1986
Samedi 15 mars
1986
Jacques Chirac téléphone
à Jean-Louis Bianco. Le ton est dramatique: Je
vous appelle pour une affaire d'intérêt général. J'ai des
renseignements qui méritent d'être pris en compte. Je crains un
attentat en Guadeloupe contre Mme Michaux-Chevry. Vos services de
police pourront vous confirmer mes affirmations. Un peu plus
tard, par l'intermédiaire d'Édouard Balladur, Jean-Louis Bianco
rassure Jacques Chirac sur le sort de Mme Michaux-Chevry : des
instructions ont été données.
Tard dans la matinée, discussion avec le Président
sur le nom d'un Premier ministre. Jean-Louis Bianco et moi lui
conseillons Jacques Chirac. C'est déjà son choix. Il nous le
confirme. Mais, pour l'heure, il laisse parler devant lui tous ceux
qui ont un avis différent, sans exprimer le sien qui est qu'il ne
faut pas biaiser avec le suffrage universel ni laisser à la droite
une carte en réserve. Le Président demande à Jean-Louis Bianco de
téléphoner à Édouard Balladur pour le prévenir qu'il songe à Chirac
mais n'a encore pris aucune décision : Que
Jacques Chirac ne fasse pas de déclaration triomphante qui rendrait
sa nomination impossible. Qu'il me laisse le sentiment d'être
libre. Qu'il ne pose pas de conditions préalables. Et dites-lui que
je compte bien exercer un droit de regard sur les nominations des
ministres des Relations extérieures, de la Défense et de
l'Intérieur.
Dimanche 16 mars
1986
Comme prévu par les sondages, les élections
législatives — au scrutin proportionnel à un tour — donnent à la
droite la majorité absolue avec 291 élus sur 577. Le RPR et l'UDF
ont obtenu 277 sièges avec 40,09 % des suffrages exprimés, les
divers droite 14. Le Front national obtient 35 sièges: autant que
le PC. L'ensemble de la gauche non communiste (PS + MRG) remporte
216 sièges avec 31,48 % des suffrages, soit son plus mauvais score
depuis les années soixante.
A 22 heures, François Mitterrand reçoit dans son
bureau Lionel Jospin, Laurent Fabius, Pierre Joxe, Louis Mermaz et
Jean-Louis Bianco. Mermaz est plutôt pour Chaban à Matignon; Jospin
plaide pour Chirac ; Pierre Joxe est tout à fait contre ce dernier:
Il est trop dur, il noyauterait
l'Administration. Fabius ne prend pas clairement position,
mais est plutôt opposé au choix de Chirac.
Le Président souhaite organiser demain une
nouvelle concertation avec ses ministres et collaborateurs. Mais il
ne faut surtout pas donner l'impression qu'il « consulte ».
A la demande du Président qui entend explorer
toutes les pistes, Jean-Louis Bianco
téléphone à Jacques Chaban-Delmas: Le
Président n'a pas arrêté sa décision.
Seriez-vous prêt à y aller ? Réponse: Évidemment.
André Bettencourt, député RPR et ami de jeunesse
du Président, propose de jouer les émissaires avec Jacques Chirac.
Bénouville aussi. Édouard Balladur
rappelle Jean-Louis Bianco pour lui donner la réponse de Chirac :
Ce que veut le Président est envisageable,
mais Jacques Chirac a été surpris de la demande concernant le
ministère de l'Intérieur.
Lundi 17 mars
1986
A droite, les réunions succèdent aux réunions. Au
cours d'un petit déjeuner, d'après ce que j'apprends, Pierre
Méhaignerie, René Monory, Jacques Barrot, Bernard Stasi ont décidé
que le CDS jouerait le jeu de la cohabitation. L'UDF en fait
autant.
A 10 heures, Jean-Louis Bianco reçoit deux appels
téléphoniques: l'un de Pierre Bérégovoy, l'autre de Jean-Pierre
Chevènement.
Pierre Bérégovoy :
Il faut mouiller Chirac à Matignon pour qu'il
arrive exsangue aux élections présidentielles. Et là, avoir une
réserve de centre droit.
Jean-Pierre Chevènement
: Tout dépend du scénario que le
Président envisage : conflit ou non-conflit? Et quand? Mais je
crois que la clarté est préférable. Le choix de Chaban ou de
Giscard serait incompréhensible pour l'opinion.
Le Président sollicite
encore l'avis de Bianco et le mien. Pour nous, c'est toujours
Chirac. Il approuve: Il faut prendre le
risque, avaler la pilule. La droite la plus dure doit gouverner.
Mais Chirac est-il capable d'être Premier ministre dans les
circonstances actuelles? Sera-t-il capable de contrôler les
contradictions de sa majorité ?
Jean-Louis Bianco va trouver Jacques Chaban-Delmas
à la demande de François Mitterrand qui a prié le maire de Bordeaux
de rentrer à Paris toutes affaires cessantes. Ce dernier confirme
qu'il pense pouvoir gouverner si on le lui propose.
A 11 heures se réunissent en grand secret autour
de Jacques Chirac, dans l'appartement d'un questeur du Sénat,
Pasqua, Balladur, Toubon, Labbé, Lecanuet, Gaudin, Léotard,
Méhaignerie, Rossinot, Donnez et Giraud. Tous accordent leur
soutien à Chirac s'il est désigné. Celui-ci leur promet l'égalité
en termes de portefeuilles ministériels.
A la demande du Président, Michel Charasse appelle
Giscard. L'ancien Président veut Matignon. Il pense pouvoir
s'imposer aux partis de la nouvelle majorité. Il parle de la
nécessité de ne rien céder aux terroristes. Il évoque aussi,
sibyllin, le problème que poserait au Président le choix d'un
Premier ministre qui n'hésiterait pas, le cas échéant, à
l'attaquer, y compris sur le terrain le plus
privé.
A 12 heures, François Mitterrand reçoit Laurent
Fabius. Ce dernier est réticent à l'idée que Chirac s'installe à
Matignon.
Déjeuner entre Jacques Chirac et Pierre Messmer.
Le premier offre au second la présidence du groupe RPR. Le maire de
Paris « bétonne » son parti.
A 13 heures, déjeuner à Matignon des principaux
dirigeants socialistes, sans François Mitterrand.
Gaston Defferre :
Je suis pour Chaban. S'il le choisit, le
Président montre qu'il choisit librement qui il veut. N'oubliez pas
que Chirac s'est déjà dressé contre Giscard quand il était Premier
ministre. Il fera pire face à François Mitterrand.
Louis Mermaz :
Mon premier choix est pour Chaban, le deuxième
pour Giscard. Chirac se ferait mal voir s'il créait des difficultés
à Chaban nommé par le Président.
Roland Dumas : Mieux
vaut Chaban. Marginaliser Chirac serait
une bonne chose. Chaban protégera le
Président contre Chirac et ne sera pas
un bon candidat aux
présidentielles.
Pierre Joxe : Je suis
pour Chaban. Chirac est d'autant plus inacceptable que sa victoire est courte.
Lionel Jospin : Je suis
aussi plutôt pour Chaban. Mais
il y a peut-être un problème
de faisabilité. C'est au Président d'apprécier. Il y a
deux arguments forts contre le choix de Chirac
: d'abord, le Président n'aura contre lui que des armes lourdes,
pas d'armes de gestion courante ; ensuite, s'il le nomme, il perd
son droit de nomination des fonctionnaires. Chirac va vouloir
exercer un pouvoir total sur l'administration.
A l'inverse, Pierre Mauroy, Jean-Pierre
Chevènement et Pierre Bérégovoy sont pour Chirac, avec des
arguments identiques: C'est le pire, mais le
seul choix possible. Il faut qu'il échoue pour que François
Mitterrand puisse être candidat.
A 15 heures, la réunion des principaux ministres
socialistes se poursuit à Matignon. La plupart s'expriment en
faveur de Chaban ou, à la rigueur, de Giscard. Pour eux, le choix
de Chirac serait épouvantable: ce serait la guerre de
revanche.
Gaston Defferre :
Jacques Chirac est sans scrupules... Mais
Chaban, s'il est choisi, ne pourra peut-être pas aller jusqu'au
bout à cause du RPR.
Pierre Joxe : Rien
n'est plus dangereux qu'un Premier ministre
candidat à la Présidence. Chirac à Matignon provoquerait une
épreuve de force avec le Président, même dans le domaine
international. Chaban aurait, lui, un comportement démocratique.
Chirac sera mû par la volonté d'exercer le pouvoir absolu. Prendre
Chaban, cela veut dire, d'une certaine manière, que l'on n'a pas
perdu.
Lionel Jospin :
J'ai tendance à partager le raisonnement de
Pierre Joxe. Si c'est Chirac, le Président donne l'impression de ne
pas avoir exercé son pouvoir de choix; c'est une lecture
droite/gauche de la réalité actuelle. Si c'est Chaban, cela traduit
mieux la complexité du vote.
Roland Dumas :
Chirac risque de rentrer dedans tout de suite,
de mettre le Président en difficulté sur des sujets comme la «
guerre des étoiles ». J'hésite entre Giscard et
Chaban. Je suis plutôt pour Chaban. Avant le 16 mars,
j'étais plutôt pour Giscard.
Louis Mermaz :
Je partage l'avis de Dumas. Chirac est un
homme dangereux.
Laurent Fabius reste silencieux. Il penche à
présent, je crois, pour Chirac.
Explosion dans le TGV Paris-Lyon: 10 blessés. Le
Comité de solidarité avec les prisonniers arabes et du
Proche-Orient (CSPPO) revendique l'attentat.
A 15 heures, Jacques
Chaban-Delmas rappelle Jean-Louis Bianco et décline l'offre:
Chirac tient tout et bloquera le Parlement si
quelqu'un d'autre que lui est désigné.
Charasse appelle Valéry Giscard d'Estaing et
reçoit le même message: Chirac a tout
verrouillé.
François Mitterrand me
dit: Vous voyez bien, il bloque ceux qui tentent quelque chose.
Chirac sera le plus dur, mais
il faut ne pas biaiser avec l'obstacle. De toute façon, je n'ai pas le choix, même si
je déteste cela.
A 17 heures, le Président commence à réfléchir
avec Michel Charasse au texte d'une déclaration qu'il souhaite
faire à la télévision. Il y travaille jusqu'à la dernière minute et
réécrit même directement sur la bande du prompteur. Après
conformément au mandat que vous m'avez
confié, il ajoute les mots : et que
j'exerce.
A 20 heures, il déclare à la télévision :
Je forme des vœux pour que la nouvelle
majorité réussisse dans l'action qu'elle est maintenant en mesure
d'entreprendre selon les vues qui sont les siennes. Il ne
dit rien du Premier ministre, indiquant seulement qu'il choisira la
« personnalité » qui devra diriger le nouveau gouvernement dans les
rangs de la majorité parlementaire.
Tout Paris s'interroge. Nous sommes peu nombreux à
savoir que son choix est arrêté depuis longtemps.
Mardi 18 mars
1986
A 9 heures, Laurent Fabius vient pour la dernière
fois, en tant que Premier ministre, prendre le petit déjeuner avec
le Président.
A 12 heures, François Mitterrand reçoit Paul
Quilès pour parler du Tchad où les forces gouvernementales, aidées
par nos soldats, semblent en voie de repousser le GUNT au nord du
16e parallèle.
A la demande du Président, à la même heure, une
nouvelle réunion à Matignon, avec les mêmes participants que la
veille, aboutit à la répétition des mêmes arguments.
Déjeuner chez Louis Mexandeau avec les mêmes
qu'hier, auxquels se joignent Chevènement, Mauroy et Claude Estier
— et, cette fois, le Président. Nous sommes treize à table. La
majorité des intervenants se prononce encore en faveur de Chaban
ou, à la rigueur, Giscard d'Estaing. Joxe et Dumas sont à fond pour
Chaban ; leurs arguments paraissent avoir convaincu Lionel Jospin qui déclare: Chaban, ça fait peut-être magouille, mais cela correspond
mieux aux résultats des élections et à la volonté
populaire.
Seuls Bérégovoy, Chevènement et Mauroy concluent
en faveur de Chirac. Fabius, lui, demeure toujours
silencieux.
Louis Mexandeau :
Pas Chirac! Il va tout diriger! Ce sera un
coup d'État permanent! Et, comme cela ne lui paraît sans
doute pas suffisant, il ajoute qu'il a entendu ce curieux argument:
Ce serait Hitler appelé par
Hindenburg... L'analogie, maladroite et absurde, dit-il, est
aussi désobligeante pour le Président que pour Jacques Chirac.
Chacun pique du nez dans son assiette.
Louis Mermaz reprend:
Surtout pas Chirac! Ce serait l'État-RPR!
Le Président écoute,
puis annonce: Je vais appeler Chirac.
Cela ne sert à rien, quand on a un mur devant
soi, d'essayer de le contourner. C'est mon instinct politique, mais
aussi mon raisonnement qui me dictent cette décision.
Sitôt après le déjeuner, le Président demande à
Jean-Louis Bianco de prévenir d'abord Chaban, puis d'appeler
Chirac. Il le charge également de téléphoner à Valéry Giscard
d'Estaing.
Les responsables du RPR sont réunis à l'hôtel
Intercontinental. Bianco joint Chaban, puis Balladur à l'Hôtel de
Ville. Il est décidé que Chirac viendra à l'Élysée à 17 h 30.
A 16 heures, le Président fait appeler Chirac pour
retarder quelque peu le rendez-vous. Nul ne parvient à le
trouver.
A 17 h 15, Jacques
Chirac rappelle Bianco depuis l'Hôtel de Ville. D'une voix
haletante, il dit : Ne m'en veuillez pas si
j'ai un peu de retard, la circulation est tellement difficile aux
Tuileries. Cela tombe bien!
Chirac arrive à l'Élysée. On le fait attendre chez
Jean-Louis Bianco. Il semble fatigué, grillant cigarette sur
cigarette. L'homme paraît plutôt sympathique, aimable, soucieux de
coopérer.
François Mitterrand le reçoit pendant deux heures
et quart.
Après le départ de Jacques Chirac qu'il a
raccompagné jusqu'à la porte qui sépare nos bureaux, François Mitterrand me fait entrer : Je suis sur mes gardes. Chirac est l'ennemi. J'ai voulu
marquer les limites. Je lui ai annoncé que je le laisserais
gouverner. J'ai accepté qu'il m'accompagne aux Sommets des Sept et
aux Sommets européens. Je suis même prêt à envisager des
ordonnances qui accélèrent le processus législatif, sans toutefois
m'engager à les signer toutes. Dans une ordonnance qu'il veut
préparer sur la privatisation, Jacques Chirac m'a dit vouloir
inclure des mesures sociales. A la rigueur, j'admets que la réforme
de l'ANPE peut être envisagée. Mais aucune mesure concernant le
travail des jeunes, qui permettrait indirectement une modification
du SMIC ou de l'autorisation préalable de licenciement, ne pourra
figurer dans une ordonnance. J'accepterai éventuellement des
ordonnances sur les prix ou le contrôle des changes, mais pas
question d'ordonnances sociales. Je lui ai répété que j'aurais mon
mot à dire sur le choix des ministres des Affaires étrangères, de
la Défense, de la Coopération et de l'Intérieur. Il m'a parlé
d'Aurillac à la Coopération. Pour le Quai d'Orsay, il propose
Giscard, que j'ai refusé. J'ai évoqué Chaban, Bettencourt,
Lipkowski ou un diplomate de carrière. Chirac n'en veut pas. Pour
la Défense, Chirac m'a proposé Léotard. J'ai refusé. Pour la
Justice, il pense à Larcher ou à Dailly. J'ai répondu que celui-ci
risquait de poser problème. J'ai ajouté : « Vous avez tort de
mettre des chefs de parti dans votre gouvernement. Ils vous
critiqueront quand même. » Lecanuet n'aura rien : Jacques Chirac
l'a évoqué juste pour que je l'écarte. Pasqua, m'a-t-il dit, sera à
l'Intérieur. Dans ce cas, je l'ai prévenu que plus personne, ni à
l'Élysée ni au gouvernement, n'osera encore se servir du téléphone!
Chirac m'a répondu: « Écoutez, je m'en porte garant, vous
n'avez rien à redouter de Charles Pasqua. » Je lui ai dit
que je le savais bien, mais que lui, en revanche, n'était peut-être pas à l'abri... Il a eu l'air étonné.
J'informe le Président de l'intention des
Américains — que je viens d'apprendre — de bombarder prochainement
la Libye. Ce n'est pas nouveau: en février, déjà, nous avions
refusé de nous associer à une telle opération et François
Mitterrand l'avait expliqué au général Walters, envoyé par Reagan
le 3 mars. Les Américains vont sans doute nous redemander notre
appui.
Le Président réfléchit à plusieurs noms possibles
pour les Affaires étrangères. Il songe à Messmer. Maurice Ulrich,
que Jacques Chirac vient de choisir comme directeur de cabinet, a
appelé Bianco pour avancer le nom de Jean-Bernard Raimond,
ambassadeur de France à Moscou.
Un peu plus tard, Balladur téléphone à Bianco : Pour les Affaires étrangères, comment voyez-vous les
choses? Avec l'accord du Président, Bianco cite le nom de
Jean-Bernard Raimond. Édouard Balladur :
J'y ai pensé, mais je le récuse: nous
voulons un ministre politique. Je vous
propose Valéry Giscard d'Estaing. Bianco réitère le refus du Président: Il ne me paraît pas sûr qu'il accepte, et puis deux
Présidents de la République, cela semble beaucoup... En outre, le
Président ne juge pas souhaitable qu'un chef de parti occupe
ce genre de fonction.
Édouard Balladur:
D'Ornano ?
Jean-Louis Bianco :
Non, c'est aussi un chef de
parti.
Édouard Balladur
: Albin Chalandon ?
Jean-Louis Bianco :
Non, à cause de ses fonctions
antérieures dans une société pétrolière!
Édouard Balladur :
Pierre Méhaignerie ?
Jean-Louis Bianco :
Non, il a été trop violemment
anticohabitationniste !
Édouard Balladur avance
du bout des lèvres: Hoeffel ?
Jean-Louis Bianco :
Il n'a pas l'expérience pour ce poste.
Jean-Louis Bianco évoque alors Pierre Messmer,
ainsi que le lui a demandé le Président.
Édouard Balladur :
Il a été prévu d'autres fonctions pour
lui.
Jean-Louis Bianco :
Chaban ?
Édouard Balladur :
Je préférerais le voir à l'Assemblée
nationale. J'y avais pensé pour la Défense, mais il refuse,
prétextant que sa femme ne veut pas se déplacer à l'étranger.
On tombe d'accord sur André Giraud à la Défense.
Mais Édouard Balladur insiste pour
qu'Albin Chalandon obtienne les Affaires étrangères: Tout de même, Giraud et Chalandon, ce serait bien...
Jacques Chirac serait extrêmement surpris que ces noms provoquent
des difficultés de votre part.
Dans la soirée, après deux autres coups de fil,
Jacques Chirac donne son accord pour que le Quai d'Orsay aille à
Jean-Bernard Raimond.
C'est pour nous un soulagement. Jusqu'ici, ce bon
diplomate s'est montré discret et concis. Il devrait avoir
l'occasion de donner du poids et de l'indépendance à sa
maison.
Le soir, nous sommes quelques-uns à regarder les
journaux télévisés dans le bureau de Bianco. Le Président nous
rejoint. Sur l'écran, on voit entrer et sortir des R 25 de l'Hôtel
de Ville où Jacques Chirac « consulte ». François Mitterrand sourit: C'est le retour de la IVe ! Vous êtes tous trop
jeunes pour vous en souvenir, mais
moi...
Mercredi 19 mars 1986
Le Président fait venir Pierre Verbrugghe,
directeur général de la Police nationale, et lui dit: Restez à votre poste, quoique le futur ministre de
l'Intérieur vous dise. La Police est un
carrefour important. J'ai besoin de vous.
François Mitterrand approuve une note de Michel
Charasse qui fait finement le point sur les aspects
constitutionnels de la cohabitation. Il demande qu'on transmette à
Jacques Chirac le passage concernant les ordonnances.
Déjeuner avec le Président. On parle des Sommets.
Je lui conseille de refuser que Chirac y assiste. Il me dit qu'il
faut le laisser gouverner, et même accepter que Bujon de l'Estang,
qui sera son conseiller diplomatique, participe à la prochaine
réunion de sherpas qui se tiendra sous
présidence japonaise à Rambouillet en raison de la réunion
simultanée des ministres à l'OCDE.
Je ne suis pas d'accord. Je trouve que le
Président cède trop, et trop vite.
Édouard Balladur déjeune avec Jean-Louis Bianco
dans son bureau; on leur a fait monter deux plateaux. Il évoque les
structures du gouvernement: Si l'on arrive au
terme du processus de nomination du gouvernement, Jacques Chirac
fera immédiatement une déclaration sur les modalités de
fonctionnement de la cohabitation. Par égards pour le Président,
nous avons remplacé dans ce texte le terme de « dénationalisation »
par celui de « privatisation ». Nous envisageons de créer un
secrétariat d'État à la Jeunesse et aux Sports. Je serai ministre
d'État, Pasqua ira à l'Intérieur, Méhaignerie aux Affaires sociales
élargies, Monory aux Postes et Télécommunications, Léotard à la
Culture et à la Communication, Douffiagues aux Transports. Josselin
de Rohan sera secrétaire d'État aux Affaires
étrangères.
Puis Balladur
s'inquiète: Pourra-t-on changer les
dirigeants des entreprises publiques ? Au
cours de son entretien avec Jacques Chirac, le Président a donné sa
parole qu'il ne s'opposerait pas au remplacement des directeurs
généraux de l'Administration. Mais ils n'ont pas parlé des
dirigeants d'entreprises publiques.
Bianco interroge le Président au téléphone.
Réponse: Mon attitude sera la même que
pour les directeurs de l'Administration.
Édouard Balladur:
Jacques Chirac prévoit des ordonnances
sur les libertés, des ordonnances sociales et
des ordonnances politiques. Il est également question du Code de la
nationalité, des contrôles d'identité, du statut de la Banque de
France. Sur instruction du Président, Jean-Louis Bianco lui
répond qu'il ne peut être question d'ordonnances sur les libertés
publiques ni sur le statut de la Banque de France. Dans ces
domaines, le Président laissera le gouvernement agir par la loi,
mais il ne souhaite pas lui prêter la main.
A la fin du déjeuner, Michel Charasse vient
remettre à Edouard Balladur le passage de la note que le Président
a approuvée ce matin, fixant les limites qu'il entend mettre au
recours aux ordonnances. En substance: les ordonnances doivent être
peu nombreuses et précises; le Parlement ne doit pas être privé de
son droit de contrôle; le Président est très réticent à l'égard de
toute ordonnance sociale, excepté si elle contribue au progrès
social. Balladur parcourt les deux
feuillets et approuve : Je suis tout à fait
d'accord avec le contenu de cette note. Il faut que les ordonnances
soient très précises. Il est de l'intérêt du gouvernement d'éviter
des contentieux ultérieurs et une annulation par le Conseil
constitutionnel.
Il passe à autre chose: Il
est tout à fait normal que le Président puisse recevoir tous les
ministres qu'il souhaite voir pour que ceux-ci l'informent. Mais,
dans un premier temps, nous ne souhaitons pas qu'il y ait trop de
contacts entre les collaborateurs du Président et les
ministres.
Édouard Balladur explique ensuite que Jacques
Chirac souhaite que la démission de Laurent Fabius soit annoncée
avant sa propre nomination, qui sera suivie de sa déclaration à
l'Hôtel de Ville, et enfin de la lecture, à l'Élysée, de la liste
des membres de son gouvernement. Le Président souhaiterait au
contraire que l'on annonçât en même temps la nomination du Premier
ministre et la composition du gouvernement, avant même que Jacques
Chirac ne fasse sa déclaration. Mais il n'insiste pas. Infiniment
courtois, Balladur nous laisse en partant un texte: Un projet de déclaration de Jacques Chirac,
précise-t-il.
Le Président lit le projet et fait biffer un court
passage où il est dit: Ces principes d'action
ont été établis par le Président de la République et
moi-même. François Mitterrand :
Je ne veux pas qu'il parle de moi ; ce n'est
pas un contrat. Je ne suis pas partie prenante d'un texte dont je
ne suis pas l'auteur. Après les prérogatives et les compétences du
Président de la République, il fait ajouter les mots:
telles qu'elles sont définies par la
Constitution. Enfin, dans une phrase relative aux futures
ordonnances économiques, il fait supprimer l'allusion à
la libéralisation des conditions de gestion
des entreprises, qui lui paraît ouvrir la voie à des mesures
sociales dont il n'entend pas porter la responsabilité par le biais
des ordonnances.
Édouard Balladur se porte garant que Jacques
Chirac acceptera toutes ces modifications. Il paraît vraiment
tout-puissant.
Un peu plus tard, Jacques
Chirac appelle Jean-Louis Bianco. Il tient à parler
d'urgence au Président par téléphone: J'ai
absolument besoin, dit-il à Bianco, d'ordonnances sur les mesures sociales. Cela peut être un
point de blocage du processus.
Le Président ne le prend pas au téléphone et ne le
rappelle pas.
