Enfin, tout cela démontre sa volonté politique : tout s'approprier, y compris en niant les équilibres institutionnels. Ses initiatives en matière de défense ou de politique étrangère sont très significatives. Mais elles sont imprudentes.
La valse des directeurs de l'Administration centrale et des entreprises s'accélère. Quatre d'entre eux sont visés, dont Jean-Paul Huchon, directeur général de la Caisse centrale du Crédit Agricole et bras droit de Michel Rocard. Celui-ci nous téléphone à son sujet. On fera ce qu'on peut, c'est-à-dire pas grand-chose. Ils veulent aussi déplacer le directeur général des collectivités locales au ministère de l'Intérieur.
Nous soupçonnons de plus en plus Jacques Chirac d'agir sans prévenir le Président à propos des otages. Selon un télégramme de l'attaché militaire à Beyrouth dont nous avons connaissance par la bande, les quatre otages d'Antenne 2 seraient déjà entre les mains des Syriens. Leur libération serait proche. Or Jacques Chirac a téléphoné l'autre nuit à Hafez el Assad.
Devant le groupe des sénateurs Républicains indépendants, réunis en journées parlementaires à Autun, Jacques Chirac proteste contre les journalistes de télévision, trop systématiquement excessifs et déformateurs de la politique gouvernementale, et en appelle au sens des responsabilités de chacun (...) pour que l'information conserve la dignité qui doit être celle d'une démocratie. Les PDG des trois chaînes lui répondent que c'est la Haute Autorité, et non le gouvernement, qui est en charge d'y veiller. Une Haute Autorité à laquelle Chirac a promis à sa présidente, Michèle Cotta, de ne pas toucher.
Samedi 24 mai 1986
Jacques Chirac est à Tunis. Comme prévu, l'ambassadeur de France est à Paris, « en consultation ». C'est une première dans l'histoire diplomatique de notre pays. Et cela fait rire bien des capitales.
Le Président est mécontent des conditions dans lesquelles il est saisi des affaires de sa compétence. Guy Penne a ainsi été prévenu à 1 heure du matin de l'abstention de la France à l'ONU à propos de l'Afrique du Sud. Le Président demande qu'on fasse des observations à Jean-Bernard Raimond et à Maurice Ulrich.
Sur le fond, après enquête, il semble qu'on pouvait difficilement faire autrement, mais le procédé n'en est pas moins inadmissible.
Lundi 26 mai 1986
Le Président bloque la nomination de Bernard Auberger à la place de Jean-Paul Huchon, puisque rien n'a été proposé à ce dernier.
La résistance paie : Aimé Blanc est nommé à la SNECMA au poste convenu.
Le ministre de la Coopération porte plainte pour détournement de fonds dans l'affaire Carrefour du Développement.
Mardi 27 mai 1986
La tension monte entre Moscou et Washington. Le Président Reagan annonce qu'avant la fin de l'année les États-Unis cesseront de respecter le plafond d'armements nucléaires fixé par le traité SALT-2. Le gouvernement soviétique réplique que si les accords SALT sont violés, l'URSS prendra les mesures nécessaires pour rétablir la parité stratégique. Les ministres des Affaires étrangères de l'OTAN, réunis demain à Halifax (Canada), exprimeront leur inquiétude.
Le gouvernement fait connaître publiquement la nomination de Philippe Auberger avant même d'en avoir saisi le conseil d'administration de la Caisse générale du Crédit Agricole. Évidemment, rien n'est proposé à Huchon. Toujours la stratégie de la carte forcée.
Pour un discours qu'il va prononcer tout à l'heure à Coëtquidan, le Président rédige de sa main un passage sur la stratégie de défense française, qui doit rester autonome, écartant ainsi toute participation de la France à l'IDS et à l'OTAN. Il s'indigne que l'on puisse penser qu'il polémique ainsi contre Jacques Chirac : Comment imaginer une minute que le Premier ministre ne soit pas partisan d'une défense autonome de la France ?
Puis, dans l'hélicoptère, revenant de Saint-Cyr : Chirac ne veut pas la crise. Mais, s'il la voulait, il serait obligé d'agir pour la créer. Et, dans ce cas, nul ne pourrait me forcer à démissionner. Je reste donc maître du moment de la crise. De toute façon, ils sont en train d'échouer. Leur popularité est déjà trop basse.
Je lui demande : Et s'il quitte Matignon et interdit à quiconque de sa majorité d'y aller ?
François Mitterrand : Qu'il essaie, j'en connais six qui iraient ! J'ai des armes et je m'en servirai. D'ailleurs, avec Pasqua, il y a deux lignes au gouvernement.
Mercredi 28 mai 1986
Le Conseil des ministres adopte quatre projets de loi sur la sécurité (terrorisme, criminalité, contrôles d'identité, application des peines).
Visite du chantier du musée d'Orsay. François Mitterrand : Ç'a vraiment de la gueule !
Jeudi 29 mai 1986
Accord entre le Président, le Premier ministre et Gaston Flosse pour conserver le Conseil du Pacifique-Sud. Cela pose le problème de Régis Debray, qui le dirige. Le Président voudrait qu'il reste à ce poste; le Premier ministre et Gaston Flosse ne le souhaitent pas. Régis Debray lui-même est réticent : il ne souhaite pas servir la droite.
Vendredi 30 mai 1986
Le Président est très irrité par la « petite phrase » de François Léotard à L'Heure de vérité, l'autre soir: Je respecte la fonction du Président de la République, je dis bien la fonction.
En guise de représailles, François Léotard n'ira pas à New York pour les cérémonies d'anniversaire de la statue de la Liberté.
Le Président trouve le gouvernement énervé, divisé. Il est lui-même d'une humeur radieuse. Il m'emmène acheter des livres. En voiture, il plaisante : L'alternance est l'oxygène de la démocratie. Mais un excès d'oxygène peut parfois provoquer un malaise.
Il reçoit deux coups de téléphone de Jacques Chirac. Le premier pour s'excuser de ne pas l'avoir prévenu à l'avance de l'usage qu'il a fait de l'article 49-3, mais il explique qu'il n'a pas voulu le réveiller en pleine nuit à ce propos. Sur le second coup de téléphone, le Président me dit simplement : C'est un sujet intéressant.
Samedi 31 mai 1986
Les messages adressés au ministre des Affaires étrangères par les ambassadeurs et les télégrammes dits « DSL » (diffusion strictement limitée) ne parviennent plus à l'Élysée. On ne sait rien, par exemple, de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l'OTAN qui s'est tenue hier à Halifax.
Lundi 2 juin 1986
Déployant depuis des semaines de terribles efforts pour être admise à participer au voyage du Président à New York pour les cérémonies du centenaire de la statue de la Liberté, une dignitaire sortie par la porte revient par la fenêtre. Elle explique qu'elle est docteur honoris causa de l'université de New York et que son président lui a demandé d'accueillir François Mitterrand avec lui en toge. Elle assaille l'Élysée pour qu'on lui trouve une place dans l'avion de presse, ou bien qu'on l'autorise à faire financer son voyage sous forme de frais de mission par l'Éducation nationale. Le Président tranche : elle viendra.
François Mitterrand s'indigne des « noyaux durs » que le gouvernement va mettre en place pour contrôler les entreprises privatisées : Je croyais savoir que, dans le capitalisme, c'étaient les actionnaires qui choisissaient les présidents de groupe. Je découvre avec étonnement que, pour les nouvelles privatisations, ce sont les présidents de groupe (et ceux qui les ont nommés) qui choisissent leurs actionnaires !
Michel Noir me remet une lettre d'un des plus célèbres dissidents soviétiques, le Pr Neiman, dont la femme, cancéreuse, est hospitalisée à Moscou dans de très mauvaises conditions. Il demande au Président d'intervenir pour qu'elle puisse venir se faire soigner à l'étranger. Ce sera fait.
Philippe Séguin m'annonce l'envoi du projet d'ordonnance sur l'emploi des jeunes, sur lequel il souhaite recueillir l'avis du Président. Je lui demande de surseoir à cet envoi. Faut-il entrer dans ce jeu de la négociation directe d'une ordonnance ? Et pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre ? Je suggère au Président de s'en tenir à des contacts verbaux avec lui. Séguin ne m'envoie pas l'ordonnance, mais une note pour répondre à l'inquiétude que le Président pourrait nourrir quant aux conséquences du texte sur l'emploi des adultes et à cause de sa rétroactivité. Une innovation en matière sociale à laquelle les syndicats sont très sensibles.
Jacques Chirac récidive : il insiste pour que la France dispose de trois sièges au Sommet européen de La Haye. Il dit avoir là-dessus l'accord de Lubbers et de Margaret Thatcher.
François Mitterrand : Mme Thatcher est peut-être d'accord, mais pas moi. Elle a intérêt à la division de la France, pas moi.
Adoption définitive au Parlement de la loi d'habilitation sur les privatisations par ordonnance. Elle couvre les nationalisations de 1945. Les députés socialistes annoncent qu'ils vont saisir le Conseil constitutionnel. Va maintenant venir l'ordonnance que le Président n'entend pas signer.
Recevant Renaud Denoix de Saint Marc, le Président examine l'ordre du jour du Conseil des ministres. Il accepte tout, en particulier la nomination de Bernard Auberger à la direction du Crédit Agricole. Édouard Balladur recevra demain matin Jean-Paul Huchon pour lui proposer, en principe, un poste tout à fait acceptable (une banque), assure Denoix. On verra.
Quant à Éric Rouleau, il sera bien nommé ambassadeur itinérant. Le Président précise : Il ne faut pas qu'il soit itinérant entre Carpentras et Tonneins... Il faut que ses fonctions soient libellées de façon sérieuse. C'est purement formel, mais les satisfactions formelles, ça compte !
En ce qui concerne les écoutes téléphoniques, Maurice Ulrich propose maintenant que le Président envoie quelqu'un dans son bureau à Matignon, à des dates convenues d'avance, pour en prendre connaissance ! Inacceptable.
Mardi 3 juin 1986
Le Président reçoit le Roi Hussein, comme il le fait de façon régulière chaque année depuis 1981. Cette fois, c'est à l'occasion d'une escale de deux jours à Paris, sur la route de Washington où le monarque hachémite se rend pour fêter le diplôme de fin d'études supérieures de ses deux filles. Le Premier ministre aura également un entretien avec le Roi, à qui il offre un dîner lundi.
Hussein considère qu'il y a une dégradation de la situation du monde arabe et un risque de blocage des perspectives de règlement du conflit du Proche-Orient. Dans son discours du 19 février dernier, il a enregistré l'échec de l'initiative jordano-palestinienne lancée un an auparavant. Il l'impute à la fois au refus de l'OLP d'accepter la résolution 242 (faute, il est vrai, d'une garantie sur la reconnaissance du droit à l'autodétermination du peuple palestinien) et à la tiédeur des Américains à s'engager dans un processus de règlement incluant une conférence internationale.
La voie d'une négociation séparée à l'égyptienne restant exclue, le Roi Hussein travaille à une réunification des rangs arabes qui pourrait déboucher sur un Sommet susceptible d'exercer une pression suffisante sur l'OLP. Il souhaite se rapprocher de la Syrie (visites croisées des deux chefs d'État). Mais si les difficultés économiques actuelles de la Syrie l'incitent à dialoguer avec Amman, on est loin d'un accord sur les termes d'un règlement. Quant à l'Égypte, elle continue de soutenir fermement Arafat. Hussein s'efforce de susciter une représentation palestinienne différente de l'OLP — ou susceptible de modifier sa ligne — à partir des territoires occupés. Jusqu'à présent, cette tentative a été fermement désavouée par les notables palestiniens des territoires, et tout récemment encore à l'occasion de leur rencontre avec Mme Thatcher. Si l'on ajoute à cela :
- que Washington, obnubilé par la question du terrorisme arabe, se désintéresse du processus de paix (ce que déplore vivement Hussein),
- que la perspective de remplacement de Shimon Pérès par Itzhak Shamir, résultat de l'accord des partis à la Knesset, ne laisse pas présager un assouplissement du gouvernement israélien,
- que Yasser Arafat reprend pied au Liban, cherche un modus vivendi avec Damas et se garde de couper les ponts avec Amman, on mesure combien la marge de manoeuvre du Roi s'est soudain rétrécie et à quel point son pessimisme actuel est fondé.
L'Europe, quant à elle, reste en arrière de la main. La Présidence a reçu mandat de s'informer auprès des parties intéressées des possibilités d'une action des Douze. De tels contacts ont été pris avec la Jordanie, l'Égypte, la Syrie, Israël, les États-Unis et l'OLP.
A Téhéran, reprise des pourparlers sur le contentieux Eurodif.
En tête à tête, Jean-Bernard Raimond promet au Président qu'Éric Rouleau aura des missions précises; le Président juge cette promesse suffisante.
Mercredi 4 juin 1986
Pour reclasser Jean-Paul Huchon, Jacques Chirac annonce au Président qu'il a prévu de le nommer à une direction générale aux Communautés européennes à Bruxelles. Or je sais par Jacques Delors que la Commission a déjà promis le poste à un autre Français très compétent, Claude Villain, ancien collaborateur de Giscard.
D'un ton fort aimable, Jacques Chirac demande au Président : Pouvez-vous, lors de votre voyage en URSS, intervenir auprès des Russes en faveur des Jeux olympiques à Paris ? Felipe Gonzalez a transmis un message analogue de la part du Roi d'Espagne.
Le Président, tout aussi affable : Mais naturellement. Puis il ajoute : Je ne sais pas si vous avez relevé ce qu'a dit M. Léotard à propos de l'URSS. Il agresse les Russes de façon exagérée, ce qui ne facilitera pas ma tâche. Ce n'est pas à lui de parler sur ce sujet. Je comprends l'indignation, mais on ne peut pas se lever avec une nouvelle indignation tous les matins.
Chirac approuve.
Au Conseil des ministres, après un exposé d'Édouard Balladur sur la rigueur nécessaire, un silence respectueux s'installe.
Le Président : Le gouvernement est d'une discipline rare. Monsieur le ministre d'État, vous devez voir la vie en rose ?
Édouard Balladur : Tout va bien.
A la fin du Conseil, le Président : Monsieur le Premier ministre, vous avez encore à remplir, je crois, une petite formalité [allusion à la demande d'user de l'article 49-3].
Tout le Conseil rit.
Le Premier ministre : Oui, mais ce sera seulement pour le cas où.
Le Président : Je sais que M. le ministre des Affaires sociales, qui est spécialiste de la question [l'obstruction parlementaire], vous informera si cela est nécessaire.
Jean-Baptiste Doumeng m'informe que les Soviétiques vont proposer la nomination de M. Riabov, le vice-Premier ministre qui nous a accueillis à Novossibirsk, comme ambassadeur à Paris. Le Quai d'Orsay n'est pas encore prévenu !
Adoption définitive par le Sénat du retour au scrutin majoritaire pour les législatives.
Jeudi 5 juin 1986
Itzhak Shamir prévient François Mitterrand : les trois Israéliens enlevés par les Syriens sont en très grave danger. C'est, de plus, une provocation visant à déclencher des hostilités avec Israël. Je prie le Président d'intervenir au plus haut niveau à Damas pour obtenir leur libération.
Ce sera fait, évidemment. En vain.
Un ministre se plaint à moi : Je suis entouré de secrétaires d'État nuls. La cohabitation la plus difficile n'est peut-être pas celle qu'on croit.
Vendredi 6 juin 1986
Une réunion à propos du Conseil européen a eu lieu à Matignon. L'obsession du gouvernement de ne pas augmenter les impôts communautaires et de préserver la politique agricole le conduit à sacrifier les dépenses structurelles, dont la solidarité avec le Sud et la Recherche.
François Mitterrand reçoit le vice-président du Nicaragua, Ramirez ; il encourage le Nicaragua à poursuivre la construction de la démocratie.
Sir Robert Armstrong me téléphone : Margaret Thatcher souhaite voir le Président avant le prochain Conseil de La Haye. Elle désire notamment que nous coordonnions nos positions sur Tchernobyl: Car la France et le Royaume-Uni pourraient se trouver un jour en situation d'être mis en accusation par les petits pays de la Communauté qui ne disposent pas d'une industrie nucléaire. Mme Thatcher compte sur l'appui de la France pour sa Présidence, qui commence au mois de juillet. Elle souhaite que soit poursuivie la politique de maîtrise des dépenses agricoles amorcée en 1984.
Samedi 7 juin 1986
Inauguration du musée Léon-Blum à Jouy-en-Josas. Beaucoup de monde dans un endroit qui appelle surtout le silence et l'humilité.
Massoud Radjavi, leader des moudjahidin iraniens, quitte Paris pour Bagdad. Ce départ « volontaire » satisfait une des trois exigences mises par Téhéran à la normalisation de ses relations avec Paris.
Dimanche 8 juin 1986
François Mitterrand évoque avec moi le souvenir d'un de ses amis disparus. Je lui demande si ceux qui lui restent ne compensent pas le vide des absences. Il répond bizarrement à côté : On pleure sur les autres, c'est une façon de pleurer sur soi. Ceux qui sont partis emportent une partie de vous que plus personne ne vous rendra.
Mikhaïl Gorbatchev évoque à Budapest une organisation mondiale chargée de veiller à la paix des étoiles. Les Soviétiques multiplient les propositions à Genève, tandis que les États-Unis restent sur la réserve.
Les Soviétiques entendent monnayer cher ce qui intéresse les Américains, c'est-à-dire la réduction des armements stratégiques et surtout celle de la proportion de missiles lourds. En revanche, ils souhaiteraient le retrait des Pershing, le gel des forces françaises et britanniques et le blocage de l'IDS.
Les Américains veulent voir disparaître un grand nombre de missiles lourds terrestres soviétiques et avoir les mains libres pour développer l'IDS. Ils n'apprécient pas les propositions soviétiques visant à réduire de 50 % le nombre des vecteurs et de 30 % celui des têtes, car cela laisserait inchangée la structure de l'arsenal soviétique. Ils refusent tout lien entre la négociation sur le désarmement stratégique et l'IDS.
En ce qui concerne les forces nucléaires intermédiaires, les Soviétiques subordonnent tout accord au gel des forces françaises et britanniques. Les Américains refusent.
Kurt Waldheim est élu Président de l'Autriche. Les révélations sur son passé nazi n'ont guère ému ses compatriotes. Les réactions à l'étranger sont, elles, plutôt violentes. Israël annonce le rappel de son ambassadeur.
Lundi 9 juin 1986
Hussein Husseini, président de l'Assemblée nationale libanaise, sera à Paris demain à l'invitation de Jacques Chaban-Delmas. Deuxième personnage de l'État libanais, chiite modéré, il est assez lié à la Syrie. Il demande à être reçu par le Président. Il aura un entretien avec le Premier ministre.
Je suis à Montevideo pour raconter le Sommet de Tokyo au Président Sanguinetti, l'Uruguay assurant la présidence du Groupe de Carthagène sur la dette et s'apprêtant à accueillir la réunion ministérielle du GATT en septembre. Il considère que rien de sérieux ne pourra être fait aussi longtemps que le gouvernement américain restera fermé. Il faut attendre, dit-il, l'inévitable faillite du Mexique, après le Mundial, pour que se réveille l'intérêt international sur ce sujet. Les Uruguayens s'attendent en effet à une convocation prochaine du bureau du Groupe de Carthagène visant à appuyer une décision unilatérale du Président De la Madrid suspendant le paiement de la dette mexicaine pour au moins six mois.
Sur les questions commerciales, il espère que la réunion du GATT sera l'occasion d'un démarrage du nouveau round. Il s'inquiète du protectionnisme américain et des excédents agricoles européens. Il serait content de trouver, avant septembre, une solution au problème du commerce des services, qui inquiète tant le Brésil.
Il me parle longuement de la réunion qui vient de se tenir à Panama entre pays d'Amérique latine, au cours de laquelle il a été clairement décidé de soutenir le Nicaragua, où Ortega semble de moins en moins fragile.
Aller et retour en moins de trente-six heures...
Michel Aurillac révèle que le montant des fonds publics détournés par « Carrefour du Développement » s'élève à un peu plus de 20 millions de francs. Il estime que ces sommes ont pu servir à des fins privées, politiques ou de bienfaisance.
Mardi 10 juin 1986
Christian Nucci s'élève contre l'exploitation politique de l'affaire Carrefour du Développement, mais n'explique rien sur le fond.
Robert Hersant fait tout pour obtenir TF1.
François Mitterrand me confie : Jacques Chirac veut avoir la paix avec moi jusqu'à ce que j'aie signé toutes les ordonnances.
André Giraud demande encore au général Saulnier de lui remettre une note écrite sur l'historique de l'affaire Greenpeace et son propre rôle dans cette affaire. Sans en aviser le Président de la République, il a bel et bien rayé le nom du général de la prochaine promotion de la Légion d'honneur où il devait être élevé à la dignité de grand officier sur ordre exprès du Président. Profondément blessé, Saulnier décide de donner sa démission et rédige la lettre qu'il entend remettre au ministre. Le Président, à qui il la soumet, lui demande de ne pas répondre : Vous êtes nommé par moi. Et je refuserai votre démission.
L'entêtement de Giraud pourrait être inspiré par le courage. Mais, s'il déteste tant le Président et sa politique étrangère, pourquoi diable a-t-il accepté d'être ministre ? Chirac lui a-t-il fait croire que l'Élysée serait désormais sans influence ?
Mercredi 11 juin 1986
Le projet de loi de François Léotard sur la liberté de la communication est présenté en Conseil des ministres. Une « CNCL » remplacera la Haute Autorité. Un communiqué de la Présidence fait part des extrêmes réserves de François Mitterrand. Le ministre a choisi un sigle nouveau pour justifier le renvoi des prédécesseurs des membres de la CNCL.
Un sommet du Pacte de Varsovie, à Budapest, s'achève par un texte appelant les pays de l'OTAN à une réduction mutuelle des forces classiques et des armes nucléaires tactiques en Europe d'une portée inférieure à 1 000 kilomètres, lesquelles seraient totalement détruites de l'Atlantique à l'Oural. C'est l'option zéro.
Au cours d'une conférence de presse tenue à Washington, Ronald Reagan déclare que son objectif est d'amener les Soviétiques à remplacer le traité SALT par un programme réaliste de réduction des armements. Il souligne que les États-Unis se trouvent face au premier dirigeant soviétique qui ait parlé de lui-même d'une réduction des armements nucléaires. Les États-Unis n'ont pas l'intention de remettre en cause le traité ABM, mais Reagan semble attaché à la fin de l'arme atomique. Il rêve d'en faire la grande affaire de son mandat. On peut s'attendre de sa part à n'importe quoi pour parvenir à ce but.
Jeudi 12 juin 1986
Au petit déjeuner, le Chef de l'État est informé que le général Saulnier doit être reçu par le ministre de la Défense à 16 heures. Le Président reçoit lui-même le général à 10 h 30 : Président de la République, je suis le chef des armées et je n'accepte pas votre démission. Vous devez dire cela au ministre : « J'avais pensé démissionner, mais j'obéis au Président, chef des années, qui me l'interdit. »
Le Président évoque ensuite cette affaire en tête à tête avec André Giraud. L'explication est très sèche. Le ministre s'incline.
Puis il en parle au téléphone avec Jacques Chirac qui, fort ennuyé, lui déclare : Il ne faut pas que Saulnier parte. A la suite de ce coup de téléphone, le Président pense que, sauf double jeu toujours possible, il s'est agi là d'une initiative du seul Giraud.
Après l'entrevue entre le général Saulnier et le ministre de la Défense, les choses sont apparemment rentrées dans l'ordre. Reste maintenant à obtenir le rétablissement du général dans la prochaine promotion de la Légion d'honneur.
Claude Mollard, délégué aux Arts plastiques et président du CNAP, est averti par le directeur de cabinet de François Léotard que son départ est imminent. Motif invoqué : il incarne la politique menée par Jack Lang. Il n'y a pas de divergences de fond sur la politique menée, lui a-t-on assuré. Il s'agit plutôt d'un symbole.
