Quelques hommes d’affaires et industriels prestigieux assis sur les bancs du procès de Nuremberg, et voilà le discrédit jeté durablement sur toutes les élites économiques allemandes. Est-ce à dire qu’elles furent toutes coupables, comme l’affirma longtemps une historiographie d’inspiration marxiste ? Comme souvent, avec le recul et les progrès de la recherche, l’histoire s’est dérobée aux schémas simplistes et a infirmé les poncifs d’origine marxiste qui dominaient les analyses de cette question.
Le capitalisme allemand a connu dès la période de Guillaume II, dans les années 1890, un très fort développement. Le grand patronat représentait une puissance considérable au sein de la société allemande, qui perdura après 1933, le capital industriel et financier constituant l’un des principaux pouvoirs de la « polycratie » nazie, avec le parti, l’armée et la bureaucratie.
Par « grand capital », on entend généralement les principaux actionnaires et dirigeants des plus importantes entreprises industrielles, commerciales et financières. Parmi elles, 158 sociétés avaient un capital social supérieur à 20 millions de Reichsmarks (RM) en 1927 : elles détenaient à elles seules plus de 46 % du capital total des sociétés par actions dont elles ne représentaient en nombre que 1,3 %.
Les plus importantes, donc les plus influentes, étaient : le trust chimique de l’IG Farben ; Siemens et l’Allgemeine Elektrizitäts-Gesellschaft (AEG) dans la construction électrique ; les Aciéries réunies (Vereinigte Stahlwerke), ainsi que Krupp et Hœsch, les grands trusts sidérurgiques ; les grandes banques telles la Deutsche Bank, la DiscontoGesellschaft, la Dresdner Bank, etc. La plupart avaient atteint un très haut niveau de concentration : les Konzerne, groupes industriels à concentration verticale (l’IG Farben contrôlait toute sa chaîne de production chimique, de la source d’énergie au comptoir de vente), et les cartels, à concentration horizontale (les ententes entre les différentes sociétés du cartel de l’acier leur permettaient de contrôler près de 80 % de la production intérieure).
Puissance économique, le grand patronat allemand était aussi une puissance politique du fait de la force de ses organisations professionnelles. Leur vocation était double : négocier avec les syndicats ouvriers (eux aussi très influents bien qu’également divisés en plusieurs tendances) ; discuter des questions de politique économique avec le gouvernement et l’administration.
Il était donc logique qu’un parti aspirant au pouvoir cherche à se ménager les faveurs de ces groupes de pression qui pesèrent très lourd dans le destin de la république de Weimar, ou, tout au moins, de ne pas les compter parmi ses adversaires résolus. Or le NSDAP en était, semble-t-il, assez loin.
Du fait de sa vocation « ouvrière », en effet, le Parti national-socialiste des travailleurs allemands n’avait guère de quoi susciter l’enthousiasme des grands industriels à l’origine. Le programme nazi en 25 points de 1920 demandait « la suppression des revenus obtenus sans travail et sans peine, et l’affranchissement de la servitude capitaliste », c’est-à-dire celle de l’intérêt (point 11), la confiscation des bénéfices de guerre (point 12), la nationalisation des Konzerne (point 13), la « participation » (sans autre précision) aux bénéfices des grandes entreprises (point 14), la remise des grands magasins à l’administration communale et leur location à bas prix aux petits commerçants (point 16), et une réforme agraire qui envisageait des expropriations à grande échelle (point 17). Enfin, le dernier point ébauchait un corporatisme sommaire en prévoyant la création de « chambres professionnelles », courroies de transmission d’un « fort pouvoir central »2. Ni étatisation de l’économie, ni même programme cohérent, ces intentions ne visaient que des cibles traditionnelles dans le contexte de la crise du début des années 1920 : les monopoles, les capitaux spéculatifs et « apatrides », les grands propriétaires agrariens.