François Mitterrand
vient saluer les journalistes qui attendent sur le perron :
Alors, c'est long d'attendre? Vous faites un
fichu métier! Moi aussi. Il fait froid. Il leur fait porter
du café. Gros succès! On aurait dû penser depuis longtemps à
aménager une salle de presse digne de ce nom à l'Élysée.
Chirac rappelle Bianco
une demi-heure plus tard, transformé : Il
faudra que j'en reparle au Président, mais on peut trouver une
manière de s'arranger. Il a cédé.
La composition du gouvernement ne sera pas
annoncée ce soir. Quelques tractations sont encore nécessaires.
Rendez-vous est pris pour demain après-midi.
Jeudi 20 mars
1986
A 15 heures, Laurent Fabius est reçu à l'Élysée
pour présenter la démission de son gouvernement. On parle des
nominations, de la nécessité de préserver les canaux d'information
du Président, de défense, de police.
A 16 heures, François Mitterrand reçoit Jacques
Chirac. Celui-ci a apporté le texte que Charasse a remis hier à
Balladur. Ils en discutent et l'amendent légèrement. Chirac
souhaite rendre public le texte ainsi modifié. Le Président refuse: Pas de
contrat entre nous.
Puis il nous fait entrer, Jacques Fournier,
secrétaire général du gouvernement, Jean-Louis Bianco et moi. Le
Président doit signer la nomination du Premier ministre. Il est
assis à un bout du canapé. Jacques Chirac, pour mieux voir, a
quitté l'autre bout et s'est approché tout près de lui. François
Mitterrand n'a pas de stylo; Chirac lui passe le sien. L'atmosphère
est détendue. Le Président plaisante:
Ma main tremble, car une fois que j'aurai
signé, je ne pourrai plus vous déboulonner. Mais, à la fin, je
trouverai bien un moyen... Chirac sourit. Le Président
paraphe le décret, puis fait remarquer que, légalement, c'était à
Chirac de signer le premier. On rit...
Devant Jacques Fournier, Jacques Chirac demande à
François Mitterrand son remplacement comme secrétaire général du
gouvernement par Renaud Denoix de Saint Marc. Il attendra un
peu.
A 18 h 30, Jean-Louis Bianco rend publique la
composition du gouvernement.
François Mitterrand
s'interroge sur le choix d'André Giraud pour la Défense:
C'est là qu'on va voir si un major de l'X peut
être intelligent.
Un attentat à la galerie Point-Show, à Paris, fait
2 morts et 28 blessés. Encore le CSPPA.
A 19 h 30, passation des pouvoirs à
Matignon.
A Washington, la Chambre des représentants refuse
de proroger l'aide dispensée à la « Contra » au Nicaragua.
L'affaire a mal tourné pour Reagan.
Vendredi 21 mars
1986
Les Conseils régionaux choisissent leurs
présidents; la droite en comptait 16, elle en aura 20 — grâce, pour
5 d'entre eux, à l'appui du Front national.
Valéry Giscard d'Estaing est candidat à la
présidence de l'Assemblée nationale. François
Mitterrand : Je ne regrette pas de lui avoir refusé le Quai. Il est candidat à tout, par nature.
Le Président réunit Jacques Chirac, André Giraud
et Jean-Bernard Raimond. C'est la première réunion de travail de la
cohabitation.
François Mitterrand :
J'ai tenu à vous informer personnellement des
questions délicates en suspens. D'abord les otages. Nous avons reçu
des informations contradictoires. Nous ne savons pas si Michel
Seurat est encore en vie. On nous a annoncé leur libération à
plusieurs reprises. J'ai choisi de ne pas avoir de négociations
directes avec les ravisseurs, pour deux motifs: d'abord, pour ne
pas reconnaître leur légitimité; ensuite, pour ne pas accepter
d'échanger des innocents contre des criminels légalement condamnés
par les tribunaux. Nous avons négocié avec les États: la Syrie,
l'Iran. Les revendications ont beaucoup varié dans le temps. On
nous a parlé de prisonniers détenus par le Koweït A d'autres
moments, il fallait dénoncer nos accords avec Saddam Hussein. De
plus en plus, deux questions sont apparues comme primordiales:
l'armement livré par la France à l'Irak et la libération des cinq
hommes accusés de la tentative d'assassinat de Chapour Bakhtiar.
J'ai toujours refusé et je continuerai à refuser d'échanger un
homme contre un homme, mais j'ai dit que j'étais prêt à faire un
geste pour un condamné, Naccache ; et que je n'excluais pas, si la
confiance revenait, si nos relations s'amélioraient, s'il n'y avait
pas de nouveaux attentats ni de nouveaux enlèvements, de faire,
d'ici à la fin de mon mandat, usage de mon droit de grâce. Mais je
me suis toujours refusé à un calendrier précis.
Manifestement, Jacques
Chirac a envie de se montrer plus souple: Eh bien, monsieur le Président, j'ai cru moi-même, en
janvier, que je pourrais ramener les otages, et je m'apprêtais à
vous téléphoner pour vous en informer. Et puis ça n'a pas marché!
Aujourd'hui, je me demande si la solution n'est pas à Téhéran
plutôt qu'à Damas, auprès du ministre des Pasdarans, Rafik Doust.
Et s'il ne faut pas lui dire: ou bien nous trouvons un terrain
d'entente, en particulier en réglant le contentieux
Eurodif1, ou bien nous accroissons nos livraisons d'armes à
l'Irak. Je pense, par ailleurs, qu'il va falloir rapatrier les
journalistes français présents à Beyrouth et tous les Français qui
sont au Liban.
Le Président :
Les journalistes, peut-être. Quant aux
Français au Liban...
Jean-Bernard Raimond :
Impossible! Ils sont de 6 000 à 7 000, pour la
plupart avec la double nationalité, totalement assimilés et n'ayant
aucun désir de quitter le Liban! Quant à ceux qui veulent bien
partir, l'ambassade a déjà reçu des instructions pour faciliter
leur retour et organiser leur transfert de Beyrouth-Ouest à
Beyrouth-Est.
André Giraud :
Pour ma part, je suis très préoccupé par le
problème de nos observateurs, et j'envisage de les faire
partir.
Le Président :
Je n'y suis pas opposé. Pourquoi pas? Le
précédent gouvernement avait, à ma
demande, ordonné le retrait de la moitié d'entre eux.
Puis il évoque le projet américain d'intervention
contre Kadhafi: Les Américains m'ont prévenu
de l'action qu'ils envisageaient en Libye. J'ai répondu qu'il ne
fallait surtout pas donner l'impression d'une action concertée, que
nous ne ferons rien au nord, mais que l'on pourrait voir au sud
avec Hissène Habré... L'action américaine est maladroite, elle va
unifier la nation arabe derrière Kadhafi. C'est du moins ce que je
pense.
Jacques Chirac :
C'est exactement ce que je pense
aussi.
Dans l'après-midi, le secrétaire d'État américain,
George Shultz, est reçu à l'Élysée. Il est le premier étranger de
passage en France depuis les élections législatives. Shultz est un
homme fort aimable, nonchalamment compétent. On le dit très hostile
à la France ; je n'ai jamais eu cette impression.
Dès son entrée dans le bureau, il demande à
François Mitterrand: Qui prépare le
Sommet de Tokyo? Est-ce encore Jacques
Attali ? — façon polie de demander qui contrôle désormais la
politique étrangère.
Les deux hommes parlent du Nicaragua, du
terrorisme, des rapports Est/Ouest et de l'Espagne.
François Mitterrand :
Nous sommes ouverts à une coopération avec
vous au sujet de la Libye.
George Shultz :
Oui, sur le terrorisme, il vaut mieux agir que
parler. D'ailleurs, il faut se concerter à sept
là-dessus.
François Mitterrand :
Non ! Les Sept ne sont pas un directoire
mondial.
Après le départ de Shultz, le
Président me dit: Je ne veux pas de
concertation à sept sur ces sujets. Il y a assez d'institutions
comme ça. C'en ferait une autre entre les mains des Américains.
Mais ils n'abandonneront pas ce projet sans combattre. Voilà qui
promet pour le Sommet de Tokyo!
Samedi 22 mars
1986
Premier Conseil des ministres de la cohabitation.
On reprend exactement le même rituel qu'avec le précédent
gouvernement. Jacques Chirac arrive à 8 h 50 dans le bureau de
Jean-Louis Bianco. Il prend un café avec les collaborateurs du
Président. Après un rapide entretien entre François Mitterrand,
Chirac, Fournier, Bianco et moi, le Chef de l'État et le Premier
ministre restent en tête à tête. Je descends dans la salle du
Conseil. Seul Philippe Séguin me tend la main.
Quelques minutes plus tard, François Mitterrand
pénètre dans la salle en compagnie de Jacques Chirac et va prendre
place entre André Giraud et Édouard Balladur, sans serrer la main à
aucun des trente-huit membres du gouvernement.
Ambiance à couper au couteau. Bianco, Fournier et
moi sommes assis à la petite table qui jouxte la porte menant au
jardin d'hiver. Les photographes se précipitent, puis se retirent.
Le Président est glacé. Sa voix est basse. Je le devine très
ému.
Le Président :
En tenant cette première réunion dès
aujourd'hui, j'ai voulu marquer que le travail de l'État continue
sans interruption. Il y a d'ailleurs des événements graves qui
exigent l'action immédiate du gouvernement. J'en ai parlé avec le
Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et le
ministre de la Défense. D'autres problèmes n'attendent pas. Par
exemple, lundi prochain doit être réglée à Bruxelles la question
des prix agricoles européens.
C'est ici que se traitent les
affaires du pays. Dès maintenant, la responsabilité entière, c'est
la vôtre ; pour certains problèmes, c'est encore la mienne. Mais,
pour tous, ce sera la nôtre.
En partie A viennent les
textes pour décision. Si les débats s'attardent, j'ajournerai. En
partie B, il y a les nominations, mais [sourire]
ce n'est certainement pas cela qui
intéressera le gouvernement... En
partie C, on risque de parler de tout, il faut
l'éviter.
Jacques Chirac :
Les communications seront courtes,
prévient-il.
Puis il se penche sur un texte: Le Président a appelé un Premier ministre de la nouvelle
majorité. Il nous faut assumer le gouvernement dans la dignité, en
nous fondant sur deux principes: le respect du verdict populaire et
le respect de la Constitution, en particulier le respect des
prérogatives du Président de la République. Nous avons deux
priorités : l'emploi et la sécurité. La
campagne électorale est terminée. Je ne veux pas de polémique ; le
mot d'ordre est tolérance, ouverture, rassemblement.
François Mitterrand, en
souriant : Nous avons un excellent article 20
dans la Constitution qui définit clairement les responsabilités des
uns et des autres.
Jacques Chirac :
Je déposerai une loi d'habilitation permettant
de rétablir le scrutin majoritaire, avec un redécoupage des
circonscriptions, de 491 à 577 sièges, pour garder le même nombre
de députés qu'à la proportionnelle.
La réunion se termine. Ce fut
atroce, me confie François
Mitterrand.
La photographie du gouvernement est prise au
jardin, sans le Président. Je lui avais suggéré de s'y opposer :
elle aurait pu être aussi bien prise à Matignon. Il n'a pas
souhaité le faire.
Les marchés des changes sont très agités. Les
opérateurs spéculent sur un réaménagement général au sein du
système monétaire européen. La Banque de France vend 700 millions
de dollars pour maintenir le cours du deutsche mark à 3,077 francs.
La spéculation porte aussi sur le franc belge, la lire italienne et
la livre irlandaise. La Banque centrale de Belgique doit vendre 250
millions de dollars, la Banque centrale italienne 200 millions de
dollars. Les marchés spéculeront chaque vendredi sur un
réalignement du franc tant qu'une indication très claire en sens
contraire ne leur aura pas été prodiguée. Ces dernières semaines,
les marchés des changes avaient pourtant été plutôt calmes et la
position des monnaies faibles s'était améliorée.
Dimanche 23 mars
1986
Discussion sur le désarmement nucléaire avec
François Mitterrand: Un jour, il y aura une guerre nucléaire. Ces armes
serviront. On ne peut imaginer que des armes présentes en si grand
nombre sur la planète ne serviront jamais. Il y aura une immense
catastrophe nucléaire quelque part.
Lundi 24 mars
1986
Une note résume au Président les positions
absurdes que François Guillaume, nouveau ministre de l'Agriculture,
vient de prendre à Bruxelles sur l'entrée de l'Espagne dans la
Communauté. Responsable du SGCI (qui coordonne l'activité
gouvernementale en matière européenne) et conseillère à l'Élysée,
Élisabeth Guigou va être une source irremplaçable
d'informations.
La situation se tend en Libye. Les Américains font
de la provocation. Leurs appareils viennent voler au-delà de la «
ligne de mort », limite fixée par Kadhafi et au-delà de laquelle,
a-t-il prévenu, il y aura des représailles libyennes.
A 12 h 55, tir de deux SAM 5 libyens contre les
avions américains, suivi d'autres tirs (trois ou quatre) de SAM 5
et deux entre 17 et 19 heures. Pas de dégâts.
On peut s'attendre à un engrenage conduisant à la
guerre.
Réunion chez le Président avec Ulrich
(représentant Jacques Chirac), Giraud, Raimond, le général Forray
et Jean-Louis Bianco.
Le Président:
Les États-Unis, par leurs maladresses, peuvent
provoquer l'union de la nation arabe. Il faut s'attendre au
pire.
Ulrich approuve.
André Giraud :
J'envisage d'aller au Tchad, mais pas tout de
suite, car je ne veux pas donner l'impression que j'approuve
l'action américaine.
Le Président:
Si, à l'occasion d'un affrontement entre les
États-Unis et Kadhafi, on pouvait reconstituer l'unité du Tchad, ce
serait une réussite. Mais ce n'est pas notre objectif prioritaire, qui est d'empêcher la
jonction entre la Libye et l'Afrique noire.
Puis le Président évoque le problème des
otages.
Jean-Bernard Raimond :
Sans critiquer rien de ce qui a été fait
jusqu'ici, je désire avoir des approches nouvelles et des contacts
officiels avec les États, c'est-à-dire avec Téhéran et Damas. Il
faut dire à l'Iran que nous souhaitons reprendre des relations
normales, ce qui suppose la libération des otages et, de notre
part, une décision sur les condamnés du commando qui a attaqué
Chapour Bakhtiar.
Le Président :
Nos relations avec Téhéran sont compliquées
par la Grande-Bretagne et Israël. Dès que l'on a commencé à parler
d'un règlement pour Eurodif, les Anglais et les Israéliens ont
répandu dans tout le monde arabe l'idée que la France changeait
d'attitude vis-à-vis de l'Irak. D'où une inquiétude très vive que
le roi d'Arabie Saoudite a manifestée dans une lettre. Il est
important que vous fassiez revenir les deux Irakiens expulsés par
Joxe2, qui sont encore en Irak. D'ailleurs, le Premier ministre
ne doit pas être dépourvu d'arguments à l'égard de Saddam
Hussein.
Ulrich sourit.
Jean-Bernard Raimond:
Je compte moi-même aller en Arabie Saoudite et
à Damas pour expliquer notre position.
Le Président:
La difficulté est de savoir qui commande à
Téhéran. Il faut aussi que je vous parle d'Abou Nidal. Vous savez,
les services de police sont impossibles! La DST a négocié à Vienne
un accord avec Abou Nidal. Deux de ses hommes devaient être libérés
à la moitié de leur peine et, en échange, plus aucun attentat
n'était commis sur le territoire français. Je n'ai évidemment pas
été informé à l'époque. Les attentats dans les grands magasins, en
décembre, sont liés à cette promesse non tenue de la DST. La police
voulait que l'affaire soit réglée avant le 15 février, j'étais très
réticent, je n'étais pas content du tout, et c'est un euphémisme!
Finalement, j'ai accepté. Pour Ibrahim Abdallah, c'est une histoire
du même ordre. Pour obtenir la libération de Gilles Peyrolles, la
DST avait été autorisée à dire aux Algériens (qui servaient
d'intermédiaires) que la libération d'Ibrahim Abdallah était
envisageable dans le cadre de la loi française. La DST a sans doute
dit aux Algériens: on va le libérer tout de suite...
André Giraud et le général Forray sortent. Le
Président reste avec Jean-Bernard Raimond, Maurice Ulrich et
Jean-Louis Bianco.
Le Président :
Je voulais vous parler des positions prises
aujourd'hui par François Guillaume à Bruxelles. Je viens
d'apprendre qu'il a pris de nettes distances à l'égard des
propositions de la Commission en matière de prix agricoles. Mais il
a aussi laissé entendre que la France pourrait réexaminer sa
position vis-à-vis de l'entrée de l'Espagne et du Portugal dans la
CEE et de l'accord sur les quotas laitiers. Il est anormal que le
ministre français de l'Agriculture critique la négociation avec
l'Espagne et le Portugal. Je m'opposerai à toute action
diplomatique qui remettra en cause cette adhésion d'une façon ou
d'une autre. De même pour les quotas laitiers: non seulement je les
accepte, mais je les approuve! Les paysans ne peuvent pas à la fois
produire à des prix garantis et mettre sur les marchés des
quantités illimitées. Si l'on appliquait le principe du libéralisme
dont certains se réclament, le lait se vendrait au prix normal, et
ce serait leur ruine. Cette attitude risque de provoquer
l'exaspération de l'Allemagne et de l'Angleterre. En ce qui
concerne les prix agricoles, que le gouvernement mène sa politique.
La politique agricole n'est pas de mon ressort, du moins jusqu'à un
certain point. D'ailleurs, il s'est produit dans les affaires
européennes — et cela ne date pas d'hier — un grignotage des
compétences des ministres des Affaires étrangères par les ministres
spécialisés. Je parie qu'un quart d'heure d'entretien entre MM.
Balladur et Stoltenberg suffira pour casser ce que M. Guillaume
aura décidé.
Ulrich et Raimond approuvent.
Le Président:
En bref, tout ce que vous obtiendrez en plus
pour nos agriculteurs, bravo! Mais ne cassez pas
l'Europe!
Jean-Bernard Raimond interroge le Chef de l'État
sur la date de son voyage à Moscou.
Le Président:
Je me demande si je dois y aller avant ou
après mon voyage à New York, début juillet. Je suis plutôt d'avis
d'y aller avant.
Jean-Bernard Raimond :
Je partage votre point de vue. Il a été prévu
que votre voyage à Moscou aura lieu au mois de juin... Je souhaite
aussi vous parler de la Nouvelle-Zélande, d'autant plus que je dois
rencontrer l'ambassadeur sitôt après cette réunion. On pourrait
profiter du fait qu'il y a un nouveau gouvernement pour régulariser
nos rapports avec eux. Je compte lui dire que nous sommes prêts à
faire des excuses, à indemniser la Nouvelle-Zélande pour l'affaire
Greenpeace. Mais que cela suppose la libération des Turenge. Si
nous obtenons une réponse positive, je serai prêt à envoyer
là-bas un négociateur de haut
niveau.
Le Président :
J'ai déjà refusé et les excuses et
l'indemnisation. En revanche, j'ai accepté l'arbitrage. Trudeau
aurait pu être l'arbitre, il n'a pas accepté. Il est évident qu'un
arbitrage pourrait conduire à des formes d'excuses et
d'indemnisation. Mais il faut bien voir que le gouvernement de la
République n'a jamais été compromis. Et que la Nouvelle-Zélande a
constamment menacé les intérêts français. Et puis, indemniser quoi
? S'il s'agit de l'honneur de la Nouvelle-Zélande, il n'a pas de
prix. S'il s'agit d'un rebord de quai, je doute que cela coûte très
cher!
Maurice Ulrich :
Je crois qu'il s'agit des frais de
justice.
Jean-Bernard Raimond:
Je comprends que les excuses posent un
problème. Il faudrait peut-être une lettre très bien
tournée.
Geste agacé du Président.
Maurice Ulrich :
Pourquoi ne pas proposer aux Néo-Zélandais de
remettre les Turenge aux autorités militaires françaises qui
s'engageraient à les affecter à Bora Bora, où ils se livreraient à
des sports nautiques sans danger pour quiconque?
Le Président :
Astucieux !
La séance est levée. Le Président découvre ces
nouveaux personnages. Je sens déjà que Raimond l'agace et que
Giraud le fascine.
A Matignon, l'équipe se constitue. Jacques Chirac
s'entoure de François Bujon de l'Estang et d'Yves Thibaud de Silguy
pour la diplomatie, de Marie-Hélène Bérard pour le social, d'Yves
Durand pour l'éducation.
Dans la soirée, François Bujon
de l'Estang, ancien major de l'ENA, diplomate chevronné, que
je connais depuis longtemps et dont j'apprécie la compétence, vient
m'expliquer: La France parle encore d'une
seule voix, mais, désormais, avec deux bouches. La consigne de
Matignon est : « Pas de relations avec l'Élysée, sauf pour les
ministres et les directeurs de cabinet. » Jacques Chirac occupe le
terrain international. Il ira voir Kohl. Il ira en Côte-d'Ivoire en
raison des liens privilégiés de Foccart avec Houphouët-Boigny. Il
verra le Président sud-coréen de passage à Paris. Il veut aussi
signer l'Acte unique de Luxembourg.
François Mitterrand, à qui je fais part de ces
dispositions, hausse les épaules et interdit aux membres de
l'Élysée (sauf Jean-Louis Bianco, Christian Sautter, Élisabeth
Guigou, le général Forray et moi) tout contact avec Matignon, avec
les ministres ou leurs cabinets.
Maurice Ulrich envoie à Jean-Louis Bianco un
projet de directive établi par le ministre de la Défense à l'usage
de ses collaborateurs immédiats pour les contacts avec la
Présidence. Cette note explique que les relations avec la
Présidence, compte tenu de la situation politique inédite, doivent
permettre aux pouvoirs publics de fonctionner au mieux de l'intérêt
national et dans le respect de la Constitution. Elle précise que
les relations traitant des opérations en cours (Tchad, Liban, etc.)
doivent, pour privilégier la célérité et la sûreté de
l'information, rester ce qu'elles sont, c'est-à-dire directes entre
le chef d'état-major particulier du Président de la République, le
cabinet du ministre de la Défense et le chef d'état-major des
armées, le cabinet du Premier ministre étant aussitôt tenu informé
par le cabinet de la Défense.
De même, en tout domaine, toute demande
d'information émise par le Président de la République ou le Premier
ministre eux-mêmes, ou, en leur nom, par le chef d'état-major
particulier de la Présidence ou le chef du cabinet militaire de
Matignon, devra être automatiquement satisfaite sous les
responsabilités du chef d'état-major des armées, des chefs
d'état-major des trois armes, du directeur de la Gendarmerie et du
directeur de la DGSE. Par contre, toute demande d'information
émanant d'un collaborateur de la Présidence de la République autre
que le général commandant l'état-major particulier devra passer par
le ministre de la Défense.
Nous faisons réviser le préambule de cette note, y
ajoutant qu'elle ne fait que confirmer et préciser, compte tenu de
la situation politique nouvelle, les mécanismes existants.
Il faudra nous efforcer, par d'autres canaux, de
retrouver des sources d'information dans les services où de
nombreux fonctionnaires sont résolus à permettre au Président de
disposer des moyens constitutionnels d'exercer sa tâche.
Ulrich demande que je cesse d'assister au Conseil
des ministres (Il y a deux représentants de l'Élysée et un seul de Matignon, c'est
inacceptable !) Le Président refuse. Matignon n'insiste
pas.
Les éleveurs de porcs manifestent à Vannes.
A partir de 19 heures, riposte américaine: attaque
d'une vedette libyenne, puis d'un site de SAM 5 à Syrte (à deux
reprises), puis de trois autres vedettes libyennes.
Mardi 25 mars
1986
A 9 heures, fin des opérations américaines au
large de la Libye. Bilan: 2 vedettes coulées, 2 endommagées, des
antennes radars du site de SAM 5 détruites. Pas d'engagement de
l'aviation libyenne.
Le PC tient, aujourd'hui et demain, son Comité
central de l'après-défaite. Les « rénovateurs », qui réclament un
congrès extraordinaire, vont-ils triompher des apparatchiks ? Rien
n'est moins sûr.
Nominations de Georges Chavanes comme ministre
délégué au Commerce et à l'Artisanat, de Michèle Barzach à la Santé
et de Jean-Jacques Descamps au Tourisme.
Le Sommet de Tokyo aura lieu dans un mois. Le
Président envisage de recevoir auparavant les chefs de parti et
Valéry Giscard d'Estaing, afin de bien marquer son
territoire.
Il entend aussi rencontrer tous les quinze jours
en tête à tête Édouard Balladur, en principe pour parler de
politique économique internationale, en réalité pour apprendre à
mieux connaître l'homme fort du gouvernement.
Il décide de faire visiter le centre de
commandement nucléaire de l'Élysée, dit « Jupiter », à André
Giraud.
Il demande qu'une réunion soit organisée avec les
ministres des Affaires étrangères et de l'Intérieur afin de définir
la position de la France sur le terrorisme international, qui sera
le principal objet de débat au Sommet de Tokyo et sur lequel tout
nous oppose aux Américains, désireux de voir approuver leur action
contre la Libye et de placer sous tutelle celle des services
policiers des autres pays-membres.