François Mitterrand : Que lui propose-t-on ? De retourner à la Cour des comptes ?
En effet, rien d'autre.
Depuis aujourd'hui, conformément aux engagements de Maurice Ulrich, des comptes rendus d'écoutes téléphoniques parviennent à nouveau à l'Élysée. Tous ? J'en doute.
C'est décidé : le Président déjeunera avec Ronald Reagan à New York le vendredi et sera le lundi suivant à Moscou. Beau doublé.
Vendredi 13 juin 1986
Dîner chez moi avec Coluche. Il me parle de son projet de Restos du Cœur planétaire. On convient de voir des industriels de l'alimentaire qui fabriqueront des biscuits pour nourrir tout le monde. Les grandes idées sont les plus simples. Il m'annonce qu'il repart pour sa maison de Mougins, d'où il est venu pour ce dîner auquel participe aussi Jacqueline Picasso, douce mémoire d'un géant.
Son dernier mot, sur le pas de la porte, en remettant son casque de motard : Salut, ma poule !
Dimanche 15 juin 1986
François Mitterrand participe aux cérémonies commémoratives de la bataille de Verdun.
Lundi 16 juin 1986
Helmut Kohl écrit aux Douze pour proposer une action commune de protection contre les armements nucléaires. Bonne initiative. Bon réflexe après que Mikhaïl Gorbatchev a lancé la balle.
François Mitterrand accueille le secrétaire général du Parti communiste chinois, Hu Yaobang, en tournée dans les principales capitales européennes pour normaliser les relations entre la CEE et la Chine. On évoque les problèmes du Cambodge, ainsi que l'éventualité de l'achat d'une centrale nucléaire par Pékin.
Hu Yaobang : Je voudrais d'abord vous parler de la situation en Chine, qui est excellente. Contrairement à ce qui a été dit, nos réformes ne rencontrent pas de vraies difficultés. D'ailleurs, la production agricole s'est accrue l'an dernier de 9 %. Au prochain Congrès, nous jetterons les bases d'une civilisation spirituelle socialiste...
L'URSS se dit prête à améliorer les relations, et même à coopérer avec nous. Elle parle ainsi de créer des entreprises d'économie mixte. Mais, sur le fond, nous ne constatons pas encore d'amélioration; l'URSS ne reconnaît pas les trois obstacles qui s'opposent à nos yeux à une véritable amélioration. Avec nous, elle veut pouvoir entamer des négociations inconditionnelles, puis conclure des accords vides de sens.
En ce qui concerne le Kampuchéa, nous avons acquis la conviction que la décision de le contrôler avait été prise par le Président Hô Chi Minh lui-même.
D'autre part, nous avons à déplorer des actes inamicaux de la part de l'Union soviétique. Ainsi, il y a eu de nombreux vols soviétiques au-dessus du littoral chinois depuis 1984. Il y en a eu une vingtaine en 1985, et 31 depuis le 1er janvier 1986. Leur nombre s'est accru avec Gorbatchev. Les Soviétiques nous disent qu'ils volent à 100 kilomètres du littoral, ce qui est faux, et qu'ils le font pour surveiller les Américains. Si c'est pour surveiller les Américains, pourquoi survoler le littoral chinois ? Nous devons donc rester prudents, car nous avons avec l'URSS une frontière de 7 300 kilomètres. J'aimerais aussi parler avec vous de l'Europe...
C'est confirmé : la France et la Nouvelle-Zélande s'en remettent à Perez de Cuellar pour arbitrer le conflit Greenpeace.
Mardi 17 juin 1986
Rencontre entre François Mitterrand et Helmut Kohl à Rambouillet.
Le Président : J'ai reçu hier M. Hu Yaobang. Il m'a surtout parlé des questions internationales. J'aurais aimé qu'il me parle de la Chine. Je lui ai demandé ce qu'étaient ses relations avec la Russie. J'en ai retenu l'impression qu'il y a un rapprochement sur le plan économique, mais rien dans le domaine politique.
Le Chancelier : C'est un homme remarquable, très vivant, qui parle avec beaucoup de spontanéité des anciens dirigeants de la Chine. Comme vous, je crois qu'ils améliorent leurs relations économiques avec l'Union soviétique, mais qu'ils s'en tiennent là. Il laisse une impression de sagesse et d'astuce.
Le Président : Quel est votre pronostic pour La Haye ?
Le Chancelier : Je crois qu'on peut s'attendre à des résultats raisonnables. Je ne sais pas exactement ce que veut Lubbers. Je lui ai téléphoné hier, mais je n'ai pas eu beaucoup de précisions. Bien sûr, il faudra que nous parlions des suites de Tchernobyl, car il est important que la Communauté s'exprime à ce sujet d'une seule voix à Vienne. J'ai reçu des réactions très positives à ma lettre à Gorbatchev. Gorbatchev m'a fait une réponse très raisonnable, il essaie de tirer les conséquences du désastre. Je dois dire que je ne comprends pas l'attitude initiale qu'a eue l'Union soviétique dans cette affaire. Il y a eu un accident, cela peut toujours arriver. Mais ce qu'ils ont fait ensuite est absurde ! Pourquoi ont-ils essayé de le nier ? Pourquoi n'ont-ils accepté aucune aide ? Ils auraient pu limiter les conséquences de l'accident en acceptant plus vite une aide internationale.
Le Président : Ce sont des réflexes acquis.
Le Chancelier : Oui. Nous savons qu'ils n'ont même pas informé les pays de l'Est et que ceux-ci ont appris l'accident de source occidentale ! Nous avons pu vérifier à cette occasion que Gorbatchev était puissant, mais qu'il ne détenait pas tous les pouvoirs. C'est une leçon. Il faut agir rapidement, élaborer une nouvelle convention imposant de rendre immédiatement publics de tels accidents afin que les pays touchés acceptent l'aide internationale, et pour que soient étudiées des normes de sécurité très élevées, contrôlées sur le plan international. Il faut faire vite.
Le Président : On m'a soumis hier un projet de réponse à votre lettre à ce sujet. J'ai voulu le revoir, je le signerai cet après-midi et vous le remettrai.
Le Chancelier: En Allemagne, nous avons en ce domaine un problème spécifique. Il règne une hystérie absurde, une émotion fantastique à ce sujet. Lorsque je suis revenu de Tokyo, j'ai eu l'impression de débarquer dans une maison de fous. J'ai été le seul à rappeler que nous avions besoin de l'énergie nucléaire. Tous les responsables politiques le pensent, mais personne n'ose le dire! M. Brandt déclare qu'il faudrait arrêter l'utilisation de l'énergie nucléaire ! M. Rau fait une réponse mitigée ! Les sociaux-démocrates ont demandé l'ouverture de discussions immédiates sur la centrale française située à la frontière, à Cattenom. Les Verts ont tenu un congrès au cours duquel ils ont réclamé pêle-mêle la fermeture immédiate de toutes les installations nucléaires, la sortie de l'OTAN, le désarmement de la Police, la réforme du droit pénal, la libéralisation complète de l'avortement ! Il y a trois semaines, à cause de Tchernobyl, nous pensions avoir perdu les élections en Basse-Saxe. L'hystérie est provisoirement retombée, mais elle n'a pas totalement disparu.
Le Président : Est-ce que ces événements ont beaucoup pesé sur le résultat de ces élections ?
Le Chancelier : Il y a eu beaucoup d'abstentions. Les Verts n'ont pas amélioré leur score (6 %). Je suis sûr que nous arriverions à les faire sortir du Bundestag si Brandt ne collaborait pas avec eux. En réalité, ce sont les Verts qui dominent les sociaux-démocrates. Je n'ai pas peur des prochaines élections. Elles seront meilleures pour moi qu'en 1983. Mais il faut que nous agissions ensemble à propos de Cattenom. Il faut que nous en parlions avec Jacques Chirac. D'ailleurs, la centrale de Cattenom n'a pas été décidée par vous ni par moi. Elle a été négociée entre Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt à l'époque où ils se téléphonaient en anglais chaque semaine [rires]. Schmidt a maintenant complètement disparu de ce débat. Il passe son temps à me proposer de faire ce qu'il n'a pas fait. Mais ilfaut reconnaître qu'il rédige de très bons rapports !
Le Président : Revenons au Conseil européen. Sur Tchernobyl et ses conséquences, il n'y aura pas de difficultés entre nous ; il ne doit pas y avoir, à La Haye, de remise en cause de l'énergie nucléaire. Nous devrons aussi veiller à ce que le débat ne dévie pas du civil au militaire.
Sur les autres dossiers, je sais que la question budgétaire ne figure pas à l'ordre du jour, mais elle pèsera sur toutes les autres. Je redoute que l'évolution de l'Europe ne remette en cause la PAC dans les dix ans qui viennent. Bien sûr, il y a des questions pratiques (surproduction, excédents, stocks) qu'il faut examiner froidement. J'ai accepté les quotas laitiers et j'accepterai de contingenter là où il existe une surproduction absurde. Nous n'en sommes pas là pour les céréales. A l'extérieur, la concurrence américaine, et plus généralement celle des grands pays exportateurs, est de plus en plus sévère, car la productivité agricole s'est multipliée. Nous sommes prêts à examiner cette question scientifiquement et raisonnablement. Mais il ne faut pas que cette approche raisonnable masque une volonté de revenir sur les accords fondamentaux qui ont fait de la politique agricole commune la base de la Communauté.
Le Chancelier : Je suis d'accord avec vous.
Le Président : Si j'insiste, c'est que je sens une menace de ce genre. Il y a une volonté commune de l'Allemagne et du Royaume-Uni de retarder l'augmentation des ressources propres. Mais alors, il y a risque d'arrêter le développement de l'Europe, car on consacrera toutes les ressources disponibles à l'agriculture, et les domaines d'avenir, comme la technologie, seront sacrifiés. D'autre part, il faut tenir compte des pays du Sud. L'Allemagne et la France ont pris une dangereuse responsabilité, ces derniers mois. Je ne crois pas que la politique des prix agricoles soit la meilleure. Elle procure des avantages immédiats aux agriculteurs, et cela arrange, dans le court terme, les gouvernements. Le nouveau gouvernement français voulait un succès immédiat et, chez vous, il faut tenir compte des élections de 1987...
Le Chancelier : Actuellement, nous avons d'énormes problèmes et les paysans n'ont pas voté pour nous. Mais je suis d'accord avec vous: la politique européenne ne doit pas être une annexe de la politique agricole. Il faut faire quelque chose au niveau national pour les agriculteurs.
Le Président : Je vous mets en garde contre une renationalisation de la PAC.
Le Chancelier : Il ne s'agit pas d'une renationalisation, mais d'une régionalisation. A Bruxelles, on ne sait pas traiter ces questions régionales. En Allemagne, nous ferons accorder des primes pour inciter les paysans marginaux à abandonner les cultures qui appauvrissent les sols et qui ne sont pas bonnes pour l'écologie. J'espère que dans cinq ans, nous aurons ainsi apporté une contribution importante à la diminution des excédents.
Le Président : Actuellement, dans la Communauté, la situation est absurde : les riches paysans danois reçoivent de l'argent de la Communauté et c'est le Portugal qui paie ! Sur le marché intérieur, il faut aller de l'avant. Il faut développer les politiques d'avenir et ne pas en rester à une politique agricole qui représente le monde d'hier.
Le Chancelier : Je voudrais vous parler de l'entretien que j'ai eu avec David Lange, le Premier ministre néo-zélandais. Je lui ai dit que je voulais soutenir mes amis français.
Le Président : Je vous en remercie. M. Perez de Cuellar va travailler à une médiation. Les agents français ont mené une opération secrète stupide, assez conforme à la tradition. Entre l'ordre que j'ai donné (« Ne pas laisser atteindre Mururoa ») et faire sauter un bateau, il y a un monde! Mais il est vrai qu'avec la bêtise on ne peut jamais savoir où l'on va. Quoi qu'il en soit, ces officiers ne sont pas responsables. Ils étaient chargés d'exécuter un ordre. Ils ne se sont pas livrés à une opération d'espionnage. Il y a eu une faute des services français, responsables d'une action menée par un service mal dirigé. Nous sommes prêts à nous en excuser et à verser des indemnités. Mais cela ne justifie pas dix ans de prison ! Si la Nouvelle-Zélande garde ces officiers, ce sera la guerre psychologique et politique entre la France et elle. Dans trois ou quatre ans, l'opinion française ne pourra plus être raisonnée...
Le Chancelier : Si je peux faire quelque chose, faites appel à moi. Mon impression est que David Lange a peur pour ses élections ; il souhaite régler la question rapidement pour que ce ne soit pas trop près de ces élections. J'ai mon idée sur ce que pourrait être un compromis : il rendrait les deux officiers à la France, mais ceux-ci ne rentreraient en France qu'après les élections néo-zélandaises.
Le Président : Dans cette affaire, nous avons pris des sanctions sévères : le ministre de la Défense, qui est mon ami personnel, a démissionné ; le directeur de la DGSE également. Nous sommes prêts à verser des indemnités, mais nous ne pouvons pas faire plus. L'accord sur le beurre devrait raisonnablement être reconduit... Or nous ne sommes pas dans le domaine de la raison, mais dans celui de la passion. S'ils restent en prison, ces deux officiers vont devenir des héros. Il faut bien que vous compreniez quel était l'état d'esprit en France juste après la découverte de cette affaire que j'ai moi-même apprise en lisant le journal. Je m'attendais à ce que l'on me dise : « Nous espérons que vous, le Président de la République, vous n'y êtes pour rien. » Ils m'ont dit : « Vous avez bien fait. » Charles Hernu n'a jamais été aussi populaire qu'après cette affaire ! Sans cela, sa liste n'aurait peut-être pas battu celle de Raymond Barre à Lyon.
Le Chancelier : Mon impression est que, si un Européen doit s'occuper de cette affaire, M. Lange préférera quelqu'un qui soit en dehors du Commonwealth.
Le Président : J'ai de bonnes relations avec Mme Thatcher. Mais je n'ai pas apprécié qu'après cette affaire le gouvernement britannique ait publié un communiqué exigeant des indemnités de la France. Roland Dumas a refusé de prendre un message que lui remettait l'ambassadeur de Grande-Bretagne. Mme Thatcher m'a téléphoné que c'était une offense terrible et qu'elle ne voulait pas que cela se sache. Je lui ai répondu que moi, justement, je voulais que cela soit connu.
Le Chancelier : Sachez que vous pouvez m'appeler à n'importe quel moment si vous en ressentez le besoin.
Le Président : Je vous en remercie. Je vois la question évoluer de la façon suivante : Perez de Cuellar fera tout ce qu'il pourra faire ; David Lange est cyclothymique et, à tel ou tel moment, des interventions comme la vôtre pourraient être apaisantes.
Promenade en forêt. François Mitterrand connaît un nombre incroyable d'écrivains locaux dont je n'ai jamais entendu prononcer le nom.
Un nouveau slogan politique est apparu aujourd'hui : Tiens bon, Tonton, ils repartiront!
Mercredi 18 juin 1986
Avant le Conseil, Jacques Chirac aborde avec François Mitterrand la nomination de Jean Noiville à la direction des Affaires politiques en remplacement de Pierre Morel qui sera lui-même nommé plus tard à Genève.
Le Président : J'aurais préféré que les deux nominations soient simultanées.
Le Premier ministre : Mais c'est une certitude : ce sera fait pour Pierre Morel.
Le Président : Les certitudes s'accumulent, et les attentes aussi.
Le Président n'intervient pas au Conseil de ce matin. Une seule chose à noter:
Jacques Chirac : C'est maintenant une tradition, je fais à tout hasard la demande d'autorisation d'engager la responsabilité du gouvernement.
Le Président sourit, mais ne dit mot.
Au mont Valérien, cérémonies commémoratives de l'appel du 18 juin 1940. Au retour, pensif, le Président me dit : Je me demande si, un jour, la véritable histoire de la Résistanceou plutôt des deux Résistances, celle de l'intérieur et celle de l'extérieurpourra être racontée. Il y faudra peut-être encore une autre génération...
Au Pérou, mutineries des guérilleros du Sentier lumineux dans les établissements pénitentiaires : 246 guérilleros abattus, la plupart après s'être rendus.
Jeudi 19 juin 1986
Denis Baudouin déclare : L'Europe, c'est l'affaire du gouvernement.
François Mitterrand reçoit Jean-Bernard Raimond. Pour le Sommet de La Haye, Jacques Chirac a réexpliqué à Raimond qu'il veut que la France ait un siège de plus que les autres. Le Président refuse. Raimond insiste : Tous les pays sont d'accord pour que nous soyons trois.
François Mitterrand : Moi pas. La France ne se singularisera pas.
Apparemment, Bujon en est furieux, qui suggère que les hauts fonctionnaires n'aient pas le droit d'accompagner le Président à La Haye.
Chirac ne le suit pas.
Raimond aurait pu garder sa neutralité dans cette affaire; le Quai en serait sorti grandi. Le chef du protocole, qui garde ses distances, devient sa tête de Turc.
Vu Boutros-Ghali, le subtil et infatigable ministre des Affaires étrangères égyptien. Il rêve de la direction générale de l'UNESCO. Il la mériterait.
Dans un discours prononcé aujourd'hui, Ronald Reagan qualifie les propositions soviétiques de sérieux effort qui pourrait représenter un tournant.
Remise de la Légion d'honneur. Sur mon initiative, le Président la remet à mon ami Léonard Bernstein, le compositeur, entre autres, de West Side Story. Le Président a d'abord rechigné: la musique n'est pas son fort. Puis il a accepté en traînant les pieds. La réception est brillante. Le Président comprend le rayonnement du musicien. Il bavarde avec lui. Il m'aperçoit dans la foule, m'appelle. Je m'approche: c'est pour me demander un verre d'eau.
Michel Colucci meurt, heurté par un camion sur une route près de Mougins. En apprenant la nouvelle, François Mitterrand ne desserre pas les lèvres. Il avait rencontré trois fois le rebelle foudroyé. L'estime était réciproque.
Vendredi 20 juin 1986
François Mitterrand rappelle à Édouard Balladur qu'il faut accélérer les travaux du Louvre. Balladur accepte pour la seule pyramide. Mais il compte bien rester rue de Rivoli jusqu'en 1988.
Au Liban, Philippe Rochot et Georges Hansen, d'Antenne 2, sont libérés. Ils avaient été enlevés le 8 mars. Le gouvernement nous a caché le départ de l'avion du GLAM pour Damas, avec François Bujon de l'Estang et Michel Roussin, chef de cabinet de Jacques Chirac, ancien des services spéciaux, pour chercher les otages.
Samedi 21 juin 1986
Quand Hubert Védrine se rend à l'aéroport de Villacoublay pour accueillir les otages, il a droit à toutes les amabilités de Maurice Ulrich. Mais Jacques Chirac, Jean-Bernard Raimond et François Bujon de l'Estang font barrage pour que les journalistes ne le voient pas. Raimond leur confie que le Président bloquait sur les otages parce qu'il n'entendait pas libérer les auteurs de l'attentat visant Chapour Bakhtiar.
En fait, le Président refuse d'échanger des criminels contre des innocents. Il est d'accord pour un geste à l'égard d'Anis Naccache et des autres condamnés. Il est même prêt à envisager une grâce d'ici à la fin de son septennat, si tout se passe bien, si les relations avec l'Iran se normalisent, s'il n'y a pas de nouvelles prises d'otages ou de nouveaux attentats. Mais sans calendrier précis, sans échanger un homme contre un homme. Sinon, dit-il, ce serait faire de tout Français à l'étranger un otage potentiel.
Un fait conforte le raisonnement du Président: Camille Sontag, le dernier otage, a été enlevé par une famille syro-libanaise de la Bekaa parce que la « mère de famille» se trouve en prison aux Baumettes, à Marseille, pour trafic de drogue. Libérer des criminels politiques n'y changerait rien.
Lundi 23 juin 1986
Le Président reçoit aujourd'hui le général Kountché, chef de l'État nigérien, et Itzhak Shamir, ministre israélien des Affaires étrangères.
A Renaud Denoix de Saint Marc, à propos de la nomination de Dominique Bozzo à la direction du Patrimoine, le Président lance: Enfin un bon choix !
Michèle Barzach annonce l'autorisation de la publicité pour les préservatifs.
La femme de Michel Colucci, Véronique, me demande de prononcer quelques mots sur sa tombe:
Mon cher Michel,
Les mots, pour toi, c'étaient comme des pavés que tu jetais contre la bêtise. Ce matin, on voudrait savoir les jeter contre le malheur. Cela nous aiderait un peu à supporter le scandale de ton absence, la dérision de ton départ, l'absurdité de ton silence.
Mais les mots, quels qu'ils soient, ne suffiront pas. Et même toi qui en étais le maître, tu savais que l'amitié, comme l'amour, n'est pas faite de phrases, mais de preuves. Et que la première des preuves, c'est le souvenir (...).
Alors ils ne t'aimaient pas, Michel, ceux qui ne voyaient en toi qu'un homme de passage. Ils t'en voulaient d'avoir mis à nu la vulgarité de leur politesse, l'hypocrisie de leur hospitalité, l'insulte de leur charité, la grimace de leur sourire, la nullité de leur luxe.
Mais ils t'aimeront toujours, Michel, ceux qui ont senti que tu étais, en ce monde de fous, à l'avant-garde du vrai tact, de la finesse vécue, de la culture sensible. Ceux à qui tu as appris qu'être juste, c'est ne jamais censurer une certitude qui vient du cœur, si intolérable qu'elle soit, et c'est ne jamais refuser le Verbe qui s'impose pour la dire, si neuf qu'il soit.
Ils ne t'oublieront jamais, Michel, ceux à qui tu as fait comprendre, avec ton génie des mots de feu, qu'il faut être scandaleux pour lutter contre les scandales, et que l'élégance est dans la discrétion de la tendresse, pas dans l'étalage des ambitions (...).
Telle est la grandeur des artistes que d'exprimer, de leur vivant, une parcelle de leur éternité (...).
Salut... ma poule !
Mardi 24 juin 1986
Premier Conseil de Défense de la cohabitation: très rude affrontement entre François Mitterrand et Jacques Chirac.
Jacques Chirac: Je suis inquiet des retards importants pris dans l'exécution de la loi de programmation. Il en faut une nouvelle.
François Mitterrand: Toutes les lois de programmation connaissent des retards. Celle-ci sera réalisée à 97 %. La précédente (de 1977 à 1982) l'a été à 94 %.
Jacques Chirac : Le gouvernement vous dit que l'objectif de la loi de programmation ne peut pas être atteint.
François Mitterrand: Je ne crois pas que cela soit le cas si vous maintenez l'effort entrepris.
Jacques Chirac: Il faudra une loi nouvelle, parce que l'actuelle n'est pas exécutée.
A la suite de la suppression des aides exceptionnelles de l'État, la Normed est déclarée en cessation de paiement. La CGT affirme qu'elle n'acceptera pas un Waterloo de la construction navale.
Alain Madelin annonce un plan social pour 6 800 salariés (Dunkerque, La Seyne, La Ciotat).
Cet après-midi, François Mitterrand m'entraîne, comme il en a pris l'habitude pour «s'oxygéner» après un Conseil, dans une longue promenade. Beaucoup de patrons considèrent que le chômage est un mal nécessaire. Une sorte de saignée pour préserver le corps: leur capital. La droite est à leur service.
André Santini, secrétaire d'État aux Rapatriés, dénonce le fonctionnement de l'ONASEC, un établissement créé par son prédécesseur, Raymond Courrière. Il annonce sa suppression et l'ouverture d'une enquête.
Mercredi 25 juin 1986
Avant le Conseil des ministres, dans le bureau du Président:
Jacques Chirac: Naturellement, je serai amené à demander de nouveau l'autorisation d'user de l'article 49-3.
Le Président, souriant: C'est ennuyeux d'avoir un Parlement, n'est-ce pas?
Jacques Chirac : Comme c'est vrai !
Le Conseil adopte le projet de loi Méhaignerie sur le logement, qui prévoit l'abrogation de la loi Quillot de 1982 et l'extinction progressive de la loi de 1948.
