Enfin, tout cela démontre sa
volonté politique : tout s'approprier, y compris en niant les
équilibres institutionnels. Ses initiatives en matière de défense
ou de politique étrangère sont très significatives. Mais elles sont
imprudentes.
La valse des directeurs de l'Administration
centrale et des entreprises s'accélère. Quatre d'entre eux sont
visés, dont Jean-Paul Huchon, directeur général de la Caisse
centrale du Crédit Agricole et bras droit de Michel Rocard.
Celui-ci nous téléphone à son sujet. On fera ce qu'on peut,
c'est-à-dire pas grand-chose. Ils veulent aussi déplacer le
directeur général des collectivités locales au ministère de
l'Intérieur.
Nous soupçonnons de plus en plus Jacques Chirac
d'agir sans prévenir le Président à propos des otages. Selon un
télégramme de l'attaché militaire à Beyrouth dont nous avons
connaissance par la bande, les quatre otages d'Antenne 2 seraient
déjà entre les mains des Syriens. Leur libération serait proche. Or
Jacques Chirac a téléphoné l'autre nuit à Hafez el Assad.
Devant le groupe des sénateurs Républicains
indépendants, réunis en journées parlementaires à Autun,
Jacques Chirac proteste contre les
journalistes de télévision, trop
systématiquement excessifs et déformateurs de la politique
gouvernementale, et en appelle au sens des
responsabilités de chacun (...) pour que l'information conserve la
dignité qui doit être celle d'une démocratie. Les PDG des
trois chaînes lui répondent que c'est la Haute Autorité, et non le
gouvernement, qui est en charge d'y veiller. Une Haute Autorité à
laquelle Chirac a promis à sa présidente, Michèle Cotta, de ne pas
toucher.
Samedi 24 mai
1986
Jacques Chirac est à Tunis. Comme prévu,
l'ambassadeur de France est à Paris, « en consultation ». C'est une
première dans l'histoire diplomatique de notre pays. Et cela fait
rire bien des capitales.
Le Président est mécontent des conditions dans
lesquelles il est saisi des affaires de sa compétence. Guy Penne a
ainsi été prévenu à 1 heure du matin de l'abstention de la France à
l'ONU à propos de l'Afrique du Sud. Le Président demande qu'on
fasse des observations à Jean-Bernard Raimond et à Maurice
Ulrich.
Sur le fond, après enquête, il semble qu'on
pouvait difficilement faire autrement, mais le procédé n'en est pas
moins inadmissible.
Lundi 26 mai
1986
Le Président bloque la nomination de Bernard
Auberger à la place de Jean-Paul Huchon, puisque rien n'a été
proposé à ce dernier.
La résistance paie : Aimé Blanc est nommé à la
SNECMA au poste convenu.
Le ministre de la Coopération porte plainte pour
détournement de fonds dans l'affaire Carrefour du
Développement.
Mardi 27 mai
1986
La tension monte entre Moscou et Washington. Le
Président Reagan annonce qu'avant la fin de l'année les États-Unis
cesseront de respecter le plafond d'armements nucléaires fixé par
le traité SALT-2. Le gouvernement soviétique réplique que si les
accords SALT sont violés, l'URSS prendra les mesures nécessaires
pour rétablir la parité stratégique. Les ministres des Affaires
étrangères de l'OTAN, réunis demain à Halifax (Canada), exprimeront
leur inquiétude.
Le gouvernement fait connaître publiquement la
nomination de Philippe Auberger avant même d'en avoir saisi le
conseil d'administration de la Caisse générale du Crédit Agricole.
Évidemment, rien n'est proposé à Huchon. Toujours la stratégie de
la carte forcée.
Pour un discours qu'il va prononcer tout à l'heure
à Coëtquidan, le Président rédige de sa
main un passage sur la stratégie de défense française, qui
doit rester autonome, écartant ainsi
toute participation de la France à l'IDS et à l'OTAN. Il s'indigne
que l'on puisse penser qu'il polémique ainsi contre Jacques Chirac
: Comment imaginer une minute que le Premier
ministre ne soit pas partisan d'une défense autonome de la France
?
Puis, dans l'hélicoptère, revenant de Saint-Cyr :
Chirac ne veut pas la crise. Mais, s'il la
voulait, il serait obligé d'agir pour la créer. Et, dans ce cas,
nul ne pourrait me forcer à démissionner. Je reste donc maître du
moment de la crise. De toute façon, ils sont en train d'échouer.
Leur popularité est déjà trop basse.
Je lui demande : Et s'il
quitte Matignon et interdit à quiconque de sa majorité d'y aller
?
François Mitterrand :
Qu'il essaie, j'en connais six qui iraient !
J'ai des armes et je m'en servirai. D'ailleurs, avec Pasqua, il y a
deux lignes au gouvernement.
Mercredi 28 mai
1986
Le Conseil des ministres adopte quatre projets de
loi sur la sécurité (terrorisme, criminalité, contrôles d'identité,
application des peines).
Visite du chantier du musée d'Orsay. François Mitterrand : Ç'a
vraiment de la gueule !
Jeudi 29 mai
1986
Accord entre le Président, le Premier ministre et
Gaston Flosse pour conserver le Conseil du Pacifique-Sud. Cela pose
le problème de Régis Debray, qui le dirige. Le Président voudrait
qu'il reste à ce poste; le Premier ministre et Gaston Flosse ne le
souhaitent pas. Régis Debray lui-même est réticent : il ne souhaite
pas servir la droite.
Vendredi 30 mai
1986
Le Président est très irrité par la « petite
phrase » de François Léotard à
L'Heure de vérité, l'autre soir:
Je respecte la fonction du Président de la
République, je dis bien la fonction.
En guise de représailles, François Léotard n'ira
pas à New York pour les cérémonies d'anniversaire de la statue de
la Liberté.
Le Président trouve le
gouvernement énervé, divisé. Il est lui-même d'une humeur radieuse.
Il m'emmène acheter des livres. En voiture, il plaisante :
L'alternance est l'oxygène de la démocratie.
Mais un excès d'oxygène peut parfois provoquer un
malaise.
Il reçoit deux coups de téléphone de Jacques
Chirac. Le premier pour s'excuser de ne pas l'avoir prévenu à
l'avance de l'usage qu'il a fait de l'article 49-3, mais il
explique qu'il n'a pas voulu le réveiller en pleine nuit à ce
propos. Sur le second coup de téléphone, le
Président me dit simplement : C'est un
sujet intéressant.
Samedi 31 mai
1986
Les messages adressés au ministre des Affaires
étrangères par les ambassadeurs et les télégrammes dits « DSL »
(diffusion strictement limitée) ne parviennent plus à l'Élysée. On
ne sait rien, par exemple, de la réunion des ministres des Affaires
étrangères de l'OTAN qui s'est tenue hier à Halifax.
Lundi 2 juin
1986
Déployant depuis des semaines de terribles efforts
pour être admise à participer au voyage du Président à New York
pour les cérémonies du centenaire de la statue de la Liberté, une
dignitaire sortie par la porte revient par la fenêtre. Elle
explique qu'elle est docteur honoris
causa de l'université de New York et que son président lui a
demandé d'accueillir François Mitterrand avec
lui en toge. Elle assaille l'Élysée pour qu'on lui trouve
une place dans l'avion de presse, ou bien qu'on l'autorise à faire
financer son voyage sous forme de frais de mission par l'Éducation
nationale. Le Président tranche : elle viendra.
François Mitterrand
s'indigne des « noyaux durs » que le gouvernement va mettre en
place pour contrôler les entreprises privatisées : Je croyais savoir que, dans le capitalisme, c'étaient les
actionnaires qui choisissaient les présidents de groupe. Je
découvre avec étonnement que, pour les nouvelles privatisations, ce
sont les présidents de groupe (et ceux qui les ont nommés) qui
choisissent leurs actionnaires !
Michel Noir me remet une lettre d'un des plus
célèbres dissidents soviétiques, le Pr Neiman, dont la femme,
cancéreuse, est hospitalisée à Moscou dans de très mauvaises
conditions. Il demande au Président d'intervenir pour qu'elle
puisse venir se faire soigner à l'étranger. Ce sera fait.
Philippe Séguin m'annonce l'envoi du projet
d'ordonnance sur l'emploi des jeunes, sur lequel il souhaite
recueillir l'avis du Président. Je lui demande de surseoir à cet
envoi. Faut-il entrer dans ce jeu de la négociation directe d'une
ordonnance ? Et pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre ? Je suggère
au Président de s'en tenir à des contacts verbaux avec lui. Séguin
ne m'envoie pas l'ordonnance, mais une note pour répondre à
l'inquiétude que le Président pourrait nourrir quant aux
conséquences du texte sur l'emploi des adultes et à cause de sa
rétroactivité. Une innovation en matière sociale à laquelle les
syndicats sont très sensibles.
Jacques Chirac récidive : il insiste pour que la
France dispose de trois sièges au Sommet européen de La Haye. Il
dit avoir là-dessus l'accord de Lubbers et de Margaret
Thatcher.
François Mitterrand :
Mme Thatcher est peut-être d'accord, mais pas
moi. Elle a intérêt à la division de la France, pas
moi.
Adoption définitive au Parlement de la loi
d'habilitation sur les privatisations par ordonnance. Elle couvre
les nationalisations de 1945. Les députés socialistes annoncent
qu'ils vont saisir le Conseil constitutionnel. Va maintenant venir
l'ordonnance que le Président n'entend pas signer.
Recevant Renaud Denoix de Saint Marc, le Président
examine l'ordre du jour du Conseil des ministres. Il accepte tout,
en particulier la nomination de Bernard Auberger à la direction du
Crédit Agricole. Édouard Balladur recevra demain matin Jean-Paul
Huchon pour lui proposer, en principe, un
poste tout à fait acceptable (une banque), assure Denoix. On
verra.
Quant à Éric Rouleau, il sera bien nommé
ambassadeur itinérant. Le Président
précise : Il ne faut pas qu'il soit itinérant
entre Carpentras et Tonneins... Il faut que ses fonctions soient
libellées de façon sérieuse. C'est purement formel, mais les
satisfactions formelles, ça compte !
En ce qui concerne les écoutes téléphoniques,
Maurice Ulrich propose maintenant que le Président envoie quelqu'un
dans son bureau à Matignon, à des dates convenues d'avance, pour en
prendre connaissance ! Inacceptable.
Mardi 3 juin
1986
Le Président reçoit le Roi Hussein, comme il le
fait de façon régulière chaque année depuis 1981. Cette fois, c'est
à l'occasion d'une escale de deux jours à Paris, sur la route de
Washington où le monarque hachémite se rend pour fêter le diplôme
de fin d'études supérieures de ses deux filles. Le Premier ministre
aura également un entretien avec le Roi, à qui il offre un dîner
lundi.
Hussein considère qu'il y a une dégradation de la
situation du monde arabe et un risque de blocage des perspectives
de règlement du conflit du Proche-Orient. Dans son discours du 19
février dernier, il a enregistré l'échec de l'initiative
jordano-palestinienne lancée un an auparavant. Il l'impute à la
fois au refus de l'OLP d'accepter la résolution 242 (faute, il est
vrai, d'une garantie sur la reconnaissance du droit à
l'autodétermination du peuple palestinien) et à la tiédeur des
Américains à s'engager dans un processus de règlement incluant une
conférence internationale.
La voie d'une négociation séparée à l'égyptienne
restant exclue, le Roi Hussein travaille à une réunification des
rangs arabes qui pourrait déboucher sur un Sommet susceptible
d'exercer une pression suffisante sur l'OLP. Il souhaite se
rapprocher de la Syrie (visites croisées des deux chefs d'État).
Mais si les difficultés économiques actuelles de la Syrie
l'incitent à dialoguer avec Amman, on est loin d'un accord sur les
termes d'un règlement. Quant à l'Égypte, elle continue de soutenir
fermement Arafat. Hussein s'efforce de susciter une représentation
palestinienne différente de l'OLP — ou susceptible de modifier sa
ligne — à partir des territoires occupés. Jusqu'à présent, cette
tentative a été fermement désavouée par les notables palestiniens
des territoires, et tout récemment encore à l'occasion de leur
rencontre avec Mme Thatcher. Si l'on ajoute à cela :
- que
Washington, obnubilé par la question du terrorisme arabe, se
désintéresse du processus de paix (ce que déplore vivement
Hussein),
- que la
perspective de remplacement de Shimon Pérès par Itzhak Shamir,
résultat de l'accord des partis à la Knesset, ne laisse pas
présager un assouplissement du gouvernement israélien,
- que Yasser
Arafat reprend pied au Liban, cherche un modus
vivendi avec Damas et se garde de couper les ponts avec
Amman, on mesure combien la marge de manoeuvre du Roi s'est soudain
rétrécie et à quel point son pessimisme actuel est fondé.
L'Europe, quant à elle, reste en arrière de la
main. La Présidence a reçu mandat de s'informer auprès des parties
intéressées des possibilités d'une action des Douze. De tels
contacts ont été pris avec la Jordanie, l'Égypte, la Syrie, Israël,
les États-Unis et l'OLP.
A Téhéran, reprise des pourparlers sur le
contentieux Eurodif.
En tête à tête, Jean-Bernard Raimond promet au
Président qu'Éric Rouleau aura des missions précises; le Président
juge cette promesse suffisante.
Mercredi 4 juin
1986
Pour reclasser Jean-Paul Huchon, Jacques Chirac
annonce au Président qu'il a prévu de le nommer à une direction
générale aux Communautés européennes à Bruxelles. Or je sais par
Jacques Delors que la Commission a déjà promis le poste à un autre
Français très compétent, Claude Villain, ancien collaborateur de
Giscard.
D'un ton fort aimable, Jacques
Chirac demande au Président : Pouvez-vous, lors de votre voyage en URSS, intervenir
auprès des Russes en faveur des Jeux olympiques à Paris ? Felipe
Gonzalez a transmis un message analogue de la part du Roi
d'Espagne.
Le Président, tout aussi
affable : Mais naturellement. Puis il
ajoute : Je ne sais pas si vous avez relevé ce
qu'a dit M. Léotard à propos de l'URSS. Il agresse les Russes de
façon exagérée, ce qui ne facilitera pas ma tâche. Ce n'est pas à
lui de parler sur ce sujet. Je comprends l'indignation, mais on ne
peut pas se lever avec une nouvelle indignation tous les
matins.
Chirac approuve.
Au Conseil des ministres, après un exposé
d'Édouard Balladur sur la rigueur nécessaire, un silence
respectueux s'installe.
Le Président :
Le gouvernement est d'une discipline rare.
Monsieur le ministre d'État, vous devez voir la vie en rose
?
Édouard Balladur :
Tout va bien.
A la fin du Conseil, le
Président : Monsieur le Premier
ministre, vous avez encore à remplir, je crois, une petite
formalité [allusion à la demande d'user de l'article
49-3].
Tout le Conseil rit.
Le Premier ministre :
Oui, mais ce sera seulement pour le cas
où.
Le Président :
Je sais que M. le ministre des Affaires
sociales, qui est spécialiste de la question [l'obstruction
parlementaire], vous informera si cela est
nécessaire.
Jean-Baptiste Doumeng m'informe que les
Soviétiques vont proposer la nomination de M. Riabov, le
vice-Premier ministre qui nous a accueillis à Novossibirsk, comme
ambassadeur à Paris. Le Quai d'Orsay n'est pas encore prévenu
!
Adoption définitive par le Sénat du retour au
scrutin majoritaire pour les législatives.
Jeudi 5 juin
1986
Itzhak Shamir prévient François Mitterrand : les
trois Israéliens enlevés par les Syriens sont en très grave danger.
C'est, de plus, une provocation visant à déclencher des hostilités
avec Israël. Je prie le Président d'intervenir au plus haut niveau
à Damas pour obtenir leur libération.
Ce sera fait, évidemment. En vain.
Un ministre se plaint à moi : Je suis entouré de secrétaires d'État nuls. La
cohabitation la plus difficile n'est peut-être pas celle qu'on
croit.
Vendredi 6 juin
1986
Une réunion à propos du Conseil européen a eu lieu
à Matignon. L'obsession du gouvernement de ne pas augmenter les
impôts communautaires et de préserver la politique agricole le
conduit à sacrifier les dépenses structurelles, dont la solidarité
avec le Sud et la Recherche.
François Mitterrand
reçoit le vice-président du Nicaragua, Ramirez ; il encourage le
Nicaragua à poursuivre la construction de la
démocratie.
Sir Robert Armstrong me téléphone : Margaret
Thatcher souhaite voir le Président avant le prochain Conseil de La
Haye. Elle désire notamment que nous coordonnions nos positions sur
Tchernobyl: Car la France et le Royaume-Uni
pourraient se trouver un jour en situation d'être mis en accusation
par les petits pays de la Communauté qui ne disposent pas d'une
industrie nucléaire. Mme Thatcher compte sur l'appui de la
France pour sa Présidence, qui commence au mois de juillet. Elle
souhaite que soit poursuivie la politique de maîtrise des dépenses
agricoles amorcée en 1984.
Samedi 7 juin
1986
Inauguration du musée Léon-Blum à Jouy-en-Josas.
Beaucoup de monde dans un endroit qui appelle surtout le silence et
l'humilité.
Massoud Radjavi, leader des moudjahidin iraniens,
quitte Paris pour Bagdad. Ce départ « volontaire » satisfait une
des trois exigences mises par Téhéran à la normalisation de ses
relations avec Paris.
Dimanche 8 juin
1986
François Mitterrand
évoque avec moi le souvenir d'un de ses amis disparus. Je lui
demande si ceux qui lui restent ne compensent pas le vide des
absences. Il répond bizarrement à côté : On
pleure sur les autres, c'est une façon de pleurer sur soi. Ceux qui
sont partis emportent une partie de vous que plus personne ne vous
rendra.
Mikhaïl Gorbatchev
évoque à Budapest une organisation mondiale chargée de veiller à la paix des étoiles. Les Soviétiques
multiplient les propositions à Genève, tandis que les États-Unis
restent sur la réserve.
Les Soviétiques entendent monnayer cher ce qui
intéresse les Américains, c'est-à-dire la réduction des armements
stratégiques et surtout celle de la proportion de missiles lourds.
En revanche, ils souhaiteraient le retrait des Pershing, le gel des
forces françaises et britanniques et le blocage de l'IDS.
Les Américains veulent voir disparaître un grand
nombre de missiles lourds terrestres soviétiques et avoir les mains
libres pour développer l'IDS. Ils n'apprécient pas les propositions
soviétiques visant à réduire de 50 % le nombre des vecteurs et de
30 % celui des têtes, car cela laisserait inchangée la structure de
l'arsenal soviétique. Ils refusent tout lien entre la négociation
sur le désarmement stratégique et l'IDS.
En ce qui concerne les forces nucléaires
intermédiaires, les Soviétiques subordonnent tout accord au gel des
forces françaises et britanniques. Les Américains refusent.
Kurt Waldheim est élu Président de l'Autriche. Les
révélations sur son passé nazi n'ont guère ému ses compatriotes.
Les réactions à l'étranger sont, elles, plutôt violentes. Israël
annonce le rappel de son ambassadeur.
Lundi 9 juin
1986
Hussein Husseini, président de l'Assemblée
nationale libanaise, sera à Paris demain à l'invitation de Jacques
Chaban-Delmas. Deuxième personnage de l'État libanais, chiite
modéré, il est assez lié à la Syrie. Il demande à être reçu par le
Président. Il aura un entretien avec le Premier ministre.
Je suis à Montevideo pour raconter le Sommet de
Tokyo au Président Sanguinetti, l'Uruguay assurant la présidence du
Groupe de Carthagène sur la dette et s'apprêtant à accueillir la
réunion ministérielle du GATT en septembre. Il considère que rien
de sérieux ne pourra être fait aussi longtemps que le gouvernement
américain restera fermé. Il faut attendre, dit-il, l'inévitable faillite du Mexique, après le Mundial,
pour que se réveille l'intérêt international sur ce sujet. Les
Uruguayens s'attendent en effet à une convocation prochaine du
bureau du Groupe de Carthagène visant à appuyer une décision
unilatérale du Président De la Madrid suspendant le paiement de la
dette mexicaine pour au moins six mois.
Sur les questions commerciales, il espère que la
réunion du GATT sera l'occasion d'un démarrage du nouveau
round. Il s'inquiète du protectionnisme
américain et des excédents agricoles européens. Il serait content
de trouver, avant septembre, une solution au problème du commerce
des services, qui inquiète tant le Brésil.
Il me parle longuement de la réunion qui vient de
se tenir à Panama entre pays d'Amérique latine, au cours de
laquelle il a été clairement décidé de soutenir le Nicaragua, où
Ortega semble de moins en moins fragile.
Aller et retour en moins de trente-six
heures...
Michel Aurillac révèle
que le montant des fonds publics détournés par « Carrefour du
Développement » s'élève à un peu plus de 20
millions de francs. Il estime
que ces sommes ont pu servir à des fins
privées, politiques ou de bienfaisance.
Mardi 10 juin
1986
Christian Nucci s'élève
contre l'exploitation politique de
l'affaire Carrefour du Développement, mais n'explique rien sur le
fond.
Robert Hersant fait tout pour obtenir TF1.
François Mitterrand me
confie : Jacques Chirac veut avoir la paix
avec moi jusqu'à ce que j'aie signé toutes les
ordonnances.
André Giraud demande encore au général Saulnier de
lui remettre une note écrite sur l'historique de l'affaire
Greenpeace et son propre rôle dans cette affaire. Sans en aviser le
Président de la République, il a bel et bien rayé le nom du général
de la prochaine promotion de la Légion d'honneur où il devait être
élevé à la dignité de grand officier sur ordre exprès du Président.
Profondément blessé, Saulnier décide de donner sa démission et
rédige la lettre qu'il entend remettre au ministre. Le Président, à qui il la soumet, lui demande de ne
pas répondre : Vous êtes nommé par moi. Et je
refuserai votre démission.
L'entêtement de Giraud pourrait être inspiré par
le courage. Mais, s'il déteste tant le Président et sa politique
étrangère, pourquoi diable a-t-il accepté d'être ministre ? Chirac
lui a-t-il fait croire que l'Élysée serait désormais sans influence
?
Mercredi 11 juin
1986
Le projet de loi de François Léotard sur la
liberté de la communication est
présenté en Conseil des ministres. Une « CNCL » remplacera la Haute
Autorité. Un communiqué de la Présidence fait part des extrêmes réserves de François Mitterrand. Le
ministre a choisi un sigle nouveau pour justifier le renvoi des
prédécesseurs des membres de la CNCL.
Un sommet du Pacte de Varsovie, à Budapest,
s'achève par un texte appelant les pays de l'OTAN à une réduction
mutuelle des forces classiques et des armes nucléaires tactiques en
Europe d'une portée inférieure à 1 000 kilomètres, lesquelles
seraient totalement détruites de l'Atlantique
à l'Oural. C'est l'option zéro.
Au cours d'une conférence de presse tenue à
Washington, Ronald Reagan déclare que son
objectif est d'amener les Soviétiques à remplacer le traité SALT
par un programme réaliste de réduction des
armements. Il souligne que les États-Unis se trouvent
face au premier dirigeant soviétique qui ait
parlé de lui-même d'une réduction des armements nucléaires.
Les États-Unis n'ont pas l'intention de remettre en cause le traité
ABM, mais Reagan semble attaché à la fin de l'arme atomique. Il
rêve d'en faire la grande affaire de son mandat. On peut s'attendre
de sa part à n'importe quoi pour parvenir à ce but.
Jeudi 12 juin
1986
Au petit déjeuner, le Chef de l'État est informé
que le général Saulnier doit être reçu par le ministre de la
Défense à 16 heures. Le Président reçoit
lui-même le général à 10 h 30 : Président de
la République, je suis le chef des armées et je n'accepte pas votre
démission. Vous devez dire cela au ministre : « J'avais pensé
démissionner, mais j'obéis au Président, chef des années, qui me
l'interdit. »
Le Président évoque ensuite cette affaire en tête
à tête avec André Giraud. L'explication est très sèche. Le ministre
s'incline.
Puis il en parle au téléphone avec Jacques Chirac qui, fort ennuyé, lui déclare :
Il ne faut pas que Saulnier parte. A la
suite de ce coup de téléphone, le Président pense que, sauf double
jeu toujours possible, il s'est agi là d'une initiative du seul
Giraud.
Après l'entrevue entre le général Saulnier et le
ministre de la Défense, les choses sont apparemment rentrées dans
l'ordre. Reste maintenant à obtenir le rétablissement du général
dans la prochaine promotion de la Légion d'honneur.
Claude Mollard, délégué aux Arts plastiques et
président du CNAP, est averti par le directeur de cabinet de
François Léotard que son départ est imminent. Motif invoqué : il
incarne la politique menée par Jack
Lang. Il n'y a pas de divergences de fond sur la politique menée,
lui a-t-on assuré. Il s'agit plutôt d'un symbole.