Il recevra également les diplomates français
nouvellement nommés aux grands postes. Le premier sera Serge
Boidevaix, qui part pour Bonn dans les tout prochains jours.
Il invitera également à déjeuner l'ambassadeur
américain Rodgers et le Soviétique Vorontsov, récemment nommé à
Washington.
Mais François Mitterrand
refuse de se rendre à Washington avant le Sommet de Tokyo:
Je n'ai rien à leur demander.
Mercredi 26 mars
1986
La routine s'installe. Avant le Conseil des
ministres, Jacques Chirac est introduit chez Jean-Louis Bianco à 8
h 55. Il avale un café, réclame un cendrier et bavarde avec les
collaborateurs du Président. Il se montre charmant, drôle, amical.
Puis il est reçu par le Président en présence de Bianco, Fournier
et moi. On examine les textes soumis au Conseil, puis on laisse les
deux hommes seuls pour une conversation qui se reproduira chaque
semaine mais dont le Président ne parle presque jamais; nous n'en
connaîtrons que la version qu'en donne régulièrement Chirac à
Ulrich, lequel nous la rapporte.
Devant Fournier, Bianco et moi, Chirac répète
qu'il veut que le secrétariat général du gouvernement soit confié à
Renaud Denoix de Saint Marc.
Fournier proteste :
Ce n'est pas dans la tradition républicaine.
Le secrétaire général du gouvernement reste en poste quand changent
les majorités. Marceau Long est resté après 1981.
Le Président l'arrête
d'un geste: Laissons faire. Puis il se
tourne vers Chirac: Vous ne l'emporterez pas
au paradis!
Jacques Chirac change
alors de sujet: A propos de la Défense, je
veux que la France participe à la « guerre des étoiles » de Reagan.
C'est une de mes promesses électorales.
François Mitterrand:
Elle n'y participera jamais aussi longtemps
que je serai là. Si vous insistez, je
ferai un référendum là-dessus, et
je le gagnerai.
L'ambiance est tendue. Nous les laissons
en tête à tête. Très vite, ils nous
rejoignent au salon Murat où se tient le Conseil des
ministres.
Jacques Chirac expose le
programme de travail du gouvernement. Il consulte un texte tout en
détachant chaque mot, comme s'il le dictait: Redresser l'économie pour créer des emplois. Améliorer le
fonctionnement des institutions grâce au rétablissement du scrutin
majoritaire; promouvoir, dans la sécurité, une société de liberté.
Je confirme mon intention de faire une déclaration de politique
générale devant le Parlement dès le début de la session de
printemps, et d'engager la responsabilité du gouvernement sur cette
déclaration.
Première priorité: redresser
l'économie pour créer des emplois. Le projet de loi de finances
rectificative aura pour premier objet d'établir un constat des
comptes publics. Un effort tout particulier sera en outre consenti
en faveur de l'emploi des jeunes (compensation du coût de la
formation ; allègement des cotisations sociales). Des projets de
lois seront également déposés pour donner progressivement aux
entreprises la liberté de gestion de leurs effectifs et renouer le
dialogue social grâce à la décentralisation de la négociation
collective.
Deuxième priorité: améliorer
le fonctionnement de nos institutions par le rétablissement du
scrutin majoritaire uninominal à deux tours pour l'élection des
députés ; un projet de loi d'habilitation, suivi d'ordonnances,
sera préparé.
Troisième priorité:
promouvoir, dans la sécurité, une société de liberté. Des projets
de loi concerneront la sécurité des personnes et des biens, la
lutte contre la délinquance et la lutte contre le terrorisme. En
matière de communication audiovisuelle, les principes permettant à
l'initiative privée d'intervenir dans des conditions de clarté et
de saine concurrence seront définis par la loi. Je demanderai
l'autorisation de décider, sur certains sujets, par
ordonnance.
François Mitterrand:
Quelqu'un veut-il parler ?
Silence. La consigne de Chirac est claire: pas de
débat entre ministres à l'Élysée.
Le Président reprend :
Je n'accepterai d'ordonnances qu'en nombre
limité, et portant sur des sujets précis, afin que soient respectés
les droits du Parlement. Par exemple, aucun gouvernement n'a jamais
agi par ordonnance pour réformer le mode de scrutin. Je ne cherche
pas à compliquer la tâche de ce gouvernement, mais je ne peux
prêter la main à son action au-delà du raisonnable. Je ne veux pas
me trouver dans le cas de refuser de signer des ordonnances; ce
serait créer des conflits. Il y en aura assez sans qu'on les crée à
plaisir. Allons vite. Le contenu de toutes les ordonnances devra
donc être précisé dans les dix jours. Pour le contrôle des prix,
d'accord. D'accord aussi pour les seuils fiscaux. Mais non pour les
seuils sociaux. J'incline d'ailleurs à ne signer aucune ordonnance
dans le domaine social, sinon pour la réforme de l'ANPE, ou si
elles doivent être à l'avantage des travailleurs. Je serai économe
de mon concours en matière sociale, ainsi sur les facilités aux
licenciements. Sur la flexibilité, je verrai sur pièces ; toutes
les tentatives contractuelles ont échoué. Vous aurez donc des
difficultés ou avec le patronat, ou avec moi. Sur la privatisation,
j'ai accepté le principe d'une ordonnance. Mais je ne veux pas de
privatisations par ordonnance pour les nationalisations de 1945. Si
vous le faites par des lois ordinaires, même si j'ai à redire, je
ne dirai rien. Sur la loi électorale, je ne serai pas au désespoir
devant un changement de loi, je l'ai dit au Premier ministre. Une
claire vision de l'avenir conduit à penser que votre majorité
baissera de plus de deux pour cent! Sur la carte électorale,
l'essentiel doit être décidé par les intéressés, c'est-à-dire les
députés. Donc, pas par ordonnance. De plus, je n'accepterai pas de
loi d'habilitation pour des ordonnances dans le domaine des
libertés. Je ne peux refuser à ce gouvernement d'agir. J'ajoute que
je n'ai pas l'intention de dissoudre le Parlement. Et je ne suis
pas hostile au scrutin majoritaire. J'ai l'intention d'adresser un
message au Parlement à l'ouverture de cette session. Peu de temps
après, vous développerez les thèmes de votre action. Vous souhaitez
aller vite. Je ne souhaite pas aller lentement, ni me mêler de
votre action au-delà de ce à quoi ma fonction
m'oblige.
Jacques Chirac reprend
la parole: Commence une phase nouvelle de la
vie constitutionnelle. Il n'est pas question que le rééquilibrage
politique voulu par les électeurs se fasse au détriment des droits
du Parlement. Par conséquent, tout ce qui touche à
l'essentiel — et, dans cette catégorie,
il faut ranger les libertés et tout ce qui fait l'objet d'une vive
polémique — doit être tranché par le
Parlement. Le recours aux ordonnances n'est pas un moyen de priver
le Parlement de ses responsabilités. C'est un moyen d'engager
rapidement l'action gouvernementale.
Juste après le Conseil, François Mitterrand reçoit Henry Kissinger. Il lui
explique la cohabitation: Ils ont le contrôle
de tout, sauf de l'essentiel. Et, sur ce qu'ils contrôlent, ils ne
feront rien que d'accessoire.
Profitant de la visite du Président algérien à
Moscou, Mikhaïl Gorbatchev assure la Libye de la solidarité de l'URSS et propose un retrait
simultané des flottes américaine et soviétique de Méditerranée, et
la tenue d'une conférence internationale sur la Méditerranée,
analogue à la conférence sur la sécurité et la coopération en
Europe, à laquelle pourraient participer les pays riverains, les
États voisins ainsi que les États-Unis et d'autres pays
intéressés.
François Mitterrand :
Décidément, ce Gorbatchev est un visionnaire.
C'est là une grande idée, mais les Américains la
refuseront.
Saddam Hussein fait libérer les deux opposants
expulsés de France le 12 février. Ils sont libres de rentrer dans
notre pays. Soulagement.
Le ministre délégué à l'Intérieur, Robert Pandraud, reçoit Pierre Verbrugghe, directeur
général de la Police, pour lui dire: Pas de
problème, tu restes.
Jeudi 27 mars
1986
Les États-Unis annoncent la suspension des
manoeuvres de la 6e flotte et rejettent
la proposition soviétique de retrait
simultané.
François Mitterrand :
Je vous l'avais bien dit.
Vendredi 28 mars
1986
Charles Pasqua réintègre quatre policiers révoqués
après les manifestations de juin 1983, dont Rémi Halbwax, un
dirigeant syndical. François Mitterrand :
C'est une insulte impardonnable à mon
égard.
Arrestation à Lyon d'André Olivier, militant
d'Action directe.
Samedi 29 mars
1986
Discussion juridique avec le Président. A-t-il le
droit de ne pas signer les ordonnances? S'agit-il d'une signature
obligée, comme pour la promulgation des lois ? A l'inverse,
pourquoi le Président serait-il davantage obligé de signer une
ordonnance que le Premier ministre ne l'est de signer un décret? La
Constitution (article 13) établit un parallèle entre les deux. Qui
peut interpréter la Constitution?
Les nationalisations d'après 1981 ont fait l'objet
d'un contrôle du Conseil constitutionnel, puisqu'il y a eu alors
recours. On pourra donc vérifier si les ordonnances les annulant
sont conformes à la Constitution. En revanche, pour les entreprises
nationalisées en 1945, il n'y a pas eu jurisprudence du Conseil ;
le cas échéant, le Président souhaite permettre au juge
constitutionnel de s'exprimer en étant saisi d'un recours. Il faut
pour cela passer par la loi, non par l'ordonnance.
François Mitterrand :
Chirac veut me pousser à la faute après le
vote de la loi électorale. Dès que les sondages le placeront très
haut, il tentera de me pousser à la démission.
François Bujon de
l'Estang demande à me voir. Il veut participer à la
prochaine réunion de sherpas, le
week-end prochain, car, dit-il, le gouvernement aura en particulier, en matière de taux
d'intérêt, à appliquer les décisions
prises à Tokyo. Au surplus, Jacques Chirac sera à Tokyo à égalité
avec François Mitterrand.
Je refuse: il n'y a qu'un sherpa par pays et le communiqué final du Sommet
sera signé du seul chef de délégation. Le conflit s'annonce. Il
n'est pas anecdotique. C'est la première cohabitation de l'histoire
de la Ve République et nous savons que
nous fixons là des précédents durables. Deux
sherpas, cela reviendrait à afficher deux politiques
extérieures aux yeux des étrangers. Même la Communauté européenne,
présidée à la fois, ce semestre, par le Premier ministre
néerlandais Ruud Lubbers et par Jacques Delors, n'a qu'un
sherpa, Pascal Lamy, représentant
Delors.
François Mitterrand se range à mon point de vue,
bien qu'il n'attache pas grande importance à cette affaire.
Dimanche 30 mars
1986
Sur le marché libre, le prix de référence du
pétrole brut oscille autour de 10 dollars. C'est un désastre pour
le Mexique et les autres pays producteurs.
Lundi 31 mars
1986
François Mitterrand:
Est-ce me mêler de leur politique que de
choisir celles de leurs réformes pour lesquelles j'accepte qu'ils
agissent par ordonnances ? Je ne discute pas de leurs lois, mais je
dis sur quoi je signerai les ordonnances. Je ne me battrai que sur
l'essentiel. Je suis étranger à cette politique. Je suis moralement
à Rambouillet.
Je reçois Mme Ridgway,
principal collaborateur de George Shultz pour les questions de
défense. Elle me déclare à propos de la discussion sur le
désarmement en Europe: Les Allemands vont
demander la non-inclusion des Pershing IA, ces fusées nucléaires à
demi allemandes. Cela pousse les forces françaises et anglaises
dans la négociation. Nous autres Américains ne pourrons pas, à la
fin, refuser aux Soviétiques l'élimination des Pershing IA. Les
Soviétiques veulent surtout garder leurs 100 missiles LRINF d'Asie
braqués sur Pékin pour les négocier avec les Chinois.
Déjeuner avec le Président et Michel Vauzelle, qui
vient d'être élu député. François
Mitterrand l'encourage: Maintenant,
votre rôle consiste à obtenir la Légion d'honneur pour des gens
dont la première préoccupation sera de se brouiller avec vous afin
d'oublier que vous y êtes pour quelque chose...
Le collectif que souhaite imposer Jacques Chirac
en vue de modifier le budget de cette année, voté par les
socialistes, promet d'être sanglant: 2 000 postes budgétaires
supprimés; 3 milliards de moins pour la Recherche; 500 millions de
moins pour la Culture. En contrepartie, 4,5 milliards sont
consacrés à un « plan d'urgence pour l'emploi des jeunes » par la
réduction des charges sociales. Philippe Séguin, le plus amical et
coopératif des nouveaux ministres, me dit en attendre 100 000
emplois.
Mardi 1er avril 1986
Bujon de l'Estang
insiste. Il vient m'expliquer que Jacques Chirac, conformément à ce
qu'il a cru comprendre des propos du Président lors de leur premier
entretien, entend se rendre à Tokyo deux jours avant le Sommet en
compagnie de Jean-Bernard Raimond: Cela lui
permettra d'avoir des entretiens avec les chefs de gouvernement
arrivés eux aussi en avance, tels Margaret Thatcher et Bettino
Craxi. Jacques Chirac veut aussi participer au premier dîner du
Sommet, le dimanche soir, réservé en principe aux chefs de
délégation. En guise de justification, il évoque la présence
de deux représentants de la Communauté, Rudd Lubbers, Premier
ministre du pays qui préside le Conseil européen, et Jacques
Delors. Chirac souhaite aussi figurer sur la photo des chefs de
délégation. Impossible, à mon avis : les Sommets sont des réunions
limitées aux seuls chefs de l'exécutif et il n'y a jamais eu à ces
dîners et sur ces clichés qu'un seul représentant par pays. On
envisage des formules de compromis: toutes les séances élargies à
deux représentants par pays (mais comment y faire souscrire nos
partenaires ?).
François Mitterrand, à
qui j'en parle, hésite: pourquoi ne pas laisser Jacques Chirac
l'accompagner partout? Il faut être impeccable
dans la cohabitation. Je lui fais part de mon hostilité à
cette solution. Et si Chirac n'arrivait à Tokyo que le lundi, à
l'heure du déjeuner? Voilà qui réglerait toutes les difficultés !
Le Président se range à mon point de vue ; mais je le sens prêt à
céder si Chirac s'obstine et insiste.
Le sherpa japonais
responsable de l'organisation du Sommet vient me voir. Je lui
confirme que je serai seul à notre prochaine réunion. Il semble
soulagé.
Le directeur du Trésor, Daniel Lebègue, m'apprend
qu'Édouard Balladur s'est mis d'accord avec Jacques Chirac pour
rester à Paris lorsque le Premier ministre sera à l'étranger, ce
qui signifie qu'il ne viendra pas à Tokyo. Voilà qui règle le
problème du nombre des ministres composant chaque délégation, mais
en pose un nouveau: celui de la représentation française aux
réunions des ministres des Finances qui se tiennent parallèlement
aux réunions des seuls chefs de délégation. La France n'y sera donc
représentée que par un haut fonctionnaire.
Ulrich garantit à Bianco que les nominations qui
doivent passer en Conseil des ministres seront soumises au
Président dans des délais
convenables.
Les convenances seront probablement respectées,
mais on les sent tout à fait disposés à l'affrontement...
Mercredi 2 avril
1986
Avant le Conseil des ministres, Jacques Chirac
répète à François Mitterrand qu'il souhaite assister à Tokyo au
dîner d'ouverture du Sommet et à la séance restreinte. Le Président
refuse froidement. Il fait remarquer au Premier ministre qu'il
aurait dû être consulté sur la nomination d'un des nouveaux
secrétaires d'État. Le Premier ministre,
hilare : Il ne vous ennuiera pas, c'est une
nouille!
François Mitterrand s'inquiète du bon achèvement
des travaux du Grand Louvre. Jacques
Chirac le rassure : Balladur et Juppé
veulent se réinstaller rue de Rivoli. Mais je me suis engagé au
déménagement à Bercy, et j'y tiens. Revenir sur le déménagement
déjà effectué serait à la fois une mauvaise manière vis-à-vis de
moi et une décision très onéreuse pour les finances publiques. Il
n'est pas question de mettre en cause la poursuite des travaux du
Grand Louvre; mais, pour des raisons de commodité, le ministre
d'État a besoin d'être près de ses services et de revenir rue de
Rivoli, pour redéménager quand les Finances partiront à
Bercy.
Le Président :
Cela remettra en cause le calendrier des
travaux, car il ne sera pas possible de les poursuivre si le
ministre est installé là, au milieu des ouvriers. D'ailleurs, le
bruit ne sera pas supportable pour lui...
Jacques Chirac :
Je vous promets que cela ne remettra pas en
cause le calendrier et que les travaux
continueront comme prévu. Balladur se débrouillera
avec le bruit.
Durant le Conseil des ministres, le Président met
au point le message qu'il va adresser au Parlement et étudie le
projet d'ordonnance sur la privatisation que vient de lui laisser
Jacques Chirac. Un texte dur sur le fond, mais habile dans la
méthode, assorti d'un exposé des motifs inacceptable. Sans doute un
piège destiné à excéder le Président.
Le Conseil est bref. Jacques Chirac remercie le
Président d'avoir bien voulu le retarder en raison du service
religieux à la mémoire de Georges Pompidou. A propos des décrets
fixant les attributions des différents ministères, le Président
note qu'il trouve les Affaires sociales et les Finances bien
expansionnistes. Édouard Balladur et
Philippe Séguin sourient, prenant la remarque pour un
compliment.
A l'issue du Conseil, le
Président me dit à propos de Tokyo: Jacques Chirac s'est avancé un peu vite et cela risque de
poser des difficultés. Mais la France doit avoir un seul
représentant. Il cherche à éviter un clash, mais il veut faire le
maximum de choses en politique étrangère.
L'ambassadeur du Japon me téléphone, angoissé :
Chirac lui a demandé la liste de la délégation française à Tokyo;
il l'a renvoyé sur moi pour l'obtenir!
Chirac pose la même question au chef du protocole,
Henri de Coignac, qui lui fait la même réponse.
Jacques Chaban-Delmas est élu président de
l'Assemblée nationale. Le Président :
Enfin un homme convenable quelque
part!
Le Président hésite sur la date de son message au
Parlement. Louis Mermaz, ancien président de l'Assemblée, conseille
de le délivrer aujourd'hui même. Charasse suggère d'attendre le
jour du discours d'investiture de Jacques Chirac, où tous les
députés seront présents. Chirac propose mardi prochain, tout en
précisant qu'il ne veut surtout pas gêner le Président. Le ton
devient on ne peut plus conciliant...
Une bombe explose à bord d'un Boeing 727 de la TWA
quelques minutes avant son atterrissage à Athènes. L'attentat fait
4 morts et 9 blessés.
La France expulse deux diplomates libyens, un
Tunisien et un Algérien, qui, selon le ministre de l'Intérieur,
préparaient un attentat contre le consulat américain à Paris. Le
Président l'apprend par l'AFP !
Les États-Unis renforcent la sécurité autour de
leurs ambassades et installations à travers le monde.
Dans l'après-midi le
Président m'entraîne dans une longue promenade dans Paris:
J'ai besoin de m'aérer, soupire-t-il.
Dorénavant, les mercredis après-midi verront ce rituel « nécessaire
» s'instaurer. Longue conversation sur le prophète Élie, sur les
misères de la foi, sur les incertitudes de l'« après » :
Dans ma famille, on meurt très jeune. Je ne
dépasserai pas soixante-dix ans..., c'est-à-dire cette année. Et si
je les dépasse, je mourrai un jour de façon inattendue, par
surprise. J'espère tenir jusqu'à la fin de mon mandat. Je ne veux
pas mourir à la tâche.
Jeudi 3 avril
1986
Le ministre délégué à l'Intérieur, Robert
Pandraud, propose de remplacer Jean Reille, chef des voyages
officiels, par Raymond Sasia, un policier proche du RPR. François
Mitterrand refuse.
Gilles Ménage, directeur adjoint du cabinet du
Chef de l'État, déjeune avec Pandraud pour évoquer les nominations
des hauts fonctionnaires de la police.
La « bataille de Tokyo » continue : Chirac demande
cette fois à l'ambassadeur du Japon à Paris de lui obtenir une
place au dîner du premier soir. Ancien sherpa et l'un de mes amis, l'ambassadeur, gêné, se
déclare dans l'impossibilité de présenter une telle demande à son
gouvernement s'il n'a pas reçu l'accord préalable du Président
français. Fureur de Chirac.
Fournier ne reçoit aucun poste, que de vagues
promesses. Honteux.
Vendredi 4 avril
1986
A la demande du Président, Jean-Louis Bianco et
Roland Dumas se rendent à Aix-en-Provence pour consulter Maurice
Duverger sur l'ordonnance prévoyant la réforme du mode de scrutin,
que Jacques Chirac vient de remettre au Président, et sur la teneur
du message présidentiel au Parlement.
Les choses se précisent pour Tokyo. Les Japonais
me demandent de leur communiquer dans les huit jours la liste de la
délégation française. Je me propose de réunir en début de semaine
prochaine les directeurs de cabinet concernés (Premier ministre,
Affaires étrangères et Finances) afin de préparer la prochaine
réunion de sherpas. Le Président refuse : Ne pas
voir ces gens-là. Comment travailler sans être
informé?
Le règlement des suites de l'affaire Greenpeace
progresse et Jean-Bernard Raimond demande des instructions au
Président. L'ambassadeur de Nouvelle-Zélande en France lui a
communiqué la réaction de son gouvernement aux propositions
transmises le 25 mars, qu'il interprète comme une offre de réparations et d'excuses. Wellington est
disposé à examiner ce schéma. Les Néo-Zélandais ne veulent pas
entendre parler d'une solution de nature à
saper l'intégrité du système judiciaire de la
Nouvelle-Zélande. Concernant nos deux agents, les Turenge,
ils pourraient s'accommoder d'une solution autre que la prison.
Mais ils n'entendent toutefois se prononcer que sur la base de
propositions françaises précises (modalités, durée, etc.). L'offre
d'envoi d'un émissaire est jugée intéressante. Reste le choix de la
personnalité et le caractère secret ou public de sa mission. Une
telle rencontre pourrait être organisée dans un pays tiers. Il
serait d'ores et déjà nécessaire de la préparer. Certains
points fondamentaux devraient être
éclaircis à l'avance. Tout ce qui précède, dit-il, présuppose que les restrictions opposées par la France
aux échanges commerciaux soient
levées. Jean-Bernard
Raimond propose au Président de faire une nouvelle tentative
pour amener les Néo-Zélandais à découvrir davantage leur position.
Il suggère de leur soumettre une proposition sur les conditions du
retour en France des deux officiers. On pourrait leur donner
quelque chose en échange en matière économique. L'insistance des
Néo-Zélandais à réclamer la levée des restrictions aux échanges
commerciaux confirme, pense-t-il, qu'elles leur causent une gêne
sensible, en particulier pour les prochaines négociations, à
Bruxelles, sur le beurre et les produits laitiers. Il suggère de
les atténuer (par exemple, par la levée des mesures concernant la
laine, qui, d'ailleurs, gênent aussi les importateurs français).
Wellington pourrait y voir un signe de bonne volonté du nouveau
gouvernement. On devrait dire aux Néo-Zélandais, conclut-il, que
s'ils acceptaient de rendre les deux officiers afin qu'ils soient
gardés en France, l'ensemble des restrictions commerciales serait
levé avant que leurs propres concessions ne soient rendues
publiques. Tout cela, plaide-t-il, viserait à prendre en
considération leurs intérêts de politique intérieure.
Reste à trouver un négociateur. Le Président: Lubbers s'est
proposé. Mais pourquoi pas Perez de Cuellar ?
Un écho paraît dans la presse selon lequel Michel
Noir, ministre chargé du Commerce extérieur, s'étonne que le
Président de la République ne serre pas la main des ministres.
François Mitterrand me dit en plaisantant qu'au prochain Conseil il
s'approchera de lui, lui tapera sur l'épaule et se
présentera.
Une dévaluation se prépare. C'est un mauvais coup
porté à la France. On ne dévalue pas quand le différentiel des prix
avec la RFA est nul depuis six mois, et la balance des paiements
excédentaire. D'autant que la reprise économique allemande porte
nos exportations, que le franc n'est pas attaqué (ce qu'il perd en
fin de semaine a été chaque fois retrouvé au début de la suivante),
que les coûts de production en France sont plus bas qu'en RFA, que
nos réserves sont au plus haut, et les déficits publics et sociaux
tenus. Les Allemands eux-mêmes reconnaissent qu'aucune dévaluation
du franc n'est nécessaire.
Celle-ci est donc artificiellement provoquée. Le
gouvernement n'a jamais démenti les rumeurs; il a laissé
s'effondrer les cours hier après-midi; il a retardé la publication
du rapport du gouverneur de la Banque de France, Michel Camdessus,
démontrant la bonne santé de l'économie, et a fait préparer en hâte
un rapport par l'ancien gouverneur, Renaud de La Genière,
évidemment très critique.
