1986
Samedi 15 mars 1986
Jacques Chirac téléphone à Jean-Louis Bianco. Le ton est dramatique: Je vous appelle pour une affaire d'intérêt général. J'ai des renseignements qui méritent d'être pris en compte. Je crains un attentat en Guadeloupe contre Mme Michaux-Chevry. Vos services de police pourront vous confirmer mes affirmations. Un peu plus tard, par l'intermédiaire d'Édouard Balladur, Jean-Louis Bianco rassure Jacques Chirac sur le sort de Mme Michaux-Chevry : des instructions ont été données.
Tard dans la matinée, discussion avec le Président sur le nom d'un Premier ministre. Jean-Louis Bianco et moi lui conseillons Jacques Chirac. C'est déjà son choix. Il nous le confirme. Mais, pour l'heure, il laisse parler devant lui tous ceux qui ont un avis différent, sans exprimer le sien qui est qu'il ne faut pas biaiser avec le suffrage universel ni laisser à la droite une carte en réserve. Le Président demande à Jean-Louis Bianco de téléphoner à Édouard Balladur pour le prévenir qu'il songe à Chirac mais n'a encore pris aucune décision : Que Jacques Chirac ne fasse pas de déclaration triomphante qui rendrait sa nomination impossible. Qu'il me laisse le sentiment d'être libre. Qu'il ne pose pas de conditions préalables. Et dites-lui que je compte bien exercer un droit de regard sur les nominations des ministres des Relations extérieures, de la Défense et de l'Intérieur.
Dimanche 16 mars 1986
Comme prévu par les sondages, les élections législatives — au scrutin proportionnel à un tour — donnent à la droite la majorité absolue avec 291 élus sur 577. Le RPR et l'UDF ont obtenu 277 sièges avec 40,09 % des suffrages exprimés, les divers droite 14. Le Front national obtient 35 sièges: autant que le PC. L'ensemble de la gauche non communiste (PS + MRG) remporte 216 sièges avec 31,48 % des suffrages, soit son plus mauvais score depuis les années soixante.
A 22 heures, François Mitterrand reçoit dans son bureau Lionel Jospin, Laurent Fabius, Pierre Joxe, Louis Mermaz et Jean-Louis Bianco. Mermaz est plutôt pour Chaban à Matignon; Jospin plaide pour Chirac ; Pierre Joxe est tout à fait contre ce dernier: Il est trop dur, il noyauterait l'Administration. Fabius ne prend pas clairement position, mais est plutôt opposé au choix de Chirac.
Le Président souhaite organiser demain une nouvelle concertation avec ses ministres et collaborateurs. Mais il ne faut surtout pas donner l'impression qu'il « consulte ».
A la demande du Président qui entend explorer toutes les pistes, Jean-Louis Bianco téléphone à Jacques Chaban-Delmas: Le Président n'a pas arrêté sa décision. Seriez-vous prêt à y aller ? Réponse: Évidemment.
André Bettencourt, député RPR et ami de jeunesse du Président, propose de jouer les émissaires avec Jacques Chirac. Bénouville aussi. Édouard Balladur rappelle Jean-Louis Bianco pour lui donner la réponse de Chirac : Ce que veut le Président est envisageable, mais Jacques Chirac a été surpris de la demande concernant le ministère de l'Intérieur.
Lundi 17 mars 1986
A droite, les réunions succèdent aux réunions. Au cours d'un petit déjeuner, d'après ce que j'apprends, Pierre Méhaignerie, René Monory, Jacques Barrot, Bernard Stasi ont décidé que le CDS jouerait le jeu de la cohabitation. L'UDF en fait autant.
A 10 heures, Jean-Louis Bianco reçoit deux appels téléphoniques: l'un de Pierre Bérégovoy, l'autre de Jean-Pierre Chevènement.
Pierre Bérégovoy : Il faut mouiller Chirac à Matignon pour qu'il arrive exsangue aux élections présidentielles. Et là, avoir une réserve de centre droit.
Jean-Pierre Chevènement : Tout dépend du scénario que le Président envisage : conflit ou non-conflit? Et quand? Mais je crois que la clarté est préférable. Le choix de Chaban ou de Giscard serait incompréhensible pour l'opinion.
Le Président sollicite encore l'avis de Bianco et le mien. Pour nous, c'est toujours Chirac. Il approuve: Il faut prendre le risque, avaler la pilule. La droite la plus dure doit gouverner. Mais Chirac est-il capable d'être Premier ministre dans les circonstances actuelles? Sera-t-il capable de contrôler les contradictions de sa majorité ?
Jean-Louis Bianco va trouver Jacques Chaban-Delmas à la demande de François Mitterrand qui a prié le maire de Bordeaux de rentrer à Paris toutes affaires cessantes. Ce dernier confirme qu'il pense pouvoir gouverner si on le lui propose.
A 11 heures se réunissent en grand secret autour de Jacques Chirac, dans l'appartement d'un questeur du Sénat, Pasqua, Balladur, Toubon, Labbé, Lecanuet, Gaudin, Léotard, Méhaignerie, Rossinot, Donnez et Giraud. Tous accordent leur soutien à Chirac s'il est désigné. Celui-ci leur promet l'égalité en termes de portefeuilles ministériels.
A la demande du Président, Michel Charasse appelle Giscard. L'ancien Président veut Matignon. Il pense pouvoir s'imposer aux partis de la nouvelle majorité. Il parle de la nécessité de ne rien céder aux terroristes. Il évoque aussi, sibyllin, le problème que poserait au Président le choix d'un Premier ministre qui n'hésiterait pas, le cas échéant, à l'attaquer, y compris sur le terrain le plus privé.
A 12 heures, François Mitterrand reçoit Laurent Fabius. Ce dernier est réticent à l'idée que Chirac s'installe à Matignon.
Déjeuner entre Jacques Chirac et Pierre Messmer. Le premier offre au second la présidence du groupe RPR. Le maire de Paris « bétonne » son parti.
A 13 heures, déjeuner à Matignon des principaux dirigeants socialistes, sans François Mitterrand.
Gaston Defferre : Je suis pour Chaban. S'il le choisit, le Président montre qu'il choisit librement qui il veut. N'oubliez pas que Chirac s'est déjà dressé contre Giscard quand il était Premier ministre. Il fera pire face à François Mitterrand.
Louis Mermaz : Mon premier choix est pour Chaban, le deuxième pour Giscard. Chirac se ferait mal voir s'il créait des difficultés à Chaban nommé par le Président.
Roland Dumas : Mieux vaut Chaban. Marginaliser Chirac serait une bonne chose. Chaban protégera le Président contre Chirac et ne sera pas un bon candidat aux présidentielles.
Pierre Joxe : Je suis pour Chaban. Chirac est d'autant plus inacceptable que sa victoire est courte.
Lionel Jospin : Je suis aussi plutôt pour Chaban. Mais il y a peut-être un problème de faisabilité. C'est au Président d'apprécier. Il y a deux arguments forts contre le choix de Chirac : d'abord, le Président n'aura contre lui que des armes lourdes, pas d'armes de gestion courante ; ensuite, s'il le nomme, il perd son droit de nomination des fonctionnaires. Chirac va vouloir exercer un pouvoir total sur l'administration.
A l'inverse, Pierre Mauroy, Jean-Pierre Chevènement et Pierre Bérégovoy sont pour Chirac, avec des arguments identiques: C'est le pire, mais le seul choix possible. Il faut qu'il échoue pour que François Mitterrand puisse être candidat.
A 15 heures, la réunion des principaux ministres socialistes se poursuit à Matignon. La plupart s'expriment en faveur de Chaban ou, à la rigueur, de Giscard. Pour eux, le choix de Chirac serait épouvantable: ce serait la guerre de revanche.
Gaston Defferre : Jacques Chirac est sans scrupules... Mais Chaban, s'il est choisi, ne pourra peut-être pas aller jusqu'au bout à cause du RPR.
Pierre Joxe : Rien n'est plus dangereux qu'un Premier ministre candidat à la Présidence. Chirac à Matignon provoquerait une épreuve de force avec le Président, même dans le domaine international. Chaban aurait, lui, un comportement démocratique. Chirac sera mû par la volonté d'exercer le pouvoir absolu. Prendre Chaban, cela veut dire, d'une certaine manière, que l'on n'a pas perdu.
Lionel Jospin : J'ai tendance à partager le raisonnement de Pierre Joxe. Si c'est Chirac, le Président donne l'impression de ne pas avoir exercé son pouvoir de choix; c'est une lecture droite/gauche de la réalité actuelle. Si c'est Chaban, cela traduit mieux la complexité du vote.
Roland Dumas : Chirac risque de rentrer dedans tout de suite, de mettre le Président en difficulté sur des sujets comme la « guerre des étoiles ». J'hésite entre Giscard et Chaban. Je suis plutôt pour Chaban. Avant le 16 mars, j'étais plutôt pour Giscard.
Louis Mermaz : Je partage l'avis de Dumas. Chirac est un homme dangereux.
Laurent Fabius reste silencieux. Il penche à présent, je crois, pour Chirac.
Explosion dans le TGV Paris-Lyon: 10 blessés. Le Comité de solidarité avec les prisonniers arabes et du Proche-Orient (CSPPO) revendique l'attentat.
A 15 heures, Jacques Chaban-Delmas rappelle Jean-Louis Bianco et décline l'offre: Chirac tient tout et bloquera le Parlement si quelqu'un d'autre que lui est désigné.
Charasse appelle Valéry Giscard d'Estaing et reçoit le même message: Chirac a tout verrouillé.
François Mitterrand me dit: Vous voyez bien, il bloque ceux qui tentent quelque chose. Chirac sera le plus dur, mais il faut ne pas biaiser avec l'obstacle. De toute façon, je n'ai pas le choix, même si je déteste cela.
A 17 heures, le Président commence à réfléchir avec Michel Charasse au texte d'une déclaration qu'il souhaite faire à la télévision. Il y travaille jusqu'à la dernière minute et réécrit même directement sur la bande du prompteur. Après conformément au mandat que vous m'avez confié, il ajoute les mots : et que j'exerce.
A 20 heures, il déclare à la télévision : Je forme des vœux pour que la nouvelle majorité réussisse dans l'action qu'elle est maintenant en mesure d'entreprendre selon les vues qui sont les siennes. Il ne dit rien du Premier ministre, indiquant seulement qu'il choisira la « personnalité » qui devra diriger le nouveau gouvernement dans les rangs de la majorité parlementaire.
Tout Paris s'interroge. Nous sommes peu nombreux à savoir que son choix est arrêté depuis longtemps.
Mardi 18 mars 1986
A 9 heures, Laurent Fabius vient pour la dernière fois, en tant que Premier ministre, prendre le petit déjeuner avec le Président.
A 12 heures, François Mitterrand reçoit Paul Quilès pour parler du Tchad où les forces gouvernementales, aidées par nos soldats, semblent en voie de repousser le GUNT au nord du 16e parallèle.
A la demande du Président, à la même heure, une nouvelle réunion à Matignon, avec les mêmes participants que la veille, aboutit à la répétition des mêmes arguments.
Déjeuner chez Louis Mexandeau avec les mêmes qu'hier, auxquels se joignent Chevènement, Mauroy et Claude Estier — et, cette fois, le Président. Nous sommes treize à table. La majorité des intervenants se prononce encore en faveur de Chaban ou, à la rigueur, Giscard d'Estaing. Joxe et Dumas sont à fond pour Chaban ; leurs arguments paraissent avoir convaincu Lionel Jospin qui déclare: Chaban, ça fait peut-être magouille, mais cela correspond mieux aux résultats des élections et à la volonté populaire.
Seuls Bérégovoy, Chevènement et Mauroy concluent en faveur de Chirac. Fabius, lui, demeure toujours silencieux.
Louis Mexandeau : Pas Chirac! Il va tout diriger! Ce sera un coup d'État permanent! Et, comme cela ne lui paraît sans doute pas suffisant, il ajoute qu'il a entendu ce curieux argument: Ce serait Hitler appelé par Hindenburg... L'analogie, maladroite et absurde, dit-il, est aussi désobligeante pour le Président que pour Jacques Chirac. Chacun pique du nez dans son assiette.
Louis Mermaz reprend: Surtout pas Chirac! Ce serait l'État-RPR!
Le Président écoute, puis annonce: Je vais appeler Chirac. Cela ne sert à rien, quand on a un mur devant soi, d'essayer de le contourner. C'est mon instinct politique, mais aussi mon raisonnement qui me dictent cette décision.
Sitôt après le déjeuner, le Président demande à Jean-Louis Bianco de prévenir d'abord Chaban, puis d'appeler Chirac. Il le charge également de téléphoner à Valéry Giscard d'Estaing.
Les responsables du RPR sont réunis à l'hôtel Intercontinental. Bianco joint Chaban, puis Balladur à l'Hôtel de Ville. Il est décidé que Chirac viendra à l'Élysée à 17 h 30.
A 16 heures, le Président fait appeler Chirac pour retarder quelque peu le rendez-vous. Nul ne parvient à le trouver.
A 17 h 15, Jacques Chirac rappelle Bianco depuis l'Hôtel de Ville. D'une voix haletante, il dit : Ne m'en veuillez pas si j'ai un peu de retard, la circulation est tellement difficile aux Tuileries. Cela tombe bien!
Chirac arrive à l'Élysée. On le fait attendre chez Jean-Louis Bianco. Il semble fatigué, grillant cigarette sur cigarette. L'homme paraît plutôt sympathique, aimable, soucieux de coopérer.
François Mitterrand le reçoit pendant deux heures et quart.
Après le départ de Jacques Chirac qu'il a raccompagné jusqu'à la porte qui sépare nos bureaux, François Mitterrand me fait entrer : Je suis sur mes gardes. Chirac est l'ennemi. J'ai voulu marquer les limites. Je lui ai annoncé que je le laisserais gouverner. J'ai accepté qu'il m'accompagne aux Sommets des Sept et aux Sommets européens. Je suis même prêt à envisager des ordonnances qui accélèrent le processus législatif, sans toutefois m'engager à les signer toutes. Dans une ordonnance qu'il veut préparer sur la privatisation, Jacques Chirac m'a dit vouloir inclure des mesures sociales. A la rigueur, j'admets que la réforme de l'ANPE peut être envisagée. Mais aucune mesure concernant le travail des jeunes, qui permettrait indirectement une modification du SMIC ou de l'autorisation préalable de licenciement, ne pourra figurer dans une ordonnance. J'accepterai éventuellement des ordonnances sur les prix ou le contrôle des changes, mais pas question d'ordonnances sociales. Je lui ai répété que j'aurais mon mot à dire sur le choix des ministres des Affaires étrangères, de la Défense, de la Coopération et de l'Intérieur. Il m'a parlé d'Aurillac à la Coopération. Pour le Quai d'Orsay, il propose Giscard, que j'ai refusé. J'ai évoqué Chaban, Bettencourt, Lipkowski ou un diplomate de carrière. Chirac n'en veut pas. Pour la Défense, Chirac m'a proposé Léotard. J'ai refusé. Pour la Justice, il pense à Larcher ou à Dailly. J'ai répondu que celui-ci risquait de poser problème. J'ai ajouté : « Vous avez tort de mettre des chefs de parti dans votre gouvernement. Ils vous critiqueront quand même. » Lecanuet n'aura rien : Jacques Chirac l'a évoqué juste pour que je l'écarte. Pasqua, m'a-t-il dit, sera à l'Intérieur. Dans ce cas, je l'ai prévenu que plus personne, ni à l'Élysée ni au gouvernement, n'osera encore se servir du téléphone! Chirac m'a répondu: « Écoutez, je m'en porte garant, vous n'avez rien à redouter de Charles Pasqua. » Je lui ai dit que je le savais bien, mais que lui, en revanche, n'était peut-être pas à l'abri... Il a eu l'air étonné.
J'informe le Président de l'intention des Américains — que je viens d'apprendre — de bombarder prochainement la Libye. Ce n'est pas nouveau: en février, déjà, nous avions refusé de nous associer à une telle opération et François Mitterrand l'avait expliqué au général Walters, envoyé par Reagan le 3 mars. Les Américains vont sans doute nous redemander notre appui.
Le Président réfléchit à plusieurs noms possibles pour les Affaires étrangères. Il songe à Messmer. Maurice Ulrich, que Jacques Chirac vient de choisir comme directeur de cabinet, a appelé Bianco pour avancer le nom de Jean-Bernard Raimond, ambassadeur de France à Moscou.
Un peu plus tard, Balladur téléphone à Bianco : Pour les Affaires étrangères, comment voyez-vous les choses? Avec l'accord du Président, Bianco cite le nom de Jean-Bernard Raimond. Édouard Balladur : J'y ai pensé, mais je le récuse: nous voulons un ministre politique. Je vous propose Valéry Giscard d'Estaing. Bianco réitère le refus du Président: Il ne me paraît pas sûr qu'il accepte, et puis deux Présidents de la République, cela semble beaucoup... En outre, le Président ne juge pas souhaitable qu'un chef de parti occupe ce genre de fonction.
Édouard Balladur: D'Ornano ?
Jean-Louis Bianco : Non, c'est aussi un chef de parti.
Édouard Balladur : Albin Chalandon ?
Jean-Louis Bianco : Non, à cause de ses fonctions antérieures dans une société pétrolière!
Édouard Balladur : Pierre Méhaignerie ?
Jean-Louis Bianco : Non, il a été trop violemment anticohabitationniste !
Édouard Balladur avance du bout des lèvres: Hoeffel ?
Jean-Louis Bianco : Il n'a pas l'expérience pour ce poste.
Jean-Louis Bianco évoque alors Pierre Messmer, ainsi que le lui a demandé le Président.
Édouard Balladur : Il a été prévu d'autres fonctions pour lui.
Jean-Louis Bianco : Chaban ?
Édouard Balladur : Je préférerais le voir à l'Assemblée nationale. J'y avais pensé pour la Défense, mais il refuse, prétextant que sa femme ne veut pas se déplacer à l'étranger.
On tombe d'accord sur André Giraud à la Défense. Mais Édouard Balladur insiste pour qu'Albin Chalandon obtienne les Affaires étrangères: Tout de même, Giraud et Chalandon, ce serait bien... Jacques Chirac serait extrêmement surpris que ces noms provoquent des difficultés de votre part.
Dans la soirée, après deux autres coups de fil, Jacques Chirac donne son accord pour que le Quai d'Orsay aille à Jean-Bernard Raimond.
C'est pour nous un soulagement. Jusqu'ici, ce bon diplomate s'est montré discret et concis. Il devrait avoir l'occasion de donner du poids et de l'indépendance à sa maison.
Le soir, nous sommes quelques-uns à regarder les journaux télévisés dans le bureau de Bianco. Le Président nous rejoint. Sur l'écran, on voit entrer et sortir des R 25 de l'Hôtel de Ville où Jacques Chirac « consulte ». François Mitterrand sourit: C'est le retour de la IVe ! Vous êtes tous trop jeunes pour vous en souvenir, mais moi...
Mercredi 19 mars 1986
Le Président fait venir Pierre Verbrugghe, directeur général de la Police nationale, et lui dit: Restez à votre poste, quoique le futur ministre de l'Intérieur vous dise. La Police est un carrefour important. J'ai besoin de vous.
François Mitterrand approuve une note de Michel Charasse qui fait finement le point sur les aspects constitutionnels de la cohabitation. Il demande qu'on transmette à Jacques Chirac le passage concernant les ordonnances.
Déjeuner avec le Président. On parle des Sommets. Je lui conseille de refuser que Chirac y assiste. Il me dit qu'il faut le laisser gouverner, et même accepter que Bujon de l'Estang, qui sera son conseiller diplomatique, participe à la prochaine réunion de sherpas qui se tiendra sous présidence japonaise à Rambouillet en raison de la réunion simultanée des ministres à l'OCDE.
Je ne suis pas d'accord. Je trouve que le Président cède trop, et trop vite.
Édouard Balladur déjeune avec Jean-Louis Bianco dans son bureau; on leur a fait monter deux plateaux. Il évoque les structures du gouvernement: Si l'on arrive au terme du processus de nomination du gouvernement, Jacques Chirac fera immédiatement une déclaration sur les modalités de fonctionnement de la cohabitation. Par égards pour le Président, nous avons remplacé dans ce texte le terme de « dénationalisation » par celui de « privatisation ». Nous envisageons de créer un secrétariat d'État à la Jeunesse et aux Sports. Je serai ministre d'État, Pasqua ira à l'Intérieur, Méhaignerie aux Affaires sociales élargies, Monory aux Postes et Télécommunications, Léotard à la Culture et à la Communication, Douffiagues aux Transports. Josselin de Rohan sera secrétaire d'État aux Affaires étrangères.
Puis Balladur s'inquiète: Pourra-t-on changer les dirigeants des entreprises publiques ? Au cours de son entretien avec Jacques Chirac, le Président a donné sa parole qu'il ne s'opposerait pas au remplacement des directeurs généraux de l'Administration. Mais ils n'ont pas parlé des dirigeants d'entreprises publiques.
Bianco interroge le Président au téléphone. Réponse: Mon attitude sera la même que pour les directeurs de l'Administration.
Édouard Balladur: Jacques Chirac prévoit des ordonnances sur les libertés, des ordonnances sociales et des ordonnances politiques. Il est également question du Code de la nationalité, des contrôles d'identité, du statut de la Banque de France. Sur instruction du Président, Jean-Louis Bianco lui répond qu'il ne peut être question d'ordonnances sur les libertés publiques ni sur le statut de la Banque de France. Dans ces domaines, le Président laissera le gouvernement agir par la loi, mais il ne souhaite pas lui prêter la main.
A la fin du déjeuner, Michel Charasse vient remettre à Edouard Balladur le passage de la note que le Président a approuvée ce matin, fixant les limites qu'il entend mettre au recours aux ordonnances. En substance: les ordonnances doivent être peu nombreuses et précises; le Parlement ne doit pas être privé de son droit de contrôle; le Président est très réticent à l'égard de toute ordonnance sociale, excepté si elle contribue au progrès social. Balladur parcourt les deux feuillets et approuve : Je suis tout à fait d'accord avec le contenu de cette note. Il faut que les ordonnances soient très précises. Il est de l'intérêt du gouvernement d'éviter des contentieux ultérieurs et une annulation par le Conseil constitutionnel.
Il passe à autre chose: Il est tout à fait normal que le Président puisse recevoir tous les ministres qu'il souhaite voir pour que ceux-ci l'informent. Mais, dans un premier temps, nous ne souhaitons pas qu'il y ait trop de contacts entre les collaborateurs du Président et les ministres.
Édouard Balladur explique ensuite que Jacques Chirac souhaite que la démission de Laurent Fabius soit annoncée avant sa propre nomination, qui sera suivie de sa déclaration à l'Hôtel de Ville, et enfin de la lecture, à l'Élysée, de la liste des membres de son gouvernement. Le Président souhaiterait au contraire que l'on annonçât en même temps la nomination du Premier ministre et la composition du gouvernement, avant même que Jacques Chirac ne fasse sa déclaration. Mais il n'insiste pas. Infiniment courtois, Balladur nous laisse en partant un texte: Un projet de déclaration de Jacques Chirac, précise-t-il.
Le Président lit le projet et fait biffer un court passage où il est dit: Ces principes d'action ont été établis par le Président de la République et moi-même. François Mitterrand : Je ne veux pas qu'il parle de moi ; ce n'est pas un contrat. Je ne suis pas partie prenante d'un texte dont je ne suis pas l'auteur. Après les prérogatives et les compétences du Président de la République, il fait ajouter les mots: telles qu'elles sont définies par la Constitution. Enfin, dans une phrase relative aux futures ordonnances économiques, il fait supprimer l'allusion à la libéralisation des conditions de gestion des entreprises, qui lui paraît ouvrir la voie à des mesures sociales dont il n'entend pas porter la responsabilité par le biais des ordonnances.
Édouard Balladur se porte garant que Jacques Chirac acceptera toutes ces modifications. Il paraît vraiment tout-puissant.
Un peu plus tard, Jacques Chirac appelle Jean-Louis Bianco. Il tient à parler d'urgence au Président par téléphone: J'ai absolument besoin, dit-il à Bianco, d'ordonnances sur les mesures sociales. Cela peut être un point de blocage du processus.
Le Président ne le prend pas au téléphone et ne le rappelle pas.
