L’Histoire : La nuit du 9 au 10 novembre 1938 est restée dans l’histoire comme la « Nuit de cristal ». Pouvez-vous nous expliquer dans le détail ce qui s’est passé à ce moment-là ?
Saul Friedländer : Le 7 novembre, un jeune Juif polonais habitant à Paris, Herschel Grynszpan, désireux de protester contre le sort réservé aux Juifs polonais, dont ses propres parents, brutalement chassés par-delà la frontière de Pologne, achète un revolver, se présente à l’ambassade d’Allemagne et est envoyé au bureau du premier secrétaire, Ernst vom Rath. Il lui tire dessus et le blesse mortellement : vom Rath vivra encore deux jours, jusqu’au 9.
Or, tous les 9 novembre, les vétérans du parti nazi se réunissaient à Munich pour commémorer le putsch manqué de 1923 ; Hitler était toujours présent à ces réunions. Donc, le 9 dans l’après-midi, vom Rath meurt à Paris. Hitler l’apprend le soir à Munich. S’ensuit une conversation entre lui et Goebbels. On sait aujourd’hui, parce qu’un fragment du journal de Goebbels a été retrouvé en ex-Union soviétique et publié très récemment, que Hitler lui a donné à ce moment-là l’ordre de mettre en route le mécanisme d’un pogrom à l’échelle nationale.
Hitler parti, Goebbels fait devant les dignitaires du parti un bref discours leur annonçant que vom Rath est mort, utilisant cette formule ambiguë en fait parfaitement comprise par les assistants : là où la colère populaire se manifestera, il ne faudra pas que la police intervienne pour l’empêcher de s’exprimer. Ce qui signifie qu’il faut que la violence se déchaîne et que rien ne doit l’arrêter. Suivent des instructions très précises : il faut mettre le feu aux synagogues, détruire les magasins juifs.
L’H. : Il s’est agi, du début à la fin, de crimes commis par les SS ?
S. F. : C’était quelque chose de tout à fait organisé, et perpétré par des SA, des SS, des membres des Jeunesses hitlériennes et du Front du travail ; mais tous avaient reçu l’ordre de se présenter en civil pour donner l’impression qu’ils étaient des Allemands « ordinaires ».
L’H. : Revenons à la soirée du 9. Une fois ces ordres donnés… ?
S. F. : Cela se déclenche de la manière suivante : toute la vieille garde qui était présente à Munich – ce sont tous des Gauleiter (chefs régionaux) ou de très hauts membres du parti – se rue vers les téléphones pour informer ses troupes de ce qui vient d’être décidé. Et la machine se met en marche. Cela se passe partout de la même façon : les unités de SS et de SA se présentent à des points de rassemblement d’où elles se dirigent vers les quartiers juifs.
Prenons un exemple précis, celui de la ville d’Innsbruck – l’Autriche a été annexée à l’Allemagne par l’Anschluss de mars 1938. Il y a encore quelques familles juives à Innsbruck, bien que l’ordre ait été donné aux Juifs de province de se rassembler à Vienne s’ils ne pouvaient pas émigrer. De petits groupes de SS se rendent d’une adresse à l’autre et exécutent les responsables de la communauté, tandis que d’autres mettent à sac les magasins juifs et brûlent les synagogues. Richard Berger, le plus haut dignitaire de la communauté, est sorti de son lit et emmené en voiture, en pyjama ; on lui dit qu’on va au siège de la Gestapo mais il se rend compte qu’on n’emprunte pas la bonne direction ; la voiture s’arrête au bord de l’Inn et on le jette dans la rivière après l’avoir tué à coups de crosse de revolver et lui avoir tiré dessus.
Quelles étaient exactement les instructions ? A-t-on donné l’ordre de tuer ? Sans doute, implicitement. Lorsque Goebbels est officiellement informé de la première mort, celle d’un Juif de nationalité polonaise, il répond qu’on ne va pas faire une histoire pour un Juif polonais. Ce qui indique à ceux qui l’entourent qu’on peut continuer dans ce sens. Très vite, il y a à peu près une centaine de morts. Il y a eu des meurtres, mais aussi des suicides. Par la suite, environ 30 000 hommes sont arrêtés et envoyés dans des camps, ce qui alourdit évidemment le bilan.