A 19 h 30, l'interministériel sonne. Élisabeth Guigou : C'est très
grave, ils ont demandé un réalignement monétaire sans nous
prévenir. J'ai été informée par hasard par un journaliste que la
Banque de France avait donné l'ordre, à 16 heures, de cesser de
soutenir le franc. J'ai essayé de joindre le gouverneur de la
Banque de France, je n'y suis pas arrivée. Un sous-gouverneur,
croyant que j'étais au courant, m'a confirmé que la dévaluation
était décidée.
Le Président est au courant. Jacques Chirac l'en a
informé ce matin. Il n'en a parlé à personne, mais a écrit au
Premier ministre pour lui dire son opposition à cette
dévaluation.
Tard dans la soirée, nous recevons les textes
définitifs des projets d'ordonnances sur la privatisation et le
mode de scrutin. A priori, il serait
logique de les examiner article par article et d'approuver ou
critiquer chacun. Le Président rejette une telle méthode. Il ne
veut pas avoir l'air d'entrer dans une négociation. Il décide
d'écrire à Jacques Chirac et de lui rappeler les grands principes
auxquels il se tient. Les députés devront être clairement informés
des règles de la réforme, et les avis de la Commission des Sages
être rendus publics. Renversant les rôles, il met ainsi Jacques
Chirac en situation de devoir se conformer ou d'être en position de
demandeur. Mais ni le Premier ministre ni le Président ne sont
obligés de déclencher un conflit tout de suite.
Une bombe explose dans une discothèque de
Berlin-Ouest fréquentée par des soldats américains: 2 morts, 230
blessés. Les États-Unis rendent la Libye responsable de l'attentat.
Ils réagiront: quelques coups de téléphone laissent deviner leur
extrême fureur.
Samedi 5 avril
1986
François Mitterrand me
confie: Avec Chirac, la corde se tend toujours
et elle ne casse jamais. Il y a divers scénarios possibles: le plus
probable est que ce Parlement fasse tomber le gouvernement. Je
nommerai alors un Premier ministre socialiste, puis je
démissionnerai.
Pour se représenter? Il ne répond pas.
Dimanche 6 avril
1986
Comme prévu, réaménagement monétaire au sein du
SME à Otmarsum (Pays-Bas). Le franc est dévalué de 3 % ; le mark
est réévalué de 3 %. Édouard Balladur annonce des mesures
d'accompagnement.
Lundi 7 avril
1986
Charles Pasqua reçoit
Pierre Verbrugghe : Vous n'êtes pas de nos
amis, il faut que vous partiez.
Pierre Verbrugghe :
J'ai été nommé par le Président, je ne
démissionnerai pas. C'est au Président à me faire
partir.
Pasqua n'insiste pas.
Au golf avec François
Mitterrand: Cela s'annonce comme la
période la plus pénible de ma vie. Mais je ne veux pas discuter de
leurs lois. Je ne me battrai que sur l'essentiel. Pourquoi les
socialistes ne sont-ils pas plus offensifs ? Ah, si j'étais député
de l'opposition, je saurais quoi dire!
On me rapporte que Robert Hersant aurait demandé
le ministère de l'Industrie à Chirac. Il est vrai qu'il contrôle
directement onze députés. Et combien indirectement?
Chirac demande que la réunion préparatoire au
Conseil des ministres chez le Président de la République, avec
Denoix de Saint Marc, nouveau secrétaire général, qui vient de
remplacer Fournier, ait lieu le mardi et non plus le lundi.
François Mitterrand refuse: il n'aurait pas le temps de réagir à
des propositions faites pour le lendemain.
Nous apprenons par le secrétaire général du
gouvernement qu'au prochain Conseil doivent être annoncées un
certain nombre de nominations. Le Président demande à Bianco de
faire observer à Ulrich que rien, apparemment, n'a été prévu pour
recaser les partants. Or il tient beaucoup à ce qu'il en soit
ainsi. Ulrich n'est pas avare de bonnes paroles. Mais pas question
de s'en contenter...
Juste avant le déjeuner, Jacques Chirac téléphone à François Mitterrand:
J'insiste vraiment pour assister à la première
séance du Sommet de Tokyo. C'est là où se passera la discussion
politique.
François Mitterrand:
Non, encore une fois non. Il n'y a qu'un
représentant par pays, celui qui est en charge de la politique
étrangère. Et c'est moi.
Mon homologue allemand, Horst Teltschik, m'apprend
que le Chancelier Kohl recevra Jacques Chirac le 17 avril à Bonn.
Il souhaiterait voir aussi le Président un peu plus tard.
Rendez-vous est pris à Trèves pour le 23 avril.
C'est donc par le Chancelier que nous apprenons la
visite de Chirac à Bonn! Je proteste auprès de Bujon, qui
s'excuse.
François Mitterrand met la dernière main à sa
lettre à Jacques Chirac, limitant très précisément le champ des
ordonnances sur les privatisations et la loi électorale.
Le Président y explique, entre autres,
que l'avis de la Commission électorale sur le découpage doit être
rendu public. Il renouvelle ses réserves sur la politique
qu'expriment ces projets, et sur la procédure des ordonnances. Il
explique que s'il accepte, dans certains cas, le recours aux
ordonnances, c'est pour ne pas priver le gouvernement d'un
instrument que Jacques Chirac juge nécessaire à son action. Il
répète que les ordonnances doivent éviter de revenir sur les acquis
sociaux, être peu nombreuses, et que les lois d'habilitation
doivent être assez précises pour que le Parlement et le Conseil
constitutionnel puissent exercer leur rôle. Il en tire la
conclusion qu'il ne saurait souscrire à l'inclusion, dans la loi
d'habilitation, des nationalisations d'avant 1981, afin de ne pas
remettre en question, de cette façon, une législation voulue il y a
plus de quarante ans par le général de Gaulle, le Conseil national
de la Résistance et le Parlement de l'époque. De plus, à son avis,
la loi d'habilitation doit prévoir les mêmes principes et les mêmes
méthodes d'évaluation des entreprises que pour leur
nationalisation. Enfin, il ne veut pas approuver l'éviction
collective et immédiate — qui apparaîtrait selon lui comme une
épuration — de tous les présidents de toutes les entreprises
publiques visées par ce texte.
En ce qui concerne la loi électorale, outre qu'on
utilise, selon lui, une procédure de réforme exorbitante de la
tradition républicaine, il veut que l'Assemblée nationale connaisse
et apprécie en temps utile les règles de son propre renouvellement.
Et que les avis de la commission consultative que Jacques Chirac
entend créer à ce sujet soient rendus publics avant l'élaboration
des ordonnances. Il termine en disant que ces réflexions
commanderont son attitude lorsque les ordonnances lui seront
soumises. En clair, cela veut dire que si on ne lui obéit pas, il
ne les signera pas.
Le Président se montre très réservé sur la
demande, formulée en vue du prochain Conseil, d'autoriser le
recours à l'article 49-3 pour des textes qui ne sont pas encore
déposés au Parlement. Interrogé, Ulrich
répond: Je suis de votre avis,
mais c'est pour éviter qu'il y ait des
problèmes pendant que le Président et le Premier ministre seront à
Tokyo. Chirac ira donc...
Mardi 8 avril
1986
Jacques Chirac répond à la lettre de François
Mitterrand par une missive très courtoise, mais qui ne cède sur
rien, tout en étant assez imprécise pour ouvrir certaines portes.
L'épreuve de vérité viendra plus tard.
A 15 heures, le Premier ministre parle au
téléphone au Président du discours qu'il prononcera demain devant
l'Assemblée nationale; le Président l'informe des grandes lignes de
son message. Courtoisie encore.
A 17 h 10, sitôt dactylographié, le message du
Président est porté simultanément à Alain Poher, à Jacques
Chaban-Delmas et à Jacques Chirac. Il y réaffirme ses prérogatives,
que ne peut en rien affecter une consultation
électorale où sa fonction n'est pas en cause. Il demande au
gouvernement de ne pas trop réduire les délibérations des
assemblées et le met en garde contre un abus du recours aux
ordonnances; il note que les lois d'habilitation devront être
peu nombreuses et suffisamment
précises.
Il va falloir songer à la nécessaire
réorganisation de l'Élysée. Occuper les collaborateurs. Surtout,
donner une impression de sérénité. Et recréer des réseaux
d'information dans les domaines où nous nous retrouvons exclus de
tout (politique sociale, éducation, transports, etc.)
Mercredi 9 avril 1986
Avant le Conseil, le Président et le Premier
ministre se voient d'abord seuls, contrairement à l'habitude, à la
demande de Chirac.
Jacques Chirac :
La lettre que j'ai reçue de vous sur la
réforme électorale est-elle confidentielle ?
François Mitterrand:
Oui.
Jacques Chirac :
Nous verrons ces problèmes plus tard. Comme me
l'a dit Guy Drut, on saute une haie après l'autre...
François Mitterrand :
D'accord, mais ce sera une formidable bataille
politique, et je la mènerai. A propos de Tokyo, je ne plierai pas ;
je serai le seul représentant français. Sur les ordonnances, quoi
que vous pensiez, si je ne veux pas, je ne signe pas.
A propos du recours au 49-3, Jacques Chirac : Si vous ne
voulez pas l'approuver, il faudra voter en
Conseil des ministres.
François Mitterrand
hausse les épaules: Pour voter
là-dessus, il faudra d'abord l'inscrire
à l'ordre du jour, et c'est de ma compétence. Puis, sur le
ton de la confidence amicale, le Président interroge le Premier
ministre: Pourquoi donc êtes-vous si pressé de
revenir au scrutin majoritaire?
Jacques Chirac :
Mais parce que c'est dans mon programme ! Et
puis, il faut faire vite. Sinon, on risque de ne plus
pouvoir.
François Mitterrand
sourit et glisse: Vous savez, je ne suis pas
tellement contre le rétablissement d'un mode de scrutin qui
pourrait favoriser bientôt le retour d'une majorité socialiste à
l'Assemblée nationale.
Ils règlent deux ou trois questions et le
Président nous appelle.
Le Premier ministre
s'adresse solennellement au nouveau secrétaire général du
gouvernement: Veuillez noter que tout projet
de nomination qui ne parviendrait pas à l'Élysée avant le vendredi
midi ne pourrait pas être inscrit à l'ordre du jour du Conseil des
ministres du mercredi suivant. Vous direz aux ministres d'éviter
que les exposés des motifs des projets de lois contiennent des
passages polémiques, et vous direz à M. Pasqua qu'il faut retirer
de l'exposé des motifs de la loi électorale la phrase qualifiant le
scrutin proportionnel de « piège ».
François Mitterrand est stupéfait de voir le
Premier ministre le devancer en résumant ce qu'il vient de lui
dire. C'est d'une parfaite courtoisie.
Nous descendons avec eux. A l'entrée de la salle
du Conseil, Michel Noir, comme tous ses collègues, se tient près de
la porte. François Mitterrand lui serre la main et se présente.
Noir ne sait plus où se mettre. Certains ministres ont du mal à
maîtriser leur fou rire. Le Président fait un geste de la main
signifiant: Calmez-vous, cela n'en mérite pas tant!
Le Conseil s'ouvre par une communication d'Édouard
Balladur présentant un projet de loi autorisant le gouvernement à prendre diverses mesures
d'ordre économique et social.
Édouard Balladur :
Contrairement à ce que l'on a pu dire, les
nationalisations sont quelque chose de relativement simple et
rapide, alors que la privatisation, si on la fait par le marché,
c'est beaucoup plus lent et complexe.
Et, sur un ton solennel, regardant ses collègues,
il enchaîne: Cela suppose de la part de tous les ministres une rigueur morale sans
défaillance.
Ça, c'est pour Camille Cabana, ministre délégué à
la Privatisation, qui a reçu de nombreux groupes industriels amis
de la majorité...
Le Président:
J'ai déjà informé le Premier ministre que je
serais conduit à faire quelques observations : 1)
Je ne souhaite pas que l'on privatise par
ordonnance les entreprises nationalisées avant 1981. 2) Si l'on
remet en cause la démocratisation de ces entreprises, cela
tomberait dans le champ des ordonnances touchant aux acquis
sociaux. 3) J'émets des réserves sur l'éviction de tous les
présidents d'entreprises publiques. 4) Les règles d'évaluation
doivent être établies de telle sorte qu'il ne puisse pas y avoir de
différence avec les règles adoptées pour la cession du secteur
privé au secteur public. 5) Je signale aussi le problème que
poserait l'autorisation, par simple décision administrative,
d'introduire dans les entreprises nationalisées des actionnaires
privés minoritaires.
Jacques Chirac:
Pour les règles d'évaluation, il va de soi
qu'elles ne sauraient être différentes. Pour les responsables des
entreprises, notre intention n'est absolument pas de retrouver la
situation de 1982 ; nous les jugerons exclusivement selon leurs
compétences et leur réussite. Pour les acquis sociaux, j'ai déjà
dit que tout ce qui avait fait l'objet de grands débats nationaux
serait soumis à l'appréciation du Parlement. Pour les
nationalisations d'avant 1981, nous verrons cela au moment de
l'élaboration des ordonnances, mais ce qui avait pu être estimé
souhaitable en 1945 peut faire l'objet d'une appréciation
différente aujourd'hui.
Le Président:
On verra cela au moment des ordonnances, mais
le Conseil est informé de ma position.
On passe au texte sur la loi électorale. Après
l'exposé de Charles Pasqua, le Président
reprend la parole : Je ferai quelques
réflexions. Il s'agit d'une disposition tout à fait exorbitante de
la tradition républicaine. Il n'y a qu'un précédent, en 1958 ; et
encore, il y avait une autorisation populaire. Monsieur le ministre
de l'Intérieur, le bon mode de scrutin, dans l'esprit de ceux qui
le changent, est toujours le nouveau. Y a-t-il un mode de scrutin
idéal? J'ai une théorie là-dessus : comme le disait le général de
Gaulle, il est bon d'en changer à peu près tous les quinze ans,
parce qu'un scrutin devient usé, non pas par lui-même, mais par
l'usage qu'en font les hommes. Monsieur le ministre de l'Intérieur,
vous dites que le mode de scrutin servira pour l'élection de la
nouvelle Assemblée. A votre place, je serais plus prudent: il peut
toujours y avoir une élection avant... — mais ce n'est pas mon intention. Changer le mode de
scrutin ne me choque aucunement. Quant à savoir ce qu'il donnera,
là encore, il faut être prudent. L'expérience montre que les
novateurs ont généralement été déçus. En tout cas, l'intérêt de
votre projet, c'est qu'il peut permettre de réaliser une plus
grande justice démographique dès lors que vous partez de 577
députés. Est-ce que les avis de la Commission consultative seront
rendus publics? Ils le seront, en tout cas, quand j'aurai à signer
les ordonnances! Je souhaite vivement que les intentions exprimées
par le Premier ministre aboutissent à la représentation la plus
juste de la réalité du pays. Ma signature dépendra de ce qu'il en
sera, indépendamment de tous les débats de droit qui auront lieu.
En tout cas, j'ai bien l'intention d'user de ma liberté de signer
ou de ne pas signer.
Jacques Chirac demande
l'autorisation de recourir aux articles 49-1 et 49-3 : Cela
pourrait paraître prématuré, mais je le
demande au Conseil des ministres dans
la crainte que son usage puisse être
nécessaire dans un moment où je serais absent du territoire national.
J'entrevois le Président pour préparer sa
déclaration d'après-Conseil. François Mitterrand
: Pour les grands travaux, on défend en
priorité dans le budget le financement du Louvre et de
l'Arche.
A l'issue du Conseil, Édouard
Balladur est reçu par le Président. En sortant, il me dit:
Camdessus à la Banque de France et Lebègue au
Trésor sont deux hauts fonctionnaires très efficaces. Pas question
de les changer. Je relève son souci de transparence et de
coopération avec des gens nommés avant son arrivée.
A l'Assemblée, discours de politique générale de
Jacques Chirac. Un paragraphe, passé
inaperçu, porte sur la réforme universitaire à venir: Le principe d'autonomie doit être définitivement
concrétisé, tant à l'entrée, au moment de la sélection des
étudiants, qu'à la sortie, au moment de la délivrance des diplômes.
L'autonomie doit aller de pair avec un allègement des structures
universitaires, un décloisonnement du travail d'enseignement et de
recherche. Elle passe par une abrogation rapide de la loi de 1984,
quasi unanimement rejetée par les corps
universitaires.
Après ce discours, la confiance est votée par la
droite: 292 voix contre 285. Raymond Barre a voté pour.
Le Président Reagan qualifie Kadhafi de
chien enragé, mais se refuse à
confirmer des représailles militaires contre la Libye.
Jean-Bernard Raimond envoie en Iran André Ross,
secrétaire général du Quai, et Marc Bonnefous, son adjoint. Il leur
demande de reprendre un dialogue global
avec les Iraniens à propos de la situation dans la région, sans
laisser penser que nos positions seraient modifiées vis-à-vis des
voisins de l'Iran, en particulier de l'Irak. Il faut même, si
nécessaire, leur explique-t-il, confirmer nos divergences, tout en
proclamant notre désir d'entretenir avec Téhéran des relations
normales et mutuellement profitables, d'abord dans le domaine
culturel. Pour Eurodif, il leur demande de montrer que la France
souhaite un accord, en dissociant ce problème — comme Éric Rouleau
l'a fait avant les élections de mars — des litiges relevant de la
Coface. Il leur enjoint enfin mystérieusement de rechercher un
arrangement global. Cela couvre-t-il
les otages? Je n'en sais rien.
Jeudi 10 avril
1986
A 12 heures, Jacques
Chirac me téléphone, très aimable : Au
Sommet de Tokyo, pour le dîner du dimanche soir, cela peut
s'arranger. Une obligation impérieuse
m'empêchera d'être à Tokyo ce soir-là. Personne ne sera dupe, mais
cela pourra éviter la « guéguerre ». Pour la première séance, le
lundi matin, je voudrais savoir quelle est vraiment la position du
Président. Il m'avait dit que je pourrais l'accompagner au cas où
George Shultz accompagnerait Ronald Reagan, ce qui serait bien
utile à celui-ci qui ne connaît pas ses dossiers!
Le Président évite de
commenter ces propos que je lui rapporte. Il constate: Cela ne marchera pas. Il faudrait que tous les pays aient
deux représentants. Impossible.
J'informe Jean-Bernard Raimond et Maurice Ulrich
que la solution proposée par Jacques Chirac n'est pas envisageable
et que le mieux serait que le Premier ministre arrive
ultérieurement à Tokyo.
Deux porte-avions américains, le Coral Sea et le Saratoga, se dirigent vers la Méditerranée
centrale.
Une note nous arrive de Washington: humiliante. Le
centenaire de la statue de la Liberté va être fêté le 4 juillet
prochain. Le Président français est invité. Nous le savions déjà.
Mais les Américains proposent un entretien d'une demi-heure (!)
avec le Président Reagan à bord du porte-avions John F. Kennedy sur
lequel se déroulera la cérémonie d'ouverture des festivités dont le
point d'orgue sera l'illumination de la statue. Cette
manifestation, qui sera télévisée aux États-Unis, durera deux
heures trente. Douze places ont été réservées à la délégation
officielle française; les autres invités français prendront place
sur le Jeanne d'Arc. Les organisateurs
ont prévu une participation française d'une dizaine de minutes,
comprenant un film sur l'historique de la statue, une prestation de
la fanfare de la Garde, un salut au drapeau, l'exécution de l'hymne
national, puis une brève allocution (deux minutes) du Président
français.
Le Président:
Pas question d'aller là-bas pour voir Reagan
une demi-heure! C'est un déjeuner ou je n'y vais pas.
Le Président me laisse convoquer les hauts
fonctionnaires des différents ministères pour préparer la prochaine
réunion des sherpas, dans une semaine, à Rambouillet. Une telle
réunion créera un précédent qui permettra ensuite, par exemple
avant les Conseils européens, de tenir à l'Elysée une réunion
analogue sur les questions européennes. Élisabeth Guigou tient très
bien, grâce au SGCI et à son poste à l'Élysée, les manettes de la
politique communautaire.
Vendredi 11 avril
1986
La situation s'aggrave du côté libyen. Kadhafi
menace de représailles les villes du sud de l'Europe dans le cas
d'un nouvel affrontement avec les États-Unis. Les Américains
demandent, à nouveau, cette fois au général Forray, chef
d'état-major à l'Élysée, une autorisation de survol du territoire
pour leurs opérations militaires en Libye. Ils souhaitent une
réponse avant demain 16 heures.
François Mitterrand s'en entretient au téléphone
avec Jacques Chirac. Ils sont d'accord pour refuser. En tout cas,
pour ne rien décider avant de voir Vernon Walters, qui vient à
Paris lundi. La réponse est transmise à Washington.
Suite à un essai nucléaire américain, l'URSS lève
le moratoire unilatéral sur les essais qu'elle avait décidé en août
1985.
Samedi 12 avril
1986
Le vice-président George Bush parle d'opérations
chirurgicales à propos des représailles
antiterroristes contre la Libye.
A 18 heures arrive une lettre de Ronald Reagan à François Mitterrand, réitérant sa
demande de survol du territoire français par des avions américains.
Il souhaite une réponse dès aujourd'hui. Il explique que les
États-Unis ont connaissance de plans libyens d'action terroriste
contre les États-Unis. Certains de ces actes ont déjà été
perpétrés, rappelle-t-il, en France. Il dit avoir confirmation de
l'implication de la Libye dans les attentats contre les États-Unis
à Berlin et à Paris, et savoir que la Libye est également impliquée
dans la préparation d'autres opérations visant des citoyens
américains, qui vont avoir lieu très prochainement au Soudan, en
RFA, en Turquie, en Syrie, en Espagne, en République
centrafricaine, au Kenya et en Amérique latine. Il explique que, si
rien n'est fait pour arrêter Kadhafi, il y aura beaucoup de
victimes. Il annonce sa décision d'utiliser les forces militaires
américaines pour riposter à ces attaques. Plus précisément, il
annonce des raids de FB111, partis de Grande-Bretagne, en jonction
avec d'autres raids aériens partant de porte-avions. Il a reçu,
annonce-t-il, l'appui du gouvernement britannique pour que des
appareils décollent de bases aériennes situées en Grande-Bretagne.
Cette mission serait considérablement facilitée, explique-t-il, si
les avions américains étaient autorisés à survoler la France à
l'aller et au retour de Libye. Il sait que le gouvernement français
souhaite ne se décider qu'après la rencontre de lundi avec Walters,
mais l'organisation des opérations militaires nécessite de
connaître cette décision avant. Il assure que les bombardements
américains ne prendront pas pour cibles des civils ni des
installations économiques, non plus que des concentrations de
troupes régulières, mais seulement des cibles impliquées de manière
manifeste dans la conduite et le soutien des activités terroristes.
Pour lui, même si ces actions n'élimineront pas totalement la
menace terroriste de Kadhafi, elles lui feront payer très cher son
soutien officiel à des actions terroristes.
Le conseiller à la sécurité de Reagan, John
Pointdexter, m'écrit à la même heure à peu près dans les mêmes
termes.
Malgré cette insistance, le Président décide de ne
pas répondre et de voir Jacques Chirac, dimanche matin, avant
l'arrivée du général Walters.
Dimanche 13 avril
1986
La Libye exhorte les pays arabes à rompre leurs
relations diplomatiques avec les Etats-Unis et à les boycotter
économiquement.
Vernon Walters est à Londres. Il semble que les
Britanniques aient accepté le décollage des appareils américains à
partir de leur territoire après avoir hésité jusqu'au dernier
moment. Leur accord est mentionné dans la presse avant même qu'ils
ne l'aient donné ! Manœuvres américaines, évidemment.
A l'Élysée, à 10 h 30, François Mitterrand reçoit
Jacques Chirac et Jean-Bernard Raimond. Le Président enrage contre
l'accord donné par Margaret Thatcher.
Le Président: On ne peut
laisser Kadhafi continuer comme cela, mais il faut faire bien
attention au choix
des moyens. Il n'est pas question pour la France d'être à la
remorque d'une action
américaine.
Jean-Bernard Raimond et Jean-Louis Bianco sont
chargés de rédiger la réponse à Reagan, ce qui est fait avec Éric
Desmarest, directeur de cabinet du ministre des Affaires
étrangères, et le général Forray. Une première mouture est corrigée
par le Président.
François Mitterrand demande à Jean-Bernard Raimond
de convoquer l'ambassadeur de Libye à Paris et de lui dire:
Nous n'avons pas
partie liée avec les Américains, mais nous n'admettons pas vos
menaces sur l'Europe du Sud.
Vernon Walters est à Paris. Jacques Chirac le
reçoit à l'Hôtel de Ville. Walters lui
explique que les Américains ne veulent
que détruire des camps terroristes. Il
ne réclame plus le survol: il sait qu'on le lui refusera.
Jacques Chirac appelle François Mitterrand après
son entretien.
Toujours sur instructions du Président,
Jean-Bernard Raimond téléphone à Sir Geoffrey Howe, chef du Foreign
Office, et l'informe de notre attitude. Le ministre anglais se
montre très évasif. Vers 22 heures, Geoffrey
Howe rappelle Jean-Bernard Raimond et énumère les conditions
mises par la Grande-Bretagne à un éventuel soutien de l'action
américaine:
1 épargner les
populations civiles;
2 viser des
cibles bien déterminées;
3 proportionner
la riposte à la menace.