Adoption définitive de la loi supprimant l'autorisation administrative de licenciement.
Ils ont tort, enrage François Mitterrand. C'était un symbole pour le droit au travail. Maintenant, on est passé à l'ère du droit au licenciement.
Message du Président au Parlement à l'occasion de l'hommage rendu à Robert Schuman. Il l'a rédigé pendant le Conseil. C'est un plaidoyer pour l'union politique de l'Europe.
Devant la Commission de Défense de l'Assemblée, André Giraud suggère de renoncer à embarquer le nouveau missile à têtes nucléaires multiples sur l'un des quatre sous-marins, et de financer à la place des missiles mobiles montés sur camions.
François Mitterrand : Je suis contre les missiles mobiles. Imagine-t-on des charges nucléaires se promenant sur les routes? Cela provoquerait un rejet du nucléaire par l'opinion.
A Washington, à la demande de Reagan, la Chambre des représentants vote l'aide à la « Contra» nicaraguayenne.
Jeudi 26 juin 1986
Le Conseil européen s'ouvre à La Haye. Comme prévu, la confusion y règne. Il est principalement consacré aux questions budgétaires et au problème sud-africain. Margaret Thatcher obtient un sursis de trois mois avant que les Douze n'envisagent des sanctions économiques contre Pretoria. Aucun accord ne se dégage sur les montants compensatoires, les prix agricoles, les recettes, les économies à faire.
Le Président me dit: Il faut durcir le ton, ne pas être en retrait, proposer des mesures positives.
Dans les couloirs, Denis Baudouin annonce qu'il ne fera pas de contre-briefing, mais, en fait, il réunit discrètement les journalistes pour donner sa propre version des débats après Mme Gendreau-Massaloux, porte-parole de l'Élysée.
Au moment de la « photo de famille », Jacques Chirac était absent; le Président a refusé de poser, disant qu'il convenait d'attendre le Premier ministre. En revanche, alors que le Président s'entretenait encore avec Felipe Gonzalez, Jacques Chirac a accepté d'emblée que la « photo » soit faite; il a fallu la refaire.
Vendredi 27 juin 1986
A l'ambassade de France à La Haye, petit déjeuner traditionnel entre François Mitterrand et Helmut Kohl.
François Mitterrand : Je vais voir Reagan et Gorbatchev la semaine prochaine. Je suis sans illusions sur le fond. Gorbatchev veut réussir son expérience économique. Son problème, c'est le pouvoir d'achat. Reagan ne le comprend pas : il veut épuiser les Russes, alors qu'il faut aider Gorbatchev à casser le moule.
Helmut Kohl : Je ne suis pas d'accord. Je ne pense pas que Gorbatchev veuille le faire ni même qu'il le puisse. Kadar et Jaruzelski ont une énorme influence sur lui. Il reste un communiste orthodoxe. Et l'économie de l'URSS n'est pas capable de s'améliorer.
François Mitterrand: Je pense que Gorbatchev a le regard tourné vers l'Europe.
Helmut Kohl : C'est vrai... En ce qui concerne l'Europe, il faut faire ensemble un acte européen. Les élections de septembre seront difficiles, chez moi. Même ma majorité m'inquiète. La CSU, mon alliée bavaroise, devient populiste et anti-européenne.
François Mitterrand: En France, l'élection présidentielle pèsera lourd sur les comportements des hommes politiques à l'égard de l'Europe. Aucun gouvernement français ne peut transiger sur les montants compensatoires ou sur la fixation des prix agricoles. Il faut donc trouver une solution entre la France et la RFA dès ce matin ; sinon, c'est l'échec. L'actuel gouvernement français est le moins européen que la France ait connu depuis vingt-cinq ans. Ilfaut donc un accord avant que cela ne dégénère.
Helmut Kohl : Je suis prêt, pour cela, à doubler les fonds structurels.
François Mitterrand : Jacques Chirac refusera. Il veut revenir en France comme le défenseur des intérêts agricoles français. Pour cela, il lui faut un échec ici. Mais ne vous inquiétez pas: l'année prochaine à la même époque, les dirigeants français seront tous pro-européens. En tout cas, s'il y a échec ici, il doit apparaître comme général, et non pas comme le résultat d'un conflit entre la France et la RFA. Il faut noyer notre désaccord dans un échec plus vaste.
Helmut Kohl: Je suis d'accord là-dessus... Il faudrait progresser dans notre coopération militaire.
François Mitterrand : J'y suis prêt.
Ce Conseil se clôture par une déclaration des Douze rappelant leur attachement au projet de Grand Marché sans frontières à l'horizon 1992 et la suppression des montants compensatoires sur le porc.
Le Conseil constitutionnel déclare conforme la loi d'habilitation sur les privatisations.
Rentrant du Sommet de La Haye, Bettino Craxi, Premier ministre italien depuis août 1983, recordman de la longévité gouvernementale dans son pays, démissionne après le rejet, hier, par les députés, d'un projet de loi organisant la répartition des fonds d'État entre les collectivités locales. Il formera un nouveau gouvernement.
Le représentant de l'OLP à Paris, Ibrahim Souss, demande à être invité à la garden-party du 14 Juillet. J'y suis favorable. Nous avons répondu négativement depuis deux ans à presque toutes ses sollicitations (la dernière fois encore, à une demande d'audience pour Farouk Kaddoumi). Recevoir Souss à l'Élysée, au milieu de la foule qui se presse à la réception du 14 Juillet, serait un acte moins lourd de conséquences que les très nombreux entretiens officiels qu'il a eus dans le passé avec Claude Cheysson et Roland Dumas. Ce serait également un acte moins important que de recevoir Farouk Kaddoumi dans le cadre d'une délégation arabe, ainsi que le Président l'a déjà fait. D'autre part, la modération et le réalisme d'Ibrahim Souss méritent d'être encouragés.
Il est à noter que Jacques Chirac vient de donner instruction d'écarter Ibrahim Souss d'un dîner qu'il a prévu pour le 15 juillet avec les ambassadeurs arabes.
Le conseiller pour la Sécurité de Ronald Reagan, John Pointdexter, nous télégraphie pour nous mettre en garde contre une éventuelle libération d'Ibrahim Abdallah avant son procès et avant que les autorités américaines n'aient réuni toutes les preuves relatives aux charges retenues contre lui. Son gouvernement, rappelle-t-il, s'est porté partie civile dans ce procès, et le Président américain y voit une occasion de démontrer la capacité et la volonté des sociétés démocratiques de faire pleinement et impartialement justice contre ceux qui sont accusés de commettre des actes de terrorisme.
Pourquoi nous écrit-on cela? Nous ne savons rien de ce dont il retourne. Les Américains sont-ils au courant de tractations engagées à ce sujet par le gouvernement à l'insu de l'Élysée ? La grâce relève du seul Président; or, pour lui, il n'en est pas question.
Hubert Védrine rend compte d'un séminaire organisé par l'Institut Aspen, à Istanbul, Confrontation ou coopération en Méditerranée, auquel il a assisté. Un conseiller de Shimon Pérès pour les affaires arabes assistait aux débats aux côtés de nombreux Arabes. Oussama El Baz, conseiller de Moubarak, considère qu'avec l'arrivée au pouvoir d'Itzhak Shamir et la volonté de l'Administration Reagan de ne pas bouger au Proche-Orient, il n'y a absolument rien à attendre des deux prochaines années. L'absence de tout processus de paix le préoccupe; il a l'air désireux d'aider (de surveiller ?) le Roi Hussein dans ses efforts de rapprochement avec la Syrie et l'Irak.
L'ambassadeur itinérant des États-Unis, Philip Habib, a exposé qu'au cours d'un entretien récent avec lui, le Premier ministre français s'est déclaré convaincu du bien-fondé de la politique des États-Unis en Amérique centrale, et qu'il espérait vivement que le Congrès voterait le programme d'aide aux contras.
Dimanche 29 juin 1986
En Pologne, début du 10e congrès du POUP en présence de Mikhaïl Gorbatchev. Reconduction du général Wojceich Jaruzelski au poste de premier secrétaire.
Invité d'une radio privée, André Santini déclare à propos de l'ONASEC que les socialistes se comportent comme des voyous lorsqu'ils sont au pouvoir au niveau national et local... Bouleversé, Raymond Courrière appelle le Président.
Lundi 30 juin 1986
Les dix-neuf pays participant au programme Eurêka approuvent, à Londres, soixante-deux projets de coopération technologique. C'est un premier succès pour l'idée que j'ai lancée il y a deux ans et dont Yves Stourdzé est l'animateur étincelant. Un secrétariat permanent d'Eurêka est créé. Il s'installera à Bruxelles et sera dirigé par un Français. Ç'aurait dû être Yves. Mais il est déjà trop malade.
Selon les estimations de la Banque mondiale, la dette du Tiers Monde est aujourd'hui proche de 970 milliards de dollars, soit cinq fois plus qu'il y a dix ans. Elle s'est constituée par le « recyclage » des capitaux des zones excédentaires vers les zones déficitaires (pays industrialisés et pays du Tiers Monde). Les taux d'intérêt réels étant négatifs, l'endettement auprès des institutions publiques et privées permettait de financer à crédit une croissance rapide, surtout dans le Tiers Monde où elle est près de deux fois supérieure à celle des pays industrialisés. Jusqu'en août 1982, les banques ont prêté sans inquiétude au Tiers Monde sans même connaître le montant total de leurs engagements dans certains pays. Les pays du Tiers Monde eux-mêmes ont souvent méconnu le montant de leur propre endettement ; en 1985 encore, seuls 20 % des pays en voie de développement, selon la Banque mondiale, contrôlaient et géraient correctement leur endettement. A partir de 1980, les aides publiques se sont réduites et les conditions d'octroi des crédits du FMI se sont durcies. Parallèlement, la forte croissance des taux d'intérêt (qui ont doublé entre 1975 et 1986), la croissance interrompue du dollar (monnaie dans laquelle 80 % de la dette bancaire est libellée), le relèvement des marges bancaires et des primes de risques exigées par les banques ont aggravé la charge de la dette.
Certains de ces pays sont tout à fait en mesure de faire face au service de leur dette. Le service de la dette de Taïwan ne coûte que 8,2 % de ses recettes d'exportation ; celui de la Malaisie ne prélève que 17,3 % de ses recettes. Mais, presque partout, la dette rapportée aux recettes d'exportation continue de croître (279 % en 1984 pour les dix plus gros débiteurs, et 308 % prévus en 1985). Le rééquilibrage des comptes extérieurs ne s'est pas accompagné, dans la plupart des cas, d'un rétablissement des équilibres internes. Au total, la plupart des pays endettés ne sont pas en mesure d'attirer spontanément les capitaux internationaux et restent étroitement dépendants des crédits accordés par les organismes officiels et les banques.
Mardi 1er juillet 1986
Retour de la loi et de l'ordre les plus réactionnaires au Quai d'Orsay: Jean-Bernard Raimond veut faire abroger une loi votée en janvier dernier, permettant l'intégration dans le corps diplomatique d'ambassadeurs nommés au tour extérieur. Cette loi avait l'avantage d'ouvrir le Quai d'Orsay, à doses homéopathiques, à des non-diplomates, comme c'est déjà le cas dans tous les autres ministères. A de rares exceptions près, cette ouverture a été une réussite. Il aurait fallu continuer. Naturellement, Raimond ne veut pas en entendre parler. Il est le jouet des forces les plus conservatrices de l'Administration.
Le ministre de la Défense n'en a pas fini avec Greenpeace. Il demande maintenant aux principaux acteurs de l'affaire de certifier par écrit qu'ils n'y ont été pour rien. Le général Saulnier signe. Charles Hernu et l'amiral Lacoste refusent.
Un membre du gouvernement vient me dire en confidence que TF1 sera concédée à Hachette, bien que son tour de table ne soit pas encore bouclé. Yves Sabouret obtiendra la présidence de la chaîne, appuyé par un financier ami. Concernant la Cinq, pas de problème : Hersant tient les rênes et aurait même commencé à bousculer ses partenaires. Pour M6, Jérôme Monod mène le jeu. Du côté de Télé Monte-Carlo, en revanche, Jean-Claude Decaux et les héritiers de Jacques Douce seraient écartés au profit de Jimmy Goldsmith.
Dans le cadre de la visite à Moscou, la semaine prochaine, les Soviétiques offrent la possibilité d'enregistrer une déclaration du Président qui serait retransmise par leur télévision.
Mercredi 2 juillet 1986
Le texte du projet de loi électorale est approuvé par le Conseil constitutionnel.
Promulgation de la loi d'habilitation sur les privatisations par ordonnances. Reste à rédiger celles-ci.
Déjeuner avec Karl Kahane, industriel autrichien, confident et éminence grise de Kreisky, de Sadate et d'Arafat. Avec sa grande sagesse et sa révolte juvénile, il m'expose sa vision de la paix au Moyen-Orient.
Conformément au schéma prévu, Javier Perez de Cuellar remettra son arbitrage à propos des Turenge aux deux parties. Moyennant des excuses écrites du Premier ministre français, une indemnisation, et surtout une attitude souple sur le beurre, les Néo-Zélandais transféreront les Turenge soit dans quelque mission humanitaire de l'ONU, soit dans un coin tranquille comme Tahiti. Jacques Chirac soumet au Président un projet de lettre d'excuses au Premier ministre néo-zélandais. Elle est parfaitement correcte et Jean-Louis Bianco transmet à Matignon l'assentiment du Président.
Le commandant Mafart fait parvenir un message très courageux. Surtout, écrit-il, ne payez pas trop cher pour ma libération. Il a accordé à un journaliste une interview assez extraordinaire dans laquelle il évoque ses études sur la civilisation maorie et où il a cette formule: La prison, c'est quand il ne vous manque que l'inutile. Le Président est touché par ce texte qui ne sera jamais diffusé ni publié, puisqu'une des conditions mises à la libération des Turenge est qu'ils ne parlent pas. En principe, tout devrait être réglé la semaine prochaine.
Interrogé à L'Heure de vérité sur le ralentissement de la délinquance en 1984 et 1985, Charles Pasqua récuse les chiffres du préfet de police et ajoute : Le préfet de police fait ce que le gouvernement lui dit de faire. Autrement, il est remplacé dans les vingt-quatre heures.
Furieux, Guy Fougier démissionne, malgré l'insistance avec laquelle Jacques Chirac et Charles Pasqua lui demandent de rester. Pour le remplacer, Jacques Chirac propose Pierre Paolini. François Mitterrand demande qu'on lui soumette plusieurs noms.
En ce qui concerne le général Saulnier, c'est réglé: il aura sa promotion dans l'ordre de la Légion d'honneur.
Un sommet américano-soviétique pourrait avoir lieu bientôt : le Président Ronald Reagan comme Mikhaïl Gorbatchev y trouveraient leur compte en politique intérieure. Si les États-Unis n'assouplissent pas leur position sur l'IDS, il n'y aura pas d'accord. Au mieux, la rencontre débouchera sur un accord-cadre ou de grandes orientations. La tentation pourrait être forte, du côté des deux Grands, de rechercher un accord séparé sur les euromissiles, ce qui accroîtrait d'autant les pressions sur nos forces.
Nos intérêts sont clairs. Tout ce qui favorise la surenchère quantitative et qualitative dans la course aux armements nous est préjudiciable. Tout ce qui la freine nous est favorable. Après l'abandon de la référence à SALT 2, le traité ABM devient la pierre angulaire de la coopération internationale. Formellement, ce n'est qu'un traité américano-soviétique, mais une position homogène des Grands européens favorable au respect de ce traité pèserait lourd. Si le risque de prise en compte explicite de nos forces venait à se concrétiser au cours de la négociation, la France devrait montrer qu'elle n'est pas liée en poursuivant ostensiblement son programme de modernisation nucléaire.
Le Conseil constitutionnel déclare anticonstitutionnels deux amendements à la loi de finances: le premier prévoyant que certaines dépenses de la Ville de Paris seraient soustraites au contrôle de la Cour des Comptes; le second (signé Valéry Giscard d'Estaing) abaissant la durée pendant laquelle un contrôle fiscal est possible.
Jeudi 3 juillet 1986
Nous partons pour New York. La dignitaire qui a tant insisté pour en faire partie est du voyage. Son forcing a payé.
Conversation à bâtons rompus dans l'avion avec François Mitterrand : La France est en Europe ; l'URSS et la France sont très proches. Les Russes ont besoin de réduire leurs armements pour améliorer leur économie. Il faut le leur permettre. Nous ne serons ni le vassal ni le satellite de l'Amérique... Je ne suis pas candidat. Je ne veux pas l'être. Mais peut-être voudrais-je être élu, et, pour cela, il faudrait être candidat... Je n'ai pas vocation à être Président. Je ne me vois pas mourir à l'Élysée.
J'abonde dans ce sens; je ne vois pas la raison d'être d'un second septennat : pour quoi faire ? Aucun projet ne l'anime plus. Au surplus, quatorze ans, c'est beaucoup trop long: il finira par être détesté...
Il me regarde de travers.
Ce soir, sur Governors Island, en l'honneur de la statue de la Liberté, nous sommes tous figurants d'un spectacle télévisé, y compris les Reagan qui obéissent docilement aux deux cameramen en combinaison bleue, casque sur la tête, venus leur demander sans précaution particulière de déplacer leurs fauteuils.
Vendredi 4 juillet 1986
Déjeuner avec le Président américain dans la maison de l'officier commandant Governors Island (soupe au caviar, mousse de crabe, sorbet Lady Liberty, petits fours secs).
Je découvre en Reagan un adversaire farouche et passionné de l'arme nucléaire.
Ronald Reagan : Lorsque j'ai vu Gorbatchev à Genève, nous avons parlé pour la première fois de réduction des armements. J'ai insisté sur l'option zéro pour les armes tactiques. Les Soviétiques acceptent maintenant de les diminuer pour des raisons économiques. Je leur ai dit que le choix était entre un accord sur moins d'armements ou une relance de la course aux armements.
François Mitterrand : Gorbatchev est plus sérieux et plus désireux d'aboutir à un accord que ses prédécesseurs, en raison de ses difficultés économiques. La course aux armements nous inquiète, mais la force française n'y est pas mêlée. Nous sommes donc indifférents à cette négociation. Mais cela intéresse la France, directement et indirectement. Directement, parce que nous voulons l'exclusion des forces tierces de vos accords avec les Soviétiques. Indirectement, parce que toute course aux armements nous menace. Nous avons besoin de comprendre leur position et la vôtre. Que faites-vous sur les missiles antimissiles ? Les propositions de l'URSS semblent toujours liées à l'abandon de l'IDS. Quelles sont vos intentions? Nous ne le savons pas. Jusqu'où votre pays a-t-il l'intention d'aller dans l'abandon des traités SALT et ABM ? On peut redouter un glissement qui remettra en cause un équilibre établi il y a plus de dix ans.
Gorbatchev est le premier homme d'État soviétique à avoir le comportement d'un homme moderne. Il a compris pourquoi son pays n'est pas populaire. Il est certes le produit du système, mais il lit la presse et écoute les radios étrangères. Il a compris qu'ailleurs on ne parle plus métaphysique avec un chapeau mou sur les yeux. C'est un homme qui peut impressionner l'Occident, car il sait lui parler. Il peut espérer vingt ans de pouvoir. Mais il n'est pas installé aussi solidement qu'on le croit dans le système soviétique. Son avenir dépend du niveau de vie des Soviétiques, et non du nombre de ses fusées. Il joue sa vie politique là-dessus. Faut-il l'aider à réussir ce développement économique en faisant des concessions militaires ? Ou, au contraire, faut-il l'enfoncer davantage encore en réduisant ses crédits civils? Je ne suis pas de ceux qui refusent la crise, mais je pense qu'il serait erroné de le pousser à l'échec. Négocier n'est pas un acte de faiblesse. Si c'était le cas, nous ne le recommanderions pas. C'est vous qui avez la réponse. Telle est ma position. Je dirai la même chose à Gorbatchev.
Ronald Reagan : Je suis d'accord avec vous: Gorbatchev est un homme moderne, très différent des autres. Mais pouvons-nous croire qu'il entend renoncer à ce qui est la base de leur politique étrangère, à savoir l'expansionnisme et le communisme mondial? Jusqu'ici, Gorbatchev ne l'a pas dit. Aussi longtemps qu'ils sont comme ça, nous ne pouvons signer que des traités vérifiables. Ils violent le traité ABM. L'IDS ne sera jamais un élément de la négociation. D'ailleurs, ils cherchent aussi dans cette direction. L'IDS est un élément du progrès mondial. Grâce à elle, on peut faire en sorte que les missiles nucléaires deviennent obsolètes. Les progrès accomplis jusqu'ici nous rendent optimistes. Notre politique étrangère est fondée sur le renforcement de l'IDS et de l'Alliance afin de se débarrasser de l'arme nucléaire.
François Mitterrand : Se débarrasser de l'arme nucléaire? Rendre les missiles obsolètes? J'ai des doutes! Il faudra du temps à l'IDS pour y parvenir !... Nous avons à gérer nos pays en attendant. L'arme nucléaire est notre garantie. Un hiatus de trente ans est un risque que la France ne peut courir. Nous n'avons pas de stratégie de rechange. Le régime soviétique s'effondrera, mais pas tout de suite...
Ronald Reagan : Il s'effondrera. Je suis un optimiste impénitent. Je ne vous ai jamais raconté mon histoire sur Castro? Un jour, il fait un grand discours sur la place de La Havane. Au bout d'une heure, il est furieux d'apercevoir dans la foule un jeune homme qui se promène avec un panier et qui crie : « Peanuts, Coca-Cola! » Castro continue son discours. L'autre continue de crier: « Peanuts, Coca-Cola! » Au bout de cinq heures de discours, Castro, furieux, hurle : « La prochaine fois que j'entends quelqu'un crier "Peanuts, Coca-Cola! ", moi, Fidel Castro, Lider maximo, je le prends par la peau du cou et l'emmène jusqu'à Miami! » Alors, toute la foule se met à crier : « Peanuts ! Coca-Cola! »
Éclat de rire général, sauf des officiers américains en uniforme blanc, dans un impeccable garde-à-vous depuis le début du déjeuner.
Reagan reprend son sérieux et ses notes: il apprécie les nouvelles propositions soviétiques formulées à Genève, en particulier l'option zéro pour les armes intermédiaires installées en Europe.
François Mitterrand : Nous sommes indifférents au débat sur le gel des forces françaises, pour la raison que ce n'est tout simplement pas négociable. Je le répète: la France est indifférente à cette négociation.
Retour à Paris dans la soirée. Il va falloir faire passer ces messages lundi à Gorbatchev pour aider à la conclusion d'un accord tout en évitant que les armes françaises soient prises en compte dans la négociation et sans donner le sentiment de camper hors de l'Alliance.
Lundi 7 juillet 1986
La délégation se rassemble à l'aéroport avant le départ pour Moscou. Doumeng n'est pas là. Il est trop malade pour se joindre à nous.
Avant le décollage, Jacques Chirac informe François Mitterrand des détails de l'arbitrage proposé par Javier Perez de Cuellar dans l'affaire Greenpeace. Ce sera l'atoll d'Hao pour les Turenge. Le Président accepte.
Dans l'avion: A Moscou, cela va être délicat. Il faut tout dire à Gorbatchev, sans trahir nos alliances.
Arrivée à Moscou. Formalités. Premier entretien avec Mikhaïl Gorbatchev : assis sur un canapé, en costume gris, cravate club, le secrétaire général du PCUS a une voix étrangement douce, très basse.
Mikhaïl Gorbatchev : Nos entretiens de l'an dernier ont précédé le sommet de Genève et ont eu un impact sur lui. Nous voulons aller vers la détente. Nous apprécions beaucoup votre politique indépendante dans le cadre des alliances. D'ailleurs, l'Europe peut jouer un rôle important destiné à influer sur les pourparlers Est-Ouest.
