Chapitre VIII : Morale créative.

 

Parler de morale créative est peut-être paradoxal. Car "morale" est dérivée d'un mot signifiant usage et convention, et régulation de la vie par des règles. Mais la morale en est également venue à désigner l'amour dans les relations humaines, et c'est en ce sens que nous pouvons parler de morale créative. Saint Augustin la décrivait ainsi : "Aime et fais ce que tu veux." Mais le problème a toujours été d'aimer ce qu'on n'aime pas.

Si la morale est l'art de vivre ensemble, il est clair que les règles, ou pour mieux dire les techniques, y ont leur place. Car les problèmes d'une communauté sont souvent des problèmes techniques : la répartition de la richesse et de la population, la gestion appropriée des ressources naturelles, l'organisation de la vie de famille, le soin des malades et des handicapés, et l'adaptation harmonieuse des différences individuelles.

Le moraliste est donc un technicien, consulté sur ces problèmes comme on consulte un architecte pour bâtir une maison ou un ingénieur pour construire un pont. À l'instar de la médecine, de la cordonnerie, de la cuisine, du métier de tailleur, de fermier ou de menuisier, vivre ensemble requiert un certain "savoir-faire". Cela exige l'acquisition et l'usage de certains talents.

Mais dans les faits, le moraliste est devenu beaucoup plus qu'un consultant technique. Il est devenu une mégère. De sa chaire ou de son étude, il harangue l'espèce humaine, distribuant louanges et blâmes, surtout des blâmes, comme la gueule d'un dragon crache du feu. Car personne ne suit ses conseils. On lui demande comment agir au mieux dans telle ou telle circonstance. Il répond, et tout le monde semble d'accord avec lui. Puis, les gens s'en vont et font tout autre chose, soit qu'ils aient trouvé son conseil trop difficile à suivre, soit qu'ils désirent justement faire le contraire. Cela arrive si régulièrement que le moraliste perd patience et commence à leur jeter l'anathème. Lorsque c'est sans effet, il recourt à la violence physique et fait appliquer ses décisions par des policiers, à coup de punitions et de peines d'emprisonnement. Car la communauté est son propre moraliste. Elle élit et paye des juges, policiers et prêcheurs, comme pour dire : "Lorsque je regimbe, s'il vous plaît, frappez-moi."

À première vue, le problème semble se réduire à ceci : les morales sont faites pour résoudre la question de la distribution inéquitable du plaisir et de la douleur. Cela signifie que certains individus auront moins de plaisir et davantage de douleur. Ces individus supporteront ce sacrifice comme s'il était de règle, seulement par crainte de souffrir encore davantage s'ils ne coopéraient pas. On présume que chacun travaille pour lui-même et considère les intérêts de la communauté uniquement dans la mesure où ils sont à l'évidence ses intérêts propres.

À partir de là, les moralistes ont élaboré la théorie que l'homme est fondamentalement égoïste, ou qu'il a un penchant inhérent vers le mal. L'homme "naturel" vit avec un mobile : protéger son corps de la douleur et lui offrir du plaisir. Parce qu'il ne peut éprouver de sensations qu'avec son propre corps, il s'intéresse peu aux sensations des autres. Il ne va donc se soucier des autres qu'en fonction de récompenses ou de punitions, c'est-à-dire en fonction de son propre intérêt à l'intérieur de l'intérêt de la communauté.

Le problème n'est heureusement pas si simple. Car parmi les choses qui donnent du plaisir à l'homme figurent les relations avec d'autres êtres humains : la conversation, manger ensemble, chanter, danser, avoir des enfants ou coopérer dans le travail, "plus facile à plusieurs". En fait, l'un des plus grands plaisirs est de se trouver plus ou moins inconscient de sa propre existence, d'être absorbé par des spectacles, des sons, des lieux et des gens intéressants. Réciproquement, l'une des pires souffrances est d'être conscient, de se sentir non absorbé, coupé de la communauté et du monde environnants.

L'ensemble du problème n'a pas de solution tant que nous y pensons en termes de motivation "de plaisir ou de douleur", ou, en fait, en fonction de quelque "motivation" que ce soit. Car l'homme a un problème moral que les autres animaux vivant en communauté n'ont pas, pour la raison même qu'il se préoccupe autant de mobiles. S'il était vrai que le principe du plaisir ou de la douleur motivait nécessairement l'homme, il n'y aurait aucune matière à discuter de la conduite humaine. Une conduite motivée est une conduite déterminée ; elle sera ce qu'elle sera, il n'y a rien de pertinent à en dire. Il ne peut y avoir de morale créative si l'homme n'est pas libre.