François Mitterrand vient saluer les journalistes qui attendent sur le perron : Alors, c'est long d'attendre? Vous faites un fichu métier! Moi aussi. Il fait froid. Il leur fait porter du café. Gros succès! On aurait dû penser depuis longtemps à aménager une salle de presse digne de ce nom à l'Élysée.
Chirac rappelle Bianco une demi-heure plus tard, transformé : Il faudra que j'en reparle au Président, mais on peut trouver une manière de s'arranger. Il a cédé.
La composition du gouvernement ne sera pas annoncée ce soir. Quelques tractations sont encore nécessaires. Rendez-vous est pris pour demain après-midi.
Jeudi 20 mars 1986
A 15 heures, Laurent Fabius est reçu à l'Élysée pour présenter la démission de son gouvernement. On parle des nominations, de la nécessité de préserver les canaux d'information du Président, de défense, de police.
A 16 heures, François Mitterrand reçoit Jacques Chirac. Celui-ci a apporté le texte que Charasse a remis hier à Balladur. Ils en discutent et l'amendent légèrement. Chirac souhaite rendre public le texte ainsi modifié. Le Président refuse: Pas de contrat entre nous.
Puis il nous fait entrer, Jacques Fournier, secrétaire général du gouvernement, Jean-Louis Bianco et moi. Le Président doit signer la nomination du Premier ministre. Il est assis à un bout du canapé. Jacques Chirac, pour mieux voir, a quitté l'autre bout et s'est approché tout près de lui. François Mitterrand n'a pas de stylo; Chirac lui passe le sien. L'atmosphère est détendue. Le Président plaisante: Ma main tremble, car une fois que j'aurai signé, je ne pourrai plus vous déboulonner. Mais, à la fin, je trouverai bien un moyen... Chirac sourit. Le Président paraphe le décret, puis fait remarquer que, légalement, c'était à Chirac de signer le premier. On rit...
Devant Jacques Fournier, Jacques Chirac demande à François Mitterrand son remplacement comme secrétaire général du gouvernement par Renaud Denoix de Saint Marc. Il attendra un peu.
A 18 h 30, Jean-Louis Bianco rend publique la composition du gouvernement.
François Mitterrand s'interroge sur le choix d'André Giraud pour la Défense: C'est là qu'on va voir si un major de l'X peut être intelligent.
Un attentat à la galerie Point-Show, à Paris, fait 2 morts et 28 blessés. Encore le CSPPA.
A 19 h 30, passation des pouvoirs à Matignon.
A Washington, la Chambre des représentants refuse de proroger l'aide dispensée à la « Contra » au Nicaragua. L'affaire a mal tourné pour Reagan.
Vendredi 21 mars 1986
Les Conseils régionaux choisissent leurs présidents; la droite en comptait 16, elle en aura 20 — grâce, pour 5 d'entre eux, à l'appui du Front national.
Valéry Giscard d'Estaing est candidat à la présidence de l'Assemblée nationale. François Mitterrand : Je ne regrette pas de lui avoir refusé le Quai. Il est candidat à tout, par nature.
Le Président réunit Jacques Chirac, André Giraud et Jean-Bernard Raimond. C'est la première réunion de travail de la cohabitation.
François Mitterrand : J'ai tenu à vous informer personnellement des questions délicates en suspens. D'abord les otages. Nous avons reçu des informations contradictoires. Nous ne savons pas si Michel Seurat est encore en vie. On nous a annoncé leur libération à plusieurs reprises. J'ai choisi de ne pas avoir de négociations directes avec les ravisseurs, pour deux motifs: d'abord, pour ne pas reconnaître leur légitimité; ensuite, pour ne pas accepter d'échanger des innocents contre des criminels légalement condamnés par les tribunaux. Nous avons négocié avec les États: la Syrie, l'Iran. Les revendications ont beaucoup varié dans le temps. On nous a parlé de prisonniers détenus par le Koweït A d'autres moments, il fallait dénoncer nos accords avec Saddam Hussein. De plus en plus, deux questions sont apparues comme primordiales: l'armement livré par la France à l'Irak et la libération des cinq hommes accusés de la tentative d'assassinat de Chapour Bakhtiar. J'ai toujours refusé et je continuerai à refuser d'échanger un homme contre un homme, mais j'ai dit que j'étais prêt à faire un geste pour un condamné, Naccache ; et que je n'excluais pas, si la confiance revenait, si nos relations s'amélioraient, s'il n'y avait pas de nouveaux attentats ni de nouveaux enlèvements, de faire, d'ici à la fin de mon mandat, usage de mon droit de grâce. Mais je me suis toujours refusé à un calendrier précis.
Manifestement, Jacques Chirac a envie de se montrer plus souple: Eh bien, monsieur le Président, j'ai cru moi-même, en janvier, que je pourrais ramener les otages, et je m'apprêtais à vous téléphoner pour vous en informer. Et puis ça n'a pas marché! Aujourd'hui, je me demande si la solution n'est pas à Téhéran plutôt qu'à Damas, auprès du ministre des Pasdarans, Rafik Doust. Et s'il ne faut pas lui dire: ou bien nous trouvons un terrain d'entente, en particulier en réglant le contentieux Eurodif1, ou bien nous accroissons nos livraisons d'armes à l'Irak. Je pense, par ailleurs, qu'il va falloir rapatrier les journalistes français présents à Beyrouth et tous les Français qui sont au Liban.
Le Président : Les journalistes, peut-être. Quant aux Français au Liban...
Jean-Bernard Raimond : Impossible! Ils sont de 6 000 à 7 000, pour la plupart avec la double nationalité, totalement assimilés et n'ayant aucun désir de quitter le Liban! Quant à ceux qui veulent bien partir, l'ambassade a déjà reçu des instructions pour faciliter leur retour et organiser leur transfert de Beyrouth-Ouest à Beyrouth-Est.
André Giraud : Pour ma part, je suis très préoccupé par le problème de nos observateurs, et j'envisage de les faire partir.
Le Président : Je n'y suis pas opposé. Pourquoi pas? Le précédent gouvernement avait, à ma demande, ordonné le retrait de la moitié d'entre eux.
Puis il évoque le projet américain d'intervention contre Kadhafi: Les Américains m'ont prévenu de l'action qu'ils envisageaient en Libye. J'ai répondu qu'il ne fallait surtout pas donner l'impression d'une action concertée, que nous ne ferons rien au nord, mais que l'on pourrait voir au sud avec Hissène Habré... L'action américaine est maladroite, elle va unifier la nation arabe derrière Kadhafi. C'est du moins ce que je pense.
Jacques Chirac : C'est exactement ce que je pense aussi.
Dans l'après-midi, le secrétaire d'État américain, George Shultz, est reçu à l'Élysée. Il est le premier étranger de passage en France depuis les élections législatives. Shultz est un homme fort aimable, nonchalamment compétent. On le dit très hostile à la France ; je n'ai jamais eu cette impression.
Dès son entrée dans le bureau, il demande à François Mitterrand: Qui prépare le Sommet de Tokyo? Est-ce encore Jacques Attali ? — façon polie de demander qui contrôle désormais la politique étrangère.
Les deux hommes parlent du Nicaragua, du terrorisme, des rapports Est/Ouest et de l'Espagne.
François Mitterrand : Nous sommes ouverts à une coopération avec vous au sujet de la Libye.
George Shultz : Oui, sur le terrorisme, il vaut mieux agir que parler. D'ailleurs, il faut se concerter à sept là-dessus.
François Mitterrand : Non ! Les Sept ne sont pas un directoire mondial.
Après le départ de Shultz, le Président me dit: Je ne veux pas de concertation à sept sur ces sujets. Il y a assez d'institutions comme ça. C'en ferait une autre entre les mains des Américains. Mais ils n'abandonneront pas ce projet sans combattre. Voilà qui promet pour le Sommet de Tokyo!
Samedi 22 mars 1986
Premier Conseil des ministres de la cohabitation. On reprend exactement le même rituel qu'avec le précédent gouvernement. Jacques Chirac arrive à 8 h 50 dans le bureau de Jean-Louis Bianco. Il prend un café avec les collaborateurs du Président. Après un rapide entretien entre François Mitterrand, Chirac, Fournier, Bianco et moi, le Chef de l'État et le Premier ministre restent en tête à tête. Je descends dans la salle du Conseil. Seul Philippe Séguin me tend la main.
Quelques minutes plus tard, François Mitterrand pénètre dans la salle en compagnie de Jacques Chirac et va prendre place entre André Giraud et Édouard Balladur, sans serrer la main à aucun des trente-huit membres du gouvernement.
Ambiance à couper au couteau. Bianco, Fournier et moi sommes assis à la petite table qui jouxte la porte menant au jardin d'hiver. Les photographes se précipitent, puis se retirent. Le Président est glacé. Sa voix est basse. Je le devine très ému.
Le Président : En tenant cette première réunion dès aujourd'hui, j'ai voulu marquer que le travail de l'État continue sans interruption. Il y a d'ailleurs des événements graves qui exigent l'action immédiate du gouvernement. J'en ai parlé avec le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et le ministre de la Défense. D'autres problèmes n'attendent pas. Par exemple, lundi prochain doit être réglée à Bruxelles la question des prix agricoles européens.
C'est ici que se traitent les affaires du pays. Dès maintenant, la responsabilité entière, c'est la vôtre ; pour certains problèmes, c'est encore la mienne. Mais, pour tous, ce sera la nôtre.
En partie A viennent les textes pour décision. Si les débats s'attardent, j'ajournerai. En partie B, il y a les nominations, mais [sourire] ce n'est certainement pas cela qui intéressera le gouvernement... En partie C, on risque de parler de tout, il faut l'éviter.
Jacques Chirac : Les communications seront courtes, prévient-il.
Puis il se penche sur un texte: Le Président a appelé un Premier ministre de la nouvelle majorité. Il nous faut assumer le gouvernement dans la dignité, en nous fondant sur deux principes: le respect du verdict populaire et le respect de la Constitution, en particulier le respect des prérogatives du Président de la République. Nous avons deux priorités : l'emploi et la sécurité. La campagne électorale est terminée. Je ne veux pas de polémique ; le mot d'ordre est tolérance, ouverture, rassemblement.
François Mitterrand, en souriant : Nous avons un excellent article 20 dans la Constitution qui définit clairement les responsabilités des uns et des autres.
Jacques Chirac : Je déposerai une loi d'habilitation permettant de rétablir le scrutin majoritaire, avec un redécoupage des circonscriptions, de 491 à 577 sièges, pour garder le même nombre de députés qu'à la proportionnelle.
La réunion se termine. Ce fut atroce, me confie François Mitterrand.
La photographie du gouvernement est prise au jardin, sans le Président. Je lui avais suggéré de s'y opposer : elle aurait pu être aussi bien prise à Matignon. Il n'a pas souhaité le faire.
Les marchés des changes sont très agités. Les opérateurs spéculent sur un réaménagement général au sein du système monétaire européen. La Banque de France vend 700 millions de dollars pour maintenir le cours du deutsche mark à 3,077 francs. La spéculation porte aussi sur le franc belge, la lire italienne et la livre irlandaise. La Banque centrale de Belgique doit vendre 250 millions de dollars, la Banque centrale italienne 200 millions de dollars. Les marchés spéculeront chaque vendredi sur un réalignement du franc tant qu'une indication très claire en sens contraire ne leur aura pas été prodiguée. Ces dernières semaines, les marchés des changes avaient pourtant été plutôt calmes et la position des monnaies faibles s'était améliorée.
Dimanche 23 mars 1986
Discussion sur le désarmement nucléaire avec François Mitterrand: Un jour, il y aura une guerre nucléaire. Ces armes serviront. On ne peut imaginer que des armes présentes en si grand nombre sur la planète ne serviront jamais. Il y aura une immense catastrophe nucléaire quelque part.
Lundi 24 mars 1986
Une note résume au Président les positions absurdes que François Guillaume, nouveau ministre de l'Agriculture, vient de prendre à Bruxelles sur l'entrée de l'Espagne dans la Communauté. Responsable du SGCI (qui coordonne l'activité gouvernementale en matière européenne) et conseillère à l'Élysée, Élisabeth Guigou va être une source irremplaçable d'informations.
La situation se tend en Libye. Les Américains font de la provocation. Leurs appareils viennent voler au-delà de la « ligne de mort », limite fixée par Kadhafi et au-delà de laquelle, a-t-il prévenu, il y aura des représailles libyennes.
A 12 h 55, tir de deux SAM 5 libyens contre les avions américains, suivi d'autres tirs (trois ou quatre) de SAM 5 et deux entre 17 et 19 heures. Pas de dégâts.
On peut s'attendre à un engrenage conduisant à la guerre.
Réunion chez le Président avec Ulrich (représentant Jacques Chirac), Giraud, Raimond, le général Forray et Jean-Louis Bianco.
Le Président: Les États-Unis, par leurs maladresses, peuvent provoquer l'union de la nation arabe. Il faut s'attendre au pire.
Ulrich approuve.
André Giraud : J'envisage d'aller au Tchad, mais pas tout de suite, car je ne veux pas donner l'impression que j'approuve l'action américaine.
Le Président: Si, à l'occasion d'un affrontement entre les États-Unis et Kadhafi, on pouvait reconstituer l'unité du Tchad, ce serait une réussite. Mais ce n'est pas notre objectif prioritaire, qui est d'empêcher la jonction entre la Libye et l'Afrique noire.
Puis le Président évoque le problème des otages.
Jean-Bernard Raimond : Sans critiquer rien de ce qui a été fait jusqu'ici, je désire avoir des approches nouvelles et des contacts officiels avec les États, c'est-à-dire avec Téhéran et Damas. Il faut dire à l'Iran que nous souhaitons reprendre des relations normales, ce qui suppose la libération des otages et, de notre part, une décision sur les condamnés du commando qui a attaqué Chapour Bakhtiar.
Le Président : Nos relations avec Téhéran sont compliquées par la Grande-Bretagne et Israël. Dès que l'on a commencé à parler d'un règlement pour Eurodif, les Anglais et les Israéliens ont répandu dans tout le monde arabe l'idée que la France changeait d'attitude vis-à-vis de l'Irak. D'où une inquiétude très vive que le roi d'Arabie Saoudite a manifestée dans une lettre. Il est important que vous fassiez revenir les deux Irakiens expulsés par Joxe2, qui sont encore en Irak. D'ailleurs, le Premier ministre ne doit pas être dépourvu d'arguments à l'égard de Saddam Hussein.
Ulrich sourit.
Jean-Bernard Raimond: Je compte moi-même aller en Arabie Saoudite et à Damas pour expliquer notre position.
Le Président: La difficulté est de savoir qui commande à Téhéran. Il faut aussi que je vous parle d'Abou Nidal. Vous savez, les services de police sont impossibles! La DST a négocié à Vienne un accord avec Abou Nidal. Deux de ses hommes devaient être libérés à la moitié de leur peine et, en échange, plus aucun attentat n'était commis sur le territoire français. Je n'ai évidemment pas été informé à l'époque. Les attentats dans les grands magasins, en décembre, sont liés à cette promesse non tenue de la DST. La police voulait que l'affaire soit réglée avant le 15 février, j'étais très réticent, je n'étais pas content du tout, et c'est un euphémisme! Finalement, j'ai accepté. Pour Ibrahim Abdallah, c'est une histoire du même ordre. Pour obtenir la libération de Gilles Peyrolles, la DST avait été autorisée à dire aux Algériens (qui servaient d'intermédiaires) que la libération d'Ibrahim Abdallah était envisageable dans le cadre de la loi française. La DST a sans doute dit aux Algériens: on va le libérer tout de suite...
André Giraud et le général Forray sortent. Le Président reste avec Jean-Bernard Raimond, Maurice Ulrich et Jean-Louis Bianco.
Le Président : Je voulais vous parler des positions prises aujourd'hui par François Guillaume à Bruxelles. Je viens d'apprendre qu'il a pris de nettes distances à l'égard des propositions de la Commission en matière de prix agricoles. Mais il a aussi laissé entendre que la France pourrait réexaminer sa position vis-à-vis de l'entrée de l'Espagne et du Portugal dans la CEE et de l'accord sur les quotas laitiers. Il est anormal que le ministre français de l'Agriculture critique la négociation avec l'Espagne et le Portugal. Je m'opposerai à toute action diplomatique qui remettra en cause cette adhésion d'une façon ou d'une autre. De même pour les quotas laitiers: non seulement je les accepte, mais je les approuve! Les paysans ne peuvent pas à la fois produire à des prix garantis et mettre sur les marchés des quantités illimitées. Si l'on appliquait le principe du libéralisme dont certains se réclament, le lait se vendrait au prix normal, et ce serait leur ruine. Cette attitude risque de provoquer l'exaspération de l'Allemagne et de l'Angleterre. En ce qui concerne les prix agricoles, que le gouvernement mène sa politique. La politique agricole n'est pas de mon ressort, du moins jusqu'à un certain point. D'ailleurs, il s'est produit dans les affaires européennes — et cela ne date pas d'hier — un grignotage des compétences des ministres des Affaires étrangères par les ministres spécialisés. Je parie qu'un quart d'heure d'entretien entre MM. Balladur et Stoltenberg suffira pour casser ce que M. Guillaume aura décidé.
Ulrich et Raimond approuvent.
Le Président: En bref, tout ce que vous obtiendrez en plus pour nos agriculteurs, bravo! Mais ne cassez pas l'Europe!
Jean-Bernard Raimond interroge le Chef de l'État sur la date de son voyage à Moscou.
Le Président: Je me demande si je dois y aller avant ou après mon voyage à New York, début juillet. Je suis plutôt d'avis d'y aller avant.
Jean-Bernard Raimond : Je partage votre point de vue. Il a été prévu que votre voyage à Moscou aura lieu au mois de juin... Je souhaite aussi vous parler de la Nouvelle-Zélande, d'autant plus que je dois rencontrer l'ambassadeur sitôt après cette réunion. On pourrait profiter du fait qu'il y a un nouveau gouvernement pour régulariser nos rapports avec eux. Je compte lui dire que nous sommes prêts à faire des excuses, à indemniser la Nouvelle-Zélande pour l'affaire Greenpeace. Mais que cela suppose la libération des Turenge. Si nous obtenons une réponse positive, je serai prêt à envoyer là-bas un négociateur de haut niveau.
Le Président : J'ai déjà refusé et les excuses et l'indemnisation. En revanche, j'ai accepté l'arbitrage. Trudeau aurait pu être l'arbitre, il n'a pas accepté. Il est évident qu'un arbitrage pourrait conduire à des formes d'excuses et d'indemnisation. Mais il faut bien voir que le gouvernement de la République n'a jamais été compromis. Et que la Nouvelle-Zélande a constamment menacé les intérêts français. Et puis, indemniser quoi ? S'il s'agit de l'honneur de la Nouvelle-Zélande, il n'a pas de prix. S'il s'agit d'un rebord de quai, je doute que cela coûte très cher!
Maurice Ulrich : Je crois qu'il s'agit des frais de justice.
Jean-Bernard Raimond: Je comprends que les excuses posent un problème. Il faudrait peut-être une lettre très bien tournée.
Geste agacé du Président.
Maurice Ulrich : Pourquoi ne pas proposer aux Néo-Zélandais de remettre les Turenge aux autorités militaires françaises qui s'engageraient à les affecter à Bora Bora, où ils se livreraient à des sports nautiques sans danger pour quiconque?
Le Président : Astucieux !
La séance est levée. Le Président découvre ces nouveaux personnages. Je sens déjà que Raimond l'agace et que Giraud le fascine.
A Matignon, l'équipe se constitue. Jacques Chirac s'entoure de François Bujon de l'Estang et d'Yves Thibaud de Silguy pour la diplomatie, de Marie-Hélène Bérard pour le social, d'Yves Durand pour l'éducation.
Dans la soirée, François Bujon de l'Estang, ancien major de l'ENA, diplomate chevronné, que je connais depuis longtemps et dont j'apprécie la compétence, vient m'expliquer: La France parle encore d'une seule voix, mais, désormais, avec deux bouches. La consigne de Matignon est : « Pas de relations avec l'Élysée, sauf pour les ministres et les directeurs de cabinet. » Jacques Chirac occupe le terrain international. Il ira voir Kohl. Il ira en Côte-d'Ivoire en raison des liens privilégiés de Foccart avec Houphouët-Boigny. Il verra le Président sud-coréen de passage à Paris. Il veut aussi signer l'Acte unique de Luxembourg.
François Mitterrand, à qui je fais part de ces dispositions, hausse les épaules et interdit aux membres de l'Élysée (sauf Jean-Louis Bianco, Christian Sautter, Élisabeth Guigou, le général Forray et moi) tout contact avec Matignon, avec les ministres ou leurs cabinets.
Maurice Ulrich envoie à Jean-Louis Bianco un projet de directive établi par le ministre de la Défense à l'usage de ses collaborateurs immédiats pour les contacts avec la Présidence. Cette note explique que les relations avec la Présidence, compte tenu de la situation politique inédite, doivent permettre aux pouvoirs publics de fonctionner au mieux de l'intérêt national et dans le respect de la Constitution. Elle précise que les relations traitant des opérations en cours (Tchad, Liban, etc.) doivent, pour privilégier la célérité et la sûreté de l'information, rester ce qu'elles sont, c'est-à-dire directes entre le chef d'état-major particulier du Président de la République, le cabinet du ministre de la Défense et le chef d'état-major des armées, le cabinet du Premier ministre étant aussitôt tenu informé par le cabinet de la Défense.
De même, en tout domaine, toute demande d'information émise par le Président de la République ou le Premier ministre eux-mêmes, ou, en leur nom, par le chef d'état-major particulier de la Présidence ou le chef du cabinet militaire de Matignon, devra être automatiquement satisfaite sous les responsabilités du chef d'état-major des armées, des chefs d'état-major des trois armes, du directeur de la Gendarmerie et du directeur de la DGSE. Par contre, toute demande d'information émanant d'un collaborateur de la Présidence de la République autre que le général commandant l'état-major particulier devra passer par le ministre de la Défense.
Nous faisons réviser le préambule de cette note, y ajoutant qu'elle ne fait que confirmer et préciser, compte tenu de la situation politique nouvelle, les mécanismes existants.
Il faudra nous efforcer, par d'autres canaux, de retrouver des sources d'information dans les services où de nombreux fonctionnaires sont résolus à permettre au Président de disposer des moyens constitutionnels d'exercer sa tâche.
Ulrich demande que je cesse d'assister au Conseil des ministres (Il y a deux représentants de l'Élysée et un seul de Matignon, c'est inacceptable !) Le Président refuse. Matignon n'insiste pas.
Les éleveurs de porcs manifestent à Vannes.
A partir de 19 heures, riposte américaine: attaque d'une vedette libyenne, puis d'un site de SAM 5 à Syrte (à deux reprises), puis de trois autres vedettes libyennes.
Mardi 25 mars 1986
A 9 heures, fin des opérations américaines au large de la Libye. Bilan: 2 vedettes coulées, 2 endommagées, des antennes radars du site de SAM 5 détruites. Pas d'engagement de l'aviation libyenne.
Le PC tient, aujourd'hui et demain, son Comité central de l'après-défaite. Les « rénovateurs », qui réclament un congrès extraordinaire, vont-ils triompher des apparatchiks ? Rien n'est moins sûr.
Nominations de Georges Chavanes comme ministre délégué au Commerce et à l'Artisanat, de Michèle Barzach à la Santé et de Jean-Jacques Descamps au Tourisme.
Le Sommet de Tokyo aura lieu dans un mois. Le Président envisage de recevoir auparavant les chefs de parti et Valéry Giscard d'Estaing, afin de bien marquer son territoire.
Il entend aussi rencontrer tous les quinze jours en tête à tête Édouard Balladur, en principe pour parler de politique économique internationale, en réalité pour apprendre à mieux connaître l'homme fort du gouvernement.
Il décide de faire visiter le centre de commandement nucléaire de l'Élysée, dit « Jupiter », à André Giraud.
Il demande qu'une réunion soit organisée avec les ministres des Affaires étrangères et de l'Intérieur afin de définir la position de la France sur le terrorisme international, qui sera le principal objet de débat au Sommet de Tokyo et sur lequel tout nous oppose aux Américains, désireux de voir approuver leur action contre la Libye et de placer sous tutelle celle des services policiers des autres pays-membres.
