léniniste, est porté à assumer le changement. Leur choix d'avenir dépend des nôtres. Il faut de la force et de la souplesse. À Paris, Gorbatchev m'a dit : « L'Afghanistan est une erreur de notre direction. » C'est une ouverture indéniable. Mais Gorbatchev n'est pas Gandhi...
Commentant les résultats du Sommet pour la presse, le Président met en garde l'Alliance : Il ne faut pas confondre vigilance et méfiance permanente. Si l'on ne désarme pas, on surarme.
Interrogé par des journalistes, il fait l'éloge de la cohabitation, triomphe, selon lui, de la stabilité présidentielle sur l'instabilité parlementaire.
Vendredi 4 mars 1988
A propos de la campagne, François Mitterrand me dit : Il faut s'adapter au terrain. On verra après.
Sur Michel Rocard : Il est comme un rat de laboratoire. Il prend les coups et ne s'abrite pas.
Ce matin, avant le Conseil des ministres, Alain Carignon, toujours aussi amical, me dit qu'à sa grande surprise, dans l'Isère où il est traditionnellement en tête, Barre s'effondre et perd des soutiens. Pour lui, il est déjà passé derrière Chirac. Enfin, de très nombreuses sources soulignent combien le député du Rhône est ennuyeux en meeting.
Par ailleurs, un journaliste me raconte qu'à France-Inter, ce matin, des ordres ont été ouvertement donnés pour ne pas citer le nom de Raymond Barre à l'antenne ! Faut-il croire ces rumeurs de censure ? Des ordres, en tout cas, inapplicables.
François Mitterrand inaugure la magnifique pyramide de l'architecte américain Ieoh Ming Pei dans la cour du Louvre. Edouard Balladur, qui se tient dans son bureau, refuse de participer à la cérémonie. Inutile mesquinerie.
Samedi 5 mars 1988
Dans Choses vues, à la date du 24 décembre 1848, je découvre ce récit d'un dîner à l'Élysée, le premier de Louis Napoléon, tout juste élu premier Président de la IIe République, tentant de rallier à lui les intellectuels méfiants, et d'abord le plus grand d'entre eux. D'après la description que Victor Hugo en donne, je constate que le bureau que j'occupe était alors la salle à manger de Louis Napoléon !
C'était une pièce carrée, lambrissée dans le goût Empire, à boiseries blanches. Aux murs, des gravures et des tableaux du choix le plus misérable, entre autres la Marie Stuart écoutant Rizzio du peintre Ducis. Autour de la salle, un buffet. Au milieu, une table longue arrondie aux deux extrémités, où siégeaient une quinzaine de convives.
Ce passage d'une étonnante modernité :
Nous parlâmes de la presse. Je lui conseillai de la respecter profondément, et de faire à côté une presse de l'État. « L'État sans journal, au milieu des journaux, lui dis-je, se bornant à faire du gouvernement pendant qu'on fait de la publicité et de la polémique, ressemble aux chevaliers du XIVe siècle qui s'obstinaient à se battre à l'arme blanche contre les canons à feu ; ils étaient toujours battus. Je vous accorde que c'était noble, vous m'accorderez que c'était bête... »
Et cet autre :
Et, tout en m'en allant, je songeais. Je songeais à cet emménagement brusque, à cette étiquette essayée, à ce mélange de bourgeois, de républicain et d'impérial, à cette surface d'une chose profonde qu'on appelle aujourd'hui le Président de la République, à l'entourage, à la personne, à tout l'accident. Ce n'est pas une des moindres curiosités et un des faits les moins caractéristiques de la situation que cet homme auquel on peut dire, et on dit en même temps et de tous les côtés à la fois : Prince, Altesse, Monsieur, Monseigneur et Citoyen.
Tout ce qui passe en ce moment met pêle-mêle sa marque sur ce personnage à toutes fins.
Rien de plus ne serait à dire d'aujourd'hui.
Dimanche 6 mars 1988
La candidate CDS devance le secrétaire d'État au Tourisme, investi par l'UDF, dans l'élection partielle de Lille-Ouest.
Lundi 7 mars 1988
Au cours du déjeuner de Marly qui réunit maintenant tous les lundis Pierre Bérégovoy, Jack Lang, Édith Cresson, Louis Mermaz, Roland Dumas, Pierre Joxe et Jean-Louis Bianco, François Mitterrand lit quelques bribes d'une Lettre aux Français qu'il vient de commencer à rédiger, en particulier le début sur la cohabitation en politique étrangère et le récit de sa visite à une école d'enfants immigrés.
Dans l'après-midi, François Mitterrand m'appelle dans son bureau. Il me prend à témoin : La presse, comme à son habitude, dénonce la « présidentialisation » du système. Mais ce n'est pas moi qui ai dépouillé le Parlement de ses prérogatives, c'est de Gaulle ! Il lui a ôté le droit de fixer son ordre du jour, l'initiative des lois et des sessions extraordinaires. Il l'a privé de tout droit, même de regard en matière internationale, et de la possibilité d'amender le budget. La procédure du vote bloqué, c'est lui. Toutes les lois importantes, tous les choix fondamentaux ont été acquis en contraignant le Parlement. Ainsi donc, quand c'était lui, c'était bien. Et quand c'est moi — qui ménage bien plus les élus —, c'est la dérive monarchique !
Mardi 8 mars 1988
François Mitterrand travaille à sa Lettre aux Français. Seul. Pas de rendez-vous.
Mercredi 9 mars 1988
François Mitterrand fait observer à Jacques Chirac qu'Hervé de Charette a annoncé à la télévision les dispositions décidées pour les salaires et les retraites dans la fonction publique (augmentation de 1 %) avant le Conseil des ministres.
Jacques Chirac : Il y avait une obligation d'annoncer avant, mais je ne sais plus laquelle.
Chirac se tourne vers Renaud Denoix de Saint Marc, espérant qu'il va voler à son secours, mais celui-ci a un geste évasif signifiant qu'il ne voit pas à quoi le Premier ministre fait allusion.
François Mitterrand, sur un ton on ne peut plus aimable : Vous voulez vraiment que le Conseil des ministres ne serve à rien ?
Chirac précise au Président qu'en fin de Conseil il dira un mot du terrorisme corse.
Au Conseil, l'exposé de François Léotard sur la rénovation de Versailles est très longuement paraphrasé par Jacques Chirac.
François Mitterrand : C'est vrai que Versailles a été longtemps abandonné. Les travaux ont été relancés en 1982. C'est une initiative très heureuse. Ce grand projet devra, comme les autres, être mené à son terme.
Sur l'Éducation nationale, après deux exposés également ennuyeux de René Monory et Jacques Valade, Jacques Chirac lit une note. François Mitterrand, qui bavarde avec ses voisins, lance d'un ton enjoué à la fin de cette lecture : Parfait !
Il s'apprête à lever la séance, puis se ravise, et, s'adressant à Jacques Chirac : Ah, c'est vrai, vous avez encore quelque chose à me... à nous dire ?
Le Premier ministre entame un couplet sur le terrorisme corse : Il faut tout mettre en œuvre, je dis bien tout mettre en œuvre..., etc.
François Mitterrand reprend la parole : Il faut que les forces de sécurité sachent qu'elles ont avec elles la solidarité de la nation.
Philippe Mestre déclare aux journalistes que si Jacques Chirac est élu Président de la République, il n'obtiendra pas le soutien automatique de l'UDF.
Jacques Barrot et Pierre Méhaignerie tiennent les mêmes propos.
Vu Michel Camdessus. Il pense que les Américains, après avoir longtemps refusé, seraient maintenant tentés d'accepter une augmentation des DTS. Celle-ci reconstituerait les réserves de change des pays endettés et des pays en voie de développement, et pourrait aider à freiner la baisse du dollar.
Il me dit que Karl Otto Pöhl, gouverneur de la Bundesbank, dans des conversations privées, estime que le ministre allemand des Finances, Stoltenberg, est hostile à tout mouvement ; que l'Allemagne doit relancer son économie et que ses excédents en balance des paiements sont trop importants ; mais que la position de Stoltenberg restera toujours aussi figée et que nos demandes ont de grandes chances de se heurter à un refus.
D'après les prévisions du FMI, le taux de chômage en France sera en 1992 de 13,9 % (le FMI prévoit une croissance de 1,6 % par an). Pendant la même période, en Allemagne, la croissance serait de 1,7 %, mais le taux de chômage n'augmenterait pas, car la population allemande vieillit davantage que la nôtre.
Selon lui, pour éviter une telle dégradation de la situation de l'emploi, il faudra réagir vite après l'élection présidentielle ; le nouveau gouvernement français devra remettre les pendules à l'heure entre le franc et le deutsche mark et procéder très rapidement à une réévaluation de neuf points du mark par rapport au franc. Il estime que l'Allemagne acceptera de réévaluer si on la menace de laisser flotter le franc pendant un certain temps. Il faudra évidemment accompagner la dévaluation du franc d'une politique économique rigoureuse sur les salaires et le budget.
Faudra-t-il donc entamer le second septennat comme François Mitterrand avait refusé de commencer le premier ?
Jeudi 10 mars 1988
Le deutsche mark gagne plusieurs fractions face au franc français, s'échangeant entre banques à 3,4115 contre 3,3990 au cours officiel (fixing) de 13 h 30 à Paris. Une heure plus tard, la parité est revenue aux alentours de 3,40.
Le ministère de l'Économie et des Finances estime qu'il n'y a pas de brutal décrochage du franc, mais seulement de légères fluctuations à l'intérieur du SME. Les parités du franc sont bonnes et le marché est équilibré.
Vendredi 11 mars 1988
Vu Jean-Claude Trichet, nouveau directeur du Trésor. Il se confirme que le mouvement sur le franc, hier, était lié à l'action d'une entreprise (ou d'une banque) française sur le marché de Francfort pour un montant dépassant 1 milliard de dollars (certaines sources disent 2). Mais, d'après l'AFP, au ministère des Finances, ce matin, on liait ce mouvement à l'éventuelle candidature de François Mitterrand ! La Banque de France n'a pas défendu la monnaie (elle n'a sorti que 100 millions de dollars).
Le gouvernement est évidemment obsédé par un objectif : ne pas laisser filer les réserves de devises. Le niveau de ces réserves est aujourd'hui inférieur de 25 milliards de francs à ce qu'il était en mars 1986. Beau bilan ! Or, il serait désastreux pour le gouvernement que ce chiffre se dégrade davantage : on pourrait alors dire que le remboursement de la dette publique extérieure de la France, dont il se vante tant (pour un montant de 39 milliards), n'a été acquis qu'en vendant nos actifs en devises, tout comme celui de la dette publique interne n'a été acquis qu'en vendant nos actifs industriels...
Lundi 14 mars 1988
Rencontre entre François Mitterrand et Helmut Kohl à Durbach, en RFA. Accueil du Président par le maire et un groupe folklorique. Déjeuner avec M. Spaeth. Des élections régionales auront lieu dans six jours. La CDU de Spaeth n'est pas certaine de conserver la majorité. Cela explique pourquoi Helmut Kohl a souhaité que le déjeuner ait lieu là.
