« Et le monstre se mit à fasciner »

L’Histoire : Comment expliquer le succès du parti nazi et de Hitler entre 1932 et 1933 ? Repose-t-il entièrement sur la personnalité du chef ?

Ian Kershaw : Il faut, comme dans toute analyse d’une dynamique politique, tenir les deux bouts de la chaîne : Hitler et son parti d’un côté ; les électeurs de l’autre. Il y a, en somme, une rencontre conjoncturelle entre les aspirations au pouvoir d’une secte nationaliste et les aspirations au changement d’une partie de l’opinion allemande.

Donc, d’un côté, Hitler. Dès le début des années 1920, il est en possession de ce qui sera sa vision du monde, organisée autour de trois axes : 1) une conception de l’histoire comme lutte entre les races ; 2) un antisémitisme sans concession ; 3) la conviction enfin que l’avenir de l’Allemagne dépend de la conquête d’un « espace vital » aux dépens de la Russie.

Hitler, agitateur démagogue de brasserie jusqu’au milieu des années 1920, se pense plutôt comme le prophète annonçant la nécessaire venue d’un sauveur de l’Allemagne que comme le rédempteur lui-même. Ce n’est qu’en 1924, lors de sa détention à la forteresse de Landsberg, où il est enfermé pour avoir organisé un putsch à Munich, qu’il en vient à penser qu’il est, lui, ce « grand homme » dont il annonçait la venue. D’où la structuration accélérée de son mouvement autour du seul culte du chef.

Deuxième élément clé de l’émergence du national-socialisme comme phénomène de masse : ce culte du chef est au diapason d’une vision du monde répandue dans l’opinion allemande. Pour le dire à grands traits, l’histoire « nationale » allemande est alors idéalisée, puisque l’unité a été tardive et partielle. Elle a donné naissance, notamment dans les milieux bourgeois, à une vision héroïque de la politique : à côté de quelques noms tels ceux de Goethe ou de Beethoven, apparaissent Frédéric le Grand ou Bismarck.

Dès les années 1920, avant même que Hitler ne se fasse connaître, l’idée que l’Allemagne avait de nouveau besoin d’un « grand homme », sorte de guerrier, de grand prêtre et de politique qui guérirait le pays de ses maux et de ses divisions et rendrait au Reich sa grandeur, est répandue dans les milieux de droite.

L’H. : Hitler incarne-t-il tout à coup l’idéal des Allemands ?

I. K. : Les nationaux-socialistes sont mis en selle dans un contexte où l’avenir de la démocratie parlementaire est compromis, mais où une dictature nazie est, de loin, le plus improbable. L’opinion imagine plutôt une forme de régime autoritaire qui pourrait être une dictature militaire : l’arrivée au pouvoir de Hitler tient davantage à un concours de circonstances fortuites et aux erreurs de calcul des conservateurs qu’à son action personnelle.

Une erreur de perspective est souvent commise : celle de relire les quelques mois de l’émergence du national-socialisme entre 1930 et 1932 à la lumière de ce que sera le régime nazi dès 1933-1934. En effet, la propagande du régime, une fois Hitler au pouvoir, avec la formidable mobilisation des moyens radiophoniques et cinématographiques, comme avec la diffusion à des millions d’exemplaires de Mein Kampf, bref cette saturation et cette confiscation de l’espace public au seul profit d’un homme laissent encore trop accroire que Hitler serait parvenu au pouvoir grâce à la magie de son verbe et à la puissance de ses écrits. La réalité est beaucoup plus complexe.

En 1932, sur les 13 millions d’Allemands qui votent pour Hitler, rares sont ceux qui l’ont approché. Le Hitler dont ils ont entendu parler, sur lequel ils ont lu des articles dans la presse ou qu’ils ont entr’aperçu à des réunions électorales ou des rassemblements de masse correspond à une image fabriquée et mise en scène par la propagande du parti. Malgré l’absence de sondages d’opinion, on peut raisonnablement supposer que la majorité de ceux qui apportent leur suffrage au NSDAP y est poussée par des motivations peu idéologiques : soucis prosaïques d’un gagne-pain promis, considérations locales, froids calculs d’intérêt, voire le sentiment que Hitler ne peut pas faire pire que les autres, que sa chance doit lui être donnée.