François Mitterrand : Il y a peu de progrès dans les relations Est-Ouest, car chacun des deux camps pose des conditions que l'autre pourrait mais ne veut pas accepter. Du côté américain, c'est surtout l'obsession de l'IDS qui pose problème.
Gorbatchev s'empare d'un document. Va-t-il se mettre à lire? Non, il le retourne pour prendre des notes !
François Mitterrand : ... Du côté soviétique, c'est le refus du contrôle des accords qui bloque. Vos propositions sont intéressantes, mais elles exigent l'interdiction de tout déploiement de l'IDS. Alors les choses n'avancent pas et l'IDS vient au centre du problème du désarmement.
Comprenez-nous bien. Je suis hostile à l'IDS, car c'est un élément de trouble, une menace dans l'emploi de la première frappe nucléaire. On ferait mieux d'explorer les voies de désarmement plutôt que de se lancer dans une surenchère. En France, certains y sont favorables. Mais notre Constitution veut que la décison finale m'incombe. Ma position sera donc la position de la France. Reagan m'a dit vendredi dernier: « Pas question de renoncer à l'IDS, c'est le salut de l'humanité, la fin du nucléaire, le défensif qui remplace l'offensif. » Il est sûrement sincère. Je lui ai répondu que c'était sympathique mais inquiétant. Rien n'est pire que les idées a priori. Je n'ai pas vu l'amorce d'un progrès. Certes, il vous aurait parlé différemment. Mais à moi, son allié, il semblait reprocher que je n'applaudisse pas à un projet qui a pour but d'empêcher la guerre. « Les Soviétiques, dit-il, ont de l'avance sur les lasers et refusent tout contrôle. Nous nous sentons donc autorisés à reprendre notre liberté sur l'armement !... » En lançant l'IDS, Reagan ne pense pas que cela remette en cause le traité ABM. Au total, les Américains veulent négocier sans renoncer à l'IDS. Et vous voulez les faire renoncer à l'IDS sans négocier. Aucun progrès n'est possible sur ces bases.
Mikhaïl Gorbatchev : Je dois vous dire — à vous et à personne d'autre — que j'ai une sérieuse divergence avec les États-Unis. Notre politique extérieure est liée à notre politique intérieure. Or nous voulons réussir ici une restructuration économique, sociale, spirituelle, et créer la démocratie politique. Les dirigeants qui ont lié leur nom à de grands projets intérieurs ont besoin d'un environnement extérieur favorable. Si on laisse la course aux armements atteindre l'espace, la situation deviendra ingouvernable. Le nucléaire nous rend dépendants les uns des autres. Il faut apprendre à vivre ensemble. L'IDS ne protégera personne, mais accélérera la course aux armements. Reagan ne croit pas que la menace réelle de l'URSS vienne de l'arme nucléaire. Ce n'est pas la vraie raison de son attitude. Je sais de source digne de foi ce qu'on dit dans l'entourage de Reagan. Ils expliquent: « Les Soviétiques, comme nous, savent que l'usage du nucléaire par l'un entraînerait la riposte de l'autre. Seul un fou pourrait y songer. Pour nous autres Américains, le plus grand danger, c'est le développement économique de l'URSS. C'est un plus grand danger que le danger militaire. Il faut donc épuiser l'économie de l'Union soviétique en utilisant l'avantage américain dans le domaine de la technologie. » Cette politique américaine est une gigantesque erreur. Plus d'une fois, je leur ai dit que c'était une idée aberrante. Ils prennent leurs désirs pour des réalités et font plaisir au complexe militaro-industriel. Reagan ne fait que servir fidèlement les intérêts de ceux qui l'ont fait élire. Pourquoi est-on hostile à l'URSS quand l'URSS défend ses intérêts ?
François Mitterrand : Je suis moins sévère que vous. Certes, Reagan est l'homme de son milieu et il subit l'influence du complexe militaro-industriel. Mais il entend les thèses contraires et y échappe en prenant une position prophétique. Ses militaires sont hostiles à vos idées, mais ses politiques y sont sensibles. Je leur ai dit: « Vous avez intérêt à ce que l'URSS se développe, réduise ses dépenses militaires. Là est la paix; l'autre choix, c'est la guerre. »
Mikhaïl Gorbatchev : Ce que vous me dites conforte notre analyse de ce qui se passe chez les dirigeants américains.
François Mitterrand s'inquiète de donner le sentiment de trahir un allié.
François Mitterrand : Je vous dis ce que je comprends. Pas ce qu'ils m'ont déclaré. Je leur ai dit que je vous parlerais dans les mêmes termes. Je ne suis chargé d'aucun message. Tout va tourner autour de la question: jusqu'où peut-on aller pour l'IDS ?
Mikhaïl Gorbatchev : Nous connaissons la diversité de l'Amérique. Nous ne la peignons pas en noir.
François Mitterrand : Malgré son passé politique, Reagan a l'intuition qu'il faut mettre un terme à la tension actuelle. Ce n'est pas une machine, il aime rire, et il est, plus que d'autres, sensible au langage de la paix. En préparant des solutions concrètes, comme vous le faites, vous étayez peu à peu la conviction de nombreux milieux dans le monde occidental. Cela permettra d'éviter le pire.
Mikhaïl Gorbatchev : Je ne cherche pas à être plus astucieux que Reagan, mais je recherche un accord. Voici notre position de départ. Après le Sommet de Genève, nous avons pris des initiatives. Mais les États-Unis n'ont fait que reculer en sapant le mécanisme de SALT 2. Concernant les forces intermédiaires, nous avons accepté de les distinguer des forces stratégiques et de ne pas tenir compte des forces françaises et anglaises. Pour sortir de l'impasse de Genève, j'ai fait un deuxième pas en avant en proposant que les recherches sur les armes spatiales soient limitées aux laboratoires ; que le traité ABM soit prorogé de quinze ans ; et une réduction de 50% des têtes nucléaires stratégiques. Reagan et le Département d'État ont été très positifs. Mais la délégation américaine à Genève, elle, a été très négative. Paradoxal, non? Je veux revoir rapidement Reagan. Il souhaite que j'aille aux États-Unis malgré sa conduite agressive (attaque contre la Libye, violation de nos eaux territoriales en mer Noire, grossières provocations antisoviétiques...). Pourquoi? Nous n'avons pas perdu la guerre contre l'Amérique! Nous n'avons pas de dettes à l'égard de l'Amérique! Je ne ferai pas de courbettes! Je n'irai pas en Amérique avant que la négociation n'ait fait des progrès! Sinon, la prochaine rencontre se réduira à des photos de poignées de mains et de promenades, et il s'ensuivra une immense déception. Cela convient peut-être à certains collaborateurs de Reagan. Pas à moi.
François Mitterrand : Tout le monde sait que Reagan n'aime pas les longs voyages. Trouvez un terrain neutre. Plusieurs pays seraient ravis de vous offrir l'hospitalité.
Le Kremlin est un lieu fort accueillant. On m'y alloue une chambre immense, un salon plus grand encore. En partant, j'emporte la clef.
Mardi 8 juillet 1986
Seconde rencontre avec Mikhail Gorbatchev. La discussion démarre sur les problèmes agricoles, mais ne tardera pas à revenir aux négociations américano-soviétiques.
François Mitterrand : Avez-vous eu le temps de vous occuper de vos affaires intérieures pendant votre voyage?
Mikhail Gorbatchev : Non, je laisse ça aux autres. Il fait chaud, je pense à l'Ukraine qui est très touchée par la sécheresse depuis 1977. Huit ans de sécheresse! Alors que dans le Nord, pas le temps de faire les récoltes, le gel vient vite ! En cent ans, de 1870 à 1970, il y a eu cinquante-deux années de sécheresse.
François Mitterrand : Vous avez de très bons paysans ici. Mais on ne peut planifier le soleil et la neige...
Mikhaïl Gorbatchev : Heureusement, chez nous, les vaches sont au chaud quand il fait froid.
François Mitterrand : En sortant, je dirai à la presse que l'ambition de Gorbatchev est de gouverner le soleil ! Je vous ferai là une bonne publicité!
Mikhail Gorbatchev éclate de rire: Pas le soleil, mais le climat, peut-être.
François Mitterrand : Nous sommes de grands exportateurs de produits agricoles. Pendant trente-cinq ans, j'ai représenté une région d'élevage. Je vous la ferai visiter si vous revenez en France.
Mikhaïl Gorbatchev : Avec les Français, nous faisons des choses en matière de champignons, d'élevage et de matériel agricole. J'ai visité plusieurs coopératives françaises ; j'ai été agréablement surpris à Toulouse. Je suis très ami avec Doumeng, un personnage haut en couleurs.
François Mitterrand : Un personnage extraordinaire, qui a de la poigne.
Mikhaïl Gorbatchev : Il a de la poigne: il a tout fait par sa propre volonté. Il est très apprécié ici.
François Mitterrand : Je lui demande souvent son avis.
Mikhaïl Gorbatchev exprime le souhait de voir Jean-Baptiste Doumeng. Je lui explique qu'il était trop malade pour venir.
Mikhaïl Gorbatchev : Je voudrais vous parler encore des problèmes européens. Nous sommes tous deux préoccupés par la situation. Nous sommes persuadés qu'il vaut mieux accomplir des progrès et qu'une nouvelle rencontre avec Reagan suppose qu'elle soit productive. Nous cherchons tous les points de convergence dans le domaine du désarmement. Vous m'avez dit qu'il faut se servir du prestige de Reagan pour trouver un accord. Nul ne sait qui va le remplacer. On ne peut pas le pronostiquer. Entre-temps, les engrenages se mettent en marche. Pour l'instant, des possibilités d'accord existent, je vous en ai parlé. Nous allons agir dans ce sens, de façon constructive, pour rechercher les solutions de compromis sans porter atteinte à la sécurité de l'URSS, en tenant compte des intérêts des autres et de leur propre sécurité. Je l'ai dit dans un message que j'ai adressé à Reagan. Nous sommes désireux que la situation aille vers le mieux. Si maintenant, en réponse à nos vastes propositions qui intéressent tout le monde, l'Administration américaine ne vient pas à notre rencontre, il sera très difficile d'escompter quelque chose de l'avenir. Il ne faut pas que triomphe le clan ultra-conservateur qui entoure Reagan.
François Mitterrand : Les objections faites par les Américains à vos propositions sont de trois ordres : « Premièrement, disent-ils, nous voulons poursuivre les recherches sur l'IDS, quel que soit le résultat de la négociation ; deuxièmement, les Soviétiques refusent tout contrôle réel du désarmement ; troisièmement, les propositions de Gorbatchev ne réduisent pas l'armement lourd stratégique nucléaire, les SS 18. » J'ai relevé ces trois objections. La première est la plus sérieuse, mais je pense qu'on peut y trouver des solutions. La deuxième objection est aussi sérieuse, puisque les conceptions en matière de contrôle sont différentes. La troisième me paraît surmontable par la négociation.
La France ne soumettra pas ses programmes militaires aux États-Unis. Nous n'avons que cent cinquante charges. Quand notre programme sera achevé, nous en aurons un peu plus de deux cents. Elles ne sont pas intermédiaires pour nous, elles ont une valeur stratégique. Je ne cherche pas à en avoir dix mille, nous n'en avons nul besoin. Nous ne craignons pas une offensive de l'URSS et nous pensons avoir atteint le seuil nécessaire à notre défense.
Je voudrais vous faire comprendre notre embarras. Je ne voudrais pas que ce soit un obstacle à la négociation globale. Mais s'il y avait un accord entre les États-Unis et l'URSS sur le gel de nos forces, nous continuerions quand même à les fabriquer. Je ne voudrais pas avoir à demander aux Américains l'autorisation de les fabriquer. Ils me diraient : « Non, car nous allons le faire, pas vous. » Nous ne voulons pas dépendre des Américains.
Je ne vois pas comment résoudre cette contradiction. Il faut évidemment qu'il y ait un accord. Mais, s'il est nécessaire pour nous d'avoir un armement supplémentaire, dites-vous bien que nous le fabriquerons. Même si nous sommes dénoncés comme ceux qui troublent l'ordre mondial. Et alors là, vous serez d'accord avec Reagan pour trouver que les Français sont impossibles. Nous ne voulons pas plus de trois cents charges nucléaires d'ici à la fin du siècle, et nous ne voulons pas qu'elles soient comptées dans votre négociation, même si les Américains et vous êtes solidaires.
Mikhail Gorbatchev, en souriant: Non, vous n'avez pas l'intention d'en avoir trois cents, mais six cents!
François Mitterrand : Non, pas plus de quatre cents.
Mikhail Gorbatchev : Je serais heureux que cela soit vrai !
François Mitterrand, me faisant signe de noter cela tout particulièrement: Je vous donnerai les vrais chiffres... Les Américains veulent que nous ayons une force conventionnelle plus puissante et que nous l'intégrions au commandement de l'OTAN. Je ne suis pas contre le fait d'avancer par étapes, carde la frontière française à la Tchécoslovaquie, il n'y a que vingt minutes d'avion. Mais nous n'entrerons pas dans le commandement intégré. L'opposition le voulait. J'ai dit à Jacques Chirac : « Pas question. » Il n'a pas insisté.
Revenons à l'Europe. Les deux Grands veulent-ils négocier? Vous, oui; le Département d'État, oui. Le Président américain y est-il décidé ? Je ne suis pas convaincu. Mais je vais être plus précis : le Président Reagan le veut, mais il n'a pas encore tranché entre les deux thèses. Il suffirait de peser pour aller dans le sens d'une négociation réelle. Le Président Reagan m'a écrit à ce sujet. Je lui ai répondu qu'il est dangereux d'oublier SALT 2 et de remettre en cause le traité ABM. Je lui ai dit que le gel de quinze ans sur les ABM me paraît une bonne proposition. Il m'a répondu que les Soviétiques n'appliquent plus ni le traité SALT ni celui d'ABM. Je crois que vos experts devraient travailler avec précision là-dessus. Il ne peut y avoir de négociation sur des soupçons, mais sur des réalités.
Mikhail Gorbatchev : Ce sont là des problèmes majeurs. Les Européens ont intérêt à ce qu'il n'y ait plus en Europe d'armes nucléaires intermédiaires.
François Mitterrand : Je suis d'accord avec vous. Je regrette qu'elles y soient depuis 1978. D'autant plus que les Américains disent que vos missiles sont mobiles. Et que, même si vous les reculiez, vous pourriez à tout moment les faire revenir en Europe. J'ai répondu que ce ne doit pas être une question préalable, car, dans ce cas, on ne discutera jamais de rien. S'il n'y avait plus d'armes intermédiaires, cela ne changerait pas le fond du problème.
Mikhail Gorbatchev : Parfois, on nous dit que les Européens pensent que leur sécurité n'est pas garantie sans les armes intermédiaires américaines. Si tel était le cas, nous serions très déçus, et le départ des armes intermédiaires serait très difficile à réaliser. Y a-t-il un consensus en Europe pour que les missiles américains et soviétiques soient retirés ?
François Mitterrand : La France considère que leur départ simultané serait une bonne chose. Mais une autre question a été posée : c'est le problème japonais, qui a pris le devant dans l'esprit américain. Au Sommet de Williamsburg, on a évoqué une proposition particulière : une alliance globale de l'Occident autour des Américains. Je suis en très bons termes avec les Japonais, je souhaite qu'ils échappent à la guerre, mais l'Alliance a un champ géographique limité: ni la Libye, ni le Nicaragua, ni le Japon n'en font partie. Elle n'est pas étendue aux dimensions de l'univers. On ne l'improvise pas en une demi-heure entre un thé et des petits gâteaux. Je me suis donc opposé à cette proposition. C'est très difficile. On a abouti à un communiqué peu clair. Depuis cette époque, j'ai toujours veillé à ce que ce problème ne soit pas reposé. Il y a là un contentieux planétaire. Pour les Américains et les Japonais, les SS 20 en Sibérie ou en Europe, c'est la même chose. Pas pour nous. Je suis un ami du Japon, encore une fois. Mais les obligations sont les obligations, et les alliances sont les alliances. Pour l'heure, nous n'avons pas d'alliance avec le Japon.
Moi, j'ai un raisonnement simple, égoïste, qui dépend de la distance que parcourent les SS 20. Tant que la France est dans le rayon de tir, cela me gêne. Au-delà, cela ne me gêne pas. Ce n'est peut-être pas très international comme raisonnement, mais c'est mon raisonnement. A compter du moment où nous ne sommes pas à portée de tir des fusées soviétiques, je suis d'accord.
Mikhaïl Gorbatchev éclate de rire : Vous n'êtes pas sans savoir la position de mon pays. Nous ne voulons pas porter atteinte à la France. En termes de sécurité, vous êtes notre partenaire, quelle que soit la situation : qu'elle soit facile, difficile ou compliquée.
J'accorde toute son importance au raisonnement par lequel vous avez souligné le fait que vous êtes souverain pour la modernisation et l'utilisation de vos forces, et que personne d'autre n'a le droit d'en disposer. Mais il se peut qu'il y ait bientôt une avancée réelle entre les États-Unis et l'URSS en matière de désarmement et qu'on en arrive à des mesures politiques. Pendant ce temps, la France augmenterait son potentiel ? Tout cela nous paraît étrange ! Nous comprenons et respectons votre indépendance. Mais nous rechercherons avec vous une solution pour que vous n'accroissiez pas votre potentiel pendant ce processus de négociation. Nous voulons que vous nous compreniez mieux. Si, pendant que nous avançons vers le désarmement avec les Américains, les Anglais et les Français augmentent leur potentiel nucléaire, la France et l'Angleterre remplacent en quelque sorte les États-Unis dans la course aux armements. Nous ne pouvons l'admettre. Vous dites que vous êtes souverain pour les forces françaises. Mais Mme Thatcher donne un autre son de cloche. Elle a écrit une lettre au chef d'état-major américain disant que les forces anglaises sont assez importantes pour que les forces soviétiques les prennent en considération. Eh bien, c'est vrai, nous les prenons en considération. Mais maintenant que nous les prenons en considération, nous pensons que cela suffit. Nous espérons que la France saura faire preuve d'une attitude responsable au moment où l'on va essayer de mettre sur pied un contrôle de l'armement nucléaire.
François Mitterrand, d'une voix calme, comme s'il n'avait pas entendu la lourde menace : Votre position est logique. Notre principe est celui de la suffisance pour dissuader une agression. Nous ne voulons pas dix mille charges nucléaires, nous voulons disposer de charges suffisantescela peut être à préciser : combien ? de quelle qualité ?pour être prises en considération.
Le Président se place ici sur un terrain très glissant : il vient de laisser entendre qu'il pourrait discuter des armes nucléaires françaises avec Gorbatchev. Il se reprend :
François Mitterrand : Tant que le nombre de vos armes augmente, nous continuerons à augmenter les nôtres afin que notre niveau de suffisance s'élève à mesure. Si vous réduisez votre armerment, notre niveau de suffisance restera stable. Compte tenu du nombre de nos armes, la qualité de notre suffisance doit se modifier pour suivre le rythme. Si vous parvenez à un accord de désarmement, il est logique de penser que la France devra se contenter de l'état suffisant de sa force de dissuasion. C'est un sujet que je veux bien examiner. La discussion, jusqu'ici, n'a porté que sur les armes intermédiaires. Si vous appelez « intermédiaire » la force française, il faudrait en effet que nous limitions notre armement intermédiaire. Or il est pour nous stratégique, et vous prendriez en compte notre armerment stratégique ? Ce n'est pas acceptable ! Si on ne parle que des forces nucléaires intermédiaires, l'accord sera très difficile avec nous. Pourquoi continuer à nous ennuyer avec cela ? S'il y a un accord global de désarmement, y compris stratégique, entre les États-Unis et l'URSS, je veux bien admettre votre argument et on peut s'attendre à ce que nous réduisions notre armement. S'il s'agit seulement des forces intermédiaires, pourquoi continuer à vous armer, et pas nous ? La distinction tactique/stratégique n'a pas de sens. Ce qui compte, c'est d'être hors de portée. On peut avancer dans une négociation globale entre les États-Unis et l'URSS. La France pourrait en tirer la conclusion que j'ai dite. Mais, dans un débat limité aux forces nucléaires intermédiaires, pourquoi la France limiterait-elle ses armes alors que les autres ne limiteraient pas leurs armes stratégiques ?
Tout ce que je vous dis là reste entre nous. Je ne veux pas donner l'idée d'un changement de la position française. J'ai besoin d'amorcer la discussion. Je trouve votre raisonnement honnête, et notre intérêt n'est pas de compliquer la situation.
Mikhaïl Gorbatchev: Nous allons donc fournir plus de détails concrets. Cela relève de préparatifs allant dans ce sens... Je voudrais revenir sur ce que les Américains ont dit de notre position. On vous a dépeint la situation comme si l'URSS devançait militairement les États-Unis en plusieurs domaines, et comme si les États-Unis voulaient rattraper l'URSS. Ces raisonnements américains sont vieux comme le monde.
François Mitterrand : C'est un sujet qui ne doit pas être traité sur de simples affirmations. Expliquez-vous ! Qu'on me montre des chiffres, des photos ! Je n'ai pas les moyens de juger !
Mikhaïl Gorbatchev : Si l'on examine les rapports annuels du commandement militaire américain, l'idée est partout soulignée que l'URSS respecte les accords passés et que l'avance soviétique n'est qu'une élucubration. Les rapports de l'Institut stratégique de Londres sont tout aussi clairs : l'URSS respecte les accords passés. Mais quand des critiques s'élèvent au Congrès à propos du budget de la Défense, la CIA et son chef, Casey, donnent aux parlementaires des informations selon lesquelles l'Administration a raison de parler d'une supériorité soviétique. Quand il n'y a pas de discussions budgétaires, les militaires reconnaissent qu'il y a là des exagérations ! Lorsque les Américains veulent faire subventionner un nouveau système d'armes, ils sont en retard ; quand ils n'ont pas à faire financer un nouveau système d'armes, ils sont en avance ! C'est un mécanisme bien rodé. La CIA leur sert à cela.
François Mitterrand : Nous pourrons parler de l'Europe en session plénière. Je voudrais vous parler des rapports franco-allemands. Beaucoup de choses sont dites à ce sujet. La France doit assurer la couverture nucléaire de l'Allemagne, déclarent certains. Je souhaite faire le point là-dessus. Les Allemands sont nos alliés. Nous discutons de forces conventionnelles avec eux : pourquoi pas ? Nous parlons de la présence de la FAR en Allemagne : pourquoi pas ? Les manœuvres en commun : pourquoi pas ? Une formation en commun : pourquoi pas ? Informer la RFA d'un danger nucléaire : pourquoi pas ? Mais d'autres choses doivent être sues de l'URSS. Premièrement, il n'y aura pas d'intégration des forces françaises dans l'OTAN, fût-ce par un biais. Deuxièmement, il n'est pas question de mêler la RFA à la décision et à l'élaboration de la dissuasion nucléaire française. Il n'y a donc pas de modification de la stratégie de dissuasion française, pas de défense au-delà du territoire français.
Pour ce qui touche à l'Allemagne, mon appréciation reste libre. La notion d'intérêt vital à défendre reste la clé de l'appréciation du seul Chef de l'État, et j'ai refusé de donner à ce mot une signification stratégique précise. La doctrine militaire française reste inchangée. Le Chancelier Kohl ne m'a d'ailleurs pas demandé de la changer. Le commandement militaire allemand le souhaiterait. Il existe aussi une certaine tendance en France dans ce sens, mais, je le répète, la couverture française automatique de l'Allemagne ne m'a jantais été demandée par les Allemands. Je voulais que vous le sachiez.
Mikhaïl Gorbatchev, très calme, après un long silence, comme pour souligner la portée considérable de ce qui vient d'être dit : Ce que vous dites est très important.
François Mitterrand : Je voudrais vous parler maintenant de Tchernobyl. Vous avez vu que la France est restée très discrète là-dessus et n'a pas engagé de polémiques contre l'URSS.
Mikhaïl Gorbatchev : Nous l'avons remarqué et nous avons apprécié l'aide de la France. Je vous en remercie et, à travers vous, le peuple de France.