C'est ici que les moralistes se trompent. S'ils veulent que l'homme change sa manière de vivre, ils doivent admettre qu'il est libre, car s'il ne l'est pas, toutes leurs colères et protestations n'y changeront rien. D'autre part, un homme qui agit en fonction des menaces d'un moraliste ou du leurre de ses promesses n'agit pas librement ! Si un homme n'est pas libre, menaces et promesses pourront modifier sa conduite, mais ne la changeront pas dans son essence. S'il est libre, menaces et promesses contredisent cette liberté.

L'esprit divisé ne peut pas saisir la signification de la liberté. Si je me sens dissocié de mon expérience et du monde, je concevrai ma liberté comme ma capacité à m'imposer au monde, et la fatalité comme la capacité du monde à s'imposer à moi. Mais pour l'esprit entier, il n'y a pas d'opposition entre "je" et le monde. Il y a juste un seul processus en déroulement, qui préside à tout ce qui se produit. Ce processus lève mon petit doigt et il provoque des tremblements de terre. Ou, si vous préférez, je lève mon petit doigt et je provoque aussi des tremblements de terre. Personne ne prédestine et personne n'est prédestiné.

C'est évidemment une étrange vision de la liberté. Nous avons coutume de penser que, s'il existe une quelconque liberté, elle réside non pas dans la nature, mais dans la volonté humaine individualisée et son pouvoir de choisir.

Mais ce que nous entendons ordinairement par choix n'est pas la liberté. Les choix sont habituellement des décisions motivées par le plaisir ou la douleur, et l'esprit divisé agit dans le seul but d'immerger "je" dans le plaisir et de le sortir de la douleur. Mais les plus grands plaisirs sont ceux que nous ne planifions pas, et le pire aspect de la douleur est de l'attendre et d'essayer de lui échapper lorsqu'elle survient. Vous ne pouvez projeter d'être heureux. Vous pouvez projeter d'exister, mais l'existence et la non-existence ne sont en elles-mêmes ni agréables ni douloureuses. Des médecins ont été jusqu'à me certifier qu'en certaines circonstances, la mort pouvait être une expérience fort plaisante.

Nous avons la sensation de ne pas être libres parce que nous essayons de réaliser des choses impossibles, voire sans signification. Vous n'êtes pas "libre" de dessiner un cercle carré, de vivre sans tête ou d'empêcher certains réflexes. Ce ne sont pas des obstacles à la liberté ; ce sont des conditions de la liberté. Je ne serais pas libre de dessiner un cercle si d'aventure il devait se muer en cercle carré. Je ne suis pas, Dieu merci, libre de partir me promener en laissant ma tête à la maison. De même ne suis-je pas libre de vivre en un autre instant que celui-ci ou de me séparer de mes sentiments. Bref, je ne suis pas libre lorsque j'essaye de faire des choses contradictoires, comme bouger sans changer de position ou me brûler les doigts sans ressentir de douleur.

D'un autre côté, je suis libre ; et le processus du monde est libre de faire tout ce qui n'est pas une contradiction. Une question surgit alors : est-il contradictoire, est-il impossible d'agir ou de prendre ses décisions sans que le plaisir en soit le but final ? La théorie selon laquelle nous devrions inévitablement faire ce qui nous procurerait le plus grand plaisir ou la moindre douleur est dépourvue de sens et fondée sur une confusion de termes. Dire que je décide de faire quelque chose parce que cela me plaît signifie seulement que j'ai décidé quelque chose parce que je l'ai décidé. Si "le plaisir" est dès le départ défini comme "ce que je préfère", alors ce que je préfère sera toujours le plaisir. Si je préfère la douleur, comme un masochiste, alors la douleur sera plaisir. En bref, la théorie pose cette question dès le départ en disant que le plaisir désigne ce que l'on désire : tout ce que nous désirons est donc plaisir.

Mais je tombe directement dans la contradiction lorsque j'essaye d'agir et de prendre des décisions dans le but d'être heureux et "d'éprouver du plaisir". Car plus j'agis en fonction de futurs plaisirs, moins je suis capable d'en jouir. En effet, tous les plaisirs sont présents, et rien d'autre que la conscience totale du présent ne peut garantir ne serait-ce qu'un début de bonheur futur. Je peux agir dans le but de manger demain ou de partir en excursion à la montagne la semaine prochaine, mais il n'y a vraiment aucun moyen d'être certain que cela me rendra heureux. Au contraire, c'est une banalité de dire que rien ne détruit autant un "plaisir" que de s'imaginer en train de l'éprouver pour voir s'il vous plaît. Vous ne pouvez vivre qu'en un instant à la fois, et ne pouvez penser simultanément à écouter les vagues et à savoir si vous appréciez d'écouter les vagues. Des contradictions de ce genre sont les seuls types d'action sans aucune liberté.