À ce programme anticapitaliste du parti nazi s’ajoutaient les conceptions assez floues de son chef en matière économique et sociale. Hitler considérait-il que l’économie était une « chose d’importance secondaire », comme il le proclamait dans un discours de septembre 1922 ? Il est certain que, dans Mein Kampf, le sujet n’est jamais évoqué, sauf pour souligner qu’un parti voué tout entier à la Weltanschauung et qui s’occuperait de problèmes économiques risquerait de détourner son énergie des tâches politiques fondamentales.
En revanche, une fois au pouvoir, Hitler se montra souvent intéressé par les questions touchant à l’économie du réarmement ou des matières premières, et il joua un rôle direct dans l’élaboration du plan de quatre ans. Il ne fut cependant jamais un chaud partisan de la propriété privée, donc du système capitaliste traditionnel, et soutint sans discontinuer le primat de la politique sur l’économie. Mais alors pourquoi le monde des affaires aurait-il choisi d’appuyer Hitler et les nazis ?
Il est sûr que, dans l’Allemagne des années 1920, les capitalistes se détachèrent progressivement de la république de Weimar à cause des concessions et des avantages qu’elle octroyait à la classe ouvrière et qui devenaient trop lourds à supporter, en particulier dans le contexte de crise économique. Puis, ils se tournèrent vers Hitler et le parti nazi, car les partis conservateurs et nationalistes traditionnels ne répondaient plus à leurs aspirations.
Ce revirement, qui se situe entre 1929 et 1933, s’explique non seulement par le conflit aigu entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, mais également par les profondes divergences qui existaient au sein même des classes dirigeantes : conflits entre les agrariens et les industriels dont l’alliance traditionnelle du temps de l’Allemagne impériale (la Sammlung) avait été rompue après la Première Guerre mondiale ; conflits entre les industries lourdes cartellisées à tendance protectionniste et les industries de transformation, confrontées à la concurrence internationale et favorables à une meilleure insertion dans le marché mondial ; conflits de nature politique et sociale sur la nécessité des ententes avec les syndicats ouvriers.
Mais les archives du patronat allemand et du parti nazi démentent nettement la thèse selon laquelle le grand capital aurait apporté un soutien progressif et massif à Hitler avant les élections de mars 1933, donc a fortiori avant sa nomination au poste de chancelier. Elles remettent en cause trois points essentiels : le ralliement des industriels au nazisme, le financement du NSDAP par de l’argent patronal et la constitution d’un groupe de pression pro-hitlérien dans les dernières années de la république de Weimar3.
À partir de 1926, le parti nazi se lança à la conquête d’une certaine respectabilité. Par tactique, Hitler mit entre parenthèses les 25 points, car il s’adressait de plus en plus à des auditoires composés de dirigeants économiques. Ce fut le cas lors de la première rencontre d’Essen, le 18 juin 1926, suivie de trois autres en 1926 et 1927, comme lors de tournées dites « triomphales » dans la Ruhr à l’automne 1931, et plus encore lors de la rencontre au club industriel de Düsseldorf, le 27 janvier 1932. Mais le résultat de ces tournées fut au total assez maigre. Des ralliements, voire des adhésions au NSDAP, il y en eut mais très peu parmi les grands capitalistes, et encore moins parmi les personnalités qui pouvaient avoir une influence notable, en particulier au sein des puissantes fédérations professionnelles. Ces ralliements revêtirent toujours un caractère individuel, les grandes organisations patronales n’ayant jamais pris publiquement position en faveur de Hitler avant 1933.
Fritz Thyssen, fondateur et principal actionnaire des Aciéries réunies, fut le plus notable de ces adhérents. Il rejoignit le NSDAP en janvier 1931 par l’entremise de Göring, conséquence logique de ses positions ultranationalistes. Il avait d’ailleurs déjà soutenu le putsch de Munich4. Il fut le seul industriel d’envergure à s’engager sans réticence au côté de Hitler.