François Mitterrand :
Que lui propose-t-on ? De retourner à la Cour
des comptes ?
En effet, rien d'autre.
Depuis aujourd'hui, conformément aux engagements
de Maurice Ulrich, des comptes rendus d'écoutes téléphoniques
parviennent à nouveau à l'Élysée. Tous ? J'en doute.
C'est décidé : le Président déjeunera avec Ronald
Reagan à New York le vendredi et sera le lundi suivant à Moscou.
Beau doublé.
Vendredi 13 juin
1986
Dîner chez moi avec Coluche. Il me parle de son projet de Restos du Cœur
planétaire. On convient de voir des industriels de l'alimentaire
qui fabriqueront des biscuits pour nourrir tout le monde. Les
grandes idées sont les plus simples. Il m'annonce qu'il repart pour
sa maison de Mougins, d'où il est venu pour ce dîner auquel
participe aussi Jacqueline Picasso, douce mémoire d'un géant.
Son dernier mot, sur le pas de la porte, en
remettant son casque de motard : Salut, ma
poule !
Dimanche 15 juin
1986
François Mitterrand participe aux cérémonies
commémoratives de la bataille de Verdun.
Lundi 16 juin
1986
Helmut Kohl écrit aux Douze pour proposer une
action commune de protection contre les armements nucléaires. Bonne
initiative. Bon réflexe après que Mikhaïl Gorbatchev a lancé la
balle.
François Mitterrand accueille le secrétaire
général du Parti communiste chinois, Hu Yaobang, en tournée dans
les principales capitales européennes pour normaliser les relations
entre la CEE et la Chine. On évoque les problèmes du Cambodge,
ainsi que l'éventualité de l'achat d'une centrale nucléaire par
Pékin.
Hu Yaobang :
Je voudrais d'abord vous parler de la
situation en Chine, qui est excellente. Contrairement à ce qui a
été dit, nos réformes ne rencontrent pas de vraies difficultés.
D'ailleurs, la production agricole s'est accrue l'an dernier de 9
%. Au prochain Congrès, nous jetterons les bases d'une civilisation
spirituelle socialiste...
L'URSS se dit prête à
améliorer les relations, et même à coopérer avec nous. Elle parle
ainsi de créer des entreprises d'économie mixte. Mais, sur le fond,
nous ne constatons pas encore d'amélioration; l'URSS ne reconnaît
pas les trois obstacles qui s'opposent à nos yeux à une
véritable amélioration. Avec nous, elle veut
pouvoir entamer des négociations inconditionnelles, puis conclure
des accords vides de sens.
En ce qui concerne le
Kampuchéa, nous avons acquis la conviction que la décision de le
contrôler avait été prise par le Président Hô Chi Minh
lui-même.
D'autre part, nous avons à
déplorer des actes inamicaux de la part de l'Union soviétique.
Ainsi, il y a eu de nombreux vols soviétiques au-dessus du littoral
chinois depuis 1984. Il y en a eu une vingtaine en 1985, et 31
depuis le 1er janvier 1986. Leur
nombre s'est accru avec Gorbatchev. Les Soviétiques nous disent
qu'ils volent à 100 kilomètres du littoral, ce qui est faux, et
qu'ils le font pour surveiller les Américains. Si c'est pour
surveiller les Américains, pourquoi survoler le littoral chinois ?
Nous devons donc rester prudents, car nous avons avec l'URSS une
frontière de 7 300 kilomètres. J'aimerais aussi parler avec vous de
l'Europe...
C'est confirmé : la France et la Nouvelle-Zélande
s'en remettent à Perez de Cuellar pour arbitrer le conflit
Greenpeace.
Mardi 17 juin
1986
Rencontre entre François Mitterrand et Helmut Kohl
à Rambouillet.
Le Président :
J'ai reçu hier M. Hu Yaobang. Il m'a surtout
parlé des questions internationales. J'aurais aimé qu'il me parle
de la Chine. Je lui ai demandé ce qu'étaient ses relations avec la
Russie. J'en ai retenu l'impression qu'il y a un rapprochement sur
le plan économique, mais rien dans le domaine
politique.
Le Chancelier :
C'est un homme remarquable, très vivant, qui
parle avec beaucoup de spontanéité des anciens dirigeants de la
Chine. Comme vous, je crois qu'ils améliorent leurs relations
économiques avec l'Union soviétique, mais qu'ils s'en tiennent là.
Il laisse une impression de sagesse et d'astuce.
Le Président :
Quel est votre pronostic pour La Haye
?
Le Chancelier :
Je crois qu'on peut s'attendre à des résultats
raisonnables. Je ne sais pas exactement ce que veut Lubbers. Je lui
ai téléphoné hier, mais je n'ai pas eu beaucoup de précisions. Bien
sûr, il faudra que nous parlions des suites de Tchernobyl, car il
est important que la Communauté s'exprime à ce sujet d'une seule
voix à Vienne. J'ai reçu des réactions très positives à ma lettre à
Gorbatchev. Gorbatchev m'a fait une réponse très raisonnable, il
essaie de tirer les conséquences du désastre. Je dois dire que je
ne comprends pas l'attitude initiale qu'a eue l'Union soviétique
dans cette affaire. Il y a eu un accident, cela peut toujours
arriver. Mais ce qu'ils ont fait ensuite est absurde ! Pourquoi
ont-ils essayé de le nier ? Pourquoi n'ont-ils accepté aucune aide
? Ils auraient pu limiter les conséquences de l'accident en
acceptant plus vite une aide internationale.
Le Président :
Ce sont des réflexes acquis.
Le Chancelier :
Oui. Nous savons qu'ils n'ont même pas informé
les pays de l'Est et que ceux-ci ont appris l'accident de source
occidentale ! Nous avons pu vérifier à cette occasion que
Gorbatchev était puissant, mais qu'il ne détenait pas tous les
pouvoirs. C'est une leçon. Il faut agir rapidement, élaborer une
nouvelle convention imposant de rendre immédiatement publics de
tels accidents afin que les pays touchés acceptent l'aide
internationale, et pour que soient étudiées des normes de sécurité
très élevées, contrôlées sur le plan international. Il faut faire
vite.
Le Président :
On m'a soumis hier un projet de réponse à
votre lettre à ce sujet. J'ai voulu le revoir, je le signerai cet
après-midi et vous le remettrai.
Le Chancelier:
En Allemagne, nous avons en ce domaine un
problème spécifique. Il règne une hystérie absurde, une émotion
fantastique à ce sujet. Lorsque je suis revenu de Tokyo, j'ai eu
l'impression de débarquer dans une maison de fous. J'ai été le seul
à rappeler que nous avions besoin de l'énergie nucléaire. Tous les
responsables politiques le pensent, mais personne n'ose le dire! M.
Brandt déclare qu'il faudrait arrêter l'utilisation de l'énergie
nucléaire ! M. Rau fait une réponse mitigée ! Les
sociaux-démocrates ont demandé l'ouverture de discussions
immédiates sur la centrale française située à la frontière, à
Cattenom. Les Verts ont tenu un congrès au cours duquel ils ont
réclamé pêle-mêle la fermeture immédiate de toutes les
installations nucléaires, la sortie de l'OTAN, le désarmement de la
Police, la réforme du droit pénal, la libéralisation complète de
l'avortement ! Il y a trois semaines, à cause de Tchernobyl, nous
pensions avoir perdu les élections en Basse-Saxe. L'hystérie est
provisoirement retombée, mais elle n'a pas totalement
disparu.
Le Président :
Est-ce que ces événements ont beaucoup pesé
sur le résultat de ces élections ?
Le Chancelier :
Il y a eu beaucoup d'abstentions. Les Verts
n'ont pas amélioré leur score (6 %). Je suis sûr que nous
arriverions à les faire sortir du Bundestag si Brandt ne
collaborait pas avec eux. En réalité, ce sont les Verts qui
dominent les sociaux-démocrates. Je n'ai pas peur des prochaines
élections. Elles seront meilleures pour moi qu'en 1983. Mais il
faut que nous agissions ensemble à propos de Cattenom. Il faut que
nous en parlions avec Jacques Chirac. D'ailleurs, la centrale de
Cattenom n'a pas été décidée par vous ni par moi. Elle a été
négociée entre Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt à l'époque où
ils se téléphonaient en anglais chaque semaine [rires]. Schmidt a
maintenant complètement disparu de ce débat. Il passe son temps à
me proposer de faire ce qu'il n'a pas fait. Mais ilfaut reconnaître
qu'il rédige de très bons rapports !
Le Président :
Revenons au Conseil européen. Sur Tchernobyl
et ses conséquences, il n'y aura pas de difficultés entre nous ; il
ne doit pas y avoir, à La Haye, de remise en cause de l'énergie
nucléaire. Nous devrons aussi veiller à ce que le débat ne dévie
pas du civil au militaire.
Sur les autres dossiers, je
sais que la question budgétaire ne figure pas à l'ordre du jour,
mais elle pèsera sur toutes les autres. Je redoute que l'évolution
de l'Europe ne remette en cause la PAC dans les dix ans qui
viennent. Bien sûr, il y a des questions pratiques (surproduction,
excédents, stocks) qu'il faut examiner froidement. J'ai accepté les
quotas laitiers et j'accepterai de contingenter là où il existe une
surproduction absurde. Nous n'en sommes pas là pour les céréales. A
l'extérieur, la concurrence américaine, et plus généralement celle
des grands pays exportateurs, est de plus en plus sévère, car la
productivité agricole s'est multipliée. Nous sommes prêts à
examiner cette question scientifiquement et raisonnablement. Mais
il ne faut pas que cette approche raisonnable masque une volonté de
revenir sur les accords fondamentaux qui ont fait de la politique
agricole commune la base de la Communauté.
Le Chancelier :
Je suis d'accord avec vous.
Le Président : Si
j'insiste, c'est que je sens une menace de ce
genre. Il y a une volonté commune de l'Allemagne et du Royaume-Uni
de retarder l'augmentation des ressources propres. Mais alors, il y
a risque d'arrêter le développement de l'Europe, car on consacrera
toutes les ressources disponibles à l'agriculture, et les domaines
d'avenir, comme la technologie, seront sacrifiés. D'autre part, il
faut tenir compte des pays du Sud. L'Allemagne et la France ont
pris une dangereuse responsabilité, ces derniers mois. Je ne crois
pas que la politique des prix agricoles soit la meilleure. Elle
procure des avantages immédiats aux agriculteurs, et cela arrange,
dans le court terme, les gouvernements. Le nouveau gouvernement
français voulait un succès immédiat et, chez vous, il faut tenir
compte des élections de 1987...
Le Chancelier :
Actuellement, nous avons d'énormes problèmes
et les paysans n'ont pas voté pour nous. Mais je suis d'accord avec
vous: la politique européenne ne doit pas être une annexe de la
politique agricole. Il faut faire quelque chose au niveau national
pour les agriculteurs.
Le Président :
Je vous mets en garde contre une
renationalisation de la PAC.
Le Chancelier :
Il ne s'agit pas d'une renationalisation, mais
d'une régionalisation. A Bruxelles, on ne sait pas traiter ces
questions régionales. En Allemagne, nous ferons accorder des primes
pour inciter les paysans marginaux à abandonner les cultures qui
appauvrissent les sols et qui ne sont pas bonnes pour l'écologie.
J'espère que dans cinq ans, nous aurons ainsi apporté une
contribution importante à la diminution des excédents.
Le Président :
Actuellement, dans la Communauté, la situation
est absurde : les riches paysans danois reçoivent de l'argent de la
Communauté et c'est le Portugal qui paie ! Sur le marché intérieur,
il faut aller de l'avant. Il faut développer les politiques
d'avenir et ne pas en rester à une politique agricole qui
représente le monde d'hier.
Le Chancelier :
Je voudrais vous parler de l'entretien que
j'ai eu avec David Lange, le Premier ministre néo-zélandais. Je lui
ai dit que je voulais soutenir mes amis français.
Le Président :
Je vous en remercie. M. Perez de Cuellar va
travailler à une médiation. Les agents français ont mené une
opération secrète stupide, assez conforme à la tradition.
Entre l'ordre que j'ai donné (« Ne pas
laisser atteindre Mururoa ») et faire sauter
un bateau, il y a un monde! Mais il est vrai qu'avec la bêtise on
ne peut jamais savoir où l'on va. Quoi qu'il en soit, ces
officiers ne sont pas responsables. Ils étaient chargés d'exécuter
un ordre. Ils ne se sont pas livrés à une
opération d'espionnage. Il y a eu une faute des services français,
responsables d'une action menée par un service mal dirigé. Nous
sommes prêts à nous en excuser et à verser des indemnités. Mais
cela ne justifie pas dix ans de prison ! Si la Nouvelle-Zélande
garde ces officiers, ce sera la guerre psychologique et politique
entre la France et elle. Dans trois ou quatre ans, l'opinion
française ne pourra plus être raisonnée...
Le Chancelier :
Si je peux faire quelque chose, faites appel à
moi. Mon impression est que David Lange a peur pour ses élections ;
il souhaite régler la question rapidement pour que ce ne soit pas
trop près de ces élections. J'ai mon idée sur ce que pourrait être
un compromis : il rendrait les deux officiers à la France, mais
ceux-ci ne rentreraient en France qu'après les élections
néo-zélandaises.
Le Président :
Dans cette affaire, nous avons pris des
sanctions sévères : le ministre de la Défense, qui est mon ami
personnel, a démissionné ; le directeur de la DGSE également. Nous
sommes prêts à verser des indemnités, mais nous ne pouvons pas
faire plus. L'accord sur le beurre devrait raisonnablement être
reconduit... Or nous ne sommes pas dans le domaine de la raison,
mais dans celui de la passion. S'ils restent en prison, ces deux
officiers vont devenir des héros. Il faut bien que vous
compreniez quel était l'état d'esprit en France juste après la découverte de cette affaire que j'ai
moi-même apprise en lisant le journal. Je m'attendais à ce que l'on
me dise : « Nous espérons que vous, le Président de la République,
vous n'y êtes pour rien. » Ils m'ont dit : « Vous avez bien fait. »
Charles Hernu n'a jamais été aussi populaire qu'après cette affaire
! Sans cela, sa liste n'aurait peut-être pas battu celle de
Raymond Barre à Lyon.
Le Chancelier :
Mon impression est que, si un Européen doit
s'occuper de cette affaire, M. Lange préférera quelqu'un qui soit
en dehors du Commonwealth.
Le Président :
J'ai de bonnes relations avec Mme Thatcher.
Mais je n'ai pas apprécié qu'après cette affaire le gouvernement
britannique ait publié un communiqué exigeant des indemnités de la
France. Roland Dumas a refusé de prendre un message que lui
remettait l'ambassadeur de Grande-Bretagne. Mme Thatcher m'a
téléphoné que c'était une offense terrible et qu'elle ne voulait
pas que cela se sache. Je lui ai répondu que moi, justement, je
voulais que cela soit connu.
Le Chancelier :
Sachez que vous pouvez m'appeler à n'importe
quel moment si vous en ressentez le besoin.
Le Président
: Je vous en remercie. Je vois la question
évoluer de la façon suivante : Perez de Cuellar fera tout ce qu'il
pourra faire ; David Lange est cyclothymique et, à tel ou tel
moment, des interventions comme la vôtre pourraient être
apaisantes.
Promenade en forêt. François Mitterrand connaît un
nombre incroyable d'écrivains locaux dont je n'ai jamais entendu
prononcer le nom.
Un nouveau slogan politique est apparu aujourd'hui
: Tiens bon, Tonton, ils
repartiront!
Mercredi 18 juin
1986
Avant le Conseil, Jacques Chirac aborde avec
François Mitterrand la nomination de Jean Noiville à la direction
des Affaires politiques en remplacement de Pierre Morel qui sera
lui-même nommé plus tard à Genève.
Le Président :
J'aurais préféré que les deux nominations
soient simultanées.
Le Premier ministre :
Mais c'est une certitude : ce sera fait pour
Pierre Morel.
Le Président :
Les certitudes s'accumulent, et les attentes
aussi.
Le Président n'intervient pas au Conseil de ce
matin. Une seule chose à noter:
Jacques Chirac :
C'est maintenant une tradition, je fais à tout
hasard la demande d'autorisation d'engager la responsabilité du
gouvernement.
Le Président sourit, mais ne dit mot.
Au mont Valérien, cérémonies commémoratives de
l'appel du 18 juin 1940. Au retour, pensif, le
Président me dit : Je me demande si, un
jour, la véritable histoire de la Résistance — ou plutôt des deux Résistances, celle de l'intérieur et
celle de l'extérieur — pourra être
racontée. Il y faudra peut-être encore une autre
génération...
Au Pérou, mutineries des guérilleros du Sentier
lumineux dans les établissements pénitentiaires : 246 guérilleros
abattus, la plupart après s'être rendus.
Jeudi 19 juin
1986
Denis Baudouin déclare :
L'Europe, c'est l'affaire du
gouvernement.
François Mitterrand reçoit Jean-Bernard Raimond.
Pour le Sommet de La Haye, Jacques Chirac a réexpliqué à Raimond
qu'il veut que la France ait un siège de plus que les autres. Le
Président refuse. Raimond insiste :
Tous les pays sont d'accord pour que nous
soyons trois.
François Mitterrand :
Moi pas. La France ne se singularisera
pas.
Apparemment, Bujon en est furieux, qui suggère que
les hauts fonctionnaires n'aient pas le droit d'accompagner le
Président à La Haye.
Chirac ne le suit pas.
Raimond aurait pu garder sa neutralité dans cette
affaire; le Quai en serait sorti grandi. Le chef du protocole, qui
garde ses distances, devient sa tête de Turc.
Vu Boutros-Ghali, le subtil et infatigable
ministre des Affaires étrangères égyptien. Il rêve de la direction
générale de l'UNESCO. Il la mériterait.
Dans un discours prononcé aujourd'hui,
Ronald Reagan qualifie les propositions
soviétiques de sérieux effort qui pourrait
représenter un tournant.
Remise de la Légion d'honneur. Sur mon initiative,
le Président la remet à mon ami Léonard Bernstein, le compositeur,
entre autres, de West Side Story. Le
Président a d'abord rechigné: la musique n'est pas son fort. Puis
il a accepté en traînant les pieds. La réception est brillante. Le
Président comprend le rayonnement du musicien. Il bavarde avec lui.
Il m'aperçoit dans la foule, m'appelle. Je m'approche: c'est pour
me demander un verre d'eau.
Michel Colucci meurt, heurté par un camion sur une
route près de Mougins. En apprenant la nouvelle, François
Mitterrand ne desserre pas les lèvres. Il avait rencontré trois
fois le rebelle foudroyé. L'estime était réciproque.
Vendredi 20 juin
1986
François Mitterrand rappelle à Édouard Balladur
qu'il faut accélérer les travaux du Louvre. Balladur accepte pour
la seule pyramide. Mais il compte bien rester rue de Rivoli
jusqu'en 1988.
Au Liban, Philippe Rochot et Georges Hansen,
d'Antenne 2, sont libérés. Ils avaient
été enlevés le 8 mars. Le gouvernement nous a caché le départ de
l'avion du GLAM pour Damas, avec François Bujon de l'Estang et
Michel Roussin, chef de cabinet de Jacques Chirac, ancien des
services spéciaux, pour chercher les otages.
Samedi 21 juin
1986
Quand Hubert Védrine se rend à l'aéroport de
Villacoublay pour accueillir les otages, il a droit à toutes les
amabilités de Maurice Ulrich. Mais Jacques Chirac, Jean-Bernard
Raimond et François Bujon de l'Estang font barrage pour que les
journalistes ne le voient pas. Raimond leur confie que le Président
bloquait sur les otages parce qu'il
n'entendait pas libérer les auteurs de l'attentat visant Chapour
Bakhtiar.
En fait, le Président refuse d'échanger des
criminels contre des innocents. Il est d'accord pour un geste à
l'égard d'Anis Naccache et des autres condamnés. Il est même prêt à
envisager une grâce d'ici à la fin de son septennat, si tout se
passe bien, si les relations avec l'Iran se normalisent, s'il n'y a
pas de nouvelles prises d'otages ou de nouveaux attentats. Mais
sans calendrier précis, sans échanger un homme contre un homme.
Sinon, dit-il, ce
serait faire de tout Français à l'étranger un otage
potentiel.
Un fait conforte le raisonnement du Président:
Camille Sontag, le dernier otage, a été enlevé par une famille
syro-libanaise de la Bekaa parce que la « mère de famille» se
trouve en prison aux Baumettes, à Marseille, pour trafic de drogue.
Libérer des criminels politiques n'y changerait rien.
Lundi 23 juin
1986
Le Président reçoit aujourd'hui le général
Kountché, chef de l'État nigérien, et Itzhak Shamir, ministre
israélien des Affaires étrangères.
A Renaud Denoix de Saint Marc, à propos de la
nomination de Dominique Bozzo à la direction du Patrimoine,
le Président lance: Enfin un bon choix !
Michèle Barzach annonce l'autorisation de la
publicité pour les préservatifs.
La femme de Michel Colucci, Véronique, me demande
de prononcer quelques mots sur sa tombe:
Mon cher
Michel,
Les mots, pour toi,
c'étaient comme des pavés que tu jetais contre la bêtise. Ce matin,
on voudrait savoir les jeter contre le malheur. Cela nous aiderait
un peu à supporter le scandale de ton absence, la dérision de ton
départ, l'absurdité de ton silence.
Mais les mots, quels qu'ils
soient, ne suffiront pas. Et même toi qui en étais le maître, tu
savais que l'amitié, comme l'amour, n'est pas faite de phrases,
mais de preuves. Et que la première des preuves, c'est le
souvenir (...).
Alors ils ne t'aimaient pas,
Michel, ceux qui ne voyaient en toi qu'un homme de passage. Ils
t'en voulaient d'avoir mis à nu la vulgarité de leur politesse,
l'hypocrisie de leur hospitalité, l'insulte de leur charité, la
grimace de leur sourire, la nullité de leur luxe.
Mais ils t'aimeront
toujours, Michel, ceux qui ont senti que tu étais, en ce monde de
fous, à l'avant-garde du vrai tact, de la finesse vécue, de la
culture sensible. Ceux à qui tu as appris qu'être juste, c'est ne
jamais censurer une certitude qui vient du cœur, si intolérable qu'elle soit, et c'est ne
jamais refuser le Verbe qui s'impose pour la dire, si neuf qu'il
soit.
Ils ne t'oublieront jamais,
Michel, ceux à qui tu as fait comprendre, avec ton génie des mots
de feu, qu'il faut être scandaleux pour lutter contre les
scandales, et que l'élégance est dans la discrétion de la
tendresse, pas dans l'étalage des ambitions (...).
Telle est la grandeur des
artistes que d'exprimer, de leur vivant, une parcelle de leur
éternité (...).
Salut... ma poule
!
Mardi 24 juin
1986
Premier Conseil de Défense de la cohabitation:
très rude affrontement entre François Mitterrand et Jacques
Chirac.
Jacques Chirac:
Je suis inquiet des retards importants pris
dans l'exécution de la loi de programmation. Il en faut une
nouvelle.
François Mitterrand:
Toutes les lois de programmation connaissent
des retards. Celle-ci sera réalisée à 97 %. La précédente (de 1977 à 1982) l'a été à 94
%.
Jacques Chirac :
Le gouvernement vous dit que l'objectif de la
loi de programmation ne peut pas être atteint.
François Mitterrand:
Je ne crois pas que cela soit le cas si vous
maintenez l'effort entrepris.
Jacques Chirac:
Il faudra une loi nouvelle, parce que
l'actuelle n'est pas exécutée.
A la suite de la suppression des aides
exceptionnelles de l'État, la Normed est déclarée en cessation de
paiement. La CGT affirme qu'elle n'acceptera pas un Waterloo de la construction navale.
Alain Madelin annonce un plan social pour 6 800
salariés (Dunkerque, La Seyne, La Ciotat).
Cet après-midi, François
Mitterrand m'entraîne, comme il en a pris l'habitude pour
«s'oxygéner» après un Conseil, dans une longue promenade.
Beaucoup de patrons considèrent que le chômage
est un mal nécessaire. Une sorte de saignée pour préserver le
corps: leur capital. La droite est à leur service.
André Santini, secrétaire d'État aux Rapatriés,
dénonce le fonctionnement de l'ONASEC, un établissement créé par
son prédécesseur, Raymond Courrière. Il annonce sa suppression et
l'ouverture d'une enquête.
Mercredi 25 juin
1986
Avant le Conseil des ministres, dans le bureau du
Président:
Jacques Chirac:
Naturellement, je serai amené à demander de
nouveau l'autorisation d'user de l'article 49-3.
Le Président, souriant:
C'est ennuyeux d'avoir un Parlement, n'est-ce
pas?
Jacques Chirac :
Comme c'est vrai !
Le Conseil adopte le projet de loi Méhaignerie sur
le logement, qui prévoit l'abrogation de la loi Quillot de 1982 et
l'extinction progressive de la loi de 1948.