Le Chancelier est préoccupé par les négociations de la CSCE à Vienne. Il a le sentiment que les travaux stagnent. Si la réunion n'aboutit pas avant l'été, la campagne électorale américaine risque de repousser les négociations conventionnelles d'un an, plaçant le gouvernement de la RFA en situation difficile avant les élections législatives.
Les Allemands craignent qu'une trop grande exigence française dans le domaine des droits de l'homme ne conduise à un blocage de la négociation. Ils préfèrent qu'on fasse porter l'essentiel de l'effort sur le débat relatif à la coopération économique avec l'Est plutôt que sur la question des droits de l'homme.
François Mitterrand : C'est vraiment cette année qu'il faut un accord, maintenant... ou dans les années qui viennent, en tout cas avant la fin du siècle.
En ce qui concerne le problème des armes chimiques et conventionnelles, j'ai proposé une double décision : soit il y aura désarmement conventionnel, soit nous moderniserons les armes à courte portée dans un délai de deux ans, par exemple. Cette modernisation n'est pas un problème urgent. Il faut négocier avant la modernisation, sinon on risque de reculer.
Helmut Kohl : Mon problème est de ne pas théoriser. Je veux aller assez vite, le plus vite possible, vers un désarmement conventionnel ; c'est nécessaire politiquement pour moi.
Le Chancelier aborde quatre questions : le renouvellement de Jacques Delors à la présidence de la Commission pour deux ans encore ; la proposition de Hans-Dietrich Genscher sur la Banque centrale européenne ; les relations de la Communauté avec les pays de l'Est ; l'accélération des travaux sur le marché intérieur.
Jacques Delors et le Chancelier se sont vus mercredi 9 mars au Parlement européen, à Strasbourg. Le Chancelier a dit à Delors son souhait de le voir rester à la tête de la Commission. La décision devra être prise au Conseil de Hanovre (en décembre). Le Chancelier n'a plus envie de favoriser la candidature de Martin Bangeman, qui provoquerait des rivalités internes en RFA. Il avait été pourtant entendu, à Fontainebleau, que Jacques Delors céderait sa place à Bangeman au bout de deux ans...
Retour à Paris. Examinant avec Renaud Denoix de Saint Marc l'ordre du jour du Conseil des ministres et constatant que plusieurs communications ont pour objet de dresser des bilans d'autosatisfaction, François Mitterrand remarque : Il ne faut pas transformer le Conseil des ministres en officine de propagande. Remarquez, personne ne s'y intéresse. La dernière fois, sur l'Éducation, on a eu Monory, Valade et le Premier ministre ; cela faisait quand même beaucoup. Si cela continue, je serai conduit à refuser l'inscription à l'ordre du jour du Conseil des ministres.
Le Président s'amuse de voir le candidat Chirac user de l'enceinte fermée du Conseil comme d'un préau d'école.
Mardi 15 mars 1988
Deux conseillers de Helmut Kohl, Horst Teltschik et Joachim Bitterlisch, viennent me voir d'urgence à Paris.
Le Chancelier souhaite une initiative commune avec le Président, à Dublin, en juin, sur l'union politique. Curieux qu'il n'en ait pas du tout parlé hier...
Mercredi 16 mars 1988
Avant le Conseil, le Président reproche à Jacques Chirac les propos de Jacques Toubon, porte-parole du RPR, qui a annoncé hier le contenu de la déclaration qu'Édouard Balladur doit faire aujourd'hui au Conseil. Si ce ne sont même plus les ministres eux-mêmes qui se livrent à des indiscrétions sur le contenu du prochain Conseil !...
Toujours avant le Conseil, Jean-Louis Bianco a un entretien avec Alain Carignon. Ce dernier affirme qu'il sera parfaitement loyal à l'égard de Jacques Chirac jusqu'au 8 mai, mais que lui-même et un certain nombre de ses amis sont prêts à gouverner avec François Mitterrand et à refaire l'opération des « quarante-trois ».
Le Président me dit : En 1974, j'aurais été élu s'il n'y avait pas eu les votes par correspondance et les votes des Français à l'étranger. J'ai toujours regretté de n'avoir pas gagné alors. C'était le moment, et tout aurait été différent.
La Lettre aux Français avance. François Mitterrand a fait venir Michel Rocard pour lui demander quelques idées. Il en profite pour lire les propositions du Parti socialiste, qu'il trouve remarquables.
Je vois longuement Michel Rocard après qu'il a quitté le bureau du Président. Il me dit : En 1981, j'étais en désaccord avec François Mitterrand. Aujourd'hui, je me sens en complicité avec lui. Si l'on me propose Matignon, j'accepterai. Matignon avec l'Éducation, si possible. Mais en aucun cas l'Éducation sans Matignon.
Il ajoute : Qu'on le veuille ou non, il y a une très forte probabilité pour que je préside un jour ce pays... J'ai plutôt envie d'être le numéro un officieux du PS et le numéro deux ou trois « légal » ; je souhaite avoir une influence sur le fond de ce parti, sans le diriger directement.
Enfin : J'ai déjà fait autant pour le socialisme que Jaurès.
Le Président a décidé : il y aura très peu de passages à la télévision et à la radio. Ce sera une campagne lisse, sans présence. Il n'y aura pratiquement aucun lien entre l'Élysée et l'état-major de campagne, qui ne proposera aucun argumentaire. La Lettre aux Français ne sera pas envoyée aux électeurs, mais publiée dans la presse. Le PS a préparé quatre meetings avant le premier tour : le premier à Rennes, le 8 avril, suivi par trois autres à Montpellier, Lyon et Paris.
Entre les deux tours, François Mitterrand ira à Lille et à Toulouse. La seule chose qu'il faudra préparer sérieusement, c'est le débat télévisé avec Jacques Chirac, point fort de la campagne.
Finalement, le Président refuse de présenter sa candidature depuis l'Élysée. Il ira au journal télévisé. Il a décliné la proposition de Gérard Colé qui avait « réservé » pour lui le Questions à domicile d'Anne Sinclair pour le jeudi 24.
Jeudi 17 mars 1988
François Mitterrand reçoit à déjeuner les leaders des mouvements étudiants : Isabelle Thomas, Marc Rosenblatt, Christophe Cambadélis, Philippe Darriulat, Bernard Stora et Jean-Loup Salzmann.
François Mitterrand: Lorsque Chirac dit : « Il n'y aura pas de cohabitation », c'est qu'il est déjà en train de dire ce qu'il fera quand il sera battu.
La gauche n'arrive au pouvoir que lorsqu'il y a une crise, lorsque la droite a échoué. Elle est porteuse d'une formidable espérance culturelle et sociale, alors qu'il lui faut d'abord gérer. C'est ce qui nous est arrivé en 1981, et qui nous a fait beaucoup de tort.
La première chose que m'a annoncée Pierre Mauroy en mai 1981, c'est : « Il n'y a plus de réserves et le gouverneur de la Banque de France me dit qu'il faut dévaluer. » C'est à cause de moi que Pierre Mauroy se trouve aujourd'hui encore dans une situation difficile devant l'opinion. Il voulait faire de la rigueur plus tôt. Je lui ai dit qu'on ne pouvait pas décevoir l'espérance, qu'il fallait aller à l'extrême limite de ce que l'on pouvait faire, jusqu'au bord du gouffre. C'est ce qu'il a fait, et après, nous avons redressé les choses. En cinq ans, nous avons réalisé 91 des 110 propositions.
On donne de moi l'image d'un politicien opportuniste. Si j'étais opportuniste, je n'aurais pas passé vingt-quatre ans dans l'opposition...
A propos d'une éventuelle dissolution de l'Assemblée nationale après sa réélection : Ce qui est difficile, c'est que c'est un peu un coup de poker. Or moi, je joue aux échecs, pas au poker. Il faut faire ce que l'on sait faire. C'est pourquoi, d'ailleurs, je suis souvent long à me décider, et mes collaborateurs en souffrent. Mais, une fois que j'ai décidé, je vais tout droit.
Le Président interroge chacun de ses invités sur ses activités. Il est intéressé par la thèse que prépare Darriulat sur un activiste républicain de la Monarchie de Juillet. Après avoir écouté les uns et les autres, il conclut : Au fond, nous avons tous de la chance, car nous faisons tous ce qui nous plaît. Le vrai prolétariat, c'est d'user sa vie sur des actes qui déplaisent.
Il dit encore : J'ai besoin de vous, je compte sur vous pour la campagne. Deux d'entre vous auront des postes officiels dans l'équipe. Vous participerez à toutes les décisions...
Vous savez, j'ai pris sept ans de plus. A vrai dire, ceux qui m'entourent ont pris sept ans de plus aussi; pour certains, c'est sept ans de trop ! On parlait des barons du gaullisme, il y a maintenant des barons du socialisme. Beaucoup dépend de votre génération. A mon âge, il y a des choses qu'on ne sent plus, qu'on ne sait plus traduire.
Dans Le Monde d'aujourd'hui, Édouard Balladur se déclare partisan d'une fusion RPR-UDF dans un grand mouvement de la liberté. L'UDF hurle !
Samedi 19 mars 1988
François Mitterrand rencontre Felipe Gonzalez en Andalousie.
Dans l'avion qui le ramène de Séville, le Président me confie : Barre n'est pas encore battu, Chirac occupe le terrain ; il bouge beaucoup, mais, dans le débat sérieux, il sera moins bon. Il est possible que Barre remonte. Ce serait un adversaire autrement sérieux.
Dimanche 20 mars 1988
Grand meeting Johnny Hallyday-Jacques Chirac à l'hippodrome de Vincennes : 60 000 personnes. Le Premier ministre appelle au combat contre le socialisme.
Lundi 21 mars 1988
Examinant l'ordre du jour du Conseil des ministres avec Renaud Denoix de Saint Marc et découvrant une décision sur la Sécurité sociale à Saint-Pierre-et-Miquelon, François Mitterrand demande au secrétaire général du gouvernement : Est-ce que cela fait partie de la grande distribution ?
On parle beaucoup à Paris du retour prochain de nos otages retenus au Liban. Je suppose que Jacques Chirac tient le Président informé, mais celui-ci n'en parle à personne.
François Mitterrand se prononcera demain. Pourquoi ai-je le sentiment d'une hésitation de dernière minute ? Il me parle longuement de son âge : Ils diront que je suis vieux... et ce n'est pas faux !
Mardi 22 mars 1988
François Mitterrand a tranché : ce sera sur Antenne 2, et ce soir.
Il est tendu, irritable.
Il disparaît tout l'après-midi avec Roger-Patrice Pelat.
A 18 heures, il remet six décorations. Parmi les promus : Claude Lanzmann, Rudolf Noureev, Étienne Mannac'h, ancien ambassadeur en Chine. Aussi brillant qu'à l'ordinaire, le Président apparaît détendu, et même badin. À l'un de ses collaborateurs qui, nerveux, consulte sans cesse sa montre, il lance : Vous savez, tout est encore possible ! Donnez-moi une seule bonne raison de me présenter... Et, voyant l'interpellé rester bouche ouverte, il conclut : Vous voyez bien...