L’H. : Quelle a été l’attitude de la population face à ces exactions, à ces meurtres ? Comment les Allemands « ordinaires » ont-ils pris la chose ?
S. F. : Il y a eu sûrement des individus qui ont profité du désordre pour se livrer au pillage. Mais la population, dans son ensemble, n’a pas participé à ce qui se passait. On peut plutôt dire qu’elle a exprimé une certaine réticence. À Leipzig, où on jette les Juifs dans une petite rivière qui passe à travers la ville, et où on demande aux badauds de leur cracher dessus, de les frapper, les gens qui sont là se détournent ; mais dès qu’une protestation s’élève, les SA ou les SS se montrent très brutaux. Au total, la population a l’air d’avoir peur.
Mais il faut nuancer. Certains trouvent que ce que font les nazis n’est pas assez : à Berlin, on a entendu des ouvrières dire qu’il était dommage que les Juifs n’aient pas été enfermés dans les synagogues quand on les a fait brûler. Ailleurs, à Hambourg par exemple, où les Juifs étaient bien intégrés, où il y avait de nombreux mariages mixtes, la population se désolidarise des violences. En fait, ce qui semble avoir particulièrement choqué les gens, ce sont les dégâts matériels. Comment résumer tout cela ? Un mélange de honte, de passivité, de réticence à l’égard du désordre et de la violence gratuite. Ce n’est pas nécessairement de la sympathie pour les victimes.
L’H. : Et les Juifs eux-mêmes, comment ont-ils réagi à cette mise en place progressive d’un système d’exclusion ?
S. F. : Les Juifs eux-mêmes, aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui – mais il faut faire très attention à ne pas lire l’histoire à rebours – ne se hâtent pas d’émigrer : en 1933, ils sont seulement 37 000 à quitter l’Allemagne, sur 525 000 – la population allemande comptant environ 60 millions d’individus. L’année suivante, ils seront un peu plus de 20 000 à s’enfuir, et de même chaque année, jusqu’en 1938. La Nuit de cristal est de ce point de vue un tournant. Cependant, quand la guerre éclate, en 1939, il y en a encore 200 000 dans l’ancien Reich (soit l’Allemagne sans l’Autriche).
Certains disent : « Mais enfin, ces Juifs allemands, ou autrichiens, ou tchèques, ils ne voyaient donc pas ce qui allait leur arriver ? » Eh bien non, ils ne pouvaient pas prévoir ce que personne ne prévoyait ; et émigrer était quelque chose d’extraordinairement difficile. Alors, ils se sont dit qu’il valait peut-être mieux rester et essayer de tenir le coup. Dans ce contexte, la Nuit de cristal est vraiment une rupture : ensuite, ça a été la panique.
L’H. : Pour conclure, comment interprétez-vous ce qui s’est passé durant cette nuit du 9 au 10 novembre ? Vous avez employé le terme de « pogrom ». Est-ce que, pour vous, cette terrible persécution ressortit encore d’une tradition « classique » de la violence antijuive ? Ou bien est-ce que les nazis ont mis là au point quelque chose de « nouveau », qui annoncerait la Solution finale ?
S. F. : Je dis « pogrom », d’abord, parce que « Nuit de cristal », c’est le terme qu’ont choisi les nazis eux-mêmes pour qualifier l’événement. Ensuite, parce que c’est en effet une violence subite, et presque immédiatement interrompue, en cela semblable aux pogroms classiques de la Russie tsariste, d’ailleurs eux aussi encouragés par les autorités. C’est largement le même schéma : violence organisée contre les biens, contre les lieux de rassemblement cultuels, symboliques, etc., et massacres. Cela n’a encore rien à voir avec une politique d’extermination.
En 1938, on ne pouvait pas prévoir ce qui allait se passer à partir de 1942. Ce qui était devenu évident, c’était que le nazisme était passé à l’égard des Juifs à une brutalité accrue, et que le but était de les éliminer d’Allemagne. C’était l’aboutissement de toutes les persécutions antérieures, dans un crescendo de violence, mais une violence qui avait encore ses propres limites.