Adoption définitive de la loi supprimant
l'autorisation administrative de licenciement.
Ils ont tort, enrage
François Mitterrand. C'était un symbole pour le droit au travail. Maintenant,
on est passé à l'ère du droit au licenciement.
Message du Président au Parlement à l'occasion de
l'hommage rendu à Robert Schuman. Il l'a rédigé pendant le Conseil.
C'est un plaidoyer pour l'union politique de l'Europe.
Devant la Commission de Défense de l'Assemblée,
André Giraud suggère de renoncer à embarquer le nouveau missile à
têtes nucléaires multiples sur l'un des quatre sous-marins, et de
financer à la place des missiles mobiles montés sur camions.
François Mitterrand :
Je suis contre les missiles mobiles.
Imagine-t-on des charges nucléaires se promenant sur les routes?
Cela provoquerait un rejet du nucléaire par l'opinion.
A Washington, à la demande de Reagan, la Chambre
des représentants vote l'aide à la « Contra» nicaraguayenne.
Jeudi 26 juin 1986
Le Conseil européen s'ouvre à La Haye. Comme
prévu, la confusion y règne. Il est principalement consacré aux
questions budgétaires et au problème sud-africain. Margaret
Thatcher obtient un sursis de trois mois avant que les Douze
n'envisagent des sanctions économiques contre Pretoria. Aucun
accord ne se dégage sur les montants compensatoires, les prix
agricoles, les recettes, les économies à faire.
Le Président me dit:
Il faut durcir le ton, ne pas être en retrait,
proposer des mesures positives.
Dans les couloirs, Denis Baudouin annonce qu'il ne
fera pas de contre-briefing, mais, en
fait, il réunit discrètement les journalistes pour donner sa propre
version des débats après Mme Gendreau-Massaloux, porte-parole de
l'Élysée.
Au moment de la « photo de famille », Jacques
Chirac était absent; le Président a refusé de poser, disant qu'il
convenait d'attendre le Premier ministre. En revanche, alors que le
Président s'entretenait encore avec Felipe Gonzalez, Jacques Chirac
a accepté d'emblée que la « photo » soit faite; il a fallu la
refaire.
Vendredi 27 juin 1986
A l'ambassade de France à La Haye, petit déjeuner
traditionnel entre François Mitterrand et Helmut Kohl.
François Mitterrand : Je
vais voir Reagan et Gorbatchev la semaine prochaine. Je suis sans
illusions sur le fond. Gorbatchev veut
réussir son expérience économique. Son
problème, c'est le pouvoir d'achat.
Reagan ne le comprend pas : il veut
épuiser les Russes, alors qu'il faut aider
Gorbatchev à casser le moule.
Helmut Kohl : Je ne suis pas d'accord. Je ne pense pas que Gorbatchev veuille le
faire ni même qu'il le puisse.
Kadar et Jaruzelski ont une énorme influence sur lui. Il
reste un communiste orthodoxe. Et
l'économie de l'URSS n'est pas capable de s'améliorer.
François Mitterrand:
Je pense que Gorbatchev a le regard tourné
vers l'Europe.
Helmut Kohl :
C'est vrai... En ce qui concerne l'Europe, il
faut faire ensemble un acte européen. Les élections de septembre
seront difficiles, chez moi. Même ma majorité m'inquiète. La CSU,
mon alliée bavaroise, devient populiste et
anti-européenne.
François Mitterrand:
En France, l'élection présidentielle pèsera
lourd sur les comportements des hommes politiques à l'égard de
l'Europe. Aucun gouvernement français ne peut transiger sur les
montants compensatoires ou sur la fixation des prix agricoles. Il
faut donc trouver une solution entre la France et la RFA dès ce
matin ; sinon, c'est l'échec. L'actuel gouvernement français est le
moins européen que la France ait connu depuis vingt-cinq ans.
Ilfaut donc un accord avant que cela ne dégénère.
Helmut Kohl :
Je suis prêt, pour cela, à doubler les fonds
structurels.
François Mitterrand : Jacques
Chirac refusera. Il veut revenir en France comme le défenseur des
intérêts agricoles français. Pour cela, il lui faut un échec ici.
Mais ne vous inquiétez pas: l'année prochaine à la même époque, les
dirigeants français seront tous pro-européens. En tout cas, s'il y
a échec ici, il doit apparaître comme général, et non pas comme le
résultat d'un conflit entre la France et la RFA. Il faut noyer
notre désaccord dans un échec plus vaste.
Helmut Kohl:
Je suis d'accord là-dessus... Il faudrait
progresser dans notre coopération militaire.
François Mitterrand :
J'y suis prêt.
Ce Conseil se clôture par une déclaration des
Douze rappelant leur attachement au projet de Grand Marché sans
frontières à l'horizon 1992 et la suppression des montants
compensatoires sur le porc.
Le Conseil constitutionnel déclare conforme la loi
d'habilitation sur les privatisations.
Rentrant du Sommet de La Haye, Bettino Craxi,
Premier ministre italien depuis août 1983, recordman de la
longévité gouvernementale dans son pays, démissionne après le
rejet, hier, par les députés, d'un projet de loi organisant la
répartition des fonds d'État entre les collectivités locales. Il
formera un nouveau gouvernement.
Le représentant de l'OLP à Paris, Ibrahim Souss,
demande à être invité à la garden-party du 14 Juillet. J'y suis
favorable. Nous avons répondu négativement depuis deux ans à
presque toutes ses sollicitations (la dernière fois encore, à une
demande d'audience pour Farouk Kaddoumi). Recevoir Souss à
l'Élysée, au milieu de la foule qui se presse à la réception du 14
Juillet, serait un acte moins lourd de conséquences que les très
nombreux entretiens officiels qu'il a eus dans le passé avec Claude
Cheysson et Roland Dumas. Ce serait également un acte moins
important que de recevoir Farouk Kaddoumi dans le cadre d'une
délégation arabe, ainsi que le Président l'a déjà fait. D'autre
part, la modération et le réalisme d'Ibrahim Souss méritent d'être
encouragés.
Il est à noter que Jacques Chirac vient de donner
instruction d'écarter Ibrahim Souss d'un dîner qu'il a prévu pour
le 15 juillet avec les ambassadeurs arabes.
Le conseiller pour la Sécurité de Ronald Reagan,
John Pointdexter, nous télégraphie pour nous mettre en garde contre
une éventuelle libération d'Ibrahim Abdallah avant son procès et
avant que les autorités américaines n'aient réuni toutes les
preuves relatives aux charges retenues contre lui. Son
gouvernement, rappelle-t-il, s'est porté partie civile dans ce
procès, et le Président américain y voit une occasion de démontrer
la capacité et la volonté des sociétés démocratiques de faire
pleinement et impartialement justice contre ceux qui sont accusés
de commettre des actes de terrorisme.
Pourquoi nous écrit-on cela? Nous ne savons rien
de ce dont il retourne. Les Américains sont-ils au courant de
tractations engagées à ce sujet par le gouvernement à l'insu de
l'Élysée ? La grâce relève du seul Président; or, pour lui, il n'en
est pas question.
Hubert Védrine rend compte d'un séminaire organisé
par l'Institut Aspen, à Istanbul, Confrontation ou coopération en Méditerranée,
auquel il a assisté. Un conseiller de Shimon Pérès pour les
affaires arabes assistait aux débats aux côtés de nombreux Arabes.
Oussama El Baz, conseiller de Moubarak, considère qu'avec l'arrivée
au pouvoir d'Itzhak Shamir et la volonté de l'Administration Reagan
de ne pas bouger au Proche-Orient, il n'y a absolument rien à
attendre des deux prochaines années. L'absence de tout processus de
paix le préoccupe; il a l'air désireux d'aider (de surveiller ?) le
Roi Hussein dans ses efforts de rapprochement avec la Syrie et
l'Irak.
L'ambassadeur itinérant des États-Unis, Philip
Habib, a exposé qu'au cours d'un entretien récent avec lui, le
Premier ministre français s'est déclaré convaincu du bien-fondé de
la politique des États-Unis en Amérique centrale, et qu'il espérait
vivement que le Congrès voterait le programme d'aide aux
contras.
Dimanche 29 juin
1986
En Pologne, début du 10e congrès du POUP en présence de Mikhaïl
Gorbatchev. Reconduction du général Wojceich Jaruzelski au poste de
premier secrétaire.
Invité d'une radio privée, André Santini déclare à propos de l'ONASEC que
les socialistes se comportent comme des voyous
lorsqu'ils sont au pouvoir au niveau national et local...
Bouleversé, Raymond Courrière appelle le Président.
Lundi 30 juin
1986
Les dix-neuf pays participant au programme Eurêka
approuvent, à Londres, soixante-deux projets de coopération
technologique. C'est un premier succès pour l'idée que j'ai lancée
il y a deux ans et dont Yves Stourdzé est l'animateur étincelant.
Un secrétariat permanent d'Eurêka est créé. Il s'installera à
Bruxelles et sera dirigé par un Français. Ç'aurait dû être Yves.
Mais il est déjà trop malade.
Selon les estimations de la Banque mondiale, la
dette du Tiers Monde est aujourd'hui proche de 970 milliards de
dollars, soit cinq fois plus qu'il y a dix ans. Elle s'est
constituée par le « recyclage » des capitaux des zones
excédentaires vers les zones déficitaires (pays industrialisés et
pays du Tiers Monde). Les taux d'intérêt réels étant négatifs,
l'endettement auprès des institutions publiques et privées
permettait de financer à crédit une croissance rapide, surtout dans
le Tiers Monde où elle est près de deux fois supérieure à celle des
pays industrialisés. Jusqu'en août 1982, les banques ont prêté sans
inquiétude au Tiers Monde sans même connaître le montant total de
leurs engagements dans certains pays. Les pays du Tiers Monde
eux-mêmes ont souvent méconnu le montant de leur propre endettement
; en 1985 encore, seuls 20 % des pays en voie de développement,
selon la Banque mondiale, contrôlaient et géraient correctement
leur endettement. A partir de 1980, les aides publiques se sont
réduites et les conditions d'octroi des crédits du FMI se sont
durcies. Parallèlement, la forte croissance des taux d'intérêt (qui
ont doublé entre 1975 et 1986), la croissance interrompue du dollar
(monnaie dans laquelle 80 % de la dette bancaire est libellée), le
relèvement des marges bancaires et des primes de risques exigées
par les banques ont aggravé la charge de la dette.
Certains de ces pays sont tout à fait en mesure de
faire face au service de leur dette. Le service de la dette de
Taïwan ne coûte que 8,2 % de ses recettes d'exportation ; celui de
la Malaisie ne prélève que 17,3 % de ses recettes. Mais, presque
partout, la dette rapportée aux recettes d'exportation continue de
croître (279 % en 1984 pour les dix plus gros débiteurs, et 308 %
prévus en 1985). Le rééquilibrage des comptes extérieurs ne s'est
pas accompagné, dans la plupart des cas, d'un rétablissement des
équilibres internes. Au total, la plupart des pays endettés ne sont
pas en mesure d'attirer spontanément les capitaux internationaux et
restent étroitement dépendants des crédits accordés par les
organismes officiels et les banques.
Mardi 1er juillet 1986
Retour de la loi et de l'ordre les plus
réactionnaires au Quai d'Orsay: Jean-Bernard Raimond veut faire
abroger une loi votée en janvier dernier, permettant l'intégration
dans le corps diplomatique d'ambassadeurs nommés au tour extérieur.
Cette loi avait l'avantage d'ouvrir le Quai d'Orsay, à doses
homéopathiques, à des non-diplomates, comme c'est déjà le cas dans
tous les autres ministères. A de rares exceptions près, cette
ouverture a été une réussite. Il aurait fallu continuer.
Naturellement, Raimond ne veut pas en entendre parler. Il est le
jouet des forces les plus conservatrices de l'Administration.
Le ministre de la Défense n'en a pas fini avec
Greenpeace. Il demande maintenant aux principaux acteurs de
l'affaire de certifier par écrit qu'ils n'y ont été pour rien. Le
général Saulnier signe. Charles Hernu et l'amiral Lacoste
refusent.
Un membre du gouvernement vient me dire en
confidence que TF1 sera concédée à
Hachette, bien que son tour de table ne soit pas encore bouclé.
Yves Sabouret obtiendra la présidence de la chaîne, appuyé par un
financier ami. Concernant la
Cinq, pas de
problème : Hersant tient les rênes et
aurait même commencé à bousculer ses partenaires. Pour M6, Jérôme
Monod mène le jeu. Du côté de Télé Monte-Carlo, en revanche, Jean-Claude
Decaux et les héritiers de Jacques Douce seraient écartés au profit
de Jimmy Goldsmith.
Dans le cadre de la visite à Moscou, la semaine
prochaine, les Soviétiques offrent la possibilité d'enregistrer une
déclaration du Président qui serait retransmise par leur
télévision.
Mercredi 2 juillet
1986
Le texte du projet de loi électorale est approuvé
par le Conseil constitutionnel.
Promulgation de la loi d'habilitation sur les
privatisations par ordonnances. Reste à rédiger celles-ci.
Déjeuner avec Karl Kahane, industriel autrichien,
confident et éminence grise de Kreisky, de Sadate et d'Arafat. Avec
sa grande sagesse et sa révolte juvénile, il m'expose sa vision de
la paix au Moyen-Orient.
Conformément au schéma prévu, Javier Perez de
Cuellar remettra son arbitrage à propos des Turenge aux deux
parties. Moyennant des excuses écrites du Premier ministre
français, une indemnisation, et surtout une attitude souple sur le
beurre, les Néo-Zélandais transféreront les Turenge soit dans
quelque mission humanitaire de l'ONU, soit dans un coin tranquille
comme Tahiti. Jacques Chirac soumet au Président un projet de
lettre d'excuses au Premier ministre néo-zélandais. Elle est
parfaitement correcte et Jean-Louis Bianco transmet à Matignon
l'assentiment du Président.
Le commandant Mafart
fait parvenir un message très courageux. Surtout, écrit-il,
ne payez pas trop cher pour ma
libération. Il a accordé à un journaliste une interview
assez extraordinaire dans laquelle il évoque ses études sur la
civilisation maorie et où il a cette formule: La prison, c'est quand il ne vous manque que
l'inutile. Le Président est touché par ce texte qui ne sera
jamais diffusé ni publié, puisqu'une des conditions mises à la
libération des Turenge est qu'ils ne parlent pas. En principe, tout
devrait être réglé la semaine prochaine.
Interrogé à L'Heure de
vérité sur le ralentissement de la délinquance en 1984 et 1985,
Charles Pasqua récuse les chiffres du préfet de police et ajoute :
Le préfet de police fait ce que le
gouvernement lui dit de faire. Autrement, il est remplacé dans les
vingt-quatre heures.
Furieux, Guy Fougier démissionne, malgré
l'insistance avec laquelle Jacques Chirac et Charles Pasqua lui
demandent de rester. Pour le remplacer, Jacques Chirac propose
Pierre Paolini. François Mitterrand demande qu'on lui soumette
plusieurs noms.
En ce qui concerne le général Saulnier, c'est
réglé: il aura sa promotion dans l'ordre de la Légion
d'honneur.
Un sommet américano-soviétique pourrait avoir lieu
bientôt : le Président Ronald Reagan comme Mikhaïl Gorbatchev y
trouveraient leur compte en politique intérieure. Si les États-Unis
n'assouplissent pas leur position sur l'IDS, il n'y aura pas
d'accord. Au mieux, la rencontre débouchera sur un accord-cadre ou
de grandes orientations. La tentation pourrait être forte, du côté
des deux Grands, de rechercher un accord séparé sur les
euromissiles, ce qui accroîtrait d'autant les pressions sur nos
forces.
Nos intérêts sont clairs. Tout ce qui favorise la
surenchère quantitative et qualitative dans la course aux armements
nous est préjudiciable. Tout ce qui la freine nous est favorable.
Après l'abandon de la référence à SALT 2, le traité ABM devient la
pierre angulaire de la coopération internationale. Formellement, ce
n'est qu'un traité américano-soviétique, mais une position homogène
des Grands européens favorable au respect de ce traité pèserait
lourd. Si le risque de prise en compte explicite de nos forces
venait à se concrétiser au cours de la négociation, la France
devrait montrer qu'elle n'est pas liée en poursuivant
ostensiblement son programme de modernisation nucléaire.
Le Conseil constitutionnel déclare
anticonstitutionnels deux amendements à la loi de finances: le
premier prévoyant que certaines dépenses de la Ville de Paris
seraient soustraites au contrôle de la Cour des Comptes; le second
(signé Valéry Giscard d'Estaing) abaissant la durée pendant
laquelle un contrôle fiscal est possible.
Jeudi 3 juillet
1986
Nous partons pour New York. La dignitaire qui a
tant insisté pour en faire partie est du voyage. Son forcing a
payé.
Conversation à bâtons rompus dans l'avion avec
François Mitterrand : La France est en Europe ; l'URSS et la France sont très
proches. Les Russes ont besoin de réduire leurs armements pour
améliorer leur économie. Il faut le leur permettre. Nous ne serons
ni le vassal ni le satellite de l'Amérique... Je ne suis pas
candidat. Je ne veux pas l'être. Mais peut-être voudrais-je être
élu, et, pour cela, il faudrait être candidat... Je n'ai pas
vocation à être Président. Je ne me vois pas mourir à
l'Élysée.
J'abonde dans ce sens; je ne vois pas la raison
d'être d'un second septennat : pour quoi faire ? Aucun projet ne
l'anime plus. Au surplus, quatorze ans, c'est beaucoup trop long:
il finira par être détesté...
Il me regarde de travers.
Ce soir, sur Governors Island, en l'honneur de la
statue de la Liberté, nous sommes tous figurants d'un spectacle
télévisé, y compris les Reagan qui obéissent docilement aux deux
cameramen en combinaison bleue, casque sur la tête, venus leur
demander sans précaution particulière de déplacer leurs
fauteuils.
Vendredi 4 juillet
1986
Déjeuner avec le Président américain dans la
maison de l'officier commandant Governors Island (soupe au caviar,
mousse de crabe, sorbet Lady Liberty, petits fours secs).
Je découvre en Reagan un adversaire farouche et
passionné de l'arme nucléaire.
Ronald Reagan :
Lorsque j'ai vu Gorbatchev à Genève, nous
avons parlé pour la première fois de réduction des armements. J'ai
insisté sur l'option zéro pour les armes tactiques. Les Soviétiques
acceptent maintenant de les diminuer pour des raisons économiques.
Je leur ai dit que le choix était entre un accord sur moins
d'armements ou une relance de la course aux armements.
François Mitterrand :
Gorbatchev est plus sérieux et plus désireux
d'aboutir à un accord que ses prédécesseurs, en raison de ses
difficultés économiques. La course aux armements nous inquiète,
mais la force française n'y est pas mêlée. Nous sommes donc
indifférents à cette négociation. Mais cela intéresse la France,
directement et indirectement. Directement, parce que nous voulons
l'exclusion des forces tierces de vos accords avec les Soviétiques.
Indirectement, parce que toute course aux armements nous menace.
Nous avons besoin de comprendre leur position et la vôtre. Que
faites-vous sur les missiles antimissiles ? Les propositions de
l'URSS semblent toujours liées à l'abandon de l'IDS. Quelles sont
vos intentions? Nous ne le savons pas. Jusqu'où votre pays a-t-il
l'intention d'aller dans l'abandon des traités SALT et ABM ? On
peut redouter un glissement qui remettra en cause un équilibre
établi il y a plus de dix ans.
Gorbatchev est le premier
homme d'État soviétique à avoir le comportement d'un homme moderne.
Il a compris pourquoi son pays n'est pas populaire. Il est certes
le produit du système, mais il lit la presse et écoute les radios
étrangères. Il a compris qu'ailleurs on ne parle plus métaphysique
avec un chapeau mou sur les yeux. C'est un homme qui peut
impressionner l'Occident, car il sait lui parler. Il peut espérer
vingt ans de pouvoir. Mais il n'est pas installé aussi solidement
qu'on le croit dans le système soviétique. Son avenir dépend du
niveau de vie des Soviétiques, et non du nombre de ses fusées. Il
joue sa vie politique là-dessus. Faut-il l'aider à réussir ce
développement économique en faisant des concessions militaires ?
Ou, au contraire, faut-il l'enfoncer davantage encore en réduisant
ses crédits civils? Je ne suis pas de ceux qui refusent la crise,
mais je pense qu'il serait erroné de le pousser à l'échec. Négocier
n'est pas un acte de faiblesse. Si c'était le cas, nous ne le
recommanderions pas. C'est vous qui avez la réponse. Telle est ma
position. Je dirai la même chose à Gorbatchev.
Ronald Reagan :
Je suis d'accord avec vous: Gorbatchev est un
homme moderne, très différent des autres. Mais pouvons-nous croire
qu'il entend renoncer à ce qui est la base de leur politique
étrangère, à savoir l'expansionnisme et le communisme mondial?
Jusqu'ici, Gorbatchev ne l'a pas dit. Aussi longtemps qu'ils sont
comme ça, nous ne pouvons signer que des traités vérifiables. Ils
violent le traité ABM. L'IDS ne sera jamais un élément de la
négociation. D'ailleurs, ils cherchent aussi dans cette direction.
L'IDS est un élément du progrès mondial. Grâce à elle, on peut
faire en sorte que les missiles nucléaires deviennent obsolètes.
Les progrès accomplis jusqu'ici nous rendent optimistes. Notre
politique étrangère est fondée sur le renforcement de l'IDS et de
l'Alliance afin de se débarrasser de l'arme nucléaire.
François Mitterrand :
Se débarrasser de l'arme nucléaire? Rendre les
missiles obsolètes? J'ai des doutes! Il faudra du temps à l'IDS
pour y parvenir !... Nous avons à gérer nos pays en attendant.
L'arme nucléaire est notre garantie. Un hiatus de trente ans est un
risque que la France ne peut courir. Nous n'avons pas de stratégie
de rechange. Le régime soviétique s'effondrera, mais pas tout de
suite...
Ronald Reagan :
Il s'effondrera. Je suis un optimiste
impénitent. Je ne vous ai jamais raconté mon histoire sur Castro?
Un jour, il fait un grand discours sur la place de La Havane. Au
bout d'une heure, il est furieux d'apercevoir dans la foule un
jeune homme qui se promène avec un panier et qui crie : « Peanuts,
Coca-Cola! » Castro continue son discours. L'autre continue de
crier: « Peanuts, Coca-Cola! » Au bout de cinq heures de discours,
Castro, furieux, hurle : « La prochaine fois que j'entends
quelqu'un crier "Peanuts, Coca-Cola! ", moi, Fidel Castro, Lider
maximo, je le prends par la peau du cou et l'emmène jusqu'à Miami!
» Alors, toute la foule se met à crier : « Peanuts ! Coca-Cola!
»
Éclat de rire général, sauf des officiers
américains en uniforme blanc, dans un impeccable garde-à-vous
depuis le début du déjeuner.
Reagan reprend son sérieux et ses notes: il
apprécie les nouvelles propositions soviétiques formulées à Genève,
en particulier l'option zéro pour les armes intermédiaires
installées en Europe.
François Mitterrand :
Nous sommes indifférents au débat sur le gel
des forces françaises, pour la raison que ce n'est tout simplement
pas négociable. Je le répète: la France est indifférente à cette
négociation.
Retour à Paris dans la soirée. Il va falloir faire
passer ces messages lundi à Gorbatchev pour aider à la conclusion
d'un accord tout en évitant que les armes françaises soient prises
en compte dans la négociation et sans donner le sentiment de camper
hors de l'Alliance.
Lundi 7 juillet
1986
La délégation se rassemble à l'aéroport avant le
départ pour Moscou. Doumeng n'est pas là. Il est trop malade pour
se joindre à nous.
Avant le décollage, Jacques Chirac informe
François Mitterrand des détails de l'arbitrage proposé par Javier
Perez de Cuellar dans l'affaire Greenpeace. Ce sera l'atoll d'Hao
pour les Turenge. Le Président accepte.
Dans l'avion: A Moscou, cela
va être délicat. Il faut tout dire à Gorbatchev, sans trahir nos
alliances.
Arrivée à Moscou. Formalités. Premier entretien
avec Mikhaïl Gorbatchev : assis sur un canapé, en costume gris,
cravate club, le secrétaire général du PCUS a une voix étrangement
douce, très basse.
Mikhaïl Gorbatchev :
Nos entretiens de l'an dernier ont précédé le
sommet de Genève et ont eu un impact sur lui. Nous voulons aller
vers la détente. Nous apprécions beaucoup votre politique
indépendante dans le cadre des alliances. D'ailleurs, l'Europe peut
jouer un rôle important destiné à influer sur les pourparlers
Est-Ouest.
François Mitterrand :
Il y a peu de progrès dans les relations
Est-Ouest, car chacun des deux camps pose des conditions que
l'autre pourrait mais ne veut pas accepter. Du côté américain,
c'est surtout l'obsession de l'IDS qui pose problème.