A 20 heures, François Mitterrand annonce sa candidature à la Présidence de la République au journal télévisé d'Antenne 2 :
Je veux que la France soit unie, et elle ne le sera pas si elle est prise en main par des esprits intolérants, par des partis qui veulent tout, par des clans et par des bandes qui exercent leur domination sur le pays au risque de déchirer le tissu social et d'empêcher la cohésion sociale.
Mercredi 23 mars 1988
Je communique à François Mitterrand le contenu d'une chronique de Philippe Alexandre, pronostiquant un violent affrontement entre le Président et Jacques Chirac avant le Conseil des ministres de ce matin.
Avant le Conseil, Jacques Chirac, crispé, déclare au Président : Vos propos d'hier soir ont été injurieux à mon égard.
François Mitterrand : Depuis deux ans, vos actes ont parfois été injurieux à mon égard.
Jacques Chirac : Je ne peux accepter d'être traité de chef de clan.
François Mitterrand : Je ne peux admettre que vous cherchiez à monter des affaires contre moi.
J'apprends qu'après avoir lu le compte rendu de sa chronique, François Mitterrand a téléphoné à Philippe Alexandre. Je ne sais ce qu'il lui a dit.
Le Conseil des ministres ne me donne pas le sentiment de devoir tourner au drame. Il a toutes les apparences d'un Conseil normal.
André Santini évoque la promotion de Duvauchelle, relieur d'art, en précisant : C'est le meilleur de France. François Mitterrand lâche simplement : Cela se discute.
Placements à la veille d'élections... Le Conseil nomme deux préfets hors cadre : Jean Colonna, conseiller de Jacques Chirac, et Jean Glavany, chef de cabinet de François Mitterrand.
Hervé de Charette achève son exposé sur le Plan par cette affirmation : Il ne faut plus que ce soit un pensum technocratique. François Mitterrand : D'accord sur le pensum...
On lève la séance.
Après le Conseil, François Mitterrand retient Édouard Balladur et Pierre Méhaignerie. Le ton est aimable.
Pierre-André Wiltzer, directeur de cabinet de Raymond Barre, rencontre en grand secret Jean-Louis Bianco. Il lui demande de réfléchir à la possibilité de lancer une offensive conjointe pour contrer les manoeuvres du RPR dans le domaine des sondages.
Mouhajer est libéré. L'avocat de Fouad Ali Saleh contre-attaque : le juge Boulouque avait rejeté une demande de mise en liberté de Mouhajer remontant au 22 janvier dernier. Pourquoi le libérer seulement maintenant si le dossier était vide à l'époque? Et, s'il ne l'était pas, pourquoi le libère-t-on aujourd'hui ?
Jeudi 24 mars 1988
Déjeuner avec Pierre Mauroy. Il est confiant, rassurant. Il m'explique qu'après les élections, il souhaite remplacer Lionel Jospin à la direction du parti.
Vendredi 25 mars 1988
Selon la SOFRES, 61 % des Français approuvent la candidature de François Mitterrand, mais 47 % jugent infondées ses craintes pour la paix civile. Sur Europe 1, le Président précise pourtant ses attaques contre le RPR, qui mène une tentative de mainmise sur l'État à travers les moyens de communication, la justice, l'argent, les « noyaux durs » dans les privatisations.
Samedi 26 mars 1988
A l'issue de sa rencontre avec Jacques Chirac, Raymond Barre affirme que leur entretien s'est déroulé dans le climat le plus amical qui soit. On me rapporte le dialogue suivant :
Jacques Chirac : Vous êtes distancé, soyez beau joueur, on peut encore gagner. Mais, si vous continuez à taper alternativement sur Mitterrand et sur moi, nous avons perdu.
Raymond Barre : Vous avez usé de moyens inconvenants à mon égard.
Jacques Chirac : C'est le jeu politique.
Raymond Barre : Vous avez l'argent, beaucoup d'argent. Vous avez le pouvoir, tout le pouvoir. Nous, nous avons notre honneur. Je ne me sacrifierai pas.
Lundi 28 mars 1988
Comme chaque lundi matin, golf avec François Mitterrand : Barre semble irrémédiablement distancé. Il paie sa tranquillité, sa naïveté, sa prétention. Quand on a le RPR à ses côtés, il faut se mouvoir toujours le dos au mur, histoire d'éviter les coups de poignard...
Chasser l'État RPR est décidément le principal moteur de sa candidature.
Puis il change de sujet et me parle de l'Ecclésiaste, qu'il relit ces jours-ci : C'est le livre des livres. C'est fou, c'est magnifique ! Tout y est, y compris la justification de l'incroyance. C'est un livre qui pourrait remplacer tous les autres. Du moins pour qui ne croit pas que le scepticisme soit un péché...
Mardi 29 mars 1988
Raymond Barre présente son Projet pour la France, dont il évalue le coût à 130 milliards de francs sur cinq à sept ans.
Mercredi 30 mars 1988
Le ton employé par François Mitterrand pour annoncer sa candidature semble avoir refroidi les centristes : Il a fermé les portes, me dit un ministre CDS avant le Conseil ; s'il mène une campagne aussi dure, il nous sera difficile, ensuite, d'envisager une forme de cohabitation avec lui.
Un autre : On veut bien se laisser violer, mais il faut y mettre les formes.
Toute l'essence du centrisme en ces quelques mots...
Déjeuner avec Bernard Pivot. Rarement rencontré dans le monde des médias un homme aussi sincèrement désintéressé et aussi peu intoxiqué par la fréquentation du pouvoir.
Visite chez les libraires. François Mitterrand est en grande forme : Pendant deux ans, je les ai vus à l'œuvre; il y a parmi eux des voyous ! Leur principal souci a été de placer leurs hommes et d'éliminer les autres, leurs prétendus alliés de l'UDF... S'il le faut, je démontrerai, documents à l'appui, que l'accaparement de l'État par le RPR n'est pas une lubie, mais une politique suivie méthodiquement.
Mort d'Edgar Faure à soixante-dix-neuf ans. François Mitterrand en est attristé. Il a toujours apprécié cet homme, l'un des rares à le tutoyer. C'était l'un des plus doués de notre génération, me dit-il. Il me raconte que, quelques jours après son intronisation, en mai 1981, Edgar Faure est venu le voir à l'Élysée. Il a fait le tour de son bureau et lui a dit dans un soupir : Tu vois,
François, c'est moi qui devrais être ici, à ta place. Il aurait fallu que j'aie, comme toi, le courage et la patience de supporter une aussi longue traversée du désert. Mais être éloigné si longtemps du pouvoir, c'était au-dessus de mes forces... Finalement, c'est justice que tu y sois parvenu, et pas moi.
Jeudi 31 mars 1988
Déjeuner avec Alain Devaquet : Il y a déjà beaucoup de RPR qui vont voter pour Barre. Je suis RPR, mais je souhaite que François Mitterrand soit candidat et soit élu.
Sur la crise de l'Université, qui lui a coûté son poste : L'objectif de Monory était de faire preuve d'autorité. Celui de Chirac, de mouiller Monory. Quant à Balladur, il s'est révélé incapable de prendre une décision.
Personne, semble-t-il, n'a trouvé quoi que ce soit à redire aux propos de Jacques Chirac sur TF1, hier. Si, comme il le dit, les socialistes sont par nature des gens qui accaparent l'État, ce sont donc des gens qui, par nature, doivent être tenus à l'écart du pouvoir. On retrouve là, ouvertement, la théorie de la plus vieille droite, celle qui, depuis le XIXe siècle au moins, considère que certains doivent, par nature, être exclus de toute responsabilité, et d'autres doivent, par nature, les exercer.
François Mitterrand : Ceci prouve qu'il est plus important de bien finir que de bien commencer.
Ce soir, à Questions à domicile, François Mitterrand répond sur le ton de l'évidence, qu'il est, bien sûr, resté socialiste. Gérard Colé est effondré.
Au téléphone, le Président me rappelle ces conversations que nous avons eues, durant l'hiver, lorsque je cherchais des arguments pour le dissuader de se représenter : Alors, Jacques, vous croyez encore que si je suis réélu, je serai chassé par les chiens ?
Je persiste à penser que tout cela ne se terminera pas bien.
Vendredi 1er avril 1988
François Mitterrand est à Latché, Raymond Barre à Saint-Jean-Cap-Ferrat, Jacques Chirac à Saint-Martin, et Lionel Jospin en Grèce ! La campagne électorale bat son plein...
Le Président achève la rédaction de sa Lettre aux Français. Il y trouve un plaisir plus littéraire que politique. Il adore le secret dont il s'entoure. Aucun de ses collaborateurs n'a encore vu le texte. Nous n'en connaissons que ce que ses questions en laissent deviner.
Samedi 2 avril 1988
On me rapporte un des mille gags qui émaillent la vie quotidienne de l'« antenne présidentielle ». Inscrite d'autorité sur la liste des responsables de la campagne, l'athlète Monique Ewange-Épée n'est pas prévenue et ne peut l'être : elle est en stage d'équipe de France jusqu'à la mi-avril et ne dispose pas d'un numéro de téléphone où on puisse la joindre !
Lundi 4 avril 1988
François Mitterrand convoque Hubert Védrine, Hervé Hannoun et Jean-Louis Bianco à Latché. C'est une course contre la montre. Il faut boucler dans la journée le comité national de soutien, rédiger la profession de foi dont la version initiale est de Pierre Bérégovoy. Vers 22 heures, bien que le texte ne soit pas tout à fait achevé, il envoie l'essentiel de sa Lettre aux Français en télécopie à Gérard Colé pour qu'il puisse la faire calibrer par Jacques Séguéla, qui, la nuit prochaine, va l'imprimer en grand secret.
Pendant ce temps, l'« antenne de campagne » dite franco-russe (c'est dans cette avenue du VIIe arrondissement qu'elle gîte) se dispute avec Solferino et avec l'équipe élyséenne. Trois stratégies, trois cents ambitions...
Mardi 5 avril 1988
A l'Élysée, François Mitterrand achève de relire la conclusion de sa Lettre aux Français. La Lettre à tous les Français, ajoute-t-il au dernier moment, veut être une réflexion sur la France et son avenir, et non pas un programme, qui est l'affaire des partis.
Il est 2 heures du matin. Il glisse dans la conclusion ce qu'il appelle la voiture-balai, c'est-à-dire tous les problèmes qu'il n'a pas traités avant : la famille, la jeunesse, la culture, l'environnement, les droits de l'homme.
Nous allons à Issy-les-Moulineaux, chez Jacques Séguéla, pour vérifier la composition du texte et relire les intertitres jusqu'à 3 heures du matin. Le Président a du mal à lâcher son texte. (Ce qui ne l'empêchera pas de se réveiller à 6 heures du matin pour vérifier qu'une correction a bien été faite : Il faut dire : troisième millénaire, pas second !) Fatigué, mais en grande forme intellectuelle...
Dans la soirée, Michel Charasse a apporté au Conseil constitutionnel la profession de foi du candidat Mitterrand, que Jean-Louis Bianco venait de mettre au point. Elle a été refusée : sur sa photo, le Président arborait la rosette rouge sur fond or de la Légion d'honneur et portait une cravate bleue rayée de blanc : bleu-blanc-rouge, les trois couleurs interdites par la loi !... Les conseillers ont exigé que le rouge de la rosette soit caché. Appelé au téléphone, le Président a refusé qu'on transforme sa Légion d'honneur en Étoile noire du Bénin ! Finalement, c'est la cravate qui a perdu son filet blanc. Ouf !