Il ajoute: Plus l'action des
États-Unis serait générale, plus il serait difficile de l'approuver
publiquement.
La position britannique est bien confuse.
Lundi 14 avril
1986
Où est le secret? La presse annonce en détails les
futures représailles secrètes
américaines!
Le président de Corée du Sud, M. Chon Doo Hwan,
est à Paris. Jacques Chirac s'agite pour figurer le plus souvent
possible en photo avec lui. Étrange mélange de sérieux, d'humour et
de puérilité...
Réunion d'urgence à La Haye des ministres des
Affaires étrangères de la CEE. Ils condamnent les menaces libyennes
contre l'Europe, mais s'opposent à d'éventuelles représailles
militaires et n'adoptent que des mesures visant les représentations
diplomatiques libyennes en Europe.
Le Président reçoit le
général Walters, parfaitement francophone: Alors, vous n'avez pas épuisé le sujet avec le Premier
ministre?
Le général Walters :
Non, pas du tout. Le Premier ministre m'a fait
un cours sur la naïveté des États-Unis et sur le monde arabe. J'ai
alors été méchant. Je lui ai dit: « Votre expertise m'impressionne.
Vous aviez déjà quatre otages au Liban, et maintenant vous en avez
neuf! » L'affaire de Berlin est très grave. Nous avons intercepté
les instructions de Tripoli à Berlin et le compte rendu d'exécution
de l'attentat de Berlin adressé à Tripoli.
Le Président:
Nous nous connaissons bien. Je vous parle
franchement. Kadhafi devient insupportable. Il entretient un climat
de guerre. On ne peut plus raisonner avec lui comme lorsqu'on
pensait trouver un modus vivendi. Le problème, c'est celui de la
façon de faire. Je l'avais dit à M. Shultz : il faut éviter tout ce
qui fera apparaître Kadhafi comme un héros aux yeux du monde arabe.
Il est insaisissable ; il tourne de plus en plus à un intégrisme
fou, où les nerfs ont plus de place que la foi. Vous parlez de
frapper des camps de terroristes. Mais leur métier, c'est de se
dissimuler! Et les actions occidentales ne sont pas assez
sophistiquées.
Le général Walters :
Non, non! Nos cibles sont très sélectionnées.
Nous n'entendons pas donner des coups de poing dans le
vide!
Le Président :
Bien sûr, les présidents et les souverains
arabes feront semblant d'être très mécontents. Ce n'est pas très
grave. Mais pensez aux masses arabes!
Le général Walters :
Vous savez que les Libyens ont failli faire
sauter un car de police devant l'ambassade des États-Unis à Paris?
Cela a été déjoué grâce à votre police.
Le Président :
En effet. Sur la politique étrangère, je n'ai
pas de difficultés avec le Premier ministre. Par ailleurs,
contrairement à ce que je lis dans la presse, je n'ai jamais été
l'ennemi d'un accord sur le terrorisme entre pays occidentaux ; je
trouve même qu'il faut faire beaucoup plus entre les
polices.
Le général Walters :
Les Anglais ont une idée de ce genre, mais
limitée à la Grande-Bretagne, aux États-Unis, à la RFA, à la France
et à la Suisse. Les pays sérieux...
Le Président:
Comment votre opération supposée si secrète
peut-elle être à ce point sur la place
publique?
Le général Walters :
Madame Thatcher m'a fait huit minutes de leçon
à ce sujet. Vous avez raison. Ces fuites sont scandaleuses!
Le Président :
Je ne veux pas être désagréable, je ne veux
pas vous gêner, je ne veux pas dénoncer votre
action...
Le général Walters :
Nous allons engager une opération très sélective. Jacques Chirac m'a dit: « Vous
ne pouvez pas localiser Kadhafi. » [Le Président fait
comprendre d'un geste que la France ne recommande pas l'assassinat
d'État.] Je lui ai répondu: «
Nous pouvons le localiser, mais nous ne
voulons pas le tuer. » J'avais pour
instructions de demander à nouveau au Premier ministre
l'autorisation de survol, mais, juste avant d'être reçu par lui,
mes instructions ont été changées, et cela a beaucoup rassuré le
Premier ministre.
Le Président :
La difficulté, pour nous, c'est de nous
trouver mêlés à une action au tout dernier moment. Je n'exclus pas
une aide directe ou indirecte, mais il faudrait en discuter plus
tôt.
Le général Walters :
Jacques Chirac m'a dit que Kadhafi ne cédera pas à la
violence; je lui ai répondu que nous ne faisions que suivre
l'exemple de la France au Tchad, qui avait réussi.
Le Président :
C'est vrai que, jusqu'ici, Kadhafi a toujours
menacé et a toujours reculé. Il a reculé pour l'Égypte, il a reculé
pour la Tunisie, sachant qu'il trouverait sur sa route la France,
l'Algérie et vous-mêmes. Il a reculé au Tchad dès que l'armée
française s'est mise en mouvement, comme s'il avait gardé un côté
paysan bédouin. J'ai chargé Jean-Bernard Raimond de dire, à la
réunion des ministres européens d'aujourd'hui, qu'on ne pouvait se
contenter de déclarations vagues: l'Europe perd la face. Notre
propre sécurité tient pour une large part à votre
puissance.
Le général Walters :
J'ai fait l'éloge à Jacques Chirac de Claude
de Kémoularia, mon collègue aux Nations-Unies, que je trouve
extraordinaire, s'imposant aux francophones et au Tiers Monde,
dominant l'URSS...
Le Président :
C'est un ami à moi.
Le général Walters :
Je le sais bien. C'est pour cela que je
l'ai dit au Premier ministre!
[Il éclate de rire.]
A la fin de l'entretien, le général Walters remet
au Président une lettre de Ronald Reagan : deux feuillets
dactylographiés sur papier jaune pâle; un gros cachet « secret »,
en rouge, orne l'enveloppe. Le Président ne communique cette lettre
à personne. Il se peut qu'elle l'informe du détail de l'action
américaine.
A la sortie de Vernon Walters, nous publions un
bref communiqué — mensonger :
Le Président de la
République a reçu le général Walters, ambassadeur des États-Unis à
l'ONU, qui effectue une mission en France à la demande du Président
des États-Unis. Il a évoqué la situation actuelle en Méditerranée.
François Mitterrand lui a rappelé les positions connues de la
France en ce qui concerne les relations avec les pays de la région.
Il lui a redit la détermination du gouvernement et la sienne propre
de continuer de lutter sans relâche contre le
terrorisme.
François Mitterrand
répond à Ronald Reagan. La lettre n'a plus le même objet, puisque
la demande de survol a été retirée. Le Président y répond quand
même. Il lui réitère son hostilité la plus ferme au terrorisme et à
ceux qui le soutiennent. Il confirme qu'il est, et Jacques Chirac
avec lui, tout à fait disposé à avoir, avec les autorités
américaines, toutes les rencontres et concertations utiles aux deux
pays en vue de rechercher des moyens efficaces pour lutter contre
cette plaie de notre époque, et si possible en prévenir les effets.
Mais il maintient, toujours en accord avec le gouvernement, la
réponse déjà faite sur le problème précis qui nous a été soumis, et
confirme qu'il ne nous est pas possible d'accorder les
autorisations de survol demandées.
Nous faisons savoir à la Libye et à nos
partenaires européens que toute menace ou toute attaque contre l'un
ou l'autre des pays de l'Europe du Sud entraînerait immédiatement
des représailles françaises.
L'Espagne nous informe qu'elle refuse elle aussi
l'autorisation de survol de son territoire aux bombardiers
américains. François Mitterrand me dit :
Je ne sais pas s'ils maintiendront leur
attaque, avec tout ça.
Claude Cheysson me rappelle un précédent : aux
tout premiers jours de janvier 1982, lors de la réunion du Conseil
atlantique faisant suite à la proclamation de l'état de guerre en
Pologne, le général Haig avait évoqué la Libye et lui avait dit :
J'ai maintenant l'accord complet du Président
Reagan. Nous allons demander aux ressortissants américains de
quitter la Libye. Ce sera la première étape. Ensuite, notre flotte
pénétrera dans le golfe de Syrte. Si les Libyens viennent au
contact, nous tirerons. [Claude Cheysson
: « C'est effectivement ce qui s'est
passé; quelques semaines plus tard, deux avions libyens ont été
abattus. »] Dans une troisième étape,
s'ils nous tirent dessus, nous tirerons sur des bateaux libyens et
nous bombarderons des objectifs terrestres. Dans une quatrième
étape, si les Libyens insistent, nous lancerons une action de
commando contre deux bases où des Africains noirs sont formés comme
mercenaires de la Libye...
Claude Cheysson ajoute qu'en mars ou avril 1982,
le Président Moubarak lui avait dit : Les
Américains tiennent absolument à ce que nous préparions des actions
militaires contre la frontière libyenne. Nous n'engagerons jamais
d'opérations terrestres en Libye. Nous avancerions de 100
kilomètres, et après ? Nous avancerions encore de 50 kilomètres,
puis nous serions englués dans le désert sans savoir comment en
repartir.
Il y a trois semaines, le Président Moubarak s'est
arrangé pour faire savoir qu'il avait derechef refusé de lancer des
opérations terrestres contre la Libye, à nouveau demandées par les
Américains.
Mardi 15 avril
1986
Vers 1 heure du matin, le directeur de cabinet de
Jean-Bernard Raimond appelle la
permanence de l'Élysée, assurée par Ségolène Royal : Notre ambassade à Madrid a été prévenue par les militaires
espagnols d'un vol de F 111 américains. Ils en ont conclu que
l'attaque est en marche.
Ségolène Royal alerte le général Forray. Vers 3
heures, le général me confirme la réalité du bombardement. Tripoli
et Benghazi sont touchées par les bombes, un appareil américain est
porté manquant. La plupart des avions sont partis de
Grande-Bretagne, quelques-uns ont décollé de porte-avions
américains.
Les précisions arrivent : dix-huit bombardiers F
111 venant des bases américaines en Grande-Bretagne, après avoir
été ravitaillés en vol, ont attaqué le quartier général et des «
installations terroristes » à Tripoli. Quinze appareils A6-A7 de
l'US Navy, des porte-avions Saratoga et
Coral Sea, ont lancé simultanément un
raid sur Benghazi. Washington annonce la perte d'un F 111 avec ses
deux pilotes. Les cinq objectifs militaires libyens ont été
détruits. Les autorités libyennes déclarent la mort, à Tripoli, de
trente-sept personnes, presque toutes civiles, dont la fille
adoptive du colonel Kadhafi, âgée de quinze mois. Pas
d'intervention de l'aviation libyenne.
Le Président Reagan annonce que ce raid visait des
installations terroristes et qu'il détient les preuves des
responsabilités libyennes dans l'attentat du 5 avril à
Berlin.
A 7 h 55, le Président
s'inquiète : Évitez toute réaction du Quai
d'Orsay et de Matignon qui ne m'ait été soumise au
préalable.
Jean-Bernard Raimond fait parvenir à l'Élysée un
projet de communiqué. Le Premier ministre, qui l'a déjà vu, n'y a
apporté qu'une modification mineure.
Vers 9 heures, Jean-Bernard Raimond est reçu par
le Président. Un texte définitif est mis au point, moyennant de
nombreuses corrections de la plume du Président.
Jean-Louis Bianco téléphone à Jacques Chirac et lui lit ce texte. Tout à fait parfait. Le communiqué est rendu public
par le Quai d'Orsay, étant indiqué qu'il a été soumis au Président
et au Premier ministre.
Dans la soirée, deux missiles Scud libyens sont
tirés sur l'île italienne de Lampedusa en limite de portée. Aucun
dégât.
Campagne antifrançaise aux États-Unis. A New York,
notre ambassadeur à l'ONU, Claude de Kémoularia, défend fort bien
notre position. Jean-Bernard Raimond, furieux contre lui, lui
demande de se taire.
Une source prétend que les avions américains ont
malgré tout survolé la France.
Yves Chalier, ancien chef de cabinet du ministre
socialiste de la Coopération, Christian Nucci, vient voir François
Mitterrand pour lui expliquer l'affaire du Carrefour du
développement, qu'Aurillac, le nouveau ministre, s'apprête à
dénoncer. Le Président refuse de l'écouter. Yves Chalier reste
moins de dix minutes dans son bureau.
Vu longuement François Bujon de l'Estang, en fin
d'après-midi, après la réception à l'Élysée des ministres des
Finances et des Affaires étrangères des pays membres de l'OCDE. Il
cède sur tout : le Premier ministre n'arrivera à Tokyo qu'en fin de
matinée du lundi et ne souhaiterait participer qu'au dîner du
lundi. Bujon n'insiste plus pour venir à Rambouillet le week-end
prochain et accepte avec plaisir que se
tiennent dans mon bureau les réunions avec les directeurs de
l'Administration centrale, avant et après Rambouillet. Qui l'a fait
ainsi plier ?
Conformément aux instructions du Président,
Jean-Louis Bianco, Jean-Claude Colliard, Élisabeth Guigou, Hubert
Védrine et moi nous rendons au dîner offert au Quai d'Orsay en
l'honneur du président sud-coréen Chun Doo Hwan.
Mercredi 16 avril
1986
Avant le Conseil, nouvelle déclaration de
Jacques Chirac à propos du Sommet de
Tokyo : Là où il n'y a qu'une place de prévue,
il n'y aura qu'un seul représentant de la France. Là où il y en a
deux, il y en aura deux.
Au Conseil des ministres, projet de loi de
finances rectificative, amnistie fiscale et douanière, suppression
de l'impôt sur la fortune. Le Président ne dit mot.
Après le Conseil, il reçoit François Doubin,
président du MRG. Le Président lui dit :
S'il y a un clash dans les dix-huit mois, je
me représenterai.
L'après-midi, il me parle longuement de son combat
politique : Dans la vie des peuples, dans
celle des individus, tout recul sur des principes affirmés est une
bataille perdue. Qu'est-ce que la volonté si elle plie
?
Mouvements de foules et incidents divers devant
les ambassades et les bases américaines en Europe. On s'interroge
sur le sort de Kadhafi. A-t-il été blessé ? La Libye saisit le
Conseil de sécurité et menace la Tunisie de représailles pour avoir
autorisé le passage des F 111 à travers son espace aérien. La
presse et la classe politique américaines se déchaînent contre la
France; les consulats français aux États-Unis reçoivent des coups
de téléphone indignés.
Jeudi 17 avril
1986
Kadhafi lance un appel à la destruction des
intérêts américains et britanniques à travers le monde. Trois
otages (deux Britanniques et un Américain) sont exécutés au Liban.
Un cameraman britannique est enlevé à Beyrouth. Un attentat est
déjoué à l'aéroport londonien de Heathrow.
Jacques Chirac se rend à Bonn pour s'entretenir
avec le Chancelier Kohl. Nous ne saurons rien de ces
discussions.
Vu le sherpa japonais,
Teshima. Il m'interroge sur ce qu'il doit
faire des demandes de Matignon : Nous ne
ferons rien sans ton accord, m'expose-t-il. Pour nous, la France, c'est toi !
Décès de Marcel Dassault à l'âge de 94 ans.
Vendredi 18 avril
1986
John Pointdexter,
conseiller pour la Sécurité de Ronald Reagan, nous fait connaître
la déception de la Maison Blanche après le refus français de
l'autorisation de survol. Y a-t-il eu un malentendu avec Jacques
Chirac ?
Il fait un très curieux résumé de ces trois
derniers mois. Selon lui, alors qu'en public, la France marquait
son désaccord avec la décision américaine d'attaquer
l'infrastructure terroriste de Kadhafi, elle envoyait des signaux
indiquant qu'elle serait disposée à coopérer à condition que les
actions américaines soient entreprises sur plus grande
échelle.
Des signaux ? Quels signaux ? De qui émanaient-ils
?
D'après lui, le 23 janvier dernier, François
Mitterrand aurait dit à Vernon Walters qu'alors que le nord du
Tchad n'intéressait pas la France, la déstabilisation de Kadhafi
l'intéressait bel et bien.
Drôle de déformation ! François Mitterrand n'a
nullement dit cela. Comment les Américains ont-ils pu l'entendre
?
Il soutient aussi que le 4 mars, le général
américain Burpee a évoqué avec les généraux français Forray et
Saulnier la possibilité d'attaques américaines contre la Libye au
moyen de F111 en cas de provocation. Le général Forray aurait alors
indiqué — prétend Pointdexter — que la France n'accepterait pas que
de telles missions partent du territoire français, mais qu'elle
pourrait éventuellement répondre positivement à une demande
américaine d'autorisation de survol.
Jamais, à mon sens, Forray n'a pu dire cela
!
Pointdexter poursuit en expliquant que, le 14
avril, Vernon Walters a entendu Jacques Chirac lui dire qu'il était
convaincu que l'action projetée par les Américains était
insuffisante, et que si les États-Unis étaient prêts à aller
jusqu'au bout et à tenter de « déboulonner » Kadhafi, lui, Chirac,
appuierait une telle tentative...
Jacques Chirac a-t-il vraiment laissé entendre
cela ? Difficile à croire. Impensable, même. Walters a d'ailleurs
présenté tout autrement cette conversation au Président, le
lendemain. Il s'agit en tout cas d'un énorme malentendu... ou d'une
volonté américaine de glisser un « coin » dans la cohabitation, de
rendre les choses plus difficiles entre le Président et le Premier
ministre. Nous ne tomberons pas dans ce piège !
M. Desmarest, directeur de cabinet de Jean-Bernard
Raimond, nous saisit du texte d'une résolution proposée par
certains pays du Tiers Monde, condamnant le raid américain en
Libye. Le Président demande que la France vote contre.
J'appelle François Bujon de l'Estang pour
protester contre ses propos publiés selon lesquels le Premier
ministre aurait décidé de la position de la France sur la Libye
sans que le Président en soit informé ! Ridicule guérilla...
Pour la préparation du Sommet de Tokyo, je réunis
les directeurs du Trésor, de la DREE et des Affaires économiques
internationales au Quai d'Orsay, en présence de François Bujon de
l'Estang. Tout se passe très bien.
Me Soulez-Larivière,
chargé de défendre les faux époux Turenge, est reçu par le
Président qui lui fait part de son accord avec le gouvernement sur
la solution à apporter à cette affaire. Mais André Giraud interdit
à Soulez de voir ses clients; la négociation, désormais, lui
échappe.
A Berlin-Est, Mikhaïl Gorbatchev fait de nouvelles
propositions sur le désarmement conventionnel en Europe.
Samedi 19 avril
1986
A Puy-Guillaume où il a ses habitudes, François
Mitterrand va déjeuner chez le maire, Michel Charasse. Autour de la
table, Jean-Louis Bianco, Alain Boublil, Jean-Claude Colliard,
Nathalie Duhamel, Michèle Gendreau-Massaloux, Jean Glavany, Hervé
Hanoun, Gilles Ménage, Hubert Védrine, Michel Vauzelle.
Autour de la potée auvergnate, les convives
écoutent le Chef de l'État qui semble — fait plutôt rare — vouloir
s'épancher devant ses collaborateurs. Il évoque une éventuelle
nouvelle candidature encore très hypothétique : Si je décide de me représenter, qu'apporterai-je de plus
aux Français ? Il s'interroge à voix haute : Faut-il ou non devancer les échéances ? Provoquer une
crise institutionnelle ? C'est risqué ! Les Français n'aiment guère
cela.
Il n'a pas demandé de réponses à ces questions
qu'il se posait d'ailleurs surtout à lui-même. Mais les membres du
cabinet rentrent à Paris ragaillardis : tout n'est peut-être pas
terminé !
Pendant ce temps, je réunis les sherpas à Rambouillet. En principe, la réunion
aurait dû avoir lieu au Japon. Mais Paris a été choisi à cause de
la réunion de l'OCDE. Cela me permet d'éviter la présence des gens
de Matignon qui ne peuvent se rendre sans invitation expresse dans
un palais présidentiel. Mesquine querelle ? Non, institution à
protéger. Aucun sherpa ne s'étonne de
l'absence de Bujon. Chacun y voit la preuve que le Président reste
en charge de la politique extérieure. Dès lundi, les ministères des
Affaires étrangères du monde entier en seront informés.
Les Japonais proposent deux projets de
déclarations politiques. Le premier, dit Déclaration de Tokyo pour un avenir meilleur, est
grandiloquent et quelque peu ridicule. Nous en retirons tout ce qui
pourrait se révéler gênant ou contraignant. Il ne fera l'objet
d'aucune discussion. Le second texte, dit Déclaration sur le terrorisme international, donne
lieu à un très violent affrontement avec les Américains. Ceux-ci
veulent étendre la compétence du groupe de Bonn — créé en 1978 et
jusqu'ici exclusivement dirigé contre les détournements d'avions —
et l'ériger en instance de direction de la lutte contre le
terrorisme sous toutes ses formes. Je m'y oppose. Ce groupe doit
continuer à s'occuper des seules dimensions juridiques du
terrorisme visant l'aviation civile. Des organisations
multilatérales antiterroristes existent déjà, auxquelles la France
participe : Groupe de Berne (9 pays), Groupe de Trévi (12 pays),
Groupe de Vienne (5 pays), Groupe Quantico que la France a rejoint
en septembre 1986 (8 pays), sans compter Interpol. Je rappelle que
la déclaration du Sommet de Londres de l'an dernier prévoit cette
coopération et que François Mitterrand, dans une lettre du 16
janvier 1986 au Président Reagan, a proposé une amélioration de la
coopération entre l'Europe et les États-Unis : Nous réfléchissons à ce que pourrait être une meilleure
façon d'organiser une coopération régulière entre les États-Unis et
l'Europe à ce sujet.
Après une longue discussion mot par mot, le texte
devient : Pour mieux combattre le terrorisme
sous toutes ses formes, les Sept sont prêts, bilatérale-ment et
multilatéralement, à promouvoir, au sein des organisations
internationales ou des instances compétentes, toute nouvelle action
qu'il conviendra d'entreprendre. Autrement dit, le projet
des Américains est rejeté. Ils sont furieux et reviendront à la
charge.
On passe à l'économie mondiale. Les économies des
pays du G7 entament leur quatrième année d'expansion. L'inflation
est tombée au-dessous de 4 %, niveau le plus bas depuis la fin des
années 60. Les taux d'intérêt nominaux ont beaucoup baissé. Le taux
de change des principales monnaies reflète au mieux les conditions
économiques fondamentales. Mais de nombreux dysfonctionnements
subsistent : un chômage élevé, d'importants déséquilibres des
paiements courants (très fort excédent au Japon, très fort déficit
aux États-Unis), des tensions protectionnistes, les graves
difficultés de l'Afrique, la situation critique qui prévaut dans
les pays endettés, même exportateurs de pétrole (Mexique, Nigeria,
Égypte).
Face à cette situation, l'Américain demande à
l'Allemand et au Japonais de soutenir la croissance. En vain. Le
Britannique se montre très ferme à l'égard du Japon et exige qu'il
s'engage sur une réduction de son excédent des paiements courants.
Le Japonais se retranche derrière son privilège d'hôte pour feindre
de ne pas comprendre.
Sur le système monétaire international, les thèses
françaises font leur chemin, notamment aux États-Unis. La décision
du G5, le 22 septembre dernier, de réaliser des interventions
concertées sur les marchés des changes pour faire baisser le
dollar, s'est révélée efficace. L'Américain propose d'aller plus
loin dans le sens d'une fixation des zones de références entre
monnaies et d'une coordination des politiques économiques.
L'opposition allemande est forte. Les Italiens tiennent absolument
à ce que le G5 disparaisse et soit remplacé par un G7. Difficile :
le G5 regroupe les pays dont les monnaies forment les droits de
tirages spéciaux. Les Italiens n'en sont pas. On confiera à un G7
le contrôle des zones de références.
Le projet de déclaration économique de Tokyo ne
contient pas, comme l'an dernier, la mention d'une date pour le
lancement d'un nouveau cycle du GATT. Il n'est pas totalement exclu
que les États-Unis, épaulés par le Royaume-Uni, en fassent la
demande à Tokyo et que nous ayons de nouveau à la rejeter. En tout
cas, les États-Unis accusent la CEE de protectionnisme, notamment
en matière agricole.
Pour la dette, le plan dit Baker est la reprise de nos idées. Nous demandons
une meilleure articulation entre la Banque mondiale et le FMI, et
une augmentation du capital de la première. Nous devrons insister
encore pour que les financements soient en priorité orientés vers
l'Afrique sub-saharienne et qu'un encouragement soit donné à la
session spéciale de l'ONU de la fin mai.
Aucune autre réunion de sherpas n'est prévue avant le Sommet
lui-même.
Dimanche 20 avril
1986
Le CERES change de nom. Le courant de Jean-Pierre
Chevènement s'appellera désormais « Socialisme et République ». La
référence au marxisme est remplacée par l'affirmation de
l'indépendance nationale contre
tout alignement sur les grandes
puissances.