François Mitterrand : Nous sommes disponibles, sachant qu'en sens inverse, s'il y avait à le faire, vous le feriez aussi. Ce genre d'accident est toujours possible. Il ne faut pas croire que seuls les autres peuvent en être victimes !
Mikhaïl Gorbatchev : Pour ce qui est de Tchernobyl, il vaut mieux voir les choses une fois de ses yeux que d'en parler dix fois. La réalité, après que la centrale a échappé au contrôle, est terrifiante. Les dommages directs sont de l'ordre de 2 milliards de roubles, sans compter les dommages indirects: les usines fermées, les villes évacuées, etc. J'ai reçu le rapport de la commission, je vais l'étudier. Nous dirons tout à notre peuple et à l'opinion mondiale. Nous entendons en tirer les conclusions. Une coopération est nécessaire avec la France pour mieux contrôler l'usage du nucléaire.
Les portes s'ouvrent sur l'aide de camp qui, pour la seconde fois, prévient que l'heure est depuis longtemps dépassée. En se levant, François Mitterrand lâche : Nous souhaitons très vivement que vous appuyiez notre candidature pour que les Jeux olympiques d'été aient lieu à Paris en 1992.
Mikhaïl Gorbatchev: Il ne saurait y avoir d'objection pour Paris, mais je n'y ai pas encore réfléchi.
François Mitterrand : Vous jugerez.
Rencontre avec Andreï Gromyko. On récapitule ce dont on a parlé avec Mikhaïl Gorbatchev : SALT 2, ABM, IDS, défense terrestre, rôle de l'Europe. Rien d'original. Le vieil homme, austère, impénétrable, triste, est déjà dans un autre monde.
Retour dans la nuit à Paris.
Mercredi 9 juillet 1986
Le Conseil des ministres examine le projet de loi abrogeant la loi Savary sur l'enseignement supérieur. Il est semé de pièges : hausse des frais de scolarité, esquisse d'une sélection, etc. Jean Foyer au Parlement et le recteur Yves Durand à Matignon y tiennent. La mort dans l'âme, Alain Devaquet présente le projet. François Mitterrand s'abstient de commenter.
Sans même se rendre compte que le Président a, sur ce sujet, entendu les deux dirigeants des superpuissances en l'espace de trois jours, André Giraud expose les contacts qu'il a eus avec des Américains et se lance dans une grande fresque sur la stratégie nucléaire : Si l'on arrive à l'option zéro sur les forces intermédiaires et même si l'équilibre stratégique est maintenu, il subsistera en Europe un grave déséquilibre conventionnel. Il n'y a donc que deux solutions : soit on obtient un désarmement conventionnel massif des Russes, soit il faut maintenir des armes nucléaires de théâtre américaines en Europe. Sinon, nous risquons d'être entraînés dans la négociation.
Le Président répond d'une voix mesurée : Comme me l'a dit M. Gorbatchev, peu importe, à l'heure de l'agonie, de savoir si l'on est victime de la peste ou du choléra ! Pour la prise en compte de la force de frappe française. il suffit de dire non ; je ne suis pas le premier à l'avoir dit. Quoi que Russes et Américains décident pour nous impliquer, nous n'en tiendrons pas compte. La position soviétique est d'ailleurs aberrante. Car si l'on prenait en compte la force de frappe française, nous serions obligés de négocier avec les États-Unis pour tout nouveau sous-marin nucléaire ou toute tête nucléaire supplémentaire. Nous rentrerions de la plus mauvaise manière qui soit dans le commandement intégré de l'OTAN. Ce n'est ni notre intérêt, ni celui des Russes.
André Giraud : Je partage cette opinion. Mais je pose le problème de l'Europe. Les Pershing instituent une sanctuarisation de l'Europe et sont de ce fait nécessaires.
Il ne lâche jamais. Chirac, choqué qu'il ait reparlé après le Président, le fusille du regard.
Charles Pasqua présente son projet de loi sur les conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France. Un étranger condamné à six mois de prison peut être expulsé ; la reconduite à la frontière n'a plus besoin de l'accord de l'autorité judiciaire. François Mitterrand commente : Ce sont les gouvernements faibles qui prennent des mesures de ce genre.
Ouverture des négociations entre le patronat et les syndicats sur les nouvelles procédures de licenciement.
Le juge Michau lance un mandat d'arrêt international contre Yves Chalier, réfugié au Brésil.
Jacques Chirac et l'ambassadeur de Nouvelle-Zélande à Paris signent l'accord obtenu, il y a trois jours, par Javier Perez de Cuellar en vue de régler le contentieux entre Paris et Wellington à propos de l'affaire Greenpeace.
Adoption définitive de la loi modifiant le statut de la Nouvelle-Calédonie.
L'explosion d'une bombe dans les locaux de la brigade de répression du banditisme de la préfecture de police de Paris fait 2 morts et 28 blessés.
Jeudi 10 juillet 1986
Ibrahim Abdallah est condamné à quatre ans de prison par le tribunal correctionnel de Lyon. L'attentat d'hier est évidemment lié à ce procès.
En visite au camp militaire de Suippes, dans la Marne, Jacques Chirac déclare : Premier ministre et, en tant que tel, responsable de la Défense nationale, j'entends, dans ce domaine comme dans les autres, exercer pleinement le rôle qui est le mien.
Le Président est naturellement furieux en lisant la dépêche d'agence rapportant ces propos : Ils ne respectent rien, pas même leur Constitution !
François Mitterrand me parle de Mikhaïl Gorbatchev : Il est suffisamment attentif aux critiques adressées à son plan du 15 janvier pour faire quelques propositions, certes encore modestes, mais qui ont le mérite de montrer qu'il reconnaît l'existence du problème des armements conventionnels en Europe. En revanche, il ne répond pas aux remarques que je lui ai faites sur l'importance des missiles terrestres lourds dans l'arsenal soviétique, sur le missile SS 25, sur le radar de Krasnoïarsk et sur des modalités satisfaisantes de vérification, qui restent à trouver. Pour des raisons à la fois économique, politique et personnelle, je le crois réellement intéressé à la conclusion d'un accord de maîtrise des annements. Il est prêt à un nouveau Sommet américano-soviétique, mais, pour lui, ce Sommet n'aurait de sens que s'il permettait d'arriver à des résultats concrets et positifs. Et il a raison.
Sur l'Afghanistan, je trouve Gorbatchev un peu en retrait sur les positions que je l'avais entendu défendre à Paris en octobre 1985. Il reconnaissait alors que l'engagement militaire en Afghanistan était, pour l'URSS, un problème auquel il fallait rechercher une solution. Il m'apparaît maintenant moins pressé, ou plus assuré. Les retraits de troupes que Gorbatchev vient d'annoncer à Vladivostok demeurent symboliques et sans doute moins significatifs que ses déclarations concernant la Mongolie...
Vendredi 11 juillet 1986
Action directe revendique l'attentat contre la préfecture de police.
La crise avec Jacques Chirac s'annonce ! Elle est inévitable. Elle aura lieu, comme prévu, sur les privatisations. Le Conseil d'État examine le projet d'ordonnance fixant la liste des soixante-cinq entreprises privatisables choisies par le gouvernement. Chirac a maintenu son point de vue : y figurent la BNP, la Société Générale et le Crédit Lyonnais, donc des entreprises nationalisées en 1945. Le gouvernement entend inscrire le projet d'ordonnance à l'ordre du jour du Conseil de mercredi prochain. Le Conseil d'État a émis de très nombreuses remarques d'ordre juridique.
François Mitterrand me dit : Je ne signerai pas une telle ordonnance. Le choc est inévitable. Je vais prendre le pays à témoin. La discussion de ce texte peut venir en Conseil des ministres, s'ils le veulent, mais ce n'est pas le Conseil qui signe les ordonnances, c'est moi. Et je ne signerai pas ! On va donc dans le mur.
Samedi 12 juillet 1986
Reçu une lettre de Brian Mulroney, qui s'inquiète des positions du gouvernement français sur l'Afrique du Sud.
Concernant les privatisations, le gouvernement décide de tenir compte des observations du Conseil d'État. Le texte de l'ordonnance ne sera pas communiqué au Président avant le lundi 14 juillet, pour le Conseil du 16 ! Certains, ici, sont d'avis qu'il attende d'avoir lu l'ordonnance pour se prononcer, ou bien qu'il écrive à Jacques Chirac avant de s'exprimer publiquement à ce sujet. Mais une lettre présente un grave inconvénient : elle permet une réponse. Et puis, le 14 juillet est une date symbolique... Il faut qu'après-demain, le Président exprime son refus sans attendre le Conseil des ministres, même si le texte est ensuite soumis au Conseil.
Dimanche 13 juillet 1986
Dîner dans les appartements privés du Président avec Robert Badinter, Michel Charasse et Jean-Louis Bianco afin de préparer des arguments pour son interview de demain dans laquelle il annoncera son refus de signer l'ordonnance sur les privatisations.
Le Président décide de se placer sur le terrain de l'indépendance nationale : L'ordonnance ne protège pas les entreprises privatisées contre un contrôle étranger, car elle ne fait que limiter à 15 % pendant quinze ans les achats étrangers. Cela ne suffit pas. De plus, Lord Cornfield, le commissaire européen chargé de cela, proteste déjà contre cette limite de 15 %, qu'il trouve excessive. Le gouvernement devra donc la réduire. Les entreprises françaises seront bradées à l'étranger. Dans le même temps, il refuse d'entrer dans des considérations juridiques et techniques. Ce serait tomber dans un piège que de discuter du détail de l'ordonnance.
Quelqu'un s'inquiète de la réaction de Jacques Chirac : et s'il démissionnait, bloquant tout, obligeant d'aller aux élections ? Le Président : Jacques Chirac n'osera pas aller aux élections. Le scrutin proportionnel est encore en vigueur et il ne veut pas refaire avec moi ce qu'il a fait en 1976 en démissionnant du gouvernement Giscard.
Lundi 14 juillet 1986
Pendant le défilé des troupes sur les Champs-Élysées, Michel Charasse et Jean-Louis Bianco travaillent encore à ce que pourra dire le Président tout à l'heure et à un projet de communiqué de l'Elysée à publier après. Le Président me confie : Je suis sur le fil du couteau.
A 12 heures, à la demande de François Mitterrand, Jean-Louis Bianco prévient Maurice Ulrich que le Président annoncera à la télévision qu'il refuse de signer l'ordonnance sur les privatisations. Pas de commentaires.
A 13 heures, François Mitterrand confirme sur TF1 son refus de signer l'ordonnance : Cela ne bloquera pas tout, parce qu'il existe une autre voie, la voie parlementaire. Je n'ai pas à apporter une caution. C'est au Parlement de prendre ses responsabilités.
A 18 h 30, le Président regagne son bureau : Je vais baisser dans les sondages... Fallait-il l'affrontement ? Il y a des moments où on ne peut le refuser...
Nous savons que la plupart des conseillers de Jacques Chirac le pressent de démissionner. Mais, à 19 heures, Édouard Balladur publie une déclaration apaisante : le projet d'ordonnance sera modifié pour tenir compte de l'avis du Président en protégeant mieux les intérêts nationaux des attaques venues de l'étranger. Il s'abrite derrière la décision antérieure du Conseil constitutionnel et s'aligne sur ce qui a été décidé en 1982. Le Président, dit-il, ne peut donc pas se placer sur ce terrain pour refuser la privatisation par ordonnance des entreprises nationalisées en 1945. Le texte viendra par conséquent en Conseil et il faudra réitérer le refus mercredi.
A 20 h 45, après avoir regardé les journaux télévisés, Jean-Louis Bianco et moi sommes dans le bureau du Président. Le téléphone sonne. C'est Jacques Chirac. Il explique sans doute qu'on procédera aux privatisations tout en veillant à protéger les intérêts nationaux.
Le Président, impavide : C'est ce qu'a déjà dit M. Balladur il y a une heure. Et moi, cela fait pour le moins deux mois que je me répète et que je signale que je suis très réservé sur la procédure des ordonnances dès lors qu'elle ramasse tout. Quelles que soient les intentions, il n'y a pas de procédé empêchant l'internationalisation des entreprises privatisées. Je ne veux pas prendre, moi, la responsabilité de ces mesures. Le gros des ordonnances, sur les autres sujets, sous réserve d'examen, je le signerai. Pourquoi, dans ce cas-ci, ne pas procéder par la loi ? Je ne vous ai jamais empêché d'utiliser l'article 49-3, si vous voulez aller vite !
Jacques Chirac : Je ne veux pas faire davantage de concessions. Ma majorité est à bout.
Le Président, souriant : Vous avez fait des concessions à tout le monde, sauf à moi !
Jacques Chirac : Alors, vous voulez mettre un ternre à la cohabitation ?
Le Président : Je ne le souhaite pas. Mais j'accepte les conséquences de ce que je fais. Je ne vous en veux pas. Vous faites ce que vous croyez devoir faire. Je reconnais que ce n'est pas facile pour vous sur le plan parlementaire. Mais si, dès le début, vous étiez passé par la loi, ce serait peut-être fini aujourd'hui. Je vous avais dit que je ne signerais pas la dénationalisation des entreprises nationalisées en 1945. Je ne céderai pas. Si vous passez devant le Parlement, je puis exercer une influence pour que cela ne traîne pas trop. Bien sûr, vous allez encore me dire que je tire les ficelles des socialistes... Mais c'est tout ce que je peux faire. Vous avez des convictions. Admettez que je puisse en avoir.
Jacques Chirac reparle de ses difficultés avec sa majorité.
Le Président: Si votre majorité veut me mettre en accusation, eh bien, qu'elle le fasse !
Jacques Chirac : Selon les juristes, le Président n'a pas le droit de refuser de signer les ordonnances.
Le Président s'énerve quelque peu: Moi aussi, je suis bardé de citations du général de Gaulle et de Michel Debré ! Je ne céderai pas. Je vous laisse réfléchir. On ne me fera pas faire ce qui est contraire à ma conviction politique la plus intime. Je ne souhaite pas mettre fin à cette expérience. Je n'ai rien contre vous, au-delà du nécessaire affrontement politique. Si cela doit mettre un terme à l'expérience, eh bien, je le regretterai. En dehors de la rudesse du débat politique, je n'ai jamais cherché à vous mettre en difficulté. Je n'attends rien de l'opinion publique. Je suis libre de toute obligation. Je n'aspire à rien, sauf à bien finir mon mandat. Cela dit, qu'il y ait une crise, je m'y attendais depuis le premier jour, depuis le 16 mars. Et comme cela fait quatre ans que je prévoyais les résultats du 16 mars...
Jacques Chirac : Je n'arriverai pas à retirer ce texte. Une large partie de ma majorité est très en colère...
Le Président : Contre moi, pas contre vous ! Vous serez acclamé.
Jacques Chirac : Mais si vous la signez, je me fais fort d'obtenir une déclaration commune des présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale vous déchargeant de toute responsabilité dans l'ordonnance...
Le Président : Non. Cela ne me va pas. Vous savez, le Sénat a envie de partir en vacances ! Nous pouvons conjuguer nos influences pour qu'après une bataille de principe, tout rentre rapidement dans l'ordre. Il n'y a pas le feu à la maison. Si vous estimez qu'une crise est inéluctable, je l'accepte. Mais je ne la souhaite pas. L'élection présidentielle est inscrite dans les faits dès lors que nous avons eu les résultats du 16 mars. A vrai dire, c'est déjà une sorte de miracle que nous ayons tenu quatre mois. Faisons en sorte que ce miracle dure. Je vous avais prévenu. Vous ne m'avez pas cru.
Jacques Chirac: Certains me poussent à démissionner pour provoquer une présidentielle anticipée.
Le Président : Il n'y aura pas de présidentielles anticipées. C'est moi qui dissous le Parlement. Et, par ailleurs, je n'ai pas l'intention de démissionner.
Très tendu, mais aimable, il clôt la conversation sur un : Réfléchissez-y.
Il nous regarde. Long silence. La pièce est presque plongée dans l'obscurité. Seule une petite lampe de bureau a éclairé cette conversation qui ouvre peut-être une crise de régime. Le Président : On va voir ce qu'il va faire. Il changera trois fois d'avis. Puis il cédera... Ce n'est pas un mauvais type !
Je réalise maintenant que François Mitterrand était sans doute décidé depuis mars à ne pas signer au moins une ordonnance. Sans doute celle sur les privatisations. Plusieurs signes ont été très clairs: la lettre qu'il a envoyée à Jacques Chirac, la teneur de nombreuses conversations avec lui, l'avertissement qu'il a donné au Conseil des ministres du 9 avril. Deux questions tactiques se posaient encore : sur quel terrain devait-il dire non ? A quel moment devait-il faire connaître sa décision ?
Nous y sommes.
Mardi 15 juillet 1986
François Mitterrand est parti à Latché pour la journée. Jacques Chirac l'appelle à deux reprises. Il lui propose une nouvelle modification de l'ordonnance destinée à protéger les privatisations de tout risque de mainmise étrangère : Par tempérament, je pense qu'il vaut mieux une crise ; par raison, qu'il n'en faut pas. La majorité est furieuse. Je vous propose d'extraire du texte de l'ordonnance les deux articles qui concernent l'évaluation et le risque de contrôle étranger, en indiquant que ces dispositions figureront dans un projet de loi.
Le Président répond : Je n'y incline pas ; mais je vais y réfléchir.
Il m'appelle. Faut-il accepter ce compromis qui prend au mot les critiques d'hier du Président ? Il penche pour un refus : ne rien céder, ne pas se compromettre. Je suis du même avis.
Il charge Jean-Louis Bianco de rappeler Maurice Ulrich et de lui dire qu'il a réfléchi aux suggestions du Premier ministre, qu'il est tout à fait désireux de faciliter les choses, mais que la solution suggérée est trop compliquée, trop artificielle.
Maurice Ulrich : Je suis tout à fait d'accord, ce n'est pas faisable !
L'ordonnance est néanmoins maintenue, semble-t-il.
Le Président, injoignable, me téléphone : faut-il qu'il accepte que l'ordonnance soit inscrite à l'ordre du jour du Conseil des ministres de mercredi au cas où Jacques Chirac l'y maintiendrait ? J'ai peur que, si le Président accepte, cela ne soit interprété comme un recul. Je crains également que, s'il refuse de signer un texte mis à l'ordre du jour, le Conseil ne soit pénible, le Président se trouvant dans l'obligation d'argumenter seul contre tous.
Le Président, lui, est partisan d'inscrire le texte de l'ordonnance. Il est, certes, maître de l'ordre du jour, mais il ne souhaite pas interrompre le processus relatif à cette ordonnance, qui comprend la délibération en Conseil des ministres. Il ne veut pas qu'un débat de procédure fasse oublier l'essentiel, qui est son refus de signer.
Dans la soirée, Jacques Chirac rappelle l'Élysée. Il maintient le texte et demande l'inscription de l'ordonnance à l'ordre du jour du Conseil des ministres.
Demain est un autre jour.
Mercredi 16 juillet 1986
L'entretien d'avant le Conseil est bref, sec. Rien n'est dit, comme si les deux hommes se réservaient pour le duel qui va suivre.
Silence d'une qualité particulière lors de l'entrée du Président au salon Murât. Il serre les mains de ses deux voisins. Le Conseil s'ouvre dans une ambiance à couper au couteau.
Édouard Balladur et Camille Cabana présentent l'ordonnance sur les privatisations. Cabana recense au passage soixante-douze « opérations illégales » de vente de filiales nationalisées à l'étranger depuis 1982, susceptibles de porter atteinte à l'indépendance nationale, comme celle du département « Propylène » de Rhône-Poulenc. Bien vu.
Le Premier ministre, d'une voix blanche : Aucun ministre n'ayant fait d'observations, on peut considérer que ce texte a été adopté par le Conseil des ministres. Puis, s'adressant au Président, les yeux dans les yeux : Vous avez fait savoir que, même si le Conseil des ministres approuvait le texte de l'ordonnance, vous ne le signeriez pas. Je n'ouvrirai pas de controverse constitutionnelle, mais il est clair que seul le Conseil des ministres peut approuver une ordonnance. Il y va de la Constitution. Cela pourrait être à l'origine d'une crise politique grave. Mais, devant la situation économique et sociale, le gouvernement, dans une attitude responsable, n'entend pas compromettre le redressement. Il a décidé de recourir à la voie parlementaire. Je demande au Conseil des ministres d'approuver cette procédure nouvelle.
Le Président a gagné. Peut-être le savait-il depuis ce matin. Il ne cille pas : Je n'ai pas l'intention de m'engager ici et maintenant dans un débat constitutionnel. Les arguments que vous avez évoqués [le Président se tourne vers Édouard Balladur, assis à côté de lui] ont leur force. Ils pourraient mériter contradiction. Je ne juge pas les intentions. Mais il y a une logique qui domine les faits. Si vos arguments sont retenus par votre majorité, comme on peut le penser, cela se terminera par le vote d'une loi. Dans ce cas, le Chef de l'État doit naturellement lui apporter la sanction de sa signature, c'est un acte automatique. Mais l'ordonnance implique un jugement, un acte personnel auquel je me refuse. La parole est maintenant au Parlement. Cela finira comme cela aurait dû commencer.
Le Conseil continue ; le Président multiplie les marques d'attention à l'égard de Balladur. Ainsi, pendant que Charles Pasqua lit une très longue communication sur la sécurité civile, il sourit au ministre d'État, l'air de dire : « Qu'est-ce que cela est ennuyeux ! »
Un peu plus tard, comme je soumets au Président un lot de notes pour l'occuper durant les longs discours de ministres, il découvre qu'un problème de protocole se pose à propos de la prochaine visite du vice-président syrien, Abdelhalim Khaddam. Il rédige un petit mot à l'attention de Jean-Bernard Raimond, le glisse dans une enveloppe qu'il fait passer, via Édouard Balladur, en veillant à ce qu'elle ne soit pas fermée.
Le Président signe dans l'après-midi l'ordonnance préparée par Philippe Séguin sur l'emploi des jeunes.
A 20 heures, Jacques Chirac parle sur les trois chaînes de télévision. Il déclare qu'en raison du refus du Président, le projet d'ordonnance devient un projet de loi. Il souligne que c'est la première fois qu'un Président de la République s'oppose à la volonté clairement exprimée par la majorité des Français. Mais il affirme qu'il n'y aura pas de crise politique.
Jeudi 17 juillet 1986
Horst Teltschik, le conseiller diplomatique du Chancelier Kohl, vient me dire que le Chancelier souhaiterait que le Président fasse escale à Bonn lorsqu'il se rendra à Berlin. Problème délicat. Jusqu'ici, la France a interprété de façon beaucoup plus stricte que les Américains et les Britanniques les obligations et droits découlant du statut quadripartite de la ville. Valéry Giscard d'Estaing, premier Président français à effectuer une visite à Berlin en septembre 1979, s'y est rendu directement depuis Paris. Le Chancelier allemand n'était présent à l'aéroport ni à l'arrivée ni au départ, mais il a accompagné le Président français pendant le reste de sa visite à Berlin. Claude Cheysson, en décembre 1982, comme Charles Hernu, en janvier 1984, se sont conformés à cette règle. A l'inverse, tous les Présidents américains qui, depuis John Kennedy, ont visité l'ancienne capitale, ont jumelé ce déplacement avec un voyage préalable en RFA ; et le Chancelier ouest-allemand est chaque fois monté à Bonn, à titre d'invité, dans l'avion présidentiel, accompagnant le Président américain dans son étape berlinoise. Les Américains ont seulement exigé que le Chancelier n'apparaisse pas à l'arrivée à l'aéroport, au moment des honneurs militaires tripartites, ce qui aurait été en effet contraire au statut qui exclut Berlin de la souveraineté allemande.
François Mitterrand me répond : Il faut adopter la même attitude que les Américains et déplacer la date de mon voyage pour ne pas gêner celui de Gorbatchev en France.
Vendredi 18 juillet 1986
Alain Devaquet me dit à propos de la loi sur l'enseignement supérieur : J'ai réussi à faire taire mes tontons macoutes.