Mercredi 6 avril 1988
François Mitterrand passe ce matin sur RTL. Déjà, depuis plusieurs jours, la presse s'interroge sur l'absence du candidat Mitterrand. Les journalistes se racontent, ironiques, les jugements définitifs des conseillers en communication qui estiment — et le disent — que le Président est déjà Président et qu'il ne peut se confondre avec les autres. Dieu ne fait pas les marchés, répète ainsi Gérard Colé aux dirigeants socialistes qui réclament leur porte-drapeau sur le terrain.
- Votre campagne a un style très particulier, note Philippe Alexandre. Êtes-vous influencé par vos conseillers en communication ?
- Pas tant que ça, rétorque François Mitterrand, un peu vexé. Vous savez, ce sont des gadgets. Moi, je suis un pro...
La Lettre aux Français est tirée à deux millions d'exemplaires. Elle ne peut être adressée à tous les Français. Un tel envoi aurait coûté 60 millions de francs. Mais vingt-trois quotidiens de province et deux nationaux vont la publier sous forme d'encart publicitaire.
Magnanime, François Mitterrand rend visite ce matin à l'équipe de l'avenue Franco-Russe. Il secoue son monde : Vous développez des idées molles sur un ton dur, je préférerais l'inverse. Réveillez-vous ! Attaquez la droite !
Vendredi 8 avril 1988
Petit déjeuner de presse à l'Élysée. A Alain Duhamel, qui a qualifié, ce matin même, sur Europe 1, sa Lettre de rose très pâle, le Président réplique : Lorsque je préfaçais les programmes socialistes, vous hurliez tous au révolutionnaire irresponsable. Aujourd'hui que j'ai adouci mon trait, vous m'accusez d'avoir trahi. Vous n'êtes pas logique. Mais cherchez-vous à l'être ? Puis, longuement, il se justifie : Il est faux de dire que j'ai changé. Mes convictions sont les mêmes. Mais j'ai appris que la réalité résistait à la volonté politique. Voyez : en 1982, nous avons nationalisé le crédit. Eh bien, à quoi cela nous a-t-il servi ? Nous n'avons pas eu un gramme de pouvoir en plus pour autant...
J'entends cela et je me dis : c'est vraiment ce qu'il pense. Il ne croit plus possible de réformer ce pays. Ça ne va pas être facile...
Les gens du centre (Pierre Méhaignerie, Jacques Barrot, Bernard Stasi) me pressent de convaincre le Président de ne pas dissoudre après sa réélection, d'attendre au moins octobre et de voir venir. Jean-Louis Bianco se voit déjà ministre et rêve d'empêcher la dissolution. Il reçoit les centristes, qui souhaitent tous le retour à la proportionnelle.
Michel Charasse relate une démarche de Jacques Vergès (via Michel Sainte-Marie et Michel Gabaude), se prétendant à même de négocier le retour des trois derniers otages retenus au Liban. François Mitterrand : Cette conversation est indigne ! Il s'agit d'un piège pour que l'on puisse dire que l'Élysée travaille dans le dos du gouvernement. Par conséquent, il faut couper tout contact et bien dire que nous ne voulons en aucune manière interférer avec le gouvernement.
Premier meeting de la campagne de François Mitterrand à Rennes : La France unie ne le sera que si elle est la France du mouvement et qu'elle choisisse d'être juste, d'être celle qui écarte les privilèges, qui refuse les exclusions, qui s'attaque aux inégalités sociales...
Samedi 9 avril 1988
Jean-Louis Bianco remet à François Mitterrand le texte du pamphlet que certains font répandre contre Raymond Barre. Bianco le communique également à Pierre Steinmetz, conseiller de Barre.
Lundi 11 avril 1988
Pierre Steinmetz téléphone à Jean-Louis Bianco : M. Barre a été très sensible à vos informations. Il remercie vivement le Président de la République et il me charge de vous dire que sa campagne demeurera au niveau où il l'a située. Il constate un certain nombre de convergences avec le Président.
Déjeuner avec Laurent Fabius. Nous parlons du parti et des présidentielles de 1995.
Nous n'avons pas de réponse de Maurice Ulrich au sujet du refus du ministère de la Défense de continuer à payer, comme c'est la règle, les déplacements du Président.
Jean-Louis Bianco téléphone à Maurice Ulrich pour protester sur un autre point : Jacques Valade a interdit à M. Marbach, président de La Villette, de louer la Grande Halle au comité de soutien de François Mitterrand, alors que Jacques Chirac a le Zénith à sa disposition quand il veut.
Jacques Chirac assigne le Président en référé pour usage du drapeau tricolore dans ses meetings.
Mardi 12 avril 1988
François Mitterrand prend très au sérieux certains sondages qui le donnent à la baisse. Sa réaction est tonitruante. Il convoque les socialistes de l'« antenne de campagne », et d'abord Pierre Bérégovoy, Lionel Jospin et Laurent Fabius : Ça ne va pas, il faut vous bouger ! Chaque jour on m'insulte, et cela reste sans réaction de votre part. Je n'ai qu'une chose à vous dire : rien n'est acquis, battez-vous !
Pierre Bérégovoy : Les journaux [télévisés] ne reprennent pas nos réactions.
François Mitterrand, très sec : Moi, quand je parle, ça passe. Le problème est donc de votre côté.
En fait, et le Président le sait, le problème n'est pas que là. Les enquêtes détaillées prouvent que les électeurs sont désorientés par l'absence de campagne du candidat de gauche. Sa « hauteur », sur laquelle veille jalousement Colé, est ressentie comme de l'indifférence, voire du mépris.
Même s'il ne le reconnaît pas, François Mitterrand en est conscient. Tout à coup, son emploi du temps, vide jusque-là, se remplit. Il ira à la rencontre des jeunes, des scientifiques, etc.
A 16 heures, François Mitterrand débarque à son QG de campagne, avenue Franco-Russe. Le candidat, de très méchante humeur, est venu réveiller ses troupes : Que se passe-t-il ? Dans les médias, on n'entend que la droite ! Ma Lettre aux Français est publiée depuis une semaine et personne ne l'a encore reçue. Pourquoi les militants socialistes ne la distribuent-ils pas ? Où est votre argumentaire ? Allons, notez...
Dociles, papier et crayon en main, tous prennent note des instructions :
- Chirac est un agité : exemples...
- Chirac est un homme sous influence : les preuves...
- Chirac n'est pas un homme d'État : voici pourquoi...
Pour le second tour, Michel Durafour publiera un article dans Le Monde appelant à voter pour François Mitterrand. On attend les mêmes soutiens de la part de Pierre Sudreau, député-maire de Blois, et de Jacques Pelletier.
Jean-Louis Bianco reçoit un coup de téléphone de Pierre Steinmetz. Raymond Barre lui a confié : J'aurais aimé avoir écrit le passage sur la Nouvelle-Calédonie de la Lettre aux Français.
Mercredi 13 avril 1988
Au Conseil des ministres, François Mitterrand intervient à propos du risque d'exécution de prisonniers en Afrique du Sud.
Il refuse le mouvement de magistrats réclamé par Jacques Chirac et la nomination immédiate d'un successeur à la présidence du Comité du bicentenaire de 1789, également demandée par le Premier ministre.
François Mitterrand : Balladur a compris qu'ils ont perdu. Il devient très amical. Je pense qu'il quittera la politique. Ce n'est pas fait pour lui. Je le reverrai dans ce cas avec plaisir.
Une dépêche de l'AFP souligne une baisse de quatre points de François Mitterrand dans le sondage IPSOS, mais cette baisse est constatée par rapport à un sondage datant de plusieurs mois, alors que par rapport au dernier la baisse est très faible (un point).
Nous avons connaissance d'une note de Michel Brulé, directeur de BVA, à l'intention de Jacques Chirac, sur Comment attaquer François Mitterrand. La stratégie du Premier ministre est entièrement inspirée de ce texte.
Aux dirigeants socialistes qu'il réunit au Pouilly-Reuilly, un restaurant du Pré-Saint-Gervais, François Mitterrand : Arrêtez de vous morfondre, essayez d'exister! Qui a dit qu'il ne doit pas y avoir de banderoles du PS dans la campagne ?
Lionel Jospin, acerbe : Les responsables de la communication à l'Élysée.
Tout le problème de cette campagne est là : une équipe de communication qui ne veut pas que le PS s'approprie le candidat ; une opinion qui attend qu'on l'enthousiasme ; un Président qui se sait réélu et ne trouve comme sujet de controverse avec la droite que le vote des étrangers...
Ravis d'avoir — fût-ce au prix de sa colère — retrouvé un candidat décidé à faire campagne, les socialistes démarrent. La Lettre sera diffusée à trois millions d'exemplaires, les tracts, les affiches — sur lesquels le poing et la rose réapparaissent — fleurissent.
Incroyable ! grince avec humour Pierre Joxe. On se croirait en campagne électorale !
Colé et Pilhan font la tête...
Dans Le Monde, Jean-Yves Lhomeau écrit : Il ne reste plus qu'à attendre que M. Mitterrand prononce le mot « socialisme ». Même « gauche » suffirait à faire sensation...
Jeudi 14 avril 1988
Petit déjeuner de presse à l'Élysée. Le Président, qui a senti le vent tourner, a déployé le grand jeu de la séduction pour la quinzaine d'éditorialistes réunis dans un des salons du rez-de-chaussée. Il fait un temps admirable et François Mitterrand est d'humeur enjouée. Il rentre d'une rencontre matinale organisée par Julien Dray et Isabelle Thomas avec les étudiants de Villetaneuse, là où a commencé le mouvement de contestation du projet Devaquet.
Le Président a ravi son auditoire : Le rôle du Président de la République n'est pas de caresser l'opinion publique dans le sens du poil. Un chef de l'État doit faire progresser la conscience collective.
À propos du droit de vote des émigrés : Je veux convaincre, j'y mettrai le temps qu'il faudra.
Sur son âge : Ils disent que je suis vieux. Ce n'est pas faux. Mais j'ai rencontré beaucoup de jeunes crétins dans ma vie et je sais une chose : on a l'âge de son projet...
Aux journalistes qui ont noté que la campagne s'animait, le Président répond : J'ai changé de rythme, pas de stratégie. En réalité, il vient de donner satisfaction aux politiques contre les communicateurs.
François Mitterrand jubile : Certains sondages me donnent 36 %, d'autres 38 %. BVA dit 34 %... comme les Renseignements généraux. Tiens, vous avez remarqué, BVA et les RG, c'est la même chose ! Ce matin, Danielle m'a dit : « François, tu as entendu la radio ? 34 %, ce n'est pas bon. » Je lui ai répondu : « Si, c'est bon. Ça mobilise ! Vive BVA ! Vivent les RG ! »
Je rapporte au Président que ce qu'il dit sur le droit de vote des étrangers fait réagir. C'est le seul sujet sur lequel les députés socialistes se plaignent au téléphone.