Lundi 21 avril
1986
Shimon Pérès vient déjeuner à l'Élysée. L'homme
est pour moi un visionnaire, même s'il est considéré chez lui comme
un bureaucrate opportuniste. Mais, à force de prendre ses désirs
pour des réalités, il les réalise. Quelques remarques intéressantes
:
Shimon Pérès
: Le G7 doit soutenir financièrement l'Égypte
et prendre une décision politique au Moyen-Orient. D'abord, il faut
proposer un plan économique qui deviendra ensuite politique. La
France doit encourager le Roi Hussein à accepter des négociations
directes avec nous, et encourager le Président Assad à poser les
armes.
François Mitterrand :
Assad est stratégiquement extrémiste et
tactiquement modéré.
Shimon Pérès
: La guerre entre l'Iran et l'Irak est une
confrontation entre l'élément humain (l'Iran) et l'élément
technologique (l'Irak).
Pour la première fois devant un étranger,
François Mitterrand commente l'action
américaine contre la Libye : On ne peut faire
sauter la France dans le dernier wagon d'un train déjà
parti.
A la demande du Président, Jean-Louis Bianco
adresse à Jacques Chirac un bref compte rendu de cet
entretien.
Réunion des ministres des Affaires étrangères des
Douze à Luxembourg. « Sanctions » diplomatiques contre la Libye :
réduction du personnel des ambassades et autres structures de
représentation, visas moins faciles, etc...
Jean-Bernard Raimond adresse au Président le
compte rendu de mission d'André Ross et Marc Bonnefous à
Téhéran.
Le Président apprend par un communiqué des
Affaires étrangères l'expulsion de quatre diplomates libyens. Il
est furieux. Il le fait savoir à Jacques Chirac par l'intermédiaire
de Bianco, qui appelle Ulrich :
Une telle mesure a
une implication de politique
étrangère et il n'est pas admissible qu'elle soit prise sans que le
Président ait été non seulement prévenu, mais consulté et ait donné
son accord. En outre, même si cette mesure n'avait pas eu
d'implication de politique étrangère, elle est liée à la sécurité
du pays dont le Président est le garant.
Ulrich en convient.
François Mitterrand fait part à Denoix de Saint
Marc de son hostilité aux mesures sécuritaires que Charles Pasqua
annoncera mercredi au Conseil (peine incompressible, carte
d'identité infalsifiable, etc.).
Mardi 22 avril
1986
Vu Bujon de l'Estang pour lui raconter
Rambouillet. Il approuve tout, fort aimablement.
Mercredi 23 avril
1986
Au Conseil des ministres, présentation du « plan
Sécurité » par le ministre de l'Intérieur.
François Mitterrand :
La défense nécessaire de la sécurité des
Français dépasse les clivages politiques traditionnels, mais elle
ne doit pas s'exercer au détriment des libertés et des citoyens.
Tout cela révèle de part et d'autre des hésitations. Selon le
moment, la méthode est différente. Il faut se dire aussi que,
depuis qu'il existe une démocratie, ce problème s'est posé. En tout
cas, ce sont souvent les régimes les plus faibles qui ont fait les
lois les plus répressives. On ne compense pas une faiblesse par des
textes. C'est un travers français que de croire qu'une fois les
textes rédigés, les problèmes sont réglés. A propos de la carte
d'identité infalsifiable que vous voulez instaurer, je signale que
je suis le seul ici, avec le ministre de l'Intérieur, à avoir
falsifié des cartes d'identité! [Pasqua jubile.]
Attention à ne pas ficher toute la France...
Enfin, vous semblez compter sur moi pour rendre supportable la
peine incompressible ; mais vous ne pouvez ni user ni compter sur
le droit de grâce sans m'en faire
juge.
Édouard Balladur hoche la tête.
Ce soir, à L'Heure de
vérité, Jacques Chirac déclare à
propos de la Libye : Sur le plan de la
décision que j'ai prise, c'est vrai que le Président a eu la même
réaction.
Ce mensonge met en rage François Mitterrand. Je
m'en ouvre à Bujon dans la soirée, mais il ne semble pas intéressé
par mon commentaire.
André Rousselet démissionne de la présidence de
Havas, qu'il sentait de toute façon lui échapper. Balladur a
pourtant insisté pour qu'il reste. Pierre Dauzier lui succède.
Rousselet conserve néanmoins la présidence de Canal +, sa
création.
Jeudi 24 avril
1986
Maurice Ulrich téléphone
à Jean-Louis Bianco pour l'aviser qu'il a reçu un cheikh chiite
libanais venant d'Abidjan qui pourrait être
utile dans l'affaire des otages. Il est plus que
vraisemblable que Houphouët-Boigny est à l'origine de cette
démarche, mais il n'en a pas prévenu la Présidence de la
République.
Le général Jaruzelski rencontre le primat de
Pologne, Mgr Jozef Glemp.
François Mitterrand reçoit Jean Riboud et Jérôme
Seydoux. Le projet de cinquième chaîne de télévision se
précise.
Dans l'avion pour Trèves, où il doit rencontrer
Helmut Kohl, François Mitterrand me dit :
L'utile sans l'agréable serait superbe.
L'agréable sans l'utile pourrait paraître futile. Les deux à la
fois sont désirables. C'est sur cette base-là qu'il faut considérer
l'amitié franco-allemande.
Cette rencontre vise à faire comprendre à Kohl qui
est le patron en France, sans aborder la question de front. On
parle du prochain Conseil européen où menace d'être évoqué le
blocage des discussions entre ministres de l'Agriculture sur les
prix.
Helmut Kohl : Mon ministre de l'Agriculture, Kichle, négocie
directement avec Chirac. Je ne suis pas d'accord avec cela ! Il
faut attendre, sur l'agriculture. J'ai vu Chirac. Je lui ai dit que
notre intérêt était de nous mettre d'accord.
François Mitterrand :
Il ne faut pas que le budget de l'Europe
s'épuise sur l'agriculture. Cela m'inquiète. Une bonne entente
franco-allemande est nécessaire.
Helmut Kohl:
J'ai de gros problèmes avec mes paysans. Ils
ne comprennent pas qu'il y a des
surplus et qu'il faut mettre des terres en jachère. La situation
actuelle ne peut durer. Mais il faut du temps pour ménager les
transitions.
Puis il enchaîne : Allez, on
passe à des sujets plus dynamiques! Le projet Eurêka doit être à
présent la priorité de l'Europe. Par ailleurs, il faut qu'Airbus
puisse construire des longs courriers ; sinon, Boeing constituera
un monopole mondial.
François Mitterrand :
Je suis d'accord avec vous. Vous sentez une
résistance de la France à ce propos ?
Helmut Kohl :
Pas exactement. Mais Chirac semble vouloir
marquer une pause dans le développement de la gamme d'Airbus. Je ne
suis pas d'accord, car c'est cette année qu'il faut prendre la
décision de fabriquer l'A 340 avant 1992. C'est d'ailleurs un
projet qu'Eurêka devrait soutenir. Et il faut proposer à la
Grande-Bretagne de s'y joindre, ou sinon le faire sans elle. La
Grande-Bretagne ne suivra pas, en raison de l'hélicoptère. Je veux
aussi que l'on avance sur le TGV Paris-Cologne, contre le lobby des
camionneurs. Dommage qu'il n'y ait pas de lobby des wagons !
François Mitterrand :
La France a autant intérêt que vous à ce que
le TGV Est se développe.
Helmut Kohl :
En matière de trains, le Reich ne nous a légué
que des lignes Nord-Sud, pour des raisons militaires. Je veux créer
d'urgence la ligne Paris-Bruxelles-Cologne. Ma conviction est que
l'Europe passe par le train, pas par l'avion ni par la route. Les
Pays-Bas veulent imposer la route, parce qu'ils la dominent. Par
ailleurs, il faut mettre le secrétariat d'Eurêka à
Strasbourg.
François Mitterrand :
Tout le monde veut qu'il soit à Bruxelles! Ce
serait une mauvaise chose, car cela le placerait sous le contrôle
de la Commission. La France y a intérêt; j'y penserai.
Kohl interroge le Président français sur la
Libye.
François Mitterrand :
Nous ne savons rien des conséquences du
bombardement. Les États-Unis nous ont intoxiqués pour nous pousser
à l'attaque. Ils nous ont dit : « On s'occupera des Libyens au
nord, et vous au sud. » J'ai refusé. L'attaque était prévue pour le
23 mars. Les Américains l'ont reportée et ont voulu en reparler
après les élections. J'ai informé le gouvernement français de mon
refus. Quand il a été de nouveau question du raid en avril, j'avais
déjà refusé une opération identique quinze jours auparavant. Le
vendredi, Reagan m'a informé d'un raid pour le samedi à 16 heures;
il m'a demandé le survol ainsi qu'un rendez-vous pour Walters. J'ai
informé immédiatement le Premier ministre de mon refus, car je ne
connaissais ni la nature du raid, ni ses moyens, ni ses objectifs.
Le dimanche, j'ai reçu une nouvelle demande de survol; j'ai encore
refusé. Walters a été reçu par Chirac le dimanche (il m'en a parlé
le soir même) et par moi le lundi. Walters n'a pas insisté. Je lui
ai dit : « Tout ce qui frappe le peuple libyen frappera les autres
Arabes, et ce n'est pas le peuple libyen qui fait du terrorisme. »
Quand Walters est parti, je ne savais pas qu'ils maintiendraient
quand même l'attaque. On retrouvera cette difficulté à Tokyo. Ils
veulent qu'on y parle du terrorisme et qu'on se range derrière leur
panache blanc ! Je ne suis pas ennemi d'une organisation
antiterroriste qui dépasserait les Sept et mettrait en commun les
services d'action. Je suis d'accord pour toute organisation
antiterroriste vraiment internationale; mais pas pour que les
États-Unis nous dictent notre politique à l'égard du monde
arabe.
Helmut Kohl :
Vernon Walters est aussi venu me voir dimanche
matin. Je lui ai déconseillé d'agir ainsi. Je lui ai dit que
j'étais contre. Je comprends leur attitude. La perception
intérieure de leur politique étrangère est très tendue. Mais il
faut détourner les Américains de cette manière d'agir.
François Mitterrand :
Pour terminer, un mot sur la situation
française. Ce qui compte, c'est l'élection présidentielle. Tout ce
qui va se passer maintenant vise à la préparer. Là-dessus, Chirac a
un beaucoup plus grand appétit en actes qu'en paroles.
Kohl sourit, sans commenter.
Vendredi 25 avril
1986
Les services secrets français signalent une fuite
radioactive dans une centrale nucléaire soviétique située à
Tchernobyl, à 130 kilomètres au nord de Kiev.
François Mitterrand au
quotidien japonais Yomini Shimbum : J'ai
décidé de jouer le jeu de la coexistence dans un souci d'éviter que
la France ne connaisse à nouveau un traumatisme, une déchirure
inutile. Je ne vois pas d'inconvénients à ce que Jacques Chirac
vienne à Tokyo.
Le ministre de la Défense refuse d'élever au rang
de grand officier de la Légion d'honneur le général Saulnier, chef
d'état-major des armées, sauf s'il lui fait un rapport écrit sur
l'affaire Greenpeace ! Le général Saulnier refuse, avec l'appui de
François Mitterrand qui exige que
Saulnier soit rétabli sur la liste : Sinon, je
refuserai toutes les propositions de Légion d'honneur émanant de la
Défense.
Le Président me dit : Ce
Giraud est sans doute compétent, mais il confond volonté avec
entêtement. Et il est le porte-parole du CEA, rien de plus. Je ne
lui céderai rien.
Samedi 26 avril
1986
Nouvelle explosion dans la même centrale nucléaire
à Tchernobyl. On ne sait toujours rien de l'ampleur de
l'accident.
Lundi 28 avril
1986
A Dakar, je discute de la dette africaine avec le
Président Diouf. L'hypothèse d'une réduction massive le
transfigure. Et pourtant ! A Tokyo, on aura bien du mal à
l'obtenir.
Mardi 29 avril
1986
L'ambassadeur du Japon à Paris vient de me
remettre le programme du Sommet de Tokyo. Pas de problème : nous en
sommes restés à ce qui a été décidé.
Le nouveau ministre de la Coopération,
Michel Aurillac, évoque de graves malversations découvertes dans la gestion du
Carrefour du Développement, association créée en juin 1993 alors
que Christian Nucci était ministre.
Le directeur de cabinet d'Édouard Balladur, mon
ami Jean-Claude Trichet, me communique le rapport de Renaud de La
Génière sur l'état des finances
publiques établi à la demande de Jacques Chirac. Pas trop
critique à l'égard de la gestion de la gauche.
Les Russes reconnaissent l'existence d'un accident
nucléaire survenu à Tchernobyl.
Maurice Ulrich fait savoir que Jacques Chirac a
décidé de réunir tous les quinze jours un « Conseil de sécurité
intérieure » auquel assisteront André Giraud et Jean-Bernard
Raimond. L'Élysée n'y est pas associé. Pas d'objection.
J'obtiens — par des Américains — un document que
James Baker a communiqué à Edouard Balladur, sur la réforme
monétaire internationale. Ce texte, qui parle d'établir des zones
de référence, doit servir de base à la création d'un groupe des
sept ministres des Finances à Tokyo. Il nous va très bien. Il
constitue même une victoire des thèses défendues depuis cinq ans
par la France. Nous en avions parachevé la rédaction à Rambouillet.
Édouard Balladur en a parlé à Jacques Chirac, qui lui a donné son
accord, mais pas au Président. Il se peut que ce ne soit qu'une
négligence.
Mercredi 30 avril
1986
Avant le Conseil des ministres, François
Mitterrand évoque le texte de Baker avec le Premier ministre.
Celui-ci est surpris que le Président en ait eu connaissance. Il
avait sans doute prévu d'en faire « sa » victoire à Tokyo.
Dérisoire ! Enfantin ! A ce train, la France risque de sombrer dans
le ridicule.
Au Conseil, Charles
Pasqua propose la dissolution du conseil municipal de
Cernières (Hautes-Alpes). Il conclut son exposé sur la querelle qui
bloque le fonctionnement de cette commune par ces mots :
La dissolution est, je crois, la seule manière
d'en sortir.
Le Président :
Moi aussi, je le pense.
Sourires entendus...
Le Président fait un
exposé sur la nécessité de l'avion de combat européen :
J'ai échoué avec Charles Hernu, qui a été
victime du lobby des avionneurs français. Je n'en espère pas plus
de vous...
Philippe Séguin présente son projet de loi pour
l'emploi, qui comporte la suppression de l'autorisation
administrative de licenciement et les ordonnances portant sur
l'aménagement du temps de travail, l'extension des contrats à durée
déterminée, le travail à temps partiel. Ce texte abroge la loi de
1975 instituant l'autorisation préalable de licenciement, élaborée
alors par le gouvernement Chirac.
Jacques Chirac se lance dans un long exposé sur
l'emploi, «priorité absolue ».
Le Président :
Je n'ajouterai pas grand-chose à ce que vient
de dire le Premier ministre, si ce n'est que j'ai plus
d'attachement que lui à la loi de 1975.
Jacques Chirac sourit :
Les circonstances ont changé.
Le Président :
Les sentiments peuvent changer aussi, je le
vois... Mais, dès lors que vous procédez par la loi, il vous
appartiendra d'en débattre avec le Parlement... En revanche,
j'examinerai de très près les projets qui me seront soumis dans le
cadre des ordonnances.
Avec une autosatisfaction visible, François
Guillaume, ministre de l'Agriculture, rend compte des résultats du
dernier Conseil agricole à Bruxelles.
Édouard Balladur demande
la parole et, très sec, très froid, déclare : Certaines décisions prises par ce Conseil vont coûter très
cher aux finances de l'État et ne sont pas bonnes. Ce Conseil a
décidé 2,5 milliards d'écus de dépenses dites « socio-culturelles
». Ces dépenses ont deux caractéristiques : elles ne nous
intéressent pas et elles coûtent cher. Il a été décidé des mesures
d'économies artificielles qui vont aboutir à des transferts de
charges aux dépens des États membres et en particulier de la
France. Et on a reporté des dépenses nécessaires, ce qui conduira à
aggraver encore la charge de notre budget. Notre acceptation
définitive de ces dépenses devra être conditionnée par la
diminution d'autres dépenses, mais sans toucher à la PAC. C'est
pratiquement la quadrature du cercle.
Le Président :
C'est bien ce que je croyais avoir
compris.
Jacques Chirac, le
visage fermé : Il faudra renforcer les liens
politiques entre la République fédérale d'Allemagne, le
Royaume-Uni, l'Italie et la France.
Mais chaque chose en son temps. L'accord est le meilleur possible
pour la France; le ministre de l'Agriculture a bien
négocié.
C'est le premier accrochage auquel j'assiste entre
Chirac et Balladur. La première fois aussi que Balladur est
publiquement contré par Jacques Chirac. Le ministre d'État fait
comme s'il n'avait pas entendu.
A la fin du Conseil, un petit incident pittoresque
:
Le Président :
Personne ne demande plus la parole ? La séance
est levée.
Chacun se lève. Le Président range ses dossiers et
me fait signe de venir.
Jacques Chirac, tout à
coup : J'ai oublié de dire quelque
chose.
Sourire du Président à l'égard d'un bon élève
distrait.
Jacques Chirac :
Le prochain Conseil des ministres, du fait de
votre absence à Tokyo... non, de votre présence... et de mon
absence... non, de ma présence... aura lieu mercredi à 16
heures..., non, à 18... enfin bref, à 17 heures.
Nouveau sourire indulgent du Président.
François Guillaume
(s'adressant à moi à la sortie du Conseil) : Dans le précédent gouvernement, les agriculteurs n'étaient
pas entendus et avaient besoin de manifester. Je veux qu'on en
revienne à l'esprit et à la lettre du traité de Rome. Mais je n'ai
ni le goût ni le pouvoir de remettre en cause la signature de la
France.
François Mitterrand
reçoit le bureau de la nouvelle Assemblée : Je
souhaite que soient respectées les prérogatives de cette
institution parlementaire. Il exprime son souci de voir aboutir les débats dans les temps impartis
constitutionnellement aux sessions.
L'ambassadeur des États-Unis vient m'annoncer que
son gouvernement se rallie au projet de déclaration sur le
terrorisme, tel qu'il a été élaboré par les six autres pays à
Rambouillet. Il souhaite simplement qu'il puisse être dit par les
porte-parole des différents pays que le Groupe de Bonn sur le
terrorisme aérien se réunira. Pas de problème. Ce ralliement
américain permettra peut-être d'en finir plus vite, à Tokyo, dans
la matinée de lundi, avec la discussion sur le terrorisme. Mais on
ne peut totalement exclure que les Américains reviennent encore sur
le sujet.
Jeudi 1er mai
1986
Encore un 1er Mai de
désunion pour les syndicats. Depuis 1981, c'est chaque année le
même scénario.
La radioactivité émanant de Tchernobyl atteint la
France. L'agence Tass reconnaît maintenant 2 morts et 197 personnes
hospitalisées. La situation est sûrement beaucoup plus grave.
Vendredi 2 mai
1986
Le directeur général de la Police nationale,
Pierre Verbrugghe, encore en place malgré
les menaces de Pasqua, m'informe qu'il a été décidé au Conseil de sécurité intérieure que la
France, à Tokyo, proposerait que soit instauré un contact entre le groupe de coopération
antiterroriste européen de Trevi et les Américains, et que soit
programmée une réunion des sept ministres de l'Intérieur à
l'occasion du prochain Sommet, en Italie. Jean-Bernard Raimond,
lui, aurait préféré une réunion à sept limitée aux seuls experts,
sans les ministres. Mais il n'a pas été suivi.
De quoi se mêlent-ils ? Pas question de ces
réunions à sept experts, encore moins de ministres ! Encore une
fois, Matignon prétend tout régler en tous domaines. Quel désordre
! Il faudra veiller, l'an prochain, à empêcher une telle
réunion.
Samedi 3 mai
1986
Départ pour le Japon par Concorde. Il y a là aussi
la délégation européenne composée de Delors et Lubbers, puisque les
Pays-Bas président la Communauté ce semestre.
François Mitterrand me
convie à déjeuner dans l'avion: A Tokyo, il
faudra être d'une extrême courtoisie à l'égard du Premier ministre.
Ne rien faire qui puisse être interprété comme une dispute sur les
os à ronger de la politique étrangère. Les faits devront parler
d'eux-mêmes. A propos du gouvernement, la seule chose importante
consiste à montrer peu à peu sa précarité. De toute façon, personne
ne fait jamais de grandes réformes avant les élections
présidentielles, et celles-ci peuvent avoir lieu n'importe
quand.
Il me confie son intention de ne pas se
représenter : Je ne suis pas tenu d'assurer
l'avenir du PS. Si le Parti se divise [entre Rocard et
Fabius], c'est tant pis pour lui.
Enfin, il m'interroge longuement sur la façon dont
les ministres jugent jusqu'ici son attitude et ses interventions au
Conseil. Visiblement, alors qu'il ne donne pas le sentiment de les
surveiller, il est attentif à chacune de leurs manies : celui-ci
qui prend des notes, celui-là qui dessine sur du papier jaune, cet
autre qui lit son courrier personnel...
Nous devisons ensuite avec les « Européens ».
C'est aujourd'hui l'anniversaire de Lubbers. J'aime bien sa façon
de voir les choses. C'est un homme fin, cultivé, volontaire,
investi de la grandeur nostalgique de son pays. Il m'explique que
c'est le mariage de Charles Quint avec une princesse portugaise qui
provoqua dans les pays du Nord leur révolte contre le catholicisme.
Ainsi finit le premier rêve d'unité européenne...
Le Sommet de Tokyo sera un exceptionnel révélateur
de l'influence croissante du Japon sur les États-Unis. Pour
l'Amérique, le Japon est le bon élève, et l'Europe le mauvais. L'un
fait des efforts considérables pour la libéralisation de ses
échanges, l'autre est presque le principal perturbateur de l'ordre
économique mondial. L'un est fort bien traité dans toutes les
négociations, alors que la brutalité de l'Administration américaine
envers l'Europe est inouïe.
Au temps du Président Kennedy, les relations avec
l'Europe étaient privilégiées. Aujourd'hui — surtout depuis que le
clan californien est au pouvoir —, son pessimisme, son pacifisme,
son impuissance politique, ses divisions internes sont soulignés et
dénoncés à chaque instant. Surtout sur la côte Ouest, l'affaire
libyenne est exploitée dans ce sens. Les Américains sont exaspérés
par les Européens qu'ils ont sauvés par deux fois des puissances
totalitaires et qui, pensent-ils, ne les remercient qu'en engageant
contre eux des controverses incessantes et mineures.
Le Japon est désormais le principal partenaire
industriel des États-Unis. Les investissements directs japonais y
sont deux fois plus élevés que l'ensemble des autres
investissements étrangers, et représentent près de 10 % du total.
Le Japon est devenu le premier prêteur du monde et le premier
financeur du déficit américain. Sans lui, tout l'édifice reaganien
s'effondrerait. Les États-Unis ont avec lui un déficit commercial
de 50 milliards de dollars, soit un tiers de leur déficit total,
avec une disproportion stupéfiante entre les importations (72
milliards de dollars) et les exportations (22 milliards de
dollars). La CEE, elle aussi excédentaire vis-à-vis des États-Unis
(22 milliards de dollars), exporte autant que le Japon, mais
importe deux fois plus que l'Amérique. La surface du territoire
américain consacrée à la production de biens agricoles pour le
Japon est supérieure à la surface même de l'archipel nippon. Le
Japon fabrique aujourd'hui des éléments clés de sa défense
électronique, que les États-Unis ne savent pas produire.
L'Amérique, Gulliver empêtré dans ses
déséquilibres, est fascinée par la réussite des Japonais : leur
dynamisme, leur frugalité, le niveau de leur épargne, leur
adaptabilité technologique, leur qualité et leur puissance
marchandes, y font la une de tous les journaux. L'audace de leurs
ambitions étonne, qu'il s'agisse de NEC vis-à-vis d'IBM ou de
Toyota vis-à-vis de General Motors. Cette réussite suscite plus
d'admiration que de crainte, car les États-Unis ont infligé au
Japon, il y a quarante ans, une punition suprême dont ils gardent
une extrême mauvaise conscience. Aussi sont-ils infiniment
reconnaissants au Japon de ne point chercher directement à les
culpabiliser et de demeurer des alliés disciplinés. Les Japonais
savent préparer le terrain, choisir les acteurs, les alliés, le
moment où attirer l'attention, et surtout prêter une énorme valeur
à une fausse concession. Ils paient des sommes considérables aux
lobbyistes les mieux choisis à Washington et ne regardent pas à la
dépense, eu égard à l'importance des enjeux.
Dimanche 4 mai
1986
A l'arrivée à l'aéroport de Narita, un hélicoptère
nous conduit directement au palais. A Kasaka, à 16 h 15 — sans que
nous en soyons informés, et alors que nous parlons du terrorisme
avec Yasuhiro Nakasone —, un missile passe au-dessus de nos têtes,
tiré par un groupe d'extrémistes japonais.
Le Président offre à Nakasone une photo du
Fuji-Yama prise par le satellite Spot.
Conversation détaillée sur les divers sujets à l'ordre du jour du
Sommet. Nakasone, passionné par la France, semble quelque peu
désabusé. Il n'a rien à gagner à cette rencontre des Sept.
Le Président va se reposer avant le dîner. Il me
parle de Michel Déon, dont il apprécie le dernier roman.