Il recevra également les diplomates français nouvellement nommés aux grands postes. Le premier sera Serge Boidevaix, qui part pour Bonn dans les tout prochains jours.
Il invitera également à déjeuner l'ambassadeur américain Rodgers et le Soviétique Vorontsov, récemment nommé à Washington.
Mais François Mitterrand refuse de se rendre à Washington avant le Sommet de Tokyo: Je n'ai rien à leur demander.
Mercredi 26 mars 1986
La routine s'installe. Avant le Conseil des ministres, Jacques Chirac est introduit chez Jean-Louis Bianco à 8 h 55. Il avale un café, réclame un cendrier et bavarde avec les collaborateurs du Président. Il se montre charmant, drôle, amical. Puis il est reçu par le Président en présence de Bianco, Fournier et moi. On examine les textes soumis au Conseil, puis on laisse les deux hommes seuls pour une conversation qui se reproduira chaque semaine mais dont le Président ne parle presque jamais; nous n'en connaîtrons que la version qu'en donne régulièrement Chirac à Ulrich, lequel nous la rapporte.
Devant Fournier, Bianco et moi, Chirac répète qu'il veut que le secrétariat général du gouvernement soit confié à Renaud Denoix de Saint Marc.
Fournier proteste : Ce n'est pas dans la tradition républicaine. Le secrétaire général du gouvernement reste en poste quand changent les majorités. Marceau Long est resté après 1981.
Le Président l'arrête d'un geste: Laissons faire. Puis il se tourne vers Chirac: Vous ne l'emporterez pas au paradis!
Jacques Chirac change alors de sujet: A propos de la Défense, je veux que la France participe à la « guerre des étoiles » de Reagan. C'est une de mes promesses électorales.
François Mitterrand: Elle n'y participera jamais aussi longtemps que je serai là. Si vous insistez, je ferai un référendum là-dessus, et je le gagnerai.
L'ambiance est tendue. Nous les laissons en tête à tête. Très vite, ils nous rejoignent au salon Murat où se tient le Conseil des ministres.
Jacques Chirac expose le programme de travail du gouvernement. Il consulte un texte tout en détachant chaque mot, comme s'il le dictait: Redresser l'économie pour créer des emplois. Améliorer le fonctionnement des institutions grâce au rétablissement du scrutin majoritaire; promouvoir, dans la sécurité, une société de liberté. Je confirme mon intention de faire une déclaration de politique générale devant le Parlement dès le début de la session de printemps, et d'engager la responsabilité du gouvernement sur cette déclaration.
Première priorité: redresser l'économie pour créer des emplois. Le projet de loi de finances rectificative aura pour premier objet d'établir un constat des comptes publics. Un effort tout particulier sera en outre consenti en faveur de l'emploi des jeunes (compensation du coût de la formation ; allègement des cotisations sociales). Des projets de lois seront également déposés pour donner progressivement aux entreprises la liberté de gestion de leurs effectifs et renouer le dialogue social grâce à la décentralisation de la négociation collective.
Deuxième priorité: améliorer le fonctionnement de nos institutions par le rétablissement du scrutin majoritaire uninominal à deux tours pour l'élection des députés ; un projet de loi d'habilitation, suivi d'ordonnances, sera préparé.
Troisième priorité: promouvoir, dans la sécurité, une société de liberté. Des projets de loi concerneront la sécurité des personnes et des biens, la lutte contre la délinquance et la lutte contre le terrorisme. En matière de communication audiovisuelle, les principes permettant à l'initiative privée d'intervenir dans des conditions de clarté et de saine concurrence seront définis par la loi. Je demanderai l'autorisation de décider, sur certains sujets, par ordonnance.
François Mitterrand: Quelqu'un veut-il parler ?
Silence. La consigne de Chirac est claire: pas de débat entre ministres à l'Élysée.
Le Président reprend : Je n'accepterai d'ordonnances qu'en nombre limité, et portant sur des sujets précis, afin que soient respectés les droits du Parlement. Par exemple, aucun gouvernement n'a jamais agi par ordonnance pour réformer le mode de scrutin. Je ne cherche pas à compliquer la tâche de ce gouvernement, mais je ne peux prêter la main à son action au-delà du raisonnable. Je ne veux pas me trouver dans le cas de refuser de signer des ordonnances; ce serait créer des conflits. Il y en aura assez sans qu'on les crée à plaisir. Allons vite. Le contenu de toutes les ordonnances devra donc être précisé dans les dix jours. Pour le contrôle des prix, d'accord. D'accord aussi pour les seuils fiscaux. Mais non pour les seuils sociaux. J'incline d'ailleurs à ne signer aucune ordonnance dans le domaine social, sinon pour la réforme de l'ANPE, ou si elles doivent être à l'avantage des travailleurs. Je serai économe de mon concours en matière sociale, ainsi sur les facilités aux licenciements. Sur la flexibilité, je verrai sur pièces ; toutes les tentatives contractuelles ont échoué. Vous aurez donc des difficultés ou avec le patronat, ou avec moi. Sur la privatisation, j'ai accepté le principe d'une ordonnance. Mais je ne veux pas de privatisations par ordonnance pour les nationalisations de 1945. Si vous le faites par des lois ordinaires, même si j'ai à redire, je ne dirai rien. Sur la loi électorale, je ne serai pas au désespoir devant un changement de loi, je l'ai dit au Premier ministre. Une claire vision de l'avenir conduit à penser que votre majorité baissera de plus de deux pour cent! Sur la carte électorale, l'essentiel doit être décidé par les intéressés, c'est-à-dire les députés. Donc, pas par ordonnance. De plus, je n'accepterai pas de loi d'habilitation pour des ordonnances dans le domaine des libertés. Je ne peux refuser à ce gouvernement d'agir. J'ajoute que je n'ai pas l'intention de dissoudre le Parlement. Et je ne suis pas hostile au scrutin majoritaire. J'ai l'intention d'adresser un message au Parlement à l'ouverture de cette session. Peu de temps après, vous développerez les thèmes de votre action. Vous souhaitez aller vite. Je ne souhaite pas aller lentement, ni me mêler de votre action au-delà de ce à quoi ma fonction m'oblige.
Jacques Chirac reprend la parole: Commence une phase nouvelle de la vie constitutionnelle. Il n'est pas question que le rééquilibrage politique voulu par les électeurs se fasse au détriment des droits du Parlement. Par conséquent, tout ce qui touche à l'essentielet, dans cette catégorie, il faut ranger les libertés et tout ce qui fait l'objet d'une vive polémiquedoit être tranché par le Parlement. Le recours aux ordonnances n'est pas un moyen de priver le Parlement de ses responsabilités. C'est un moyen d'engager rapidement l'action gouvernementale.
Juste après le Conseil, François Mitterrand reçoit Henry Kissinger. Il lui explique la cohabitation: Ils ont le contrôle de tout, sauf de l'essentiel. Et, sur ce qu'ils contrôlent, ils ne feront rien que d'accessoire.
Profitant de la visite du Président algérien à Moscou, Mikhaïl Gorbatchev assure la Libye de la solidarité de l'URSS et propose un retrait simultané des flottes américaine et soviétique de Méditerranée, et la tenue d'une conférence internationale sur la Méditerranée, analogue à la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, à laquelle pourraient participer les pays riverains, les États voisins ainsi que les États-Unis et d'autres pays intéressés.
François Mitterrand : Décidément, ce Gorbatchev est un visionnaire. C'est là une grande idée, mais les Américains la refuseront.
Saddam Hussein fait libérer les deux opposants expulsés de France le 12 février. Ils sont libres de rentrer dans notre pays. Soulagement.
Le ministre délégué à l'Intérieur, Robert Pandraud, reçoit Pierre Verbrugghe, directeur général de la Police, pour lui dire: Pas de problème, tu restes.
Jeudi 27 mars 1986
Les États-Unis annoncent la suspension des manoeuvres de la 6e flotte et rejettent la proposition soviétique de retrait simultané.
François Mitterrand : Je vous l'avais bien dit.
Vendredi 28 mars 1986
Charles Pasqua réintègre quatre policiers révoqués après les manifestations de juin 1983, dont Rémi Halbwax, un dirigeant syndical. François Mitterrand : C'est une insulte impardonnable à mon égard.
Arrestation à Lyon d'André Olivier, militant d'Action directe.
Samedi 29 mars 1986
Discussion juridique avec le Président. A-t-il le droit de ne pas signer les ordonnances? S'agit-il d'une signature obligée, comme pour la promulgation des lois ? A l'inverse, pourquoi le Président serait-il davantage obligé de signer une ordonnance que le Premier ministre ne l'est de signer un décret? La Constitution (article 13) établit un parallèle entre les deux. Qui peut interpréter la Constitution?
Les nationalisations d'après 1981 ont fait l'objet d'un contrôle du Conseil constitutionnel, puisqu'il y a eu alors recours. On pourra donc vérifier si les ordonnances les annulant sont conformes à la Constitution. En revanche, pour les entreprises nationalisées en 1945, il n'y a pas eu jurisprudence du Conseil ; le cas échéant, le Président souhaite permettre au juge constitutionnel de s'exprimer en étant saisi d'un recours. Il faut pour cela passer par la loi, non par l'ordonnance.
François Mitterrand : Chirac veut me pousser à la faute après le vote de la loi électorale. Dès que les sondages le placeront très haut, il tentera de me pousser à la démission.
François Bujon de l'Estang demande à me voir. Il veut participer à la prochaine réunion de sherpas, le week-end prochain, car, dit-il, le gouvernement aura en particulier, en matière de taux d'intérêt, à appliquer les décisions prises à Tokyo. Au surplus, Jacques Chirac sera à Tokyo à égalité avec François Mitterrand.
Je refuse: il n'y a qu'un sherpa par pays et le communiqué final du Sommet sera signé du seul chef de délégation. Le conflit s'annonce. Il n'est pas anecdotique. C'est la première cohabitation de l'histoire de la Ve République et nous savons que nous fixons là des précédents durables. Deux sherpas, cela reviendrait à afficher deux politiques extérieures aux yeux des étrangers. Même la Communauté européenne, présidée à la fois, ce semestre, par le Premier ministre néerlandais Ruud Lubbers et par Jacques Delors, n'a qu'un sherpa, Pascal Lamy, représentant Delors.
François Mitterrand se range à mon point de vue, bien qu'il n'attache pas grande importance à cette affaire.
Dimanche 30 mars 1986
Sur le marché libre, le prix de référence du pétrole brut oscille autour de 10 dollars. C'est un désastre pour le Mexique et les autres pays producteurs.
Lundi 31 mars 1986
François Mitterrand: Est-ce me mêler de leur politique que de choisir celles de leurs réformes pour lesquelles j'accepte qu'ils agissent par ordonnances ? Je ne discute pas de leurs lois, mais je dis sur quoi je signerai les ordonnances. Je ne me battrai que sur l'essentiel. Je suis étranger à cette politique. Je suis moralement à Rambouillet.
Je reçois Mme Ridgway, principal collaborateur de George Shultz pour les questions de défense. Elle me déclare à propos de la discussion sur le désarmement en Europe: Les Allemands vont demander la non-inclusion des Pershing IA, ces fusées nucléaires à demi allemandes. Cela pousse les forces françaises et anglaises dans la négociation. Nous autres Américains ne pourrons pas, à la fin, refuser aux Soviétiques l'élimination des Pershing IA. Les Soviétiques veulent surtout garder leurs 100 missiles LRINF d'Asie braqués sur Pékin pour les négocier avec les Chinois.
Déjeuner avec le Président et Michel Vauzelle, qui vient d'être élu député. François Mitterrand l'encourage: Maintenant, votre rôle consiste à obtenir la Légion d'honneur pour des gens dont la première préoccupation sera de se brouiller avec vous afin d'oublier que vous y êtes pour quelque chose...
Le collectif que souhaite imposer Jacques Chirac en vue de modifier le budget de cette année, voté par les socialistes, promet d'être sanglant: 2 000 postes budgétaires supprimés; 3 milliards de moins pour la Recherche; 500 millions de moins pour la Culture. En contrepartie, 4,5 milliards sont consacrés à un « plan d'urgence pour l'emploi des jeunes » par la réduction des charges sociales. Philippe Séguin, le plus amical et coopératif des nouveaux ministres, me dit en attendre 100 000 emplois.
Mardi 1er avril 1986
Bujon de l'Estang insiste. Il vient m'expliquer que Jacques Chirac, conformément à ce qu'il a cru comprendre des propos du Président lors de leur premier entretien, entend se rendre à Tokyo deux jours avant le Sommet en compagnie de Jean-Bernard Raimond: Cela lui permettra d'avoir des entretiens avec les chefs de gouvernement arrivés eux aussi en avance, tels Margaret Thatcher et Bettino Craxi. Jacques Chirac veut aussi participer au premier dîner du Sommet, le dimanche soir, réservé en principe aux chefs de délégation. En guise de justification, il évoque la présence de deux représentants de la Communauté, Rudd Lubbers, Premier ministre du pays qui préside le Conseil européen, et Jacques Delors. Chirac souhaite aussi figurer sur la photo des chefs de délégation. Impossible, à mon avis : les Sommets sont des réunions limitées aux seuls chefs de l'exécutif et il n'y a jamais eu à ces dîners et sur ces clichés qu'un seul représentant par pays. On envisage des formules de compromis: toutes les séances élargies à deux représentants par pays (mais comment y faire souscrire nos partenaires ?).
François Mitterrand, à qui j'en parle, hésite: pourquoi ne pas laisser Jacques Chirac l'accompagner partout? Il faut être impeccable dans la cohabitation. Je lui fais part de mon hostilité à cette solution. Et si Chirac n'arrivait à Tokyo que le lundi, à l'heure du déjeuner? Voilà qui réglerait toutes les difficultés ! Le Président se range à mon point de vue ; mais je le sens prêt à céder si Chirac s'obstine et insiste.
Le sherpa japonais responsable de l'organisation du Sommet vient me voir. Je lui confirme que je serai seul à notre prochaine réunion. Il semble soulagé.
Le directeur du Trésor, Daniel Lebègue, m'apprend qu'Édouard Balladur s'est mis d'accord avec Jacques Chirac pour rester à Paris lorsque le Premier ministre sera à l'étranger, ce qui signifie qu'il ne viendra pas à Tokyo. Voilà qui règle le problème du nombre des ministres composant chaque délégation, mais en pose un nouveau: celui de la représentation française aux réunions des ministres des Finances qui se tiennent parallèlement aux réunions des seuls chefs de délégation. La France n'y sera donc représentée que par un haut fonctionnaire.
Ulrich garantit à Bianco que les nominations qui doivent passer en Conseil des ministres seront soumises au Président dans des délais convenables.
Les convenances seront probablement respectées, mais on les sent tout à fait disposés à l'affrontement...
Mercredi 2 avril 1986
Avant le Conseil des ministres, Jacques Chirac répète à François Mitterrand qu'il souhaite assister à Tokyo au dîner d'ouverture du Sommet et à la séance restreinte. Le Président refuse froidement. Il fait remarquer au Premier ministre qu'il aurait dû être consulté sur la nomination d'un des nouveaux secrétaires d'État. Le Premier ministre, hilare : Il ne vous ennuiera pas, c'est une nouille!
François Mitterrand s'inquiète du bon achèvement des travaux du Grand Louvre. Jacques Chirac le rassure : Balladur et Juppé veulent se réinstaller rue de Rivoli. Mais je me suis engagé au déménagement à Bercy, et j'y tiens. Revenir sur le déménagement déjà effectué serait à la fois une mauvaise manière vis-à-vis de moi et une décision très onéreuse pour les finances publiques. Il n'est pas question de mettre en cause la poursuite des travaux du Grand Louvre; mais, pour des raisons de commodité, le ministre d'État a besoin d'être près de ses services et de revenir rue de Rivoli, pour redéménager quand les Finances partiront à Bercy.
Le Président : Cela remettra en cause le calendrier des travaux, car il ne sera pas possible de les poursuivre si le ministre est installé là, au milieu des ouvriers. D'ailleurs, le bruit ne sera pas supportable pour lui...
Jacques Chirac : Je vous promets que cela ne remettra pas en cause le calendrier et que les travaux continueront comme prévu. Balladur se débrouillera avec le bruit.
Durant le Conseil des ministres, le Président met au point le message qu'il va adresser au Parlement et étudie le projet d'ordonnance sur la privatisation que vient de lui laisser Jacques Chirac. Un texte dur sur le fond, mais habile dans la méthode, assorti d'un exposé des motifs inacceptable. Sans doute un piège destiné à excéder le Président.
Le Conseil est bref. Jacques Chirac remercie le Président d'avoir bien voulu le retarder en raison du service religieux à la mémoire de Georges Pompidou. A propos des décrets fixant les attributions des différents ministères, le Président note qu'il trouve les Affaires sociales et les Finances bien expansionnistes. Édouard Balladur et Philippe Séguin sourient, prenant la remarque pour un compliment.
A l'issue du Conseil, le Président me dit à propos de Tokyo: Jacques Chirac s'est avancé un peu vite et cela risque de poser des difficultés. Mais la France doit avoir un seul représentant. Il cherche à éviter un clash, mais il veut faire le maximum de choses en politique étrangère.
L'ambassadeur du Japon me téléphone, angoissé : Chirac lui a demandé la liste de la délégation française à Tokyo; il l'a renvoyé sur moi pour l'obtenir!
Chirac pose la même question au chef du protocole, Henri de Coignac, qui lui fait la même réponse.
Jacques Chaban-Delmas est élu président de l'Assemblée nationale. Le Président : Enfin un homme convenable quelque part!
Le Président hésite sur la date de son message au Parlement. Louis Mermaz, ancien président de l'Assemblée, conseille de le délivrer aujourd'hui même. Charasse suggère d'attendre le jour du discours d'investiture de Jacques Chirac, où tous les députés seront présents. Chirac propose mardi prochain, tout en précisant qu'il ne veut surtout pas gêner le Président. Le ton devient on ne peut plus conciliant...
Une bombe explose à bord d'un Boeing 727 de la TWA quelques minutes avant son atterrissage à Athènes. L'attentat fait 4 morts et 9 blessés.
La France expulse deux diplomates libyens, un Tunisien et un Algérien, qui, selon le ministre de l'Intérieur, préparaient un attentat contre le consulat américain à Paris. Le Président l'apprend par l'AFP !
Les États-Unis renforcent la sécurité autour de leurs ambassades et installations à travers le monde.
Dans l'après-midi le Président m'entraîne dans une longue promenade dans Paris: J'ai besoin de m'aérer, soupire-t-il. Dorénavant, les mercredis après-midi verront ce rituel « nécessaire » s'instaurer. Longue conversation sur le prophète Élie, sur les misères de la foi, sur les incertitudes de l'« après » : Dans ma famille, on meurt très jeune. Je ne dépasserai pas soixante-dix ans..., c'est-à-dire cette année. Et si je les dépasse, je mourrai un jour de façon inattendue, par surprise. J'espère tenir jusqu'à la fin de mon mandat. Je ne veux pas mourir à la tâche.
Jeudi 3 avril 1986
Le ministre délégué à l'Intérieur, Robert Pandraud, propose de remplacer Jean Reille, chef des voyages officiels, par Raymond Sasia, un policier proche du RPR. François Mitterrand refuse.
Gilles Ménage, directeur adjoint du cabinet du Chef de l'État, déjeune avec Pandraud pour évoquer les nominations des hauts fonctionnaires de la police.
La « bataille de Tokyo » continue : Chirac demande cette fois à l'ambassadeur du Japon à Paris de lui obtenir une place au dîner du premier soir. Ancien sherpa et l'un de mes amis, l'ambassadeur, gêné, se déclare dans l'impossibilité de présenter une telle demande à son gouvernement s'il n'a pas reçu l'accord préalable du Président français. Fureur de Chirac.
Fournier ne reçoit aucun poste, que de vagues promesses. Honteux.
Vendredi 4 avril 1986
A la demande du Président, Jean-Louis Bianco et Roland Dumas se rendent à Aix-en-Provence pour consulter Maurice Duverger sur l'ordonnance prévoyant la réforme du mode de scrutin, que Jacques Chirac vient de remettre au Président, et sur la teneur du message présidentiel au Parlement.
Les choses se précisent pour Tokyo. Les Japonais me demandent de leur communiquer dans les huit jours la liste de la délégation française. Je me propose de réunir en début de semaine prochaine les directeurs de cabinet concernés (Premier ministre, Affaires étrangères et Finances) afin de préparer la prochaine réunion de sherpas. Le Président refuse : Ne pas voir ces gens-là. Comment travailler sans être informé?
Le règlement des suites de l'affaire Greenpeace progresse et Jean-Bernard Raimond demande des instructions au Président. L'ambassadeur de Nouvelle-Zélande en France lui a communiqué la réaction de son gouvernement aux propositions transmises le 25 mars, qu'il interprète comme une offre de réparations et d'excuses. Wellington est disposé à examiner ce schéma. Les Néo-Zélandais ne veulent pas entendre parler d'une solution de nature à saper l'intégrité du système judiciaire de la Nouvelle-Zélande. Concernant nos deux agents, les Turenge, ils pourraient s'accommoder d'une solution autre que la prison. Mais ils n'entendent toutefois se prononcer que sur la base de propositions françaises précises (modalités, durée, etc.). L'offre d'envoi d'un émissaire est jugée intéressante. Reste le choix de la personnalité et le caractère secret ou public de sa mission. Une telle rencontre pourrait être organisée dans un pays tiers. Il serait d'ores et déjà nécessaire de la préparer. Certains points fondamentaux devraient être éclaircis à l'avance. Tout ce qui précède, dit-il, présuppose que les restrictions opposées par la France aux échanges commerciaux soient levées. Jean-Bernard Raimond propose au Président de faire une nouvelle tentative pour amener les Néo-Zélandais à découvrir davantage leur position. Il suggère de leur soumettre une proposition sur les conditions du retour en France des deux officiers. On pourrait leur donner quelque chose en échange en matière économique. L'insistance des Néo-Zélandais à réclamer la levée des restrictions aux échanges commerciaux confirme, pense-t-il, qu'elles leur causent une gêne sensible, en particulier pour les prochaines négociations, à Bruxelles, sur le beurre et les produits laitiers. Il suggère de les atténuer (par exemple, par la levée des mesures concernant la laine, qui, d'ailleurs, gênent aussi les importateurs français). Wellington pourrait y voir un signe de bonne volonté du nouveau gouvernement. On devrait dire aux Néo-Zélandais, conclut-il, que s'ils acceptaient de rendre les deux officiers afin qu'ils soient gardés en France, l'ensemble des restrictions commerciales serait levé avant que leurs propres concessions ne soient rendues publiques. Tout cela, plaide-t-il, viserait à prendre en considération leurs intérêts de politique intérieure.
Reste à trouver un négociateur. Le Président: Lubbers s'est proposé. Mais pourquoi pas Perez de Cuellar ?
Un écho paraît dans la presse selon lequel Michel Noir, ministre chargé du Commerce extérieur, s'étonne que le Président de la République ne serre pas la main des ministres. François Mitterrand me dit en plaisantant qu'au prochain Conseil il s'approchera de lui, lui tapera sur l'épaule et se présentera.
Une dévaluation se prépare. C'est un mauvais coup porté à la France. On ne dévalue pas quand le différentiel des prix avec la RFA est nul depuis six mois, et la balance des paiements excédentaire. D'autant que la reprise économique allemande porte nos exportations, que le franc n'est pas attaqué (ce qu'il perd en fin de semaine a été chaque fois retrouvé au début de la suivante), que les coûts de production en France sont plus bas qu'en RFA, que nos réserves sont au plus haut, et les déficits publics et sociaux tenus. Les Allemands eux-mêmes reconnaissent qu'aucune dévaluation du franc n'est nécessaire.
Celle-ci est donc artificiellement provoquée. Le gouvernement n'a jamais démenti les rumeurs; il a laissé s'effondrer les cours hier après-midi; il a retardé la publication du rapport du gouverneur de la Banque de France, Michel Camdessus, démontrant la bonne santé de l'économie, et a fait préparer en hâte un rapport par l'ancien gouverneur, Renaud de La Genière, évidemment très critique.