Gorbatchev s'empare d'un document. Va-t-il se
mettre à lire? Non, il le retourne pour prendre des notes !
François Mitterrand :
... Du côté soviétique, c'est le refus du
contrôle des accords qui bloque. Vos propositions sont
intéressantes, mais elles exigent l'interdiction de tout
déploiement de l'IDS. Alors les choses n'avancent pas et l'IDS
vient au centre du problème du désarmement.
Comprenez-nous bien. Je suis
hostile à l'IDS, car c'est un élément de trouble, une menace dans
l'emploi de la première frappe nucléaire. On ferait mieux
d'explorer les voies de désarmement plutôt que de se lancer dans
une surenchère. En France, certains y sont favorables. Mais notre
Constitution veut que la décison finale m'incombe. Ma position sera
donc la position de la France. Reagan m'a dit vendredi dernier: «
Pas question de renoncer à l'IDS, c'est le salut de l'humanité, la
fin du nucléaire, le défensif qui remplace l'offensif. » Il est
sûrement sincère. Je lui ai répondu que c'était sympathique mais
inquiétant. Rien n'est pire que les idées a priori. Je n'ai pas vu
l'amorce d'un progrès. Certes, il vous aurait parlé différemment.
Mais à moi, son allié, il semblait reprocher que je n'applaudisse
pas à un projet qui a pour but d'empêcher la guerre. « Les
Soviétiques, dit-il, ont de l'avance sur les lasers et refusent
tout contrôle. Nous nous sentons donc autorisés à reprendre notre
liberté sur l'armement !... » En lançant l'IDS, Reagan ne pense pas
que cela remette en cause le traité ABM. Au total, les Américains
veulent négocier sans renoncer à l'IDS. Et vous voulez les faire
renoncer à l'IDS sans négocier. Aucun progrès n'est possible sur
ces bases.
Mikhaïl Gorbatchev :
Je dois vous dire — à vous et à personne
d'autre — que j'ai une sérieuse divergence avec les États-Unis.
Notre politique extérieure est liée à notre politique intérieure.
Or nous voulons réussir ici une restructuration économique,
sociale, spirituelle, et créer la démocratie politique. Les
dirigeants qui ont lié leur nom à de grands projets intérieurs ont
besoin d'un environnement extérieur favorable. Si on laisse la
course aux armements atteindre l'espace, la situation deviendra
ingouvernable. Le nucléaire nous rend dépendants les uns des
autres. Il faut apprendre à vivre ensemble. L'IDS ne protégera
personne, mais accélérera la course aux armements. Reagan ne croit
pas que la menace réelle de l'URSS vienne de l'arme nucléaire. Ce
n'est pas la vraie raison de son attitude. Je sais de source digne
de foi ce qu'on dit dans l'entourage de Reagan. Ils expliquent: «
Les Soviétiques, comme nous, savent que l'usage du nucléaire par
l'un entraînerait la riposte de l'autre. Seul un fou pourrait y
songer. Pour nous autres Américains, le plus grand danger, c'est le
développement économique de l'URSS. C'est un plus grand danger que
le danger militaire. Il faut donc épuiser l'économie de l'Union
soviétique en utilisant l'avantage américain dans le domaine de la
technologie. » Cette politique américaine est une gigantesque
erreur. Plus d'une fois, je leur ai dit que c'était une idée
aberrante. Ils prennent leurs désirs pour des réalités et font
plaisir au complexe militaro-industriel. Reagan ne fait que servir
fidèlement les intérêts de ceux qui l'ont fait élire. Pourquoi
est-on hostile à l'URSS quand l'URSS défend ses intérêts
?
François Mitterrand :
Je suis moins sévère que vous. Certes, Reagan
est l'homme de son milieu et il subit l'influence du complexe
militaro-industriel. Mais il entend les thèses contraires et y
échappe en prenant une position prophétique. Ses militaires sont
hostiles à vos idées, mais ses politiques y sont sensibles. Je leur
ai dit: « Vous avez intérêt à ce que l'URSS se développe, réduise
ses dépenses militaires. Là est la paix; l'autre choix, c'est la
guerre. »
Mikhaïl Gorbatchev :
Ce que vous me dites conforte notre analyse de
ce qui se passe chez les dirigeants américains.
François Mitterrand s'inquiète de donner le
sentiment de trahir un allié.
François Mitterrand :
Je vous dis ce que je comprends. Pas ce qu'ils
m'ont déclaré. Je leur ai dit que je vous parlerais dans les mêmes
termes. Je ne suis chargé d'aucun message. Tout va tourner autour
de la question: jusqu'où peut-on aller pour l'IDS ?
Mikhaïl Gorbatchev :
Nous connaissons la diversité de l'Amérique.
Nous ne la peignons pas en
noir.
François Mitterrand :
Malgré son passé politique, Reagan a
l'intuition qu'il faut mettre un terme à la tension actuelle. Ce
n'est pas une machine, il aime rire, et il est, plus que d'autres,
sensible au langage de la paix. En préparant des solutions
concrètes, comme vous le faites, vous étayez peu à peu la
conviction de nombreux milieux dans le monde occidental. Cela
permettra d'éviter le pire.
Mikhaïl Gorbatchev :
Je ne cherche pas à être plus astucieux que
Reagan, mais je recherche un accord. Voici notre position de
départ. Après le Sommet de Genève, nous avons pris des initiatives.
Mais les États-Unis n'ont fait que reculer en sapant le mécanisme
de SALT 2. Concernant les forces intermédiaires, nous avons accepté
de les distinguer des forces stratégiques et de ne pas tenir compte
des forces françaises et anglaises. Pour sortir de l'impasse de
Genève, j'ai fait un deuxième pas en avant en proposant que les
recherches sur les armes spatiales soient limitées aux laboratoires
; que le traité ABM soit prorogé de quinze ans ; et une réduction
de 50% des têtes nucléaires stratégiques. Reagan et le Département
d'État ont été très positifs. Mais la délégation américaine à
Genève, elle, a été très négative. Paradoxal, non? Je veux revoir
rapidement Reagan. Il souhaite que j'aille aux États-Unis malgré sa
conduite agressive (attaque contre la Libye, violation de nos eaux
territoriales en mer Noire, grossières provocations
antisoviétiques...). Pourquoi? Nous n'avons pas perdu la guerre
contre l'Amérique! Nous n'avons pas de dettes à l'égard de
l'Amérique! Je ne ferai pas de courbettes! Je n'irai pas en
Amérique avant que la négociation n'ait fait des progrès! Sinon, la
prochaine rencontre se réduira à des photos de poignées de mains et
de promenades, et il s'ensuivra une immense déception. Cela
convient peut-être à certains collaborateurs de Reagan. Pas à
moi.
François Mitterrand :
Tout le monde sait que Reagan n'aime pas les
longs voyages. Trouvez un terrain neutre. Plusieurs pays seraient
ravis de vous offrir l'hospitalité.
Le Kremlin est un lieu fort accueillant. On m'y
alloue une chambre immense, un salon plus grand encore. En partant,
j'emporte la clef.
Mardi 8 juillet
1986
Seconde rencontre avec Mikhail Gorbatchev. La
discussion démarre sur les problèmes agricoles, mais ne tardera pas
à revenir aux négociations américano-soviétiques.
François Mitterrand :
Avez-vous eu le temps de vous occuper de vos
affaires intérieures pendant votre voyage?
Mikhail Gorbatchev :
Non, je laisse ça aux autres. Il fait chaud,
je pense à l'Ukraine qui est très touchée par la sécheresse depuis
1977. Huit ans de sécheresse! Alors que dans le Nord, pas le temps
de faire les récoltes, le gel vient vite ! En cent ans, de 1870 à
1970, il y a eu cinquante-deux années de sécheresse.
François Mitterrand :
Vous avez de très bons paysans ici. Mais on ne
peut planifier le soleil et la neige...
Mikhaïl Gorbatchev :
Heureusement, chez nous, les vaches sont au
chaud quand il fait froid.
François Mitterrand :
En sortant, je dirai à la presse que
l'ambition de Gorbatchev est de gouverner le soleil ! Je vous ferai
là une bonne publicité!
Mikhail Gorbatchev
éclate de rire: Pas le soleil, mais le climat, peut-être.
François Mitterrand :
Nous sommes de grands exportateurs de produits
agricoles. Pendant trente-cinq ans, j'ai représenté une région
d'élevage. Je vous la ferai visiter si vous revenez en
France.
Mikhaïl Gorbatchev :
Avec les Français, nous faisons des choses en
matière de champignons, d'élevage et de matériel agricole. J'ai
visité plusieurs coopératives françaises ; j'ai été agréablement
surpris à Toulouse. Je suis très ami avec Doumeng, un personnage
haut en couleurs.
François Mitterrand :
Un personnage extraordinaire, qui a de la
poigne.
Mikhaïl Gorbatchev :
Il a de la poigne: il a tout fait par sa
propre volonté. Il est très apprécié ici.
François Mitterrand :
Je lui demande souvent son avis.
Mikhaïl Gorbatchev exprime le souhait de voir
Jean-Baptiste Doumeng. Je lui explique qu'il était trop malade pour
venir.
Mikhaïl Gorbatchev :
Je voudrais vous parler encore des problèmes
européens. Nous sommes tous deux préoccupés par la situation. Nous
sommes persuadés qu'il vaut mieux accomplir des progrès et qu'une
nouvelle rencontre avec Reagan suppose qu'elle soit productive.
Nous cherchons tous les points de convergence dans le domaine du
désarmement. Vous m'avez dit qu'il faut se servir du prestige de
Reagan pour trouver un accord. Nul ne sait qui va le remplacer. On
ne peut pas le pronostiquer. Entre-temps, les engrenages se mettent
en marche. Pour l'instant, des possibilités d'accord existent, je
vous en ai parlé. Nous allons agir dans ce sens, de façon
constructive, pour rechercher les solutions de compromis sans
porter atteinte à la sécurité de l'URSS, en tenant compte des
intérêts des autres et de leur propre sécurité. Je l'ai dit dans un
message que j'ai adressé à Reagan. Nous sommes désireux que la
situation aille vers le mieux. Si
maintenant, en réponse à nos vastes propositions qui intéressent
tout le monde, l'Administration américaine ne vient pas à notre
rencontre, il sera très difficile d'escompter quelque chose de
l'avenir. Il ne faut pas que triomphe le clan ultra-conservateur
qui entoure Reagan.
François Mitterrand :
Les objections faites par les Américains à vos
propositions sont de trois ordres : « Premièrement, disent-ils,
nous voulons poursuivre les recherches sur l'IDS, quel que soit le
résultat de la négociation ; deuxièmement, les Soviétiques refusent
tout contrôle réel du désarmement ; troisièmement, les propositions de Gorbatchev ne
réduisent pas l'armement lourd
stratégique nucléaire, les SS 18. » J'ai relevé ces trois
objections. La première est la plus sérieuse, mais je pense qu'on
peut y trouver des solutions. La deuxième objection est aussi
sérieuse, puisque les conceptions en matière de contrôle sont
différentes. La troisième me paraît surmontable par la
négociation.
La France ne soumettra pas
ses programmes militaires aux États-Unis. Nous n'avons que cent
cinquante charges. Quand notre programme sera achevé, nous en
aurons un peu plus de deux cents. Elles ne sont pas intermédiaires
pour nous, elles ont une valeur stratégique. Je ne cherche pas à en
avoir dix mille, nous n'en avons nul besoin. Nous ne craignons pas
une offensive de l'URSS et nous pensons avoir atteint le seuil
nécessaire à notre défense.
Je voudrais vous faire
comprendre notre embarras. Je ne voudrais pas que ce soit un
obstacle à la négociation globale. Mais s'il y avait un accord
entre les États-Unis et l'URSS sur le gel de nos forces, nous
continuerions quand même à les fabriquer. Je ne voudrais pas avoir
à demander aux Américains l'autorisation de les fabriquer. Ils me
diraient : « Non, car nous allons le
faire, pas vous. » Nous ne voulons pas dépendre des
Américains.
Je ne vois pas comment
résoudre cette contradiction. Il faut évidemment qu'il y ait un
accord. Mais, s'il est nécessaire pour nous d'avoir un armement
supplémentaire, dites-vous bien que nous le fabriquerons. Même si
nous sommes dénoncés comme ceux qui troublent l'ordre mondial. Et
alors là, vous serez d'accord avec Reagan pour trouver que les
Français sont impossibles. Nous ne voulons pas plus de trois cents
charges nucléaires d'ici à la fin du siècle, et nous ne voulons pas
qu'elles soient comptées dans votre négociation, même si les
Américains et vous êtes solidaires.
Mikhail Gorbatchev, en
souriant: Non, vous n'avez pas l'intention
d'en avoir trois cents, mais six cents!
François Mitterrand :
Non, pas plus de quatre cents.
Mikhail Gorbatchev :
Je serais heureux que cela soit vrai
!
François Mitterrand, me
faisant signe de noter cela tout particulièrement: Je vous donnerai les vrais chiffres... Les Américains
veulent que nous ayons une force conventionnelle plus puissante et
que nous l'intégrions au commandement de l'OTAN. Je ne suis pas
contre le fait d'avancer par étapes, carde la frontière française à
la Tchécoslovaquie, il n'y a que vingt minutes d'avion. Mais nous
n'entrerons pas dans le commandement intégré. L'opposition le
voulait. J'ai dit à Jacques Chirac : « Pas question. » Il n'a pas
insisté.
Revenons à l'Europe. Les deux
Grands veulent-ils négocier? Vous, oui; le Département d'État, oui.
Le Président américain y est-il décidé ? Je ne suis pas convaincu.
Mais je vais être plus précis : le Président Reagan le veut, mais
il n'a pas encore tranché entre les deux thèses. Il suffirait de
peser pour aller dans le sens d'une négociation réelle. Le
Président Reagan m'a écrit à ce sujet. Je lui ai répondu qu'il est
dangereux d'oublier SALT 2 et de remettre en cause le traité ABM.
Je lui ai dit que le gel de quinze ans sur les ABM me paraît une
bonne proposition. Il m'a répondu que les Soviétiques n'appliquent
plus ni le traité SALT ni celui d'ABM. Je crois que vos experts
devraient travailler avec précision là-dessus. Il ne peut y avoir
de négociation sur des soupçons, mais sur des
réalités.
Mikhail Gorbatchev :
Ce sont là des problèmes majeurs. Les
Européens ont intérêt à ce qu'il n'y ait plus en Europe d'armes
nucléaires intermédiaires.
François Mitterrand :
Je suis d'accord avec vous. Je regrette
qu'elles y soient depuis 1978. D'autant plus que les Américains
disent que vos missiles sont mobiles. Et que, même si vous les
reculiez, vous pourriez à tout moment les faire revenir en Europe.
J'ai répondu que ce ne doit pas être une question préalable, car,
dans ce cas, on ne discutera jamais de rien. S'il n'y avait plus
d'armes intermédiaires, cela ne changerait pas le fond du
problème.
Mikhail Gorbatchev :
Parfois, on nous dit que les Européens pensent
que leur sécurité n'est pas garantie sans les armes intermédiaires
américaines. Si tel était le cas, nous serions très déçus, et le
départ des armes intermédiaires serait très difficile à réaliser. Y
a-t-il un consensus en Europe pour que les missiles américains et
soviétiques soient retirés ?
François Mitterrand :
La France considère que leur départ simultané
serait une bonne chose. Mais une autre question a été posée : c'est
le problème japonais, qui a pris le devant dans l'esprit américain.
Au Sommet de Williamsburg, on a évoqué une proposition particulière
: une alliance globale de l'Occident autour des Américains. Je suis
en très bons termes avec les Japonais, je souhaite qu'ils échappent
à la guerre, mais l'Alliance a un champ géographique limité: ni la
Libye, ni le Nicaragua, ni le Japon n'en font partie. Elle n'est
pas étendue aux dimensions de l'univers. On ne l'improvise pas en
une demi-heure entre un thé et des petits gâteaux. Je me suis donc
opposé à cette proposition. C'est très difficile. On a abouti à un
communiqué peu clair. Depuis cette époque, j'ai toujours veillé à
ce que ce problème ne soit pas reposé. Il y a là un contentieux
planétaire. Pour les Américains et les Japonais, les SS 20 en
Sibérie ou en Europe, c'est la même chose. Pas pour nous. Je suis
un ami du Japon, encore une fois. Mais les obligations sont les
obligations, et les alliances sont les
alliances. Pour l'heure, nous n'avons pas d'alliance avec le
Japon.
Moi, j'ai un raisonnement
simple, égoïste, qui dépend de la distance que parcourent les SS
20. Tant que la France est dans le rayon de tir, cela me gêne.
Au-delà, cela ne me gêne pas. Ce n'est peut-être pas très
international comme raisonnement, mais c'est mon raisonnement. A
compter du moment où nous ne sommes pas à portée de tir des fusées
soviétiques, je suis d'accord.
Mikhaïl Gorbatchev
éclate de rire : Vous n'êtes pas sans savoir
la position de mon pays. Nous ne voulons pas porter atteinte à la
France. En termes de sécurité, vous êtes notre partenaire, quelle
que soit la situation : qu'elle soit facile, difficile ou
compliquée.
J'accorde toute son
importance au raisonnement par lequel vous avez souligné le fait
que vous êtes souverain pour la modernisation et l'utilisation de
vos forces, et que personne d'autre n'a le droit d'en disposer.
Mais il se peut qu'il y ait bientôt une avancée réelle entre les
États-Unis et l'URSS en matière de désarmement et qu'on en arrive à
des mesures politiques. Pendant ce temps, la France augmenterait
son potentiel ? Tout cela nous paraît étrange ! Nous comprenons et
respectons votre indépendance. Mais nous rechercherons avec vous
une solution pour que vous n'accroissiez pas votre potentiel
pendant ce processus de négociation. Nous voulons que vous nous
compreniez mieux. Si, pendant que nous avançons vers le désarmement
avec les Américains, les Anglais et les Français augmentent leur
potentiel nucléaire, la France et l'Angleterre remplacent en
quelque sorte les États-Unis dans la course aux armements. Nous ne
pouvons l'admettre. Vous dites que vous êtes souverain pour les
forces françaises. Mais Mme Thatcher donne un autre son de cloche.
Elle a écrit une lettre au chef d'état-major américain disant que
les forces anglaises sont assez importantes pour que les forces
soviétiques les prennent en considération. Eh bien, c'est vrai,
nous les prenons en considération. Mais maintenant que nous les
prenons en considération, nous pensons que cela suffit. Nous
espérons que la France saura faire preuve d'une attitude
responsable au moment où l'on va essayer de mettre sur pied un
contrôle de l'armement nucléaire.
François Mitterrand,
d'une voix calme, comme s'il n'avait pas entendu la lourde menace :
Votre position est logique. Notre principe est
celui de la suffisance pour dissuader une agression. Nous ne
voulons pas dix mille charges nucléaires, nous voulons disposer de
charges suffisantes — cela peut être à
préciser : combien ? de quelle qualité ? — pour être prises en considération.
Le Président se place ici sur un terrain très
glissant : il vient de laisser entendre qu'il pourrait discuter des
armes nucléaires françaises avec Gorbatchev. Il se reprend :
François Mitterrand :
Tant que le nombre de vos armes augmente, nous
continuerons à augmenter les nôtres afin que notre niveau de
suffisance s'élève à mesure. Si vous réduisez votre armerment,
notre niveau de suffisance restera stable. Compte tenu du nombre de
nos armes, la qualité de notre suffisance doit se modifier pour
suivre le rythme. Si vous parvenez à un accord de désarmement, il
est logique de penser que la France devra se contenter de l'état
suffisant de sa force de dissuasion. C'est un sujet que je veux
bien examiner. La discussion, jusqu'ici, n'a porté que sur les
armes intermédiaires. Si vous appelez « intermédiaire » la force
française, il faudrait en effet que nous limitions notre armement
intermédiaire. Or il est pour nous stratégique, et vous prendriez
en compte notre armerment stratégique ? Ce n'est pas acceptable !
Si on ne parle que des forces nucléaires intermédiaires, l'accord
sera très difficile avec nous. Pourquoi continuer à nous ennuyer
avec cela ? S'il y a un accord global de désarmement, y compris
stratégique, entre les États-Unis et l'URSS, je veux bien admettre
votre argument et on peut s'attendre à ce que nous réduisions notre
armement. S'il s'agit seulement des forces intermédiaires, pourquoi
continuer à vous armer, et pas nous ? La distinction
tactique/stratégique n'a pas de sens. Ce qui compte, c'est d'être
hors de portée. On peut avancer dans une négociation globale entre
les États-Unis et l'URSS. La France pourrait en tirer la conclusion
que j'ai dite. Mais, dans un débat limité aux forces nucléaires
intermédiaires, pourquoi la France limiterait-elle ses armes alors
que les autres ne limiteraient pas leurs armes stratégiques
?
Tout ce que je vous dis là
reste entre nous. Je ne veux pas donner l'idée d'un changement de
la position française. J'ai besoin d'amorcer la discussion. Je
trouve votre raisonnement honnête, et notre intérêt n'est pas de
compliquer la situation.
Mikhaïl Gorbatchev:
Nous allons donc fournir plus de détails
concrets. Cela relève de préparatifs allant dans ce sens... Je
voudrais revenir sur ce que les Américains ont dit de notre
position. On vous a dépeint la situation comme si l'URSS devançait
militairement les États-Unis en plusieurs domaines, et comme si les
États-Unis voulaient rattraper l'URSS. Ces raisonnements américains
sont vieux comme le monde.
François Mitterrand :
C'est un sujet qui ne doit pas être traité sur
de simples affirmations. Expliquez-vous ! Qu'on me montre des
chiffres, des photos ! Je n'ai pas les moyens de juger
!
Mikhaïl Gorbatchev :
Si l'on examine les rapports annuels du
commandement militaire américain, l'idée est partout soulignée que
l'URSS respecte les accords passés et que l'avance soviétique n'est
qu'une élucubration. Les rapports de l'Institut stratégique de
Londres sont tout aussi clairs : l'URSS respecte les accords
passés. Mais quand des critiques s'élèvent au Congrès à propos du
budget de la Défense, la CIA et son chef, Casey, donnent aux
parlementaires des informations selon lesquelles l'Administration a
raison de parler d'une supériorité soviétique. Quand il n'y a pas
de discussions budgétaires, les militaires reconnaissent qu'il y a
là des exagérations ! Lorsque les Américains veulent faire
subventionner un nouveau système d'armes, ils sont en retard ;
quand ils n'ont pas à faire financer un nouveau système d'armes,
ils sont en avance ! C'est un mécanisme bien rodé. La CIA leur sert
à cela.
François Mitterrand :
Nous pourrons parler de l'Europe en session
plénière. Je voudrais vous parler des rapports franco-allemands.
Beaucoup de choses sont dites à ce sujet. La France doit assurer la
couverture nucléaire de l'Allemagne, déclarent certains. Je
souhaite faire le point là-dessus. Les Allemands sont nos alliés.
Nous discutons de forces conventionnelles avec eux :
pourquoi pas ? Nous parlons de la
présence de la FAR en Allemagne :
pourquoi pas ? Les manœuvres en commun :
pourquoi pas ? Une formation en commun : pourquoi pas ? Informer la
RFA d'un danger nucléaire : pourquoi pas ? Mais d'autres choses
doivent être sues de l'URSS. Premièrement, il n'y aura pas
d'intégration des forces françaises dans l'OTAN, fût-ce par un
biais. Deuxièmement, il n'est pas question de mêler la RFA à la
décision et à l'élaboration de la dissuasion nucléaire française.
Il n'y a donc pas de modification de la stratégie de dissuasion
française, pas de défense au-delà du territoire
français.
Pour ce qui touche à
l'Allemagne, mon appréciation reste libre. La notion d'intérêt
vital à défendre reste la clé de l'appréciation du seul Chef de
l'État, et j'ai refusé de donner à ce mot une signification
stratégique précise. La doctrine militaire française reste
inchangée. Le Chancelier Kohl ne m'a d'ailleurs pas demandé de la
changer. Le commandement militaire allemand le souhaiterait. Il
existe aussi une certaine tendance en France dans ce sens, mais, je
le répète, la couverture française automatique de l'Allemagne ne
m'a jantais été demandée par les Allemands. Je voulais que vous le
sachiez.
Mikhaïl Gorbatchev, très
calme, après un long silence, comme pour souligner la portée
considérable de ce qui vient d'être dit : Ce que vous dites est
très important.
François Mitterrand
: Je voudrais vous parler maintenant de
Tchernobyl. Vous avez vu que la France est restée très discrète
là-dessus et n'a pas engagé de polémiques contre
l'URSS.
Mikhaïl Gorbatchev :
Nous l'avons remarqué et nous avons apprécié
l'aide de la France. Je vous en remercie et, à travers vous, le
peuple de France.