Jean-Luc Parodi vient commenter un sondage excellent (38 % au premier tour, 54 % au second) : Le seul danger que je sens monter, et qui est très grave, est celui du droit de vote des immigrés. Je ne comprends pas pourquoi le Président en parle. Il n'y a là aucune demande sociale ; toute la droite, le centre et l'essentiel de la gauche sont contre. En parler, même avec nuance, permet à Chirac de dire que François Mitterrand va le faire et qu'il se masque pour l'instant. Quoi qu'on pense sur le fond, si l'on veut éviter que les 3 % qui feront l'élection se polarisent sur cette question, il est urgent de revenir au texte même de la Lettre, et d'exclure cette mesure du discours du candidat, comme elle est exclue de son programme. Ce n'est pas comme la peine de mort ; là, le sujet est loin d'être mûr. On peut défendre les immigrés sans aller jusque-là. Il ajoute : Il faut parler pour l'Histoire, sans donner prise aux caricatures. Il y a là un sujet de vie quotidienne qui peut faire des ravages gigantesques et très rapides.
D'abord, il conviendrait de dire « vote des étrangers », ce serait moins dévalorisant. Le Président refuse — comme certains le lui recommandent — de ne plus en parler. Mais il en parlera moins.
Mikhaïl Gorbatchev a respecté sa parole : l'accord sur le retrait militaire soviétique d'Afghanistan est signé à Genève par les ministres des Affaires étrangères de l'Afghanistan, du Pakistan, de l'URSS et des États-Unis, en présence du secrétaire général de l'ONU. Les 115 000 soldats soviétiques quitteront l'Afghanistan en neuf mois à partir du 15 mai. Mais la résistance afghane rejette cet accord et annonce qu'elle poursuivra le combat jusqu'au renversement du régime de Kaboul.
Mis en cause par la presse pour avoir conservé son traitement au groupe Hersant, Michel Droit se met en congé de la CNCL.
Un chalutier français est arraisonné par les Canadiens dans leurs eaux territoriales. Les quatre élus de Saint-Pierre-et-Miquelon étaient à bord. Ils sont incarcérés à Terre-Neuve.
Une frégate américaine, le Samuel B. Roberts, est endommagée dans le Golfe.
Vendredi 15 avril 1988
Déjeuner avec mon ami José Cordoba, ce polytechnicien français devenu depuis trois mois secrétaire général de la Présidence de la République... à Mexico. Je l'emmène au meeting du candidat à Lyon. Conversation dans le TGV avec le groupe « Louis Trio », qui fait la première partie du meeting. Guy Bedos, qui a pour tâche de faire patienter les 25 000 personnes qui attendent François Mitterrand, a une formule grinçante mais qui résume bien cette campagne : Un militant socialiste m'a dit : « Moi, j'ai toujours voté Mitterrand les yeux fermés. Cette fois-ci, en plus, je me bouche les oreilles ! »
Dîner après le discours. Cela ressemble à tout, sauf à une campagne électorale. Je songe à Coluche, qui m'avait accompagné, à Lille, à un meeting de la campagne des législatives de 1986. Le rebelle n'est plus là. La rébellion s'en est allée avec lui...
Samedi 16 avril 1988
Cela a été décidé à la dernière minute et en dépit du veto formel de Gérard Colé : C'est une opération débile et qui sera contre-productive. François Mitterrand se rend en fin de matinée à Créteil pour rendre visite aux jeunes de Sports-Études. Il se taille un franc succès en rattrapant au vol un frisbee. Les images au journal du soir sont sympathiques. Le Président plaisante : Et si je ne l'avais pas rattrapé, qu'est-ce que j'aurais entendu !... Les communicateurs boudent ostensiblement.
Lundi 18 avril 1988
Convaincus que les mines repêchées et détruites à proximité de l'endroit où leur frégate, le Samuel B. Roberts, a été endommagée jeudi sont d'origine iranienne, les États-Unis mènent des actions de représailles contre les installations pétrolières iraniennes en utilisant des bâtiments de surface sous couverture des appareils du porte-avions Enterprise. Deux plates-formes pétrolières iraniennes (Sassan et Siri Delta) sont ainsi mises hors service, un patrouilleur lance-missiles (Joshand) et quatre vedettes rapides sont détruits, deux frégates (Sahand et Sabalan) gravement endommagées. Du côté américain, outre les avaries de la frégate Samuel B. Roberts, un hélicoptère Cobra est porté manquant, une plate-forme pétrolière est partiellement détruite, et un remorqueur civil (Willy Tide) touché. En outre, les vedettes rapides iraniennes attaquent deux pétroliers, le York Marine britannique et l'Omnium Pride chypriote.
Le groupe aéronaval français est en patrouille dans sa zone habituelle en mer d'Arabie. Le groupe antimines se trouve à Colombo (Loire et Andromède) et à Djibouti (Cantho). La corvette Jean de Vienne est à Abu Dhabi, où elle va être rejointe par l'aviso-escorteur Doudard de Lagrée, en provenance de Fujeirah (Émirats arabes unis, golfe d'Oman). Trois pétroliers français sont en cours de chargement dans des ports de Bahreïn, d'Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis. Deux barges remorquées appartenant à une compagnie française sont en attente de départ à Sharjah (Émirats arabes unis) vers Bombay. La plate-forme Total, voisine de celle de Sassan, est exploitée en partie par du personnel français ; elle appartient aux Émirats arabes unis et est défendue militairement par les forces armées des Émirats.
Il faut protéger tout cela.
François Mitterrand reçoit — enfin ! — son comité national de soutien au musée des Arts décoratifs, seule salle disponible au dernier moment. Pour raisons de sécurité, n'y tiennent que 750 personnes. Hélas, 2 000 invitations ont été lancées, et il y a plusieurs centaines de resquilleurs. C'est l'émeute, le service d'ordre est sur les dents, ça râle et ça s'évanouit de partout. Le Président a une heure et demie de retard. Il fait un excellent discours et ne se rend compte de rien.
Mardi 19 avril 1988
Promenade Mitterrand-Rocard, sous une pluie battante, sur les pentes du pic Saint-Loup, dans les Cévennes. La photo dit tout sur les rapports entre les deux hommes... Ce qu'elle ne dit pas, en revanche, c'est la raison de cette balade saugrenue. Le Président a voulu ainsi « faire un geste » vis-à-vis de Rocard, qu'il venait de priver d'intervention sur France-Inter. En effet, il avait refusé toutes les émissions. Mais comme il a, voici peu, décidé d'être finalement présent, ceux qui auraient été désignés pour débattre à sa place à France-Inter, RTL et Europe 1, sont priés de s'effacer...
La découverte par le Jean de Vienne de nouvelles mines à une cinquantaine de kilomètres de l'endroit où a été touchée la frégate américaine Samuel B. Roberts, et sur la route du trafic commercial, entraîne le rappel du groupe antimines vers le port de Fujeirah (Émirats arabes unis), qu'il devrait rallier d'ici à quelques jours. On décide aussi la suspension provisoire de la surveillance du trafic commercial dans le Golfe, ce qui devrait entraîner de facto un retard de l'appareillage des trois pétroliers et des deux barges. Maintien d'une équipe réduite sur la plate-forme Total, sous protection militaire des Émirats arabes unis.
Treize dragueurs de six nationalités différentes (six américains, trois britanniques, un italien, un belge, deux néerlandais) sont en train de draguer le champ de mines découvert le 14 avril. Cinq mines du type de celles mouillées par les Iraniens en septembre 1987 ont déjà été draguées.
Mercredi 20 avril 1988
La situation est calme sur l'ensemble de la zone du Golfe, mais la leçon infligée par la marine américaine peut conduire les Iraniens à des réactions extrêmes, notamment vis-à-vis du trafic maritime non protégé.
Les menaces principales sont les mines en toute zone, les missiles Silkworm dans le détroit d'Ormuz, les vedettes de Pasdarans dans le détroit d'Ormuz et au large des côtes des Émirats arabes unis.
La question est de savoir quand nous reprendrons nos missions de présence dans le Golfe pour pouvoir porter assistance, le cas échéant, à nos navires de commerce. Nous ne pouvons, en effet, rester immobiles : en particulier, les trois pétroliers français doivent sortir du Golfe.
Cent unième Conseil des ministres, le dernier avant le premier tour de l'élection. Jacques Chirac attaque vigoureusement les Canadiens à propos du conflit de la pêche dans les eaux de Saint-Pierre-et-Miquelon : Ils sont incroyables d'agressivité et de stupidité, ils se comportent comme des brigands !
François Mitterrand ne dit mot. Il a manifestement la tête ailleurs. Il considère « ses » ministres les uns après les autres, longuement. Nul ne souhaite croiser son regard, sauf Alain Madelin, souriant, et Philippe Séguin, placide. Le Président a l'air de les défier. Étrange ambiance...
Jeudi 21 avril 1988
Déjeuner avec François Mitterrand. Il y a là Jacques Séguéla, Pierre Bérégovoy, Jean-Louis Bianco et moi. Assez de communication ! lance le Président. Maintenant, je dois faire de la politique ! Bérégovoy approuve.
Auparavant, il a testé sur moi une phrase qu'il compte sûrement utiliser bientôt : Le Premier ministre, que j'ai côtoyé pendant deux ans, sait très bien que ce que dit le candidat RPR est faux.
Il refait devant nous, en détail, l'historique de l'affaire Gordji : Pasqua et Chirac m'ont menti. Ils ont dit en juillet qu'il y avait des preuves contre lui, puis qu'il n'y en avait pas. Tout cela pour obtenir le retour de deux otages. Par ailleurs, on peut s'attendre au retour des trois autres avant les élections. Mais cela ne leur servira à rien.
Jack Lang vient m'adjurer de convaincre le Président de céder à sa nouvelle inspiration : il veut que l'ultime émission de la campagne officielle soit filmée en un lieu symbolique de la France unie, au sommet du mont Beuvray ! Je le convaincs d'écarter cette idée en lui décrivant « le » Plantu dans Le Monde du lendemain, avec un Mitterrand en Gaulois portant un menhir sur le dos ! Bianco : Qui jouera le rôle de César ? Lang renonce... Ce sera la pyramide du Louvre.
Vendredi 22 avril 1988
Vu Vadim Zagladine, le conseiller diplomatique de Mikhail Gorbatchev. D'après lui, l'URSS va entamer dès cette année une formidable évolution. Gorbatchev va progressivement placer ses hommes partout et tenter de moderniser l'économie.
Tragédie en Nouvelle-Calédonie : sur l'île d'Ouvéa, attaque d'un poste de gendarmerie par des indépendantistes canaques. Quatre gendarmes sont tués et vingt-sept autres retenus en otages dans une grotte.
A l'Elysée, nous apprenons l'affaire par la presse ; nous n'avons été informés par le gouvernement ni de la prise d'otages, ni de la suite des événements. À la demande du Président, Jean-Louis Bianco adresse une note de protestation à Maurice Ulrich pendant que le général Fleury proteste auprès du général Norlain, chef d'état-major du Premier ministre. Également à la demande du Président, Roland Dumas attaque violemment Jacques Chirac, qui rejette la responsabilité de cette violence sur la politique menée par les gouvernements socialistes : Nous avons trouvé le territoire en état de guerre civile, prétend-il.