Cocktail, puis dîner officiel.
Entre-temps, nous avons appris que les Anglais
vont déposer des amendements mineurs au texte sur le terrorisme,
qu'on croyait pourtant bouclé. Et qu'un texte est en préparation
sur l'accident nucléaire de Tchernobyl. J'ai les avant-projets. Le
Président les examine et ne trouve rien à y redire.
Dans une salle de l'hôtel Okura, dîner des Sept;
les sherpas dînent dans la pièce
voisine. Un peu plus loin, les directeurs politiques des ministères
des Affaires étrangères discutent du projet de texte sur l'accident
survenu à la centrale nucléaire soviétique.
Au cours du dîner, Margaret Thatcher chipote
encore en suggérant des amendements de pure forme au texte sur le
terrorisme. François Mitterrand les déclare acceptables. Ronald
Reagan se lance dans un long exposé farouchement antilibyen. Il
distribue lui-même un texte de trois pages en anglais proposant
quinze mesures de rétorsion économiques et politiques contre la
Libye. Il propose que tout acte considéré comme terroriste par l'un
des Sept soit considéré comme tel par les autres, et que toute
sanction décidée par l'un entraîne la solidarité des autres.
Autrement dit : pouvoir absolu aux Américains sur la politique des
autres au Proche et Moyen-Orient. Mais il n'a pas assez
d'exemplaires de son texte à distribuer; les interprètes du dîner
doivent traduire à la volée. Dans la confusion générale, on décide
que les sherpas prépareront un communiqué à ce propos durant la
nuit sur la base du texte de Reagan.
Après le dîner, le Président me donne ses
directives. Il accepte les dispositions anglaises et le principe
des mesures américaines. Mais il en exclut certaines,
particulièrement absurdes, comme celle préconisant la fermeture de
toutes les ambassades libyennes dans les pays des Sept. Il affirme
n'avoir même pas accepté le principe d'un texte spécifique visant
la Libye. Il examine avec moi la nouvelle version de la déclaration
sur la centrale nucléaire soviétique, élaborée par les directeurs
politiques. Elle ne nous pose aucun problème, sauf qu'il est
parfaitement vain de réclamer un droit d'entrée pour les experts
des Sept dans une centrale qui est de toute façon inaccessible même
aux experts russes !
Il est minuit. Débute la réunion des sherpas. La plus violente à laquelle j'aie
participé depuis 1981. Il y a là beaucoup de monde : les
sherpas, les directeurs politiques, les
experts en matière de terrorisme.
Après quelques instants consacrés à la mise au
point du texte sur la centrale nucléaire commence la négociation du
texte sur le terrorisme. Les Américains veulent faire croire que le
texte de Reagan a été accepté au cours du dîner des Sept. Je
certifie qu'il n'en est rien. Accrochage violent. Les Américains
cèdent. On retient pour base de discussion le texte de Rambouillet.
C'est déjà une grande victoire. On y ajoute les amendements
anglais, intégrés sans trop de problèmes — si ce n'est qu'à ma
demande on précise partout qu'il ne s'agit là que du « terrorisme
international » (pour éviter toute dérive entraînant un droit de
regard des Sept sur les affaires intérieures de chacun d'eux). Les
Anglais n'ont nul besoin que je le dise deux fois pour accepter :
pas question qu'on se mêle des Irlandais ! Personne, hormis les
Américains et les Britanniques, ne souhaite désigner explicitement
un pays. Les Japonais sont fort ennuyés : pour eux, le projet
accepté à Rambouillet constituait un maximum; ils ne sont pas
disposés à appliquer des sanctions contre Kadhafi, encore moins à
entériner un texte spécifique visant la Libye.
J'obtiens d'exclure tout accord sur la procédure
d'extradition (en raison des attitudes différentes des Sept à
l'égard de la Turquie et de l'Afrique), de même que tout
automatisme dans les expulsions réciproques, qui pourrait être
interprété comme un assentiment donné à une définition unique du
terrorisme international. Américains, Anglais et Allemands
demandent à nouveau que soit retenu le principe d'une réunion à
sept d'un groupe d'experts ayant pour mission de mettre en oeuvre
ces mesures. Je refuse : c'est à nouveau, par un autre biais,
l'idée de directoire à Sept qui refait surface. Pas question
!
Lundi 5 mai 1986
A 4 heures du matin, la négociation bloque sur ce
point. Je prends à part le négociateur américain sur le terrorisme,
David Oakley. Il souhaite que les États-Unis, le Canada et le Japon
soient admis comme membres du Groupe de Trevi, au sein duquel les
Européens coordonnent leur lutte antiterroriste. Pour moi, il ne
peut être question de rencontres entre le Groupe de Trevi et les
trois autres pays membres du Sommet des Sept, même s'il est
loisible d'imaginer des rencontres séparées entre Trevi et le
Japon, ou Trevi et le Canada. Excellent diplomate, parlant fort
bien le français, David Oakley quitte un moment la salle. A son
retour, il accepte. Qui a-t-il réveillé ?
La mise au point du texte est dès lors rapide.
Oakley demande encore à me parler en aparté : il souhaite à nouveau
désigner la Libye dans le texte, mais n'insistera pas pour le faire
si cela me gêne. Pas d'obstacle de ma part : cette mention a déjà
été faite à Douze. Il met donc la question sur la table. Les
Japonais bondissent. Jusqu'ici, ils avaient été réticents sur ce
texte, mais contraints de se montrer plutôt conciliants en tant
qu'hôtes du Sommet. Ils y sont maintenant résolument hostiles : pas
question de nommer la Libye dont dépend largement leur
approvisionnement en pétrole. Clin d'oeil complice d'Oakley. On en
reste là...
Je traduis le texte en français. Il est 7 h 30 du
matin.
Le directeur des Affaires politiques du Quai
d'Orsay, mon ancien collaborateur à l'Élysée, Pierre Morel, qui m'a
assisté dans toute cette négociation, réveille alors Jean-Bernard
Raimond.
A 8 h 15, coup de téléphone de ce dernier dans ma
chambre. Il est très pincé : J'ai vu les
textes seulement maintenant; ils sont très bien. Je crois
comprendre que les communiqués seront publiés avant l'arrivée de M.
Chirac, cet après-midi. Il faut tout faire pour les retarder, car
cela lui ferait perdre la face. Je veux en parler au
Président.
Comme un petit déjeuner doit réunir à l'ambassade
de France François Mitterrand et Helmut Kohl dans un quart d'heure,
je propose à Raimond de se joindre à nous à 9 heures.
François Mitterrand et Helmut Kohl évoquent les
textes déjà élaborés et l'accident de Tchernobyl. Le Président
montre les photos de la centrale soviétique prises par le satellite
Spot.
Jean-Bernard Raimond vient sur le coup de 9 heures
s'entretenir avec le Président. Il demande qu'on retarde la
publication des textes politiques jusqu'à l'arrivée de Jacques
Chirac. François Mitterrand répond aimablement qu'il fera ce qu'il
pourra, mais qu'il n'est pas président de séance.
Fort ennuyé, Raimond me dit qu'il ira porter les
textes à Jacques Chirac à l'aéroport.
La séance qui s'ouvre rassemble les huit chefs de
délégation et les sherpas. Margaret Thatcher propose de reprendre
le texte sur le terrorisme. Elle souhaite ajouter un paragraphe
ronflant, mais sans aucune portée juridique, sur l'extradition et
l'expulsion des terroristes. Le Président émet quelques réserves,
puis finit par accepter. Reagan répète qu'il faut expliquer que le
texte vise la Libye. François Mitterrand propose alors de reprendre
sur ce sujet la phrase entérinée la semaine dernière par les Douze.
Chacun en tombe d'accord. Nakasone, président de séance, est bien
obligé d'accepter, malgré les gestes affolés de son sherpa.
Pendant que les chefs d'État commencent un tour de
table portant sur les questions économiques, les sherpas sortent afin de mettre au point le texte
sur le terrorisme dans une salle voisine. A 12 h 30, ce texte est
enfin prêt. Mais il est trop tard pour le faire avaliser avant le
déjeuner, en raison des impératifs de la photo. On décide de relire
les textes une dernière fois en séance restreinte, juste après
déjeuner.
Jacques Chirac n'est toujours pas là. Il atterrit
vers 13 heures. Jean-Bernard Raimond est allé le chercher et lui
apporter les textes.
Déjeuner rapide. La séance restreinte reprend vers
14 h 30 entre les seuls chefs de délégation. Les ministres
attendent à l'extérieur. Jacques Chirac aussi. Jean-Bernard Raimond
m'en prévient sur la ligne reliant le sherpa à sa délégation. Je lui dis que je me tiens
à la disposition du Premier ministre, s'il le souhaite, pour lui
parler des textes en cours d'adoption. Mais, avant même que Raimond
ne revienne avec la réponse de Chirac, les textes politiques sont
entérinés par les Sept. Le ministre ne m'informe qu'alors de
l'accord de Chirac.
La séance restreinte se poursuit par la fin du
tour de table sur la situation économique. L'optimisme est de
règle.
Suspension de séance. Les ministres pénètrent dans
la salle où siègent les chefs de délégation. François Mitterrand
présente Jacques Chirac à Ronald Reagan et à Brian Mulroney.
La séance élargie dure jusqu'à 18 heures.
Discussion économique sans grand intérêt.
Il est décidé que le Groupe des Cinq s'élargira en
Groupe des Sept lorsqu'il sera question de la gestion et de l'amélioration du système monétaire
international et des mesures de politique économique
associées. Mais il n'est nullement décidé de supprimer le
Groupe des Cinq. Les Cinq souhaitent en effet préserver leur
instance, plus confidentielle, même si rien n'est dit explicitement
sur son rôle.
Voilà qui sera sans doute une source de conflits
avec les Italiens.
A l'issue de la séance, Jacques Chirac est reçu
par Yasuhiro Nakasone. Il lui dit que le Président de la République
tient son pouvoir de deux sources : la Constitution et la majorité
parlementaire, et qu'il a perdu celle-ci. Les Japonais sont si
choqués qu'ils en font part à la presse.
Entre-temps, le Président apprend par Hubert
Védrine que François Bujon de l'Estang, arrivé avec Jacques Chirac,
a téléphoné à Paris au porte-parole de Matignon, Denis Baudouin,
l'informant que les chefs d'État ont attendu l'arrivée de Jacques
Chirac pour finir de négocier les textes politiques. Fureur de
François Mitterrand !
Dîner à quatorze (en fait, seize avec les deux
Européens). Jean-Bernard Raimond, remplacé par Jacques Chirac, «
dîne en ville » en compagnie de François Bujon, avec qui j'ai
rendez-vous, après la réunion des sherpas, pour régler les détails de la conférence
de presse de demain.
Nous entamons entre sherpas la négociation, longue et difficile, du
communiqué économique. Il y a sur la table deux textes sur le G7 :
l'un des sept sherpas, avalisé par tous, l'autre de la Commission,
qui souhaite s'y glisser. Mais les Sept n'en veulent pas. La mise
au point du texte est délicate sur les questions agricoles et
commerciales. Je suis lié par des textes approuvés dans le cadre de
l'OCDE avec l'accord de Michel Noir, ministre, qui prônent
l'élimination des subventions à l'agriculture, en contradiction
avec les thèses de la France.
Vers minuit et demie, Bujon vient me retrouver.
Profitant de la suspension de séance des sherpas, je lui montre l'endroit où se tiendra
demain la conférence de presse. Je lui explique que le Président la
tiendra seul et que le Premier ministre se trouvera au pied de la
tribune. Il ne se fâche pas; désinvolte, il répond : Je crois que, dans ces conditions, le Premier ministre ne
viendra pas.
Je lui réponds qu'à mon avis c'est ce qu'il aurait
de mieux à faire.
Les négociations se terminent vers 6 heures du
matin. Ce n'est pas encore l'heure d'aller se coucher. Un problème
se pose en effet pour le prochain Conseil des ministres. Le
Président n'accepte pas qu'un nouveau délégué général à l'Armement
soit nommé si l'actuel titulaire de la charge, Aimé Blanc, n'est
pas nommé à un poste convenable et qui lui convienne. J'en parle au
téléphone à Denoix de Saint Marc, à Paris. Lequel s'en entretient
avec Jacques Chirac, à Tokyo. Denoix me rappelle ensuite à Tokyo.
Invraisemblable ballet...
Mardi 6 mai 1986
A 8 h 30, petit déjeuner entre le Président et le
Premier ministre, Raimond, Bujon et moi. Nul n'a vu le projet de
communiqué économique. J'en fais l'exposé en rappelant que sur le
paragraphe concernant le GATT et l'agriculture, je n'ai pu faire
mieux, gêné que j'étais par le texte avalisé par Michel Noir à
l'OCDE huit jours auparavant. Chirac et Raimond découvrent le
problème. Le texte retenu ne constitue cependant pas un problème :
il est devenu vide après une nuit de bataille.
On parle un peu du Japon. Chirac insiste beaucoup
pour s'exprimer lors de la conférence de presse. François
Mitterrand refuse.
Conversation avec l'ambassadeur sur les oiseaux
nippons.
Le chef du protocole, Henri de Coignac, qui a
magnifiquement géré — et avec neutralité — la préparation du
Sommet, informe qu'il est temps de partir.
Retour à la salle de réunion. Dans les couloirs,
Jacques Chirac s'entend dire par Bettino
Craxi, ironique : J'ai appris que
François Mitterrand n'avait plus aucun pouvoir. C'est la presse
japonaise qui le dit. Je ne m'en étais pas rendu
compte...
Discussion sur le GATT. Puis sur l'agriculture :
Nous reconnaissons tous l'importance de
l'agriculture pour le bien-être des communautés rurales, mais nous
sommes tombés d'accord sur le fait que, quand il existe des
surplus, une action est nécessaire pour réorienter les politiques
et ajuster les structures de la production agricole en tenant
compte de la demande mondiale.
Grosse colère de Bettino Craxi contre Jacques
Delors qui voudrait que la Commission fasse partie du G7 des
ministres des Finances : une fois admis dans le club, les Italiens
verrouillent la porte derrière eux !
Déjeuner. Lecture du communiqué final. Conférence
de presse. Jacques Chirac a quand même tenu à y assister. Il est
assis au bas de la tribune et ne bronche pas lorsque le Président
affirme que la France parle d'une seule
voix.
Le soir, dîner chez l'Empereur. Comment dit-on
small talk en japonais ? Le
sherpa anglais, Robert Armstrong, pense
que Margaret Thatcher va perdre les élections.
En route vers l'aéroport, un message nous annonce
que Gaston Defferre est mourant. François Mitterrand, très pâle,
veut se rendre directement de Tokyo à Marseille.
Mercredi 7 mai
1986
En vol, nous apprenons le décès de Gaston
Defferre. Nous rentrons sur Paris.
Escale à Novossibirsk des deux Concorde arrivés à
quelques minutes d'intervalle. Accueil d'un vice-président du
Conseil des ministres de l'URSS, Riabov. Un déjeuner est servi à
l'aéroport pour tous les Français. A
priori, la probabilité d'un tel festin avec de tels convives
en pareil lieu pouvait paraître nulle : caviar, œufs de saumon,
kijoutch salé, galantine de canard, consommé avec pelménis, bifteck
à la sibérienne, mousse aux baies de Sibérie, café, thé. La
conversation roule :
Le Président :
Parlez-nous de l'histoire de la
Sibérie.
Riabov : La Sibérie a d'abord été peuplée, à d'époque des tsars,
par des prisonniers politiques.
Jacques Chirac :
J'ai fait un voyage dans les environs du lac
Baïkal lorsque j'étais déjà Premier ministre, en 1975. J'avais
demandé à survoler en hélicoptère la région près du fleuve Oka, à
200 kilomètres d'Irkoutsk, là où serait né Gengis
Khan.
Jean-Bernard Raimond :
Quand le père d'Alexandre Nevski a dû aller
rendre hommage au Grand Mogol, il est resté deux ans sur place.
Alexandre Nevski lui-même avait des relations avec le Grand
Mogol.
Riabov : C'est Alexandre Nevski qui a arrêté l'invasion des Mogols.
Dans quelle région souhaitez-vous aller, monsieur le Président,
quand vous viendrez en voyage officiel en URSS ?
Le Président :
J'ai envisagé avec M. Gorbatchev d'aller dans
le nord du Caucase.
Jacques Chirac :
Le musée de Novossibirsk contient des pièces
remarquables sur l'art des steppes. De cette région du centre et de
l'est de la Sibérie, apparemment déserte, sont parties des pulsions
qui ont entraîné des invasions qui sont venues en quelque sorte
jusqu'à Poitiers.
Le Président :
Quels sont les objets caractéristiques de cet
art des steppes ?
Jacques Chirac :
Les harnachernents, les fibules... Si vous
êtes d'accord pour commencer le Conseil des ministres un peu plus
tard que prévu dans l'après-midi, nous pourrions aller visiter le
musée.
Le Président :
Il est certain qu'on en apprendrait plus !
Rentarquez, je ne veux pas être désagréable à l'égard de ceux qui
doivent faire des communications...
Jacques Chirac :
Je crois qu'en toute hypothèse vous avez
raison.
Malheureusement, le Président refuse la suggestion
de Jacques Chirac. Je ne verrai donc pas le musée de
Novossibirsk.
La conversation porte ensuite sur la diversité des
groupes ethniques (en Sibérie, on en compte une trentaine); sur la
température (elle n'est en moyenne supérieure à zéro qu'entre juin
et août). On glisse sur le climat en France, l'hiver dans le Morvan
et en Corrèze.
Le Président :
Savez-vous que le maire de Château-Chinon est
originaire de Chirac ?
Jacques Chirac :
Chirac en Lozère ?
Le Président :
Non, Chirac en Corrèze.
Jacques Chirac :
Bien sûr, c'est dans ma circonscription
!
Le Président,
s'adressant à Riabov : Voyez comme nous étions
destinés à cohabiter !
Dans l'avion, nous apprenons qu'un Français de
plus, Camille Sontag, quatre-vingt-quatre ans, a été enlevé à
Beyrouth.
Jeudi 8 mai 1986
Au Conseil des ministres, le Président ne dit
mot.
Édouard Balladur, annonçant la nomination de
Pierre Dauzier à la présidence de Havas, déclare qu'André Rousselet
avait remis son poste à la disposition du gouvernement.
Édouard Balladur :
Je lui ai dit que je ne souhaitais pas son
départ et je lui ai demandé de rester, mais André Rousselet a
refusé.
C'est exact. Rousselet, certain d'être bientôt
remplacé, a préféré partir avant de risquer de perdre aussi
Canal +.
Michel Aurillac déclare qu'au Gabon on a été très
content des positions prises par la France à Tokyo.
Vendredi 9 mai
1986
André Giraud demande à un inspecteur général de
l'Administration, J.-F. Barba, un rapport sur la société Luchaire
qui livre des armes à l'Iran en violation de l'embargo.
La partie de bras de fer avec Giraud continue à
propos de la nouvelle affectation d'Aimé Blanc. Il lui propose
toute une série de postes inacceptables. Finalement, Blanc sera
nommé chargé de mission auprès du ministre de la Défense pour la
politique spatiale. Il entrera ultérieurement à la Snecma à un
poste important lui permettant de prétendre, s'il fait ses preuves,
à la succession du président Bénichou.
Retour à Pretoria de l'ambassadeur de France,
rappelé par Laurent Fabius le 24 juillet 1985 afin de marquer la
désapprobation française vis-à-vis de l'apartheid.
Dîner pour le cinquième anniversaire du 10 mai
1981 chez Joseph Franceschi. Beaucoup de dirigeants socialistes
exhortent François Mitterrand à se représenter en 1988.
J'y suis profondément hostile. Non que je craigne
qu'il ne soit pas réélu. Mais je redoute un second septennat. Trop
long.
Lundi 12 mai
1986
François Mitterrand assiste aux obsèques de Gaston
Defferre à Marseille. Defferre aura été l'artisan de la
décentralisation, l'homme de l'aménagement du territoire,
l'instigateur et l'organisateur d'une réforme d'une portée
considérable. Chaban est là. François
Mitterrand, fatigué, me parle avec ce qu'il faut bien
appeler de la tendresse de ses combats avec Defferre. Puis il
conclut sombrement : Quand on est jeune, on
croit que la mort, ça n'arrive qu'aux autres. C'est lorsqu'on est
cerné par elle qu'on se rend compte que la vie a passé pour soi
aussi.
Charles Pasqua représente le gouvernement. La
cérémonie est émouvante. Sur le cercueil, Edmonde Charles-Roux a
fait poser le petit chapeau noir de son mari.
Conversation dans l'avion au retour de Marseille :
Je suis tout à fait décidé à trouver une
occasion de dire non à une ordonnance, si cela est possible. Je
serai plus dur avec le gouvernement pour les nominations et je ne
transigerai pas sur la réaffectation des fonctionnaires
démis.
Ainsi Jean-Louis Bianco aura mission de dire à
Renaud Denoix de Saint Marc que si le gouvernement veut nommer
Robert Baconnier à la direction générale des Impôts, il convient de
trouver un poste à Jean-Paul Olivier. De même pour Bernard
Gaudillère, directeur général des Douanes et des Droits indirects,
à qui l'on propose un poste de contrôleur d'État, ce qui n'est
guère enthousiasmant.
François Mitterrand :
Je commence à trouver que cela fait beaucoup
de personnes évincées pour des raisons qui, apparemment, n'ont rien
de politique, puisqu'elles n'avaient pas été nommées sur des
critères politiques. Cela fait maintenant quinze ou seize personnes
à qui on n'a rien proposé. Si cela continue, j'en viendrai à
déclarer publiquement, comme je l'ai déjà dit et écrit à M. Chirac,
que cela ressemble fort à une épuration. Si on s'engage sur ce
terrain-là, il n'y aura plus beaucoup de tranquillité pour les
hauts fonctionnaires chaque fois qu'il y aura un changement
politique. Je mets naturellement à part les préfets. Quand il y
aura des élections présidentielles, sauf si l'actuel Premier
ministre devient Président de la République, on aura de nouveau une
noria, même si le Président élu appartient à la majorité
actuelle...
La religion du Président sur le quinquennat n'est
pas faite. S'il doit se représenter, il faut alors l'instituer.
Mais il ne semble pas résolu à y procéder avant la fin de ce
mandat-ci.
Le Président s'interroge tout haut sur Michel
Rocard. Il veut me pousser à lui démontrer qu'il ne pourrait pas
être un bon Président.
Une fois rentré, je réunis avec Élisabeth Guigou,
qui dirige ce secteur d'une poigne de fer, les hauts fonctionnaires
chargés des problèmes européens. Au prochain Conseil européen, à La
Haye, une question dominera : celle du budget. Dès cette année, les
recettes de TVA atteignent le plafond légal. L'an prochain, il
manquera au moins 2 milliards d'écus. Il faudra donc soit augmenter
le plafond de l'impôt (ce dont personne ne veut, hormis les Grecs),
soit faire des économies et désigner qui devra les supporter : la
France et l'Allemagne, si ces économies sont faites sur les aides
aux exportations agricoles; l'Europe du Sud, si elles sont faites
sur les fonds structurels; tous, si elles sont faites sur la
Recherche. La position de la France n'est pas arrêtée. On ne voit
pas encore clairement les économies précises que l'on pourrait
proposer. Tout laisse craindre que ce Sommet ressemble plus à celui
d'Athènes qu'à celui de Fontainebleau, avec une discussion confuse
reportant l'accord à décembre, au Sommet de Londres. Pris par leurs
élections du 21 mai, les Hollandais n'ont d'ailleurs entrepris
aucune réelle préparation.
Pour ce qui est des querelles franco-françaises,
le précédent de Tokyo devrait rendre les choses plus simples.
D'autant plus qu'à La Haye tout se passera à deux représentants par
pays, sauf pour le dîner, réservé aux seuls chefs de délégation.
Mais Raimond sera furieux de voir Chirac occuper le siège réservé
au ministre des Affaires étrangères et pourrait l'inciter à
réclamer un troisième siège.
Un Conseil interministériel se tient, consacré au
projet de loi Léotard sur la communication. Léotard veut privatiser
Antenne 2. Balladur souhaite privatiser
TF1, parce que de
gauche. Ulrich, ancien président d'Antenne 2, est de son avis. Je n'arrive pas à y
croire : quelle urgence ? quel intérêt ?
Mardi 13 mai
1986
Yvon Gattaz, président du CNPF, invite les chefs
d'entreprise à relancer leurs activités, maintenant que toutes les mesures prises par le
gouvernement vont dans le bon sens.
Il paraît qu'un texte est en préparation à
Matignon sur la Nouvelle-Calédonie. On peut craindre le pire.
Chirac engage la responsabilité du gouvernement
sur le projet de loi d'habilitation économique et sociale qui
prévoit la dénationalisation de 10 groupes industriels, 42 banques
et compagnies financières, 13 sociétés d'assurances, au plus tard
le 1er mars 1991 !
La cote de popularité du gouvernement s'effrite.
C'est la fin de l'état de grâce. Il
n'aura pas duré longtemps.