François Mitterrand :
Nous sommes disponibles, sachant qu'en sens
inverse, s'il y avait à le faire, vous le feriez aussi. Ce genre
d'accident est toujours possible. Il ne faut pas croire que seuls
les autres peuvent en être victimes !
Mikhaïl Gorbatchev :
Pour ce qui est de Tchernobyl, il vaut mieux
voir les choses une fois de ses yeux que d'en parler dix fois. La
réalité, après que la centrale a échappé au contrôle, est
terrifiante. Les dommages directs sont de l'ordre de 2 milliards de
roubles, sans compter les dommages indirects: les usines fermées,
les villes évacuées, etc. J'ai reçu le rapport de la commission, je
vais l'étudier. Nous dirons tout à notre peuple et à l'opinion
mondiale. Nous entendons en tirer les conclusions. Une coopération
est nécessaire avec la France pour mieux contrôler l'usage du
nucléaire.
Les portes s'ouvrent sur l'aide de camp qui, pour
la seconde fois, prévient que l'heure est depuis longtemps
dépassée. En se levant, François
Mitterrand lâche : Nous souhaitons très
vivement que vous appuyiez notre candidature pour que les Jeux
olympiques d'été aient lieu à Paris en 1992.
Mikhaïl Gorbatchev:
Il ne saurait y avoir d'objection pour Paris,
mais je n'y ai pas encore réfléchi.
François Mitterrand :
Vous jugerez.
Rencontre avec Andreï Gromyko. On récapitule ce
dont on a parlé avec Mikhaïl Gorbatchev : SALT 2, ABM, IDS, défense
terrestre, rôle de l'Europe. Rien d'original. Le vieil homme,
austère, impénétrable, triste, est déjà dans un autre monde.
Retour dans la nuit à Paris.
Mercredi 9 juillet
1986
Le Conseil des ministres examine le projet de loi
abrogeant la loi Savary sur l'enseignement supérieur. Il est semé
de pièges : hausse des frais de scolarité, esquisse d'une
sélection, etc. Jean Foyer au Parlement et le recteur Yves Durand à
Matignon y tiennent. La mort dans l'âme, Alain Devaquet présente le
projet. François Mitterrand s'abstient de commenter.
Sans même se rendre compte que le Président a, sur
ce sujet, entendu les deux dirigeants des superpuissances en
l'espace de trois jours, André Giraud
expose les contacts qu'il a eus avec des Américains et se lance
dans une grande fresque sur la stratégie nucléaire : Si l'on arrive à l'option zéro sur les forces
intermédiaires et même si l'équilibre stratégique est maintenu, il
subsistera en Europe un grave déséquilibre conventionnel. Il n'y a
donc que deux solutions : soit on obtient un désarmement
conventionnel massif des Russes, soit il faut maintenir des armes
nucléaires de théâtre américaines en Europe. Sinon, nous risquons
d'être entraînés dans la négociation.
Le Président répond d'une voix mesurée :
Comme me l'a dit M. Gorbatchev, peu importe, à
l'heure de l'agonie, de savoir si l'on est victime de la peste ou
du choléra ! Pour la prise en compte de la force de frappe
française. il suffit de dire non ; je ne suis pas le premier à
l'avoir dit. Quoi que Russes et Américains décident pour nous
impliquer, nous n'en tiendrons pas compte. La position soviétique
est d'ailleurs aberrante. Car si l'on prenait en compte la force de
frappe française, nous serions obligés de négocier avec les
États-Unis pour tout nouveau sous-marin nucléaire ou toute tête
nucléaire supplémentaire. Nous rentrerions de la plus mauvaise
manière qui soit dans le commandement intégré de l'OTAN. Ce n'est
ni notre intérêt, ni celui des Russes.
André Giraud :
Je partage cette opinion. Mais je pose le
problème de l'Europe. Les Pershing instituent une sanctuarisation
de l'Europe et sont de ce fait nécessaires.
Il ne lâche jamais. Chirac, choqué qu'il ait
reparlé après le Président, le fusille du regard.
Charles Pasqua présente
son projet de loi sur les conditions d'entrée et de séjour des
étrangers en France. Un étranger condamné à six mois de prison peut
être expulsé ; la reconduite à la frontière n'a plus besoin de
l'accord de l'autorité judiciaire. François Mitterrand commente : Ce sont les
gouvernements faibles qui prennent des
mesures de ce genre.
Ouverture des négociations entre le patronat et
les syndicats sur les nouvelles procédures de licenciement.
Le juge Michau lance un mandat d'arrêt
international contre Yves Chalier, réfugié au Brésil.
Jacques Chirac et l'ambassadeur de
Nouvelle-Zélande à Paris signent l'accord obtenu, il y a trois
jours, par Javier Perez de Cuellar en vue de régler le contentieux
entre Paris et Wellington à propos de l'affaire Greenpeace.
Adoption définitive de la loi modifiant le statut
de la Nouvelle-Calédonie.
L'explosion d'une bombe dans les locaux de la
brigade de répression du banditisme de la préfecture de police de
Paris fait 2 morts et 28 blessés.
Jeudi 10 juillet
1986
Ibrahim Abdallah est condamné à quatre ans de
prison par le tribunal correctionnel de Lyon. L'attentat d'hier est
évidemment lié à ce procès.
En visite au camp militaire de Suippes, dans la
Marne, Jacques Chirac déclare :
Premier ministre et, en tant que tel,
responsable de la Défense nationale,
j'entends, dans ce domaine comme dans les autres, exercer
pleinement le rôle qui est le mien.
Le Président est
naturellement furieux en lisant la dépêche d'agence rapportant ces
propos : Ils ne respectent rien, pas même leur
Constitution !
François Mitterrand me
parle de Mikhaïl Gorbatchev : Il est
suffisamment attentif aux critiques adressées à son plan du 15
janvier pour faire quelques propositions, certes encore modestes,
mais qui ont le mérite de montrer qu'il reconnaît l'existence du
problème des armements conventionnels en Europe. En revanche, il ne
répond pas aux remarques que je lui ai faites sur l'importance des
missiles terrestres lourds dans l'arsenal soviétique, sur le
missile SS 25, sur le radar de Krasnoïarsk et sur des modalités
satisfaisantes de vérification, qui restent à trouver. Pour des
raisons à la fois économique, politique et personnelle, je le crois
réellement intéressé à la conclusion d'un accord de maîtrise des
annements. Il est prêt à un nouveau Sommet américano-soviétique,
mais, pour lui, ce Sommet n'aurait de sens que s'il permettait
d'arriver à des résultats concrets et positifs. Et il a
raison.
Sur l'Afghanistan, je trouve
Gorbatchev un peu en retrait sur les positions que je l'avais
entendu défendre à Paris en octobre 1985. Il reconnaissait alors
que l'engagement militaire en Afghanistan était, pour l'URSS, un
problème auquel il fallait rechercher une solution. Il m'apparaît
maintenant moins pressé, ou plus assuré. Les retraits de troupes
que Gorbatchev vient d'annoncer à Vladivostok demeurent symboliques
et sans doute moins significatifs que ses déclarations concernant
la Mongolie...
Vendredi 11 juillet
1986
Action directe revendique l'attentat contre la
préfecture de police.
La crise avec Jacques Chirac s'annonce ! Elle est
inévitable. Elle aura lieu, comme prévu, sur les privatisations. Le
Conseil d'État examine le projet d'ordonnance fixant la liste des
soixante-cinq entreprises privatisables choisies par le
gouvernement. Chirac a maintenu son point de vue : y figurent la
BNP, la Société Générale et le Crédit Lyonnais, donc des
entreprises nationalisées en 1945. Le gouvernement entend inscrire
le projet d'ordonnance à l'ordre du jour du Conseil de mercredi
prochain. Le Conseil d'État a émis de très nombreuses remarques
d'ordre juridique.
François Mitterrand me
dit : Je ne signerai pas une telle ordonnance.
Le choc est inévitable. Je vais prendre le pays à témoin. La
discussion de ce texte peut venir en Conseil des ministres, s'ils
le veulent, mais ce n'est pas le Conseil qui signe les ordonnances,
c'est moi. Et je ne signerai pas ! On va donc dans le
mur.
Samedi 12 juillet 1986
Reçu une lettre de Brian Mulroney, qui s'inquiète
des positions du gouvernement français sur l'Afrique du Sud.
Concernant les privatisations, le gouvernement
décide de tenir compte des observations du Conseil d'État. Le texte
de l'ordonnance ne sera pas communiqué au Président avant le lundi
14 juillet, pour le Conseil du 16 ! Certains, ici, sont d'avis
qu'il attende d'avoir lu l'ordonnance pour se prononcer, ou bien
qu'il écrive à Jacques Chirac avant de s'exprimer publiquement à ce
sujet. Mais une lettre présente un grave inconvénient : elle permet
une réponse. Et puis, le 14 juillet est une date symbolique... Il
faut qu'après-demain, le Président exprime son refus sans attendre
le Conseil des ministres, même si le texte est ensuite soumis au
Conseil.
Dimanche 13 juillet
1986
Dîner dans les appartements privés du Président
avec Robert Badinter, Michel Charasse et Jean-Louis Bianco afin de
préparer des arguments pour son interview de demain dans laquelle
il annoncera son refus de signer l'ordonnance sur les
privatisations.
Le Président décide de
se placer sur le terrain de l'indépendance nationale : L'ordonnance ne protège pas les entreprises privatisées
contre un contrôle étranger, car elle ne fait que limiter à 15 %
pendant quinze ans les achats étrangers. Cela ne suffit pas. De
plus, Lord Cornfield, le commissaire européen chargé de cela,
proteste déjà contre cette limite de 15 %, qu'il trouve excessive.
Le gouvernement devra donc la réduire. Les entreprises françaises
seront bradées à l'étranger. Dans le même temps,
il refuse d'entrer dans des
considérations juridiques et techniques. Ce serait tomber dans un
piège que de discuter du détail de l'ordonnance.
Quelqu'un s'inquiète de la réaction de Jacques
Chirac : et s'il démissionnait, bloquant tout, obligeant d'aller
aux élections ? Le Président :
Jacques Chirac n'osera pas aller aux
élections. Le scrutin proportionnel est encore en vigueur et il ne
veut pas refaire avec moi ce qu'il a fait en 1976 en démissionnant
du gouvernement Giscard.
Lundi 14 juillet
1986
Pendant le défilé des troupes sur les
Champs-Élysées, Michel Charasse et Jean-Louis Bianco travaillent
encore à ce que pourra dire le Président tout à l'heure et à un
projet de communiqué de l'Elysée à publier après. Le Président me confie : Je suis
sur le fil du couteau.
A 12 heures, à la demande de François Mitterrand,
Jean-Louis Bianco prévient Maurice Ulrich que le Président
annoncera à la télévision qu'il refuse de signer l'ordonnance sur
les privatisations. Pas de commentaires.
A 13 heures, François
Mitterrand confirme sur TF1 son
refus de signer l'ordonnance : Cela ne
bloquera pas tout, parce qu'il existe une autre voie, la voie
parlementaire. Je n'ai pas à apporter une caution. C'est au
Parlement de prendre ses responsabilités.
A 18 h 30, le Président
regagne son bureau : Je vais baisser dans les
sondages... Fallait-il l'affrontement ? Il y a des moments où on ne
peut le refuser...
Nous savons que la plupart des conseillers de
Jacques Chirac le pressent de démissionner. Mais, à 19 heures,
Édouard Balladur publie une déclaration apaisante : le projet
d'ordonnance sera modifié pour tenir compte de l'avis du Président
en protégeant mieux les intérêts nationaux des attaques venues de
l'étranger. Il s'abrite derrière la décision antérieure du Conseil
constitutionnel et s'aligne sur ce qui a été décidé en 1982. Le
Président, dit-il, ne peut donc pas se placer sur ce terrain pour
refuser la privatisation par ordonnance des entreprises
nationalisées en 1945. Le texte viendra par conséquent en Conseil
et il faudra réitérer le refus mercredi.
A 20 h 45, après avoir regardé les journaux
télévisés, Jean-Louis Bianco et moi sommes dans le bureau du
Président. Le téléphone sonne. C'est Jacques Chirac. Il explique
sans doute qu'on procédera aux privatisations tout en veillant à
protéger les intérêts nationaux.
Le Président, impavide :
C'est ce qu'a déjà dit M. Balladur il y a une
heure. Et moi, cela fait pour le moins deux mois que je me répète
et que je signale que je suis très réservé sur la procédure des
ordonnances dès lors qu'elle ramasse tout. Quelles que soient les
intentions, il n'y a pas de procédé empêchant
l'internationalisation des entreprises privatisées. Je ne veux pas
prendre, moi, la responsabilité de ces mesures. Le gros des
ordonnances, sur les autres sujets, sous réserve d'examen, je le
signerai. Pourquoi, dans ce cas-ci, ne pas procéder par la loi ? Je
ne vous ai jamais empêché d'utiliser l'article 49-3, si vous voulez
aller vite !
Jacques Chirac :
Je ne veux pas faire davantage de concessions.
Ma majorité est à bout.
Le Président, souriant :
Vous avez fait des concessions à tout le
monde, sauf à moi !
Jacques Chirac :
Alors, vous voulez mettre un ternre à la
cohabitation ?
Le Président : Je
ne le souhaite pas. Mais j'accepte les
conséquences de ce que je fais. Je ne vous en veux pas. Vous faites
ce que vous croyez devoir faire. Je reconnais que ce n'est pas
facile pour vous sur le plan parlementaire. Mais si, dès le début,
vous étiez passé par la loi, ce serait peut-être fini aujourd'hui.
Je vous avais dit que je ne signerais pas la dénationalisation des
entreprises nationalisées en 1945. Je ne céderai pas. Si vous
passez devant le Parlement, je puis exercer une influence pour que
cela ne traîne pas trop. Bien sûr, vous allez encore me dire que je
tire les ficelles des socialistes... Mais c'est tout ce que je peux
faire. Vous avez des convictions. Admettez que je puisse en
avoir.
Jacques Chirac reparle de ses difficultés avec sa
majorité.
Le Président:
Si votre majorité veut me mettre en
accusation, eh bien, qu'elle le fasse !
Jacques Chirac
: Selon les juristes, le Président n'a pas le
droit de refuser de signer les ordonnances.
Le Président s'énerve
quelque peu: Moi aussi, je suis bardé de
citations du général de Gaulle et de Michel Debré ! Je ne céderai
pas. Je vous laisse réfléchir. On ne me fera pas faire ce qui est
contraire à ma conviction politique la plus intime. Je ne souhaite
pas mettre fin à cette expérience. Je n'ai rien contre vous,
au-delà du nécessaire affrontement politique. Si cela doit mettre
un terme à l'expérience, eh bien, je le regretterai. En dehors de
la rudesse du débat politique, je n'ai jamais cherché à vous mettre
en difficulté. Je n'attends rien de l'opinion publique. Je suis
libre de toute obligation. Je n'aspire à rien, sauf à bien finir
mon mandat. Cela dit, qu'il y ait une crise, je m'y attendais
depuis le premier jour, depuis le 16 mars. Et comme cela fait
quatre ans que je prévoyais les résultats du 16
mars...
Jacques Chirac :
Je n'arriverai pas à retirer ce texte. Une
large partie de ma majorité est très en colère...
Le Président :
Contre moi, pas contre vous ! Vous serez
acclamé.
Jacques Chirac :
Mais si vous la signez, je me fais fort
d'obtenir une déclaration commune des présidents du Sénat et de
l'Assemblée nationale vous déchargeant de toute responsabilité dans l'ordonnance...
Le Président
: Non. Cela ne me va pas. Vous savez, le Sénat
a envie de partir en vacances ! Nous pouvons conjuguer nos
influences pour qu'après une bataille de principe, tout rentre
rapidement dans l'ordre. Il n'y a pas le feu à la maison. Si vous
estimez qu'une crise est inéluctable, je l'accepte. Mais je ne la
souhaite pas. L'élection présidentielle est inscrite dans les faits
dès lors que nous avons eu les résultats du 16 mars. A vrai dire,
c'est déjà une sorte de miracle que nous ayons tenu quatre mois.
Faisons en sorte que ce miracle dure. Je vous avais prévenu. Vous
ne m'avez pas cru.
Jacques Chirac:
Certains me poussent à démissionner pour
provoquer une présidentielle anticipée.
Le Président :
Il n'y aura pas de présidentielles anticipées.
C'est moi qui dissous le Parlement. Et, par ailleurs, je n'ai pas
l'intention de démissionner.
Très tendu, mais aimable, il clôt la conversation
sur un : Réfléchissez-y.
Il nous regarde. Long silence. La pièce est
presque plongée dans l'obscurité. Seule une petite lampe de bureau
a éclairé cette conversation qui ouvre peut-être une crise de
régime. Le Président : On va voir ce qu'il va faire. Il changera trois fois
d'avis. Puis il cédera... Ce n'est pas un mauvais type
!
Je réalise maintenant que François Mitterrand
était sans doute décidé depuis mars à ne pas signer au moins une
ordonnance. Sans doute celle sur les privatisations. Plusieurs
signes ont été très clairs: la lettre qu'il a envoyée à Jacques
Chirac, la teneur de nombreuses conversations avec lui,
l'avertissement qu'il a donné au Conseil des ministres du 9 avril.
Deux questions tactiques se posaient encore : sur quel terrain
devait-il dire non ? A quel moment devait-il faire connaître sa
décision ?
Nous y sommes.
Mardi 15 juillet
1986
François Mitterrand est parti à Latché pour la
journée. Jacques Chirac l'appelle à deux
reprises. Il lui propose une nouvelle modification de l'ordonnance
destinée à protéger les privatisations de tout risque de mainmise
étrangère : Par tempérament, je pense qu'il
vaut mieux une crise ; par raison, qu'il n'en faut pas. La majorité
est furieuse. Je vous propose d'extraire du texte de l'ordonnance
les deux articles qui concernent l'évaluation et le risque de
contrôle étranger, en indiquant que ces dispositions figureront
dans un projet de loi.
Le Président répond :
Je n'y incline pas ; mais je vais y
réfléchir.
Il m'appelle. Faut-il accepter ce compromis qui
prend au mot les critiques d'hier du Président ? Il penche pour un
refus : ne rien céder, ne pas se compromettre. Je suis du même
avis.
Il charge Jean-Louis Bianco de rappeler Maurice
Ulrich et de lui dire qu'il a réfléchi aux suggestions du Premier
ministre, qu'il est tout à fait désireux de faciliter les choses,
mais que la solution suggérée est trop compliquée, trop
artificielle.
Maurice Ulrich :
Je suis tout à fait d'accord, ce n'est pas
faisable !
L'ordonnance est néanmoins maintenue,
semble-t-il.
Le Président, injoignable, me téléphone : faut-il
qu'il accepte que l'ordonnance soit inscrite à l'ordre du jour du
Conseil des ministres de mercredi au cas où Jacques Chirac l'y
maintiendrait ? J'ai peur que, si le Président accepte, cela ne
soit interprété comme un recul. Je crains également que, s'il
refuse de signer un texte mis à l'ordre du jour, le Conseil ne soit
pénible, le Président se trouvant dans l'obligation d'argumenter
seul contre tous.
Le Président, lui, est partisan d'inscrire le
texte de l'ordonnance. Il est, certes, maître de l'ordre du jour,
mais il ne souhaite pas interrompre le processus relatif à cette
ordonnance, qui comprend la délibération en Conseil des ministres.
Il ne veut pas qu'un débat de procédure fasse oublier l'essentiel,
qui est son refus de signer.
Dans la soirée, Jacques Chirac rappelle l'Élysée.
Il maintient le texte et demande l'inscription de l'ordonnance à
l'ordre du jour du Conseil des ministres.
Demain est un autre jour.
Mercredi 16 juillet
1986
L'entretien d'avant le Conseil est bref, sec. Rien
n'est dit, comme si les deux hommes se réservaient pour le duel qui
va suivre.
Silence d'une qualité particulière lors de
l'entrée du Président au salon Murât. Il serre les mains de ses
deux voisins. Le Conseil s'ouvre dans une ambiance à couper au
couteau.
Édouard Balladur et Camille Cabana présentent
l'ordonnance sur les privatisations. Cabana recense au passage
soixante-douze « opérations illégales » de vente de filiales
nationalisées à l'étranger depuis 1982, susceptibles de porter
atteinte à l'indépendance nationale, comme celle du département «
Propylène » de Rhône-Poulenc. Bien vu.
Le Premier ministre,
d'une voix blanche : Aucun ministre n'ayant
fait d'observations, on peut considérer que ce texte a été adopté
par le Conseil des ministres. Puis, s'adressant au Président, les
yeux dans les yeux : Vous avez fait
savoir que, même si le Conseil des ministres approuvait le texte de
l'ordonnance, vous ne le signeriez pas. Je n'ouvrirai pas de
controverse constitutionnelle, mais il est clair que seul le
Conseil des ministres peut approuver une ordonnance. Il y va de la
Constitution. Cela pourrait être à l'origine d'une crise politique
grave. Mais, devant la situation économique et sociale, le
gouvernement, dans une attitude responsable, n'entend pas
compromettre le redressement. Il a décidé de recourir à la voie
parlementaire. Je demande au Conseil des ministres d'approuver
cette procédure nouvelle.
Le Président a gagné.
Peut-être le savait-il depuis ce matin. Il ne cille pas :
Je n'ai pas l'intention de m'engager ici et
maintenant dans un débat constitutionnel. Les arguments que vous
avez évoqués [le Président se tourne vers Édouard Balladur,
assis à côté de lui] ont leur force. Ils
pourraient mériter contradiction. Je ne juge pas les intentions.
Mais il y a une logique qui domine les faits. Si vos arguments sont
retenus par votre majorité, comme on peut le penser, cela se
terminera par le vote d'une loi. Dans ce cas, le Chef de l'État
doit naturellement lui apporter la sanction de sa signature, c'est
un acte automatique. Mais l'ordonnance implique un jugement, un
acte personnel auquel je me refuse. La parole est maintenant au
Parlement. Cela finira comme cela aurait dû commencer.
Le Conseil continue ; le Président multiplie les
marques d'attention à l'égard de Balladur. Ainsi, pendant que
Charles Pasqua lit une très longue communication sur la sécurité
civile, il sourit au ministre d'État, l'air de dire : « Qu'est-ce
que cela est ennuyeux ! »
Un peu plus tard, comme je soumets au Président un
lot de notes pour l'occuper durant les longs discours de ministres,
il découvre qu'un problème de protocole se pose à propos de la
prochaine visite du vice-président syrien, Abdelhalim Khaddam. Il
rédige un petit mot à l'attention de Jean-Bernard Raimond, le
glisse dans une enveloppe qu'il fait passer, via Édouard Balladur, en veillant à ce qu'elle ne
soit pas fermée.
Le Président signe dans l'après-midi l'ordonnance
préparée par Philippe Séguin sur l'emploi des jeunes.
A 20 heures, Jacques Chirac parle sur les trois
chaînes de télévision. Il déclare qu'en raison du refus du
Président, le projet d'ordonnance devient un projet de loi. Il
souligne que c'est la première fois
qu'un Président de la République s'oppose à la volonté clairement
exprimée par la majorité des Français. Mais il affirme qu'il n'y
aura pas de crise politique.
Jeudi 17 juillet
1986
Horst Teltschik, le conseiller diplomatique du
Chancelier Kohl, vient me dire que le Chancelier souhaiterait que
le Président fasse escale à Bonn lorsqu'il se rendra à Berlin.
Problème délicat. Jusqu'ici, la France a interprété de façon
beaucoup plus stricte que les Américains et les Britanniques les
obligations et droits découlant du statut quadripartite de la
ville. Valéry Giscard d'Estaing, premier Président français à
effectuer une visite à Berlin en septembre 1979, s'y est rendu
directement depuis Paris. Le Chancelier allemand n'était présent à
l'aéroport ni à l'arrivée ni au départ, mais il a accompagné le
Président français pendant le reste de sa visite à Berlin. Claude
Cheysson, en décembre 1982, comme Charles Hernu, en janvier 1984,
se sont conformés à cette règle. A l'inverse, tous les Présidents
américains qui, depuis John Kennedy, ont visité l'ancienne
capitale, ont jumelé ce déplacement avec un voyage préalable en RFA
; et le Chancelier ouest-allemand est chaque fois monté à Bonn,
à titre
d'invité, dans l'avion présidentiel, accompagnant le
Président américain dans son étape berlinoise. Les Américains ont
seulement exigé que le Chancelier n'apparaisse pas à l'arrivée à
l'aéroport, au moment des honneurs militaires tripartites, ce qui
aurait été en effet contraire au statut qui exclut Berlin de la
souveraineté allemande.
François Mitterrand me
répond : Il faut adopter la même attitude que
les Américains et déplacer la date de mon voyage pour ne pas gêner
celui de Gorbatchev en France.
Vendredi 18 juillet
1986
Alain Devaquet me dit à
propos de la loi sur l'enseignement supérieur : J'ai réussi à faire taire mes tontons
macoutes.
