La SS, pilier du régime ?

Il suffit aujourd’hui encore de prononcer les noms de Himmler et de Heydrich pour évoquer le nazisme dans toute son horreur. Or, ce n’est pas un hasard si ces deux officiers du IIIe Reich appartenaient à la SS, un des piliers du régime hitlérien au point qu’on a pu dire qu’elle constituait un « État dans l’État ». Car la SS incarnait parfaitement la conception nazie du parti idéologique, en même temps que la stratégie révolutionnaire du Führer dont elle était l’instrument par excellence. Liée dès l’origine à la personne de Adolf Hitler, elle réalisa une fusion extrême des tâches étatiques et partisanes, jusqu’à dépouiller l’appareil traditionnel de l’État de la plupart de ses prérogatives.

Les origines de la SS remontent à 1923, lorsque Adolf Hitler, alors chef d’un parti d’extrême droite qui n’a guère de signification qu’en Bavière, fonde une garde prétorienne pour assurer sa sécurité personnelle. Cette garde reçoit, en 1925, son nom définitif : Schutzstaffel – SS (échelon de protection). Mais, dès les débuts, ses membres se distinguent par un uniforme : une casquette de ski noire ornée d’une épingle en argent avec une tête de mort, une cravate noire portée sur une chemise brune, et un anorak, remplacé plus tard par une jaquette noire. Les SS sont soigneusement sélectionnés sur des critères physiques et psychologiques. Bientôt, ces groupes d’élites d’environ dix hommes chacun apparaissent dans toutes les villes allemandes, en marge de l’organisation du parti.

En juillet 1926, lors de la journée du parti à Weimar, Hitler confie à la SS le soin de conserver le célèbre « drapeau du sang », celui qui a précédé le 9 novembre 1923, la marche des nazis sur la Feldherrnhalle de Munich – monument aux morts érigé en 1841-1844 selon le modèle de la Loggia dei Lanzi à Florence –, après une tentative de force, le « putsch de la Brasserie ». L’honneur qui lui est ainsi fait n’empêche pas que la SS (Sturmabteilung : troupe d’assaut), fondée en 1921 par un capitaine de la Reichswehr (armée impériale), Ernst Röhm, afin de combattre les adversaires du parti nazi dans la rue ou lors des bagarres déclenchées dans les réunions politiques. Essentiellement composée, à l’origine, d’anciens soldats et de membres des corps francs – ces unités de volontaires créées après 1919 et qui luttaient contre le subversion communiste à l’extérieur comme à l’intérieur du Reich –, la SA attire rapidement de plus en plus de jeunes et d’ouvriers, ce qui lui confère un profil social très différent de celui du parti.

Sous l’effet de la crise économique de 1929, son comportement ne tarde pas à se radicaliser et les tensions entre ses membres et les fonctionnaires du NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiter Partei : Parti national-socialiste des travailleurs allemands) augmentent. En 1930, un véritable conflit éclate : la SA de Berlin se révolte contre son Gauleiter (chef régional), Joseph Goebbels. Il faudra l’aide de la SS de Berlin pour mater la mutinerie et Hitler lui-même devra intervenir pour ramener de l’ordre. Mais la pression révolutionnaire de ces lansquenets – des déclassés sociaux, victimes de la crise et très hostiles au capitalisme – ne s’affaiblit pas pour autant. Afin de la contenir, Hitler s’efforce de soumettre la SA à une discipline plus stricte et les maintient sous une surveillance constante. Cette dernière tâche incombe à la SS. Elle convient d’ailleurs parfaitement à son nouveau chef (Reichsführer-SS), nommé le 6 janvier 1929, Heinrich Himmler, issu d’une famille de la moyenne bourgeoisie catholique munichoise.

Mais contrôler de près la SA ne suffit pas à garantir qu’elle se tienne tranquille. Il faut lui assigner un nouvel objectif pour canaliser sa soif d’action : d’où l’idée de lui donner un rôle militaire, idée chère à son père spirituel, le capitaine Ernst Röhm. Lorsque ce dernier reprend la tête de l’organisation, en 1931, il agit donc en ce sens, sans qu’aucune promesse formelle soit faite quant à la forme que pourrait prendre plus tard la SA en tant que force armée. Sous l’influence de Röhm et celle de la crise économique – les chômeurs viennent gonfler ses rangs –, la SA se développe d’une manière impressionnante : son effectif atteint sept cent mille hommes à l’automne 1932. Or son comportement ne cesse de se radicaliser. Himmler ne se prive pas d’exploiter les nombreux conflits qui opposent les troupes d’assaut au parti pour les dénigrer et mettre en valeur la discipline de ses cinquante mille SS.