Une autre théorie du déterminisme énonce que tous nos actes sont sous-tendus par "des mécanismes mentaux inconscients" et que, pour cette raison, même les décisions les plus spontanées ne sont pas libres. Voilà seulement un autre exemple de division de l'esprit, car quelle est la différence entre "moi" et des "mécanismes mentaux" conscients ou non ? Qui est animé par ces processus ? La notion selon laquelle chacun est motivé par quelque chose vient de l'illusion persistante du "je". L'homme réel, l'organisme-en-relation-avec-l'univers, est la motivation inconsciente. Et parce qu'il l'est, il n'est pas animé par elle. Autrement dit, il ne s'agit pas de mobile mais simplement d'opération. D'ailleurs, il n'y a pas d'esprit "inconscient" distinct du conscient, car l'esprit "inconscient" est conscient, non pas de lui-même, mais précisément comme les yeux voient mais ne se voient pas eux-mêmes.

De là vient la supposition que l'opération dans son ensemble, le processus global d'action qu'est l'homme-et-l'univers, est une suite déterminée d'événements dans laquelle chaque événement est le résultat inévitable des causes précédentes.

Nous ne pouvons traiter ce problème exhaustivement, ni même de manière adéquate. Mais il suffira pour l'instant de bien comprendre que c'est l'une des plus grandes "questions ouvertes" de la science, et qu'elle n'est pas près d'être tranchée. L'idée que le passé détermine le présent peut être une illusion de langage. Parce que nous devons décrire le présent en fonction du passé, il semblerait que le passé "explique" le présent. Pour dire "comment" quelque chose se produit, nous décrivons la chaîne d'événements dont cette chose paraît faire partie.

La bouteille fut heurtée. Elle tomba sur le sol. Je l'ai laissée tomber. Mes doigts étaient glissants. J'avais du savon sur mes mains. Est-il légitime de mettre des "parce que" entre ces énoncés ? Nous le faisons, car on peut parier sans risque que si je lâche la bouteille, elle tombera sur le plancher. Mais cela ne prouve pas que je l'ai faite tomber ou qu'il fallait qu'elle tombe. Les événements paraissent rétrospectivement inévitables parce qu'une fois qu'ils se sont produits, rien ne peut plus les changer. Néanmoins, ces paris sans risque pourraient aussi bien prouver que les événements ne sont pas déterminés mais conséquents. Autrement dit, le processus universel agit librement et spontanément à tout instant, mais tend à produire des événements en séries régulières et donc prévisibles.

Qu'il décide ou non du résultat d'une opération, l'esprit non divisé ressent certainement la liberté et transpose dans la sphère morale une façon de vivre qui a toutes les marques de l'action libre et créative.

Il est facile de voir que la plupart des actes réputés mauvais dans les morales conventionnelles concernent l'esprit divisé. De loin, la plus grande partie de ces actes vient de désirs exagérés, désirs de choses loin d'être nécessaires à la santé de l'esprit et du corps, en reconnaissant que "santé" est un terme relatif. Des désirs aussi incongrus et insatiables voient le jour parce que l'homme exploite ses appétits pour donner au "je" un sentiment de sécurité.

Je suis déprimé et veux sortir "je" de cette dépression. Le contraire de la dépression est la gaîté, mais parce que la dépression n'est pas la gaîté, je ne peux me forcer à être gai. Je peux toutefois me soûler. Cela me rend merveilleusement gai, de sorte que lorsque la prochaine dépression arrive, je dispose d'un remède rapide. Les dépressions subséquentes auront la voie libre pour se faire plus profondes et plus sombres, parce que je ne digère pas l'état dépressif et n'élimine pas son poison. J'ai donc besoin de me soûler encore plus pour les noyer. Très vite, je commence à me haïr de me soûler autant, ce qui me déprime encore plus, et ainsi de suite.

