L’étrange figure de Joseph Goebbels reste comme celle du propagandiste absolu, sorte de mélange de prophète et de publicitaire qui à lui seul aurait inventé l’image du IIIe Reich. Considéré comme un maître dans l’art de la manipulation de masse, il est entré de son vivant dans le panthéon noir des âmes damnées des dictateurs. Mais, en ouvrant les archives du parti nazi, en scrutant les décisions importantes en matière de communication du IIIe Reich, une lecture bien plus nuancée s’impose10.
Quel était le pouvoir réel de Goebbels ? De quels moyens politiques et matériels disposait-il et quelle fut sa part personnelle d’invention de la propagande nazie ? Finalement, quel rôle a-t-il joué dans l’histoire des techniques d’influence ? Pour dire les choses simplement : Goebbels est loin d’avoir tout inventé en matière de propagande sous le nazisme.
Hitler lui-même est le premier responsable de la propagande du parti nazi, quand, en 1919, il devient un de ses dirigeants. Sa théorie de la propagande encadre celle de Goebbels et la conditionnera largement.
Pour le NSDAP, Hitler décide d’un symbole, inspiré par un mouvement antisémite d’avant 1914, la croix gammée ; il choisit le rouge du drapeau pour situer son parti du côté des ouvriers et faire de la concurrence aux communistes ; il dessine les uniformes des différents organes du parti ; tel un graphiste, il compose même les premières affiches, texte et image. C’est lui l’inventeur de la symbolique nationale-socialiste. Goebbels à cette époque n’est même pas encore membre du NSDAP. En un sens, il est tard venu dans l’organisation puisqu’il prend contact avec l’organisation en 1924 et s’y impose en 1925, lors de sa refondation : il manque les premières années, si importantes pour créer la légende de l’action révolutionnaire nazie.
Dans Mein Kampf, qu’il rédige en prison à la suite du putsch de la brasserie, à Munich, le 9 novembre 1923, Hitler consacre deux chapitres à la définition de la propagande dont Goebbels ne fera que reprendre les principes directeurs : il faut marteler un message simple destiné à l’auditeur le moins cultivé ; les actions de propagande sont coordonnées par le chef (Führerprinzip) ; tout est permis pour atteindre la victoire. Hitler y explique aussi que les actes exercent une forte pression sur l’opinion. Il est visiblement convaincu par la tactique d’occupation de la rue utilisée par Mussolini pour accéder au pouvoir.
Enfin, le chef du NSDAP situe l’action de la propagande dans le domaine des croyances et suppose donc que cet outil doit s’inscrire dans la perspective d’une religion politique, ayant sa liturgie, son culte, ses cérémonies, son calendrier et son clergé. Les propagandistes ne sont pas des techniciens mais les détenteurs d’une étincelle de vérité à diffuser dans les masses incultes et abêties. Ils doivent réveiller l’Allemagne comme le clame le slogan : « Deutschland erwache ! »
À partir de 1926, alors que Hitler lui a confié la direction de Berlin, Goebbels commence à copier le style des discours du Führer, jouant du ton brusque, tranchant, et des phrases cinglantes comme des slogans et introduisant humour et ironie pour se rallier le public. En ce sens, il est bien le propagandiste de son temps : un tribun efficace et un homme de plume. De fait, il remplit les salles à partir de 1928 et devient une valeur sûre pour mobiliser les troupes du parti. Le nouveau journal qu’il a créé en juillet 1927, Der Angriff (« L’attaque »), est son outil pour travailler en profondeur l’opinion des membres du NSDAP.
Hitler finit par le nommer délégué à la propagande du parti avec Heinrich Himmler. Cette position lui permet d’accéder à un supplément de ressources financières et de transformer Der Angriff en quotidien, en octobre 1930. Surtout, Goebbels hérite du formidable travail d’organisation effectué par Himmler.