Le Premier ministre, au téléphone, à François Mitterrand : Je pense que vous serez d'accord avec moi, monsieur le Président, pour tenir cette affaire de Nouvelle-Calédonie en dehors du débat électoral. C'est la règle que je compte observer, mais je constate que Roland Dumas vient d'attaquer le gouvernement à ce sujet.
François Mitterrand : Vous oubliez de dire que M. Dumas n'a fait que répondre à M. Pons, qui a mis en cause de façon insultante le Chef de l'État.
Le Figaro publie une photo de François Mitterrand et de Jean-Marie Tjibaou avec cette légende : L'Élysée savait, puisque Jean-Louis Bianco avait reçu une délégation du FLNKS la veille. En fait, Bianco a reçu une délégation des Églises chrétiennes et des droits de l'homme, venue l'alerter sur la gravité de la situation en Nouvelle-Calédonie.
Au Bourget, ce soir, dernier meeting avant le premier tour. Fidèle à la ligne convenue, François Mitterrand n'attaque pas le gouvernement sur sa politique en Nouvelle-Calédonie, alors que Jacques Chirac, de son côté, s'en prend au Président. Le discours de François Mitterrand est l'un des moins bons que je l'aie entendu prononcer depuis vingt ans.
Pour la première fois, il a accepté néanmoins de commencer à parler à 19 h 30, ce qui ravit les journalistes : cela faisait longtemps qu'on le lui demandait, afin d'avoir des images en début de journal télévisé. Mais Gérard Colé et Jacques Pilhan, eux, y étaient opposés : ils voulaient obliger les chaînes de télévision à attendre l'entrée du Président à 20 heures pile et les empêcher ainsi de sélectionner les images et les extraits de son discours. Un brin de parano, peut-être...
François Mitterrand, après son discours : Dimanche, je ferai 35 %.
Samedi 23 avril 1988
Philippe Legorjus, homme de confiance, calme et sérieux, part pour Nouméa avec une cinquantaine d'hommes du GIGN, de l'EPIGN et du GSPR, pour « gérer » la prise d'otages. Gilles Ménage essaie de se tenir informé.
Dimanche 24 avril 1988
Premier tour de l'élection présidentielle. François Mitterrand obtient 34,09 % des suffrages exprimés, suivi par Jacques Chirac avec 19,94 % ; Raymond Barre arrive en troisième position avec 16,54 % ; Jean-Marie Le Pen, candidat du Front national, dépasse de loin, avec ses 14,39 %, le score du PCF (le plus faible de son histoire avec 6,76 % des voix pour André Lajoinie).
A l'annonce des premiers résultats, François Bujon me téléphone : J'ai déjà vu Chirac accuser un coup, mais là, il m'a effrayé : on aurait dit un automate dont on aurait perdu la clé.
Jacques Chirac et Raymond Barre se rencontrent au Sénat. Barre déclare publiquement : Je compte qu'il défendra les objectifs auxquels nous sommes particulièrement attachés : une société ouverte, tolérante, qui refuse la xénophobie, le racisme et tous les extrémismes. Difficile de semer plus d'épines dans un bouquet de roses...
A Matignon, certains entendent le Premier ministre soupirer : C'est fichu. Il faut faire bonne figure et sourire pour essayer de préserver l'avenir.
A 20 h 30, le téléphone sonne dans mon bureau à l'Élysée. Celui qui appelle est un jeune ministre RPR avec qui j'entretiens depuis des années des relations amicales : Ce premier tour est une catastrophe pour nous. Mais, au moins, on va pouvoir maintenant régler son compte à Balladur, qui ne nous a fait faire que des conneries !
A Château-Chinon, problèmes techniques : la déclaration du Président ne peut être retransmise qu'à 22 heures.
A minuit, il passe au quartier général de la campagne. Foule hurlante. Beaucoup de célébrités, peu de militants. 1974 et 1981 me paraissent dater d'un autre siècle. Ce soir, tous exultent, mais qui est heureux ?
A Nouméa, les élections présidentielles et régionales sont boycottées par les indépendantistes. Des affrontements entre gendarmes et militants canaques perturbent le scrutin. Les résultats sont hypothéqués par la multiplication des violences. Et l'affaire d'Ouvéa obscurcit les réjouissances.
Lundi 25 avril 1988
Comme chaque lundi depuis cinq ans, neuf trous de golf avec le Président à Saint-Cloud. Pas un journaliste n'est venu nous troubler. On parle un peu des élections, et beaucoup du printemps qui s'installe. Le Président réussit beaucoup mieux ses approches que d'habitude.
François Mitterrand s'envole pour la Guadeloupe cet après-midi.
Le « débat sur le débat » — celui qui doit avoir lieu à la télévision entre François Mitterrand et Jacques Chirac — mobilise toutes les énergies. Pierre Bérégovoy et Alain Juppé, directeurs de campagne, se rencontrent ce soir en terrain neutre pour préciser les conditions et choisir les journalistes appelés à arbitrer le duel. Seule Michèle Cotta trouve grâce auprès des deux. Chirac récuse successivement Jean Boissonnat, Alain Duhamel, Anne Sinclair et Guillaume Durand. François Mitterrand oppose son veto à Catherine Nay, Patrick Poivre d'Arvor et Paul Amar.
Chirac souhaite que le débat télévisé ait lieu la semaine prochaine, ce qui empêcherait la publication des sondages sur l'émission avant le second tour. Finalement, il accepte la date du 28 avril, soit dans trois jours.
Mardi 26 avril 1988
En Pologne, un mouvement de grève contre la hausse des prix commence à Nowa Huta.
François Mitterrand, dans l'avion qui le ramène des Antilles, apprenant que Jacques Chaban-Delmas a fait des déclarations très favorables à la candidature de Jacques Chirac : Si Chaban soutient Chirac aussi fermement, c'est qu'il sait qu'il a perdu ; sinon, il n'aurait pas pris ce risque. Quand il me verra la prochaine fois, il me fera un clin d'œil, il me tripotera le bras et puis, à l'oreille, il me murmurera des félicitations.
Mercredi 27 avril 1988
Cent deuxième et dernier Conseil des ministres de la cohabitation. On s'est battu les flancs pour trouver un ordre du jour.
Juste avant, entretien du Président et du Premier ministre à la veille de leur débat télévisé. Ils restent seuls un petit quart d'heure.
Avant le Conseil, Alain Carignon me dit : On va vers 57 % pour le vainqueur. Le Pen est là pour longtemps, il aura un jour 30 %. Douze députés sont, avec moi, prêts à franchir le pas. Les jeunes ministres ne veulent pas rester dans un RPR dominé par Pasqua, qui ira vers Le Pen. La dissolution sera inutile. On a déjà cent vingt députés de droite, huit sur neuf en Isère, prêts à basculer. Avant ou après la dissolution, nous irons vers un gouvernement de coalition. Peut-être vaut-il mieux le faire après la dissolution, pour que le Président ne soit pas soumis à l'humeur de douze personnes, mais travaille avec des gens réélus. La droite va se diviser durablement. J'ai vu Monory, il a quarante-sept députés avec lui : mais il ne veut absolument ni soutenir, ni participer à un gouvernement avec les socialistes.
Gérard Longuet me dit : Bravo, vous avez magnifiquement réussi ! Il nous faut un Épinay à droite. Nous avons notre Mitterrand, c'est Léotard. Il a beaucoup moins de talent, mais il est beaucoup plus jeune. Il faut qu'on se débarrasse des gens des années 60, ces vieux croulants. Nous n'avons pas de monument historique. Nous serons l'opposition honnête. Pour cela, il nous faut attendre dix-huit mois, que Le Pen se dégonfle. C'est la déroute durable. S'il y a un changement de loi électorale, il y aura soixante députés du Front national.
A la sortie du Conseil, Charles Pasqua lance à Michel Charasse : Les centristes sont dans une belle merde !
Michel Charasse : Toi aussi.
Charles Pasqua : Tu l'as dit !
Et le ministre de l'Intérieur ajoute : On ne peut pas dire que notre politique en Nouvelle-Calédonie soit un franc succès.
Valéry Giscard d'Estaing appelle à voter Chirac. Service minimum.
On nous rapporte un incident très violent, lors d'une réunion des responsables du RPR, entre Charles Pasqua et Édouard Balladur. Comme ce dernier imputait l'échec du premier tour à la politique du ministre de l'Intérieur, trop sécuritaire, trop indulgente envers Le Pen, trop répressive en Nouvelle-Calédonie, Pasqua aurait hurlé, se serait emparé d'une chaise, l'aurait brandie au-dessus de la tête de Balladur, et finalement l'aurait cassée par terre. Cette scène rapportée a-t-elle eu lieu ?
Patrick Devedjian accuse publiquement Jean-Louis Bianco d'avoir reçu à l'Élysée, il y a trois semaines, des dirigeants du FLNKS et de les avoir encouragés.
Le Conseil constitutionnel, saisi par le Président, n'annule les résultats du vote en Nouvelle-Calédonie que dans trois bureaux.
Charles Pasqua accuse l'Élysée de saboter les négociations pour la libération des otages d'Ouvéa.
Jeudi 28 avril 1988
François Mitterrand charge Jean-Louis Bianco de protester contre les déclarations de Charles Pasqua et d'indiquer qu'il considère cette affaire comme un casus belli. Jean-Louis Bianco avertit Maurice Ulrich qu'il va déposer plainte en diffamation contre un lieutenant de Pasqua, Patrick Devedjian, député RPR des Hauts-de-Seine, qui a repris ses accusations et l'a mis en cause, lui, Bianco, en déclarant : Les troubles ont commencé au lendemain de l'audience qu'il a accordée au FLNKS.
Dans l'après-midi qui précède le débat télévisé, François Mitterrand me dit : Si Chirac me parle du terrorisme, je dirai tout sur sa venue dans mon bureau en juillet, quand j'ai compris qu'ils avaient relâché Gordji alors qu'ils avaient des preuves accablantes contre lui.
Telle était en effet la thèse défendue par Charles Pasqua le 2 juillet. Robert Pandraud estimait, lui, qu'il n'y avait pas grand-chose dans le dossier. Jacques Chirac avait hésité entre les deux points de vue. François Mitterrand m'avait prévenu que si Chirac l'accusait de laxisme envers les terroristes, il révélerait la teneur de cet entretien.
A 15 heures, Jacques Chirac appelle François Mitterrand : Sur la Nouvelle-Calédonie, je compte mettre des personnalités en cause.
François Mitterrand : Elles vous feront un procès en diffamation.
François Mitterrand consulte un unique dossier composé de fiches rangées par ordre alphabétique faisant le point sur chaque problème. Il les relit plusieurs fois. Je pense qu'il les connaît par cœur. C'est le seul dossier qu'il emporte au débat.
A leur arrivée sur le plateau, les candidats ont du mal à se serrer la main.
Le débat vient sur l'affaire Gordji :
François Mitterrand : Je suis obligé de dire que je me souviens des conditions dans lesquelles vous avez renvoyé en Iran M. Gordji, après m'avoir expliqué, à moi, dans mon bureau, que son dossier était écrasant et que sa complicité était démontrée dans les assassinats qui avaient ensanglanté Paris à la fin de 1986.