A 19 h 30, l'interministériel sonne. Élisabeth Guigou : C'est très grave, ils ont demandé un réalignement monétaire sans nous prévenir. J'ai été informée par hasard par un journaliste que la Banque de France avait donné l'ordre, à 16 heures, de cesser de soutenir le franc. J'ai essayé de joindre le gouverneur de la Banque de France, je n'y suis pas arrivée. Un sous-gouverneur, croyant que j'étais au courant, m'a confirmé que la dévaluation était décidée.
Le Président est au courant. Jacques Chirac l'en a informé ce matin. Il n'en a parlé à personne, mais a écrit au Premier ministre pour lui dire son opposition à cette dévaluation.
Tard dans la soirée, nous recevons les textes définitifs des projets d'ordonnances sur la privatisation et le mode de scrutin. A priori, il serait logique de les examiner article par article et d'approuver ou critiquer chacun. Le Président rejette une telle méthode. Il ne veut pas avoir l'air d'entrer dans une négociation. Il décide d'écrire à Jacques Chirac et de lui rappeler les grands principes auxquels il se tient. Les députés devront être clairement informés des règles de la réforme, et les avis de la Commission des Sages être rendus publics. Renversant les rôles, il met ainsi Jacques Chirac en situation de devoir se conformer ou d'être en position de demandeur. Mais ni le Premier ministre ni le Président ne sont obligés de déclencher un conflit tout de suite.
Une bombe explose dans une discothèque de Berlin-Ouest fréquentée par des soldats américains: 2 morts, 230 blessés. Les États-Unis rendent la Libye responsable de l'attentat. Ils réagiront: quelques coups de téléphone laissent deviner leur extrême fureur.
Samedi 5 avril 1986
François Mitterrand me confie: Avec Chirac, la corde se tend toujours et elle ne casse jamais. Il y a divers scénarios possibles: le plus probable est que ce Parlement fasse tomber le gouvernement. Je nommerai alors un Premier ministre socialiste, puis je démissionnerai.
Pour se représenter? Il ne répond pas.
Dimanche 6 avril 1986
Comme prévu, réaménagement monétaire au sein du SME à Otmarsum (Pays-Bas). Le franc est dévalué de 3 % ; le mark est réévalué de 3 %. Édouard Balladur annonce des mesures d'accompagnement.
Lundi 7 avril 1986
Charles Pasqua reçoit Pierre Verbrugghe : Vous n'êtes pas de nos amis, il faut que vous partiez.
Pierre Verbrugghe : J'ai été nommé par le Président, je ne démissionnerai pas. C'est au Président à me faire partir.
Pasqua n'insiste pas.
Au golf avec François Mitterrand: Cela s'annonce comme la période la plus pénible de ma vie. Mais je ne veux pas discuter de leurs lois. Je ne me battrai que sur l'essentiel. Pourquoi les socialistes ne sont-ils pas plus offensifs ? Ah, si j'étais député de l'opposition, je saurais quoi dire!
On me rapporte que Robert Hersant aurait demandé le ministère de l'Industrie à Chirac. Il est vrai qu'il contrôle directement onze députés. Et combien indirectement?
Chirac demande que la réunion préparatoire au Conseil des ministres chez le Président de la République, avec Denoix de Saint Marc, nouveau secrétaire général, qui vient de remplacer Fournier, ait lieu le mardi et non plus le lundi. François Mitterrand refuse: il n'aurait pas le temps de réagir à des propositions faites pour le lendemain.
Nous apprenons par le secrétaire général du gouvernement qu'au prochain Conseil doivent être annoncées un certain nombre de nominations. Le Président demande à Bianco de faire observer à Ulrich que rien, apparemment, n'a été prévu pour recaser les partants. Or il tient beaucoup à ce qu'il en soit ainsi. Ulrich n'est pas avare de bonnes paroles. Mais pas question de s'en contenter...
Juste avant le déjeuner, Jacques Chirac téléphone à François Mitterrand: J'insiste vraiment pour assister à la première séance du Sommet de Tokyo. C'est là où se passera la discussion politique.
François Mitterrand: Non, encore une fois non. Il n'y a qu'un représentant par pays, celui qui est en charge de la politique étrangère. Et c'est moi.
Mon homologue allemand, Horst Teltschik, m'apprend que le Chancelier Kohl recevra Jacques Chirac le 17 avril à Bonn. Il souhaiterait voir aussi le Président un peu plus tard. Rendez-vous est pris à Trèves pour le 23 avril.
C'est donc par le Chancelier que nous apprenons la visite de Chirac à Bonn! Je proteste auprès de Bujon, qui s'excuse.
François Mitterrand met la dernière main à sa lettre à Jacques Chirac, limitant très précisément le champ des ordonnances sur les privatisations et la loi électorale. Le Président y explique, entre autres, que l'avis de la Commission électorale sur le découpage doit être rendu public. Il renouvelle ses réserves sur la politique qu'expriment ces projets, et sur la procédure des ordonnances. Il explique que s'il accepte, dans certains cas, le recours aux ordonnances, c'est pour ne pas priver le gouvernement d'un instrument que Jacques Chirac juge nécessaire à son action. Il répète que les ordonnances doivent éviter de revenir sur les acquis sociaux, être peu nombreuses, et que les lois d'habilitation doivent être assez précises pour que le Parlement et le Conseil constitutionnel puissent exercer leur rôle. Il en tire la conclusion qu'il ne saurait souscrire à l'inclusion, dans la loi d'habilitation, des nationalisations d'avant 1981, afin de ne pas remettre en question, de cette façon, une législation voulue il y a plus de quarante ans par le général de Gaulle, le Conseil national de la Résistance et le Parlement de l'époque. De plus, à son avis, la loi d'habilitation doit prévoir les mêmes principes et les mêmes méthodes d'évaluation des entreprises que pour leur nationalisation. Enfin, il ne veut pas approuver l'éviction collective et immédiate — qui apparaîtrait selon lui comme une épuration — de tous les présidents de toutes les entreprises publiques visées par ce texte.
En ce qui concerne la loi électorale, outre qu'on utilise, selon lui, une procédure de réforme exorbitante de la tradition républicaine, il veut que l'Assemblée nationale connaisse et apprécie en temps utile les règles de son propre renouvellement. Et que les avis de la commission consultative que Jacques Chirac entend créer à ce sujet soient rendus publics avant l'élaboration des ordonnances. Il termine en disant que ces réflexions commanderont son attitude lorsque les ordonnances lui seront soumises. En clair, cela veut dire que si on ne lui obéit pas, il ne les signera pas.
Le Président se montre très réservé sur la demande, formulée en vue du prochain Conseil, d'autoriser le recours à l'article 49-3 pour des textes qui ne sont pas encore déposés au Parlement. Interrogé, Ulrich répond: Je suis de votre avis, mais c'est pour éviter qu'il y ait des problèmes pendant que le Président et le Premier ministre seront à Tokyo. Chirac ira donc...
Mardi 8 avril 1986
Jacques Chirac répond à la lettre de François Mitterrand par une missive très courtoise, mais qui ne cède sur rien, tout en étant assez imprécise pour ouvrir certaines portes. L'épreuve de vérité viendra plus tard.
A 15 heures, le Premier ministre parle au téléphone au Président du discours qu'il prononcera demain devant l'Assemblée nationale; le Président l'informe des grandes lignes de son message. Courtoisie encore.
A 17 h 10, sitôt dactylographié, le message du Président est porté simultanément à Alain Poher, à Jacques Chaban-Delmas et à Jacques Chirac. Il y réaffirme ses prérogatives, que ne peut en rien affecter une consultation électorale où sa fonction n'est pas en cause. Il demande au gouvernement de ne pas trop réduire les délibérations des assemblées et le met en garde contre un abus du recours aux ordonnances; il note que les lois d'habilitation devront être peu nombreuses et suffisamment précises.
Il va falloir songer à la nécessaire réorganisation de l'Élysée. Occuper les collaborateurs. Surtout, donner une impression de sérénité. Et recréer des réseaux d'information dans les domaines où nous nous retrouvons exclus de tout (politique sociale, éducation, transports, etc.)
Mercredi 9 avril 1986
Avant le Conseil, le Président et le Premier ministre se voient d'abord seuls, contrairement à l'habitude, à la demande de Chirac.
Jacques Chirac : La lettre que j'ai reçue de vous sur la réforme électorale est-elle confidentielle ?
François Mitterrand: Oui.
Jacques Chirac : Nous verrons ces problèmes plus tard. Comme me l'a dit Guy Drut, on saute une haie après l'autre...
François Mitterrand : D'accord, mais ce sera une formidable bataille politique, et je la mènerai. A propos de Tokyo, je ne plierai pas ; je serai le seul représentant français. Sur les ordonnances, quoi que vous pensiez, si je ne veux pas, je ne signe pas.
A propos du recours au 49-3, Jacques Chirac : Si vous ne voulez pas l'approuver, il faudra voter en Conseil des ministres.
François Mitterrand hausse les épaules: Pour voter là-dessus, il faudra d'abord l'inscrire à l'ordre du jour, et c'est de ma compétence. Puis, sur le ton de la confidence amicale, le Président interroge le Premier ministre: Pourquoi donc êtes-vous si pressé de revenir au scrutin majoritaire?
Jacques Chirac : Mais parce que c'est dans mon programme ! Et puis, il faut faire vite. Sinon, on risque de ne plus pouvoir.
François Mitterrand sourit et glisse: Vous savez, je ne suis pas tellement contre le rétablissement d'un mode de scrutin qui pourrait favoriser bientôt le retour d'une majorité socialiste à l'Assemblée nationale.
Ils règlent deux ou trois questions et le Président nous appelle.
Le Premier ministre s'adresse solennellement au nouveau secrétaire général du gouvernement: Veuillez noter que tout projet de nomination qui ne parviendrait pas à l'Élysée avant le vendredi midi ne pourrait pas être inscrit à l'ordre du jour du Conseil des ministres du mercredi suivant. Vous direz aux ministres d'éviter que les exposés des motifs des projets de lois contiennent des passages polémiques, et vous direz à M. Pasqua qu'il faut retirer de l'exposé des motifs de la loi électorale la phrase qualifiant le scrutin proportionnel de « piège ».
François Mitterrand est stupéfait de voir le Premier ministre le devancer en résumant ce qu'il vient de lui dire. C'est d'une parfaite courtoisie.
Nous descendons avec eux. A l'entrée de la salle du Conseil, Michel Noir, comme tous ses collègues, se tient près de la porte. François Mitterrand lui serre la main et se présente. Noir ne sait plus où se mettre. Certains ministres ont du mal à maîtriser leur fou rire. Le Président fait un geste de la main signifiant: Calmez-vous, cela n'en mérite pas tant!
Le Conseil s'ouvre par une communication d'Édouard Balladur présentant un projet de loi autorisant le gouvernement à prendre diverses mesures d'ordre économique et social.
Édouard Balladur : Contrairement à ce que l'on a pu dire, les nationalisations sont quelque chose de relativement simple et rapide, alors que la privatisation, si on la fait par le marché, c'est beaucoup plus lent et complexe.
Et, sur un ton solennel, regardant ses collègues, il enchaîne: Cela suppose de la part de tous les ministres une rigueur morale sans défaillance.
Ça, c'est pour Camille Cabana, ministre délégué à la Privatisation, qui a reçu de nombreux groupes industriels amis de la majorité...
Le Président: J'ai déjà informé le Premier ministre que je serais conduit à faire quelques observations : 1) Je ne souhaite pas que l'on privatise par ordonnance les entreprises nationalisées avant 1981. 2) Si l'on remet en cause la démocratisation de ces entreprises, cela tomberait dans le champ des ordonnances touchant aux acquis sociaux. 3) J'émets des réserves sur l'éviction de tous les présidents d'entreprises publiques. 4) Les règles d'évaluation doivent être établies de telle sorte qu'il ne puisse pas y avoir de différence avec les règles adoptées pour la cession du secteur privé au secteur public. 5) Je signale aussi le problème que poserait l'autorisation, par simple décision administrative, d'introduire dans les entreprises nationalisées des actionnaires privés minoritaires.
Jacques Chirac: Pour les règles d'évaluation, il va de soi qu'elles ne sauraient être différentes. Pour les responsables des entreprises, notre intention n'est absolument pas de retrouver la situation de 1982 ; nous les jugerons exclusivement selon leurs compétences et leur réussite. Pour les acquis sociaux, j'ai déjà dit que tout ce qui avait fait l'objet de grands débats nationaux serait soumis à l'appréciation du Parlement. Pour les nationalisations d'avant 1981, nous verrons cela au moment de l'élaboration des ordonnances, mais ce qui avait pu être estimé souhaitable en 1945 peut faire l'objet d'une appréciation différente aujourd'hui.
Le Président: On verra cela au moment des ordonnances, mais le Conseil est informé de ma position.
On passe au texte sur la loi électorale. Après l'exposé de Charles Pasqua, le Président reprend la parole : Je ferai quelques réflexions. Il s'agit d'une disposition tout à fait exorbitante de la tradition républicaine. Il n'y a qu'un précédent, en 1958 ; et encore, il y avait une autorisation populaire. Monsieur le ministre de l'Intérieur, le bon mode de scrutin, dans l'esprit de ceux qui le changent, est toujours le nouveau. Y a-t-il un mode de scrutin idéal? J'ai une théorie là-dessus : comme le disait le général de Gaulle, il est bon d'en changer à peu près tous les quinze ans, parce qu'un scrutin devient usé, non pas par lui-même, mais par l'usage qu'en font les hommes. Monsieur le ministre de l'Intérieur, vous dites que le mode de scrutin servira pour l'élection de la nouvelle Assemblée. A votre place, je serais plus prudent: il peut toujours y avoir une élection avant...mais ce n'est pas mon intention. Changer le mode de scrutin ne me choque aucunement. Quant à savoir ce qu'il donnera, là encore, il faut être prudent. L'expérience montre que les novateurs ont généralement été déçus. En tout cas, l'intérêt de votre projet, c'est qu'il peut permettre de réaliser une plus grande justice démographique dès lors que vous partez de 577 députés. Est-ce que les avis de la Commission consultative seront rendus publics? Ils le seront, en tout cas, quand j'aurai à signer les ordonnances! Je souhaite vivement que les intentions exprimées par le Premier ministre aboutissent à la représentation la plus juste de la réalité du pays. Ma signature dépendra de ce qu'il en sera, indépendamment de tous les débats de droit qui auront lieu. En tout cas, j'ai bien l'intention d'user de ma liberté de signer ou de ne pas signer.
Jacques Chirac demande l'autorisation de recourir aux articles 49-1 et 49-3 : Cela pourrait paraître prématuré, mais je le demande au Conseil des ministres dans la crainte que son usage puisse être nécessaire dans un moment où je serais absent du territoire national.
J'entrevois le Président pour préparer sa déclaration d'après-Conseil. François Mitterrand : Pour les grands travaux, on défend en priorité dans le budget le financement du Louvre et de l'Arche.
A l'issue du Conseil, Édouard Balladur est reçu par le Président. En sortant, il me dit: Camdessus à la Banque de France et Lebègue au Trésor sont deux hauts fonctionnaires très efficaces. Pas question de les changer. Je relève son souci de transparence et de coopération avec des gens nommés avant son arrivée.
A l'Assemblée, discours de politique générale de Jacques Chirac. Un paragraphe, passé inaperçu, porte sur la réforme universitaire à venir: Le principe d'autonomie doit être définitivement concrétisé, tant à l'entrée, au moment de la sélection des étudiants, qu'à la sortie, au moment de la délivrance des diplômes. L'autonomie doit aller de pair avec un allègement des structures universitaires, un décloisonnement du travail d'enseignement et de recherche. Elle passe par une abrogation rapide de la loi de 1984, quasi unanimement rejetée par les corps universitaires.
Après ce discours, la confiance est votée par la droite: 292 voix contre 285. Raymond Barre a voté pour.
Le Président Reagan qualifie Kadhafi de chien enragé, mais se refuse à confirmer des représailles militaires contre la Libye.
Jean-Bernard Raimond envoie en Iran André Ross, secrétaire général du Quai, et Marc Bonnefous, son adjoint. Il leur demande de reprendre un dialogue global avec les Iraniens à propos de la situation dans la région, sans laisser penser que nos positions seraient modifiées vis-à-vis des voisins de l'Iran, en particulier de l'Irak. Il faut même, si nécessaire, leur explique-t-il, confirmer nos divergences, tout en proclamant notre désir d'entretenir avec Téhéran des relations normales et mutuellement profitables, d'abord dans le domaine culturel. Pour Eurodif, il leur demande de montrer que la France souhaite un accord, en dissociant ce problème — comme Éric Rouleau l'a fait avant les élections de mars — des litiges relevant de la Coface. Il leur enjoint enfin mystérieusement de rechercher un arrangement global. Cela couvre-t-il les otages? Je n'en sais rien.
Jeudi 10 avril 1986
A 12 heures, Jacques Chirac me téléphone, très aimable : Au Sommet de Tokyo, pour le dîner du dimanche soir, cela peut s'arranger. Une obligation impérieuse m'empêchera d'être à Tokyo ce soir-là. Personne ne sera dupe, mais cela pourra éviter la « guéguerre ». Pour la première séance, le lundi matin, je voudrais savoir quelle est vraiment la position du Président. Il m'avait dit que je pourrais l'accompagner au cas où George Shultz accompagnerait Ronald Reagan, ce qui serait bien utile à celui-ci qui ne connaît pas ses dossiers!
Le Président évite de commenter ces propos que je lui rapporte. Il constate: Cela ne marchera pas. Il faudrait que tous les pays aient deux représentants. Impossible.
J'informe Jean-Bernard Raimond et Maurice Ulrich que la solution proposée par Jacques Chirac n'est pas envisageable et que le mieux serait que le Premier ministre arrive ultérieurement à Tokyo.
Deux porte-avions américains, le Coral Sea et le Saratoga, se dirigent vers la Méditerranée centrale.
Une note nous arrive de Washington: humiliante. Le centenaire de la statue de la Liberté va être fêté le 4 juillet prochain. Le Président français est invité. Nous le savions déjà. Mais les Américains proposent un entretien d'une demi-heure (!) avec le Président Reagan à bord du porte-avions John F. Kennedy sur lequel se déroulera la cérémonie d'ouverture des festivités dont le point d'orgue sera l'illumination de la statue. Cette manifestation, qui sera télévisée aux États-Unis, durera deux heures trente. Douze places ont été réservées à la délégation officielle française; les autres invités français prendront place sur le Jeanne d'Arc. Les organisateurs ont prévu une participation française d'une dizaine de minutes, comprenant un film sur l'historique de la statue, une prestation de la fanfare de la Garde, un salut au drapeau, l'exécution de l'hymne national, puis une brève allocution (deux minutes) du Président français.
Le Président: Pas question d'aller là-bas pour voir Reagan une demi-heure! C'est un déjeuner ou je n'y vais pas.
Le Président me laisse convoquer les hauts fonctionnaires des différents ministères pour préparer la prochaine réunion des sherpas, dans une semaine, à Rambouillet. Une telle réunion créera un précédent qui permettra ensuite, par exemple avant les Conseils européens, de tenir à l'Elysée une réunion analogue sur les questions européennes. Élisabeth Guigou tient très bien, grâce au SGCI et à son poste à l'Élysée, les manettes de la politique communautaire.
Vendredi 11 avril 1986
La situation s'aggrave du côté libyen. Kadhafi menace de représailles les villes du sud de l'Europe dans le cas d'un nouvel affrontement avec les États-Unis. Les Américains demandent, à nouveau, cette fois au général Forray, chef d'état-major à l'Élysée, une autorisation de survol du territoire pour leurs opérations militaires en Libye. Ils souhaitent une réponse avant demain 16 heures.
François Mitterrand s'en entretient au téléphone avec Jacques Chirac. Ils sont d'accord pour refuser. En tout cas, pour ne rien décider avant de voir Vernon Walters, qui vient à Paris lundi. La réponse est transmise à Washington.
Suite à un essai nucléaire américain, l'URSS lève le moratoire unilatéral sur les essais qu'elle avait décidé en août 1985.
Samedi 12 avril 1986
Le vice-président George Bush parle d'opérations chirurgicales à propos des représailles antiterroristes contre la Libye.
A 18 heures arrive une lettre de Ronald Reagan à François Mitterrand, réitérant sa demande de survol du territoire français par des avions américains. Il souhaite une réponse dès aujourd'hui. Il explique que les États-Unis ont connaissance de plans libyens d'action terroriste contre les États-Unis. Certains de ces actes ont déjà été perpétrés, rappelle-t-il, en France. Il dit avoir confirmation de l'implication de la Libye dans les attentats contre les États-Unis à Berlin et à Paris, et savoir que la Libye est également impliquée dans la préparation d'autres opérations visant des citoyens américains, qui vont avoir lieu très prochainement au Soudan, en RFA, en Turquie, en Syrie, en Espagne, en République centrafricaine, au Kenya et en Amérique latine. Il explique que, si rien n'est fait pour arrêter Kadhafi, il y aura beaucoup de victimes. Il annonce sa décision d'utiliser les forces militaires américaines pour riposter à ces attaques. Plus précisément, il annonce des raids de FB111, partis de Grande-Bretagne, en jonction avec d'autres raids aériens partant de porte-avions. Il a reçu, annonce-t-il, l'appui du gouvernement britannique pour que des appareils décollent de bases aériennes situées en Grande-Bretagne. Cette mission serait considérablement facilitée, explique-t-il, si les avions américains étaient autorisés à survoler la France à l'aller et au retour de Libye. Il sait que le gouvernement français souhaite ne se décider qu'après la rencontre de lundi avec Walters, mais l'organisation des opérations militaires nécessite de connaître cette décision avant. Il assure que les bombardements américains ne prendront pas pour cibles des civils ni des installations économiques, non plus que des concentrations de troupes régulières, mais seulement des cibles impliquées de manière manifeste dans la conduite et le soutien des activités terroristes. Pour lui, même si ces actions n'élimineront pas totalement la menace terroriste de Kadhafi, elles lui feront payer très cher son soutien officiel à des actions terroristes.
Le conseiller à la sécurité de Reagan, John Pointdexter, m'écrit à la même heure à peu près dans les mêmes termes.
Malgré cette insistance, le Président décide de ne pas répondre et de voir Jacques Chirac, dimanche matin, avant l'arrivée du général Walters.
Dimanche 13 avril 1986
La Libye exhorte les pays arabes à rompre leurs relations diplomatiques avec les Etats-Unis et à les boycotter économiquement.
Vernon Walters est à Londres. Il semble que les Britanniques aient accepté le décollage des appareils américains à partir de leur territoire après avoir hésité jusqu'au dernier moment. Leur accord est mentionné dans la presse avant même qu'ils ne l'aient donné ! Manœuvres américaines, évidemment.
A l'Élysée, à 10 h 30, François Mitterrand reçoit Jacques Chirac et Jean-Bernard Raimond. Le Président enrage contre l'accord donné par Margaret Thatcher.
Le Président: On ne peut laisser Kadhafi continuer comme cela, mais il faut faire bien attention au choix des moyens. Il n'est pas question pour la France d'être à la remorque d'une action américaine.
Jean-Bernard Raimond et Jean-Louis Bianco sont chargés de rédiger la réponse à Reagan, ce qui est fait avec Éric Desmarest, directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères, et le général Forray. Une première mouture est corrigée par le Président.
François Mitterrand demande à Jean-Bernard Raimond de convoquer l'ambassadeur de Libye à Paris et de lui dire: Nous n'avons pas partie liée avec les Américains, mais nous n'admettons pas vos menaces sur l'Europe du Sud.
Vernon Walters est à Paris. Jacques Chirac le reçoit à l'Hôtel de Ville. Walters lui explique que les Américains ne veulent que détruire des camps terroristes. Il ne réclame plus le survol: il sait qu'on le lui refusera.
Jacques Chirac appelle François Mitterrand après son entretien.
Toujours sur instructions du Président, Jean-Bernard Raimond téléphone à Sir Geoffrey Howe, chef du Foreign Office, et l'informe de notre attitude. Le ministre anglais se montre très évasif. Vers 22 heures, Geoffrey Howe rappelle Jean-Bernard Raimond et énumère les conditions mises par la Grande-Bretagne à un éventuel soutien de l'action américaine:
1 épargner les populations civiles;
2 viser des cibles bien déterminées;
3 proportionner la riposte à la menace.