Depuis 1926, Himmler est, en effet, le responsable en titre de la propagande du NSDAP. À partir de 1927, il cumule cette fonction avec celle de chef de la garde prétorienne de Hitler : la SS. À la propagande, il traite toutes sortes de dossiers et les hiérarchise : faut-il interdire l’usage des emblèmes du parti dans les publicités ? Quel serait le meilleur assureur pour la SA ? Où trouver des financements complémentaires pour les journaux ? Comment organiser l’agenda de campagne de la véritable vedette qu’est devenu Hitler (les entrées payantes à ses meetings remplissent les caisses des sections et des fédérations qui le sollicitent toujours plus, en particulier lors de la campagne législative de 1928) ? Et comment le ménager alors qu’il perd entre 3 et 5 kilos par performance ? Himmler fait des propositions à Hitler et décide avec lui de la stratégie : il rationalise la communication du parti. La propagande est déjà avec Himmler un secteur qui touche tout ce que le parti accomplit.
En 1930, Goebbels ne fait que reprendre les pratiques de Himmler – qui, après avoir secondé Goebbels, est bientôt trop accaparé par la SS pour continuer de mener de front ses deux emplois. Il y ajoute toutefois sa part d’invention. En 1932, à l’organisation rigoureuse de la campagne électorale déjà mise en œuvre par son prédécesseur, il ajoute une dimension symbolique : le Führer se rendra en avion dans 50 villes (c’est l’opération « Hitler über Deutschland », « Hitler au-dessus de l’Allemagne »).
Malgré ces beaux succès de communication, Goebbels est exclu du premier gouvernement nommé en janvier 1933 et dont Hitler est le chancelier. Il doit se contenter d’exécuter un travail de séduction en direction de la haute société berlinoise et d’assurer la pleine reconnaissance du nazisme dans les sphères mondaines. Depuis 1931, sa femme Magda, divorcée du richissime banquier Günther Quandt, le seconde intelligemment dans cette tâche.
En mars 1933, le gauleiter de Berlin tient sa revanche. Il est nommé ministre de la Propagande et de l’Éducation populaire, récompense pour son zèle dans la campagne anticommuniste après l’incendie du Reichstag11. À ce poste, il est entouré de créatures proches de Hitler comme Walther Funk, l’ancien responsable de la presse du parti, promu secrétaire d’État dans son ministère. Ses initiatives sont suivies de près par le chancelier. Il s’agit de faire passer sous régime corporatiste et de faire surveiller par l’État tout ce qui de près ou de loin touche à la circulation des idées, des représentations ou des informations en Allemagne.
La méthode de Goebbels est fidèle aux enseignements de Hitler avec qui il collabore étroitement : nommer dans chaque secteur de petits groupes d’hommes de confiance qui feront avec zèle le nettoyage politique et racial. À partir de l’automne 1933 sont ainsi créées diverses chambres de la culture, des arts, du théâtre, etc.
Dans son action, Goebbels n’a pas les coudées franches, car un autre hiérarque, Alfred Rosenberg, prétend avoir une meilleure connaissance de ce qui est nécessaire à la promotion de « l’idée nationale-socialiste ». Les deux hommes polémiquent par journaux interposés et dénonciations respectives auprès de Hitler, qui souvent se refuse à trancher en faveur de l’un ou de l’autre. Finalement, la dimension bureaucratique du ministère de la Propagande l’emporte sur les groupes de pression de Rosenberg. Mais Alfred Rosenberg s’impose comme le doctrinaire du nazisme avec son livre Le Mythe du XXe siècle (1930), qui exerce une influence profonde.
Göring aussi veut sa part du secteur culturel. Comme ministre-président de Prusse, il gère plusieurs scènes berlinoises et a ses protégés, tel l’ami de sa femme, l’acteur et metteur en scène Gustav Gründgens. Albert Speer, de son côté, obtient de Hitler les contrats de scénographie et d’architecture liés aux grands événements et aux opérations de prestige. Robert Ley, le patron de l’organisation de loisirs, développe ses propres campagnes de promotion. Quant à Otto Dietrich, le chef de la presse du NSDAP, intime du Führer et haut responsable de la SS, il n’hésite pas à lui voler la vedette des déclarations guerrières : c’est lui qui annonce, en novembre 1941, que la campagne de Russie est gagnée ! Goebbels voit ainsi constamment son territoire attaqué.
Quelques innovations lui permettent cependant de gagner en audience et de compenser les fluctuations de sa faveur auprès de Hitler. D’abord, il lance la campagne pour le « récepteur populaire » (Volksempfänger) qui va faire de l’Allemagne le deuxième pays d’Europe (après le Royaume-Uni) le mieux équipé en radio en moins de cinq ans. L’objectif est que tous les citoyens puissent entendre les discours du Führer et les siens. Ce faisant, il garantit un grand impact aux informations officielles.