Jacques Chirac : Monsieur Mitterrand, vous dérapez dans la fureur concentrée (...). Je n'ai jamais levé le voile sur une seule conversation que j'ai pu avoir avec un Président de la République (...). Est-ce que vous pouvez dire, en me regardant dans les yeux, que je vous ai dit que nous avions les preuves que Gordji était coupable de complicité ou d'action dans les actes précédents, alors que je vous ai toujours dit que cette affaire était du seul ressort du juge, que je n'avais pas à savoir (...) ce qu'il y avait dans ce dossier (...) ? Pouvez-vous vraiment contester ma version des choses en me regardant dans les yeux ?
François Mitterrand : Dans les yeux, je la conteste. Lorsque Gordji a été arrêté et lorsque s'est déroulée cette affaire du blocus de l'ambassade, avec ses conséquences à Téhéran, c'est parce que le gouvernement nous avait rapporté ce que nous pensions être suffisamment sérieux : comme quoi il était l'un des inspirateurs du terrorisme de la fin 1986.
Un quotidien koweïtien publié à Paris, Al Qabas, annonce sur cinq colonnes à la une qu'Éric Rouleau a versé 10 millions de dollars aux ravisseurs des otages français pour empêcher leur libération avant le deuxième tour de l'élection présidentielle. Et le même quotidien de raconter dans un long article, avec force détails, qu'Éric Rouleau, ancien ambassadeur de France en Tunisie et conseiller de François Mitterrand, avait rencontré à Genève Sadegh Tabatabai [un proche de Khomeyni] pour le convaincre que François Mitterrand serait forcément élu et que l'Iran avait d'autant plus intérêt à ne pas libérer les otages que celui-ci améliorerait les relations franco-iraniennes après sa réélection. Ce chèque de 10 millions de dollars, tiré sur une banque luxembourgeoise, aurait été remis à Beyrouth-Ouest au mouvement libanais Hezbollah (pro-iranien).
Tout cela est entièrement faux. Protestations véhémentes des intéressés. Le journal promet de publier demain des excuses.
Vendredi 29 avril 1988
En première page d'Al Qabas : Après enquête minutieuse menée à Paris par la rédaction d'Al Qabas, nous sommes en mesure d'affirmer que l'information publiée hier dans nos colonnes et selon laquelle Éric Rouleau aurait tenté d'empêcher la libération des otages français est dénuée de tout fondement. Nous sommes en mesure de dire qu'Éric Rouleau n'a jamais rencontré Sami Maroun ni Sadegh Tabatabai, et qu'il ne s'est jamais rendu à Beyrouth à la date que nous avons indiquée. (...) Al Qabas est désolé d'avoir publié une information totalement fallacieuse qui a été répandue par les milieux qui cherchent à nuire et à porter atteinte au Président Mitterrand à quelques jours de l'élection présidentielle. (...) Nous présentons nos excuses à Éric Rouleau pour le préjudice que nous avons pu lui porter, ainsi qu'au Président de la République française, François Mitterrand.
A 13 heures, Jacques Chirac téléphone à François Mitterrand à propos de la Nouvelle-Calédonie : Cette affaire est très grave. Cette provocation n'est pas une simple affaire locale. Il y a des personnalités en cause.
Le Président : Encore ! Ça veut dire quoi ? Allez-y ! De quoi s'agit-il ?
Chirac ne précise pas.
François Mitterrand va déjeuner avec son équipe de l'avenue Franco-Russe. Quelqu'un lui raconte que lorsque Giscard, hier soir, a entendu Chirac demander au Président de le regarder les yeux dans les yeux, il a bondi en criant : Il va mentir, il va mentir ! A chaque fois que Chirac s'apprêtait à me servir une histoire et que je doutais, il me disait : « Les yeux dans les yeux, je vous l'affirme ! » Le Président est ravi de l'anecdote : Giscard sait de quoi il parle. Il n'a pas été mieux traité que moi par Chirac... Mais il a été beaucoup moins servi !
Détendu, le candidat avoue avoir été frustré, hier, de débats de fond... Je voulais parler d'avenir et ça n'a pas été possible. Je referais bien un autre débat ce soir pour dire tout ce que j'avais préparé et qui n'a pas servi.
Cet après-midi, un ami vient me raconter que Jacques Chirac, après l'émission, a confié à quelques proches : Je ne savais pas que Mitterrand me détestait autant. Il a tort. Le Président lui trouve du charme, de l'énergie, de la volonté, une réelle connaissance du pays. Tout cela gâché par un esprit de clan, un goût immodéré de l'improvisation, une absence de projet.
Le Président annonce à son entourage qu'il va dissoudre très vite l'Assemblée nationale. Interrogé sur une éventuelle réforme électorale, il fait la moue : Il est déjà difficile de croire en Dieu, alors... en un mode de scrutin ! J'ai été élu pour la première fois à la proportionnelle, système qu'avait choisi le général de Gaulle à la Libération. De 1958 à 1981, j'ai survécu au système majoritaire. J'ai toujours préféré, pour ma part, le scrutin d'arrondissement, qui oblige le député à connaître sa circonscription et qui crée un lien très fort entre les électeurs et l'élu. Je n'aime pas cette idée de voter pour un parti sans même connaître le nom ou le visage de celui qui nous représentera au Parlement. L'idéal serait sûrement de pouvoir combiner les avantages des deux. Mais c'est bien compliqué. De toute façon, dès qu'on touche au système, les Français sont persuadés que c'est de la magouille. Et on ne va pas s'amuser à changer de loi électorale tous les trois jours...
La réforme électorale a vécu. Reste la majorité présidentielle : Je ne voudrais pas qu'avec 36 % des suffrages le Parti socialiste rafle 51 % des sièges à l'Assemblée.
Meeting de François Mitterrand à Lille. Un de ses derniers discours de campagne. Pierre Mauroy me redit qu'après les élections il souhaite prendre la direction du parti. Je pense que Laurent Fabius nourrit la même ambition.
C'est la première élection dans l'histoire des IIIe, IVe et Ve Républiques à ne pas s'être traduite par une attaque sur la monnaie !
Samedi 30 avril 1988
Al Qabas revient sur ses excuses et republie la même histoire. Plainte en diffamation est déposée par Éric Rouleau.
Shimon Pérès, qui sera à Bruxelles lundi 23 et mardi 24 mai, souhaite voir le Président soit à dîner le 24, soit le 25 à déjeuner, soit à la mi-juin. L'agenda indique que ce sera difficile avant la mi-juin. Déjà...
François Mitterrand interroge Louis Mermaz : Si on gagne, qu'est-ce que vous aimeriez faire ?
Louis Mermaz : M'occuper du parti.
François Mitterrand : Fabius vient de me dire la même chose. Moi, je pense qu'il faut mettre des jeunes, renouveler...
Dimanche 1er mai 1988
Rumeurs de libération des derniers otages français au Liban. Si l'engagement a été pris de les libérer avant les élections, il ne reste plus qu'une semaine.
La situation demeure bloquée dans la grotte d'Ouvéa. Le Président craint qu'on envoie l'armée contre les preneurs d'otages. Il écrit à Jacques Chirac. Il demande qu'on lui fasse un rapport avant demain sur l'état des effectifs armés stationnés sur le territoire, ainsi que sur leur implantation, leur engagement et leurs missions. D'ici là, ordonne-t-il, aucune opération d'envergure ne devra être lancée sans son accord préalable. Il constate que la médiation confiée à l'archevêque de Nouméa ne pourra aboutir. Il propose une mission de conciliation composée de deux personnalités métropolitaines, choisies l'une par le Président, l'autre par le Premier ministre. Il pense à M. Roger Leray, en raison de l'influence des maçons en Calédonie.
Jacques Chirac répond qu'il n'est plus possible de négocier, car les otages sont en péril de mort. Pour lui, la France est offensée, les intérêts de la patrie passent avant tout : la force doit parler.
François Mitterrand me dit : Il va tenter un coup de force. C'est affreux et indigne. Politiquement, il croit y gagner. Si ça tourne bien, il pense qu'on dira que c'est grâce à lui. Et si ça se termine mal, il pense que je serai responsable pour avoir tardé à le laisser agir. Les Français ne sont pas si bêtes.
Lundi 2 mai 1988
En Pologne, la grève s'étend à Gdansk.
Le Président reçoit André Giraud et exige qu'il n'y ait pas d'intervention de l'armée en Nouvelle-Calédonie sans son accord exprès : La Nouvelle-Calédonie est en France. L'armée n'a pas à y intervenir.
Déclaration de Charles Pasqua dans Valeurs actuelles sur les valeurs communes qu'il partage avec le Front national.
François Mitterrand : Qui se ressemble s'assemble... Là au moins, c'est clair, ils se sont dévoilés ! Je ne regrette plus d'avoir parlé du vote des étrangers.
Mardi 3 mai 1988
Jacques Chirac extorque à François Mitterrand (qui est à Strasbourg) un accord de principe pour donner l'assaut à la grotte d'Ouvéa.
A 13 heures, le Président est de retour à l'Élysée. Il reçoit André Giraud à la demande de Jacques Chirac. Il ne voit pas le moyen de s'opposer à l'assaut devant les menaces pesant sur les otages.
Philippe Legorjus parvient à faire passer une clé de menottes et deux revolvers Smith & Wesson aux gendarmes détenus dans la grotte, par l'intermédiaire du substitut au Parquet de Nouméa, Jean Bianconi, qui sert de négociateur.
L'action est prévue pour cette nuit. Grand secret. Soirée de deuil à l'Élysée. Ici, pris par l'action et l'angoisse du désastre, nous avons complètement oublié que nous sommes à la veille du second tour d'une élection présidentielle. Le Président enrage contre Bernard Pons : Voyez ce qui se passerait si ces gens-là gagnaient !
Il a fait déprogrammer en catastrophe son intervention prévue pour ce soir sur Antenne 2.
Mercredi 4 mai 1988
L'action à Ouvéa n'a pas eu lieu. L'Élysée n'en a même pas été informé.
Dans l'après-midi, François Mitterrand reçoit un appel d'Hafez El Assad. Le Président syrien l'informe que les otages détenus au Liban vont être relâchés ce soir. Nous sommes partagés entre la joie et la colère à l'égard de Jacques Chirac : cela a été forcément calculé, mais qu'est-ce qui a été donné — ou promis — en échange ? François Mitterrand nous calme : S'il le faut, nous crierons : vive Chirac ! Mais s'il cherche à l'exploiter sur le plan électoral, il le paiera cher.
A 20 h 20, annonce par l'AFP de la libération à Beyrouth de Marcel Carton, Marcel Fontaine et Jean-Paul Kauffmann, les trois derniers otages français détenus au Liban par des extrémistes chiites pro-iraniens.
Joëlle Kauffmann, qui a dîné il y a quinze jours avec le Président, téléphone à Matignon pour exiger que Danielle Mitterrand puisse être présente à Villacoublay à l'arrivée des otages : Sinon, je fais une déclaration, menace-t-elle.