D’autres capitalistes de moindre importance soutinrent le parti nazi. Emil Kirdorf, industriel militariste et réactionnaire, surnommé le « Bismarck du charbon », adhéra au parti nazi en 1927, à l’âge de quatre-vingts ans, pour en démissionner un an plus tard, échaudé par les thèses anticapitalistes toujours actives.
Friedrich Flick, magnat de la Ruhr sans grands scrupules, qui arrosait de ses subsides tous les partis, y compris le parti social-démocrate (SPD), tissa des liens en 1932 avec Heinrich Himmler. Membre du NSDAP en 1937, il fit partie de ces grands industriels qui devinrent les complices actifs du IIIe Reich.
La présence des banquiers Emil Georg von Stauss et Kurt von Schroeder ne traduisait pas une adhésion massive des milieux financiers, mais c’est à l’initiative de ce dernier et dans sa villa qu’eut lieu la rencontre décisive entre Hitler et Franz von Papen, le 4 janvier 1933, qui devait aboutir à la constitution d’un ministère de coalition dirigé par Hitler. D’où le rôle démesuré que lui a attribué l’historiographie classique.
On observa en revanche de nombreux ralliements de cadres et de patrons de petites et moyennes entreprises, beaucoup plus hostiles que les grands hommes d’affaires à la social-démocratie et aux syndicats ouvriers, donc plus sensibles au discours antimarxiste des nazis.
On compte parmi eux d’importants dirigeants du IIIe Reich. Wilhelm Keppler, directeur dans une petite entreprise badoise, rallié en 1927, animateur du cercle portant son nom et chargé de la propagande dans le monde des affaires, devint en 1935 le conseiller économique de Hitler. Albert Pietzsch, un petit industriel munichois, fut placé à la présidence de la Chambre économique nationale du Reich. Otto Wagener, qui abandonna la direction d’une entreprise de machines à coudre pour être nommé en août 1929 chef d’état-major de la SA, fut promu par la suite chef de la section économique du NSDAP.
À cette liste, il faut ajouter Walther Funk, éditorialiste économique au Berliner Börser-Zeitung, qui fut ministre de l’Économie du Reich de 1937 à 1945.
Or, de tous ces noms, y compris Fritz Thyssen, aucun n’avait une influence ou une crédibilité suffisante pour attirer les grands milieux d’affaires dans l’orbite du parti nazi. Seule exception de taille : Hjalmar Schacht, sans conteste le plus prestigieux des « compagnons de route ». Ce financier « magicien » de Weimar, auteur du spectaculaire redressement monétaire de 1924 après l’hyperinflation, se rapprocha de Hitler en septembre 1930, après avoir démissionné de la présidence de la Reichsbank.
Malgré ces ralliements et la propagande active de Göring, de Schacht, de Thyssen ou du cercle Keppler, le parti nazi ne reçut jamais d’importants subsides du monde des affaires.
Enfin, la constitution d’un groupe de pression patronal pronazi dans les dernières années de la république de Weimar relève aussi de l’interprétation abusive, sinon de la légende pure et simple.
À l’automne 1932, avant les élections cruciales de novembre, les nazis menèrent une violente campagne anticapitaliste, populiste et proagrarienne qui incita nombre de grands industriels (Krupp, Albert Vögler, le directeur des Aciéries réunies, Siemens, etc.) à intervenir directement contre eux. Ils proposèrent ainsi, lors d’une réunion à Berlin, le 19 octobre 1932, l’unité de toutes les forces nationalistes et conservatrices à l’exclusion du NSDAP, et le soutien au chancelier von Papen.
Selon l’historien Henry A. Turner, cette politique contribua à faire reculer les nazis au bénéfice relatif de leurs adversaires de droite. Le même auteur met en pièces un cliché toujours colporté dans la littérature sur le nazisme : l’adresse que Schacht envoya au président Hindenburg juste après les élections de novembre 1932, et qui demandait, au nom de grands dirigeants du monde des affaires, la nomination de Hitler au poste de chancelier. Or, révèle Henry A. Turner, « aucun nom du grand capital industriel et financier n’accorda sa signature », à l’exception de Schacht lui-même, de Thyssen et du banquier von Schroeder, tous trois connus depuis longtemps pour leurs sympathies nazies5.