De fait, la SS s’organise alors sur un mode militaire, retrouvant l’idée de la garde prétorienne qui a présidé à sa création. Ainsi, à Munich, cent vingt hommes soigneusement choisis forment la Leibstandarte Adolf Hitler, commandée par Sepp Dietrich, un ancien apprenti-boucher, nazi de la première heure. Dans d’autres villes, des commandos semblables sont créés pour être employés à des tâches quasi policières et semer la terreur dans la population. Ils deviendront les centurions enrégimentés, ou commandos politiques, bases de la troupe de réserve qui donnera plus tard naissance à la SS armée (Waffen-SS).

À côté de la SS générale (Allgemeine-SS) et de la SS armée, apparaît un service chargé plus particulièrement de la sûreté, le Sicherheitsdienst (SD, service de sécurité). Des services de renseignement existaient déjà dans différentes organisations du NSDAP et dans la SA. Et c’est en 1931 que Hitler demande à Himmler d’organiser un service identique dans la SS. Alors qu’il est occupé à cette tâche, ce dernier rencontre par hasard Reinhard Heydrich, un officier de la marine de guerre congédié pour avoir enfreint le code d’honneur, auquel il demande d’esquisser rapidement un plan pour un service secret de la SS, destiné à épurer le NSDAP des saboteurs et des agents infiltrés. Heydrich s’exécute, à la satisfaction de Himmler qui le nommera par la suite à des grades de plus en plus élevés, jusqu’à celui d’Oberführer (général).

Heydrich entre en fonctions le 1er octobre 1931 pour mettre sur pied ce service secret. À cette fin, il établit un immense fichier. En réalité, il ne se donne pas seulement les moyens de surveiller les adversaires du parti, il espère faire de la SS la police du futur IIIe Reich, une police capable de contrôler chaque secteur de la société. Cette ambition correspond parfaitement aux idées de Himmler, et c’est grâce à la coopération des deux hommes que naissent les instruments de la stratégie révolutionnaire nazie : la Gestapo (Geheime Staatspolizei : police d’État) et les services spécialisés de la SS.

En 1933, Hermann Göring, commissaire à l’aviation dans le premier gouvernement dirigé par Hitler et qui est chargé du ministère de l’Intérieur de Prusse, fonde la Gestapo à partir de l’ancienne police politique prussienne et la confie à Rudolf Diels. En effet, la police politique était officiellement interdite au niveau fédéral pendant la république de Weimar, mais chaque État fédéré (Land) en possédait une. C’est le 26 avril 1933 que la Gestapa – un fonctionnaire de la poste transformera son nom en Gestapo –, installée peu après à Berlin au no 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, est officiellement créée.

Parallèlement, le Reichsführer-SS Heinrich Himmler et Reinhard Heydrich investissent peu à peu les polices politiques des autres Länder. Soucieux de ne pas provoquer l’opposition des hauts dignitaires du parti, et conformément au concept hitlérien de « révolution légale » – c’est-à-dire la révolution nazie effectuée dans le cadre des lois existantes ou promulguées pour l’occasion –, Himmler et Heydrich utilisent donc les institutions de la république de Weimar afin d’assurer le pouvoir de la SS. Dès l’hiver 1933-1934, Heinrich Himmler est devenu le chef des polices politiques de presque tous les Länder.

En avril 1934, Rudolf Diels est renvoyé et Himmler lui succède. Le 17 juin 1936, les Gestapo des États fédérés cessent de dépendre des administrations locales et Heinrich Himmler est nommé chef de la nouvelle police allemande, au niveau fédéral, tout en demeurant le Reichsführer de la SS. Cette intégration de la police fonde en fait le futur empire SS dont l’infrastructure est complétée le 1er septembre 1939, lorsque le SD et la police de sûreté sont regroupés dans un même Office central du Reich pour la sûreté, le Reichssicherheitshauptamt (RSHA).