Dimanche 20 juillet
1986
François Mitterrand répond à la lettre de Brian
Mulroney sur la situation en Afrique du Sud et l'attitude de
l'Europe. Délicat exercice pour ne pas contredire le
gouvernement... Il explique qu'il partage — et le gouvernement
français avec lui — le souci de Mulroney de voir abolir rapidement
l'apartheid et s'engager un dialogue entre toutes les composantes
de la société sud-africaine en vue de l'instauration d'un régime
représentatif et multiracial. La France, explique-t-il, entend
contribuer à la recherche de solutions pacifiques à ce problème ; à
cette fin, elle veille à entretenir un dialogue avec toutes les
parties. Il promet d'exercer une influence sur le gouvernement
sud-africain pour qu'il accepte le dialogue avec les représentants
de tous les partis du pays. A côté de cette pression d'ordre
politique, la France n'exclut pas de prendre certaines initiatives
économiques destinées à pousser le régime à une évolution ; le
Président rappelle que, dès 1985, elle a pris des mesures
restrictives, telles que la cessation de tout nouvel investissement
et le non-renouvellement des contrats charbonniers. Si la situation
n'évolue pas, elle proposera que de nouvelles sanctions soient
décidées par les Douze, comme le Conseil européen en a arrêté le
principe à La Haye en juin dernier.
Ainsi, il profite de ce sujet pour démontrer la
continuité de la politique de la France depuis 1985, c'est-à-dire
la prééminence du Président en politique étrangère.
Lundi 21 juillet
1986
Comme chaque lundi à 18 heures, Renaud Denoix de
Saint Marc vient nous voir, Jean-Louis Bianco et moi, pour proposer
l'ordre du jour du Conseil. Il nous confirme un certain nombre de
rumeurs. Les têtes tombent : Lévêque remplacera Deflassieux au
Crédit Lyonnais ; Mayoux sera remplacé par Viénot à la Société
Générale ; Haberer par François-Poncet à Paribas ; Dumas par Dromer
au CIC ; La Genière ira à Suez à la place de Peyrelevade ;
Heilbronner prendra le GAN ; Suard remplacera Pebereau à la CGE ;
Fourtou remplacera Le Floch à Rhône-Poulenc ; Pache quittera PUK,
remplacé par Gandois.
Informé, le Président prend cela froidement : il
n'entend pas se battre pour les chefs d'entreprises publiques. Il
se réserve pour les préfets. Conception très orthodoxe de la
hiérarchie des urgences. Il en fait part à Denoix de Saint
Marc.
Tout se sait très vite. A 19 heures, coup de
téléphone de Paul Marchelli, patron du syndicat des cadres :
Je ne veux pas entrer dans un débat politique,
mais le fonctionnement des entreprises me concerne. Je trouverais
très grave que Pache et Le Floch soient mis en cause. L'encadrement
les verrait partir avec beaucoup de regrets.
Sur le remplaçant éventuel de Le Floch, Jean-René
Fourtou : S'il suffit d'être trésorier d'un
parti politique pour diriger Rhône-Poulenc, où allons-nous
?
Mardi 22 juillet
1986
Le Président reçoit Renaud Denoix de Saint Marc.
On examine le projet de mouvement préfectoral pour demain. François
Mitterrand refuse la mutation de Gérard Cureau, préfet de
Saône-et-Loire, et proteste au sujet de Paul Mingasson, qui se voit
remercier à un mois de sa titularisation comme préfet. Le
Président : J'ai été
conciliant et même complaisant, mais cela ne peut pas durer
indéfiniment ainsi.
A propos des entreprises publiques, il met les
points sur les « i » : Je ne sais pas pourquoi
on écarte Mayoux. Si c'est à cause des affaires de Hong Kong et
Singapour, elles ont été menées par M. Viénot et c'est lui qu'on
désigne pour le remplacer! M. Mayoux est un homme de grande
qualité. Je voudrais savoir si quelque chose lui est proposé. Cette
éviction me choque. Nommer M. Lévêque, c'est mettre un militant à
la tête d'une grande banque ! Il n'y aura plus aucune sécurité pour
les clients. Je suis au Crédit Lyonnais depuis de longues années ;
je vais être obligé de changer de banque ! Pour Rhône-Poulenc,
c'est choquant: M. Le Floch a parfaitement réussi. Il a trouvé une
entreprise dans le rouge pour 1 milliard, maintenant elle fait 3
milliards de bénéfices. Ce n'est pas juste !
Le Président poursuit en
revenant sur les privatisations : Moi, je suis
pragmatique. Du point de vue de l'intérêt national, il y a des
entreprises que l'on aurait pu privatiser. Mais le gouvernement,
lui, a une attitude purement idéologique. Et il y a danger pour
trois grandes banques et sept entreprises industrielles. Aucune
barrière ne peut tenir pour protéger l'intérêt national, ne
serait-ce que lors d'une augmentation de capital. Et il faudra bien
qu'elles en fassent.
Roland Castro est avisé que sa mission
Banlieues 89 n'aura pas un sou. Ainsi
en a décidé Édouard Balladur. C'est dommage. Castro fait un travail
remarquable avec très peu de moyens. Il prend cela avec
philosophie.
Déjeuner du Président avec, entre autres, un
expert en droit constitutionnel, Olivier Duhamel. C'est l'expert
qui écoute...
A propos d'un référendum, le Président: Les Français ne
répondent jamais à la question qu'on leur pose, mais à celles
qu'ils se posent, eux.
Sur la Constitution : Je
reste tout à fait critique à l'égard de la Constitution de la
Ve
République. Le texte et les usages aboutissent
à des pouvoirs beaucoup trop vastes pour le Président de la
République. Imaginez ce que pourrait faire un aventurier avec ces
institutions. Je n'ai pas fait le point sur la réforme
constitutionnelle. Sans doute faudrait-il plus de pouvoirs pour le
Parlement, et moins pour le Président. Mais je m'interroge aussi
sur les avantages d'un système présidentiel où le Président
perdrait le pouvoir de dissolution. Je suis intervenu dans deux cas
au-delà des attributions du Président de la République : pour
l'exclusion des œuvres d'art de l'impôt sur les grandes fortunes
(Pierre Mauroy aurait pu me le refuser, mais ne l'a pas fait ;
c'est une décision que je lui ai amicalement imposée), et pour les
grands travaux.
A propos du quinquennat: Il
n'a pas d'intérêt évident pour moi. Je le ferais seulement si
j'avais l'intention de me représenter — et je n'ai pas pris de décision - et si je considérais mon
âge comme un obstacle. Si je reprenais le projet Pompidou,
je m'obligerais à rester sept ans,
jusqu'en 1995 ; or je ne veux pas
avoir les mains liées. Dans un régime non présidentiel, le
quinquennat est même dangereux; ainsi,
il ne permettrait pas l'expérience actuelle.
Il réduit la capacité du
Président à représenter la Nation. On
pourrait imaginer quatre et cinq ans,
quatre et six ans, cinq et six
ans comme durées respectives de
la législature et du mandat
présidentiel. Mais la conformité des
deux est dangereuse.
Sur la cohabitation :
Je ne considère pas que le Premier ministre
ait le droit d'user comme il le fait de l'article 49-3. Mais je ne
vais pas me battre sur tous les fronts. Pour les Affaires
étrangères, j'ai été mêlé à tout. Pour la Défense, si l'on suivait
le raisonnement du Premier ministre et du ministre de la Défense,
en fait, le Président de la République devrait se contenter d'être
leur chef d'état-major ; c'est évidemment stupide ! Je refuse
l'évolution du gouvernement Chirac qui tend à instituer entre le
Président et le Parlement un troisième pouvoir, celui du
gouvernement. Peut-être que l'expérience actuelle pennettra de
dessiner un Président de la République qui ne soit ni le monarque
absolu de la Ve République ni le
Président de la IIIe ou de la
IVe. Il faudrait alors
aligner les institutions sur les faits.
A propos de
l'alternance : La droite est majoritaire dans
ce pays. Mais je pense qu'elle ne le sera pas toujours. Le Parti
socialiste bâtira ses coalitions. Il y faut du temps. Mais les
habitudes de penser commencent à changer. Pompidou avait annoncé la
fermeture des églises si j'étais élu, et Valéry Giscard d'Estaing
avait prédit que, dans une telle éventualité, les Français
devraient aller pratiquer leur culte dans les catacombes
!...
Sur les élections de 1988 :
Je n'ai pas encore décidé de me représenter. Je veux par-dessus
tout garder ma liberté d'esprit. Et je vais vous dire : j'ai deux
convictions orgueilleuses (ne les prenez pas pour de la vanité) :
je peux faire ce que je veux ; et, si je me représente en l'état
actuel des choses, compte tenu des informations dont je dispose, je
serai réélu... Bien sûr, ça peut changer...
Mercredi 23 juillet
1986
Avant le Conseil, Jacques Chirac semble fatigué,
un peu raide ; il a des tics. Le
Président lui dit d'un ton très calme : Trois anciens collaborateurs de Pierre Mauroy sont
liquidés ensemble, cela fait beaucoup. C'est de la répression !
Pour M. Cureau, je ne signerai pas. Donnez-lui un département, une
vraie situation. D'après la Constitution, c'est moi qui nomme.
Certes, je ne peux pas nomnter si je n'ai pas votre contre-seing.
Mais vous non plus, vous ne pouvez pas nommer sans mon accord ! Je
n'ai d'ailleurs pas fait obstacle à 98 % de vos propositions de
nomination.
Jacques Chirac :
S'il s'agit de faire une bonne manière à
Pierre Mauroy, je suis tout à fait d'accord. Mais, sur le plan de
la Constitution...
Le Président
l'interrompt tout net : Je connais vos thèses,
mais j'ai la possibilité de vous dire non. Je suis le seul à
pouvoir interpréter la Constitution.
Jacques Chirac :
Tout citoyen peut interpréter la
Constitution.
Le Président
: Non, pas du tout.
Jacques Chirac :
Pour les recteurs, nous sommes d'une grande
modération. J'ai dû secouer le ministre qui ne voulait pas les
changer, alors que tous les recteurs ont été changés dans les mois
qui ont suivi juin 1981.
Le Président :
Ce n'est pas exact ! A ce propos, pour un des
recteurs évincés, Jacques Vaudiaux, je ne signerai que lorsque
j'aurai l'assurance d'un reclassement honorable.
La conversation se poursuit sur les nominations
dans les entreprises publiques.
Le Président :
On m'a dit que ce monsieur... était trésorier
de l'UDF ?
Jacques Chirac :
Je ne crois pas. Mais c'est vrai qu'il en
était l'un des collecteurs de fonds. Il a d'ailleurs fait un
rapport sur l'organisation intérieure de l'UDF qui a fait rire tout
le monde.
Le Président :
J'ai été l'objet de nombreuses démarches en sa
faveur.
Jacques Chirac :
Moi aussi, mais elles venaient d'un seul côté
et elles étaient particulièrement pressantes.
Le Président cite ensuite Jean-Maxime Lévêque :
C'est un homme politique. J'ai une longue
liste de ses injures à mon encontre.
François Mitterrand ressert au Premier ministre le
même numéro qu'il a fait hier à Renaud Denoix de Saint Marc à
propos de son compte au Crédit Lyonnais : Dire
que j'y étais depuis 1945 !
Jacques Chirac le
devance, trouvant manifestement la chose amusante : Et vous allez vous en retirer ?
Le Président sourit.
Jacques Chirac enchaîne
: Si vous saviez les difficultés que j'ai eues
pour conserver René Thomas et Alain Gomez ! J'ai vraiment eu du
mérite.
Le Président :
C'est tout à fait possible. Mais je trouve que
votre mérite aurait pu s'étendre à celui qui a le mieux réussi,
Loic Le Floch.
Jacques Chirac :
Pour Le Floch, j'ai plusieurs
idées.
Le Président :
Et Pache ? Pourquoi part-il ?
Jacques Chirac :
Ce n'est quand même pas Besse...
Le Président
: Sachez que je ne signerai la nomination de
M. Fourtou que lorsqu'il y aura l'assurance d'un reclassement
satisfaisant pour M. Le Floch. Pour Bernard Attali, je ne dirai
rien, par pudeur.
Jacques Chirac évoque
ensuite l'usage de l'article 49-3.
Le Président : Je
ne fais pas obstacle dans ce cas. Mais sachez
que je pourrais dire non.
Le Conseil commence. Il adopte le projet de loi
sur les privatisations qui se substitue au projet d'ordonnance. Il
change les présidents de douze des vingt-cinq plus grandes
entreprises nationalisées. C'est sans doute le prix à payer pour
avoir dit non à l'ordonnance...
Jean Montpezat est nommé haut-commissaire en
Nouvelle-Calédonie en remplacement de Fernand Wibaux.
Sur toutes ces nominations, le Président se borne à
dire que le Premier ministre connaît sa position. Il fait des
remarques à propos du nouvel ambassadeur de France au Chili :
Dans une telle situation, l'ambassadeur de
France est quelqu'un qui, dans le respect normal des relations avec
un État, doit savoir garder sa porte toujours ouverte.
L'ambassadeur que j'ai trouvé en 1981 faisait bien ce
travail.
Jean-Bernard Raimond:
Je suis convaincu que celui-ci le fera tout à
fait bien. J'y veillerai.
Jacques Chirac :
C'est tout à fait cela.
A plusieurs reprises, Chirac reprend la parole
après un ministre pour le paraphraser, comme s'il voulait ainsi
marquer son autorité.
Le Président évoque la
dernière proposition de Ronald Reagan en matière de désarmement:
C'est la première fois qu'il me semble
apercevoir une démarche prometteuse. Il se tourne vers
Jean-Bernard Raimond : Vous me préparez la
réponse à M. Reagan. Puis il ajoute aimablement :
Nous la verrons, le Premier ministre et
moi-même.
La crise est terminée.
Jeudi 24
juillet 1986
Le projet de loi sur les privatisations passe à
l'Assemblée moyennant le recours à l'article 49-3.
Au bout d'un mois, de 1834 amendements et de 182
heures de discussion, le Sénat adopte le projet de loi Léotard sur
la communication.
Vendredi 25 juillet
1986
A 18 h 30, le Premier ministre appelle le
Président. Loïc Le Floch a accepté la présidence de
Rhône-Poulenc-Participation.
Le Président :
S'il y a accord entre M. Le Floch et M.
Madelin, je n'ai plus aucune raison de ne pas signer la nomination
de M. Fourtou.
Le Premier ministre a l'air si content que le
Président, après avoir raccroché, me dit : Jacques Chirac est comme un gamin quand il obtient enfin
quelque chose.
Grand flegme de Jean
Deflassieux, débarqué du Lyonnais : Qu'est-ce que tu veux ? C'est la guerre. Dans une guerre,
il y a toujours des blessés et des morts.
Jean Peyrelevade est
beaucoup plus amer : Je ne veux rien leur
devoir. Je me débrouillerai tout seul. Tu sais que mes relations
avec le Président ont toujours été couci-couça. Je ne lui avais
jamais demandé une audience. Je la demande maintenant.
Tard dans la soirée, le
Président me confie : Si je ne suis pas
candidat, nos amis s'envoleront comme une volée de moineaux. Il
faut donc laisser entendre que je suis candidat ; sinon, mon
pouvoir se délite. Je serai candidat si une vague de demandes
s'organise autour de moi.
Concernant les ordonnances,
je ne saisirai pas le Conseil constitutionnel pour vérifier leur
validité. Car ce n'est pas sur ce terrain que je me suis placé. Que
le Parti socialiste fasse ce qu'il veut !
C'est le gouvernement le plus réactionnaire de
notre Histoire... Dissoudre ? Non.
Il faut auparavant regrouper le centre
avec la gauche.
Voilà que se dessine déjà ce qui pourrait être le
cadre d'un second septennat. Pas d'autre programme ? Je m'inquiète.
Il faudra en reparler, et vite.
Lundi 28 juillet
1986
A Vladivostok, Mikhaïl Gorbatchev annonce le
retrait de 8 000 soldats soviétiques d'Afghanistan. Qui ira
vérifier ? Mais la portée médiatique est indéniable.
A Beyrouth, une voiture piégée explose chez les
chrétiens : 35 morts, 140 blessés.
Mardi 29 juillet
1986
La malédiction est également répartie. A Beyrouth,
une voiture piégée explose, cette fois chez les musulmans : 22
morts, 160 blessés.
François Mitterrand demande à Jean-Louis Bianco de
téléphoner à Maurice Ulrich pour lui dire combien il est peu
convenable qu'Alain Juppé, porte-parole officiel du gouvernement,
l'ait attaqué hier en usant d'une expression aussi triviale que le
Président a tiré avec un fusil à un
coup, pour commenter son refus de signer l'ordonnance sur
les privatisations. Le Président en est si choqué qu'il a été sur
le point de demander à son porte-parole d'attaquer ouvertement les
initiatives gouvernementales. Maurice
Ulrich répond : Le mois d'août tombe à
point pour calmer les esprits.
Mercredi 30 juillet
1986
Avant le Conseil, le Président s'informe auprès du
Premier ministre du sort réservé à Gisèle Halimi, ambassadrice à
l'UNESCO.
Le Premier ministre :
Ne vous inquiétez pas, c'est une très bonne
amie à moi.
François Mitterrand :
Justement, c'est cela qui m'inquiète
!
Jeudi 31 juillet
1986
Le Président résume ses
impressions de voyage à Moscou : Ces
rencontres confirment mes impressions sur Gorbatchev. Il a une
intelligence rapide et souple. Il sait embrasser les problèmes dans
leur ensemble et a un sens aigu des réalités, tant en ce qui
concerne son pays que le reste du monde. Naturellement, il est mû
par de grandes ambitions pour son pays et sans doute pour lui-même.
Mais il paraît avoir compris que ces ambitions étaient entravées
par l'incapacité qu'a montrée jusqu'ici l'Union soviétique à
résoudre ses problèmes économiques. C'est parce qu'il veut une URSS
puissante et respectée qu'il s'évertuera à moderniser son pays en
utilisant au mieux la marge de manœuvre que peut lui laisser le
système dont il est issu. Je pense qu'il saura, tout en défendant
avec intransigeance ses intérêts, envisager des compromis dans tel
ou tel domaine. Les interlocuteurs de l'URSS devraient se trouver
dans des dispositions psychologiques et politiques qui leur
permettent, sans se départir de leur vigilance, de saisir ces
occasions. Son objectif, pour l'heure, reste de contrecarrer la «
guerre des étoiles ». A ce propos, le problème se ramène à
l'interprétation à donner au traité sur les ABM de 1972. La
distinction que Gorbatchev introduit entre, d'une part, les
recherches en laboratoires et la réalisation de prototypes, et,
d'autre part, le déploiement des systèmes défensifs proprement dit,
n'est pas à écarter d'emblée.
On pourrait ainsi autoriser les unes et interdire
l'autre. Les Américains pourraient faire progresser leurs
recherches sans violer le Traité.
La Commission des « sages » instituée par la loi
d'habilitation pour veiller sur le découpage électoral n'empêche
pas les « charcutages » auxquels Charles Pasqua se livre dans sa
loi électorale. François Mitterrand demande à Michel Charasse de
protester contre le découpage de la Nièvre, de la Gironde, de la
Dordogne, des Bouches-du-Rhône.
Vendredi 1er août 1986
François Mitterrand reçoit pour signature la loi
sur les privatisations, votée au Parlement à une vitesse record.
C'est exactement le texte de l'ordonnance qu'il a refusé de signer
le 14 juillet, avec des ajouts à la main et des paragraphes collés.
Il refuse de la signer en l'état et réclame une nouvelle
frappe.
Samedi 2 août
1986
Au Forum RMC-FR3,
exaspéré par les journalistes qui l'interrogent sur ses contacts
avec Téhéran avant mars 1986 dans l'affaire des otages,
Jacques Chirac explose. Si l'on veut
faire de cela une affaire, menace-t-il
en substance, je sortirai des dossiers accablants ! Et il cite Greenpeace, les « Irlandais
de Vincennes », le Carrefour du Développement.
Il faut être sûr de ses
accusations pour lancer de telles
menaces. J'attends avec curiosité la suite, grince
le Président.
Lundi 4 août
1986
Nous recevons avec retard le projet de déclaration
du Quai d'Orsay sur la FINUL. Le fond nous convient parfaitement,
mais le retard n'est pas admissible. Maurice Ulrich en convient et
s'excuse.
Francis Gutmann :
Le Quai d'Orsay a
retrouvé ses procédures, mais a
perdu son rôle. Bien vu.
Jean-Bernard Raimond lui a fait perdre une chance unique.
Pierre Morel, pour quelques semaines encore
directeur des Affaires politiques, me dit que il est très frappé de
voir des notes sur la FINUL, retournées par Matignon, portant des
annotations totalement contradictoires de Jacques Chirac : un jour
On reste, le lendemain : Pourquoi ne
partons-nous pas tout de suite ?
Mardi 5 août
1986
Étrange requête : Jacques de Larosière vient me
proposer d'organiser l'échange de son poste de directeur général du
FMI avec celui de Michel Camdessus, actuel gouverneur de la Banque
de France. Il doit rentrer à Paris pour raisons personnelles.
La chose est faisable, mais elle n'est pas aisée.
Si Larosière démissionne, cela entraînera à Washington une nouvelle
élection que Camdessus n'est pas du tout assuré de gagner.
J'apprendrai plus tard qu'il a déjà réglé la
question avec Jacques Chirac avant même d'en parler à Camdessus ou
à l'Élysée.
Mercredi 6 août
1986
Le secrétaire général du salon de l'Automobile,
comme tous les deux ans, invite François Mitterrand à présider son
inauguration le vendredi 3 octobre. Il ira. Ne serait-ce que pour
éviter que ce soit Jacques Chirac qui le fasse... Lassants et
inéluctables enfantillages !
Conseil des ministres expédié. L'ordonnance sur le
travail différencié est approuvée.
Jeudi 7 août
1986
Promulgation de la loi sur les
privatisations.
Les treize États membres du Forum du Pacifique-Sud
demandent la réinscription de la Nouvelle-Calédonie sur la liste de
la commission de décolonisation de l'ONU.
Lundi 11 août
1986
François Mitterrand signe une ordonnance sur les
contrats de travail à durée déterminée.
L'affaire Larosière-Camdessus tourne mal. Jacques
Chirac veut maintenant obtenir le départ du second de la Banque de
France pour y nommer le premier, quoi qu'il arrive. François
Mitterrand refuse. A qui Chirac a-t-il promis le FMI, une fois
Larosière parti ?
Mercredi 13 août
1986
La loi sur l'audiovisuel est définitivement votée
par le Parlement. La session extraordinaire ouverte le 1er juillet se termine.
Jeudi 14 août
1986
Le document sur le découpage électoral est adressé
à l'Élysée par Charles Pasqua.
Vendredi 15 août
1986
François Mitterrand
repart pour Latché. A tous ses visiteurs il sert une critique
virulente des gens sans principes qui gouvernent. S'ils
continuent comme ça, ils vont me donner envie de me représenter. Juste pour
le plaisir de les battre. Mais ça m'ennuierait... Je suis si bien
ici !
Dimanche 17 août
1986
A Latché, le Président se livre à une très longue
analyse du projet de découpage électoral, département par
département, avec Gilles Ménage et Michel Charasse. Il leur
interdit formellement de communiquer à quiconque le document dans
sa totalité. Il demande d'informer Pierre Mauroy, Laurent Fabius,
Louis Mermaz, Lionel Jospin, André Labarrère et Louis Mexandeau de
ce qui est prévu pour leur seul
département. Le Président : Si je dois signer, c'est que le gouvernement aura fait des
concessions importantes. Si je dois refuser, il faut que je puisse
m'appuyer sur les cas irréfutables d'injustices —
au moins une dizaine — soulevés par le Conseil d'État.
Lundi 18 août 1986
En visite dans la Nièvre à La Charité-sur-Loire,
François Mitterrand annonce qu'il donnera son avis sur le projet
Pasqua quand on connaîtra l'avis du
Conseil d'État. A ce moment-là, je dirai ce que j'en pense.
A Helsinki se tiennent les premières consultations
officielles israélo-soviétiques depuis 1967.
Édouard Balladur exige maintenant le départ de
Daniel Lebègue du Trésor. Il l'obtiendra, à mon grand regret.
Il souhaite également celui de Robert Lion de la
Caisse des Dépôts. Celui-ci réussit à convaincre tout le monde
qu'il est juridiquement inamovible — ce qui est faux.
Nouvelles avances de Gorbatchev à Reagan : il
annonce que le moratoire sur les essais nucléaires observé par
l'URSS depuis un an est prorogé jusqu'au 1er janvier 1987. Il propose à Ronald Reagan de
signer dès cette année un accord sur la
cessation totale des essais.
Immédiatement, Washington rejette cet appel qu'il
qualifie de geste de propagande. Pourtant, des rencontres entre
experts soviétiques et américains s'esquissent en vue de préparer
un sommet avant la fin de l'année.