Il développe également la télévision. Dès 1935, ce nouveau média est l’objet de ses attentions. Il fait construire des studios, établir des émetteurs et recruter des techniciens. Des postes pour écoutes collectives sont installés, en particulier dans les casernes et les foyers de la SS, et quelques privilégiés en acquièrent. Près de 1 000 appareils sont ainsi en circulation à la veille de la guerre. Le petit écran devient le canal favori de Goebbels. À la faveur de la guerre, il y prononcera des discours hebdomadaires et y gagnera une réputation de doctrinaire.
Ensuite, il restructure l’information. Il réactive et étend les services de censure à tous les supports : presse, cinéma, radio, affiches, livres… Il visionne personnellement les actualités filmées avant diffusion, et les taille à son goût, soumettant les principales éditions à Hitler et Göring. Son ministère met en place un système de production de reportages pour la radio, le cinéma et les journaux contrôlés par l’État. En 1937, quand il pousse Alfred Hugenberg, le magnat d’extrême droite, à vendre la UFA, son entreprise de production cinématographique, à l’État, il établit de fait un monopole de l’information filmée.
Le ministère de la Propagande paie bien. À partir de 1939, Goebbels suit les gages des stars, soutient certaines exemptions fiscales individuelles. Pour le film de propagande Le Juif Süss, il autorise le dépassement de tous les plafonds budgétaires. À travers ces dépenses, Goebbels espère acheter les faiseurs d’opinion. Il a même créé une fondation-écran de droit privé pour faciliter le paiement et le cumul de salaires, bref, se gagner une clientèle.
Comme ministre de la Propagande, Goebbels a organisé quantité d’événements de genre et d’ampleur variables afin de mobiliser la nation et particulièrement ses élites. Grand agitateur, il orchestre la campagne de propagande pour le boycott des entreprises juives, le 1er avril 1933. Il tient le 10 mai 1933 le « discours de flammes », prélude à l’autodafé conduit par les étudiants nationaux-socialistes. Lors de l’assassinat de Röhm, le 30 juin 1934 (la Nuit des longs couteaux qui entraîne l’élimination des SA), il coordonne la campagne de presse qui dénonce celui-ci comme traître homosexuel.
À l’issue des Jeux olympiques de Berlin, en 1936, il est l’hôte de la fête de clôture qui rassemble près de 2 000 invités de marque. L’année suivante, il organise l’exposition sur l’« art dégénéré » afin de combattre les tendances à l’abstraction et au modernisme de la peinture. Le 9 novembre 1938, il prononce devant la direction du parti un discours qui est le déclencheur de la Nuit de cristal, ce pogrom national qui entraîne la ruine complète de Juifs allemands et fait plusieurs centaines de morts.
Pendant la guerre, malgré son exclusion des réunions stratégiques et alors que la défaite allemande est prévisible, il proclame, le 18 février 1943, au palais des sports de Berlin l’entrée dans la « guerre totale ». Son enthousiasme convainc ses auditeurs, qui se remobilisent et se disposent à tous les sacrifices. Le 20 avril 1945, voici Goebbels prononçant le discours pour l’anniversaire de Hitler à la radio : il annonce la « victoire finale » tandis qu’il a fait peindre en noir sur les murs de la capitale le dernier slogan : « Berlin bleibt deutsch », « Berlin reste allemand ». Quelques jours plus tard, la ville est envahie. Après Hitler le 30 avril, Joseph et sa femme Magda se suicident le 1er mai non sans avoir tué au préalable leurs six enfants. Son dernier acte de propagandiste consiste à taire quelques heures la mort du Führer.
En somme, Goebbels aura suivi les évolutions de son temps. Ses innovations restent modestes au regard de ce qui fit la puissance de la propagande allemande : une course au zèle, un conformisme social, une active police politique et d’incroyables distributions de richesses et de biens de toutes sortes à ceux qui soutenaient la machine. Le mythe de la grandeur du IIIe Reich a vécu pour ceux qui en profitèrent. Seule la défaite ébranla véritablement les consciences et leva le voile d’illusions morbides qui douze ans durant gouverna l’Allemagne.