Tous ces éléments l’emportent alors sur la foi en une idéologie dont les textes majeurs n’ont pas été lus par beaucoup, ou sur une adhésion à l’« idée prophétique » que Hitler se fait de sa mission.

L’H. : Peut-on distinguer, au sein de l’opinion publique allemande, des groupes plus réceptifs que d’autres à cette image du Führer ?

I. K. : Dans les petites villes comme dans les villages, les gens votent souvent pour les nazis parce qu’ils suivent l’exemple des notables. Après 1929-1930, les nombreuses organisations affiliées au mouvement nazi – destinées à organiser toutes les couches de la population – tissent un lien entre le « grand dessein » du nazisme et un large éventail de revendications catégorielles et matérielles spécifiques, promettant le plein emploi ou la satisfaction des aspirations quotidiennes par la restauration de la puissance nationale.

On a longtemps défendu la thèse selon laquelle le parti nazi aurait été un mouvement petit-bourgeois. On sait aujourd’hui que sa base sociale était beaucoup plus large qu’on ne le croyait. Le parti dépassait largement, dans son recrutement de militants comme d’électeurs, les frontières d’une seule couche ou classe sociale. Il se marque toutefois, dans ce double recrutement, de très fortes inégalités : les catholiques sont les moins réceptifs ; de même, les milieux ouvriers, dans lesquels recrutent prioritairement les partis social-démocrate et communiste. Mais les analyses électorales menées par Jürgen Falter ont révélé que le NSDAP avait mordu sur les électorats social-démocrate et communiste dans une proportion beaucoup plus large qu’on ne l’avait imaginé8.

Les principaux bastions électoraux du nazisme sont essentiellement dans le Nord et dans l’Est, régions protestantes, plutôt que dans l’Ouest et le Sud, à majorité catholique ; dans les zones rurales et les petites villes plutôt que dans les grands centres urbains ; et, en milieu urbain, dans les banlieues petites-bourgeoises plutôt que dans les quartiers ouvriers déshérités. Artisans, commerçants, agriculteurs, cols blancs et fonctionnaires sont surreprésentés.

Mais peu de chômeurs sont séduits par Hitler. Et si le NSDAP – fort en 1932 de 800 000 adhérents et de près de 500 000 SA qui n’étaient pas tous membres du parti – a un recrutement plus jeune que tous les autres partis, à l’exception du parti communiste, les effectifs des Jeunesses hitlériennes ne supportent toujours pas, en janvier 1933, la comparaison avec ceux des mouvements de jeunesse socialiste, catholique ou bourgeois.

Cela dit, une fois en contact avec Hitler, suite à la décision de voter, d’assister à des rassemblements publics ou de prêter une attention non plus occasionnelle mais systématique à sa propagande, l’électeur est inévitablement exposé à ce que j’appelle l’image « charismatique » du chef nazi, facteur clé de la dynamique du mouvement.

L’H. : Vous expliquez le phénomène nazi par le « charisme politique » exercé par Hitler sur son entourage et sur les foules allemandes. Qu’entendez-vous par ce terme ?

I. K. : Je ne crois plus que l’on puisse en demeurer au débat historiographique qui campe sur deux positions antagonistes : soit, du fait d’une approche strictement biographique, l’omnipotence diabolique de Hitler, qui dit, voit et fait tout ; soit, du fait de l’analyse structurelle, d’un régime aux centres de pouvoir dispersés et rivaux, la description du pouvoir de Hitler comme celui d’un « dictateur faible » – pour reprendre la formule de Hans Mommsen – face à sa bureaucratie toute-puissante9. Il me semble que l’on doit sortir de cet enfermement historiographique par une vision nouvelle, inspirée par Max Weber : celle d’un pouvoir charismatique.