Dimanche 20 juillet 1986
François Mitterrand répond à la lettre de Brian Mulroney sur la situation en Afrique du Sud et l'attitude de l'Europe. Délicat exercice pour ne pas contredire le gouvernement... Il explique qu'il partage — et le gouvernement français avec lui — le souci de Mulroney de voir abolir rapidement l'apartheid et s'engager un dialogue entre toutes les composantes de la société sud-africaine en vue de l'instauration d'un régime représentatif et multiracial. La France, explique-t-il, entend contribuer à la recherche de solutions pacifiques à ce problème ; à cette fin, elle veille à entretenir un dialogue avec toutes les parties. Il promet d'exercer une influence sur le gouvernement sud-africain pour qu'il accepte le dialogue avec les représentants de tous les partis du pays. A côté de cette pression d'ordre politique, la France n'exclut pas de prendre certaines initiatives économiques destinées à pousser le régime à une évolution ; le Président rappelle que, dès 1985, elle a pris des mesures restrictives, telles que la cessation de tout nouvel investissement et le non-renouvellement des contrats charbonniers. Si la situation n'évolue pas, elle proposera que de nouvelles sanctions soient décidées par les Douze, comme le Conseil européen en a arrêté le principe à La Haye en juin dernier.
Ainsi, il profite de ce sujet pour démontrer la continuité de la politique de la France depuis 1985, c'est-à-dire la prééminence du Président en politique étrangère.
Lundi 21 juillet 1986
Comme chaque lundi à 18 heures, Renaud Denoix de Saint Marc vient nous voir, Jean-Louis Bianco et moi, pour proposer l'ordre du jour du Conseil. Il nous confirme un certain nombre de rumeurs. Les têtes tombent : Lévêque remplacera Deflassieux au Crédit Lyonnais ; Mayoux sera remplacé par Viénot à la Société Générale ; Haberer par François-Poncet à Paribas ; Dumas par Dromer au CIC ; La Genière ira à Suez à la place de Peyrelevade ; Heilbronner prendra le GAN ; Suard remplacera Pebereau à la CGE ; Fourtou remplacera Le Floch à Rhône-Poulenc ; Pache quittera PUK, remplacé par Gandois.
Informé, le Président prend cela froidement : il n'entend pas se battre pour les chefs d'entreprises publiques. Il se réserve pour les préfets. Conception très orthodoxe de la hiérarchie des urgences. Il en fait part à Denoix de Saint Marc.
Tout se sait très vite. A 19 heures, coup de téléphone de Paul Marchelli, patron du syndicat des cadres : Je ne veux pas entrer dans un débat politique, mais le fonctionnement des entreprises me concerne. Je trouverais très grave que Pache et Le Floch soient mis en cause. L'encadrement les verrait partir avec beaucoup de regrets.
Sur le remplaçant éventuel de Le Floch, Jean-René Fourtou : S'il suffit d'être trésorier d'un parti politique pour diriger Rhône-Poulenc, où allons-nous ?
Mardi 22 juillet 1986
Le Président reçoit Renaud Denoix de Saint Marc. On examine le projet de mouvement préfectoral pour demain. François Mitterrand refuse la mutation de Gérard Cureau, préfet de Saône-et-Loire, et proteste au sujet de Paul Mingasson, qui se voit remercier à un mois de sa titularisation comme préfet. Le Président : J'ai été conciliant et même complaisant, mais cela ne peut pas durer indéfiniment ainsi.
A propos des entreprises publiques, il met les points sur les « i » : Je ne sais pas pourquoi on écarte Mayoux. Si c'est à cause des affaires de Hong Kong et Singapour, elles ont été menées par M. Viénot et c'est lui qu'on désigne pour le remplacer! M. Mayoux est un homme de grande qualité. Je voudrais savoir si quelque chose lui est proposé. Cette éviction me choque. Nommer M. Lévêque, c'est mettre un militant à la tête d'une grande banque ! Il n'y aura plus aucune sécurité pour les clients. Je suis au Crédit Lyonnais depuis de longues années ; je vais être obligé de changer de banque ! Pour Rhône-Poulenc, c'est choquant: M. Le Floch a parfaitement réussi. Il a trouvé une entreprise dans le rouge pour 1 milliard, maintenant elle fait 3 milliards de bénéfices. Ce n'est pas juste !
Le Président poursuit en revenant sur les privatisations : Moi, je suis pragmatique. Du point de vue de l'intérêt national, il y a des entreprises que l'on aurait pu privatiser. Mais le gouvernement, lui, a une attitude purement idéologique. Et il y a danger pour trois grandes banques et sept entreprises industrielles. Aucune barrière ne peut tenir pour protéger l'intérêt national, ne serait-ce que lors d'une augmentation de capital. Et il faudra bien qu'elles en fassent.
Roland Castro est avisé que sa mission Banlieues 89 n'aura pas un sou. Ainsi en a décidé Édouard Balladur. C'est dommage. Castro fait un travail remarquable avec très peu de moyens. Il prend cela avec philosophie.
Déjeuner du Président avec, entre autres, un expert en droit constitutionnel, Olivier Duhamel. C'est l'expert qui écoute...
A propos d'un référendum, le Président: Les Français ne répondent jamais à la question qu'on leur pose, mais à celles qu'ils se posent, eux.
Sur la Constitution : Je reste tout à fait critique à l'égard de la Constitution de la Ve République. Le texte et les usages aboutissent à des pouvoirs beaucoup trop vastes pour le Président de la République. Imaginez ce que pourrait faire un aventurier avec ces institutions. Je n'ai pas fait le point sur la réforme constitutionnelle. Sans doute faudrait-il plus de pouvoirs pour le Parlement, et moins pour le Président. Mais je m'interroge aussi sur les avantages d'un système présidentiel où le Président perdrait le pouvoir de dissolution. Je suis intervenu dans deux cas au-delà des attributions du Président de la République : pour l'exclusion des œuvres d'art de l'impôt sur les grandes fortunes (Pierre Mauroy aurait pu me le refuser, mais ne l'a pas fait ; c'est une décision que je lui ai amicalement imposée), et pour les grands travaux.
A propos du quinquennat: Il n'a pas d'intérêt évident pour moi. Je le ferais seulement si j'avais l'intention de me représenteret je n'ai pas pris de décision - et si je considérais mon âge comme un obstacle. Si je reprenais le projet Pompidou, je m'obligerais à rester sept ans, jusqu'en 1995 ; or je ne veux pas avoir les mains liées. Dans un régime non présidentiel, le quinquennat est même dangereux; ainsi, il ne permettrait pas l'expérience actuelle. Il réduit la capacité du Président à représenter la Nation. On pourrait imaginer quatre et cinq ans, quatre et six ans, cinq et six ans comme durées respectives de la législature et du mandat présidentiel. Mais la conformité des deux est dangereuse.
Sur la cohabitation : Je ne considère pas que le Premier ministre ait le droit d'user comme il le fait de l'article 49-3. Mais je ne vais pas me battre sur tous les fronts. Pour les Affaires étrangères, j'ai été mêlé à tout. Pour la Défense, si l'on suivait le raisonnement du Premier ministre et du ministre de la Défense, en fait, le Président de la République devrait se contenter d'être leur chef d'état-major ; c'est évidemment stupide ! Je refuse l'évolution du gouvernement Chirac qui tend à instituer entre le Président et le Parlement un troisième pouvoir, celui du gouvernement. Peut-être que l'expérience actuelle pennettra de dessiner un Président de la République qui ne soit ni le monarque absolu de la Ve République ni le Président de la IIIe ou de la IVe. Il faudrait alors aligner les institutions sur les faits.
A propos de l'alternance : La droite est majoritaire dans ce pays. Mais je pense qu'elle ne le sera pas toujours. Le Parti socialiste bâtira ses coalitions. Il y faut du temps. Mais les habitudes de penser commencent à changer. Pompidou avait annoncé la fermeture des églises si j'étais élu, et Valéry Giscard d'Estaing avait prédit que, dans une telle éventualité, les Français devraient aller pratiquer leur culte dans les catacombes !...
Sur les élections de 1988 : Je n'ai pas encore décidé de me représenter. Je veux par-dessus tout garder ma liberté d'esprit. Et je vais vous dire : j'ai deux convictions orgueilleuses (ne les prenez pas pour de la vanité) : je peux faire ce que je veux ; et, si je me représente en l'état actuel des choses, compte tenu des informations dont je dispose, je serai réélu... Bien sûr, ça peut changer...
Mercredi 23 juillet 1986
Avant le Conseil, Jacques Chirac semble fatigué, un peu raide ; il a des tics. Le Président lui dit d'un ton très calme : Trois anciens collaborateurs de Pierre Mauroy sont liquidés ensemble, cela fait beaucoup. C'est de la répression ! Pour M. Cureau, je ne signerai pas. Donnez-lui un département, une vraie situation. D'après la Constitution, c'est moi qui nomme. Certes, je ne peux pas nomnter si je n'ai pas votre contre-seing. Mais vous non plus, vous ne pouvez pas nommer sans mon accord ! Je n'ai d'ailleurs pas fait obstacle à 98 % de vos propositions de nomination.
Jacques Chirac : S'il s'agit de faire une bonne manière à Pierre Mauroy, je suis tout à fait d'accord. Mais, sur le plan de la Constitution...
Le Président l'interrompt tout net : Je connais vos thèses, mais j'ai la possibilité de vous dire non. Je suis le seul à pouvoir interpréter la Constitution.
Jacques Chirac : Tout citoyen peut interpréter la Constitution.
Le Président : Non, pas du tout.
Jacques Chirac : Pour les recteurs, nous sommes d'une grande modération. J'ai dû secouer le ministre qui ne voulait pas les changer, alors que tous les recteurs ont été changés dans les mois qui ont suivi juin 1981.
Le Président : Ce n'est pas exact ! A ce propos, pour un des recteurs évincés, Jacques Vaudiaux, je ne signerai que lorsque j'aurai l'assurance d'un reclassement honorable.
La conversation se poursuit sur les nominations dans les entreprises publiques.
Le Président : On m'a dit que ce monsieur... était trésorier de l'UDF ?
Jacques Chirac : Je ne crois pas. Mais c'est vrai qu'il en était l'un des collecteurs de fonds. Il a d'ailleurs fait un rapport sur l'organisation intérieure de l'UDF qui a fait rire tout le monde.
Le Président : J'ai été l'objet de nombreuses démarches en sa faveur.
Jacques Chirac : Moi aussi, mais elles venaient d'un seul côté et elles étaient particulièrement pressantes.
Le Président cite ensuite Jean-Maxime Lévêque : C'est un homme politique. J'ai une longue liste de ses injures à mon encontre.
François Mitterrand ressert au Premier ministre le même numéro qu'il a fait hier à Renaud Denoix de Saint Marc à propos de son compte au Crédit Lyonnais : Dire que j'y étais depuis 1945 !
Jacques Chirac le devance, trouvant manifestement la chose amusante : Et vous allez vous en retirer ?
Le Président sourit.
Jacques Chirac enchaîne : Si vous saviez les difficultés que j'ai eues pour conserver René Thomas et Alain Gomez ! J'ai vraiment eu du mérite.
Le Président : C'est tout à fait possible. Mais je trouve que votre mérite aurait pu s'étendre à celui qui a le mieux réussi, Loic Le Floch.
Jacques Chirac : Pour Le Floch, j'ai plusieurs idées.
Le Président : Et Pache ? Pourquoi part-il ?
Jacques Chirac : Ce n'est quand même pas Besse...
Le Président : Sachez que je ne signerai la nomination de M. Fourtou que lorsqu'il y aura l'assurance d'un reclassement satisfaisant pour M. Le Floch. Pour Bernard Attali, je ne dirai rien, par pudeur.
Jacques Chirac évoque ensuite l'usage de l'article 49-3.
Le Président : Je ne fais pas obstacle dans ce cas. Mais sachez que je pourrais dire non.
Le Conseil commence. Il adopte le projet de loi sur les privatisations qui se substitue au projet d'ordonnance. Il change les présidents de douze des vingt-cinq plus grandes entreprises nationalisées. C'est sans doute le prix à payer pour avoir dit non à l'ordonnance...
Jean Montpezat est nommé haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie en remplacement de Fernand Wibaux.
Sur toutes ces nominations, le Président se borne à dire que le Premier ministre connaît sa position. Il fait des remarques à propos du nouvel ambassadeur de France au Chili : Dans une telle situation, l'ambassadeur de France est quelqu'un qui, dans le respect normal des relations avec un État, doit savoir garder sa porte toujours ouverte. L'ambassadeur que j'ai trouvé en 1981 faisait bien ce travail.
Jean-Bernard Raimond: Je suis convaincu que celui-ci le fera tout à fait bien. J'y veillerai.
Jacques Chirac : C'est tout à fait cela.
A plusieurs reprises, Chirac reprend la parole après un ministre pour le paraphraser, comme s'il voulait ainsi marquer son autorité.
Le Président évoque la dernière proposition de Ronald Reagan en matière de désarmement: C'est la première fois qu'il me semble apercevoir une démarche prometteuse. Il se tourne vers Jean-Bernard Raimond : Vous me préparez la réponse à M. Reagan. Puis il ajoute aimablement : Nous la verrons, le Premier ministre et moi-même.
La crise est terminée.
Jeudi 24 juillet 1986
Le projet de loi sur les privatisations passe à l'Assemblée moyennant le recours à l'article 49-3.
Au bout d'un mois, de 1834 amendements et de 182 heures de discussion, le Sénat adopte le projet de loi Léotard sur la communication.
Vendredi 25 juillet 1986
A 18 h 30, le Premier ministre appelle le Président. Loïc Le Floch a accepté la présidence de Rhône-Poulenc-Participation.
Le Président : S'il y a accord entre M. Le Floch et M. Madelin, je n'ai plus aucune raison de ne pas signer la nomination de M. Fourtou.
Le Premier ministre a l'air si content que le Président, après avoir raccroché, me dit : Jacques Chirac est comme un gamin quand il obtient enfin quelque chose.
Grand flegme de Jean Deflassieux, débarqué du Lyonnais : Qu'est-ce que tu veux ? C'est la guerre. Dans une guerre, il y a toujours des blessés et des morts.
Jean Peyrelevade est beaucoup plus amer : Je ne veux rien leur devoir. Je me débrouillerai tout seul. Tu sais que mes relations avec le Président ont toujours été couci-couça. Je ne lui avais jamais demandé une audience. Je la demande maintenant.
Tard dans la soirée, le Président me confie : Si je ne suis pas candidat, nos amis s'envoleront comme une volée de moineaux. Il faut donc laisser entendre que je suis candidat ; sinon, mon pouvoir se délite. Je serai candidat si une vague de demandes s'organise autour de moi.
Concernant les ordonnances, je ne saisirai pas le Conseil constitutionnel pour vérifier leur validité. Car ce n'est pas sur ce terrain que je me suis placé. Que le Parti socialiste fasse ce qu'il veut !
C'est le gouvernement le plus réactionnaire de notre Histoire... Dissoudre ? Non. Il faut auparavant regrouper le centre avec la gauche.
Voilà que se dessine déjà ce qui pourrait être le cadre d'un second septennat. Pas d'autre programme ? Je m'inquiète. Il faudra en reparler, et vite.
Lundi 28 juillet 1986
A Vladivostok, Mikhaïl Gorbatchev annonce le retrait de 8 000 soldats soviétiques d'Afghanistan. Qui ira vérifier ? Mais la portée médiatique est indéniable.
A Beyrouth, une voiture piégée explose chez les chrétiens : 35 morts, 140 blessés.
Mardi 29 juillet 1986
La malédiction est également répartie. A Beyrouth, une voiture piégée explose, cette fois chez les musulmans : 22 morts, 160 blessés.
François Mitterrand demande à Jean-Louis Bianco de téléphoner à Maurice Ulrich pour lui dire combien il est peu convenable qu'Alain Juppé, porte-parole officiel du gouvernement, l'ait attaqué hier en usant d'une expression aussi triviale que le Président a tiré avec un fusil à un coup, pour commenter son refus de signer l'ordonnance sur les privatisations. Le Président en est si choqué qu'il a été sur le point de demander à son porte-parole d'attaquer ouvertement les initiatives gouvernementales. Maurice Ulrich répond : Le mois d'août tombe à point pour calmer les esprits.
Mercredi 30 juillet 1986
Avant le Conseil, le Président s'informe auprès du Premier ministre du sort réservé à Gisèle Halimi, ambassadrice à l'UNESCO.
Le Premier ministre : Ne vous inquiétez pas, c'est une très bonne amie à moi.
François Mitterrand : Justement, c'est cela qui m'inquiète !
Jeudi 31 juillet 1986
Le Président résume ses impressions de voyage à Moscou : Ces rencontres confirment mes impressions sur Gorbatchev. Il a une intelligence rapide et souple. Il sait embrasser les problèmes dans leur ensemble et a un sens aigu des réalités, tant en ce qui concerne son pays que le reste du monde. Naturellement, il est mû par de grandes ambitions pour son pays et sans doute pour lui-même. Mais il paraît avoir compris que ces ambitions étaient entravées par l'incapacité qu'a montrée jusqu'ici l'Union soviétique à résoudre ses problèmes économiques. C'est parce qu'il veut une URSS puissante et respectée qu'il s'évertuera à moderniser son pays en utilisant au mieux la marge de manœuvre que peut lui laisser le système dont il est issu. Je pense qu'il saura, tout en défendant avec intransigeance ses intérêts, envisager des compromis dans tel ou tel domaine. Les interlocuteurs de l'URSS devraient se trouver dans des dispositions psychologiques et politiques qui leur permettent, sans se départir de leur vigilance, de saisir ces occasions. Son objectif, pour l'heure, reste de contrecarrer la « guerre des étoiles ». A ce propos, le problème se ramène à l'interprétation à donner au traité sur les ABM de 1972. La distinction que Gorbatchev introduit entre, d'une part, les recherches en laboratoires et la réalisation de prototypes, et, d'autre part, le déploiement des systèmes défensifs proprement dit, n'est pas à écarter d'emblée.
On pourrait ainsi autoriser les unes et interdire l'autre. Les Américains pourraient faire progresser leurs recherches sans violer le Traité.
La Commission des « sages » instituée par la loi d'habilitation pour veiller sur le découpage électoral n'empêche pas les « charcutages » auxquels Charles Pasqua se livre dans sa loi électorale. François Mitterrand demande à Michel Charasse de protester contre le découpage de la Nièvre, de la Gironde, de la Dordogne, des Bouches-du-Rhône.
Vendredi 1er août 1986
François Mitterrand reçoit pour signature la loi sur les privatisations, votée au Parlement à une vitesse record. C'est exactement le texte de l'ordonnance qu'il a refusé de signer le 14 juillet, avec des ajouts à la main et des paragraphes collés. Il refuse de la signer en l'état et réclame une nouvelle frappe.
Samedi 2 août 1986
Au Forum RMC-FR3, exaspéré par les journalistes qui l'interrogent sur ses contacts avec Téhéran avant mars 1986 dans l'affaire des otages, Jacques Chirac explose. Si l'on veut faire de cela une affaire, menace-t-il en substance, je sortirai des dossiers accablants ! Et il cite Greenpeace, les « Irlandais de Vincennes », le Carrefour du Développement.
Il faut être sûr de ses accusations pour lancer de telles menaces. J'attends avec curiosité la suite, grince le Président.
Lundi 4 août 1986
Nous recevons avec retard le projet de déclaration du Quai d'Orsay sur la FINUL. Le fond nous convient parfaitement, mais le retard n'est pas admissible. Maurice Ulrich en convient et s'excuse.
Francis Gutmann : Le Quai d'Orsay a retrouvé ses procédures, mais a perdu son rôle. Bien vu. Jean-Bernard Raimond lui a fait perdre une chance unique.
Pierre Morel, pour quelques semaines encore directeur des Affaires politiques, me dit que il est très frappé de voir des notes sur la FINUL, retournées par Matignon, portant des annotations totalement contradictoires de Jacques Chirac : un jour On reste, le lendemain : Pourquoi ne partons-nous pas tout de suite ?
Mardi 5 août 1986
Étrange requête : Jacques de Larosière vient me proposer d'organiser l'échange de son poste de directeur général du FMI avec celui de Michel Camdessus, actuel gouverneur de la Banque de France. Il doit rentrer à Paris pour raisons personnelles.
La chose est faisable, mais elle n'est pas aisée. Si Larosière démissionne, cela entraînera à Washington une nouvelle élection que Camdessus n'est pas du tout assuré de gagner.
J'apprendrai plus tard qu'il a déjà réglé la question avec Jacques Chirac avant même d'en parler à Camdessus ou à l'Élysée.
Mercredi 6 août 1986
Le secrétaire général du salon de l'Automobile, comme tous les deux ans, invite François Mitterrand à présider son inauguration le vendredi 3 octobre. Il ira. Ne serait-ce que pour éviter que ce soit Jacques Chirac qui le fasse... Lassants et inéluctables enfantillages !
Conseil des ministres expédié. L'ordonnance sur le travail différencié est approuvée.
Jeudi 7 août 1986
Promulgation de la loi sur les privatisations.
Les treize États membres du Forum du Pacifique-Sud demandent la réinscription de la Nouvelle-Calédonie sur la liste de la commission de décolonisation de l'ONU.
Lundi 11 août 1986
François Mitterrand signe une ordonnance sur les contrats de travail à durée déterminée.
L'affaire Larosière-Camdessus tourne mal. Jacques Chirac veut maintenant obtenir le départ du second de la Banque de France pour y nommer le premier, quoi qu'il arrive. François Mitterrand refuse. A qui Chirac a-t-il promis le FMI, une fois Larosière parti ?
Mercredi 13 août 1986
La loi sur l'audiovisuel est définitivement votée par le Parlement. La session extraordinaire ouverte le 1er juillet se termine.
Jeudi 14 août 1986
Le document sur le découpage électoral est adressé à l'Élysée par Charles Pasqua.
Vendredi 15 août 1986
François Mitterrand repart pour Latché. A tous ses visiteurs il sert une critique virulente des gens sans principes qui gouvernent. S'ils continuent comme ça, ils vont me donner envie de me représenter. Juste pour le plaisir de les battre. Mais ça m'ennuierait... Je suis si bien ici !
Dimanche 17 août 1986
A Latché, le Président se livre à une très longue analyse du projet de découpage électoral, département par département, avec Gilles Ménage et Michel Charasse. Il leur interdit formellement de communiquer à quiconque le document dans sa totalité. Il demande d'informer Pierre Mauroy, Laurent Fabius, Louis Mermaz, Lionel Jospin, André Labarrère et Louis Mexandeau de ce qui est prévu pour leur seul département. Le Président : Si je dois signer, c'est que le gouvernement aura fait des concessions importantes. Si je dois refuser, il faut que je puisse m'appuyer sur les cas irréfutables d'injusticesau moins une dizainesoulevés par le Conseil d'État.
Lundi 18 août 1986
En visite dans la Nièvre à La Charité-sur-Loire, François Mitterrand annonce qu'il donnera son avis sur le projet Pasqua quand on connaîtra l'avis du Conseil d'État. A ce moment-là, je dirai ce que j'en pense.
A Helsinki se tiennent les premières consultations officielles israélo-soviétiques depuis 1967.
Édouard Balladur exige maintenant le départ de Daniel Lebègue du Trésor. Il l'obtiendra, à mon grand regret.
Il souhaite également celui de Robert Lion de la Caisse des Dépôts. Celui-ci réussit à convaincre tout le monde qu'il est juridiquement inamovible — ce qui est faux.
Nouvelles avances de Gorbatchev à Reagan : il annonce que le moratoire sur les essais nucléaires observé par l'URSS depuis un an est prorogé jusqu'au 1er janvier 1987. Il propose à Ronald Reagan de signer dès cette année un accord sur la cessation totale des essais.
Immédiatement, Washington rejette cet appel qu'il qualifie de geste de propagande. Pourtant, des rencontres entre experts soviétiques et américains s'esquissent en vue de préparer un sommet avant la fin de l'année.