Le véritable essor de cette SS qui finit par devenir omniprésente a commencé avec la décapitation de la SA. Celle-ci entretenait une agitation révolutionnaire permanente et menaçait de déstabiliser les structures politiques mises en place depuis janvier 1933. Elle s’était fait des ennemis un peu partout : dans les rangs du parti, où des dirigeants aussi importants que Göring et Goebbels ne cachaient pas leur hostilité à son égard ; dans la Reichswehr, qui se méfiait des ambitions de l’organisation nazie, désireuse de devenir l’armée du nouvel État ; parmi les représentants conservateurs du gouvernement. Une coalition de ces ennemis réussit à convaincre Hitler d’un complot fomenté contre lui : durant la « Nuit des longs couteaux », du 29 au 30 juin 1934, la SA est décimée par la Leibstandarte SS qui bénéficie de la complicité des forces armées.

Après cette date, la SS prend une importance croissante au sein du régime hitlérien. Elle usurpe de nouvelles fonctions et pénètre d’autres secteurs de la vie publique et privée. Mais le nombre de ses adhérents est limité afin de lui conserver un caractère de corps d’élite. Il reste donc relativement constant – deux cent neuf mille à la fin de 1933 et deux cent trente-huit mille à la fin de 1938. En revanche, sa composition sociale se modifie. Avant 1933, la SS était formée d’anciens soldats des corps francs, d’intellectuels et de vétérans nazis de souche petite bourgeoise. Un dixième seulement de ces anciens membres parvient à se maintenir face à l’afflux qui se produit au moment de l’arrivée de Hitler à la chancellerie.

Le premier groupe des nouveaux arrivants provient de l’aristocratie qui fournit dorénavant un pourcentage considérable d’officiers SS. Le deuxième groupe est composé de membres de la bourgeoisie moyenne, notamment d’intellectuels qui bénéficient d’une formation universitaire. Ils représentent le type même du technocrate de l’élite nouvelle. À leurs côtés, on trouve nombre de jeunes économistes et de « managers ». Enfin, la SS recrute d’anciens officiers bourgeois de la Reichswehr, mais aussi des fils de paysans. Himmler réussit même à lui incorporer des associations entières, comme celle des cavaliers des régions traditionnelles d’élevage de chevaux ou celle du Kyffhäuserbund, un groupement d’anciens soldats néo-monarchistes. Il crée le titre de « dirigeant d’honneur », décerné à des hauts fonctionnaires, à des savants, à des diplomates, sans qu’ils aient besoin d’accomplir un service effectif dans l’organisation nazie. Il fonde en outre le Cercle des amis du Reichsführer-SS qui regroupe des hommes d’affaires prêts à soutenir financièrement la SS.

L’édifice SS est construit de telle façon qu’il présente une solide hiérarchie de services spécialisés. Dans un discours de 1937 sur le caractère et la mission de la SS et de la police, Himmler évoque les cinq piliers sur lesquels repose son organisation. Il s’agit d’abord de la SS générale, dont les membres exercent une profession civile, mais s’entraînent régulièrement à des exercices sportifs et militaires. La SS armée est, elle, destinée à lutter contre le bolchevisme, à l’extérieur comme à l’intérieur du Reich. Les « troupes à tête de mort » fournissent le personnel de surveillance des camps de concentration. Le Service de sûreté comprend la Gestapo, la police de l’ordre ainsi que le service de renseignement du parti et de l’État. Enfin, l’Office pour la race et pour la colonisation doit garantir la pureté raciale du peuple allemand, prévoir et mettre en œuvre la colonisation de nouveaux territoires par des représentants de la « race germanique ». Après 1939, un sixième pilier vient compléter cette structure : l’Office central pour l’économie et pour l’administration (Wirtschafts- und Verwaltungshauptamt), qui est dirigé par Oswald Pohl, responsable des entreprises économiques de la SS, de la gestion des camps de concentration et de leur main-d’œuvre.

L’organisation complexe de la SS est sous-tendue par un projet politique à la dimension des ambitions du IIIe Reich. Ainsi, la première mission du corps d’élite de Himmler est d’incarner l’idéologie nationale-socialiste, de représenter et d’éduquer l’« homme nouveau ». À l’origine, c’est le NSDAP qui aurait dû assumer ce rôle. Mais, en raison des impératifs de la compétition électorale dans les dernières années de la république de Weimar, il a été contraint d’abandonner son caractère élitiste pour devenir un rassemblement de masse.