Au total, les grands industriels et financiers firent preuve de passivité face à la nomination de Hitler. Bien que très divisés, la plupart étaient d’accord pour en finir avec le système parlementaire et pour favoriser l’avènement d’un régime présidentiel de nature plus autoritaire. Mais leurs préférences – et leur argent – allèrent beaucoup plus volontiers aux partis conservateurs et nationalistes.
Leurs responsabilités dans l’effondrement de la république de Weimar ne doivent pas pour autant être minorées, même si toutes les analyses récentes insistent sur les faiblesses de l’ensemble des partis politiques et des groupes sociaux face à la montée du nazisme. Mais la perception traditionnelle du nazisme se trouve en revanche bouleversée. Le parti nazi, parti de masse, comptant sur l’énergie et la mobilisation de ses militants, n’eut pas besoin de l’argent du grand capital pour accéder au pouvoir. Il ne fut donc pas, après 1933, débiteur envers les milieux d’affaires.
Dans les premières années du régime, les industriels s’accommodèrent assez bien de la nouvelle situation, au point de conclure une alliance tant avec l’État et le parti, qu’avec l’armée. Cette alliance se traduisit d’abord par la nomination de Schacht au ministère de l’Économie à l’été 1934. Dès 1933, il était redevenu président de la Reichsbank, poste qu’il conserva jusqu’en janvier 1939. Du 21 mai 1935 jusqu’en octobre 1936, il fut en outre plénipotentiaire général à l’Économie de guerre. Or, si Schacht n’avait pas entraîné de ralliements massifs avant 1933, il constitua un gage de sécurité pour des milieux d’affaires restés méfiants envers les projets des nazis.
Cette alliance s’illustra ensuite par des soutiens importants des grands patrons au parti nazi, alors minoritaire dans le ministère de coalition constitué le 30 janvier 1933. Le 20 février, Göring parvint pour la première fois à obtenir des fonds substantiels en vue des élections législatives de mars 1933. Le 23 mars, jour du discours d’habilitation de Hitler au Reichstag, après une séance orageuse, la puissante Association de l’industrie allemande proclama, sous la houlette de Gustav Krupp et les violentes pressions de Fritz Thyssen, sa confiance envers le nouveau gouvernement.
Ce revirement reposait en fait sur des intérêts communs plus que sur une communauté de vues. Hitler avait besoin des grands capitalistes pour mener à bien sa politique de réarmement et enclencher la lutte contre le chômage, qu’il exposa en personne aux industriels le 29 mai 1933. Ceux-ci comptaient sur le nouveau gouvernement pour assurer la stabilité économique, et surtout la stabilité sociale qui prit la forme d’une mise au pas de la classe ouvrière.
Les premières lois promulguées par l’État nazi dans le domaine économique et social renforcèrent ainsi les structures capitalistes existantes. En juillet 1933, les lois sur la cartellisation et la concentration obligatoire entérinèrent la puissance déjà assise du capital monopoliste : entre 1931 et 1938, le nombre de sociétés par actions tomba d’environ 10 000 à un peu plus de 5 000, tandis que leur capital social moyen augmentait de 2,25 à 3,39 millions de Reichsmarks.
La loi sur « la préparation organique de l’économie allemande », de février 1934, réorganisait celle-ci sur des bases apparemment nouvelles. Elle regroupait d’une part les secteurs et les branches d’activité au sein de sept Reichsgruppen et plus de 600 Fachgruppen et Unterfachgruppen. D’autre part, elle créait un réseau d’organisations territoriales : les 23 chambres économiques régionales, la seule réelle innovation, et une Chambre économique nationale du Reich. Mais, contrairement aux visées corporatistes de la tendance de gauche du parti, cette organisation fut essentiellement « horizontale » et non « verticale » : au lieu d’intégrer toute la chaîne de production, de l’ouvrier au patron, d’un même secteur ou d’une même branche, dans une organisation unique, elle établissait une séparation nette entre les sphères de direction et le monde du travail, renforçant de surcroît le pouvoir des monopoles.