Il ajoute: Plus l'action des États-Unis serait générale, plus il serait difficile de l'approuver publiquement.
La position britannique est bien confuse.
Lundi 14 avril 1986
Où est le secret? La presse annonce en détails les futures représailles secrètes américaines!
Le président de Corée du Sud, M. Chon Doo Hwan, est à Paris. Jacques Chirac s'agite pour figurer le plus souvent possible en photo avec lui. Étrange mélange de sérieux, d'humour et de puérilité...
Réunion d'urgence à La Haye des ministres des Affaires étrangères de la CEE. Ils condamnent les menaces libyennes contre l'Europe, mais s'opposent à d'éventuelles représailles militaires et n'adoptent que des mesures visant les représentations diplomatiques libyennes en Europe.
Le Président reçoit le général Walters, parfaitement francophone: Alors, vous n'avez pas épuisé le sujet avec le Premier ministre?
Le général Walters : Non, pas du tout. Le Premier ministre m'a fait un cours sur la naïveté des États-Unis et sur le monde arabe. J'ai alors été méchant. Je lui ai dit: « Votre expertise m'impressionne. Vous aviez déjà quatre otages au Liban, et maintenant vous en avez neuf! » L'affaire de Berlin est très grave. Nous avons intercepté les instructions de Tripoli à Berlin et le compte rendu d'exécution de l'attentat de Berlin adressé à Tripoli.
Le Président: Nous nous connaissons bien. Je vous parle franchement. Kadhafi devient insupportable. Il entretient un climat de guerre. On ne peut plus raisonner avec lui comme lorsqu'on pensait trouver un modus vivendi. Le problème, c'est celui de la façon de faire. Je l'avais dit à M. Shultz : il faut éviter tout ce qui fera apparaître Kadhafi comme un héros aux yeux du monde arabe. Il est insaisissable ; il tourne de plus en plus à un intégrisme fou, où les nerfs ont plus de place que la foi. Vous parlez de frapper des camps de terroristes. Mais leur métier, c'est de se dissimuler! Et les actions occidentales ne sont pas assez sophistiquées.
Le général Walters : Non, non! Nos cibles sont très sélectionnées. Nous n'entendons pas donner des coups de poing dans le vide!
Le Président : Bien sûr, les présidents et les souverains arabes feront semblant d'être très mécontents. Ce n'est pas très grave. Mais pensez aux masses arabes!
Le général Walters : Vous savez que les Libyens ont failli faire sauter un car de police devant l'ambassade des États-Unis à Paris? Cela a été déjoué grâce à votre police.
Le Président : En effet. Sur la politique étrangère, je n'ai pas de difficultés avec le Premier ministre. Par ailleurs, contrairement à ce que je lis dans la presse, je n'ai jamais été l'ennemi d'un accord sur le terrorisme entre pays occidentaux ; je trouve même qu'il faut faire beaucoup plus entre les polices.
Le général Walters : Les Anglais ont une idée de ce genre, mais limitée à la Grande-Bretagne, aux États-Unis, à la RFA, à la France et à la Suisse. Les pays sérieux...
Le Président: Comment votre opération supposée si secrète peut-elle être à ce point sur la place publique?
Le général Walters : Madame Thatcher m'a fait huit minutes de leçon à ce sujet. Vous avez raison. Ces fuites sont scandaleuses!
Le Président : Je ne veux pas être désagréable, je ne veux pas vous gêner, je ne veux pas dénoncer votre action...
Le général Walters : Nous allons engager une opération très sélective. Jacques Chirac m'a dit: « Vous ne pouvez pas localiser Kadhafi. » [Le Président fait comprendre d'un geste que la France ne recommande pas l'assassinat d'État.] Je lui ai répondu: « Nous pouvons le localiser, mais nous ne voulons pas le tuer. » J'avais pour instructions de demander à nouveau au Premier ministre l'autorisation de survol, mais, juste avant d'être reçu par lui, mes instructions ont été changées, et cela a beaucoup rassuré le Premier ministre.
Le Président : La difficulté, pour nous, c'est de nous trouver mêlés à une action au tout dernier moment. Je n'exclus pas une aide directe ou indirecte, mais il faudrait en discuter plus tôt.
Le général Walters : Jacques Chirac m'a dit que Kadhafi ne cédera pas à la violence; je lui ai répondu que nous ne faisions que suivre l'exemple de la France au Tchad, qui avait réussi.
Le Président : C'est vrai que, jusqu'ici, Kadhafi a toujours menacé et a toujours reculé. Il a reculé pour l'Égypte, il a reculé pour la Tunisie, sachant qu'il trouverait sur sa route la France, l'Algérie et vous-mêmes. Il a reculé au Tchad dès que l'armée française s'est mise en mouvement, comme s'il avait gardé un côté paysan bédouin. J'ai chargé Jean-Bernard Raimond de dire, à la réunion des ministres européens d'aujourd'hui, qu'on ne pouvait se contenter de déclarations vagues: l'Europe perd la face. Notre propre sécurité tient pour une large part à votre puissance.
Le général Walters : J'ai fait l'éloge à Jacques Chirac de Claude de Kémoularia, mon collègue aux Nations-Unies, que je trouve extraordinaire, s'imposant aux francophones et au Tiers Monde, dominant l'URSS...
Le Président : C'est un ami à moi.
Le général Walters : Je le sais bien. C'est pour cela que je l'ai dit au Premier ministre! [Il éclate de rire.]
A la fin de l'entretien, le général Walters remet au Président une lettre de Ronald Reagan : deux feuillets dactylographiés sur papier jaune pâle; un gros cachet « secret », en rouge, orne l'enveloppe. Le Président ne communique cette lettre à personne. Il se peut qu'elle l'informe du détail de l'action américaine.
A la sortie de Vernon Walters, nous publions un bref communiqué — mensonger :
Le Président de la République a reçu le général Walters, ambassadeur des États-Unis à l'ONU, qui effectue une mission en France à la demande du Président des États-Unis. Il a évoqué la situation actuelle en Méditerranée. François Mitterrand lui a rappelé les positions connues de la France en ce qui concerne les relations avec les pays de la région. Il lui a redit la détermination du gouvernement et la sienne propre de continuer de lutter sans relâche contre le terrorisme.
François Mitterrand répond à Ronald Reagan. La lettre n'a plus le même objet, puisque la demande de survol a été retirée. Le Président y répond quand même. Il lui réitère son hostilité la plus ferme au terrorisme et à ceux qui le soutiennent. Il confirme qu'il est, et Jacques Chirac avec lui, tout à fait disposé à avoir, avec les autorités américaines, toutes les rencontres et concertations utiles aux deux pays en vue de rechercher des moyens efficaces pour lutter contre cette plaie de notre époque, et si possible en prévenir les effets. Mais il maintient, toujours en accord avec le gouvernement, la réponse déjà faite sur le problème précis qui nous a été soumis, et confirme qu'il ne nous est pas possible d'accorder les autorisations de survol demandées.
Nous faisons savoir à la Libye et à nos partenaires européens que toute menace ou toute attaque contre l'un ou l'autre des pays de l'Europe du Sud entraînerait immédiatement des représailles françaises.
L'Espagne nous informe qu'elle refuse elle aussi l'autorisation de survol de son territoire aux bombardiers américains. François Mitterrand me dit : Je ne sais pas s'ils maintiendront leur attaque, avec tout ça.
Claude Cheysson me rappelle un précédent : aux tout premiers jours de janvier 1982, lors de la réunion du Conseil atlantique faisant suite à la proclamation de l'état de guerre en Pologne, le général Haig avait évoqué la Libye et lui avait dit : J'ai maintenant l'accord complet du Président Reagan. Nous allons demander aux ressortissants américains de quitter la Libye. Ce sera la première étape. Ensuite, notre flotte pénétrera dans le golfe de Syrte. Si les Libyens viennent au contact, nous tirerons. [Claude Cheysson : « C'est effectivement ce qui s'est passé; quelques semaines plus tard, deux avions libyens ont été abattus. »] Dans une troisième étape, s'ils nous tirent dessus, nous tirerons sur des bateaux libyens et nous bombarderons des objectifs terrestres. Dans une quatrième étape, si les Libyens insistent, nous lancerons une action de commando contre deux bases où des Africains noirs sont formés comme mercenaires de la Libye...
Claude Cheysson ajoute qu'en mars ou avril 1982, le Président Moubarak lui avait dit : Les Américains tiennent absolument à ce que nous préparions des actions militaires contre la frontière libyenne. Nous n'engagerons jamais d'opérations terrestres en Libye. Nous avancerions de 100 kilomètres, et après ? Nous avancerions encore de 50 kilomètres, puis nous serions englués dans le désert sans savoir comment en repartir.
Il y a trois semaines, le Président Moubarak s'est arrangé pour faire savoir qu'il avait derechef refusé de lancer des opérations terrestres contre la Libye, à nouveau demandées par les Américains.
Mardi 15 avril 1986
Vers 1 heure du matin, le directeur de cabinet de Jean-Bernard Raimond appelle la permanence de l'Élysée, assurée par Ségolène Royal : Notre ambassade à Madrid a été prévenue par les militaires espagnols d'un vol de F 111 américains. Ils en ont conclu que l'attaque est en marche.
Ségolène Royal alerte le général Forray. Vers 3 heures, le général me confirme la réalité du bombardement. Tripoli et Benghazi sont touchées par les bombes, un appareil américain est porté manquant. La plupart des avions sont partis de Grande-Bretagne, quelques-uns ont décollé de porte-avions américains.
Les précisions arrivent : dix-huit bombardiers F 111 venant des bases américaines en Grande-Bretagne, après avoir été ravitaillés en vol, ont attaqué le quartier général et des « installations terroristes » à Tripoli. Quinze appareils A6-A7 de l'US Navy, des porte-avions Saratoga et Coral Sea, ont lancé simultanément un raid sur Benghazi. Washington annonce la perte d'un F 111 avec ses deux pilotes. Les cinq objectifs militaires libyens ont été détruits. Les autorités libyennes déclarent la mort, à Tripoli, de trente-sept personnes, presque toutes civiles, dont la fille adoptive du colonel Kadhafi, âgée de quinze mois. Pas d'intervention de l'aviation libyenne.
Le Président Reagan annonce que ce raid visait des installations terroristes et qu'il détient les preuves des responsabilités libyennes dans l'attentat du 5 avril à Berlin.
A 7 h 55, le Président s'inquiète : Évitez toute réaction du Quai d'Orsay et de Matignon qui ne m'ait été soumise au préalable.
Jean-Bernard Raimond fait parvenir à l'Élysée un projet de communiqué. Le Premier ministre, qui l'a déjà vu, n'y a apporté qu'une modification mineure.
Vers 9 heures, Jean-Bernard Raimond est reçu par le Président. Un texte définitif est mis au point, moyennant de nombreuses corrections de la plume du Président.
Jean-Louis Bianco téléphone à Jacques Chirac et lui lit ce texte. Tout à fait parfait. Le communiqué est rendu public par le Quai d'Orsay, étant indiqué qu'il a été soumis au Président et au Premier ministre.
Dans la soirée, deux missiles Scud libyens sont tirés sur l'île italienne de Lampedusa en limite de portée. Aucun dégât.
Campagne antifrançaise aux États-Unis. A New York, notre ambassadeur à l'ONU, Claude de Kémoularia, défend fort bien notre position. Jean-Bernard Raimond, furieux contre lui, lui demande de se taire.
Une source prétend que les avions américains ont malgré tout survolé la France.
Yves Chalier, ancien chef de cabinet du ministre socialiste de la Coopération, Christian Nucci, vient voir François Mitterrand pour lui expliquer l'affaire du Carrefour du développement, qu'Aurillac, le nouveau ministre, s'apprête à dénoncer. Le Président refuse de l'écouter. Yves Chalier reste moins de dix minutes dans son bureau.
Vu longuement François Bujon de l'Estang, en fin d'après-midi, après la réception à l'Élysée des ministres des Finances et des Affaires étrangères des pays membres de l'OCDE. Il cède sur tout : le Premier ministre n'arrivera à Tokyo qu'en fin de matinée du lundi et ne souhaiterait participer qu'au dîner du lundi. Bujon n'insiste plus pour venir à Rambouillet le week-end prochain et accepte avec plaisir que se tiennent dans mon bureau les réunions avec les directeurs de l'Administration centrale, avant et après Rambouillet. Qui l'a fait ainsi plier ?
Conformément aux instructions du Président, Jean-Louis Bianco, Jean-Claude Colliard, Élisabeth Guigou, Hubert Védrine et moi nous rendons au dîner offert au Quai d'Orsay en l'honneur du président sud-coréen Chun Doo Hwan.
Mercredi 16 avril 1986
Avant le Conseil, nouvelle déclaration de Jacques Chirac à propos du Sommet de Tokyo : Là où il n'y a qu'une place de prévue, il n'y aura qu'un seul représentant de la France. Là où il y en a deux, il y en aura deux.
Au Conseil des ministres, projet de loi de finances rectificative, amnistie fiscale et douanière, suppression de l'impôt sur la fortune. Le Président ne dit mot.
Après le Conseil, il reçoit François Doubin, président du MRG. Le Président lui dit : S'il y a un clash dans les dix-huit mois, je me représenterai.
L'après-midi, il me parle longuement de son combat politique : Dans la vie des peuples, dans celle des individus, tout recul sur des principes affirmés est une bataille perdue. Qu'est-ce que la volonté si elle plie ?
Mouvements de foules et incidents divers devant les ambassades et les bases américaines en Europe. On s'interroge sur le sort de Kadhafi. A-t-il été blessé ? La Libye saisit le Conseil de sécurité et menace la Tunisie de représailles pour avoir autorisé le passage des F 111 à travers son espace aérien. La presse et la classe politique américaines se déchaînent contre la France; les consulats français aux États-Unis reçoivent des coups de téléphone indignés.
Jeudi 17 avril 1986
Kadhafi lance un appel à la destruction des intérêts américains et britanniques à travers le monde. Trois otages (deux Britanniques et un Américain) sont exécutés au Liban. Un cameraman britannique est enlevé à Beyrouth. Un attentat est déjoué à l'aéroport londonien de Heathrow.
Jacques Chirac se rend à Bonn pour s'entretenir avec le Chancelier Kohl. Nous ne saurons rien de ces discussions.
Vu le sherpa japonais, Teshima. Il m'interroge sur ce qu'il doit faire des demandes de Matignon : Nous ne ferons rien sans ton accord, m'expose-t-il. Pour nous, la France, c'est toi !
Décès de Marcel Dassault à l'âge de 94 ans.
Vendredi 18 avril 1986
John Pointdexter, conseiller pour la Sécurité de Ronald Reagan, nous fait connaître la déception de la Maison Blanche après le refus français de l'autorisation de survol. Y a-t-il eu un malentendu avec Jacques Chirac ?
Il fait un très curieux résumé de ces trois derniers mois. Selon lui, alors qu'en public, la France marquait son désaccord avec la décision américaine d'attaquer l'infrastructure terroriste de Kadhafi, elle envoyait des signaux indiquant qu'elle serait disposée à coopérer à condition que les actions américaines soient entreprises sur plus grande échelle.
Des signaux ? Quels signaux ? De qui émanaient-ils ?
D'après lui, le 23 janvier dernier, François Mitterrand aurait dit à Vernon Walters qu'alors que le nord du Tchad n'intéressait pas la France, la déstabilisation de Kadhafi l'intéressait bel et bien.
Drôle de déformation ! François Mitterrand n'a nullement dit cela. Comment les Américains ont-ils pu l'entendre ?
Il soutient aussi que le 4 mars, le général américain Burpee a évoqué avec les généraux français Forray et Saulnier la possibilité d'attaques américaines contre la Libye au moyen de F111 en cas de provocation. Le général Forray aurait alors indiqué — prétend Pointdexter — que la France n'accepterait pas que de telles missions partent du territoire français, mais qu'elle pourrait éventuellement répondre positivement à une demande américaine d'autorisation de survol.
Jamais, à mon sens, Forray n'a pu dire cela !
Pointdexter poursuit en expliquant que, le 14 avril, Vernon Walters a entendu Jacques Chirac lui dire qu'il était convaincu que l'action projetée par les Américains était insuffisante, et que si les États-Unis étaient prêts à aller jusqu'au bout et à tenter de « déboulonner » Kadhafi, lui, Chirac, appuierait une telle tentative...
Jacques Chirac a-t-il vraiment laissé entendre cela ? Difficile à croire. Impensable, même. Walters a d'ailleurs présenté tout autrement cette conversation au Président, le lendemain. Il s'agit en tout cas d'un énorme malentendu... ou d'une volonté américaine de glisser un « coin » dans la cohabitation, de rendre les choses plus difficiles entre le Président et le Premier ministre. Nous ne tomberons pas dans ce piège !
M. Desmarest, directeur de cabinet de Jean-Bernard Raimond, nous saisit du texte d'une résolution proposée par certains pays du Tiers Monde, condamnant le raid américain en Libye. Le Président demande que la France vote contre.
J'appelle François Bujon de l'Estang pour protester contre ses propos publiés selon lesquels le Premier ministre aurait décidé de la position de la France sur la Libye sans que le Président en soit informé ! Ridicule guérilla...
Pour la préparation du Sommet de Tokyo, je réunis les directeurs du Trésor, de la DREE et des Affaires économiques internationales au Quai d'Orsay, en présence de François Bujon de l'Estang. Tout se passe très bien.
Me Soulez-Larivière, chargé de défendre les faux époux Turenge, est reçu par le Président qui lui fait part de son accord avec le gouvernement sur la solution à apporter à cette affaire. Mais André Giraud interdit à Soulez de voir ses clients; la négociation, désormais, lui échappe.
A Berlin-Est, Mikhaïl Gorbatchev fait de nouvelles propositions sur le désarmement conventionnel en Europe.
Samedi 19 avril 1986
A Puy-Guillaume où il a ses habitudes, François Mitterrand va déjeuner chez le maire, Michel Charasse. Autour de la table, Jean-Louis Bianco, Alain Boublil, Jean-Claude Colliard, Nathalie Duhamel, Michèle Gendreau-Massaloux, Jean Glavany, Hervé Hanoun, Gilles Ménage, Hubert Védrine, Michel Vauzelle.
Autour de la potée auvergnate, les convives écoutent le Chef de l'État qui semble — fait plutôt rare — vouloir s'épancher devant ses collaborateurs. Il évoque une éventuelle nouvelle candidature encore très hypothétique : Si je décide de me représenter, qu'apporterai-je de plus aux Français ? Il s'interroge à voix haute : Faut-il ou non devancer les échéances ? Provoquer une crise institutionnelle ? C'est risqué ! Les Français n'aiment guère cela.
Il n'a pas demandé de réponses à ces questions qu'il se posait d'ailleurs surtout à lui-même. Mais les membres du cabinet rentrent à Paris ragaillardis : tout n'est peut-être pas terminé !
Pendant ce temps, je réunis les sherpas à Rambouillet. En principe, la réunion aurait dû avoir lieu au Japon. Mais Paris a été choisi à cause de la réunion de l'OCDE. Cela me permet d'éviter la présence des gens de Matignon qui ne peuvent se rendre sans invitation expresse dans un palais présidentiel. Mesquine querelle ? Non, institution à protéger. Aucun sherpa ne s'étonne de l'absence de Bujon. Chacun y voit la preuve que le Président reste en charge de la politique extérieure. Dès lundi, les ministères des Affaires étrangères du monde entier en seront informés.
Les Japonais proposent deux projets de déclarations politiques. Le premier, dit Déclaration de Tokyo pour un avenir meilleur, est grandiloquent et quelque peu ridicule. Nous en retirons tout ce qui pourrait se révéler gênant ou contraignant. Il ne fera l'objet d'aucune discussion. Le second texte, dit Déclaration sur le terrorisme international, donne lieu à un très violent affrontement avec les Américains. Ceux-ci veulent étendre la compétence du groupe de Bonn — créé en 1978 et jusqu'ici exclusivement dirigé contre les détournements d'avions — et l'ériger en instance de direction de la lutte contre le terrorisme sous toutes ses formes. Je m'y oppose. Ce groupe doit continuer à s'occuper des seules dimensions juridiques du terrorisme visant l'aviation civile. Des organisations multilatérales antiterroristes existent déjà, auxquelles la France participe : Groupe de Berne (9 pays), Groupe de Trévi (12 pays), Groupe de Vienne (5 pays), Groupe Quantico que la France a rejoint en septembre 1986 (8 pays), sans compter Interpol. Je rappelle que la déclaration du Sommet de Londres de l'an dernier prévoit cette coopération et que François Mitterrand, dans une lettre du 16 janvier 1986 au Président Reagan, a proposé une amélioration de la coopération entre l'Europe et les États-Unis : Nous réfléchissons à ce que pourrait être une meilleure façon d'organiser une coopération régulière entre les États-Unis et l'Europe à ce sujet.
Après une longue discussion mot par mot, le texte devient : Pour mieux combattre le terrorisme sous toutes ses formes, les Sept sont prêts, bilatérale-ment et multilatéralement, à promouvoir, au sein des organisations internationales ou des instances compétentes, toute nouvelle action qu'il conviendra d'entreprendre. Autrement dit, le projet des Américains est rejeté. Ils sont furieux et reviendront à la charge.
On passe à l'économie mondiale. Les économies des pays du G7 entament leur quatrième année d'expansion. L'inflation est tombée au-dessous de 4 %, niveau le plus bas depuis la fin des années 60. Les taux d'intérêt nominaux ont beaucoup baissé. Le taux de change des principales monnaies reflète au mieux les conditions économiques fondamentales. Mais de nombreux dysfonctionnements subsistent : un chômage élevé, d'importants déséquilibres des paiements courants (très fort excédent au Japon, très fort déficit aux États-Unis), des tensions protectionnistes, les graves difficultés de l'Afrique, la situation critique qui prévaut dans les pays endettés, même exportateurs de pétrole (Mexique, Nigeria, Égypte).
Face à cette situation, l'Américain demande à l'Allemand et au Japonais de soutenir la croissance. En vain. Le Britannique se montre très ferme à l'égard du Japon et exige qu'il s'engage sur une réduction de son excédent des paiements courants. Le Japonais se retranche derrière son privilège d'hôte pour feindre de ne pas comprendre.
Sur le système monétaire international, les thèses françaises font leur chemin, notamment aux États-Unis. La décision du G5, le 22 septembre dernier, de réaliser des interventions concertées sur les marchés des changes pour faire baisser le dollar, s'est révélée efficace. L'Américain propose d'aller plus loin dans le sens d'une fixation des zones de références entre monnaies et d'une coordination des politiques économiques. L'opposition allemande est forte. Les Italiens tiennent absolument à ce que le G5 disparaisse et soit remplacé par un G7. Difficile : le G5 regroupe les pays dont les monnaies forment les droits de tirages spéciaux. Les Italiens n'en sont pas. On confiera à un G7 le contrôle des zones de références.
Le projet de déclaration économique de Tokyo ne contient pas, comme l'an dernier, la mention d'une date pour le lancement d'un nouveau cycle du GATT. Il n'est pas totalement exclu que les États-Unis, épaulés par le Royaume-Uni, en fassent la demande à Tokyo et que nous ayons de nouveau à la rejeter. En tout cas, les États-Unis accusent la CEE de protectionnisme, notamment en matière agricole.
Pour la dette, le plan dit Baker est la reprise de nos idées. Nous demandons une meilleure articulation entre la Banque mondiale et le FMI, et une augmentation du capital de la première. Nous devrons insister encore pour que les financements soient en priorité orientés vers l'Afrique sub-saharienne et qu'un encouragement soit donné à la session spéciale de l'ONU de la fin mai.
Aucune autre réunion de sherpas n'est prévue avant le Sommet lui-même.
Dimanche 20 avril 1986
Le CERES change de nom. Le courant de Jean-Pierre Chevènement s'appellera désormais « Socialisme et République ». La référence au marxisme est remplacée par l'affirmation de l'indépendance nationale contre tout alignement sur les grandes puissances.