Ce qui devient alors objet d’histoire, ce n’est plus l’individu Hitler, mais la position exceptionnelle qu’il occupa. Une position réelle, immense et qui demande une véritable explication, puisqu’elle fut sans commune mesure avec un individu dépourvu de qualités. L’autorité charismatique n’est pas l’autorité traditionnelle, héréditaire ou hiérarchique, elle n’est pas l’autorité légale de la bureaucratie ; elle se fonde sur la perception, toujours en renouvellement, par la masse d’une mission, d’une grandeur particulière, d’un héroïsme supposés du chef.

D’où l’importance, dans la rencontre qui s’opère entre Hitler et l’opinion publique, de la ritualisation du culte du chef. Les militants du NSDAP sont convaincus que leur chef est le rédempteur de l’Allemagne. Pour convaincre à leur tour les électeurs, ils multiplient, dès la sortie de prison de Hitler, les défilés de leurs troupes dans les rues ou les rassemblements politiques, eux-mêmes de plus en plus ritualisés : haies de militants portant les drapeaux autour de la tribune, chants, salut hitlérien (obligatoire au sein du mouvement dès 1926).

Goebbels, à partir d’avril 1930, concentre tous les pouvoirs de propagande, décidant des slogans et des thèmes de campagne, choisissant orateurs et lieux, mêlant toujours les sujets généraux aux préoccupations régionales ou locales, affichant enfin une défense des valeurs traditionnelles de l’Allemagne conjuguée à une symbolique moderniste : avant le deuxième tour de l’élection présidentielle de 1932, il affrète un avion pour transporter le candidat de rassemblement en rassemblement, avec le slogan : « Le Führer au-dessus de l’Allemagne. »

L’H. : Mais il faut, pour que tout cela soit possible, que Hitler soit un tribun de réelle envergure.

I. K. : Il l’est. Il sait créer jusqu’à l’extase parmi ses auditeurs. Hitler maîtrise phrasé et rythmique, il commence par observer le silence pour créer une tension, puis entreprend son discours d’un ton hésitant qui devient plus harmonieux jusqu’à ce qu’éclatent les premiers staccatos de phrases hachées, hurlées, que suivent des rallentandos calculés afin de souligner un point important, le tout appuyé par un jeu de mains qui va crescendo au fur et à mesure que le discours s’emballe. Ce jeu, on le sait, a été mis au point, avec celui des lumières et le choix des tenues, à l’occasion des premiers grands rassemblements de Weimar en 1926, de Nuremberg en 1927 et 1929.

Tout est donc déjà rodé lorsque intervient le bond en avant électoral de septembre 1930. Mais la stratégie du parti, concentrée sur le seul culte du chef, mise sur l’accession au poste de chancelier. Comme celle-ci est refusée par Hindenburg à l’été 1932, on observe un reflux des voix et la montée de tensions violentes entre courants rivaux au sein du NSDAP, lequel sera en quelque sorte sauvé par l’accession au pouvoir en janvier 1933.

Le concept de « charisme » déplace donc le projecteur des qualités prêtées au chef vers les perceptions et représentations qu’en eurent ceux qui le suivirent et le portèrent au pouvoir, vers la société allemande. Le charisme permet de penser ensemble tous les traits que les interprétations précédentes avaient jusqu’alors soulignés séparément : le pouvoir de Hitler résulte de la collaboration, de la tolérance, des faux espoirs ou de la faiblesse de tous ceux qui, en Allemagne, occupaient une position de pouvoir ou d’influence ; tous reportèrent leurs attentes ou leurs ressentiments dans la personne de Hitler.

Ce qu’exprimait, le 21 février 1934, un dirigeant nazi de second ordre, Werner Willikens, secrétaire d’État au ministère de l’Alimentation : « Chacun a le devoir de servir le Führer en s’efforçant d’aller au-devant de ses désirs. » De cela résulta une combinaison sans précédent d’instabilité institutionnelle et de dynamisme extraordinaire, qui finit dans l’autodestruction, après avoir procédé à l’extermination de plus de 5 millions de Juifs et de Tsiganes d’Europe.