En vertu du Führerprinzip (principe du chef), les grands chefs d’entreprise voyaient leur autorité renforcée, tandis que les travailleurs étaient, eux, enrégimentés dans une organisation unique de type totalitaire : le Front du travail (Deutsche Arbeit Front). Ces réformes furent d’ailleurs élaborées avec la volonté explicite de maintenir l’ossature des anciennes organisations patronales, alors qu’elles démantelaient celle des anciennes organisations syndicales ouvrières. Elles accrurent considérablement l’autonomie de la sphère économique, tout en la maintenant sous le contrôle étroit des appareils de l’État nazi, et marquaient l’abandon définitif des aspirations corporatistes, au grand soulagement des milieux d’affaires6.
Dans cette première période qui va de 1933 à 1936, l’alliance entre les capitalistes et les nazis se concrétisa également par des gains de nature économique. La politique de blocage des salaires mit un terme à la pression que les revendications ouvrières faisaient peser sur les grandes entreprises allemandes : entre 1931 et 1938, la part des salaires dans le revenu national baissa de 58 % à 52 %, tandis que la part des bénéfices augmentait. Dans le même temps, les prélèvements fiscaux sur les profits industriels furent diminués.
Si le grand capital allemand, comme le reste des élites dirigeantes, se voyait dans l’obligation de se soumettre à la férule de l’État et à celle de la politique hitlérienne, il n’en tirait pas moins de substantiels avantages, en particulier dans les secteurs bénéficiant des commandes publiques dans le cadre du réarmement. C’est pourtant cette même politique qui allait entraîner les premières réticences des milieux d’affaires.
Contrairement aux idées reçues, la mobilisation économique de l’Allemagne, qui s’accéléra en 1936-1937, fut toute relative. En 1938, les dépenses liées au réarmement se montaient à moins de 10 % du produit national brut. Cette faiblesse, compte tenu des ambitions stratégiques du Reich, fut la conséquence de plusieurs facteurs.
D’abord, les dirigeants nazis ne pouvaient accroître indéfiniment le volume des dépenses publiques, déjà multiplié par deux entre 1936 et 1939, sans risquer à nouveau l’inflation et donc la déstabilisation sociale.
Ensuite, la difficulté de concilier les multiples intérêts politiques et économiques concurrents au sein du complexe « militaro-industriel » aboutit à l’inefficacité, voire à l’absence de réelle planification de l’économie de guerre, et ce jusqu’au tournant de la Seconde Guerre mondiale, en 1942.
Enfin, la volonté de ne pas menacer la relative prospérité dont jouissait à nouveau la population allemande, à qui l’on ne demanda réellement des sacrifices que lors de la phase dite de « guerre totale », à partir de 1942-1943, se traduisit par un souci de produire autant de beurre que de canons, contrairement à une autre idée reçue très répandue à l’époque, surtout en France.
Ces contraintes et ces choix expliquent très largement l’adoption de la stratégie dite du « Blitzkrieg ». Loin de n’être qu’une tactique militaire, une « guerre éclair » utilisant de façon combinée l’aviation et les blindés, le Blitzkrieg constituait un véritable choix politique. Il permettait, dans la phase de préparation, entre 1936 et 1939, d’éviter une mobilisation économique générale, qui aurait pu menacer la stabilité du régime. Seuls quelques secteurs industriels clés étaient invités à produire de façon intensive – l’acier, le charbon, l’aéronautique, la chimie.
Or cette politique souleva de grandes résistances au sein du monde industriel. D’une part, elle creusa un peu plus le fossé entre les industries lourdes et les industries de transformation, ces dernières étant victimes d’une véritable pénurie de main-d’œuvre. Ensuite, appliquée dans un cadre autarcique qui répondait plus à des impératifs idéologiques qu’économiques, elle aboutissait à des non-sens.