Lundi 21 avril 1986
Shimon Pérès vient déjeuner à l'Élysée. L'homme est pour moi un visionnaire, même s'il est considéré chez lui comme un bureaucrate opportuniste. Mais, à force de prendre ses désirs pour des réalités, il les réalise. Quelques remarques intéressantes :
Shimon Pérès : Le G7 doit soutenir financièrement l'Égypte et prendre une décision politique au Moyen-Orient. D'abord, il faut proposer un plan économique qui deviendra ensuite politique. La France doit encourager le Roi Hussein à accepter des négociations directes avec nous, et encourager le Président Assad à poser les armes.
François Mitterrand : Assad est stratégiquement extrémiste et tactiquement modéré.
Shimon Pérès : La guerre entre l'Iran et l'Irak est une confrontation entre l'élément humain (l'Iran) et l'élément technologique (l'Irak).
Pour la première fois devant un étranger, François Mitterrand commente l'action américaine contre la Libye : On ne peut faire sauter la France dans le dernier wagon d'un train déjà parti.
A la demande du Président, Jean-Louis Bianco adresse à Jacques Chirac un bref compte rendu de cet entretien.
Réunion des ministres des Affaires étrangères des Douze à Luxembourg. « Sanctions » diplomatiques contre la Libye : réduction du personnel des ambassades et autres structures de représentation, visas moins faciles, etc...
Jean-Bernard Raimond adresse au Président le compte rendu de mission d'André Ross et Marc Bonnefous à Téhéran.
Le Président apprend par un communiqué des Affaires étrangères l'expulsion de quatre diplomates libyens. Il est furieux. Il le fait savoir à Jacques Chirac par l'intermédiaire de Bianco, qui appelle Ulrich : Une telle mesure a
une implication de politique étrangère et il n'est pas admissible qu'elle soit prise sans que le Président ait été non seulement prévenu, mais consulté et ait donné son accord. En outre, même si cette mesure n'avait pas eu d'implication de politique étrangère, elle est liée à la sécurité du pays dont le Président est le garant.
Ulrich en convient.
François Mitterrand fait part à Denoix de Saint Marc de son hostilité aux mesures sécuritaires que Charles Pasqua annoncera mercredi au Conseil (peine incompressible, carte d'identité infalsifiable, etc.).
Mardi 22 avril 1986
Vu Bujon de l'Estang pour lui raconter Rambouillet. Il approuve tout, fort aimablement.
Mercredi 23 avril 1986
Au Conseil des ministres, présentation du « plan Sécurité » par le ministre de l'Intérieur.
François Mitterrand : La défense nécessaire de la sécurité des Français dépasse les clivages politiques traditionnels, mais elle ne doit pas s'exercer au détriment des libertés et des citoyens. Tout cela révèle de part et d'autre des hésitations. Selon le moment, la méthode est différente. Il faut se dire aussi que, depuis qu'il existe une démocratie, ce problème s'est posé. En tout cas, ce sont souvent les régimes les plus faibles qui ont fait les lois les plus répressives. On ne compense pas une faiblesse par des textes. C'est un travers français que de croire qu'une fois les textes rédigés, les problèmes sont réglés. A propos de la carte d'identité infalsifiable que vous voulez instaurer, je signale que je suis le seul ici, avec le ministre de l'Intérieur, à avoir falsifié des cartes d'identité! [Pasqua jubile.] Attention à ne pas ficher toute la France... Enfin, vous semblez compter sur moi pour rendre supportable la peine incompressible ; mais vous ne pouvez ni user ni compter sur le droit de grâce sans m'en faire juge.
Édouard Balladur hoche la tête.
Ce soir, à L'Heure de vérité, Jacques Chirac déclare à propos de la Libye : Sur le plan de la décision que j'ai prise, c'est vrai que le Président a eu la même réaction.
Ce mensonge met en rage François Mitterrand. Je m'en ouvre à Bujon dans la soirée, mais il ne semble pas intéressé par mon commentaire.
André Rousselet démissionne de la présidence de Havas, qu'il sentait de toute façon lui échapper. Balladur a pourtant insisté pour qu'il reste. Pierre Dauzier lui succède. Rousselet conserve néanmoins la présidence de Canal +, sa création.
Jeudi 24 avril 1986
Maurice Ulrich téléphone à Jean-Louis Bianco pour l'aviser qu'il a reçu un cheikh chiite libanais venant d'Abidjan qui pourrait être utile dans l'affaire des otages. Il est plus que vraisemblable que Houphouët-Boigny est à l'origine de cette démarche, mais il n'en a pas prévenu la Présidence de la République.
Le général Jaruzelski rencontre le primat de Pologne, Mgr Jozef Glemp.
François Mitterrand reçoit Jean Riboud et Jérôme Seydoux. Le projet de cinquième chaîne de télévision se précise.
Dans l'avion pour Trèves, où il doit rencontrer Helmut Kohl, François Mitterrand me dit : L'utile sans l'agréable serait superbe. L'agréable sans l'utile pourrait paraître futile. Les deux à la fois sont désirables. C'est sur cette base-là qu'il faut considérer l'amitié franco-allemande.
Cette rencontre vise à faire comprendre à Kohl qui est le patron en France, sans aborder la question de front. On parle du prochain Conseil européen où menace d'être évoqué le blocage des discussions entre ministres de l'Agriculture sur les prix.
Helmut Kohl : Mon ministre de l'Agriculture, Kichle, négocie directement avec Chirac. Je ne suis pas d'accord avec cela ! Il faut attendre, sur l'agriculture. J'ai vu Chirac. Je lui ai dit que notre intérêt était de nous mettre d'accord.
François Mitterrand : Il ne faut pas que le budget de l'Europe s'épuise sur l'agriculture. Cela m'inquiète. Une bonne entente franco-allemande est nécessaire.
Helmut Kohl: J'ai de gros problèmes avec mes paysans. Ils ne comprennent pas qu'il y a des surplus et qu'il faut mettre des terres en jachère. La situation actuelle ne peut durer. Mais il faut du temps pour ménager les transitions.
Puis il enchaîne : Allez, on passe à des sujets plus dynamiques! Le projet Eurêka doit être à présent la priorité de l'Europe. Par ailleurs, il faut qu'Airbus puisse construire des longs courriers ; sinon, Boeing constituera un monopole mondial.
François Mitterrand : Je suis d'accord avec vous. Vous sentez une résistance de la France à ce propos ?
Helmut Kohl : Pas exactement. Mais Chirac semble vouloir marquer une pause dans le développement de la gamme d'Airbus. Je ne suis pas d'accord, car c'est cette année qu'il faut prendre la décision de fabriquer l'A 340 avant 1992. C'est d'ailleurs un projet qu'Eurêka devrait soutenir. Et il faut proposer à la Grande-Bretagne de s'y joindre, ou sinon le faire sans elle. La Grande-Bretagne ne suivra pas, en raison de l'hélicoptère. Je veux aussi que l'on avance sur le TGV Paris-Cologne, contre le lobby des camionneurs. Dommage qu'il n'y ait pas de lobby des wagons !
François Mitterrand : La France a autant intérêt que vous à ce que le TGV Est se développe.
Helmut Kohl : En matière de trains, le Reich ne nous a légué que des lignes Nord-Sud, pour des raisons militaires. Je veux créer d'urgence la ligne Paris-Bruxelles-Cologne. Ma conviction est que l'Europe passe par le train, pas par l'avion ni par la route. Les Pays-Bas veulent imposer la route, parce qu'ils la dominent. Par ailleurs, il faut mettre le secrétariat d'Eurêka à Strasbourg.
François Mitterrand : Tout le monde veut qu'il soit à Bruxelles! Ce serait une mauvaise chose, car cela le placerait sous le contrôle de la Commission. La France y a intérêt; j'y penserai.
Kohl interroge le Président français sur la Libye.
François Mitterrand : Nous ne savons rien des conséquences du bombardement. Les États-Unis nous ont intoxiqués pour nous pousser à l'attaque. Ils nous ont dit : « On s'occupera des Libyens au nord, et vous au sud. » J'ai refusé. L'attaque était prévue pour le 23 mars. Les Américains l'ont reportée et ont voulu en reparler après les élections. J'ai informé le gouvernement français de mon refus. Quand il a été de nouveau question du raid en avril, j'avais déjà refusé une opération identique quinze jours auparavant. Le vendredi, Reagan m'a informé d'un raid pour le samedi à 16 heures; il m'a demandé le survol ainsi qu'un rendez-vous pour Walters. J'ai informé immédiatement le Premier ministre de mon refus, car je ne connaissais ni la nature du raid, ni ses moyens, ni ses objectifs. Le dimanche, j'ai reçu une nouvelle demande de survol; j'ai encore refusé. Walters a été reçu par Chirac le dimanche (il m'en a parlé le soir même) et par moi le lundi. Walters n'a pas insisté. Je lui ai dit : « Tout ce qui frappe le peuple libyen frappera les autres Arabes, et ce n'est pas le peuple libyen qui fait du terrorisme. » Quand Walters est parti, je ne savais pas qu'ils maintiendraient quand même l'attaque. On retrouvera cette difficulté à Tokyo. Ils veulent qu'on y parle du terrorisme et qu'on se range derrière leur panache blanc ! Je ne suis pas ennemi d'une organisation antiterroriste qui dépasserait les Sept et mettrait en commun les services d'action. Je suis d'accord pour toute organisation antiterroriste vraiment internationale; mais pas pour que les États-Unis nous dictent notre politique à l'égard du monde arabe.
Helmut Kohl : Vernon Walters est aussi venu me voir dimanche matin. Je lui ai déconseillé d'agir ainsi. Je lui ai dit que j'étais contre. Je comprends leur attitude. La perception intérieure de leur politique étrangère est très tendue. Mais il faut détourner les Américains de cette manière d'agir.
François Mitterrand : Pour terminer, un mot sur la situation française. Ce qui compte, c'est l'élection présidentielle. Tout ce qui va se passer maintenant vise à la préparer. Là-dessus, Chirac a un beaucoup plus grand appétit en actes qu'en paroles.
Kohl sourit, sans commenter.
Vendredi 25 avril 1986
Les services secrets français signalent une fuite radioactive dans une centrale nucléaire soviétique située à Tchernobyl, à 130 kilomètres au nord de Kiev.
François Mitterrand au quotidien japonais Yomini Shimbum : J'ai décidé de jouer le jeu de la coexistence dans un souci d'éviter que la France ne connaisse à nouveau un traumatisme, une déchirure inutile. Je ne vois pas d'inconvénients à ce que Jacques Chirac vienne à Tokyo.
Le ministre de la Défense refuse d'élever au rang de grand officier de la Légion d'honneur le général Saulnier, chef d'état-major des armées, sauf s'il lui fait un rapport écrit sur l'affaire Greenpeace ! Le général Saulnier refuse, avec l'appui de François Mitterrand qui exige que Saulnier soit rétabli sur la liste : Sinon, je refuserai toutes les propositions de Légion d'honneur émanant de la Défense.
Le Président me dit : Ce Giraud est sans doute compétent, mais il confond volonté avec entêtement. Et il est le porte-parole du CEA, rien de plus. Je ne lui céderai rien.
Samedi 26 avril 1986
Nouvelle explosion dans la même centrale nucléaire à Tchernobyl. On ne sait toujours rien de l'ampleur de l'accident.
Lundi 28 avril 1986
A Dakar, je discute de la dette africaine avec le Président Diouf. L'hypothèse d'une réduction massive le transfigure. Et pourtant ! A Tokyo, on aura bien du mal à l'obtenir.
Mardi 29 avril 1986
L'ambassadeur du Japon à Paris vient de me remettre le programme du Sommet de Tokyo. Pas de problème : nous en sommes restés à ce qui a été décidé.
Le nouveau ministre de la Coopération, Michel Aurillac, évoque de graves malversations découvertes dans la gestion du Carrefour du Développement, association créée en juin 1993 alors que Christian Nucci était ministre.
Le directeur de cabinet d'Édouard Balladur, mon ami Jean-Claude Trichet, me communique le rapport de Renaud de La Génière sur l'état des finances publiques établi à la demande de Jacques Chirac. Pas trop critique à l'égard de la gestion de la gauche.
Les Russes reconnaissent l'existence d'un accident nucléaire survenu à Tchernobyl.
Maurice Ulrich fait savoir que Jacques Chirac a décidé de réunir tous les quinze jours un « Conseil de sécurité intérieure » auquel assisteront André Giraud et Jean-Bernard Raimond. L'Élysée n'y est pas associé. Pas d'objection.
J'obtiens — par des Américains — un document que James Baker a communiqué à Edouard Balladur, sur la réforme monétaire internationale. Ce texte, qui parle d'établir des zones de référence, doit servir de base à la création d'un groupe des sept ministres des Finances à Tokyo. Il nous va très bien. Il constitue même une victoire des thèses défendues depuis cinq ans par la France. Nous en avions parachevé la rédaction à Rambouillet. Édouard Balladur en a parlé à Jacques Chirac, qui lui a donné son accord, mais pas au Président. Il se peut que ce ne soit qu'une négligence.
Mercredi 30 avril 1986
Avant le Conseil des ministres, François Mitterrand évoque le texte de Baker avec le Premier ministre. Celui-ci est surpris que le Président en ait eu connaissance. Il avait sans doute prévu d'en faire « sa » victoire à Tokyo. Dérisoire ! Enfantin ! A ce train, la France risque de sombrer dans le ridicule.
Au Conseil, Charles Pasqua propose la dissolution du conseil municipal de Cernières (Hautes-Alpes). Il conclut son exposé sur la querelle qui bloque le fonctionnement de cette commune par ces mots : La dissolution est, je crois, la seule manière d'en sortir.
Le Président : Moi aussi, je le pense.
Sourires entendus...
Le Président fait un exposé sur la nécessité de l'avion de combat européen : J'ai échoué avec Charles Hernu, qui a été victime du lobby des avionneurs français. Je n'en espère pas plus de vous...
Philippe Séguin présente son projet de loi pour l'emploi, qui comporte la suppression de l'autorisation administrative de licenciement et les ordonnances portant sur l'aménagement du temps de travail, l'extension des contrats à durée déterminée, le travail à temps partiel. Ce texte abroge la loi de 1975 instituant l'autorisation préalable de licenciement, élaborée alors par le gouvernement Chirac.
Jacques Chirac se lance dans un long exposé sur l'emploi, «priorité absolue ».
Le Président : Je n'ajouterai pas grand-chose à ce que vient de dire le Premier ministre, si ce n'est que j'ai plus d'attachement que lui à la loi de 1975.
Jacques Chirac sourit : Les circonstances ont changé.
Le Président : Les sentiments peuvent changer aussi, je le vois... Mais, dès lors que vous procédez par la loi, il vous appartiendra d'en débattre avec le Parlement... En revanche, j'examinerai de très près les projets qui me seront soumis dans le cadre des ordonnances.
Avec une autosatisfaction visible, François Guillaume, ministre de l'Agriculture, rend compte des résultats du dernier Conseil agricole à Bruxelles.
Édouard Balladur demande la parole et, très sec, très froid, déclare : Certaines décisions prises par ce Conseil vont coûter très cher aux finances de l'État et ne sont pas bonnes. Ce Conseil a décidé 2,5 milliards d'écus de dépenses dites « socio-culturelles ». Ces dépenses ont deux caractéristiques : elles ne nous intéressent pas et elles coûtent cher. Il a été décidé des mesures d'économies artificielles qui vont aboutir à des transferts de charges aux dépens des États membres et en particulier de la France. Et on a reporté des dépenses nécessaires, ce qui conduira à aggraver encore la charge de notre budget. Notre acceptation définitive de ces dépenses devra être conditionnée par la diminution d'autres dépenses, mais sans toucher à la PAC. C'est pratiquement la quadrature du cercle.
Le Président : C'est bien ce que je croyais avoir compris.
Jacques Chirac, le visage fermé : Il faudra renforcer les liens politiques entre la République fédérale d'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie et la France. Mais chaque chose en son temps. L'accord est le meilleur possible pour la France; le ministre de l'Agriculture a bien négocié.
C'est le premier accrochage auquel j'assiste entre Chirac et Balladur. La première fois aussi que Balladur est publiquement contré par Jacques Chirac. Le ministre d'État fait comme s'il n'avait pas entendu.
A la fin du Conseil, un petit incident pittoresque :
Le Président : Personne ne demande plus la parole ? La séance est levée.
Chacun se lève. Le Président range ses dossiers et me fait signe de venir.
Jacques Chirac, tout à coup : J'ai oublié de dire quelque chose.
Sourire du Président à l'égard d'un bon élève distrait.
Jacques Chirac : Le prochain Conseil des ministres, du fait de votre absence à Tokyo... non, de votre présence... et de mon absence... non, de ma présence... aura lieu mercredi à 16 heures..., non, à 18... enfin bref, à 17 heures.
Nouveau sourire indulgent du Président.
François Guillaume (s'adressant à moi à la sortie du Conseil) : Dans le précédent gouvernement, les agriculteurs n'étaient pas entendus et avaient besoin de manifester. Je veux qu'on en revienne à l'esprit et à la lettre du traité de Rome. Mais je n'ai ni le goût ni le pouvoir de remettre en cause la signature de la France.
François Mitterrand reçoit le bureau de la nouvelle Assemblée : Je souhaite que soient respectées les prérogatives de cette institution parlementaire. Il exprime son souci de voir aboutir les débats dans les temps impartis constitutionnellement aux sessions.
L'ambassadeur des États-Unis vient m'annoncer que son gouvernement se rallie au projet de déclaration sur le terrorisme, tel qu'il a été élaboré par les six autres pays à Rambouillet. Il souhaite simplement qu'il puisse être dit par les porte-parole des différents pays que le Groupe de Bonn sur le terrorisme aérien se réunira. Pas de problème. Ce ralliement américain permettra peut-être d'en finir plus vite, à Tokyo, dans la matinée de lundi, avec la discussion sur le terrorisme. Mais on ne peut totalement exclure que les Américains reviennent encore sur le sujet.
Jeudi 1er mai 1986
Encore un 1er Mai de désunion pour les syndicats. Depuis 1981, c'est chaque année le même scénario.
La radioactivité émanant de Tchernobyl atteint la France. L'agence Tass reconnaît maintenant 2 morts et 197 personnes hospitalisées. La situation est sûrement beaucoup plus grave.
Vendredi 2 mai 1986
Le directeur général de la Police nationale, Pierre Verbrugghe, encore en place malgré les menaces de Pasqua, m'informe qu'il a été décidé au Conseil de sécurité intérieure que la France, à Tokyo, proposerait que soit instauré un contact entre le groupe de coopération antiterroriste européen de Trevi et les Américains, et que soit programmée une réunion des sept ministres de l'Intérieur à l'occasion du prochain Sommet, en Italie. Jean-Bernard Raimond, lui, aurait préféré une réunion à sept limitée aux seuls experts, sans les ministres. Mais il n'a pas été suivi.
De quoi se mêlent-ils ? Pas question de ces réunions à sept experts, encore moins de ministres ! Encore une fois, Matignon prétend tout régler en tous domaines. Quel désordre ! Il faudra veiller, l'an prochain, à empêcher une telle réunion.
Samedi 3 mai 1986
Départ pour le Japon par Concorde. Il y a là aussi la délégation européenne composée de Delors et Lubbers, puisque les Pays-Bas président la Communauté ce semestre.
François Mitterrand me convie à déjeuner dans l'avion: A Tokyo, il faudra être d'une extrême courtoisie à l'égard du Premier ministre. Ne rien faire qui puisse être interprété comme une dispute sur les os à ronger de la politique étrangère. Les faits devront parler d'eux-mêmes. A propos du gouvernement, la seule chose importante consiste à montrer peu à peu sa précarité. De toute façon, personne ne fait jamais de grandes réformes avant les élections présidentielles, et celles-ci peuvent avoir lieu n'importe quand.
Il me confie son intention de ne pas se représenter : Je ne suis pas tenu d'assurer l'avenir du PS. Si le Parti se divise [entre Rocard et Fabius], c'est tant pis pour lui.
Enfin, il m'interroge longuement sur la façon dont les ministres jugent jusqu'ici son attitude et ses interventions au Conseil. Visiblement, alors qu'il ne donne pas le sentiment de les surveiller, il est attentif à chacune de leurs manies : celui-ci qui prend des notes, celui-là qui dessine sur du papier jaune, cet autre qui lit son courrier personnel...
Nous devisons ensuite avec les « Européens ». C'est aujourd'hui l'anniversaire de Lubbers. J'aime bien sa façon de voir les choses. C'est un homme fin, cultivé, volontaire, investi de la grandeur nostalgique de son pays. Il m'explique que c'est le mariage de Charles Quint avec une princesse portugaise qui provoqua dans les pays du Nord leur révolte contre le catholicisme. Ainsi finit le premier rêve d'unité européenne...
Le Sommet de Tokyo sera un exceptionnel révélateur de l'influence croissante du Japon sur les États-Unis. Pour l'Amérique, le Japon est le bon élève, et l'Europe le mauvais. L'un fait des efforts considérables pour la libéralisation de ses échanges, l'autre est presque le principal perturbateur de l'ordre économique mondial. L'un est fort bien traité dans toutes les négociations, alors que la brutalité de l'Administration américaine envers l'Europe est inouïe.
Au temps du Président Kennedy, les relations avec l'Europe étaient privilégiées. Aujourd'hui — surtout depuis que le clan californien est au pouvoir —, son pessimisme, son pacifisme, son impuissance politique, ses divisions internes sont soulignés et dénoncés à chaque instant. Surtout sur la côte Ouest, l'affaire libyenne est exploitée dans ce sens. Les Américains sont exaspérés par les Européens qu'ils ont sauvés par deux fois des puissances totalitaires et qui, pensent-ils, ne les remercient qu'en engageant contre eux des controverses incessantes et mineures.
Le Japon est désormais le principal partenaire industriel des États-Unis. Les investissements directs japonais y sont deux fois plus élevés que l'ensemble des autres investissements étrangers, et représentent près de 10 % du total. Le Japon est devenu le premier prêteur du monde et le premier financeur du déficit américain. Sans lui, tout l'édifice reaganien s'effondrerait. Les États-Unis ont avec lui un déficit commercial de 50 milliards de dollars, soit un tiers de leur déficit total, avec une disproportion stupéfiante entre les importations (72 milliards de dollars) et les exportations (22 milliards de dollars). La CEE, elle aussi excédentaire vis-à-vis des États-Unis (22 milliards de dollars), exporte autant que le Japon, mais importe deux fois plus que l'Amérique. La surface du territoire américain consacrée à la production de biens agricoles pour le Japon est supérieure à la surface même de l'archipel nippon. Le Japon fabrique aujourd'hui des éléments clés de sa défense électronique, que les États-Unis ne savent pas produire.
L'Amérique, Gulliver empêtré dans ses déséquilibres, est fascinée par la réussite des Japonais : leur dynamisme, leur frugalité, le niveau de leur épargne, leur adaptabilité technologique, leur qualité et leur puissance marchandes, y font la une de tous les journaux. L'audace de leurs ambitions étonne, qu'il s'agisse de NEC vis-à-vis d'IBM ou de Toyota vis-à-vis de General Motors. Cette réussite suscite plus d'admiration que de crainte, car les États-Unis ont infligé au Japon, il y a quarante ans, une punition suprême dont ils gardent une extrême mauvaise conscience. Aussi sont-ils infiniment reconnaissants au Japon de ne point chercher directement à les culpabiliser et de demeurer des alliés disciplinés. Les Japonais savent préparer le terrain, choisir les acteurs, les alliés, le moment où attirer l'attention, et surtout prêter une énorme valeur à une fausse concession. Ils paient des sommes considérables aux lobbyistes les mieux choisis à Washington et ne regardent pas à la dépense, eu égard à l'importance des enjeux.
Dimanche 4 mai 1986
A l'arrivée à l'aéroport de Narita, un hélicoptère nous conduit directement au palais. A Kasaka, à 16 h 15 — sans que nous en soyons informés, et alors que nous parlons du terrorisme avec Yasuhiro Nakasone —, un missile passe au-dessus de nos têtes, tiré par un groupe d'extrémistes japonais.
Le Président offre à Nakasone une photo du Fuji-Yama prise par le satellite Spot. Conversation détaillée sur les divers sujets à l'ordre du jour du Sommet. Nakasone, passionné par la France, semble quelque peu désabusé. Il n'a rien à gagner à cette rencontre des Sept.
Le Président va se reposer avant le dîner. Il me parle de Michel Déon, dont il apprécie le dernier roman.
Cocktail, puis dîner officiel.
