L’État SS ? C’est lui qui a retenu surtout l’attention des historiens de l’hitlérisme. Le corps des SS (Schutzstafel – Service de protection) n’a-t-il pas été depuis la prise de pouvoir de Hitler l’exécuteur fidèle des ordres du Führer ? C’est lui qui a reçu la direction de la police, la surveillance des camps de travail et d’extermination, qui a procédé pendant la guerre au génocide des populations conquises. Corps privilégié, il se distinguait par son recrutement dans les milieux de la bourgeoisie de culture et de fortune, voire même dans l’aristocratie, par les qualités physiques requises, par son costume noir et l’emblème de la tête de mort. Les SS signifiaient au sein du régime national-socialiste l’efficacité de la technocratie, par opposition aux SA, issues de couches sociales plus modestes et mal assurées économiquement, conservant du passé une vision nostalgique. D’ailleurs la société allemande vivait, à l’époque du nazisme, sur une cascade de mépris : l’adhérent au Parti méprisait l’Allemand moyen, le SA méprisait l’adhérent, le SS méprisait le SA.
Et cependant c’étaient les SA qui avaient permis à Hitler de se hisser au pouvoir. Certes, les raisons de conflit entre eux et lui n’avaient pas manqué. Lorsqu’Hitler constitua, en 1921, les Sections d’assaut destinées à neutraliser l’adversaire dans les réunions publiques de Munich, il en confia le commandement au capitaine Ernst Röhm, mélange étonnant de lansquenet et d’idéaliste, qui lui apporta l’appui des corps francs et lui ouvrit l’accès à la vie politique. Mais la volonté de Röhm de faire des SA une armée clandestine, rivale et complémentaire de la Reichswehr, amena Hitler d’abord à le remplacer pendant un temps par Göring, puis à se détacher de lui (1925). Le successeur de Röhm, Franz Pfeffer von Salomon, fit valoir que l’obéissance aux directives du Parti était de règle pour les SA, mais il ne put empêcher le développement d’une opposition qui revêtit un caractère socialiste.
Cependant, le mécontentement des milices était moins dû à l’idéologie, d’ailleurs fort imprécise, qu’à la constatation qu’il existait dans l’organisation du parti des privilèges en faveur des « bonzes », tandis que de maigres récompenses étaient données à ceux qui payaient de leur personne dans les combats de rue. Ce mécontentement se cristallisa autour du chef des SA à Berlin, Stennes, qui se souleva à deux reprises, en 1930 et en 1931, accusant Hitler d’avoir abandonné le cours révolutionnaire du national-socialisme, pour devenir l’un des éléments d’une coalition réactionnaire et faire le jeu du capitalisme. Mécontent de l’administration de Pfeffer, qu’il soupçonnait de faire des SA une organisation rivale du Parti et de préparer un putsch pour s’emparer du pouvoir, Hitler prit lui-même la direction suprême des SA et s’adjoignit comme chef d’état-major Röhm, revenu de Bolivie, où il avait fonction d’instructeur militaire (janvier 1931).
Röhm reprit la direction d’un mouvement en pleine ascension, puisqu’il comptait 170 000 hommes en décembre 1931, 470 000 dans l’été 1932, 700 000 au moment où Hitler prit le pouvoir, en 1933. Il sut en faire une formidable organisation paramilitaire, dont les Standarte correspondaient à d’anciens régiments impériaux, qui accomplissaient des exercices de campagne et avaient des écoles, et où des dizaines, puis des centaines de milliers de jeunes gens, condamnés au chômage et au désespoir, trouvèrent un emploi et une raison de vivre. La force de ce mouvement apparut telle au général Schleicher, ministre de la Guerre puis chancelier en 1932, qu’il envisagea de faire des SA, éduqués par des officiers de l’armée régulière, une réserve de la Reichswehr. Pour le moment, Hitler, qui avait besoin des SA comme troupe de choc dans les meetings électoraux, laissait faire Röhm, bien que les mœurs homosexuelles de son entourage aient offusqué certains éléments bourgeois au sein du Parti. « Les SA, disait Hitler, étaient un rassemblement d’hommes destinés à servir un objectif politique, non une institution morale pour jeunes filles du monde. La vie privée ne peut entrer en ligne de compte que si elle contredit les principes essentiels de l’idéologie national-socialiste. »
L’intérêt du livre de P. Merkl est de nous renseigner sur les facteurs sociologiques qui ont déterminé la conduite des SA1.
Quelle est leur provenance politique ? Une enquête menée par un sociologue américain, Theodore Abel, sur le cas de 581 nazis, dont 337 avaient été membres des Sections d’assaut ou de la SS, montre que la moitié d’entre eux avaient appartenu à des corps francs ou à des organisations nationalistes au lendemain de la Première Guerre mondiale et s’étaient formés dans une atmosphère de violence et de combat. Un grand nombre d’entre eux venaient également des organisations conservatrices, comme le Stahlhelm, dont ils avaient été écartés par la morgue des chefs et l’absence de camaraderie. Enfin, un dizième d’entre eux avaient combattu dans la Reischsbanner socialiste, et surtout dans le parti communiste : l’échange de la chemise rouge contre la chemise brune était fréquent et ne paraissait pas plus étonnant que dans une grande ville le passage d’un gang à l’autre. « J’affirme que parmi les communistes, surtout parmi les membres des Anciens combattants rouges, il y a beaucoup d’excellents soldats », déclarera plus tard Röhm. D’ailleurs, selon certains, quelques sections d’assaut méritaient le nom de Beefsteak-Stürme, « bruns dehors, rouges à l’intérieur ».