Le Président rejette la demande de Jacques Chirac de nommer André Santini, qui n'est que secrétaire d'État aux Anciens Combattants, ministre à part entière : Il n'en est pas question, il a attaqué de façon indigne Raymond Courrière, son prédécesseur, qui est un homme intègre. Chirac n'insiste pas.
Mardi 19 août 1986
Les Italiens me font savoir que la première réunion préparatoire au Sommet de Venise aura lieu les 11 et 12 octobre prochains à Taormina, en Sicile. Renato Ruggiero en est toujours le sherpa. Bonne nouvelle.
Petit remaniement « technique » demandé par Jacques Chirac : Camille Cabana, ministre délégué aux Privatisations, devient ministre délégué chargé de la Réforme administrative. Édouard Balladur a dorénavant le champ libre aux Finances. Yves Galland devient secrétaire d'État chargé des Collectivités locales ; Gérard Longuet, secrétaire d'État aux PetT, devient ministre délégué ; Jacques Boyon, ministre délégué chargé des Affaires européennes.
François Mitterrand signe tout cela distraitement.
Bouffonnerie ! A peine Jean-Louis Bianco a-t-il fait l'annonce de ce remaniement, coup de téléphone de Maurice Ulrich, fort ennuyé : Yves Galland devait lui aussi être nommé ministre délégué ! Or, sur la liste communiquée au Président, signée par Jacques Chirac et lue à la presse, il n'est que secrétaire d'État. Le Président est d'accord pour apporter une correction, mais il est exclu que la Présidence assume cette erreur, comme Matignon le demande.
A 21 heures, le Président dîne dans le parc en compagnie de quelques proches. Il annonce qu'il n'exclut pas de ne pas signer l'ordonnance électorale, si elle est trop injuste : Si je ne signe pas, il y aura une tempête. Mais je pense que le calme reviendrait. Ils seraient obligés d'en faire un peu plus que la première fois, avec la privatisation, mais ils n'ont pas vraiment le choix. Je peux trouver un autre gouvernement dans cette majorité. Il y aura toujours des candidats. Au surplus, les quarante ministres ne se retrouveraient même pas députés. Et à supposer que je ne trouve pas de gouvernement dans la majorité, je pourrais former un autre gouvernement. Par exemple avec le président du Conseil constitutionnel. Bien que j'aime mieux le garder au Conseil ! Ils feront naturellement tomber le premier gouvernement, puis le deuxième... Mais, aux yeux de l'opinion publique, ils seraient responsables du désordre. Jacques Chirac ne serait plus rien.
Plaisante-t-il ? Dans l'expectative, chacun opine. Les plus prudents baissent le nez dans leur assiette.
Sur Valéry Giscard d'Estaing, que l'un de nous estime affaibli, le Président rétorque : La seule question, c'est de savoir s'il a encore la capacité de nuire.
Mercredi 20 août 1986
Avant le Conseil, le Président voit longuement le Premier ministre en tête à tête à propos du projet d'ordonnance sur le découpage électoral. Michel Charasse a expliqué à François Mitterrand qu'avec ce texte la gauche serait privée d'une soixantaine de sièges.
Le Premier ministre : Nous ne demandons qu'à nous entendre avec vous. Nous ne voulons pas de bénéfices supplémentaires par rapport à ceux que nous aurons naturellement, en particulier grâce à la disparition du Front national.
Le Président : Mais nous sommes très loin du compte ! Pourquoi avez-vous découpé les circonscriptions traditionnelles du PS ? Pourquoi êtes-vous revenus sur le découpage ancien, accepté depuis 1958, sans justification démographiquc ? [Le Président cite l'Allier, le Gers, Lille, Marseille, la Région parisienne.] Ce ne sont que quelques exemples. Pourquoi voulez-vous que le PS ne retrouve pas son dû, qui est de l'ordre de ce que la proportionnelle lui a donné, soit 216 députés, et repasse à 170 ou moins ? Pourquoi voulez-vous que le PC disparaisse ? Vous allez l'inciter à rechercher l'illégalité !
Le Premier ministre : Je désire vivement un accord. Lille et d'autres cas, cela peut s'arranger. Mais si vous voulez que ce soit l'Assemblée nationale qui tranche, je ne pourrai plus rien garantir. Je suis d'ailleurs disposé à me conformer à l'avis du Conseil d'État. D'ailleurs, nous nous sommes généralement conformés à l'avis de la Commission. Vous ne pouvez pas être contre l'avis de la Commission.
Le Président: Mais si ! La Commission a un raisonnement purement démographique. La géographie, cela existe aussi.
Le Premier ministre : Je partage assez votre sentiment.
Le Président : En plus, dans bien des cas, vous n'avez pas tenu compte de l'avis de la Commission. Entendons-nous bien : je ne veux pas être associé à l'élaboration de ce projet. Mais mes observations pourraient être transmises par M. Charasse. A condition que ce ne soit en aucun cas une négociation et que cela reste secret. M. Charasse communiquera à M. Pasqua mes observations la semaine prochaine, après que l'avis de la Commission des sages aura été publié.
Peu après, le Président me confiera : Il est peu probable que le gouvernement aille assez loin dans ses modifications pour que je puisse signer. Je tiens aussi à me faire le défenseur du PC quand c'est juste.
Les deux hommes parlent aussi de la FINUL. Le Président explique que la France doit rester au Liban, mais qu'il faut adapter la mission aux moyens.
Le Conseil commence. Il est très court. Une discussion a lieu à propos de la FINUL. Coincée entre les renforts syriens, Amal et le Hezbollah, les soldats de l'ONU sont impuissants à arrêter les tueries.
André Giraud : Ce qui se passe est très grave et très préoccupant. Il faut que la FINUL se retire.
Le Président : Nous en avons déjà parlé tous deux. J'en ai parlé aussi au Premier ministre. Je vous ai dit qu'il n'était pas question que la France se retire ainsi de la FINUL. Mais il faut demander à l'ONU de revoir la mission et le commandement.
Le Premier ministre : Il n'est pas question pour la France de prendre une initiative unilatérale... La FINUL ne remplit pas sa mission. Nous allons donc saisir l'ONU : ou on applique la mission telle qu'elle est, et il faut revoir le commandement, la qualité et la quantité des moyens, ou bien on modifie la mission.
Le Président : Vous venez d'exprimer très exactement le contenu de notre conversation de tout à l'heure. Pour l'instant, nous devons appliquer l'accord. Notre présence demeure nécessaire, mais à certaines conditions qui sont celles que vous avez rappelées. Nous en reparlerons dans la journée.
Un télégramme d'instructions en ce sens sera envoyé à notre représentant à l'ONU par Jean-Bernard Raimond.
Vendredi 22 août 1986
Pour marquer sa préoccupation, le gouvernement souhaite envoyer un porte-avions au large de Beyrouth. Le Président est consulté.
Je reçois Iouri Vorontsov, ancien ambassadeur d'URSS à Paris, devenu premier vice-ministre des Affaires étrangères. C'est le plus moderne des diplomates soviétiques. Au cours des discussions entre François Mitterrand et Mikhaïl Gorbatchev avait émergé l'idée de créer un organisme approprié destiné à préparer une conférence internationale sur le Moyen-Orient, organisme auquel participeraient, entre autres, les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité. Cette idée, dit-il, intéresse de nombreuses personnalités dans beaucoup de pays de la région. Pour cette raison, les autorités soviétiques l'ont chargé d'une tournée dans plusieurs capitales du Proche-Orient afin de recueillir sur place avis et réactions.
Samedi 23 août 1986
Un ami commun me raconte le déjeuner auquel il a assisté chez Henri Emmanuelli, dans les Landes. François Mitterrand y faisait, sous l'œil navré des convives, son numéro habituel sur la retraite qu'il n'allait pas tarder à prendre à Latché, sous ses pins. Philippe Labeyrie, sénateur-maire de Mont-de-Marsan, a alors explosé : Qu'est-ce que vous nous racontez là, monsieur le Président ? Vous voulez jouer au Pinay sous les pins, maintenant? Fou rire général, et stupeur muette de François Mitterrand.
Lundi 25 août 1986
Une dépêche de l'AFP en provenance de Bonn fait état de déclarations du porte-parole allemand selon lesquelles le voyage de François Mitterrand en Allemagne, demain, a été organisé à sa demande ! Le Président me demande d'appeler le Chancelier Kohl. Il envisage d'annuler ce voyage. Je joins Horst Teltschik. Celui-ci m'explique que M. Oost, porte-parole de la Chancellerie, a simplement déclaré que le choix de Heidelberg comme lieu de la rencontre revenait au Président. Beaucoup de bruit pour rien !
Conformément aux conseils de prudence du Président, le gouvernement décide de ne pas envoyer pour l'instant de porte-avions devant Beyrouth. Mais, comme l'état d'alerte a déjà été ordonné, le navire fera une petite sortie en Méditerranée...
Les prélèvements obligatoires pourraient baisser cette année de 0,7 %. Mais ce chiffre est encore fragile. S'il se confirmait en fin d'année, l'objectif fixé pour 1985 (baisse d'un point) aurait donc été atteint en deux ans, grâce à l'effort de maîtrise amorcé en 1983 ! Mais, en 1987, les prélèvements obligatoires ne devraient pas diminuer. Le Budget va être présenté en baisse, mais sera fictif.
Mardi 26 août 1986
Nous sommes à Heidelberg. La conversation entre le Chancelier Kohl et le Président commence de façon plutôt inattendue :
Le Chancelier : Il y a quelque chose qui me tient beaucoup à cœur, c'est le sort de Rudolf Hess. Il a quatre-vingt-douze ans et est très malade. Sa femme a quatre-vingt-cinq ans. J'aimerais pouvoir faire quelque chose. Hess était quelqu'un de tout à fait particulier. J'ai l'impression que les Russes n'accepteront jamais sa libération.
Le Président : Pour Hess, je suis d'accord avec vous. C'est un châtiment un peu inhumain.
Le Chancelier : Dans cette affaire, j'ai l'impression que Churchill s'en est servi, qu'il a été un jouet entre ses mains. Certes, il était nazi...
Le Président : Ah oui, vous avez cette impression ? Moi aussi, un peu. Vous pensez alors que la prolongation décidée par Mme Thatcher [le statut de la prison de Spandau a été prorogé de trente ans en 1985] serait intervenue pour couvrir Churchill ?
Le Chancelier : Oui, oui, c'est bien cela.
Le Président : Mais les Russes n'accepteront jamais que Hess soit libéré. Ce qui vient confirmer votre thèse, c'est que cet homme a pris tous les risques des deux côtés. Sa tentative est tout à fait étonnante... [François Mitterrand rassemble ses souvenirs.] Vous savez, j'ai vu Hess. J'ai assisté à une séance du procès de Nuremberg. C'était grotesque de voir, devant les juges déguisés comme au spectacle, ces accusés dont les noms avaient rempli d'horreur l'univers. Des gens terribles, certes, mais certains l'étaient peut-être moins. Et, au milieu de tous, Hess paraissait tout à fait étranger. Lors des interruptions de séance, ils discutaient entre eux. Hess ne fréquentait pas les autres et restait tout seul dans un coin.
Puis la conversation roule sur Göring :
Le Président : Ce n'était pas un idéologue, c'était un aventurier.
Le Chaneelier : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Mais Göring incarne l'absurdité des thèses antisémites. Il avait un demi-frère et une demi-sœur qui étaient des demi-juifs. La mère de Gôring s'était remariée avec un Juif. C'était une famille très riche. Göring a toujours protégé son demi-frère et sa demi-sœur. Il était complètement drogué aux analgésiques.
Le début de la promenade sur le Neckar est totalement surréaliste. Un petit bateau avait été retenu, mais son propriétaire ignorait pour qui, et sa stupeur est grande quand il voit arriver le Chancelier et le Président. Il n'y a que dix places, les tables sont en formica jaune. Échanges :
- Ah, François, nous allons boire du vin !
- Ah non, votre vin sucré est trop mauvais !
- Mais non, pas du blanc, du rouge ! Il faut boire !
Le Chancelier fait servir du vin rouge et vide son verre, puis celui du Président.
La conversation s'engage sur l'apprentissage des langues étrangères.
Le Chancelier : Moi, je suis pour le français, mais je vois mon cas : si je ne les y avais pas obligés, mes enfants auraient appris l'anglais, c'est tellement plus facile que le français ! Aucune motivation ne les pousse à apprendre le français et si leur mère n'y avait pas veillé... Et puis, il y a un problème par rapport aux Länder : ce sont eux qui décident...
Il a déjà évoqué les Länder lorsque le Président, tout à l'heure, lui a parlé de la monnaie européenne en soulignant toute son importance :
Le Chancelier : Allez-y, je suis prêt à me faire violer par l'Europe !... Pour la monnaie, nous sommes sur la ligne de départ ; nous partirons, mais j'ai des problèmes... La monnaie, c'est comme les jours de la semaine ; le dimanche, on fait de grands discours, mais le reste de la semaine, on se débrouille comme on peut avec une réalité qui est un peu rugueuse...
A un moment donné, violente sortie de Helmut Kohl contre Jacques Delors : Il est colérique comme ça n'est pas croyable ! Si j'étais vous, je lui conseillerais d'utiliser dix pour cent de sa colère à fouetter sa technocratie.
Le Président : Ah, si vous saviez ce que c'est que les anciens ministres des Finances !
Éclats de rire.
Le Chancelier : Je ne dis pas qu'il n'est pas intelligent. Il est intelligent et très européen.
Le Président, songeant au renouvellement du mandat de Jacques Delors, se tourne vers Élisabeth Guigou : Le mandat de Jacques Delors arrive bien à échéance en décembre ?
Élisabeth Guigou : Oui.
Le Président : Si Jacques Delors n'était pas reconduit à la tête de la Commission européenne, ce serait une véritable révolution en Europe !
Le Chancelier : Oui, oui, il n'y a pas de problème, en tout cas pour l'instant. Mais Delors n'est pas facile.
Le Président: Ah oui, c'est comme certain Allemand du Nord [allusion à Helmut Schmidt] ! C'est vrai, Jacques Delors n'est pas facile, je l'ai eu comme ministre des Finances et j'en sais quelque chose !
Le Chancelier donne son accord au renouvellement de Delors : Mais, François, ayez bien conscience que la RFA n'aura jamais un chef d'État plus favorable à la Commission que moi. Jacques Delors est invivable. Au mois de mai, il a donné une interview au Stern, vous vous rendez compte ?
Le Président : Ce n'est pas malin.
Le Chancelier : Une interview anti-allemande, des propos de fou ! Il a évoqué le fédéralisme en RFA, comme si sa mission était de donner des leçons à tout le monde !
Le Président : Oui, c'est étonnant.
Le Chancelier : Delors est plus teuton que français !
Le Président : Vous savez, Helmut, il ne faut pas s'en faire, la politique est faite par des hommes qui sont souvent très vaniteux...
François Mitterrand est mécontent car le Chancelier, évoquant sa prochaine visite à Paris, prévue pour le 9 septembre, lui a dit : Cette fois, je ne vous verrai pas. Amer, le Président me fait remarquer : Une seule fois, un chef de gouvernement est venu à Paris sans me saluer: c'était le Premier ministre tunisien, M. M'zali. Cela ne lui a pas porté chance...
En effet, il a été révoqué peu après par Bourguiba.
Le directeur de cabinet de Jean-Bernard Raimond m'informe que le général Walters, envoyé en mission en Europe par Ronald Reagan, sera à Paris mardi prochain, 2 septembre. Il serait chargé, semble-t-il, d'évoquer de nouveaux projets d'action des États-Unis contre la Libye et de nous inciter à passer au Tchad, en concertation avec eux, à une stratégie plus offensive. Le jour où le général Walters se trouvera à Paris, le Premier ministre sera en Nouvelle-Calédonie, et Jean-Bernard Raimond en Arabie. Le Président sera donc seul pour redire aux Américains notre refus de nous mêler de cela.
Mercredi 27 août 1986
Avant le Conseil, Jacques Chirac s'adresse à Jean-Louis Bianco et à moi : Il faudrait que l'on se coordonne. Le Président Gemayel devait venir en France me voir. Il a renoncé parce qu'il a appris que M. Hussein Husseini, président de l'Assemblée nationale libanaise, venait voir le Président à la même date. Il n'est pas question de responsabilités, mais...
Jean-Louis Bianco fait très poliment remarquer que si le Président de la République avait été informé que Béchir Gemayel était invité en France à la même date par le Premier ministre, il aurait sûrement évité un pareil incident.
Au Conseil des ministres, le Président ne dit rien. Il a un aparté avec Édouard Balladur, lequel rit beaucoup.
A l'issue du Conseil, le Président me confie : Je les trouve mélancoliques, même le Premier ministre ! Je suis agacé de ses mesquineries.
Jeudi 28 août 1986
Vu Pierre Verbrugghe. La Cour des comptes lui ira bien. Pour un temps.
Vendredi 29 août 1986
Repas en tête à tête avec Jean-Bernard Raimond au Quai d'Orsay, sur son initiative. Très mauvais déjeuner. Rien sur rien.
Les socialistes se réveillent : Lionel Jospin proteste publiquement contre le découpage électoral.
A Nouméa, Jacques Chirac prêche la conciliation entre les communautés calédoniennes.
Dimanche 31 août 1986
Jacques Chirac est à Wallis-et-Futuna.
Lundi 1er septembre 1986
Grosses sorties de devises. Très rare, un lundi. Mauvais signe !
Ronald Reagan communique maintenant à Jacques Chirac le double des lettres qu'il envoie à François Mitterrand.
Début de la première privatisation (partielle) : celle d'Elf.
Déjeuner avec Michel Camdessus à la Banque de France. Il s'inquiète : il est menacé. Jacques de Larosière entend reprendre le siège de gouverneur, même si la direction du Fonds monétaire international échappe à la France. Étrange sens de la propriété.
Communiqué du CSPPA (Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient) à l'AFP, annonçant la reprise des attentats liés au sort d'Anis Naccache, Georges Ibrahim Abdallah et Garbidjian. Le CSPPA, qui a revendiqué sept attentats à Paris de décembre à mars, menace d'agir à nouveau si la France ne libère pas les trois terroristes.
Le Président demande que Jean-Louis Bianco réagisse à des propos tenus par André Giraud à l'université d'été du RPR, annonçant quasiment la reconquête prochaine du nord du Tchad : On peut les imputer à la chaleur des universités d'été, mais enfin...
Ces propos sont d'autant plus choquants que la position du Président est bien connue : si Hissène Habré décide d'attaquer au nord, il sait qu'il n'engagera pas la France. Le soutien français ne lui est garanti que si l'aviation libyenne l'attaque. Maurice Ulrich paraît sincèrement mécontent. Si ce qu'on rapporte est exact, il promet d'obtenir un démenti de Giraud lui-même.
On apprend par Jean-Bernard Raimond que Thierry de Beaucé est menacé de perdre la direction des Affaires culturelles au Quai d'Orsay : il paraît qu'il serait un mauvais gestionnaire.
Le Président fait prévenir Jacques Chaban-Delmas — dont Thierry de Beaucé a été le proche collaborateur — par Jean-Louis Bianco.
Jacques Chaban-Delmas : Je vous remercie infiniment. Je vais agir. Vous remercierez le Président. Nous convenons que vous ne m'avez pas téléphoné.
François Mitterrand n'a toujours pas décidé s'il signera l'ordonnance électorale. Il attend l'avis du Conseil d'Etat sur le découpage.
Au huitième Sommet des non-alignés, réuni à Harare, Robert Mugabe, Premier ministre zimbabwéen, succède à Rajiv Gandhi, Premier ministre indien, comme président du mouvement pour trois ans.
Mardi 2 septembre 1986
Le Président reçoit Renaud Denoix de Saint Marc pour le Conseil de demain. Il lui parle de Jacques Douffiagues, ministre délégué aux Transports, qui a tenu des propos insultants à son égard et déclaré que le Conseil des ministres ne servait à rien, puisque les décisions étaient prises ailleurs : M. Douffiagues porte surtout tort au gouvernement de la France. Le gouvernement a, certes, la possibilité de boycotter le Président. Mais le dire comme cela, ce n'est pas à son honneur. Selon la règle en vigueur jusqu'en 1986, seuls les ministres — et non les ministres délégués — assistaient au Conseil. J'envisage de revenir à cette règle. Je serai très heureux de faciliter la tâche à M. Douffiagues en lui évitant de s'ennuyer le mercredi et en ne le convoquant pas, sauf si le Conseil traite d'affaires relevant de sa compétence.
Sur les otages, je ne sais rien. Mais peut-être le Président est-il tenu au courant directement par le Premier ministre ?
Le général Walters est à Paris. Il vient simplement poursuivre ses consultations sur le problème général du terrorisme. Il est satisfait des nombreuses mesures de rétorsion que la France a prises envers la Libye au cours des derniers mois. Il nous prévient que si le colonel Kadhafi recommençait à fomenter des attentats terroristes, les Etats-Unis n'hésiteraient pas à frapper de nouveau militairement.
Walters insiste sur la volonté américaine de ne pas remplacer la France au Tchad. Il faut que le Président tchadien sache clairement que, s'il persiste à vouloir affronter les Libyens au nord, il n'obtiendra l'aide ni de la France ni des États-Unis.
L'ambassadeur revient sur le terrorisme libyen. Celui-ci pourrait, à l'avenir, emprunter de nouveaux réseaux, par exemple les compagnies aériennes et les banques. Washington souhaite vivement le remplacement du colonel Kadhafi par une personnalité plus raisonnable. Du point de vue américain, le commandant Jalloud n'est pas, autant qu'on le dit, l'homme des Soviétiques.
Après avoir déploré que le Congrès américain ait réduit de moitié le financement de la FINUL par les États-Unis, et affirmé qu'il espérait que cette mesure serait rapportée, Vernon Walters se déclare favorable à la résolution 425, mais appliquée « en souplesse », pour ménager la position israélienne. Un débat au Conseil de Sécurité sur une modification du mandat de la FINUL ouvrirait, dit-il, la boîte de Pandore. Même si sa mission n'est pas entièrement remplie, la FINUL continue à jouer un rôle utile. Il faut donc améliorer son fonctionnement sans changer son mandat.
Dans une cassette vidéo transmise à Paris par ses ravisseurs, Jean-Paul Kaufmann exprime son total désespoir. Le Djihad réclame le retour à Paris des deux opposants irakiens. Il semble toutefois que, quoique libres, ceux-ci « ne le souhaitent pas ». Mais qui peut croire à la sincérité de leurs allégations ?
Toujours est-il que la situation se tend. Des attentats auront lieu. Les menaces du CSPPA sont à prendre au sérieux.
Mercredi 3 septembre 1986
Avant le Conseil, Jacques Chirac fait un long exposé, devant Jean-Louis Bianco, Michèle Gendreau-Massaloux et moi-même, sur la situation à Wallis-et-Futuna, indigne de la France : pas de routes, des dispensaires dans un état épouvantable, les femmes accouchant par terre. Réquisitoire un peu surréaliste.
Dans le bureau du Président, le Premier ministre, fort ennuyé, soutient que Jacques Douffiagues n'a pas tenu les propos qui lui ont été prêtés par la presse.
Au Conseil, Jacques Chirac : En Nouvelle-Calédonie, les extrémistes se sont calmés. On assiste à une certaine évolution vers davantage de tolérance et de compréhension mutuelles.
François Mitterrand évoque les présidents des entreprises nationalisées qui sont remplacés aujourd'hui. Ces présidents ont fait preuve de compétence et leurs résultats sont tout à fait corrects. Mais le gouvernement reste maître de ce choix.
A la sortie, compte rendu inexact d'Alain Juppé, qui indique : M. Mitterrand a simplement remarqué que ces nominations ne devaient pas être interprétées comme un désaveu. La situation, de ce point de vue, est donc tout à fait correcte. A la suite de cette « erreur » qui ne peut être involontaire, le Président décide de rendre public un communiqué. Ces gens seront incorrects jusque dans le plus petit détail, me dit-il.