Ou peut-être ai-je une grande famille et vis-je dans une maison hypothéquée pour laquelle j'ai dépensé toutes mes économies. Je dois travailler dur à un boulot qui ne m'intéresse pas particulièrement, afin de payer les traites. Cela ne me dérange pas de travailler autant, mais je persiste à me demander ce qui arriverait si je tombais malade, ou si une guerre éclatait et que j'étais appelé. Je préférerais ne pas penser à ces choses et épargner ces soucis à "je". Car je suis sûr que je vais tomber malade si je continue. Mais il est si difficile de s'arrêter, et le souci me ronge d'autant plus profondément qu'il rend la maladie plus probable. Il me faut me soulager, aussi commencé-je en désespoir de cause à jouer aux courses, essayant de noyer mes soucis dans l'espoir quotidien que mon cheval puisse gagner. Et ainsi de suite.

Le moraliste conventionnel n'a rien pour contribuer à résoudre ces problèmes. Il peut montrer les effrayants méfaits de l'alcoolisme et du jeu, mais cela revient simplement à alimenter la dépression et l'inquiétude. Il peut promettre des récompenses célestes pour la souffrance patiemment endurée, mais cela aussi est un genre de jeu. Il peut attribuer la dépression ou l'inquiétude au système social, et presser les infortunés de rallier la révolution.

En bref, il peut soit effrayer le "je", soit l'encourager ; soit en poussant l'individu à se fuir lui-même, soit en le faisant courir après lui-même. Il peut encenser les vertus et encourager les autres à trouver de la force dans les exemples de grands hommes. Il peut réussir dans la mesure où il suscite les plus vigoureux efforts pour imiter la sainteté, réfréner les passions et mettre en pratique retenue et charité. Toutefois, rien de tout cela ne libère quiconque, car derrière toute imitation et discipline, il y a encore des mobiles.

Si je suis effrayé, mes efforts pour me sentir courageux et agir courageusement sont mus par la peur, car je suis effrayé par la peur, ce qui revient simplement à dire que mes efforts pour échapper à ce que je suis tournent en rond. À côté des exemples de saints et de héros, je me sens honteux de ne rien valoir, et je commence donc à pratiquer l'humilité à cause de mon orgueil blessé, et la charité à cause de mon égoïsme. Le mobile est toujours de faire équivaloir "je" à quelque chose. Je dois être droit, bon, authentique, héroïque, aimant, effacé. Je m'efface afin de m'affirmer, et me trahis afin de me rester fidèle. L'ensemble de l'affaire est une contradiction.

L'esprit chrétien a toujours été hanté par le sentiment que les péchés des saints sont pires que les péchés des pécheurs et que, mystérieusement, celui qui lutte pour le salut est plus proche de l'enfer que la prostituée ou le voleur éhontés. Il a reconnu que le Diable est un ange, et qu'en tant que pur esprit il n'est pas vraiment intéressé par les péchés de la chair. Les péchés selon le coeur du Diable sont les dédales de l'orgueil spirituel, les labyrinthes de la déception de soi et les subtiles moqueries de l'hypocrisie, où le masque se cache derrière le masque, puis derrière un autre masque, et où la réalité est entièrement perdue.

Celui qui voudrait être saint marche droit dans les mailles de ce filet parce qu'il voudrait devenir un saint. Son "je" trouve la sécurité la plus profonde dans une satisfaction d'autant plus intense qu'elle est si intelligemment dissimulée, la satisfaction d'être contrit de ses péchés, et contrit de tirer orgueil de sa contrition. Dans un cercle vicieux aussi pervers, les masques derrière les masques sont infinis. Ou, pour dire cela d'une autre manière, celui qui se tiendrait en dehors de lui-même pour pouvoir se frapper devrait ensuite frapper le soi qui se tient en dehors. Et ainsi de suite, éternellement.

Aussi longtemps que devenir est un mobile, aussi longtemps que l'esprit croit en la possibilité d'échapper à ce qu'il est ici et maintenant, il ne peut y avoir de liberté. La vertu sera recherchée exactement pour les mêmes raisons que le vice, et le bien et le mal alterneront en tant que pôles opposés d'un seul et même cercle. Le "saint" qui paraît avoir subjugué son amour de lui-même par la violence spirituelle l'a seulement dissimulé. Son succès apparent convainc les autres qu'il a trouvé la "juste voie", et ils suivent son exemple assez longtemps pour que la trajectoire s'inverse, quand la licence devient l'inévitable réaction au puritanisme.