Renaud me téléphone, paniqué : Alors, avec ça, vous ne croyez pas que Chirac va être élu ? Ce serait affreux !
François Mitterrand m'appelle : Cela n'aura aucun impact électoral. Il dicte une déclaration à rendre publique :
La libération de MM. Marcel Carton, Marcel Fontaine et Jean-Paul Kauffmann me remplit de joie. Au nom du pays tout entier, j'exprime à nos trois compatriotes notre soulagement de les voir revenir parmi nous, et à leur famille la compassion que nous inspire une si longue épreuve.
Je suis heureux que les efforts entrepris depuis le début de ce drame aient enfin abouti et je remercie tous ceux qui ont œuvré pour ce retour.
Nous aurons aussi une pensée pour celui qui n'est pas revenu, Michel Seurat, et pour les siens, ainsi que pour les otages étrangers encore retenus au Liban.
Il me redit : Rassurez-vous. Les Français sont des adultes. Ils savent bien que tout cela est manipulé. Cela ne changera pas une voix. Qu'ont-ils promis à l'Iran pour avoir ça ? Moi, en tout cas, je ne tiendrai pas leurs promesses !
Il me vient à l'idée que, lors de la libération de Gordji, l'Iran avait peut-être promis celle des otages avant l'élection présidentielle, sans plus. Téhéran tiendrait donc là une parole donnée à l'époque à Chirac ? Je me souviens de cette rencontre secrète en tête à tête à Matignon entre le Premier ministre et un ministre iranien. Tout a dû se jouer à ce moment-là.
Jeudi 5 mai 1988
Nous apprenons par l'AFP que l'assaut a été donné à 6 heures du matin à Ouvéa (mercredi 4 mai à 21 h 30, heure de Paris).
Cent trente soldats des unités spéciales du 11e choc de la Gendarmerie et du GIGN commandés par Philippe Legorjus ont libéré les vingt-trois otages détenus dans la grotte. Boucherie : deux militaires et dix-neuf Canaques ont été tués. Leur chef, Alphonse Dianou, blessé au genou, est mort plusieurs heures après sa reddition dans des conditions peu claires. Le gouvernement ne déplore que les deux morts français. Les dix-neuf autres, français eux aussi, n'ont pas même droit au nom d'hommes. Les images des militaires, hilares, au retour de l'opération, rappellent de vieux souvenirs. Depuis la guerre d'Algérie, on n'avait pas vu cette satisfaction bestiale d'avoir cassé du « bougnoule ». Philippe Legorjus, lui, est bouleversé. Il pense avoir échoué, puisqu'il y a eu des morts.
Bernard Pons évoque l'honneur de l'armée française et de la Gendarmerie, gravement mises en cause, selon lui, par la gauche.
François Mitterrand : Je n'ai pas de joie. C'est une affaire très douloureuse : vingt et un morts, une bassesse, un parjure et des mensonges... pour cent mille voix ! On ne fait pas des voix avec de l'argent et du sang.
A Paris, place de la Concorde, grotesque manifestation « populaire » contre... l'impôt sur la fortune !
Jacques Chirac, accueillant les trois otages au Bourget, annonce que le rétablissement des relations entre la France et l'Iran peut être envisagé.
Terrible phrase du Bêbête Show à propos des otages. On fait dire à Chirac : J'ai promis de les rendre lundi...
En Pologne, les forces de l'ordre interviennent aux forges Lénine de Nowa Huta, tandis que les chantiers navals de Gdansk sont encerclés par la police.
Vendredi 6 mai 1988
Ce matin, un navire de guerre français a arraisonné, dans les eaux territoriales de Saint-Pierre-et-Miquelon, un chalutier canadien.
Ce soir, un communiqué de Matignon annonce le retour en France de Dominique Prieur, ancienne « épouse Turenge » dans l'affaire Greenpeace, enceinte. Jacques Chirac — qui n'a pas pu être à temps à Saint-Pierre-et-Miquelon !... — ira la chercher au Bourget.
Enceinte ? s'étonne François Mitterrand. Depuis combien de minutes ?
Ce soir, François Mitterrand est à Toulouse. Il a respecté la tradition pour son dernier meeting de campagne, le dernier de sa vie : Je n'aurai pas un cri de colère, même si parfois j'en ai ressenti le besoin. Si les injures entendues au jour le jour pendant des mois avaient pu m'user, il ne resterait rien de moi, mais je dispose peut-être à l'intérieur de moi d'une forme de résistance qui me permet de traverser ces périodes...
Notre philosophie de l'Histoire est celle qui répond depuis l'origine des temps à toutes les libérations de l'esprit ou du corps, à toutes les libérations de l'homme, de la femme, de l'enfant, à toutes les libérations assorties de toutes les protections auxquelles les faibles ont droit avant tout autres. (...)
...Si j'ai détenu un record, c'est au moins celui-ci : les candidatures à la présidence de la République, je connaiset je sais que tout cela n'a qu'un temps. (...) Je sais bien que j'ai engagé, en ces mois de mars, avril et mai 1988, l'ultime bataille politique qui me conduira pour les années qui viennent jusqu'au moment où, ma tâche accomplie, il me faudra désormais, si Dieu me prête vie, aider les autres à assurer la suite, la continuité de l'entreprise.
Cela veut dire que des assemblées comme celle-ci, des Toulouse 1981, 1988, après 1965, et 1974, et le reste, cela commence à s'épuiser, du moins pour moi... Oui, c'est comme cela, je le sais bien, et je dois aborder cette rencontre-là en le sachant au fond de moi et en vous disant merci pour m'avoir accompagné jusqu'à cette étape de mon chemin ; merci de m'avoir aidé, merci de contribuer aux demains que nous bâtirons ensemble ; merci de m'aider à continuer encore pendant le temps que la loi me donne.
Dites-vous, amis qui m'entendez, que j'éprouve non pas de la peine, non pas de la nostalgie déjà, puisque nous commençons quelque chose, puisque nous sommes au début d'une nouvelle étape ; sachez que j'éprouve cependant le sentiment de mon devoir, et mon devoir est d'avoir tenu les anneaux de la chaîne assez longtemps pour avoir changé mon temps.
J'aperçois ici et là des hommes et des femmes rencontrés déjà sur tous les champs de lutte politique depuis l'après-Deuxième Guerre mondiale... D'autres sont venus, de bons et de fidèles compagnons, une génération prête à assurer la relève. (...) Mais c'est vrai que j'éprouve comme cela un petit « quelque chose » en regardant Lionel Jospin, qui cessera, par sa propre volonté, par elle seule, d'être dans peu de jours le premier secrétaire du Parti socialiste après sept années d'un dur et bon labeur dont je le remercie.
(...) Mais je risque de commettre de graves injustices... Je ne veux pas les commettre, mais tout de même, voir ici rassemblés, avec l'histoire qui est la leur, l'histoire que j'ai vécue, que je connais par cœur (...), voir celles et ceux qui m'ont tant aidé à travers le temps passé, qu'il s'agisseje l'ai déjà cité — de Pierre Mauroy, l'homme des fondations, qu'il s'agisse de Laurent Fabius, l'homme des éclosions, qu'il s'agisse de Michel Rocard, l'homme de tant de renouveaux, qu'il s'agisse de Pierre Bérégovoy, qui, à mes côtés, a accompli des tâches souvent obscures et dures, mais qui débouchent aussi sur des jours magnifiques comme celui que nous vivons... Faut-il que je cite Édith Cresson ? Je le ferai aussi par prudence, non pas par rapport à elleelle n'est pas si terrible ! —, mais parce qu'énumérer comme cela des hommes... des hommes... des hommes... et soudain oublier que l'un des points principaux de notre action, de notre programme, de notre projet, c'est d'assurer aux femmes l'égalité dont elles ont besoin, ce serait manquer à donner la preuve que nous avons besoin aussi d'avoir, comme cela, à peu de distance, Édith Cresson, Yvette Roudy... J'arrête là !
(...) Il m'arrivait souvent de dire : moi, je n'ai pas de chance, je suis né quelque part au milieu de la France, juste à la frange où se séparent la langue d'oc et la langue d'oïl. Oui, pas de chance, car pour être patriote, il faut être né lorrain, et pour être républicain, il faut être venu du côté de Toulouse ! Alors, résultat : pour les autres, dont je suis, on perd du temps avant d'avoir démontré que l'on pouvait être à la fois patriote et républicain !
(...) Amis qui m'entendez, c'en est fini de nos rencontres de ce type pour ce soir et d'autres soirs, pour cette campagne présidentielle. Il y aura d'autres combats, vous y serez, je n'en serai pas éloigné. Mais je voudrais que vous soyez en cet instant les interprètes de toute la France — de ceux qui nous comprennent, de ceux qui nous combattent —, que vous soyez les interprètes de notre peuple tout entier et que vous portiez notre voix loin, loin, loin de chez nous, en Europe et dans le monde entier, pour qu'on sache partout que la France vit intensément son histoire contemporaine, qu'elle pose un pied hardi sur le millénaire nouveau, qu'elle croit en elle profondément, en ses ressources et en ses chances...
Dans l'avion du retour, François Mitterrand plaisante encore : Je me suis réveillé ce matin en apprenant à la radio que nous avions déclaré la guerre au Canada ; je vais me coucher ce soir en supposant que nous allons bientôt rompre nos relations diplomatiques avec la Nouvelle-Zélande !
Samedi 7 mai 1988
François Mitterrand est à La Haye pour le quarantième anniversaire du premier Congrès européen qui réunit Churchill, Adenauer, Spaak et Gasperi. Très gai retour en compagnie de Simone Veil.
Dans la Caravelle qui nous ramène, Maurice Faure lui demande son dernier pronostic. François Mitterrand : 54 %.
Après avoir fait asseoir Simone Veil à côté de lui, le Président assiste en s'amusant à un numéro de Maurice Faure imitant « Black Jack » et « Ker-Mitterrand », les deux vedettes du Bêbête Show.
Dimanche 8 mai 1988
Second tour de l'élection présidentielle. François Mitterrand l'emporte avec 54,02 % des suffrages exprimés contre 45,98 % à Jacques Chirac. On aurait espéré mieux. 15,94 % des électeurs inscrits se sont abstenus. C'est un plébiscite ! exulte Jack Lang.
En Roumanie, révélation du « programme de systématisation du territoire ». Le plan prévoit l'élimination d'ici à l'an 2000 de 7 000 villages sur les 13 000 que compte le pays, et la création de plus de 500 « centres agro-industriels ». La mise en oeuvre du programme commencera au début de juillet.
Dans l'hélicoptère du GLAM qui ramène le nouveau Président vers le palais de l'ancien, François Mitterrand : L'important n'est pas que je sois Président de la République, cela, je le suis depuis sept ans. C'est que j'aie été réélu. Cela va forcément transformer le paysage politique.
Jusqu'à l'arrivée, le Président se plonge dans les Mémoires du baron Pierre-Victor de Besenval, un homme, me dit-il, qui a joué un grand rôle sous la Monarchie et la Révolution. Cet officier suisse ultra-réactionnaire, lieutenant général de Louis XV, se révéla incapable de diriger les troupes royales et mourut en 1791, ne laissant à la postérité que des mémoires scandaleux.