A la demande de Jean Poperen, le Président reçoit
Pierre Juquin. Jean-Louis Bianco est allé le chercher dans un café
voisin de l'Élysée et l'a ramené par la grille du parc. C'est
Juquin qui tenait à cette discrétion. Le PC a de ces
coquetteries...
Mercredi 14 mai
1986
Discussion avec Jacques Chirac, dans le bureau du
Président, avant le Conseil, sur les nominations. Le Président s'inquiète de la chasse aux sorcières
qui commence. Il s'adresse à Renaud Denoix de Saint Marc, haut
fonctionnaire intègre et compétent, qui a pourtant déclaré hier
avoir été viré par la gauche en 1982 :
Vous êtes resté à la Chancellerie comme
directeur des Affaires civiles de septembre 1979 à septembre 1982,
soit quinze mois sous le gouvernement de la gauche. Vous êtes donc
mal venu de prétendre avoir été « viré » alors que vous êtes resté
plus de trois ans à votre poste, et plus longtemps sous la gauche
qu'avec Peyrefitte dont vous aviez pourtant été le directeur
adjoint de cabinet ! C'est d'ailleurs un critère à ajouter lors
d'une proposition de changement : si le partant est resté moins de
deux ans en poste, il s'agit à l'évidence d'une décision politique,
non d'un changement administratif. La recherche d'un autre poste
s'impose donc davantage encore. D'ailleurs, à ce propos, où en
est-on dans la recherche de points de chute pour les hauts
fonctionnaires que vous voulez voir partir ?
Denoix de Saint Marc est un homme élégant et
calme; il reconnaît d'un sourire sa bourde. Il n'en commettra plus
beaucoup.
Jacques Chirac :
Oh, vous savez, les remplacements ne vont pas
vite.
François Mitterrand
sourit : Ah... Pas vite ? A la vitesse d'un
rouleau compresseur !
Jacques Chirac éclate de
rire : D'un petit rouleau compresseur
!...
Il est ensuite question de la Nouvelle-Calédonie.
La presse annonce que le gouvernement veut remettre en cause son
statut. François Mitterrand met en garde
le Premier ministre contre un statut qui
dépouillerait les régions de tous pouvoirs.
Jacques Chirac :
Il n 'y aura pas de problème. Le FLNKS est
très divisé, très affaibli, et se montre très coopératif avec
Bernard Pons.
François Mitterrand :
Je souhaite que le Ciel vous entende
!
L'évident magistère d'Édouard Balladur sur le
gouvernement est impressionnant. Avant le Conseil, dans le salon
Murat où je descends avant François Mitterrand, resté en tête à
tête avec Jacques Chirac, j'aperçois le ministre d'État dans le
renfoncement d'une fenêtre. Il s'entretient avec Robert Pandraud,
Charles Pasqua et Jean-Bernard Raimond. Je me joins à eux. Pandraud
sollicite l'autorisation du ministre d'État d'aller à Rabat
négocier l'expulsion de quelques Marocains condamnés en France.
Réponse de Balladur : Je vais y réfléchir.
Le Conseil des ministres commence. François
Mitterrand rappelle son hostilité de principe au projet de loi sur
la suppression de l'autorisation administrative de licenciement. Il
ajoute une mise en garde au sujet du projet de loi sur la
Nouvelle-Calédonie. Tout est fait brièvement, en passant, comme on
plante des banderilles avant une bataille plus sanglante.
Après déjeuner, François
Mitterrand reçoit les dirigeants du CRIF, représentant les
institutions juives en France, venus procéder à un tour d'horizon :
Installer un carmel à Auschwitz est un acte
grossier; c'est du terrorisme mental... Enseigner la Shoah dans les
écoles publiques ? Oui, évidemment. Sur le racisme et
l'extrême droite en France : Ils représentent
la même réalité qu'en 1938. Le même combat politique est nécessaire
contre eux. Je suis prêt à le mener.
François Léotard évoque à l'Assemblée la
privatisation de TF1.
Mikhaïl Gorbatchev annonce un nouveau moratoire
sur les essais nucléaires jusqu'au 6 août prochain. Les
négociations sur le désarmement vont pouvoir progresser.
Jeudi 15 mai
1986
Le Président reçoit les
présidents des trois régions de Nouvelle-Calédonie : Mon objectif est de préserver la paix civile, de faire en
sorte que le calme et l'harmonie, retrouvés depuis les élections de
1985 en Nouvelle-Calédonie, soient maintenus.
Le projet Pons va bouleverser le délicat équilibre
tenté par Edgard Pisani. Le découpage régional est conservé, mais
les compétences des quatre régions leur sont retirées et l'Office
foncier, ainsi que l'Office de développement des régions sont
supprimés.
Édouard Balladur annonce la baisse du taux de
rémunération des livrets A et la levée presque totale du contrôle
des changes.
En guise de mesure de rétorsion contre la
Communauté européenne, qui, le 1er mars,
a limité les ventes américaines de soja et de céréales au Portugal
et à l'Espagne, Ronald Reagan fait savoir que des quotas
d'importation sont décidés à compter du 19 mai sur les alcools,
fromages, chocolats, bières, vins blancs, etc.
Vendredi 16 mai
1986
Rejet de la motion de censure déposée par les
socialistes contre la loi d'habilitation économique et
sociale.
L'ordonnance électorale se prépare. C'est le
retour au scrutin majoritaire à deux tours d'avant les
législatives. Il y aura un texte de principe, sous forme
d'ordonnance, assorti d'un nouveau découpage, après avis d'une
commission, afin de maintenir à peu près le nombre actuel de
députés.
François Mitterrand à
Jacques Chirac : Je ne signerai pas les
ordonnances électorales si le découpage n'est pas honnête ; je suis
même prêt à démissionner.
Un peu plus tard, à moi : Là-dessus, je suis vraiment prêt à démissionner. Il y a
parmi ces gens-là des voyous, des pirates !
Samedi 17 mai
1986
Robert Vigouroux est élu maire de Marseille. Il
n'est pas le successeur dont aurait rêvé Defferre. Il est vrai que
Gaston ne se voyait pas de successeur.
Dimanche 18 mai
1986
A Solutré, il y a foule pour accompagner
le Président. Devant les journalistes,
celui-ci se pose en arbitre, mais
n'exclut pas sa démission anticipée qui précipiterait les élections
présidentielles.
Dissoudre, disent-ils ? Pftt,
la dissolution n'est intéressante qu'après une élection
présidentielle, jamais avant.
Un référendum ? Une arme bien
élimée...
Une réforme constitutionnelle, alors ?
Je n'ai pas l'intention d'embêter le pays avec
de faux débats juste parce que j'y trouverais un intérêt
personnel.
Avancer la présidentielle, peut-être ?
Il vaut mieux pour la France qu'elle ait lieu
à la date prévue.
Se représenter ? Je n'ai pas
vocation à être Président de la République... Quatorze ans, c'est
bien long... Douze, ce serait mieux !
Lundi 19 mai
1986
Michel Aurillac vient de faire des déclarations en
Afrique. Correct à l'égard du Président. En revanche, Jean-Bernard
Raimond, entendu par la Commission des Affaires étrangères, s'est
montré critique et désobligeant envers le Chef de l'État. Cet homme
est décevant. Il n'est ni un grand professionnel, ni un homme de
caractère. Ce fut une fausse bonne idée que de le choisir. Il avait
l'occasion unique d'établir l'autorité du Quai d'Orsay comme lieu
privilégié de la politique étrangère, indépendant des deux pouvoirs
supérieurs de l'État. Il l'a gâchée.
Le texte sur la Nouvelle-Calédonie fait l'objet
d'un avis mitigé du Conseil d'État.
Mardi 20 mai
1986
Le gouvernement continue de chasser de partout les
hommes du Président. Au Quai, Jean-Bernard Raimond souhaite obtenir
le départ d'Éric Rouleau (ambassadeur à Tunis), de Francis Gutman
(à Madrid) et de Pierre Morel (directeur des Affaires
politiques).
Pierre Morel a le malheur d'avoir été, en 1981,
mon collaborateur à l'Élysée et d'être l'un des plus brillants
diplomates de sa génération, le plus cultivé et le plus imaginatif.
Francis Gutman a celui d'avoir été un formidable secrétaire général
du Quai sous Claude Cheysson. Quant à Éric Rouleau, Jacques Chirac
le déteste depuis son télégramme diplomatique envoyé le 14 mars de
Téhéran, faisant état des tentatives du RPR pour bloquer la
libération des otages avant les élections. François Mitterrand
refuse son départ dans la mesure où aucun poste ne lui est proposé.
Le Président confirme à Renaud Denoix de
Saint Marc qu'il n'inscrira pas la nomination d'un nouvel
ambassadeur à Tunis dans le mouvement diplomatique qui doit passer
au Conseil de demain, Éric Rouleau ne figurant pas à un autre poste
dans ce mouvement. A ma connaissance, Éric
Rouleau a commis une seule faute : avoir été nommé par le
gouvernement précédent. Le gouvernement tunisien s'est conduit de
façon incorrecte en poussant à son départ, et, le cas échéant,
j'irai jusqu'à demander le rappel de l'ambassadeur de Tunisie en
France. Il ne faudrait pas céder à la mauvaise humeur du Quai (je
vous rappelle qu'il y a eu moins de nominations extérieures de mon fait que de celui de mon
prédécesseur) conjuguée à la mauvaise humeur
tunisienne.
Le Président est tout aussi réservé sur le
changement d'ambassadeur en Chine. Il voudrait bien savoir ce que
le gouvernement reproche à Charles Malo.
Jean-Louis Bianco transmet toutes ces observations
à Jean-Bernard Raimond qui répond que
l'on ne peut pas proposer quelque chose de
très brillant à Éric Rouleau. Il explique que Charles Malo
est depuis très longtemps déjà à Pékin, qu'il désire lui-même
quitter la Chine, que la décision est prise depuis un certain temps
déjà.
Jacques Chirac propose à François Mitterrand de
l'informer du travail de Charles Pasqua sur le découpage électoral,
département par département. Il souhaite évidemment obtenir que le
découpage soit approuvé par le Président. Celui-ci accepte de
discuter, sans être impliqué. Michel Charasse est en liaison avec
Hervé Fabre-Aubrespuy, maître des requêtes au Conseil d'État, au
cabinet du ministre de l'Intérieur.
Conversation avec le Président, dans son bureau,
sur la position de la France face à l'Initiative de défense
stratégique (« guerre des étoiles »).
François Mitterrand :
Il faut distinguer trois questions
:
1 Faut-il que la France développe des recherches en ces
domaines ? La réponse est évidemment positive. D'ailleurs, depuis
1981, avec l'aide de la Défense, les entreprises françaises sont à
la pointe de certains de ces secteurs.
2 Faut-il que des entreprises françaises acceptent des
contrats dans le cadre de l'IDS américaine ? Elles sont libres de
contracter avec qui elles l'entendent, à condition de respecter les
principes de l'indépendance nationale et de conserver la libre
utilisation des résultats de leurs recherches.
3 Faut-il, comme la Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Italie
et Israël, signer un accord gouvernemental France-États-Unis sur
l'IDS ? Non, car un tel accord signifierait un élargissement
considérable du champ géographique et militaire de l'Alliance
atlantique, nous mettant en situation de dépendance à l'égard des
États-Unis sur un des sujets essentiels qui conditionnent l'avenir
de notre défense.
Les écoutes téléphoniques ne parviennent plus à
l'Élysée. Jean-Louis Bianco en parle à Maurice Ulrich qui répond
qu'il va lui envoyer un mot à ce sujet. Ce mot n'arrivera
jamais.
Mercredi 21 mai
1986
Avant le Conseil, d'après ce que le Président m'en
a dit, Jacques Chirac et lui ont parlé de l'organisation du Sommet
de La Haye.
Le Président :
Comme prévu, Jacques Chirac a demandé que la
France ait trois sièges à la table du Conseil — pour moi, Raimond
et lui —, au lieu de deux, comme les autres. Il souhaite assister
au dîner restreint. Je lui ai dit : « Il ne faut pas que la France
se singularise en étant la seule délégation à trois membres. Pour
le dîner, on s'arrangera, si vous souhaitez y assister. Pour la
conférence de presse, on trouvera une formule. Il convient que la
préparation du Sommet soit suivie de très près par l'Élysée et par
Matignon ensemble. »
Jacques Chirac a évoqué l'article 49-3, dont il
compte demander l'usage, et la loi électorale, qui avance bien. Les deux hommes ont par ailleurs
parlé du développement rural.
Le Premier ministre me semble fatigué. Matignon
est une charge écrasante et Chirac veut tout voir, tout savoir en
détail de ce que font ses ministres.
A l'entrée du salon Murat, Philippe Séguin me confie : Pasqua a fait une faute. (Le ministre de
l'Intérieur a provoqué la colère et la sortie des députés de
l'opposition en prétendant à l'Assemblée que les « amis » de la
gauche s'étaient jadis « couchés » devant l'occupant.)
Au Conseil est discuté le projet de réforme du
statut de la Nouvelle-Calédonie.
Le Président :
Je n'étonnerai personne en disant que je suis
pour le moins très réservé — c'est une formule de courtoisie — sur
ce texte dont j'attends avec inquiétude les conséquences. Je ne
puis penser à l'évolution qui risque de se produire sans une
certaine forme d'angoisse. Pour ce qui est de la
constitutionnalité, le Conseil d'État a estimé (en ce qui concerne
les régions telles qu'elles sont dans la nouvelle version) que l'on
se rapprochait suffisamment des autres collectivités locales. J'en
doute. Le Conseil constitutionnel aura à apprécier. Le texte actuel
aggrave le risque de colonialisme. Je ne pense pas qu'il soit sage
d'avoir supprimé les Offices fonciers. Les Kanaks estiment qu'ils
sont seuls en droit de décider de l'avenir du territoire, c'est une
position inacceptable et qui, d'ailleurs, n'a pas été
acceptée (approbation visible de Bernard Pons). Mais, si on leur donne le sentiment qu'ils sont encore
plus menacés, il se produira une révolte du même type que celle qui
revient régulièrement depuis un siècle. Elle tient à quelques
données simples, comme le problème foncier. Voyez l'Europe de
l'Est: il y a eu aussi le problème foncier. C'est pourquoi
l'analyse de Lénine, selon laquelle il n'y a de révolution que dans
les pays les plus industrialisés, s'est révélée inexacte. En
Nouvelle-Calédonie, la grande propriété fait 30 000 hectares en
moyenne, alors que la propriété canaque n'est que d'1,5 hectare —
et encore, sur de mauvaises terres. C'est naturellement explosif!
J'ai eu peu de temps pour examiner ce texte: je ne mets nullement
ici en cause la mauvaise volonté du gouvernement, cela résulte des
délais nécessaires au Conseil d'État. Mais j'aperçois déjà
l'aggravation des inégalités fiscales, le renforcement du pouvoir
des grands propriétaires et des sociétés d'exportation. Je ne crois
pas à l'opportunité de ce texte, je crois à son danger. Mais je
sais qu'il correspond aux engagements pris par l'actuelle majorité.
D'ailleurs, le ministre ne s'est pas refusé à certains ajustements,
entre autres sur les régions. C'est un problème politique de fond
sur lequel nous sommes, vous et moi, en contradiction.
Je souhaite que vous ayez
raison. Mais si vous avez tort, cela peut être, de nouveau, le
désordre et le sang. Sur certains points, on revient en arrière par
rapport au statut antérieur à 1981. Je ne pense pas vous
convaincre. Mais, entre honnêtes gens, on se doit la
vérité.
C'est un phénomène historique
connu par certains d'entre vous, dont M. le ministre de la
Coopération, que les populations venues de métropole n'ont pas
souvent une vue juste; elles développent une psychose
d'intolérance, de fanatisme aussi violente, sinon plus, que chez
les ethnies qui se sentent brimées dans leur être, leur existence
même. Je redoute que le mouvement politique qui s'exprime à travers
ce groupe [les Caldoches] ne fasse
dévier de l'intérêt de la France. En outre, la France sera montrée
du doigt par des voisins et des partenaires dont la franchise et
l'honnêteté peuvent d'ailleurs être mises en doute. Ainsi les
Australiens n'ont évidemment pas de problème ethnique chez eux :
ils ont su y mettre un terme « définitif ».
Bref, cette loi est une
mauvaise chose. Si j'étais au Parlement, je voterais contre. Je
vote moralement contre. Mais c'est à vous qu'appartient
l'initiative et vous avez une majorité. Plaise au Ciel que les
conséquences ne soient pas telles que le racisme, la violence,
tellement proches, redeviennent présents, quels que soient ceux qui
gouvernent.
Bernard Pons :
Monsieur le Président, c'est contre l'usage,
je le sais, mais est-ce que je peux reprendre la parole
?
Le Président, aimable :
Oui.
Bernard Pons :
Le problème foncier n'existe pas. C'est vrai
que M. Lafleur a dispersé ses terres sous des prête-noms, qu'il
existe des terres domaniales et des terres non redistribuées. Mais
il n'y a pas de problème de partage des terres, plutôt de mise en
valeur. Sur 2 millions d'hectares, la moitié appartient aux
Européens et aux Wallisiens. La terre revendiquée par les tribus
est celle qui a été mise en valeur. Vous dites que le pouvoir
économique est entre les mains des Blancs. Ce n'est pas la réalité
: il y a 70 000 métis sur 150 000 habitants en Nouvelle-Calédonie.
Quant aux Mélanésiens, s'ils n'ont pas le pouvoir économique, c'est
parce que le droit de propriété n'existe pas dans leur tradition.
Je reconnais qu'il y a des injustices, mais je dis que la coutume
est un élément de frein important. Sur le plan politique, je
rappelle que, sur les 32 maires, 21 sont mélanésiens. Je conclus
que le gouvernement n'entend pas favoriser une ethnie contre une
autre et que son action repose sur deux priorités : rétablir
l'ordre et ouvrir le dialogue.
François Mitterrand
l'interrompt : Point suivant à l'ordre du
jour.
A l'issue du Conseil, l'Élysée annonce que le
Président de la République a exprimé de très
fortes réserves sur le projet de loi réformant le statut de la
Nouvelle-Calédonie, susceptible de raviver les tensions entre
communautés. Nous avons griffonné ces mots dès la fin du
Conseil.
Début de la visite en France du vice-Premier
ministre iranien Ali Reza Moayeri. Il souhaite obtenir le règlement
du conflit Eurodif et le démantèlement des réseaux de Radjavi en
France.
Devant l'Assemblée nationale, Jacques Chirac
engage la responsabilité de son gouvernement avant le débat sur la
loi électorale.
Jeudi 22 mai
1986
Adoption par l'Assemblée du retour au scrutin
majoritaire pour les législatives et rejet de la motion de censure
déposée par les socialistes.
Le texte rétablissant l'anonymat sur l'or est
publié au JO.
Ça se gâte pour Éric Rouleau : Marc Bonnefous,
secrétaire général adjoint du Quai d'Orsay, lui téléphone à Tunis
pour lui ordonner, d'un ton un peu embarrassé, de ne pas venir
accueillir le Premier ministre à l'aéroport, samedi prochain, lors
de sa visite en Tunisie : Jacques Chirac ne veut pas le rencontrer.
Éric Rouleau téléphone immédiatement à Jean-Louis Bianco qui
proteste auprès de Jean-Bernard Raimond et Maurice Ulrich, fort
ennuyés. Pour sauver la face, il est décidé qu'Éric Rouleau sera
appelé en consultation à Paris, et le
Quai nous promet de le nommer bientôt ambassadeur itinérant.
Devant la presse diplomatique, le Premier ministre
reprend l'essentiel de ce qu'il avait déjà exprimé voici quelques
mois à propos de l'IDS. Il est pour la coopération avec les
Américains. Il évoque la possibilité de construire une défense
européenne « spatiale ». Deux illusions.
Vendredi 23 mai
1986
Au cours d'un déjeuner privé avec des amis,
le Président fait le point sur la
cohabitation : Je l'ai dit plusieurs fois au
Premier ministre, avec lequel mes relations sont très courtoises
(même si je ne retrouve pas cette courtoisie dans ses déclarations
publiques) : « Vous me dites que l'article 13 de la Constitution
précise que le Président de la République ne peut que signer les
ordonnances que le gouvernement lui propose, même s'il n'est pas
d'accord. Mais vous trouverez toujours d'autres éminents juristes
pour jurer du contraire. Et, surtout, tout le monde pourrait bien
me dire que je dois signer, si je ne veux pas signer, je ne
signerai pas ! » Alors, bien sûr, je pourrais habiller ce refus,
notamment en l'étalant dans le temps ; puisqu'il n'y a pas de délai
impératif, je pourrais dire : oui, je signerai un jour... Je ne le
ferai pas. J'ai été obligé d'accepter des ordonnances, d'abord
parce que c'est prévu par la Constitution, ensuite parce que je
l'avais accepté des gouvernements précédents. Mais j'ai simplement
exigé que cette procédure soit limitée. J'espère que cet engagement
sera tenu. Pour ne pas signer une ordonnance, il faut que je sois
sûr de mon fait et ne pas provoquer un affrontement sans être en
position de force : par exemple, je signerai l'ordonnance sur le
mode de scrutin, sauf, bien entendu, si le découpage est
particulièrement inique et scandaleux. D'abord parce que les
Français sont dans l'ensemble favorables au scrutin majoritaire ;
ensuite parce que je me vois mal engager un débat public sur le
découpage électoral (sauf, je le répète, si celui-ci est vraiment
scandaleux). Par contre, pour l'ordonnance concernant la
privatisation, j'ai déjà prévenu Chirac. Tout le monde a compris la
référence aux nationalisations de 1945 : c'est la référence au
programme du Conseil national de la Résistance, à une ancienneté de
quarante ans qui entérine l'appartenance au patrimoine national.
Mais c'est aussi la volonté de faire fixer une règle d'évaluation
par le Conseil constitutionnel. Sinon, c'est la porte ouverte à la
braderie des intérêts de l'État. Pour les nationalisations de 1982,
le Conseil constitutionnel s'est mêlé de la règle d'évaluation. Un
peu trop, même, à mon goût. Enfin, il l'a fait et personne n'a pu y
échapper. Mais, pour celles de 1945, ce nefut pas le cas et il faut
que ça le soit. J'ai dit à Jacques Chirac : « Si c'est cette liste,
je ne signerai pas. » Il est donc coincé : ou bien il me présente
cette liste et je ne la signe pas, ou bien il la divise en deux et
il reconnaît la pertinence de ma distinction. Bien entendu, il me
faudra expliquer ce refus. Mais si j'en appelle aux Français avec
des arguments aussi forts que la défense des intérêts de la Nation,
je pense que je serai entendu. Alors Chirac m'a répondu : « Si vous
ne signez pas, c'est très ennuyeux, car ce serait contraire à la
Constitution. Et moi, cela m'ennuierait beaucoup que le Président
de la République ne respecte pas la Constitution. » Je lui ai dit :
« Écoutez, occupez-vous de vos affaires; moi, je m'occupe des
miennes ! »
En politique étrangère,
Chirac n'a qu'un mot à la bouche : article 20. « Le gouvernement,
dit-il, détermine et conduit, etc. Alors, vous comprenez,
ajoute-t-il, la diplomatie, c'est aussi la politique de la Nation.
» Mais je lui réponds : « Bien sûr, il y a l'article 20, mais il y
a aussi les autres ! Il ne faut pas avoir une courte vue. Vous
oubliez les autres : l'article 5, le 14, le 15, le 52, le 53. Moi,
je ne les oublie pas : la Constitution forme un tout.
»
Sur l'IDS, j'ai bien entendu
ce que Chirac a dit hier devant la presse diplomatique. Mais, quand
je le verrai, je lui dirai : « Monsieur le Premier ministre, tout
cela, ce ne sont que des paroles. Si vous voulez passer aux actes,
ce sera non. Pour moi, c'est une question de principe : adhérer à
l'IDS, ce serait revenir dans le commandement intégré de l'OTAN.
»
A La Haye comme à Tokyo, j'ai
accepté que le Premier ministre m'accompagne, car cela donne du
poids à la délégation française, et cela ne me gêne pas. Mais
lorsque j'apprends que, par des négociations directes avec les
gouvernements étrangers, Matignon essaie d'obtenir qu'à ces Sommets
la France jouisse d'une sorte de représentation bicéphale, je dis
au Premier ministre : « Vous pouvez essayer tout ce que vous
voulez, pour moi ce sera non. Je ne tiens pas à voir la France
ridiculisée. » D'ailleurs. cela m'amuse, car à chaque fois qu'il
négocie avec un gouvernement étranger, celui-ci m'envoie son
ambassadeur pour me demander si je suis bien d'accord. Cela a été
le cas notamment avec celui qu'il appelle « mon ami Nakasone ».
Avant Tokyo, il s'est bien rendu compte, en étudiant le déroulement
du Sommet, que tout tournait autour du chef de délégation et qu'il
ne pouvait y en avoir qu'un. Comme il s'en est inquiété devant moi
(« Qu'est-ce que je vais faire pendant ce temps-là ? »), je lui ai
répondu que le plus simple serait de ne pas y aller. Vous savez ce
qu'il m'a répondu ? « Ah, non ! Maintenant que j'ai dit que j'y
allais... » C'est très révélateur du comportement de Chirac. Le
pire est qu'il a dit cela devant plusieurs
personnes...