L’H. : Justement, cet antisémitisme, central dans la pensée et les discours de Hitler, dans quelle mesure a-t-il lui aussi rencontré l’attente, voire l’adhésion des Allemands ?

I. K. : De mon étude sur la Bavière sous le IIIe Reich, je conclus que l’antisémitisme est latent, plutôt qu’actif, au sens où il n’est pas l’élément premier d’adhésion de l’électeur au nazisme. Somme toute, il y a ce que j’appelle une « haine statique » du Juif fortement teintée d’antijudaïsme chrétien. Cette structure stable et traditionnelle de l’identité nationale discrimine ceux qui ne sont pas de bons Allemands et, de fait, conduit les Allemands à accepter la politique antisémite du régime, et les Églises de toutes confessions à ne jamais la dénoncer. Mais, il faut y insister, les attentes populaires qui portent Hitler au pouvoir sont des attentes de retour à l’ordre et à la stabilité politique, économique, sociale ; elles ne sont pas prioritairement celles d’une communauté nationale débarrassée de tous ses ennemis raciaux.

Cette latence de l’antisémitisme permet donc de comprendre à la fois que jamais le régime nazi ne put embrigader – au-delà du grand cercle des membres du parti – la « haine statique » du Juif répandue dans l’opinion populaire pour la transformer en une « haine dynamique » qui aurait vu chacun se livrer au pogrom : en novembre 1938, après la « Nuit de cristal », des Bavarois marquèrent leur dégoût, leur colère, voire pour un très petit nombre leur sympathie à l’égard de Juifs, amis ou anonymes.

Mais elle explique tout autant que les Allemands, ne faisant pas de la « Solution finale de la question juive » une priorité, laissèrent, par indifférence, le régime nazi se lancer dans cette entreprise essentielle pour lui. Le résultat fut que tout un peuple en guerre collabora, au niveau bureaucratique de chacun, à l’extermination des Juifs.

L’H. : L’opinion allemande s’est-elle détachée de Hitler au fur et à mesure que se profilaient sa défaite et l’anéantissement du pays ?

I. K. : Vous comprenez bien que la nature totalitaire du régime ne permet plus, avec la suppression de toute possibilité d’expression politique libre à l’été 1933, de parler d’« opinion publique ». Demeure une opinion populaire dont on devine, par les rapports secrets de nombreux observateurs comme par les rapports de police et de la Gestapo, que, jusque vers le milieu de la guerre, elle demeure très attachée à Hitler, qu’elle crédite du redressement économique, de l’éradication du « marxisme », de la reconstruction d’une Allemagne forte…

Deux rapports doivent toutefois retenir l’attention. Le premier est établi en mai 1942 par Wilhelm Knöchel, membre du comité central du Parti communiste allemand séjournant clandestinement à Berlin : « Confronté à la perspective terrifiante d’une défaite militaire, la grande majorité des Allemands souhaiteraient le départ aussi rapide que possible du gouvernement de Hitler. Néanmoins, Hitler leur apparaît comme un moindre mal… »

Deux ans après, le mémorandum d’Adam von Trott, destiné aux officiers conservateurs impliqués dans l’attentat de juillet 1944 contre Hitler, fait état d’une immense passivité de la classe ouvrière, et conclut qu’il n’y a aucun espoir qu’à la suite de la liquidation du Führer « une révolution d’en bas » vienne appuyer et légitimer la « révolution d’en haut ». En juillet 1944, lorsqu’éclate la bombe au quartier général de Hitler, les Allemands, dans leur écrasante majorité, souhaitent la fin de la guerre, voire la chute du régime. Mais la guerre elle-même, l’exigence des Alliés d’une reddition sans conditions et la peur qu’inspire l’Union soviétique sont autant d’éléments qui, jusqu’au bout, ont continué à tisser entre le régime et la société des liens par défaut.

Notes

8. Jürgen Falter, Hitlers Wälher, Munich, 1991.
9. Pour comprendre les enjeux de ce débat, voir Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, « Folio-Histoire », 1992, rééd., 1997, ch. IV, « Hitler : “maître du Reich” ou “dictateur faible ?” ».