Le Président rejette la demande de Jacques Chirac
de nommer André Santini, qui n'est que secrétaire d'État aux
Anciens Combattants, ministre à part entière : Il n'en est pas
question, il a attaqué de façon indigne
Raymond Courrière, son prédécesseur, qui est un homme intègre. Chirac n'insiste pas.
Mardi 19 août 1986
Les Italiens me font savoir que la première
réunion préparatoire au Sommet de Venise aura lieu les 11 et 12
octobre prochains à Taormina, en Sicile. Renato Ruggiero en est
toujours le sherpa. Bonne
nouvelle.
Petit remaniement « technique » demandé par
Jacques Chirac : Camille Cabana, ministre délégué aux
Privatisations, devient ministre délégué chargé de la Réforme
administrative. Édouard Balladur a dorénavant le champ libre aux
Finances. Yves Galland devient secrétaire d'État chargé des
Collectivités locales ; Gérard Longuet, secrétaire d'État aux PetT,
devient ministre délégué ; Jacques Boyon, ministre délégué chargé
des Affaires européennes.
François Mitterrand signe tout cela
distraitement.
Bouffonnerie ! A peine Jean-Louis Bianco a-t-il
fait l'annonce de ce remaniement, coup de téléphone de Maurice
Ulrich, fort ennuyé : Yves Galland devait lui aussi être nommé
ministre délégué ! Or, sur la liste communiquée au Président,
signée par Jacques Chirac et lue à la presse, il n'est que
secrétaire d'État. Le Président est d'accord pour apporter une
correction, mais il est exclu que la Présidence assume cette
erreur, comme Matignon le demande.
A 21 heures, le Président dîne dans le parc en
compagnie de quelques proches. Il annonce qu'il n'exclut pas de ne
pas signer l'ordonnance électorale, si elle est trop injuste :
Si je ne signe pas, il y aura une tempête.
Mais je pense que le calme reviendrait. Ils seraient obligés d'en
faire un peu plus que la première fois, avec la privatisation, mais
ils n'ont pas vraiment le choix. Je peux trouver un autre
gouvernement dans cette majorité. Il y aura toujours des candidats.
Au surplus, les quarante ministres ne se retrouveraient même pas
députés. Et à supposer que je ne trouve pas de gouvernement dans la
majorité, je pourrais former un autre gouvernement. Par exemple
avec le président du Conseil constitutionnel. Bien que j'aime mieux
le garder au Conseil ! Ils feront naturellement tomber le premier
gouvernement, puis le deuxième... Mais, aux yeux de l'opinion
publique, ils seraient responsables du désordre. Jacques
Chirac ne serait plus
rien.
Plaisante-t-il ? Dans l'expectative, chacun opine.
Les plus prudents baissent le nez dans leur assiette.
Sur Valéry Giscard d'Estaing, que l'un de nous
estime affaibli, le Président rétorque :
La seule question, c'est de savoir s'il a
encore la capacité de nuire.
Mercredi 20 août
1986
Avant le Conseil, le Président voit longuement le
Premier ministre en tête à tête à propos du projet d'ordonnance sur
le découpage électoral. Michel Charasse a expliqué à François
Mitterrand qu'avec ce texte la gauche serait privée d'une
soixantaine de sièges.
Le Premier ministre :
Nous ne demandons qu'à nous entendre avec
vous. Nous ne voulons pas de bénéfices supplémentaires par rapport
à ceux que nous aurons naturellement, en particulier grâce à la
disparition du Front national.
Le Président :
Mais nous sommes très loin du compte !
Pourquoi avez-vous découpé les circonscriptions traditionnelles du
PS ? Pourquoi êtes-vous revenus sur le découpage ancien, accepté
depuis 1958, sans justification démographiquc ? [Le
Président cite l'Allier, le Gers, Lille, Marseille, la Région
parisienne.] Ce ne sont que quelques exemples.
Pourquoi voulez-vous que le PS ne retrouve pas son dû, qui est de
l'ordre de ce que la proportionnelle lui a donné, soit 216 députés,
et repasse à 170 ou moins ? Pourquoi voulez-vous que le PC
disparaisse ? Vous allez l'inciter à rechercher l'illégalité
!
Le Premier ministre
: Je désire vivement un accord. Lille et
d'autres cas, cela peut s'arranger. Mais si vous voulez que ce soit
l'Assemblée nationale qui tranche, je ne pourrai plus rien
garantir. Je suis d'ailleurs disposé à me conformer à l'avis du Conseil d'État. D'ailleurs, nous
nous sommes généralement conformés à l'avis de la Commission. Vous
ne pouvez pas être contre l'avis de la Commission.
Le Président:
Mais si ! La Commission a un raisonnement
purement démographique. La géographie, cela existe
aussi.
Le Premier ministre :
Je partage assez votre sentiment.
Le Président :
En plus, dans bien des cas, vous n'avez pas
tenu compte de l'avis de la Commission. Entendons-nous bien : je ne
veux pas être associé à l'élaboration de ce projet. Mais mes
observations pourraient être transmises par M. Charasse. A
condition que ce ne soit en aucun cas une négociation et que cela
reste secret. M. Charasse communiquera à M. Pasqua mes observations
la semaine prochaine, après que l'avis de la Commission des sages
aura été publié.
Peu après, le Président
me confiera : Il est peu probable que le
gouvernement aille assez loin dans ses modifications pour que je
puisse signer. Je tiens aussi à me faire le défenseur du PC quand
c'est juste.
Les deux hommes parlent aussi de la FINUL. Le
Président explique que la France doit rester au Liban, mais qu'il
faut adapter la mission aux moyens.
Le Conseil commence. Il est très court. Une
discussion a lieu à propos de la FINUL. Coincée entre les renforts
syriens, Amal et le Hezbollah, les soldats de l'ONU sont
impuissants à arrêter les tueries.
André Giraud :
Ce qui se passe est très grave et très
préoccupant. Il faut que la FINUL se retire.
Le Président :
Nous en avons déjà parlé tous deux. J'en ai
parlé aussi au Premier ministre. Je vous ai dit qu'il n'était pas
question que la France se retire ainsi de la FINUL. Mais
il faut demander à l'ONU de revoir
la mission et le
commandement.
Le Premier ministre :
Il n'est pas question pour la France de
prendre une initiative unilatérale... La FINUL ne remplit pas sa
mission. Nous allons donc saisir l'ONU : ou on applique la mission telle qu'elle est, et il faut
revoir le commandement, la qualité et la quantité des moyens, ou
bien on modifie la mission.
Le Président :
Vous venez d'exprimer très exactement le
contenu de notre conversation de tout à l'heure. Pour l'instant,
nous devons appliquer l'accord. Notre présence demeure nécessaire,
mais à certaines conditions qui sont celles que vous avez
rappelées. Nous en reparlerons dans la journée.
Un télégramme d'instructions en ce sens sera
envoyé à notre représentant à l'ONU par Jean-Bernard Raimond.
Vendredi 22 août
1986
Pour marquer sa préoccupation, le gouvernement
souhaite envoyer un porte-avions au large de Beyrouth. Le Président
est consulté.
Je reçois Iouri Vorontsov, ancien ambassadeur
d'URSS à Paris, devenu premier vice-ministre des Affaires
étrangères. C'est le plus moderne des diplomates soviétiques. Au
cours des discussions entre François Mitterrand et Mikhaïl
Gorbatchev avait émergé l'idée de créer un organisme approprié
destiné à préparer une conférence internationale sur le
Moyen-Orient, organisme auquel participeraient, entre autres, les
cinq membres permanents du Conseil de Sécurité. Cette idée, dit-il,
intéresse de nombreuses personnalités
dans beaucoup de pays de la région. Pour cette raison, les
autorités soviétiques l'ont chargé d'une tournée dans plusieurs
capitales du Proche-Orient afin de recueillir sur place avis et
réactions.
Samedi 23 août
1986
Un ami commun me raconte le déjeuner auquel il a
assisté chez Henri Emmanuelli, dans les Landes. François Mitterrand
y faisait, sous l'œil navré des convives, son numéro habituel sur
la retraite qu'il n'allait pas tarder à prendre à Latché, sous ses
pins. Philippe Labeyrie, sénateur-maire
de Mont-de-Marsan, a alors explosé : Qu'est-ce
que vous nous racontez là, monsieur le Président ? Vous voulez
jouer au Pinay sous les pins, maintenant? Fou rire général,
et stupeur muette de François Mitterrand.
Lundi 25 août
1986
Une dépêche de l'AFP en provenance de Bonn fait
état de déclarations du porte-parole allemand selon lesquelles le
voyage de François Mitterrand en Allemagne, demain, a été organisé
à sa demande ! Le Président me demande d'appeler le Chancelier
Kohl. Il envisage d'annuler ce voyage. Je joins Horst Teltschik.
Celui-ci m'explique que M. Oost, porte-parole de la Chancellerie, a
simplement déclaré que le choix de Heidelberg comme lieu de la
rencontre revenait au Président. Beaucoup de bruit pour rien
!
Conformément aux conseils de prudence du
Président, le gouvernement décide de ne pas envoyer pour l'instant
de porte-avions devant Beyrouth. Mais, comme l'état d'alerte a déjà
été ordonné, le navire fera une petite sortie en
Méditerranée...
Les prélèvements obligatoires pourraient baisser
cette année de 0,7 %. Mais ce chiffre est encore fragile. S'il se
confirmait en fin d'année, l'objectif fixé pour 1985 (baisse d'un
point) aurait donc été atteint en deux ans, grâce à l'effort de
maîtrise amorcé en 1983 ! Mais, en 1987, les prélèvements
obligatoires ne devraient pas diminuer. Le Budget va être présenté
en baisse, mais sera fictif.
Mardi 26 août
1986
Nous sommes à Heidelberg. La conversation entre le
Chancelier Kohl et le Président commence de façon plutôt inattendue
:
Le Chancelier :
Il y a quelque chose qui me tient beaucoup à
cœur, c'est le sort de Rudolf Hess. Il a quatre-vingt-douze ans et
est très malade. Sa femme a quatre-vingt-cinq ans. J'aimerais
pouvoir faire quelque chose. Hess était quelqu'un de tout à fait
particulier. J'ai l'impression que les Russes n'accepteront jamais
sa libération.
Le Président :
Pour Hess, je suis d'accord avec vous. C'est
un châtiment un peu inhumain.
Le Chancelier :
Dans cette affaire, j'ai l'impression que
Churchill s'en est servi, qu'il a été un jouet entre ses mains.
Certes, il était nazi...
Le Président
: Ah oui, vous avez cette impression ? Moi
aussi, un peu. Vous pensez alors que la prolongation décidée par
Mme Thatcher [le statut de la prison de Spandau a été
prorogé de trente ans en 1985] serait
intervenue pour couvrir Churchill ?
Le Chancelier : Oui, oui, c'est
bien cela.
Le Président : Mais les Russes
n'accepteront jamais que Hess soit libéré. Ce qui vient confirmer
votre thèse, c'est que cet homme a pris tous les risques des deux
côtés. Sa tentative est tout à fait étonnante... [François
Mitterrand rassemble ses souvenirs.] Vous savez, j'ai vu Hess. J'ai
assisté à une séance du procès de Nuremberg. C'était grotesque de
voir, devant les juges déguisés comme au spectacle, ces accusés
dont les noms avaient rempli d'horreur l'univers. Des gens
terribles, certes, mais certains l'étaient peut-être moins. Et, au
milieu de tous, Hess paraissait tout à fait étranger. Lors des
interruptions de séance, ils discutaient entre eux. Hess ne
fréquentait pas les autres et restait tout seul dans un
coin.
Puis la conversation roule sur Göring :
Le Président :
Ce n'était pas un idéologue, c'était un
aventurier.
Le Chaneelier
: Je suis tout à fait d'accord avec vous. Mais
Göring incarne l'absurdité des thèses antisémites. Il avait un
demi-frère et une demi-sœur qui étaient des demi-juifs. La mère de
Gôring s'était remariée avec un Juif. C'était une famille très
riche. Göring a toujours protégé son demi-frère et sa demi-sœur. Il
était complètement drogué aux analgésiques.
Le début de la promenade sur le Neckar est
totalement surréaliste. Un petit bateau avait été retenu, mais son
propriétaire ignorait pour qui, et sa stupeur est grande quand il
voit arriver le Chancelier et le Président. Il n'y a que dix
places, les tables sont en formica jaune. Échanges :
- Ah, François, nous allons boire du vin !
- Ah non, votre vin sucré est trop mauvais !
- Mais non, pas du blanc, du rouge ! Il faut boire
!
Le Chancelier fait servir du vin rouge et vide son
verre, puis celui du Président.
La conversation s'engage sur l'apprentissage des
langues étrangères.
Le Chancelier
: Moi, je suis pour le français, mais je vois
mon cas : si je ne les y avais pas obligés, mes enfants auraient
appris l'anglais, c'est tellement plus facile que le français !
Aucune motivation ne les pousse à apprendre le français et si leur mère n'y avait pas veillé... Et puis,
il y a un problème par rapport aux Länder : ce sont eux qui décident...
Il a déjà évoqué les Länder lorsque le Président, tout à l'heure, lui a
parlé de la monnaie européenne en soulignant toute son importance
:
Le Chancelier :
Allez-y, je suis prêt à me faire violer par
l'Europe !... Pour la monnaie, nous sommes sur la ligne de départ ;
nous partirons, mais j'ai des problèmes... La monnaie, c'est comme
les jours de la semaine ; le dimanche, on fait de grands discours,
mais le reste de la semaine, on se débrouille comme on peut avec
une réalité qui est un peu rugueuse...
A un moment donné, violente sortie de Helmut Kohl contre Jacques Delors : Il est colérique comme ça n'est pas croyable ! Si j'étais
vous, je lui conseillerais d'utiliser dix pour cent de sa colère à
fouetter sa technocratie.
Le Président :
Ah, si vous saviez ce que c'est que les
anciens ministres des Finances !
Éclats de rire.
Le Chancelier
: Je ne dis pas qu'il n'est pas
intelligent. Il est intelligent et très européen.
Le Président, songeant au renouvellement du mandat
de Jacques Delors, se tourne vers Élisabeth Guigou : Le mandat de
Jacques Delors arrive bien à échéance
en décembre ?
Élisabeth Guigou : Oui.
Le Président :
Si Jacques Delors n'était pas reconduit à la
tête de la Commission européenne, ce serait une véritable
révolution en Europe !
Le Chancelier :
Oui, oui, il n'y a pas de problème, en tout
cas pour l'instant. Mais Delors n'est pas facile.
Le Président:
Ah oui, c'est comme certain Allemand du
Nord [allusion à Helmut Schmidt] !
C'est vrai, Jacques Delors n'est pas facile, je l'ai eu comme
ministre des Finances et j'en sais quelque chose !
Le Chancelier donne son
accord au renouvellement de Delors : Mais, François, ayez bien conscience que la RFA n'aura jamais un
chef d'État plus favorable à la Commission que moi. Jacques Delors
est invivable. Au mois de mai, il a donné une interview au
Stern, vous vous rendez compte ?
Le Président : Ce n'est
pas malin.
Le Chancelier : Une
interview anti-allemande, des propos de
fou ! Il a évoqué
le fédéralisme en RFA, comme si sa mission était de donner des
leçons à tout le monde !
Le Président :
Oui, c'est étonnant.
Le Chancelier
: Delors est plus teuton que français
!
Le Président :
Vous savez, Helmut, il ne faut pas s'en faire,
la politique est faite par des hommes qui sont souvent très
vaniteux...
François Mitterrand est mécontent car le
Chancelier, évoquant sa prochaine visite à Paris, prévue pour le 9
septembre, lui a dit : Cette fois, je ne vous verrai pas. Amer,
le Président me fait remarquer :
Une seule fois, un chef de gouvernement est
venu à Paris sans me saluer: c'était le Premier ministre tunisien,
M. M'zali. Cela ne lui a pas porté chance...
En effet, il a été révoqué peu après par
Bourguiba.
Le directeur de cabinet de Jean-Bernard Raimond
m'informe que le général Walters, envoyé en mission en Europe par
Ronald Reagan, sera à Paris mardi prochain, 2 septembre. Il serait
chargé, semble-t-il, d'évoquer de nouveaux projets d'action des
États-Unis contre la Libye et de nous inciter à passer au Tchad, en
concertation avec eux, à une stratégie plus offensive. Le jour où
le général Walters se trouvera à Paris, le Premier ministre sera en
Nouvelle-Calédonie, et Jean-Bernard Raimond en Arabie. Le Président
sera donc seul pour redire aux Américains notre refus de nous mêler
de cela.
Mercredi 27 août
1986
Avant le Conseil, Jacques
Chirac s'adresse à Jean-Louis Bianco et à moi : Il faudrait que l'on se coordonne. Le Président Gemayel
devait venir en France me voir. Il a renoncé parce qu'il a appris
que M. Hussein Husseini, président de l'Assemblée nationale
libanaise, venait voir le Président à la même date. Il n'est pas
question de responsabilités, mais...
Jean-Louis Bianco fait très poliment remarquer que
si le Président de la République avait été informé que Béchir
Gemayel était invité en France à la même date par le Premier
ministre, il aurait sûrement évité un pareil incident.
Au Conseil des ministres, le Président ne dit
rien. Il a un aparté avec Édouard Balladur, lequel rit
beaucoup.
A l'issue du Conseil, le
Président me confie : Je les trouve
mélancoliques, même le Premier ministre ! Je suis agacé de ses
mesquineries.
Jeudi 28 août
1986
Vu Pierre Verbrugghe. La Cour des comptes lui ira
bien. Pour un temps.
Vendredi 29 août
1986
Repas en tête à tête avec Jean-Bernard Raimond au
Quai d'Orsay, sur son initiative. Très mauvais déjeuner. Rien sur
rien.
Les socialistes se réveillent : Lionel Jospin
proteste publiquement contre le découpage électoral.
A Nouméa, Jacques Chirac prêche la conciliation
entre les communautés calédoniennes.
Dimanche 31 août
1986
Jacques Chirac est à Wallis-et-Futuna.
Lundi 1er septembre 1986
Grosses sorties de devises. Très rare, un lundi.
Mauvais signe !
Ronald Reagan communique maintenant à Jacques
Chirac le double des lettres qu'il envoie à François
Mitterrand.
Début de la première privatisation (partielle) :
celle d'Elf.
Déjeuner avec Michel Camdessus à la Banque de
France. Il s'inquiète : il est menacé. Jacques de Larosière entend
reprendre le siège de gouverneur, même si la direction du Fonds
monétaire international échappe à la France. Étrange sens de la
propriété.
Communiqué du CSPPA (Comité de solidarité avec les
prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient) à l'AFP,
annonçant la reprise des attentats liés au sort d'Anis Naccache,
Georges Ibrahim Abdallah et Garbidjian. Le CSPPA, qui a revendiqué
sept attentats à Paris de décembre à mars, menace d'agir à nouveau
si la France ne libère pas les trois terroristes.
Le Président demande que
Jean-Louis Bianco réagisse à des propos tenus par André Giraud à
l'université d'été du RPR, annonçant quasiment la reconquête
prochaine du nord du Tchad : On peut les
imputer à la chaleur des universités d'été, mais
enfin...
Ces propos sont d'autant plus choquants que la
position du Président est bien connue : si Hissène Habré décide
d'attaquer au nord, il sait qu'il n'engagera pas la France. Le
soutien français ne lui est garanti que si l'aviation libyenne
l'attaque. Maurice Ulrich paraît sincèrement mécontent. Si ce qu'on
rapporte est exact, il promet d'obtenir un démenti de Giraud
lui-même.
On apprend par Jean-Bernard Raimond que Thierry de
Beaucé est menacé de perdre la direction des Affaires culturelles
au Quai d'Orsay : il paraît qu'il serait un
mauvais gestionnaire.
Le Président fait prévenir Jacques Chaban-Delmas —
dont Thierry de Beaucé a été le proche collaborateur — par
Jean-Louis Bianco.
Jacques Chaban-Delmas
: Je vous remercie infiniment. Je vais agir.
Vous remercierez le Président. Nous convenons que vous ne m'avez
pas téléphoné.
François Mitterrand n'a toujours pas décidé s'il
signera l'ordonnance électorale. Il attend l'avis du Conseil d'Etat
sur le découpage.
Au huitième Sommet des non-alignés, réuni à
Harare, Robert Mugabe, Premier ministre zimbabwéen, succède à Rajiv
Gandhi, Premier ministre indien, comme président du mouvement pour
trois ans.
Mardi 2 septembre
1986
Le Président reçoit
Renaud Denoix de Saint Marc pour le Conseil de demain. Il lui parle
de Jacques Douffiagues, ministre délégué aux Transports, qui a tenu
des propos insultants à son égard et déclaré que le Conseil des
ministres ne servait à rien, puisque les décisions étaient prises
ailleurs : M. Douffiagues porte surtout tort
au gouvernement de la France. Le gouvernement a, certes, la
possibilité de boycotter le Président. Mais le dire comme cela, ce
n'est pas à son honneur. Selon la règle en vigueur jusqu'en 1986,
seuls les ministres — et non les ministres délégués — assistaient
au Conseil. J'envisage de revenir à cette règle. Je serai très
heureux de faciliter la tâche à M. Douffiagues en lui évitant de
s'ennuyer le mercredi et en ne le convoquant pas, sauf si le
Conseil traite d'affaires relevant de sa compétence.
Sur les otages, je ne sais rien. Mais peut-être le
Président est-il tenu au courant directement par le Premier
ministre ?
Le général Walters est à Paris. Il vient
simplement poursuivre ses consultations sur le problème général du
terrorisme. Il est satisfait des nombreuses mesures de rétorsion
que la France a prises envers la Libye au cours des derniers mois.
Il nous prévient que si le colonel Kadhafi recommençait à fomenter
des attentats terroristes, les Etats-Unis n'hésiteraient pas à
frapper de nouveau militairement.
Walters insiste sur la volonté américaine de ne
pas remplacer la France au Tchad. Il faut que le Président tchadien
sache clairement que, s'il persiste à vouloir affronter les Libyens
au nord, il n'obtiendra l'aide ni de la France ni des
États-Unis.
L'ambassadeur revient sur le terrorisme libyen.
Celui-ci pourrait, à l'avenir, emprunter de nouveaux réseaux, par
exemple les compagnies aériennes et les banques. Washington
souhaite vivement le remplacement du colonel Kadhafi par une
personnalité plus raisonnable. Du point
de vue américain, le commandant Jalloud n'est pas, autant qu'on le
dit, l'homme des Soviétiques.
Après avoir déploré que le Congrès américain ait
réduit de moitié le financement de la FINUL par les États-Unis, et
affirmé qu'il espérait que cette mesure serait rapportée, Vernon
Walters se déclare favorable à la résolution 425, mais appliquée «
en souplesse », pour ménager la position israélienne. Un débat au
Conseil de Sécurité sur une modification du mandat de la FINUL
ouvrirait, dit-il, la boîte de Pandore. Même si sa mission n'est
pas entièrement remplie, la FINUL continue à jouer un rôle utile.
Il faut donc améliorer son fonctionnement sans changer son
mandat.
Dans une cassette vidéo transmise à Paris par ses
ravisseurs, Jean-Paul Kaufmann exprime son total désespoir. Le Djihad réclame le retour à
Paris des deux opposants irakiens. Il semble toutefois que, quoique
libres, ceux-ci « ne le souhaitent pas ». Mais qui peut croire à la
sincérité de leurs allégations ?
Toujours est-il que la situation se tend. Des
attentats auront lieu. Les menaces du CSPPA sont à prendre au
sérieux.
Mercredi 3 septembre
1986
Avant le Conseil, Jacques
Chirac fait un long exposé, devant Jean-Louis Bianco,
Michèle Gendreau-Massaloux et moi-même, sur la situation à
Wallis-et-Futuna, indigne de la France
: pas de routes, des dispensaires dans un état épouvantable,
les femmes accouchant par terre. Réquisitoire un peu
surréaliste.
Dans le bureau du Président, le Premier ministre,
fort ennuyé, soutient que Jacques Douffiagues n'a pas tenu les
propos qui lui ont été prêtés par la presse.
Au Conseil, Jacques
Chirac : En Nouvelle-Calédonie, les
extrémistes se sont calmés. On assiste à une certaine évolution
vers davantage de tolérance et de compréhension
mutuelles.
François Mitterrand
évoque les présidents des entreprises nationalisées qui sont
remplacés aujourd'hui. Ces présidents ont fait
preuve de compétence et leurs résultats sont tout à fait corrects.
Mais le gouvernement reste maître de ce choix.
A la sortie, compte rendu inexact d'Alain Juppé,
qui indique : M. Mitterrand a simplement
remarqué que ces nominations ne devaient pas être interprétées
comme un désaveu. La situation, de ce point de vue, est donc tout à
fait correcte. A la suite de cette « erreur » qui ne peut
être involontaire, le Président décide de
rendre public un communiqué. Ces gens seront
incorrects jusque dans le plus petit détail, me
dit-il.