Le cartel de l’acier refusa ainsi en 1937 d’augmenter ses capacités de production et donc de soutenir l’effort de réarmement : l’obligation d’utiliser du minerai de fer allemand ne contenant que 26 % de métal au lieu du minerai suédois qui en contenait 46 % augmentait les coûts de production ; de plus, les prix de vente risquaient de s’effondrer une fois le réarmement terminé, en raison de la surproduction.
Le système aboutit parfois à des aberrations : ainsi Krupp vendait à l’étranger des armes de qualité supérieure, car elles étaient fabriquées avec un meilleur minerai que celles qu’il fournissait à la Wehrmacht. L’IG Farben, elle, ne se lança qu’avec réticence dans la fabrication du caoutchouc synthétique (Buna), compte tenu des prix de revient élevés, en jouant des rivalités entre Schacht, très hostile à la politique d’autarcie et donc aux ersatz, et les nazis Göring, Keppler et Funk.
Cette période fut donc marquée à la fois par la rupture de certains industriels et financiers avec la politique hitlérienne et par le renforcement des liens entre quelques grandes entreprises privilégiées et le nazisme, comme l’illustre le cas limite de l’IG Farben. Schacht abandonna ses responsabilités en matière d’économie de guerre en octobre 1936, et, à l’été 1937, démissionna du ministère de l’Économie. Göring prenait la tête de la pléthorique administration du plan de quatre ans, dont le rôle ne cessa de croître, et Funk fut nommé ministre de l’Économie. Thyssen, très aigri, accusa Hitler en 1939 de mener le pays au désastre avant de s’exiler.
À ces défections volontaires s’ajoutait l’épuration des grands dirigeants d’origine juive. Ils furent écartés des responsabilités lors de l’« aryanisation » de l’économie allemande en 1937, à l’instar de Carl von Weinberg, vice-président du conseil des anciens de l’IG Farben, pourtant fervent partisan du national-socialisme, ou de certaines grandes figures, tel Paul Reusch, qui gravitèrent plus tard dans les cercles de l’opposition conservatrice. Cela étant, l’« aryanisation » fut, sous couvert d’idéologie et en dépit de certaines absurdités économiques, un moyen efficace de concentration et d’élimination de la concurrence, qui bénéficia à de grandes entreprises, telles la Dresdner Bank ou l’omniprésente IG Farben7.
Cette évolution s’acheva au cours de la guerre. C’est essentiellement par le biais de l’exploitation des pays occupés que quelques secteurs, et surtout quelques entreprises, purent réellement tirer profit de leur complicité avec le IIIe Reich. Krupp utilisa par exemple la main-d’œuvre d’une soixantaine de camps de concentration ou de prisonniers de guerre. Dans l’ensemble des usines de l’IG Farben, près de 46 % de la main-d’œuvre était d’origine étrangère en 1944 ; à la même date, le pourcentage s’élevait à 59 % dans les usines des Hermann Göring Werke.
Sous le régime nazi, une partie des milieux d’affaires, par hostilité à la république et parce que certains pensaient pouvoir contrôler Hitler, faute d’une autre solution conservatrice, a suivi le mouvement.
Mais la plupart l’ont fait après 1933, et une minorité d’entre eux seulement est devenue la complice active du IIIe Reich après 1936-1937. Il n’est donc plus possible aujourd’hui de prétendre que c’est le système capitaliste qui a conduit l’Allemagne au nazisme. Parce qu’il reposait sur le principe intangible du primat du politique, parce qu’il imposait sa logique de destruction même aux élites qui l’avaient soutenu, le nazisme ne constitua pas l’Eldorado des capitalistes.
Cela étant, parmi les couches sociales qui purent tirer avantage du système hitlérien, les industriels et les financiers qui choisirent l’alliance avec les nazis ne furent pas les derniers servis. Mais est-ce réellement une surprise ?