Entre-temps, nous avons appris que les Anglais vont déposer des amendements mineurs au texte sur le terrorisme, qu'on croyait pourtant bouclé. Et qu'un texte est en préparation sur l'accident nucléaire de Tchernobyl. J'ai les avant-projets. Le Président les examine et ne trouve rien à y redire.
Dans une salle de l'hôtel Okura, dîner des Sept; les sherpas dînent dans la pièce voisine. Un peu plus loin, les directeurs politiques des ministères des Affaires étrangères discutent du projet de texte sur l'accident survenu à la centrale nucléaire soviétique.
Au cours du dîner, Margaret Thatcher chipote encore en suggérant des amendements de pure forme au texte sur le terrorisme. François Mitterrand les déclare acceptables. Ronald Reagan se lance dans un long exposé farouchement antilibyen. Il distribue lui-même un texte de trois pages en anglais proposant quinze mesures de rétorsion économiques et politiques contre la Libye. Il propose que tout acte considéré comme terroriste par l'un des Sept soit considéré comme tel par les autres, et que toute sanction décidée par l'un entraîne la solidarité des autres. Autrement dit : pouvoir absolu aux Américains sur la politique des autres au Proche et Moyen-Orient. Mais il n'a pas assez d'exemplaires de son texte à distribuer; les interprètes du dîner doivent traduire à la volée. Dans la confusion générale, on décide que les sherpas prépareront un communiqué à ce propos durant la nuit sur la base du texte de Reagan.
Après le dîner, le Président me donne ses directives. Il accepte les dispositions anglaises et le principe des mesures américaines. Mais il en exclut certaines, particulièrement absurdes, comme celle préconisant la fermeture de toutes les ambassades libyennes dans les pays des Sept. Il affirme n'avoir même pas accepté le principe d'un texte spécifique visant la Libye. Il examine avec moi la nouvelle version de la déclaration sur la centrale nucléaire soviétique, élaborée par les directeurs politiques. Elle ne nous pose aucun problème, sauf qu'il est parfaitement vain de réclamer un droit d'entrée pour les experts des Sept dans une centrale qui est de toute façon inaccessible même aux experts russes !
Il est minuit. Débute la réunion des sherpas. La plus violente à laquelle j'aie participé depuis 1981. Il y a là beaucoup de monde : les sherpas, les directeurs politiques, les experts en matière de terrorisme.
Après quelques instants consacrés à la mise au point du texte sur la centrale nucléaire commence la négociation du texte sur le terrorisme. Les Américains veulent faire croire que le texte de Reagan a été accepté au cours du dîner des Sept. Je certifie qu'il n'en est rien. Accrochage violent. Les Américains cèdent. On retient pour base de discussion le texte de Rambouillet. C'est déjà une grande victoire. On y ajoute les amendements anglais, intégrés sans trop de problèmes — si ce n'est qu'à ma demande on précise partout qu'il ne s'agit là que du « terrorisme international » (pour éviter toute dérive entraînant un droit de regard des Sept sur les affaires intérieures de chacun d'eux). Les Anglais n'ont nul besoin que je le dise deux fois pour accepter : pas question qu'on se mêle des Irlandais ! Personne, hormis les Américains et les Britanniques, ne souhaite désigner explicitement un pays. Les Japonais sont fort ennuyés : pour eux, le projet accepté à Rambouillet constituait un maximum; ils ne sont pas disposés à appliquer des sanctions contre Kadhafi, encore moins à entériner un texte spécifique visant la Libye.
J'obtiens d'exclure tout accord sur la procédure d'extradition (en raison des attitudes différentes des Sept à l'égard de la Turquie et de l'Afrique), de même que tout automatisme dans les expulsions réciproques, qui pourrait être interprété comme un assentiment donné à une définition unique du terrorisme international. Américains, Anglais et Allemands demandent à nouveau que soit retenu le principe d'une réunion à sept d'un groupe d'experts ayant pour mission de mettre en oeuvre ces mesures. Je refuse : c'est à nouveau, par un autre biais, l'idée de directoire à Sept qui refait surface. Pas question !
Lundi 5 mai 1986
A 4 heures du matin, la négociation bloque sur ce point. Je prends à part le négociateur américain sur le terrorisme, David Oakley. Il souhaite que les États-Unis, le Canada et le Japon soient admis comme membres du Groupe de Trevi, au sein duquel les Européens coordonnent leur lutte antiterroriste. Pour moi, il ne peut être question de rencontres entre le Groupe de Trevi et les trois autres pays membres du Sommet des Sept, même s'il est loisible d'imaginer des rencontres séparées entre Trevi et le Japon, ou Trevi et le Canada. Excellent diplomate, parlant fort bien le français, David Oakley quitte un moment la salle. A son retour, il accepte. Qui a-t-il réveillé ?
La mise au point du texte est dès lors rapide. Oakley demande encore à me parler en aparté : il souhaite à nouveau désigner la Libye dans le texte, mais n'insistera pas pour le faire si cela me gêne. Pas d'obstacle de ma part : cette mention a déjà été faite à Douze. Il met donc la question sur la table. Les Japonais bondissent. Jusqu'ici, ils avaient été réticents sur ce texte, mais contraints de se montrer plutôt conciliants en tant qu'hôtes du Sommet. Ils y sont maintenant résolument hostiles : pas question de nommer la Libye dont dépend largement leur approvisionnement en pétrole. Clin d'oeil complice d'Oakley. On en reste là...
Je traduis le texte en français. Il est 7 h 30 du matin.
Le directeur des Affaires politiques du Quai d'Orsay, mon ancien collaborateur à l'Élysée, Pierre Morel, qui m'a assisté dans toute cette négociation, réveille alors Jean-Bernard Raimond.
A 8 h 15, coup de téléphone de ce dernier dans ma chambre. Il est très pincé : J'ai vu les textes seulement maintenant; ils sont très bien. Je crois comprendre que les communiqués seront publiés avant l'arrivée de M. Chirac, cet après-midi. Il faut tout faire pour les retarder, car cela lui ferait perdre la face. Je veux en parler au Président.
Comme un petit déjeuner doit réunir à l'ambassade de France François Mitterrand et Helmut Kohl dans un quart d'heure, je propose à Raimond de se joindre à nous à 9 heures.
François Mitterrand et Helmut Kohl évoquent les textes déjà élaborés et l'accident de Tchernobyl. Le Président montre les photos de la centrale soviétique prises par le satellite Spot.
Jean-Bernard Raimond vient sur le coup de 9 heures s'entretenir avec le Président. Il demande qu'on retarde la publication des textes politiques jusqu'à l'arrivée de Jacques Chirac. François Mitterrand répond aimablement qu'il fera ce qu'il pourra, mais qu'il n'est pas président de séance.
Fort ennuyé, Raimond me dit qu'il ira porter les textes à Jacques Chirac à l'aéroport.
La séance qui s'ouvre rassemble les huit chefs de délégation et les sherpas. Margaret Thatcher propose de reprendre le texte sur le terrorisme. Elle souhaite ajouter un paragraphe ronflant, mais sans aucune portée juridique, sur l'extradition et l'expulsion des terroristes. Le Président émet quelques réserves, puis finit par accepter. Reagan répète qu'il faut expliquer que le texte vise la Libye. François Mitterrand propose alors de reprendre sur ce sujet la phrase entérinée la semaine dernière par les Douze. Chacun en tombe d'accord. Nakasone, président de séance, est bien obligé d'accepter, malgré les gestes affolés de son sherpa.
Pendant que les chefs d'État commencent un tour de table portant sur les questions économiques, les sherpas sortent afin de mettre au point le texte sur le terrorisme dans une salle voisine. A 12 h 30, ce texte est enfin prêt. Mais il est trop tard pour le faire avaliser avant le déjeuner, en raison des impératifs de la photo. On décide de relire les textes une dernière fois en séance restreinte, juste après déjeuner.
Jacques Chirac n'est toujours pas là. Il atterrit vers 13 heures. Jean-Bernard Raimond est allé le chercher et lui apporter les textes.
Déjeuner rapide. La séance restreinte reprend vers 14 h 30 entre les seuls chefs de délégation. Les ministres attendent à l'extérieur. Jacques Chirac aussi. Jean-Bernard Raimond m'en prévient sur la ligne reliant le sherpa à sa délégation. Je lui dis que je me tiens à la disposition du Premier ministre, s'il le souhaite, pour lui parler des textes en cours d'adoption. Mais, avant même que Raimond ne revienne avec la réponse de Chirac, les textes politiques sont entérinés par les Sept. Le ministre ne m'informe qu'alors de l'accord de Chirac.
La séance restreinte se poursuit par la fin du tour de table sur la situation économique. L'optimisme est de règle.
Suspension de séance. Les ministres pénètrent dans la salle où siègent les chefs de délégation. François Mitterrand présente Jacques Chirac à Ronald Reagan et à Brian Mulroney.
La séance élargie dure jusqu'à 18 heures. Discussion économique sans grand intérêt.
Il est décidé que le Groupe des Cinq s'élargira en Groupe des Sept lorsqu'il sera question de la gestion et de l'amélioration du système monétaire international et des mesures de politique économique associées. Mais il n'est nullement décidé de supprimer le Groupe des Cinq. Les Cinq souhaitent en effet préserver leur instance, plus confidentielle, même si rien n'est dit explicitement sur son rôle.
Voilà qui sera sans doute une source de conflits avec les Italiens.
A l'issue de la séance, Jacques Chirac est reçu par Yasuhiro Nakasone. Il lui dit que le Président de la République tient son pouvoir de deux sources : la Constitution et la majorité parlementaire, et qu'il a perdu celle-ci. Les Japonais sont si choqués qu'ils en font part à la presse.
Entre-temps, le Président apprend par Hubert Védrine que François Bujon de l'Estang, arrivé avec Jacques Chirac, a téléphoné à Paris au porte-parole de Matignon, Denis Baudouin, l'informant que les chefs d'État ont attendu l'arrivée de Jacques Chirac pour finir de négocier les textes politiques. Fureur de François Mitterrand !
Dîner à quatorze (en fait, seize avec les deux Européens). Jean-Bernard Raimond, remplacé par Jacques Chirac, « dîne en ville » en compagnie de François Bujon, avec qui j'ai rendez-vous, après la réunion des sherpas, pour régler les détails de la conférence de presse de demain.
Nous entamons entre sherpas la négociation, longue et difficile, du communiqué économique. Il y a sur la table deux textes sur le G7 : l'un des sept sherpas, avalisé par tous, l'autre de la Commission, qui souhaite s'y glisser. Mais les Sept n'en veulent pas. La mise au point du texte est délicate sur les questions agricoles et commerciales. Je suis lié par des textes approuvés dans le cadre de l'OCDE avec l'accord de Michel Noir, ministre, qui prônent l'élimination des subventions à l'agriculture, en contradiction avec les thèses de la France.
Vers minuit et demie, Bujon vient me retrouver. Profitant de la suspension de séance des sherpas, je lui montre l'endroit où se tiendra demain la conférence de presse. Je lui explique que le Président la tiendra seul et que le Premier ministre se trouvera au pied de la tribune. Il ne se fâche pas; désinvolte, il répond : Je crois que, dans ces conditions, le Premier ministre ne viendra pas.
Je lui réponds qu'à mon avis c'est ce qu'il aurait de mieux à faire.
Les négociations se terminent vers 6 heures du matin. Ce n'est pas encore l'heure d'aller se coucher. Un problème se pose en effet pour le prochain Conseil des ministres. Le Président n'accepte pas qu'un nouveau délégué général à l'Armement soit nommé si l'actuel titulaire de la charge, Aimé Blanc, n'est pas nommé à un poste convenable et qui lui convienne. J'en parle au téléphone à Denoix de Saint Marc, à Paris. Lequel s'en entretient avec Jacques Chirac, à Tokyo. Denoix me rappelle ensuite à Tokyo. Invraisemblable ballet...
Mardi 6 mai 1986
A 8 h 30, petit déjeuner entre le Président et le Premier ministre, Raimond, Bujon et moi. Nul n'a vu le projet de communiqué économique. J'en fais l'exposé en rappelant que sur le paragraphe concernant le GATT et l'agriculture, je n'ai pu faire mieux, gêné que j'étais par le texte avalisé par Michel Noir à l'OCDE huit jours auparavant. Chirac et Raimond découvrent le problème. Le texte retenu ne constitue cependant pas un problème : il est devenu vide après une nuit de bataille.
On parle un peu du Japon. Chirac insiste beaucoup pour s'exprimer lors de la conférence de presse. François Mitterrand refuse.
Conversation avec l'ambassadeur sur les oiseaux nippons.
Le chef du protocole, Henri de Coignac, qui a magnifiquement géré — et avec neutralité — la préparation du Sommet, informe qu'il est temps de partir.
Retour à la salle de réunion. Dans les couloirs, Jacques Chirac s'entend dire par Bettino Craxi, ironique : J'ai appris que François Mitterrand n'avait plus aucun pouvoir. C'est la presse japonaise qui le dit. Je ne m'en étais pas rendu compte...
Discussion sur le GATT. Puis sur l'agriculture : Nous reconnaissons tous l'importance de l'agriculture pour le bien-être des communautés rurales, mais nous sommes tombés d'accord sur le fait que, quand il existe des surplus, une action est nécessaire pour réorienter les politiques et ajuster les structures de la production agricole en tenant compte de la demande mondiale.
Grosse colère de Bettino Craxi contre Jacques Delors qui voudrait que la Commission fasse partie du G7 des ministres des Finances : une fois admis dans le club, les Italiens verrouillent la porte derrière eux !
Déjeuner. Lecture du communiqué final. Conférence de presse. Jacques Chirac a quand même tenu à y assister. Il est assis au bas de la tribune et ne bronche pas lorsque le Président affirme que la France parle d'une seule voix.
Le soir, dîner chez l'Empereur. Comment dit-on small talk en japonais ? Le sherpa anglais, Robert Armstrong, pense que Margaret Thatcher va perdre les élections.
En route vers l'aéroport, un message nous annonce que Gaston Defferre est mourant. François Mitterrand, très pâle, veut se rendre directement de Tokyo à Marseille.
Mercredi 7 mai 1986
En vol, nous apprenons le décès de Gaston Defferre. Nous rentrons sur Paris.
Escale à Novossibirsk des deux Concorde arrivés à quelques minutes d'intervalle. Accueil d'un vice-président du Conseil des ministres de l'URSS, Riabov. Un déjeuner est servi à l'aéroport pour tous les Français. A priori, la probabilité d'un tel festin avec de tels convives en pareil lieu pouvait paraître nulle : caviar, œufs de saumon, kijoutch salé, galantine de canard, consommé avec pelménis, bifteck à la sibérienne, mousse aux baies de Sibérie, café, thé. La conversation roule :
Le Président : Parlez-nous de l'histoire de la Sibérie.
Riabov : La Sibérie a d'abord été peuplée, à d'époque des tsars, par des prisonniers politiques.
Jacques Chirac : J'ai fait un voyage dans les environs du lac Baïkal lorsque j'étais déjà Premier ministre, en 1975. J'avais demandé à survoler en hélicoptère la région près du fleuve Oka, à 200 kilomètres d'Irkoutsk, là où serait né Gengis Khan.
Jean-Bernard Raimond : Quand le père d'Alexandre Nevski a dû aller rendre hommage au Grand Mogol, il est resté deux ans sur place. Alexandre Nevski lui-même avait des relations avec le Grand Mogol.
Riabov : C'est Alexandre Nevski qui a arrêté l'invasion des Mogols. Dans quelle région souhaitez-vous aller, monsieur le Président, quand vous viendrez en voyage officiel en URSS ?
Le Président : J'ai envisagé avec M. Gorbatchev d'aller dans le nord du Caucase.
Jacques Chirac : Le musée de Novossibirsk contient des pièces remarquables sur l'art des steppes. De cette région du centre et de l'est de la Sibérie, apparemment déserte, sont parties des pulsions qui ont entraîné des invasions qui sont venues en quelque sorte jusqu'à Poitiers.
Le Président : Quels sont les objets caractéristiques de cet art des steppes ?
Jacques Chirac : Les harnachernents, les fibules... Si vous êtes d'accord pour commencer le Conseil des ministres un peu plus tard que prévu dans l'après-midi, nous pourrions aller visiter le musée.
Le Président : Il est certain qu'on en apprendrait plus ! Rentarquez, je ne veux pas être désagréable à l'égard de ceux qui doivent faire des communications...
Jacques Chirac : Je crois qu'en toute hypothèse vous avez raison.
Malheureusement, le Président refuse la suggestion de Jacques Chirac. Je ne verrai donc pas le musée de Novossibirsk.
La conversation porte ensuite sur la diversité des groupes ethniques (en Sibérie, on en compte une trentaine); sur la température (elle n'est en moyenne supérieure à zéro qu'entre juin et août). On glisse sur le climat en France, l'hiver dans le Morvan et en Corrèze.
Le Président : Savez-vous que le maire de Château-Chinon est originaire de Chirac ?
Jacques Chirac : Chirac en Lozère ?
Le Président : Non, Chirac en Corrèze.
Jacques Chirac : Bien sûr, c'est dans ma circonscription !
Le Président, s'adressant à Riabov : Voyez comme nous étions destinés à cohabiter !
Dans l'avion, nous apprenons qu'un Français de plus, Camille Sontag, quatre-vingt-quatre ans, a été enlevé à Beyrouth.
Jeudi 8 mai 1986
Au Conseil des ministres, le Président ne dit mot.
Édouard Balladur, annonçant la nomination de Pierre Dauzier à la présidence de Havas, déclare qu'André Rousselet avait remis son poste à la disposition du gouvernement.
Édouard Balladur : Je lui ai dit que je ne souhaitais pas son départ et je lui ai demandé de rester, mais André Rousselet a refusé.
C'est exact. Rousselet, certain d'être bientôt remplacé, a préféré partir avant de risquer de perdre aussi Canal +.
Michel Aurillac déclare qu'au Gabon on a été très content des positions prises par la France à Tokyo.
Vendredi 9 mai 1986
André Giraud demande à un inspecteur général de l'Administration, J.-F. Barba, un rapport sur la société Luchaire qui livre des armes à l'Iran en violation de l'embargo.
La partie de bras de fer avec Giraud continue à propos de la nouvelle affectation d'Aimé Blanc. Il lui propose toute une série de postes inacceptables. Finalement, Blanc sera nommé chargé de mission auprès du ministre de la Défense pour la politique spatiale. Il entrera ultérieurement à la Snecma à un poste important lui permettant de prétendre, s'il fait ses preuves, à la succession du président Bénichou.
Retour à Pretoria de l'ambassadeur de France, rappelé par Laurent Fabius le 24 juillet 1985 afin de marquer la désapprobation française vis-à-vis de l'apartheid.
Dîner pour le cinquième anniversaire du 10 mai 1981 chez Joseph Franceschi. Beaucoup de dirigeants socialistes exhortent François Mitterrand à se représenter en 1988.
J'y suis profondément hostile. Non que je craigne qu'il ne soit pas réélu. Mais je redoute un second septennat. Trop long.
Lundi 12 mai 1986
François Mitterrand assiste aux obsèques de Gaston Defferre à Marseille. Defferre aura été l'artisan de la décentralisation, l'homme de l'aménagement du territoire, l'instigateur et l'organisateur d'une réforme d'une portée considérable. Chaban est là. François Mitterrand, fatigué, me parle avec ce qu'il faut bien appeler de la tendresse de ses combats avec Defferre. Puis il conclut sombrement : Quand on est jeune, on croit que la mort, ça n'arrive qu'aux autres. C'est lorsqu'on est cerné par elle qu'on se rend compte que la vie a passé pour soi aussi.
Charles Pasqua représente le gouvernement. La cérémonie est émouvante. Sur le cercueil, Edmonde Charles-Roux a fait poser le petit chapeau noir de son mari.
Conversation dans l'avion au retour de Marseille : Je suis tout à fait décidé à trouver une occasion de dire non à une ordonnance, si cela est possible. Je serai plus dur avec le gouvernement pour les nominations et je ne transigerai pas sur la réaffectation des fonctionnaires démis.
Ainsi Jean-Louis Bianco aura mission de dire à Renaud Denoix de Saint Marc que si le gouvernement veut nommer Robert Baconnier à la direction générale des Impôts, il convient de trouver un poste à Jean-Paul Olivier. De même pour Bernard Gaudillère, directeur général des Douanes et des Droits indirects, à qui l'on propose un poste de contrôleur d'État, ce qui n'est guère enthousiasmant.
François Mitterrand : Je commence à trouver que cela fait beaucoup de personnes évincées pour des raisons qui, apparemment, n'ont rien de politique, puisqu'elles n'avaient pas été nommées sur des critères politiques. Cela fait maintenant quinze ou seize personnes à qui on n'a rien proposé. Si cela continue, j'en viendrai à déclarer publiquement, comme je l'ai déjà dit et écrit à M. Chirac, que cela ressemble fort à une épuration. Si on s'engage sur ce terrain-là, il n'y aura plus beaucoup de tranquillité pour les hauts fonctionnaires chaque fois qu'il y aura un changement politique. Je mets naturellement à part les préfets. Quand il y aura des élections présidentielles, sauf si l'actuel Premier ministre devient Président de la République, on aura de nouveau une noria, même si le Président élu appartient à la majorité actuelle...
La religion du Président sur le quinquennat n'est pas faite. S'il doit se représenter, il faut alors l'instituer. Mais il ne semble pas résolu à y procéder avant la fin de ce mandat-ci.
Le Président s'interroge tout haut sur Michel Rocard. Il veut me pousser à lui démontrer qu'il ne pourrait pas être un bon Président.
Une fois rentré, je réunis avec Élisabeth Guigou, qui dirige ce secteur d'une poigne de fer, les hauts fonctionnaires chargés des problèmes européens. Au prochain Conseil européen, à La Haye, une question dominera : celle du budget. Dès cette année, les recettes de TVA atteignent le plafond légal. L'an prochain, il manquera au moins 2 milliards d'écus. Il faudra donc soit augmenter le plafond de l'impôt (ce dont personne ne veut, hormis les Grecs), soit faire des économies et désigner qui devra les supporter : la France et l'Allemagne, si ces économies sont faites sur les aides aux exportations agricoles; l'Europe du Sud, si elles sont faites sur les fonds structurels; tous, si elles sont faites sur la Recherche. La position de la France n'est pas arrêtée. On ne voit pas encore clairement les économies précises que l'on pourrait proposer. Tout laisse craindre que ce Sommet ressemble plus à celui d'Athènes qu'à celui de Fontainebleau, avec une discussion confuse reportant l'accord à décembre, au Sommet de Londres. Pris par leurs élections du 21 mai, les Hollandais n'ont d'ailleurs entrepris aucune réelle préparation.
Pour ce qui est des querelles franco-françaises, le précédent de Tokyo devrait rendre les choses plus simples. D'autant plus qu'à La Haye tout se passera à deux représentants par pays, sauf pour le dîner, réservé aux seuls chefs de délégation. Mais Raimond sera furieux de voir Chirac occuper le siège réservé au ministre des Affaires étrangères et pourrait l'inciter à réclamer un troisième siège.
Un Conseil interministériel se tient, consacré au projet de loi Léotard sur la communication. Léotard veut privatiser Antenne 2. Balladur souhaite privatiser TF1, parce que de gauche. Ulrich, ancien président d'Antenne 2, est de son avis. Je n'arrive pas à y croire : quelle urgence ? quel intérêt ?
Mardi 13 mai 1986
Yvon Gattaz, président du CNPF, invite les chefs d'entreprise à relancer leurs activités, maintenant que toutes les mesures prises par le gouvernement vont dans le bon sens.
Il paraît qu'un texte est en préparation à Matignon sur la Nouvelle-Calédonie. On peut craindre le pire.
Chirac engage la responsabilité du gouvernement sur le projet de loi d'habilitation économique et sociale qui prévoit la dénationalisation de 10 groupes industriels, 42 banques et compagnies financières, 13 sociétés d'assurances, au plus tard le 1er mars 1991 !
La cote de popularité du gouvernement s'effrite. C'est la fin de l'état de grâce. Il n'aura pas duré longtemps.
A la demande de Jean Poperen, le Président reçoit Pierre Juquin. Jean-Louis Bianco est allé le chercher dans un café voisin de l'Élysée et l'a ramené par la grille du parc. C'est Juquin qui tenait à cette discrétion. Le PC a de ces coquetteries...