Jeudi 4 septembre
1986
A 18 h 30, une dizaine de pains de plastic sont
découverts au fond d'un sac jaune Gibert Jeune dans une voiture de
seconde classe du RER, gare de Lyon, à l'heure de pointe. Par
miracle, le détonateur n'a pas fonctionné. Le ministère de
l'Intérieur appelle chaque citoyen à prévenir
sans délai les autorités de police de tout incident, événement ou
comportement anormal dont il pourrait être le témoin.
Le Président nous dit :
Nous sommes en guerre. Il faut être sans
faiblesse, mais ne rien retrancher de la démocratie.
Vendredi 5 septembre
1986
Les mesures de sécurité sont renforcées dans la
capitale et des consignes de vigilance données à la
population.
Détournement d'un Boeing de la Panam à Karachi :
vingt et un otages tués, une centaine de blessés. Les quatre
pirates de l'air ont été arrêtés. L'armée pakistanaise a donné
l'assaut.
Jack Lang écrit au Président pour lui suggérer de
déjeuner avec le chanteur nigérian Fela, qui sera le 9 septembre
prochain à Paris et donnera plusieurs concerts en France. Le
Président refuse. Par ailleurs, Lang suggère que le Président
inaugure la Foire internationale de l'Art contemporain ; le
Président refuse aussi.
Samedi 6 septembre
1986
Laurent Fabius dénonce le chiracutage électoral. Jean Lecanuet proteste
aussi.
Alain Juppé ne supporte plus la tutelle d'Édouard
Balladur. Il le montre, le laisse dire. Les deux hommes se
ressemblent peut-être trop pour ne pas se détester.
Lundi 8 septembre
1986
Explosion d'une bombe au bureau de poste de
l'Hôtel de Ville : un mort, 18 blessés. François Mitterrand et
Jacques Chirac se téléphonent.
Mardi 9 septembre
1986
François Mitterrand demande au Parti socialiste
d'être solidaire du gouvernement sur le terrorisme.
La loi sur les étrangers est déclarée conforme à
la Constitution et promulguée.
Contrairement à ce qu'il avait initialement
projeté, Helmut Kohl décide de venir à l'Élysée avant de se rendre
à Matignon.
François Mitterrand :
Je me réjouis de vos contacts avec le Premier
ministre. Je ne regarde pas les problèmes par le petit bout de la
lorgnette. Sur les problèmes de terrorisme, je suis très favorable
à la coordination des polices.
Helmut Kohl :
Chez nous, les terroristes se recrutent dans
les classes aisées que la police a le plus grand mal à infiltrer.
La culpabilité de l'époque nazie est évacuée de la conscience
collective. Les jeunes veulent savoir, mais refusent l'idée que
leurs parents et grands-parents étaient des criminels.
Un peu plus tard, Bujon explique aux journalistes
que la rencontre entre Helmut Kohl et François Mitterrand était
purement protocolaire. Le Président,
informé par une dépêche d'agence, téléphone à Jacques Chirac :
Vos collaborateurs font des coups très
mesquins. Chirac s'excuse. Il n'y est certainement pour
rien,
Mercredi 10 septembre
1986
François Mitterrand demande à Jacques Chirac de
reporter l'examen des ordonnances électorales. Il n'a pas eu le
temps de les étudier. Refus.
Le Président :
Chirac aurait tort de confondre ma courtoisie
avec de la faiblesse.
François Mitterrand refuse à nouveau de signer des
remises de peine en faveur de Georges Ibrahim Abdallah et des
auteurs de l'attentat contre Chapour Bakhtiar (Anis Naccache et
Garbedjian, condamnés à la réclusion à perpétuité). Me Georges Kiejman se porte partie civile contre
Abdallah au nom du gouvernement américain et de la famille d'une
des victimes des FARL.
Jeudi 11 septembre
1986
Au cours d'une conversation avec François
Mitterrand, je résume pour lui mes idées sur les valeurs du temps :
Les Français changent à la fois peu et très
vite d'état d'esprit, et il n'est évidemment pas de méthode
scientifique pour les comprendre. A partir des succès littéraires,
cinématographiques et publicitaires, on peut néanmoins discerner
les grandes tendances de leurs modes, de leurs idéaux, de leurs
modèles d'aujourd'hui.
Dans les années 70 et jusqu'à
une période récente, les films, les livres tournaient autour des
concepts de jeunesse, d'enthousiasme, de renouveau, d'utopie, de
révolte, de sexe, de passion, d'éphémère, de science.
Aujourd'hui, le public du
cinéma fait un succès à des films très classiques (Out of
Africa, Amadeus, Jean de Florette, Trois Hommes et un couffin).
La littérature remet à la mode Giono, Dumas et
Proust. Les nouveaux romans portent sur les racines, les
traditions, la famille, la nostalgie. Les campagnes publicitaires
jouent sur le sérieux et le raffinement, et non plus sur le sexe ou
l'humour. D'une certaine façon, on est passé de Courrèges à Chanel,
de Johnny Hallyday à Michel Jonasz, de Glucksmann à Dumézil. Au
total, la modernité n'est plus considérée comme table rase, mais
comme continuité dans un souci d'excellence. Tout cela s'explique
assez bien dans la phase actuelle de crise économique : chacun a
compris que la survie passe par la qualité.
Je retiendrai les mots
suivants comme porteurs de valeurs d'avenir : Élégance,
Raffinement, Tradition, Respect des autres et de soi-même, Famille,
Effort, Rigueur, Durée, Ancien, Réussite, Sérieux.
Naturellement, toutes ces
valeurs peuvent être considérées comme de droite. Mais elles ne le
sont que parce que la droite se les attribue. La gauche n'est «
nouveau riche » que dans le regard de la droite ou dans son propre
complexe. L'excellence, la rigueur, le raffinement peuvent être de
gauche, surtout s'ils s'inscrivent dans le respect des autres et le
souci du travail bienfait.
Si le combat de la gauche
contre la droite reste celui du mouvement contre le conservatisme,
de la générosité contre l'individualisme, de l'égalité des chances
contre le droit des vainqueurs, il faut lui donner une expression
nouvelle dans ce contexte nouveau.
Jean-Bernard Raimond
demande à Matignon d'inscrire à l'ordre du jour du Conseil de lundi
prochain un mouvement diplomatique :
Charles Malo, remplacé à Pékin par Michel Combal,
serait nommé à Lisbonne à la demande du
Président, dit-il. (François
Mitterrand : J'ai demandé qu'il soit
nommé quelque part ! Pas à Lisbonne !)
Georges Égal, nommé à Lisbonne en janvier de cette
année, se verrait proposer dans les mois qui
viennent quelque chose comme la représentation française
auprès de la FAO. (François
Mitterrand : Égal doit être nommé à un
poste réel, et maintenant. Me faire des propositions.)
Jacques Lecompt, nommé président de la commission
interministérielle pour la Coopération entre la France et la RFA en
mars 1985, serait nommé ambassadeur à Bruxelles.
Jean Audibert, nommé à ce poste en mars de cette
année, se verrait proposer quelque chose comme
la présidence d'une société dans le domaine de la
Coopération.
Thierry de Beaucé, malgré l'intervention de
Chaban, serait remplacé à la tête de la direction générale des
Relations culturelles par Jean-Pierre Angremy, actuel consul
général à Florence et nommé inspecteur général de la Culture.
(François Mitterrand : Cela ne m'a pas été proposé. Je fais toutes
réserves.)
Déjeuner avec le
Président. Sur le terrorisme : Les
Français doivent s'y habituer. Seule la fermeté paiera, mais ce
sera long.
Le général Jaruzelski annonce la libération de
tous les prisonniers politiques : plus de 13 000 détenus
bénéficient de cette amnistie.
Vendredi 12 septembre
1986
Brusque crise à Wall Street. Chute de 4,6 % des
valeurs. Les investisseurs japonais s'affolent devant les mauvais
résultats de l'économie américaine. C'est le révélateur d'une
double prise de conscience du marché financier mondial. Il est
impossible de financer les déficits américains sans une hausse
sensible des taux d'intérêt afin d'attirer les capitaux vers le
dollar. Le marché s'attend donc au déclenchement d'un processus
cumulatif de récession et d'inflation pour financer les déficits.
On augmente les taux d'intérêt, ce qui réduira la demande et les
investissements, aggravera les déficits, donc relancera l'inflation
et exacerbera les tensions protectionnistes.
L'important n'est pas de savoir si ce diagnostic
est exact, mais de constater qu'il est partagé par un grand nombre
de chefs d'entreprise américains et européens. Cela suffit pour
penser qu'une année difficile se prépare.
La baisse se répercute sur les autres places
financières. Paris chute de 3 %.
Attentat à la cafétéria du magasin Casino à la
Défense. Un homme fait semblant de tacher sa chemise, se lève pour
aller aux toilettes et abandonne sous une banquette une boîte en
fer : il est 12 h 30, l'heure du déjeuner. Quarante et un
blessés.
Jacques Chirac doit parler devant l'Institut des
hautes études de défense nationale. Le texte de son intervention
est envoyé à la dernière minute à l'Élysée. Y est annoncée la
construction du missile mobile SX et envisagée l'utilisation des
Pluton en riposte graduée. Chirac parle de lancer sans délai une nouvelle composante terrestre
capable d'échapper à une première frappe adverse, ainsi qu'un
déploiement aléatoire des missiles mobiles. François
Mitterrand sursaute, appelle Jacques Chirac. Finalement, celui-ci
évoquera un déploiement aléatoire des systèmes
majeurs. Pas question de parler de missiles mobiles. Le
Président n'en veut pas. Là-dessus, Chirac n'est que le
porte-parole de Giraud, lui-même expression du CEA.
Le Président, à propos
du terrorisme : Faut-il annuler mon voyage en
Indonésie ? Non.
Samedi 13 septembre
1986
Jacques Chirac est à Alger. Il demande aux
Algériens de transmettre un message aux commanditaires d'attentats
: ceux-ci doivent mettre fin à la violence s'ils veulent que la
France libère Georges Ibrahim Abdallah.
Un super-pétrolier français, le Brissac, en transit dans le Golfe, est atteint par
deux missiles, très probablement tirés par l'aviation iranienne.
Aucune victime et peu de dégâts matériels, les deux missiles
n'ayant pas explosé.
Dimanche 14 septembre
1986
Le Brissac est mouillé
au large de Dubaï et une équipe du génie de l'air est en route pour
procéder à la neutralisation des engins. La marine a fait rallier
l'avion-escorteur Commandant Bory pour
soutenir cette équipe de neutralisation. L'entrée dans le Golfe du
porte-conteneurs Ville de Bordeaux,
prévue pour le 15 au matin, est retardée.
Deux gardiens de la paix repèrent une bombe au
rez-de-chaussée du Pub Renault, aux Champs-Élysées, où l'on fête la
sortie de la nouvelle Super-5. Ils la transportent au sous-sol afin
de la désamorcer. Elle explose. Ils sont tués net. Est-ce la
réponse au voyage de Jacques Chirac à Alger ?
Jacques Chirac réunit le
Conseil de sécurité intérieure à Matignon, puis téléphone au
Président pour lui annoncer les décisions prises, avant de se
rendre au Grand Jury RTL-Le Monde. Il y
exclut toute mesure de clémence envers
les terroristes emprisonnés et annonce un renforcement du
dispositif policier sur le territoire et aux frontières.
Lundi 15 septembre
1986
Avant le Conseil, avancé en raison du départ du
Président pour l'Indonésie, Jacques Chirac, très nerveux, se montre
extraordinairement agressif à propos de Thierry de Beaucé, pour
lequel François Mitterrand est encore intervenu.
Au Conseil, à propos du projet de budget pour
1987, Édouard Balladur déclare :
Compte tenu des indiscrétions parues dans la
presse, j'ai dû moi-même donner des informations à la télévision,
et je m'en excuse.
Le Président :
Vous ne pouviez y échapper en la
circonstance.
Édouard Balladur en profite pour critiquer les
budgets de l'ancienne majorité. Le projet pour 1987 est adopté :
1,8 % de progression des dépenses, 128,6 milliards de
déficit.
Jacques Chirac propose la nomination de Michel
Baroin au Comité du Bicentenaire de la Révolution française.
Le Président :
Vous avez bien voulu m'en parler et j'ai
approuvé ce choix. Je pense que des précautions ont été prises à
l'égard du recteur Mallet, qu'il remplacera ? [Le Président
regarde Chirac qui, il le sait, n'a rien fait.] D'ailleurs, Michel Baroin, en dehors de son dynamisme et
de ses mérites, a un mérite supplémentaire : il est du
Morvan.
Le Premier ministre :
Et puis, il a une maison en Corrèze, il y va
souvent.
Le Président :
C'est un homme extraordinairement
éclectique.
A la suite de son tour d'horizon de politique
étrangère, Jean-Bernard Raimond évoque la
demande d'accréditation de l'ambassadeur du Vanuatu en France:
La particularité des ambassadeurs du Vanuatu,
c'est qu'ils ne viennent pas dans les pays où ils représentent le
Vanuatu. L'ambassadeur du Vanuatu en France réside au
Vanuatu.
A cet instant, le Premier ministre s'impatiente et
perd son contrôle, l'espace de quelques secondes : Tout cela est ridicule !
Jean-Bernard Raimond parle du recasement de Jean Audibert.
Le Président :
Nous avons eu l'occasion d'en parler, vous
avez noté mon insistance. Je souhaiterais que ce poste soit non
dans l'administration centrale, mais à l'extérieur.
Après un mot sur son voyage en Algérie, Jacques
Chirac évoque les mesures contre le terrorisme : J'ai réuni le Conseil de sécurité, nous avons arrêté des
décisions. Et, s'adressant au Président : J'ai eu l'occasion de vous rendre compte de ses travaux en
fin de matinée.
Le Président :
Nous en avons parlé, en effet, avant votre
émission.
Le Chef de l'État rend hommage aux réflexes et au
courage des hommes gravement blessés ou tués en tentant de
désamorcer la bombe d'hier : Le terrorisme est
l'affaire de la Nation tout entière. Il lui faudra une résolution
implacable pour en venir à bout.
François Mitterrand part en visite officielle en
Indonésie après avoir beaucoup hésité à maintenir ce voyage en
raison de la vague d'attentats. Le Premier ministre l'attend à
l'aéroport, comme le veut le protocole.
Le Président, dans le
petit salon : Les journalistes voudraient que
je dise quelque chose. Qu'en pensez-vous, monsieur le Premier
ministre ?
Jacques Chirac :
Mais, monsieur le Président, vous avez
évidemment raison de faire ce voyage. Personne n'en contestera le
bien-fondé. Parler ? A quoi bon ? Tout le monde comprendra votre
décision.
Le Président approuve.
Alors que François Mitterrand est déjà en vol, un
attentat à la préfecture de police de Paris fait un mort et
cinquante-cinq blessés. La police pense que les auteurs de
l'attentat sont les frères d'Ibrahim Abdallah, Maurice et Robert.
Le ministère de l'Intérieur lance un appel à témoins assorti d'une
prime d'un million de francs. Les photos des frères Abdallah vont
être placardées dans les rues dès demain.
En fin d'après-midi, intervenant sur Radio-France, Jacques Toubon regrette le voyage du
Président. Jean-Louis Bianco téléphone de Paris à François
Mitterrand, encore dans l'avion, pour l'en informer. La
communication est effroyablement mauvaise. Le Président lui demande
d'appeler Jacques Chirac. Ce que fait Bianco.
Le Premier ministre :
Je vérifie tout de suite. Si vous avez été
bien informé, M. Toubon a eu tout à fait tort, et je lui demanderai
immédiatement de rectifier.
Il rappelle très rapidement : M. Toubon n'a pas tout à fait tenu les propos que vous me
rapportez. Mais je lui demande de rectifier.
Ouverture de la conférence ministérielle du GATT à
Punta del Este.
Le Prince Sihanouk nous fait savoir qu'il sera à
Paris après-demain et qu'il est à la disposition du Président,
durant son séjour d'une semaine, pour son audience annuelle.
Mardi 16 septembre
1986
Maurice Ulrich, fort aimable, annonce qu'il fait
porter au Président une demande d'extradition de Georges Ibrahim
Abdallah formulée par les Italiens qui lui prêtent des crimes
perpétrés à Rome. Il pense que cette demande est faite à la requête
des Américains.
Jacques Chirac :
Je suis sûr que le Président approuvera à son
retour d'Indonésie. Cela permettra de réaffirmer que notre position
vis-à-vis de l'Iran n'a pas changé.
Mercredi 17 septembre
1986
A 17 h 25, une bombe explose rue de Rennes devant
le magasin Tati. Six morts, cinquante et un blessés.
Impuissance.
A 18 h 15, le Président
est informé à Djakarta de l'attentat. Interrogé par les
journalistes, il évoque le combat sans
merci que doivent mener les démocraties contre le
terrorisme, dans le respect des règles de la
pratique démocratique.
François de Grossouvre croise Jacques Chirac à une
réunion mondaine chez Dassault. Le Premier
ministre lui glisse : Si le Président
ne signe pas l'ordonnance sur le découpage électoral, surtout,
dites-lui qu'il ne faut pas en faire une histoire !
Jeudi 18 septembre
1986
A Beyrouth, assassinat de l'attaché militaire, le
colonel Christian Gouttière, devant la porte même de notre
ambassade.
Le Conseil constitutionnel annule deux articles de
la loi sur la liberté de la communication.
Dans l'avion du retour, François Mitterrand est interrogé sur l'évolution de
la cohabitation : Je n'ai pas de projet, et
c'en est un. Boutade ou aveu ?
Escale au Koweït. Le Président s'entretient avec
l'Émir du Koweït, Jaber Al Ahmad Al Sabah. Très intéressante
conversation sur le terrorisme et les rapports entre le Koweït et
l'Irak.
L'Émir : Je tiens à vous dire tout de suite que je déplore le
terrorisme qui s'abat sur la France. C'est quelque chose qui nous a
frappés ici, qui a voulu me frapper personnellement. Nous avons
tenu à résister. Nous n'accepterons jamais d'être menacés pour des
criminels qui se trouvent dans nos prisons. Nous avons toujours
fait passer l'intérêt du Koweït avant toute chose. Je suis sûr que
la France pourra mettre un terme à cette menace. Je pense
d'ailleurs qu'une coopération entre nous serait d'un grand intérêt
pour les deux parties.
Le Président :
Face au terrorisme, la résolution de la France
est tout à fait assurée. C'est une affaire difficile, mais nous en
viendrons à bout. Nous ne sommes pas disposés à transiger. Je pense
que nous parviendrons à la fin de l'actuelle période sanglante.
Mais tous les concours, toutes les amitiés nous seront fort utiles.
Nous pouvons mutuellement nous épauler afin de mettre à la raison
ceux qui n'aiment que la mort et le sang. Je ne comprends pas
pourquoi on s'en prend à la France. De temps à autre, il y a des
règlements de comptes sur notre sol entre des mouvements d'origine
extérieure. Notre justice est amenée à juger, les coupables vont
dans nos prisons. Mais peut-on nous le reprocher ?
Les conflits du Proche et du
Moyen-Orient sont des conflits dans lesquels nous n'avons rien à
faire. Que nous reprochent les mouvements extrémistes
?
Dans le conflit libanais,
j'ai décidé d'envoyer des soldats français à Beyrouth après
l'invasion israélienne ; et cela a permis de sauver la vie de
quatre mille soldats de l'OLP qui sont partis dans la dignité. Par
la suite, la France a joué un rôle essentiel dans l'échange de
prisonniers israéliens et palestiniens, par l'intermédiaire de la
Croix-Rouge, qui a permis à trois mille cinq cents Palestiniens
d'être libérés. Puis la France a permis le départ de Tripoli, au
Nord-Liban, et jusqu'à Tunis, en les escortant, de quatre mille
membres de l'OLP et de civils palestiniens. Lorsque nous sommes
intervenus au Liban, nous l'avons fait à la demande de toutes les
parties, de toutes les confessions, et nous avons maintenu les
soldats français qui ont sauvé de nombreuses vies. C'est encore à
la demande de toutes les fractions libanaises que nous avons fourni
le plus fort contingent à la FINUL. Nabih Berri est même venu un
jour nous demander de renforcer la
contribution française à la FINUL.
A l'égard de la Libye, nous
avons refusé de nous associer à certaines actions des Américains.
Nous ne les avons pas autorisés à survoler le territoire français.
Nous ne sommes pas entrés dans la voie des représailles
collectives.
Nous avons rétabli des
rapports convenables avec la Syrie. Nous avons, avec tous les pays
du Proche et du Moyen-Orient, des relations amicales.
Nous avons, bien sûr, des
difficultés avec l'Iran. Depuis 1976, la France a contracté des
obligations envers l'Irak. Des contrats ont été signés, des
engagements ont été pris pour la fourniture d'armements. Ils ont
été respectés et mis en œuvre après que la guerre entre l'Irak et
l'Iran eut commencé. Cette politique a été poursuivie sous mon
autorité. Mais nous ne sommes pas les ennemis de l'Iran. Rien n'a
été fait par la France contre ce pays et nous sommes disposés à
améliorer nos relations et à les normaliser. A une limite près :
nous ne sommes pas disposés à vendre des armes à l'Iran. Cela ne
veut pas dire que nous ayons une préférence pour l'Irak. Cela veut
dire tout simplement que nous ne sommes pas partie prenante dans ce
conflit.
Alors, pourquoi l'enlèvement
de nos neuf otages ? Pourquoi l'assassinat d'un ambassadeur de
France ? Pourquoi ces attentats ? Vous êtes, Altesse, à la tête
d'un pays fier. Eh bien, je vous dis que ces violences m'inciteront
plus encore à combattre le terrorisme et tous ceux qui l'aideront.
Je serai intransigeant. Les Iraniens m'avaient fait demander la
grâce des cinq membres du commando qui avait tenté d'assassiner
Chapour Bakhtiar, et assassiné des Français. J'ai répondu non. On
m'a dit : « Si vous cédez, les otages seront libérés. » J'ai dit
non. C'est une question d'honneur, de fierté. Et je dirai même : de
bonne gestion politique. Ceux qui ont tué sur le sol français sont
en prison. Ce serait une injustice de les laisser partir alors que
leurs victimes sont mortes. Dans l'avenir, si le terrorisme
s'arrête, si la paix revient dans les esprits, avec le temps, on
verra... Dans la situation présente, aucune indulgence n'est
concevable.
Je suis très sensible à votre
proposition d'échange d'informations, qui est une très grande
marque d'amitié. Votre très grande connaissance de cette région
peut être utile à la France.
Quant à notre position
vis-à-vis d'Israël, nous soutenons toutes les résolutions des
Nations-Unies, nous sommes disposés à toutes les appliquer. Nous
n'avons pas avec Israël d'accord militaire, nous ne lui fournissons
pas d'armes.
Alors, de quelque côté que je
cherche une explication, je ne trouve qu'une folie meurtrière. Un
pays qui a le sens de sa dignité ne cède pas !
Il y a aussi, Altesse, cette
guerre entre vos deux voisins. Je vous l'ai dit, nous sommes prêts
à rétablir de bonnes relations avec les Iraniens, les contentieux
que nous avons sont solubles, mais nous ne leur vendrons pas
d'armes. Quelle est votre opinion sur ce conflit ?
L'Émir : C'est une question très difficile. Mais, auparavant, je
voudrais revenir sur ce que vous avez dit. La position de la France
sur la cause palestinienne, sur le Liban, sur la guerre Irak/Iran
n'est pas exactement la nôtre. Mais c'est la plus proche de la
nôtre. Et nous souhaiterions que tous les autres grands pays du
monde aient la même position.
En ce qui concerne le
terrorisme, je crois que l'affaire ne s'arrête pas aux États. Il y
a aussi des groupuscules plus ou moins sous contrôle. Peut-être
faut-il penser également à certains pays qui voudraient que la
France adopte, comme les États-Unis, une politique alignée à 100 %
sur Israël.
A propos du conflit
Irakllran, la France avait accueilli Khomeyni, avant la chute du
Shah, et avait autorisé ses activités politiques. Les responsables
iraniens devraient s'en souvenir aujourd'hui. Et l'Iran ne devrait
pas faire tant de reproches à la France. Pour nous, la position de
la France dans le conflit est très bonne. Peut-être la France
pourrait-elle agir plus activement pour essayer de mettre un terme
à cette guerre, avec l'aide des autres pays européens, car le
danger est de plus en plus grand. Pourtant, ni l'un ni l'autre pays
ne profite de cette guerre. L'Iran essaie de l'étendre à tout le
Golfe. Nous craignons que les grandes puissances ne se servent de
ce prétexte pour intervenir. Et cela n'est pas notre intérêt. Pas
plus, me semble-t-il, que cela ne serait celui de l'Europe. L'URSS
et les États-Unis commencent à comprendre la gravité de la
situation. Mais nous souhaiterions surtout une position plus forte
de l'Europe pour mettre fin à cette guerre.