C’est Heinrich Himmler qui se charge de faire de la SS une sorte d’« Ordre » où l’expression de conceptions ataviques se mêle curieusement à l’emploi des moyens techniques les plus modernes, où le perfectionnement bureaucratique va de pair avec l’emploi de la violence et de la terreur. Sa devise, « Ton honneur est ta fidélité », lui a été donnée par Hitler en 1930, quand elle a maté la révolte de la SA à Berlin. Cette « fidélité » ne s’applique cependant ni à un idéal ni à des institutions, mais à la seule personne de Hitler. La soumission de la SS au Führer est d’autant plus totale que ce dernier se veut l’incarnation de la nation allemande et de ses valeurs.

Car l’idéologie SS repose sur un cadre de référence « biologique ». Elle se fonde sur la conviction de la supériorité de la race des Germains. Celle-ci illustre le concept social-darwiniste de la lutte incessante de l’espèce, de la victoire du fort sur le faible, concept qui conduit implicitement à l’idée d’un expansionnisme illimité. Cet impérialisme est d’ailleurs légitimé par le mythe agro-romantique d’un peuple manquant d’« espace vital » (Lebensraum). Or, dans l’idéologie nazie, l’espace européen est limité d’un côté par un Occident décadent et de l’autre par un Orient plein de promesses. L’expansion du IIIe Reich ne peut donc se réaliser qu’à l’Est : on retrouve dans cette thèse hitlérienne le célèbre Drang nach Osten (poussée vers l’Est), lié au souvenir de l’Ordre des chevaliers Teutoniques (XIIe siècle).

Enfin, l’idéologie SS revêt un caractère pseudo-religieux. Elle se présente comme une sorte de contre-ordre face au christianisme, assimilé par Himmler à « la plus grande peste dont ont été frappés les Allemands au cours de leur histoire ». Le Reichsführer-SS veut créer une morale diamétralement opposée aux valeurs chrétiennes de charité, de pitié, d’amour du prochain et d’humilité. Pour autant, il n’est pas partisan de l’athéisme, mais prône un théisme (Gottgläubigkeit). Cette croyance en l’existence d’un Dieu présente aussi un avantage tactique : elle permet à la SS de se ménager une audience dans des couches sociales qu’une idéologie matérialiste aurait rebutées. En outre, elle fait de Hitler l’envoyé de la Providence dont la volonté transcende celle des hommes et dont les ordres, même lorsqu’ils entrent en contradiction avec toutes les normes éthiques traditionnelles, sont d’autant plus facilement acceptés.

Dans l’idéologie nazie, dont celle de la SS n’est qu’une variante, l’être humain est d’ailleurs conditionné par son appartenance à une « communauté de peuples » (Volksgemeinschaft), c’est-à-dire un ensemble racial et culturel. Il se réduit à un simple maillon dans une chaîne infinie d’ascendants et de descendants, une particule dans un éternel processus naturel. Au sein de ce cycle, la mort est un fait banal, et la tête de mort de l’insigne SS symbolise la faculté de la donner et de l’accepter.

En revanche, le code de conduite des hommes de Himmler s’inspire de l’ancienne tradition militaire et des valeurs des milieux conservateurs – obéissance, camaraderie, sens du devoir, intégrité et honneur personnels. Ainsi, un SS peut être sévèrement puni pour avoir menti ou volé, alors que l’assassinat de centaines de personnes au cours d’une « mission historique » lui vaudra une distinction. Ces « hommes taillés sur mesure » sont éduqués dans des écoles spéciales de SS Junker ou dans des écoles pour l’éducation politique nationale (Napola). Himmler cultive l’élitisme des SS dans d’anciens châteaux et forteresses où ils se réunissent selon un rituel inspiré de celui des jésuites, à la différence près qu’on n’y invoque pas l’exemple du Christ mais celui des dieux germaniques.