Mercredi 14 mai 1986
Discussion avec Jacques Chirac, dans le bureau du Président, avant le Conseil, sur les nominations. Le Président s'inquiète de la chasse aux sorcières qui commence. Il s'adresse à Renaud Denoix de Saint Marc, haut fonctionnaire intègre et compétent, qui a pourtant déclaré hier avoir été viré par la gauche en 1982 : Vous êtes resté à la Chancellerie comme directeur des Affaires civiles de septembre 1979 à septembre 1982, soit quinze mois sous le gouvernement de la gauche. Vous êtes donc mal venu de prétendre avoir été « viré » alors que vous êtes resté plus de trois ans à votre poste, et plus longtemps sous la gauche qu'avec Peyrefitte dont vous aviez pourtant été le directeur adjoint de cabinet ! C'est d'ailleurs un critère à ajouter lors d'une proposition de changement : si le partant est resté moins de deux ans en poste, il s'agit à l'évidence d'une décision politique, non d'un changement administratif. La recherche d'un autre poste s'impose donc davantage encore. D'ailleurs, à ce propos, où en est-on dans la recherche de points de chute pour les hauts fonctionnaires que vous voulez voir partir ?
Denoix de Saint Marc est un homme élégant et calme; il reconnaît d'un sourire sa bourde. Il n'en commettra plus beaucoup.
Jacques Chirac : Oh, vous savez, les remplacements ne vont pas vite.
François Mitterrand sourit : Ah... Pas vite ? A la vitesse d'un rouleau compresseur !
Jacques Chirac éclate de rire : D'un petit rouleau compresseur !...
Il est ensuite question de la Nouvelle-Calédonie. La presse annonce que le gouvernement veut remettre en cause son statut. François Mitterrand met en garde le Premier ministre contre un statut qui dépouillerait les régions de tous pouvoirs.
Jacques Chirac : Il n 'y aura pas de problème. Le FLNKS est très divisé, très affaibli, et se montre très coopératif avec Bernard Pons.
François Mitterrand : Je souhaite que le Ciel vous entende !
L'évident magistère d'Édouard Balladur sur le gouvernement est impressionnant. Avant le Conseil, dans le salon Murat où je descends avant François Mitterrand, resté en tête à tête avec Jacques Chirac, j'aperçois le ministre d'État dans le renfoncement d'une fenêtre. Il s'entretient avec Robert Pandraud, Charles Pasqua et Jean-Bernard Raimond. Je me joins à eux. Pandraud sollicite l'autorisation du ministre d'État d'aller à Rabat négocier l'expulsion de quelques Marocains condamnés en France. Réponse de Balladur : Je vais y réfléchir.
Le Conseil des ministres commence. François Mitterrand rappelle son hostilité de principe au projet de loi sur la suppression de l'autorisation administrative de licenciement. Il ajoute une mise en garde au sujet du projet de loi sur la Nouvelle-Calédonie. Tout est fait brièvement, en passant, comme on plante des banderilles avant une bataille plus sanglante.
Après déjeuner, François Mitterrand reçoit les dirigeants du CRIF, représentant les institutions juives en France, venus procéder à un tour d'horizon : Installer un carmel à Auschwitz est un acte grossier; c'est du terrorisme mental... Enseigner la Shoah dans les écoles publiques ? Oui, évidemment. Sur le racisme et l'extrême droite en France : Ils représentent la même réalité qu'en 1938. Le même combat politique est nécessaire contre eux. Je suis prêt à le mener.
François Léotard évoque à l'Assemblée la privatisation de TF1.
Mikhaïl Gorbatchev annonce un nouveau moratoire sur les essais nucléaires jusqu'au 6 août prochain. Les négociations sur le désarmement vont pouvoir progresser.
Jeudi 15 mai 1986
Le Président reçoit les présidents des trois régions de Nouvelle-Calédonie : Mon objectif est de préserver la paix civile, de faire en sorte que le calme et l'harmonie, retrouvés depuis les élections de 1985 en Nouvelle-Calédonie, soient maintenus.
Le projet Pons va bouleverser le délicat équilibre tenté par Edgard Pisani. Le découpage régional est conservé, mais les compétences des quatre régions leur sont retirées et l'Office foncier, ainsi que l'Office de développement des régions sont supprimés.
Édouard Balladur annonce la baisse du taux de rémunération des livrets A et la levée presque totale du contrôle des changes.
En guise de mesure de rétorsion contre la Communauté européenne, qui, le 1er mars, a limité les ventes américaines de soja et de céréales au Portugal et à l'Espagne, Ronald Reagan fait savoir que des quotas d'importation sont décidés à compter du 19 mai sur les alcools, fromages, chocolats, bières, vins blancs, etc.
Vendredi 16 mai 1986
Rejet de la motion de censure déposée par les socialistes contre la loi d'habilitation économique et sociale.
L'ordonnance électorale se prépare. C'est le retour au scrutin majoritaire à deux tours d'avant les législatives. Il y aura un texte de principe, sous forme d'ordonnance, assorti d'un nouveau découpage, après avis d'une commission, afin de maintenir à peu près le nombre actuel de députés.
François Mitterrand à Jacques Chirac : Je ne signerai pas les ordonnances électorales si le découpage n'est pas honnête ; je suis même prêt à démissionner.
Un peu plus tard, à moi : Là-dessus, je suis vraiment prêt à démissionner. Il y a parmi ces gens-là des voyous, des pirates !
Samedi 17 mai 1986
Robert Vigouroux est élu maire de Marseille. Il n'est pas le successeur dont aurait rêvé Defferre. Il est vrai que Gaston ne se voyait pas de successeur.
Dimanche 18 mai 1986
A Solutré, il y a foule pour accompagner le Président. Devant les journalistes, celui-ci se pose en arbitre, mais n'exclut pas sa démission anticipée qui précipiterait les élections présidentielles.
Dissoudre, disent-ils ? Pftt, la dissolution n'est intéressante qu'après une élection présidentielle, jamais avant.
Un référendum ? Une arme bien élimée...
Une réforme constitutionnelle, alors ? Je n'ai pas l'intention d'embêter le pays avec de faux débats juste parce que j'y trouverais un intérêt personnel.
Avancer la présidentielle, peut-être ? Il vaut mieux pour la France qu'elle ait lieu à la date prévue.
Se représenter ? Je n'ai pas vocation à être Président de la République... Quatorze ans, c'est bien long... Douze, ce serait mieux !
Lundi 19 mai 1986
Michel Aurillac vient de faire des déclarations en Afrique. Correct à l'égard du Président. En revanche, Jean-Bernard Raimond, entendu par la Commission des Affaires étrangères, s'est montré critique et désobligeant envers le Chef de l'État. Cet homme est décevant. Il n'est ni un grand professionnel, ni un homme de caractère. Ce fut une fausse bonne idée que de le choisir. Il avait l'occasion unique d'établir l'autorité du Quai d'Orsay comme lieu privilégié de la politique étrangère, indépendant des deux pouvoirs supérieurs de l'État. Il l'a gâchée.
Le texte sur la Nouvelle-Calédonie fait l'objet d'un avis mitigé du Conseil d'État.
Mardi 20 mai 1986
Le gouvernement continue de chasser de partout les hommes du Président. Au Quai, Jean-Bernard Raimond souhaite obtenir le départ d'Éric Rouleau (ambassadeur à Tunis), de Francis Gutman (à Madrid) et de Pierre Morel (directeur des Affaires politiques).
Pierre Morel a le malheur d'avoir été, en 1981, mon collaborateur à l'Élysée et d'être l'un des plus brillants diplomates de sa génération, le plus cultivé et le plus imaginatif. Francis Gutman a celui d'avoir été un formidable secrétaire général du Quai sous Claude Cheysson. Quant à Éric Rouleau, Jacques Chirac le déteste depuis son télégramme diplomatique envoyé le 14 mars de Téhéran, faisant état des tentatives du RPR pour bloquer la libération des otages avant les élections. François Mitterrand refuse son départ dans la mesure où aucun poste ne lui est proposé. Le Président confirme à Renaud Denoix de Saint Marc qu'il n'inscrira pas la nomination d'un nouvel ambassadeur à Tunis dans le mouvement diplomatique qui doit passer au Conseil de demain, Éric Rouleau ne figurant pas à un autre poste dans ce mouvement. A ma connaissance, Éric Rouleau a commis une seule faute : avoir été nommé par le gouvernement précédent. Le gouvernement tunisien s'est conduit de façon incorrecte en poussant à son départ, et, le cas échéant, j'irai jusqu'à demander le rappel de l'ambassadeur de Tunisie en France. Il ne faudrait pas céder à la mauvaise humeur du Quai (je vous rappelle qu'il y a eu moins de nominations extérieures de mon fait que de celui de mon prédécesseur) conjuguée à la mauvaise humeur tunisienne.
Le Président est tout aussi réservé sur le changement d'ambassadeur en Chine. Il voudrait bien savoir ce que le gouvernement reproche à Charles Malo.
Jean-Louis Bianco transmet toutes ces observations à Jean-Bernard Raimond qui répond que l'on ne peut pas proposer quelque chose de très brillant à Éric Rouleau. Il explique que Charles Malo est depuis très longtemps déjà à Pékin, qu'il désire lui-même quitter la Chine, que la décision est prise depuis un certain temps déjà.
Jacques Chirac propose à François Mitterrand de l'informer du travail de Charles Pasqua sur le découpage électoral, département par département. Il souhaite évidemment obtenir que le découpage soit approuvé par le Président. Celui-ci accepte de discuter, sans être impliqué. Michel Charasse est en liaison avec Hervé Fabre-Aubrespuy, maître des requêtes au Conseil d'État, au cabinet du ministre de l'Intérieur.
Conversation avec le Président, dans son bureau, sur la position de la France face à l'Initiative de défense stratégique (« guerre des étoiles »).
François Mitterrand : Il faut distinguer trois questions :
1 Faut-il que la France développe des recherches en ces domaines ? La réponse est évidemment positive. D'ailleurs, depuis 1981, avec l'aide de la Défense, les entreprises françaises sont à la pointe de certains de ces secteurs.
2 Faut-il que des entreprises françaises acceptent des contrats dans le cadre de l'IDS américaine ? Elles sont libres de contracter avec qui elles l'entendent, à condition de respecter les principes de l'indépendance nationale et de conserver la libre utilisation des résultats de leurs recherches.
3 Faut-il, comme la Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Italie et Israël, signer un accord gouvernemental France-États-Unis sur l'IDS ? Non, car un tel accord signifierait un élargissement considérable du champ géographique et militaire de l'Alliance atlantique, nous mettant en situation de dépendance à l'égard des États-Unis sur un des sujets essentiels qui conditionnent l'avenir de notre défense.
Les écoutes téléphoniques ne parviennent plus à l'Élysée. Jean-Louis Bianco en parle à Maurice Ulrich qui répond qu'il va lui envoyer un mot à ce sujet. Ce mot n'arrivera jamais.
Mercredi 21 mai 1986
Avant le Conseil, d'après ce que le Président m'en a dit, Jacques Chirac et lui ont parlé de l'organisation du Sommet de La Haye.
Le Président : Comme prévu, Jacques Chirac a demandé que la France ait trois sièges à la table du Conseil — pour moi, Raimond et lui —, au lieu de deux, comme les autres. Il souhaite assister au dîner restreint. Je lui ai dit : « Il ne faut pas que la France se singularise en étant la seule délégation à trois membres. Pour le dîner, on s'arrangera, si vous souhaitez y assister. Pour la conférence de presse, on trouvera une formule. Il convient que la préparation du Sommet soit suivie de très près par l'Élysée et par Matignon ensemble. »
Jacques Chirac a évoqué l'article 49-3, dont il compte demander l'usage, et la loi électorale, qui avance bien. Les deux hommes ont par ailleurs parlé du développement rural.
Le Premier ministre me semble fatigué. Matignon est une charge écrasante et Chirac veut tout voir, tout savoir en détail de ce que font ses ministres.
A l'entrée du salon Murat, Philippe Séguin me confie : Pasqua a fait une faute. (Le ministre de l'Intérieur a provoqué la colère et la sortie des députés de l'opposition en prétendant à l'Assemblée que les « amis » de la gauche s'étaient jadis « couchés » devant l'occupant.)
Au Conseil est discuté le projet de réforme du statut de la Nouvelle-Calédonie.
Le Président : Je n'étonnerai personne en disant que je suis pour le moins très réservé — c'est une formule de courtoisie — sur ce texte dont j'attends avec inquiétude les conséquences. Je ne puis penser à l'évolution qui risque de se produire sans une certaine forme d'angoisse. Pour ce qui est de la constitutionnalité, le Conseil d'État a estimé (en ce qui concerne les régions telles qu'elles sont dans la nouvelle version) que l'on se rapprochait suffisamment des autres collectivités locales. J'en doute. Le Conseil constitutionnel aura à apprécier. Le texte actuel aggrave le risque de colonialisme. Je ne pense pas qu'il soit sage d'avoir supprimé les Offices fonciers. Les Kanaks estiment qu'ils sont seuls en droit de décider de l'avenir du territoire, c'est une position inacceptable et qui, d'ailleurs, n'a pas été acceptée (approbation visible de Bernard Pons). Mais, si on leur donne le sentiment qu'ils sont encore plus menacés, il se produira une révolte du même type que celle qui revient régulièrement depuis un siècle. Elle tient à quelques données simples, comme le problème foncier. Voyez l'Europe de l'Est: il y a eu aussi le problème foncier. C'est pourquoi l'analyse de Lénine, selon laquelle il n'y a de révolution que dans les pays les plus industrialisés, s'est révélée inexacte. En Nouvelle-Calédonie, la grande propriété fait 30 000 hectares en moyenne, alors que la propriété canaque n'est que d'1,5 hectare — et encore, sur de mauvaises terres. C'est naturellement explosif! J'ai eu peu de temps pour examiner ce texte: je ne mets nullement ici en cause la mauvaise volonté du gouvernement, cela résulte des délais nécessaires au Conseil d'État. Mais j'aperçois déjà l'aggravation des inégalités fiscales, le renforcement du pouvoir des grands propriétaires et des sociétés d'exportation. Je ne crois pas à l'opportunité de ce texte, je crois à son danger. Mais je sais qu'il correspond aux engagements pris par l'actuelle majorité. D'ailleurs, le ministre ne s'est pas refusé à certains ajustements, entre autres sur les régions. C'est un problème politique de fond sur lequel nous sommes, vous et moi, en contradiction.
Je souhaite que vous ayez raison. Mais si vous avez tort, cela peut être, de nouveau, le désordre et le sang. Sur certains points, on revient en arrière par rapport au statut antérieur à 1981. Je ne pense pas vous convaincre. Mais, entre honnêtes gens, on se doit la vérité.
C'est un phénomène historique connu par certains d'entre vous, dont M. le ministre de la Coopération, que les populations venues de métropole n'ont pas souvent une vue juste; elles développent une psychose d'intolérance, de fanatisme aussi violente, sinon plus, que chez les ethnies qui se sentent brimées dans leur être, leur existence même. Je redoute que le mouvement politique qui s'exprime à travers ce groupe [les Caldoches] ne fasse dévier de l'intérêt de la France. En outre, la France sera montrée du doigt par des voisins et des partenaires dont la franchise et l'honnêteté peuvent d'ailleurs être mises en doute. Ainsi les Australiens n'ont évidemment pas de problème ethnique chez eux : ils ont su y mettre un terme « définitif ».
Bref, cette loi est une mauvaise chose. Si j'étais au Parlement, je voterais contre. Je vote moralement contre. Mais c'est à vous qu'appartient l'initiative et vous avez une majorité. Plaise au Ciel que les conséquences ne soient pas telles que le racisme, la violence, tellement proches, redeviennent présents, quels que soient ceux qui gouvernent.
Bernard Pons : Monsieur le Président, c'est contre l'usage, je le sais, mais est-ce que je peux reprendre la parole ?
Le Président, aimable : Oui.
Bernard Pons : Le problème foncier n'existe pas. C'est vrai que M. Lafleur a dispersé ses terres sous des prête-noms, qu'il existe des terres domaniales et des terres non redistribuées. Mais il n'y a pas de problème de partage des terres, plutôt de mise en valeur. Sur 2 millions d'hectares, la moitié appartient aux Européens et aux Wallisiens. La terre revendiquée par les tribus est celle qui a été mise en valeur. Vous dites que le pouvoir économique est entre les mains des Blancs. Ce n'est pas la réalité : il y a 70 000 métis sur 150 000 habitants en Nouvelle-Calédonie. Quant aux Mélanésiens, s'ils n'ont pas le pouvoir économique, c'est parce que le droit de propriété n'existe pas dans leur tradition. Je reconnais qu'il y a des injustices, mais je dis que la coutume est un élément de frein important. Sur le plan politique, je rappelle que, sur les 32 maires, 21 sont mélanésiens. Je conclus que le gouvernement n'entend pas favoriser une ethnie contre une autre et que son action repose sur deux priorités : rétablir l'ordre et ouvrir le dialogue.
François Mitterrand l'interrompt : Point suivant à l'ordre du jour.
A l'issue du Conseil, l'Élysée annonce que le Président de la République a exprimé de très fortes réserves sur le projet de loi réformant le statut de la Nouvelle-Calédonie, susceptible de raviver les tensions entre communautés. Nous avons griffonné ces mots dès la fin du Conseil.
Début de la visite en France du vice-Premier ministre iranien Ali Reza Moayeri. Il souhaite obtenir le règlement du conflit Eurodif et le démantèlement des réseaux de Radjavi en France.
Devant l'Assemblée nationale, Jacques Chirac engage la responsabilité de son gouvernement avant le débat sur la loi électorale.
Jeudi 22 mai 1986
Adoption par l'Assemblée du retour au scrutin majoritaire pour les législatives et rejet de la motion de censure déposée par les socialistes.
Le texte rétablissant l'anonymat sur l'or est publié au JO.
Ça se gâte pour Éric Rouleau : Marc Bonnefous, secrétaire général adjoint du Quai d'Orsay, lui téléphone à Tunis pour lui ordonner, d'un ton un peu embarrassé, de ne pas venir accueillir le Premier ministre à l'aéroport, samedi prochain, lors de sa visite en Tunisie : Jacques Chirac ne veut pas le rencontrer. Éric Rouleau téléphone immédiatement à Jean-Louis Bianco qui proteste auprès de Jean-Bernard Raimond et Maurice Ulrich, fort ennuyés. Pour sauver la face, il est décidé qu'Éric Rouleau sera appelé en consultation à Paris, et le Quai nous promet de le nommer bientôt ambassadeur itinérant.
Devant la presse diplomatique, le Premier ministre reprend l'essentiel de ce qu'il avait déjà exprimé voici quelques mois à propos de l'IDS. Il est pour la coopération avec les Américains. Il évoque la possibilité de construire une défense européenne « spatiale ». Deux illusions.
Vendredi 23 mai 1986
Au cours d'un déjeuner privé avec des amis, le Président fait le point sur la cohabitation : Je l'ai dit plusieurs fois au Premier ministre, avec lequel mes relations sont très courtoises (même si je ne retrouve pas cette courtoisie dans ses déclarations publiques) : « Vous me dites que l'article 13 de la Constitution précise que le Président de la République ne peut que signer les ordonnances que le gouvernement lui propose, même s'il n'est pas d'accord. Mais vous trouverez toujours d'autres éminents juristes pour jurer du contraire. Et, surtout, tout le monde pourrait bien me dire que je dois signer, si je ne veux pas signer, je ne signerai pas ! » Alors, bien sûr, je pourrais habiller ce refus, notamment en l'étalant dans le temps ; puisqu'il n'y a pas de délai impératif, je pourrais dire : oui, je signerai un jour... Je ne le ferai pas. J'ai été obligé d'accepter des ordonnances, d'abord parce que c'est prévu par la Constitution, ensuite parce que je l'avais accepté des gouvernements précédents. Mais j'ai simplement exigé que cette procédure soit limitée. J'espère que cet engagement sera tenu. Pour ne pas signer une ordonnance, il faut que je sois sûr de mon fait et ne pas provoquer un affrontement sans être en position de force : par exemple, je signerai l'ordonnance sur le mode de scrutin, sauf, bien entendu, si le découpage est particulièrement inique et scandaleux. D'abord parce que les Français sont dans l'ensemble favorables au scrutin majoritaire ; ensuite parce que je me vois mal engager un débat public sur le découpage électoral (sauf, je le répète, si celui-ci est vraiment scandaleux). Par contre, pour l'ordonnance concernant la privatisation, j'ai déjà prévenu Chirac. Tout le monde a compris la référence aux nationalisations de 1945 : c'est la référence au programme du Conseil national de la Résistance, à une ancienneté de quarante ans qui entérine l'appartenance au patrimoine national. Mais c'est aussi la volonté de faire fixer une règle d'évaluation par le Conseil constitutionnel. Sinon, c'est la porte ouverte à la braderie des intérêts de l'État. Pour les nationalisations de 1982, le Conseil constitutionnel s'est mêlé de la règle d'évaluation. Un peu trop, même, à mon goût. Enfin, il l'a fait et personne n'a pu y échapper. Mais, pour celles de 1945, ce nefut pas le cas et il faut que ça le soit. J'ai dit à Jacques Chirac : « Si c'est cette liste, je ne signerai pas. » Il est donc coincé : ou bien il me présente cette liste et je ne la signe pas, ou bien il la divise en deux et il reconnaît la pertinence de ma distinction. Bien entendu, il me faudra expliquer ce refus. Mais si j'en appelle aux Français avec des arguments aussi forts que la défense des intérêts de la Nation, je pense que je serai entendu. Alors Chirac m'a répondu : « Si vous ne signez pas, c'est très ennuyeux, car ce serait contraire à la Constitution. Et moi, cela m'ennuierait beaucoup que le Président de la République ne respecte pas la Constitution. » Je lui ai dit : « Écoutez, occupez-vous de vos affaires; moi, je m'occupe des miennes ! »
En politique étrangère, Chirac n'a qu'un mot à la bouche : article 20. « Le gouvernement, dit-il, détermine et conduit, etc. Alors, vous comprenez, ajoute-t-il, la diplomatie, c'est aussi la politique de la Nation. » Mais je lui réponds : « Bien sûr, il y a l'article 20, mais il y a aussi les autres ! Il ne faut pas avoir une courte vue. Vous oubliez les autres : l'article 5, le 14, le 15, le 52, le 53. Moi, je ne les oublie pas : la Constitution forme un tout. »
Sur l'IDS, j'ai bien entendu ce que Chirac a dit hier devant la presse diplomatique. Mais, quand je le verrai, je lui dirai : « Monsieur le Premier ministre, tout cela, ce ne sont que des paroles. Si vous voulez passer aux actes, ce sera non. Pour moi, c'est une question de principe : adhérer à l'IDS, ce serait revenir dans le commandement intégré de l'OTAN. »
A La Haye comme à Tokyo, j'ai accepté que le Premier ministre m'accompagne, car cela donne du poids à la délégation française, et cela ne me gêne pas. Mais lorsque j'apprends que, par des négociations directes avec les gouvernements étrangers, Matignon essaie d'obtenir qu'à ces Sommets la France jouisse d'une sorte de représentation bicéphale, je dis au Premier ministre : « Vous pouvez essayer tout ce que vous voulez, pour moi ce sera non. Je ne tiens pas à voir la France ridiculisée. » D'ailleurs. cela m'amuse, car à chaque fois qu'il négocie avec un gouvernement étranger, celui-ci m'envoie son ambassadeur pour me demander si je suis bien d'accord. Cela a été le cas notamment avec celui qu'il appelle « mon ami Nakasone ». Avant Tokyo, il s'est bien rendu compte, en étudiant le déroulement du Sommet, que tout tournait autour du chef de délégation et qu'il ne pouvait y en avoir qu'un. Comme il s'en est inquiété devant moi (« Qu'est-ce que je vais faire pendant ce temps-là ? »), je lui ai répondu que le plus simple serait de ne pas y aller. Vous savez ce qu'il m'a répondu ? « Ah, non ! Maintenant que j'ai dit que j'y allais... » C'est très révélateur du comportement de Chirac. Le pire est qu'il a dit cela devant plusieurs personnes...