Jeudi 4 septembre 1986
A 18 h 30, une dizaine de pains de plastic sont découverts au fond d'un sac jaune Gibert Jeune dans une voiture de seconde classe du RER, gare de Lyon, à l'heure de pointe. Par miracle, le détonateur n'a pas fonctionné. Le ministère de l'Intérieur appelle chaque citoyen à prévenir sans délai les autorités de police de tout incident, événement ou comportement anormal dont il pourrait être le témoin.
Le Président nous dit : Nous sommes en guerre. Il faut être sans faiblesse, mais ne rien retrancher de la démocratie.
Vendredi 5 septembre 1986
Les mesures de sécurité sont renforcées dans la capitale et des consignes de vigilance données à la population.
Détournement d'un Boeing de la Panam à Karachi : vingt et un otages tués, une centaine de blessés. Les quatre pirates de l'air ont été arrêtés. L'armée pakistanaise a donné l'assaut.
Jack Lang écrit au Président pour lui suggérer de déjeuner avec le chanteur nigérian Fela, qui sera le 9 septembre prochain à Paris et donnera plusieurs concerts en France. Le Président refuse. Par ailleurs, Lang suggère que le Président inaugure la Foire internationale de l'Art contemporain ; le Président refuse aussi.
Samedi 6 septembre 1986
Laurent Fabius dénonce le chiracutage électoral. Jean Lecanuet proteste aussi.
Alain Juppé ne supporte plus la tutelle d'Édouard Balladur. Il le montre, le laisse dire. Les deux hommes se ressemblent peut-être trop pour ne pas se détester.
Lundi 8 septembre 1986
Explosion d'une bombe au bureau de poste de l'Hôtel de Ville : un mort, 18 blessés. François Mitterrand et Jacques Chirac se téléphonent.
Mardi 9 septembre 1986
François Mitterrand demande au Parti socialiste d'être solidaire du gouvernement sur le terrorisme.
La loi sur les étrangers est déclarée conforme à la Constitution et promulguée.
Contrairement à ce qu'il avait initialement projeté, Helmut Kohl décide de venir à l'Élysée avant de se rendre à Matignon.
François Mitterrand : Je me réjouis de vos contacts avec le Premier ministre. Je ne regarde pas les problèmes par le petit bout de la lorgnette. Sur les problèmes de terrorisme, je suis très favorable à la coordination des polices.
Helmut Kohl : Chez nous, les terroristes se recrutent dans les classes aisées que la police a le plus grand mal à infiltrer. La culpabilité de l'époque nazie est évacuée de la conscience collective. Les jeunes veulent savoir, mais refusent l'idée que leurs parents et grands-parents étaient des criminels.
Un peu plus tard, Bujon explique aux journalistes que la rencontre entre Helmut Kohl et François Mitterrand était purement protocolaire. Le Président, informé par une dépêche d'agence, téléphone à Jacques Chirac : Vos collaborateurs font des coups très mesquins. Chirac s'excuse. Il n'y est certainement pour rien,
Mercredi 10 septembre 1986
François Mitterrand demande à Jacques Chirac de reporter l'examen des ordonnances électorales. Il n'a pas eu le temps de les étudier. Refus.
Le Président : Chirac aurait tort de confondre ma courtoisie avec de la faiblesse.
François Mitterrand refuse à nouveau de signer des remises de peine en faveur de Georges Ibrahim Abdallah et des auteurs de l'attentat contre Chapour Bakhtiar (Anis Naccache et Garbedjian, condamnés à la réclusion à perpétuité). Me Georges Kiejman se porte partie civile contre Abdallah au nom du gouvernement américain et de la famille d'une des victimes des FARL.
Jeudi 11 septembre 1986
Au cours d'une conversation avec François Mitterrand, je résume pour lui mes idées sur les valeurs du temps : Les Français changent à la fois peu et très vite d'état d'esprit, et il n'est évidemment pas de méthode scientifique pour les comprendre. A partir des succès littéraires, cinématographiques et publicitaires, on peut néanmoins discerner les grandes tendances de leurs modes, de leurs idéaux, de leurs modèles d'aujourd'hui.
Dans les années 70 et jusqu'à une période récente, les films, les livres tournaient autour des concepts de jeunesse, d'enthousiasme, de renouveau, d'utopie, de révolte, de sexe, de passion, d'éphémère, de science.
Aujourd'hui, le public du cinéma fait un succès à des films très classiques (Out of Africa, Amadeus, Jean de Florette, Trois Hommes et un couffin). La littérature remet à la mode Giono, Dumas et Proust. Les nouveaux romans portent sur les racines, les traditions, la famille, la nostalgie. Les campagnes publicitaires jouent sur le sérieux et le raffinement, et non plus sur le sexe ou l'humour. D'une certaine façon, on est passé de Courrèges à Chanel, de Johnny Hallyday à Michel Jonasz, de Glucksmann à Dumézil. Au total, la modernité n'est plus considérée comme table rase, mais comme continuité dans un souci d'excellence. Tout cela s'explique assez bien dans la phase actuelle de crise économique : chacun a compris que la survie passe par la qualité.
Je retiendrai les mots suivants comme porteurs de valeurs d'avenir : Élégance, Raffinement, Tradition, Respect des autres et de soi-même, Famille, Effort, Rigueur, Durée, Ancien, Réussite, Sérieux.
Naturellement, toutes ces valeurs peuvent être considérées comme de droite. Mais elles ne le sont que parce que la droite se les attribue. La gauche n'est « nouveau riche » que dans le regard de la droite ou dans son propre complexe. L'excellence, la rigueur, le raffinement peuvent être de gauche, surtout s'ils s'inscrivent dans le respect des autres et le souci du travail bienfait.
Si le combat de la gauche contre la droite reste celui du mouvement contre le conservatisme, de la générosité contre l'individualisme, de l'égalité des chances contre le droit des vainqueurs, il faut lui donner une expression nouvelle dans ce contexte nouveau.
Jean-Bernard Raimond demande à Matignon d'inscrire à l'ordre du jour du Conseil de lundi prochain un mouvement diplomatique :
Charles Malo, remplacé à Pékin par Michel Combal, serait nommé à Lisbonne à la demande du Président, dit-il. (François Mitterrand : J'ai demandé qu'il soit nommé quelque part ! Pas à Lisbonne !)
Georges Égal, nommé à Lisbonne en janvier de cette année, se verrait proposer dans les mois qui viennent quelque chose comme la représentation française auprès de la FAO. (François Mitterrand : Égal doit être nommé à un poste réel, et maintenant. Me faire des propositions.)
Jacques Lecompt, nommé président de la commission interministérielle pour la Coopération entre la France et la RFA en mars 1985, serait nommé ambassadeur à Bruxelles.
Jean Audibert, nommé à ce poste en mars de cette année, se verrait proposer quelque chose comme la présidence d'une société dans le domaine de la Coopération.
Thierry de Beaucé, malgré l'intervention de Chaban, serait remplacé à la tête de la direction générale des Relations culturelles par Jean-Pierre Angremy, actuel consul général à Florence et nommé inspecteur général de la Culture. (François Mitterrand : Cela ne m'a pas été proposé. Je fais toutes réserves.)
Déjeuner avec le Président. Sur le terrorisme : Les Français doivent s'y habituer. Seule la fermeté paiera, mais ce sera long.
Le général Jaruzelski annonce la libération de tous les prisonniers politiques : plus de 13 000 détenus bénéficient de cette amnistie.
Vendredi 12 septembre 1986
Brusque crise à Wall Street. Chute de 4,6 % des valeurs. Les investisseurs japonais s'affolent devant les mauvais résultats de l'économie américaine. C'est le révélateur d'une double prise de conscience du marché financier mondial. Il est impossible de financer les déficits américains sans une hausse sensible des taux d'intérêt afin d'attirer les capitaux vers le dollar. Le marché s'attend donc au déclenchement d'un processus cumulatif de récession et d'inflation pour financer les déficits. On augmente les taux d'intérêt, ce qui réduira la demande et les investissements, aggravera les déficits, donc relancera l'inflation et exacerbera les tensions protectionnistes.
L'important n'est pas de savoir si ce diagnostic est exact, mais de constater qu'il est partagé par un grand nombre de chefs d'entreprise américains et européens. Cela suffit pour penser qu'une année difficile se prépare.
La baisse se répercute sur les autres places financières. Paris chute de 3 %.
Attentat à la cafétéria du magasin Casino à la Défense. Un homme fait semblant de tacher sa chemise, se lève pour aller aux toilettes et abandonne sous une banquette une boîte en fer : il est 12 h 30, l'heure du déjeuner. Quarante et un blessés.
Jacques Chirac doit parler devant l'Institut des hautes études de défense nationale. Le texte de son intervention est envoyé à la dernière minute à l'Élysée. Y est annoncée la construction du missile mobile SX et envisagée l'utilisation des Pluton en riposte graduée. Chirac parle de lancer sans délai une nouvelle composante terrestre capable d'échapper à une première frappe adverse, ainsi qu'un déploiement aléatoire des missiles mobiles. François Mitterrand sursaute, appelle Jacques Chirac. Finalement, celui-ci évoquera un déploiement aléatoire des systèmes majeurs. Pas question de parler de missiles mobiles. Le Président n'en veut pas. Là-dessus, Chirac n'est que le porte-parole de Giraud, lui-même expression du CEA.
Le Président, à propos du terrorisme : Faut-il annuler mon voyage en Indonésie ? Non.
Samedi 13 septembre 1986
Jacques Chirac est à Alger. Il demande aux Algériens de transmettre un message aux commanditaires d'attentats : ceux-ci doivent mettre fin à la violence s'ils veulent que la France libère Georges Ibrahim Abdallah.
Un super-pétrolier français, le Brissac, en transit dans le Golfe, est atteint par deux missiles, très probablement tirés par l'aviation iranienne. Aucune victime et peu de dégâts matériels, les deux missiles n'ayant pas explosé.
Dimanche 14 septembre 1986
Le Brissac est mouillé au large de Dubaï et une équipe du génie de l'air est en route pour procéder à la neutralisation des engins. La marine a fait rallier l'avion-escorteur Commandant Bory pour soutenir cette équipe de neutralisation. L'entrée dans le Golfe du porte-conteneurs Ville de Bordeaux, prévue pour le 15 au matin, est retardée.
Deux gardiens de la paix repèrent une bombe au rez-de-chaussée du Pub Renault, aux Champs-Élysées, où l'on fête la sortie de la nouvelle Super-5. Ils la transportent au sous-sol afin de la désamorcer. Elle explose. Ils sont tués net. Est-ce la réponse au voyage de Jacques Chirac à Alger ?
Jacques Chirac réunit le Conseil de sécurité intérieure à Matignon, puis téléphone au Président pour lui annoncer les décisions prises, avant de se rendre au Grand Jury RTL-Le Monde. Il y exclut toute mesure de clémence envers les terroristes emprisonnés et annonce un renforcement du dispositif policier sur le territoire et aux frontières.
Lundi 15 septembre 1986
Avant le Conseil, avancé en raison du départ du Président pour l'Indonésie, Jacques Chirac, très nerveux, se montre extraordinairement agressif à propos de Thierry de Beaucé, pour lequel François Mitterrand est encore intervenu.
Au Conseil, à propos du projet de budget pour 1987, Édouard Balladur déclare : Compte tenu des indiscrétions parues dans la presse, j'ai dû moi-même donner des informations à la télévision, et je m'en excuse.
Le Président : Vous ne pouviez y échapper en la circonstance.
Édouard Balladur en profite pour critiquer les budgets de l'ancienne majorité. Le projet pour 1987 est adopté : 1,8 % de progression des dépenses, 128,6 milliards de déficit.
Jacques Chirac propose la nomination de Michel Baroin au Comité du Bicentenaire de la Révolution française.
Le Président : Vous avez bien voulu m'en parler et j'ai approuvé ce choix. Je pense que des précautions ont été prises à l'égard du recteur Mallet, qu'il remplacera ? [Le Président regarde Chirac qui, il le sait, n'a rien fait.] D'ailleurs, Michel Baroin, en dehors de son dynamisme et de ses mérites, a un mérite supplémentaire : il est du Morvan.
Le Premier ministre : Et puis, il a une maison en Corrèze, il y va souvent.
Le Président : C'est un homme extraordinairement éclectique.
A la suite de son tour d'horizon de politique étrangère, Jean-Bernard Raimond évoque la demande d'accréditation de l'ambassadeur du Vanuatu en France: La particularité des ambassadeurs du Vanuatu, c'est qu'ils ne viennent pas dans les pays où ils représentent le Vanuatu. L'ambassadeur du Vanuatu en France réside au Vanuatu.
A cet instant, le Premier ministre s'impatiente et perd son contrôle, l'espace de quelques secondes : Tout cela est ridicule !
Jean-Bernard Raimond parle du recasement de Jean Audibert.
Le Président : Nous avons eu l'occasion d'en parler, vous avez noté mon insistance. Je souhaiterais que ce poste soit non dans l'administration centrale, mais à l'extérieur.
Après un mot sur son voyage en Algérie, Jacques Chirac évoque les mesures contre le terrorisme : J'ai réuni le Conseil de sécurité, nous avons arrêté des décisions. Et, s'adressant au Président : J'ai eu l'occasion de vous rendre compte de ses travaux en fin de matinée.
Le Président : Nous en avons parlé, en effet, avant votre émission.
Le Chef de l'État rend hommage aux réflexes et au courage des hommes gravement blessés ou tués en tentant de désamorcer la bombe d'hier : Le terrorisme est l'affaire de la Nation tout entière. Il lui faudra une résolution implacable pour en venir à bout.
François Mitterrand part en visite officielle en Indonésie après avoir beaucoup hésité à maintenir ce voyage en raison de la vague d'attentats. Le Premier ministre l'attend à l'aéroport, comme le veut le protocole.
Le Président, dans le petit salon : Les journalistes voudraient que je dise quelque chose. Qu'en pensez-vous, monsieur le Premier ministre ?
Jacques Chirac : Mais, monsieur le Président, vous avez évidemment raison de faire ce voyage. Personne n'en contestera le bien-fondé. Parler ? A quoi bon ? Tout le monde comprendra votre décision.
Le Président approuve.
Alors que François Mitterrand est déjà en vol, un attentat à la préfecture de police de Paris fait un mort et cinquante-cinq blessés. La police pense que les auteurs de l'attentat sont les frères d'Ibrahim Abdallah, Maurice et Robert. Le ministère de l'Intérieur lance un appel à témoins assorti d'une prime d'un million de francs. Les photos des frères Abdallah vont être placardées dans les rues dès demain.
En fin d'après-midi, intervenant sur Radio-France, Jacques Toubon regrette le voyage du Président. Jean-Louis Bianco téléphone de Paris à François Mitterrand, encore dans l'avion, pour l'en informer. La communication est effroyablement mauvaise. Le Président lui demande d'appeler Jacques Chirac. Ce que fait Bianco.
Le Premier ministre : Je vérifie tout de suite. Si vous avez été bien informé, M. Toubon a eu tout à fait tort, et je lui demanderai immédiatement de rectifier.
Il rappelle très rapidement : M. Toubon n'a pas tout à fait tenu les propos que vous me rapportez. Mais je lui demande de rectifier.
Ouverture de la conférence ministérielle du GATT à Punta del Este.
Le Prince Sihanouk nous fait savoir qu'il sera à Paris après-demain et qu'il est à la disposition du Président, durant son séjour d'une semaine, pour son audience annuelle.
Mardi 16 septembre 1986
Maurice Ulrich, fort aimable, annonce qu'il fait porter au Président une demande d'extradition de Georges Ibrahim Abdallah formulée par les Italiens qui lui prêtent des crimes perpétrés à Rome. Il pense que cette demande est faite à la requête des Américains.
Jacques Chirac : Je suis sûr que le Président approuvera à son retour d'Indonésie. Cela permettra de réaffirmer que notre position vis-à-vis de l'Iran n'a pas changé.
Mercredi 17 septembre 1986
A 17 h 25, une bombe explose rue de Rennes devant le magasin Tati. Six morts, cinquante et un blessés. Impuissance.
A 18 h 15, le Président est informé à Djakarta de l'attentat. Interrogé par les journalistes, il évoque le combat sans merci que doivent mener les démocraties contre le terrorisme, dans le respect des règles de la pratique démocratique.
François de Grossouvre croise Jacques Chirac à une réunion mondaine chez Dassault. Le Premier ministre lui glisse : Si le Président ne signe pas l'ordonnance sur le découpage électoral, surtout, dites-lui qu'il ne faut pas en faire une histoire !
Jeudi 18 septembre 1986
A Beyrouth, assassinat de l'attaché militaire, le colonel Christian Gouttière, devant la porte même de notre ambassade.
Le Conseil constitutionnel annule deux articles de la loi sur la liberté de la communication.
Dans l'avion du retour, François Mitterrand est interrogé sur l'évolution de la cohabitation : Je n'ai pas de projet, et c'en est un. Boutade ou aveu ?
Escale au Koweït. Le Président s'entretient avec l'Émir du Koweït, Jaber Al Ahmad Al Sabah. Très intéressante conversation sur le terrorisme et les rapports entre le Koweït et l'Irak.
L'Émir : Je tiens à vous dire tout de suite que je déplore le terrorisme qui s'abat sur la France. C'est quelque chose qui nous a frappés ici, qui a voulu me frapper personnellement. Nous avons tenu à résister. Nous n'accepterons jamais d'être menacés pour des criminels qui se trouvent dans nos prisons. Nous avons toujours fait passer l'intérêt du Koweït avant toute chose. Je suis sûr que la France pourra mettre un terme à cette menace. Je pense d'ailleurs qu'une coopération entre nous serait d'un grand intérêt pour les deux parties.
Le Président : Face au terrorisme, la résolution de la France est tout à fait assurée. C'est une affaire difficile, mais nous en viendrons à bout. Nous ne sommes pas disposés à transiger. Je pense que nous parviendrons à la fin de l'actuelle période sanglante. Mais tous les concours, toutes les amitiés nous seront fort utiles. Nous pouvons mutuellement nous épauler afin de mettre à la raison ceux qui n'aiment que la mort et le sang. Je ne comprends pas pourquoi on s'en prend à la France. De temps à autre, il y a des règlements de comptes sur notre sol entre des mouvements d'origine extérieure. Notre justice est amenée à juger, les coupables vont dans nos prisons. Mais peut-on nous le reprocher ?
Les conflits du Proche et du Moyen-Orient sont des conflits dans lesquels nous n'avons rien à faire. Que nous reprochent les mouvements extrémistes ?
Dans le conflit libanais, j'ai décidé d'envoyer des soldats français à Beyrouth après l'invasion israélienne ; et cela a permis de sauver la vie de quatre mille soldats de l'OLP qui sont partis dans la dignité. Par la suite, la France a joué un rôle essentiel dans l'échange de prisonniers israéliens et palestiniens, par l'intermédiaire de la Croix-Rouge, qui a permis à trois mille cinq cents Palestiniens d'être libérés. Puis la France a permis le départ de Tripoli, au Nord-Liban, et jusqu'à Tunis, en les escortant, de quatre mille membres de l'OLP et de civils palestiniens. Lorsque nous sommes intervenus au Liban, nous l'avons fait à la demande de toutes les parties, de toutes les confessions, et nous avons maintenu les soldats français qui ont sauvé de nombreuses vies. C'est encore à la demande de toutes les fractions libanaises que nous avons fourni le plus fort contingent à la FINUL. Nabih Berri est même venu un jour nous demander de renforcer la contribution française à la FINUL.
A l'égard de la Libye, nous avons refusé de nous associer à certaines actions des Américains. Nous ne les avons pas autorisés à survoler le territoire français. Nous ne sommes pas entrés dans la voie des représailles collectives.
Nous avons rétabli des rapports convenables avec la Syrie. Nous avons, avec tous les pays du Proche et du Moyen-Orient, des relations amicales.
Nous avons, bien sûr, des difficultés avec l'Iran. Depuis 1976, la France a contracté des obligations envers l'Irak. Des contrats ont été signés, des engagements ont été pris pour la fourniture d'armements. Ils ont été respectés et mis en œuvre après que la guerre entre l'Irak et l'Iran eut commencé. Cette politique a été poursuivie sous mon autorité. Mais nous ne sommes pas les ennemis de l'Iran. Rien n'a été fait par la France contre ce pays et nous sommes disposés à améliorer nos relations et à les normaliser. A une limite près : nous ne sommes pas disposés à vendre des armes à l'Iran. Cela ne veut pas dire que nous ayons une préférence pour l'Irak. Cela veut dire tout simplement que nous ne sommes pas partie prenante dans ce conflit.
Alors, pourquoi l'enlèvement de nos neuf otages ? Pourquoi l'assassinat d'un ambassadeur de France ? Pourquoi ces attentats ? Vous êtes, Altesse, à la tête d'un pays fier. Eh bien, je vous dis que ces violences m'inciteront plus encore à combattre le terrorisme et tous ceux qui l'aideront. Je serai intransigeant. Les Iraniens m'avaient fait demander la grâce des cinq membres du commando qui avait tenté d'assassiner Chapour Bakhtiar, et assassiné des Français. J'ai répondu non. On m'a dit : « Si vous cédez, les otages seront libérés. » J'ai dit non. C'est une question d'honneur, de fierté. Et je dirai même : de bonne gestion politique. Ceux qui ont tué sur le sol français sont en prison. Ce serait une injustice de les laisser partir alors que leurs victimes sont mortes. Dans l'avenir, si le terrorisme s'arrête, si la paix revient dans les esprits, avec le temps, on verra... Dans la situation présente, aucune indulgence n'est concevable.
Je suis très sensible à votre proposition d'échange d'informations, qui est une très grande marque d'amitié. Votre très grande connaissance de cette région peut être utile à la France.
Quant à notre position vis-à-vis d'Israël, nous soutenons toutes les résolutions des Nations-Unies, nous sommes disposés à toutes les appliquer. Nous n'avons pas avec Israël d'accord militaire, nous ne lui fournissons pas d'armes.
Alors, de quelque côté que je cherche une explication, je ne trouve qu'une folie meurtrière. Un pays qui a le sens de sa dignité ne cède pas !
Il y a aussi, Altesse, cette guerre entre vos deux voisins. Je vous l'ai dit, nous sommes prêts à rétablir de bonnes relations avec les Iraniens, les contentieux que nous avons sont solubles, mais nous ne leur vendrons pas d'armes. Quelle est votre opinion sur ce conflit ?
L'Émir : C'est une question très difficile. Mais, auparavant, je voudrais revenir sur ce que vous avez dit. La position de la France sur la cause palestinienne, sur le Liban, sur la guerre Irak/Iran n'est pas exactement la nôtre. Mais c'est la plus proche de la nôtre. Et nous souhaiterions que tous les autres grands pays du monde aient la même position.
En ce qui concerne le terrorisme, je crois que l'affaire ne s'arrête pas aux États. Il y a aussi des groupuscules plus ou moins sous contrôle. Peut-être faut-il penser également à certains pays qui voudraient que la France adopte, comme les États-Unis, une politique alignée à 100 % sur Israël.
A propos du conflit Irakllran, la France avait accueilli Khomeyni, avant la chute du Shah, et avait autorisé ses activités politiques. Les responsables iraniens devraient s'en souvenir aujourd'hui. Et l'Iran ne devrait pas faire tant de reproches à la France. Pour nous, la position de la France dans le conflit est très bonne. Peut-être la France pourrait-elle agir plus activement pour essayer de mettre un terme à cette guerre, avec l'aide des autres pays européens, car le danger est de plus en plus grand. Pourtant, ni l'un ni l'autre pays ne profite de cette guerre. L'Iran essaie de l'étendre à tout le Golfe. Nous craignons que les grandes puissances ne se servent de ce prétexte pour intervenir. Et cela n'est pas notre intérêt. Pas plus, me semble-t-il, que cela ne serait celui de l'Europe. L'URSS et les États-Unis commencent à comprendre la gravité de la situation. Mais nous souhaiterions surtout une position plus forte de l'Europe pour mettre fin à cette guerre.