Au-delà du modèle idéologique qu’elle incarne, la SS a pour mission de protéger le Führer et son régime contre leurs ennemis. Les nouveaux maîtres de la police donnent une définition extensive de ces derniers : « Est ennemi de l’État toute personne qui s’oppose consciemment au peuple, au parti, à ses fondements idéologiques ainsi qu’à ses actions politiques. » Cette vision dichotomique du monde est encore illustrée par un texte de janvier 1939 : « En politique, il n’y a que deux possibilités […] Qui n’est pas pour l’Allemagne, mais contre elle, n’est pas des nôtres et sera éliminé. »

Si la SS a d’abord exercé une répression visant les adversaires politiques et idéologiques immédiats du nazisme – les communistes, les sociaux-démocrates, les Juifs –, sa conception de la sûreté absolue la conduit à élargir le champ de son action. Dès lors, elle ne se contente plus d’arrêter et de punir ceux qu’elle considère comme des malfaiteurs. Elle mène une répression préventive, jusqu’à la perversion, contre un ennemi idéologique abstrait, contre le mal absolu qu’incarne « le Juif ». Une fois, les adversaires politiques éliminés et le NSDAP déclaré parti unique, le 14 juillet 1933, la Gestapo s’attaque ainsi aux Églises, aux non-conformistes, aux simples mécontents, tandis que le SD entreprend de chasser les Juifs et autres « parasites ». Enfin, le service de renseignement du RSHA (III), dirigé par Otto Ohlendorf à partir de 1939, établit des rapports mensuels sur la situation intérieure du Reich qui enregistrent les réactions de l’opinion à l’égard du régime. Pendant la guerre, ces comptes rendus deviendront journaliers.

Mais aux yeux de Himmler, de Heydrich et de bien d’autres, il ne s’agit pas seulement d’assurer les assises politiques, socio-psychologiques et économiques du pouvoir. Ils veulent que les services de sûreté et la police jouent un rôle fondateur dans le nouvel ordre national-socialiste. La bureaucratie SS de la terreur incarne ainsi la volonté d’une « révolution permanente » qui doit détruire l’ordre ancien et construire des institutions nouvelles. L’ambition de la SS vise, en effet, à transformer totalement la société et à créer un grand empire germanique. À ces fins, l’organisation de Himmler a besoin de la guerre. Car seule la guerre instaure un état d’exception permanent, renforce le système de répression et de surveillance, et permet le remplacement des anciennes élites politiques, économiques et militaires par les hommes nouveaux que forme l’Ordre noir SS : les soldats politiques.

C’est aussi la guerre qui accroît l’importance de la Waffen-SS. Au début de 1935, celle-ci compte sept mille hommes, environ vingt-trois mille en 1939 et presque six cent mille en 1944. Beaucoup d’entre eux ont été recrutés hors d’Allemagne et, depuis 1943, cette armée « multinationale » a cessé d’être une élite. Car, en raison des pertes humaines qu’elle subit – elle est envoyée sur les fronts les plus meurtriers –, la Waffen-SS est contrainte d’amoindrir la sévérité de ses critères d’admission et sa cohésion interne s’en ressent, comme celle de tout l’empire SS.

À l’extérieur, la guerre permet au Reich de trouver les ressources économiques et la main-d’œuvre qui lui manquent. Elle lui garantit aussi le recrutement de nouvelles forces « germaniques ». Cette politique d’exploitation brutale des territoires soumis à la domination hitlérienne est mise en œuvre dès l’Anschluss de l’Autriche en 1938 et le « démembrement » de la Tchécoslovaquie en 1939. Mais elle n’est pleinement appliquée qu’à partir du début du second conflit mondial : d’abord en Pologne, dans une certaine mesure en France, et surtout en Union soviétique.

Il est impossible d’évoquer ici tous les crimes commis par la SS entre 1939 et 1945. Les mots ne suffisent d’ailleurs pas à les décrire. En Pologne, les groupes et les commandos spéciaux de la SS sont responsables de l’organisation du génocide juif, de l’élimination des élites intellectuelles ainsi que des déplacements de population consécutifs à la « germanisation » du pays. Ces commandos, d’abord mobiles, puis stationnaires, sont spécialisés dans les actes de « liquidation » et de représailles. Ce sont eux qui anéantissent toute la population masculine du village tchèque de Lidice en juin 1942, après l’assassinat de Heydrich, ou qui détruisent Oradour-sur-Glane en France, le 10 juin 1944. C’est encore la SS qui a en charge l’administration des camps de concentration et l’organisation de la politique d’extermination du IIIe Reich.