Bien sûr, il paraît abjectement fataliste d'avoir à admettre que je suis ce que je suis, et qu'aucune échappatoire ni nuance n'est possible. Il semble que si je suis effrayé, alors je suis "collé" à la peur. Mais en fait je ne suis enchaîné à la peur qu'aussi longtemps que j'essaye de m'en sauver. D'un autre côté, quand je n'essaye pas de me sauver, je découvre qu'il n'y a rien de "collé" ou de fixé dans la réalité de l'instant. Lorsque je suis conscient de ce sentiment sans le nommer, sans l'appeler "peur", "mauvais", "négatif", etc., il se change instantanément en quelque chose d'autre, et la vie continue librement. Le sentiment ne se perpétue plus en fabriquant celui qui le ressent.

Nous voyons peut-être maintenant pourquoi l'esprit non divisé n'emprunte pas ces moyens d'échapper au présent qu'on appelle habituellement "le mal". La vérité supérieure selon laquelle l'esprit non divisé est conscient de l'expérience en tant qu'unité, du monde en tant que lui-même et du fait que l'entière nature de l'esprit et de la conscience est vouée à s'unifier à ce qu'il connaît, suggère un état qu'on appellerait couramment l'amour. Car l'amour qui s'exprime en acte créatif est beaucoup plus qu'une émotion. Ce n'est pas une chose que vous pouvez "ressentir" ou "connaître", retenir et définir. L'amour est le principe organisateur et unificateur qui fait du monde un univers et de la masse désintégrée une communauté. C'est la véritable essence et la marque distinctive de l'esprit, qui se manifeste en actes lorsque l'esprit est entier.

Car l'esprit doit s'occuper de ou s'absorber dans quelque chose, précisément comme un miroir doit toujours refléter quelque chose. Quand il ne s'occupe pas de lui-même, comme si un miroir se réfléchissait lui-même, il doit être intéressé, ou absorbé, par d'autres gens et choses. Comment aimer n'est pas un problème. Nous aimons. Nous sommes amour, et le seul problème est la direction que prend cet amour, s'il doit jaillir droit comme la lumière du soleil ou essayer de se retourner sur lui-même comme une "chandelle sous un boisseau".

Libéré de l'amour de soi, qui est une impasse, l'esprit de l'homme aspire l'univers entier dans sa propre unité comme une seule goutte de rosée semble contenir la totalité du ciel. C'est cela, plus qu'aucune émotion, le pouvoir, le principe de l'action libre et de la morale créative. Par contre, la moralité des règles et des régulations fondées sur des récompenses et des punitions, même intangibles comme la douleur de la culpabilité ou le plaisir du respect de soi, n'a rien à voir avec l'action libre. C'est une manière de gouverner des esclaves par "exploitation bienveillante" de leurs illusions, et qui, aussi loin qu'on s'y engage, ne peut jamais mener à la liberté.

Là où il doit y avoir action créative, il est totalement hors de propos de discuter de ce que nous devrions ou ne devrions pas faire pour être droit et bon. Un esprit honnête et sincère ne cherche pas à être bon, à gérer ses relations avec autrui de manière à vivre selon une règle. Il ne cherche pas non plus à être libre, ni à agir de façon perverse juste pour démontrer son indépendance. Son intérêt ne réside pas en lui-même, mais dans les gens et les problèmes dont il a conscience; ce sont eux, "lui-même". Il n'agit pas en fonction de lois, mais en fonction des circonstances présentes, et le "bien" qu'il souhaite aux autres n'est pas la sécurité, mais la liberté.

Rien n'est vraiment plus inhumain que les relations humaines fondées sur des morales. Lorsqu'un homme donne du pain dans le but d'être charitable, vit avec une femme dans le but d'être fidèle, ou refuse de tuer dans le but d'être pacifique, il est aussi froid qu'un coquillage. En réalité, il ne voit pas les autres personnes. Juste un peu moins froide est la bienveillance qui jaillit de la pitié, qui s'attaque à la souffrance parce qu'elle en trouve le spectacle dégoûtant.

Mais il n'y a pas de formule pour susciter la chaleur authentique de l'amour. L'amour ne peut pas être imité. Vous ne pouvez pas le faire naître, ni par le raisonnement, ni en forçant vos émotions, ni en vous dédiant solennellement au service de l'humanité. Chacun recèle de l'amour, mais il ne s'épanouit qu'avec la certitude que s'aimer soi-même est impossible et frustrant. Cette conviction ne naîtra pas dans les condamnations, la haine de soi, ou en jetant l'anathème sur l'égoïsme. Elle naît seulement dans la conscience que l'on n'a pas de soi à aimer.