De quel milieu sont-ils originaires ? L’on a souvent expliqué leur démarche comme une révolte des classes moyennes, menacées par la prolétarisation. Selon l’historien américain Lipset, le nazisme a su rassembler la petite et moyenne bourgeoisie, de religion protestante surtout, dans les petites villes, menée par un sentiment d’hostilité à l’égard des grandes entreprises. Thèse qui a été reprise par W.S. Allen dans son livre Une petite ville nazie, 1930-1935 (Laffont, 1967) (Northeim en Basse-Saxe), où l’on voit le national-socialisme se développer dans une société préindustrielle, menacée par la crise économique, et dont les inquiétudes sont aggravées par le langage marxiste que continuent à utiliser les sociaux-démocrates, pourtant devenus réformistes.
Nuançant cette thèse, Merkl fait observer d’une part que de nombreux hommes de gauche (Thaelmann par exemple) appartenaient également à cette bourgeoisie déclassée, d’autre part que les SA, loin de représenter une catégorie sociale définie, ont réussi à drainer l’ensemble des couches sociales, et en particulier le monde ouvrier, qu’il s’agisse des ouvriers en col bleu ou en col blanc (38 % et 21 % des effectifs) : ce qui permet de dire que « les SA ont servi d’instrument de pénétration dans le prolétariat », s’il est vrai que les catégories touchées par la propagande nazie ne sont pas les mêmes que celles qui restent fidèles – et inébranlablement – aux deux partis de gauche. Selon Merkl, il n’y a pas d’explication « monocausale » qui puisse rendre compte de l’énorme développement du corps des SA avant 1933. Il faut mettre en évidence les facteurs psychologiques qui ont pu déterminer l’ensemble de la société allemande : le choc de la défaite, l’humiliation du traité de Versailles, la lutte contre le séparatisme rhénan dans les premières générations, la dynamique du mouvement, l’idéologie antisémite et l’impuissance de la République pour les plus jeunes.
Quelles fonctions étaient départies aux SA ? Merkl en distingue trois : défiler, se battre dans la rue, faire du prosélytisme. Sous la République de Weimar, les SA remplissent cette double fonction d’impressionner la population par la stricte régularité de la colonne en marche, des uniformes et de la discipline (qui tranchait avec les cortèges faméliques des communistes), et de faire régner dans le pays une atmosphère de paralysie et de terreur, qui motivait à son tour la demande incessante d’une dictature susceptible de rétablir l’ordre. Cependant, le corps des SA ne constituait nullement, comme on a voulu le faire croire, un bloc homogène : à un prolétariat de militants et de cadres inférieurs qui étaient engagés dans les coups de main et subissaient des pertes sensibles, s’opposaient les instances de commandement, qui menaient autour de Röhm une vie facile et débauchée, où se sont développées les pratiques homosexuelles et qui n’éprouvaient pas le charisme d’Hitler avec la même émotion que leurs troupes.
Il était bien évident qu’après la prise de pouvoir par Hitler, en janvier 1933, la situation des SA devait poser problème. Leurs effectifs n’avaient cessé d’augmenter, atteignant quelque trois millions d’hommes, que l’on vit à l’œuvre dans les boycotts antisémites. Les violences dont se rendaient coupables les SA inquiétaient jusqu’à l’état-major de Röhm, qui voyait bien que ses troupes lui échappaient, mais qui se sentait d’autant plus contraint de leur donner satisfaction, afin de canaliser leur colère et de la faire servir à ses ambitions personnelles. « Nous n’avons pas fait une révolution nationale, disait-il encore en avril 1934, mais une révolution national-socialiste, et nous mettons l’accent sur le mot socialiste. » Depuis la prise de pouvoir, les SA, qui parlaient d’une « seconde révolution », étaient profondément déçus de ne pas voir le régime se retourner contre les forces réactionnaires, ignorant que Hitler était devenu depuis plusieurs années déjà l’obligé du monde capitaliste. Ils ne comprenaient pas que les grandes entreprises juives, qui leur avaient été présentées comme la source de leur misère, fussent seulement transférées à des Aryens.
À cela s’ajoutait la volonté de Röhm de faire de la SA la grande armée allemande, dans laquelle serait intégrée la Reichswehr : d’où les empiétements constants sur les prérogatives militaires et une attitude irrespectueuse des miliciens à l’égard des officiers. Dès lors, le conflit était inévitable : bien qu’il n’y ait jamais eu complot contre le IIIe Reich, Hitler, non sans avoir cherché le compromis, décida de se débarrasser de Röhm et des leaders de la SA. La Nuit des longs couteaux (30 juin 1934) mit fin à la puissance des SA, dont les activités furent dès lors limitées à des fonctions sportives ou de bienfaisance. Et ainsi se bâtit la puissance de la SS, qui jusqu’alors avait été rattachée à la SA mais dont le leader, Himmler, avait été l’un des inspirateurs et des exécutants de la liquidation de ses rivaux. L’État SS succédait à l’État SA.