Par son idéologie, ses méthodes et le fonctionnement de ses différents services, la SS est exemplaire du système nazi. Elle crée continuellement de nouveaux services, comme dans une parthénogenèse, double ou pénètre les anciennes structures. Elle s’intègre à la « polycratie » caractéristique du IIIe Reich où chaque institution tente de maintenir, de consolider ou d’élargir son pouvoir. La SS est au centre de cette lutte. Tout en demeurant une organisation du NSDAP, elle le concurrence, car elle prétend seule exécuter la volonté du Führer. Le Reichsführer-SS Himmler compte alors nombre d’adversaires acharnés dans les rangs du parti : Martin Bormann, chef de la chancellerie du Führer et son secrétaire personnel ; Joseph Goebbels, le puissant ministre de la Propagande, Gauleiter de Berlin et commissaire pour la Défense du Reich ; Alfred Rosenberg, chef de l’Office pour les relations extérieures du parti et, après 1941, ministre des Territoires occupés à l’Est ; Fritz Sauckel, plénipotentiaire pour les questions de main-d’œuvre, et Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères et, depuis 1940, général SS. En outre, presque tous les Gauleiter, en particulier ceux qui occupent les postes de commissaires du Reich dans les territoires occupés, sont hostiles à Himmler.

La SS parvient cependant à acquérir une position de force dans deux secteurs décisifs. D’une part, dans la police, qu’elle contrôle totalement, surtout après que Himmler est nommé ministre de l’Intérieur en 1943. D’autre part, dans l’appareil militaire, grâce au développement de la SS armée et à la nomination de Himmler à la tête des troupes de réserve de la Wehrmacht (armée de terre), après l’attentat contre Hitler en juillet 1944. Le Reichsführer-SS a alors presque réalisé pour la SS l’ambition que Röhm avait pour la SA : faire d’elle l’armée du nouvel État.

Enfin, la SS réussit à investir massivement le domaine économique. L’organisation d’Oswald Pohl contrôle quatre grandes activités : l’administration et l’intendance des troupes SS, les camps de concentration et de travail, les constructions de la police et de la SS, la direction des entreprises SS. Car, à la fin de la guerre, l’organisation de Himmler possède plus de quarante entreprises qui regroupent elles-mêmes plus de cent cinquante usines. Elle fabrique des matériaux de construction, des produits de consommation, des textiles, du cuir, et elle est engagée dans différentes entreprises forestières, agricoles ou d’exploitation de carrières. En utilisant le réservoir de main-d’œuvre fourni par les camps pour faire tourner les usines SS, Oswald Pohl parvient à faire de son service une des clefs de la vie économique allemande.

Pourtant, tout ce qui concerne la production de guerre proprement dite lui échappe. Celle-ci est d’abord du ressort de la Wehrmacht, mais elle dépend aussi de Hermann Göring, qui a présidé aux destinées du Plan de quatre ans, lancé en 1936, et chef de la Luftwaffe (armée de l’air). Elle est également dirigée par l’organisation d’Ernst Todt, nommé ministre de l’Armement et des Munitions en 1940. Enfin, elle est réorganisée et vigoureusement prise en main à partir de 1942 par Albert Speer, l’architecte du Führer qui restera jusqu’à la fin du IIIe Reich l’un des plus puissants rivaux du Reichsführer-SS.

Ses incursions continuelles dans nombre de secteurs du système nazi ont fait de la SS une sorte d’« État dans l’État ». Mais, à l’instar du régime national-socialiste tout entier, l’organisation de Himmler offre, à une petite échelle, l’image d’une prolifération d’offices et de bureaux qui engendre une fragmentation du pouvoir ainsi que des rivalités constantes. Himmler lui-même n’arrive que péniblement à maintenir la cohésion de son empire. Et, comme le système nazi s’écroule après la mort de Hitler, l’État SS disparaît après que le Führer a expulsé Himmler du parti, en raison des contacts qu’il avait pris avec les Alliés occidentaux pour conclure une paix séparée. Le dernier président du Reich, l’amiral Dönitz, n’utilisera plus Himmler ni ses services. Après la capitulation sans conditions de l’Allemagne, puis le suicide du Reichsführer-SS, le 23 mai 1945, il ne restera plus que des ruines et un souvenir oppressant du IIIe Reich et de son Ordre noir.