Chapitre II : Temps et douleur.

 

Parfois nous envions les animaux. Ils souffrent et meurent, mais cela ne semble pas être un "problème" pour eux. Leur vie paraît si peu compliquée ! Ils mangent quand ils ont faim et dorment quand ils sont fatigués, et l'instinct plutôt que l'angoisse semble présider à leur peu de préparatifs pour l'avenir. Autant que nous pouvons en juger, chaque animal est si occupé avec ce qu'il est en train de faire sur l'instant qu'il ne lui vient jamais à l'idée de s'interroger sur la signification ou l'avenir de l'existence. Pour l'animal, le bonheur consiste à profiter de l'existence dans le présent immédiat, et non pas dans la promesse d'un avenir de complète félicité.

Il n'en est pas ainsi seulement parce que l'animal est relativement insensible. Assez souvent, sa vue, son ouïe ou son odorat sont beaucoup plus aiguisés que les nôtres, et on ne peut guère douter qu'il apprécie sa nourriture ou dorme merveilleusement. Il a toutefois un cerveau quelque peu insensible en dépit de ses sens aigus. Son cerveau est plus spécialisé que le nôtre, raison pour laquelle l'animal est une créature d'habitudes : incapable de raisonner et de faire des abstractions, et disposant de capacités de mémoire et de prévision extrêmement limitées.

Indubitablement, le cerveau humain conscient ajoute infiniment à la richesse de l'existence. Encore que pour cela nous payions cher, parce que l'augmentation générale de notre sensibilité nous rend particulièrement vulnérables. On peut être moins vulnérable en devenant moins sensible, plus proche d'une pierre et moins d'un homme , et de cette manière moins capable d'éprouver du plaisir. La sensibilité requiert un haut degré de délicatesse et de fragilité, pupilles, tympans, papilles gustatives et terminaisons nerveuses convergeant dans l'organisme hautement délicat du cerveau. Ces choses-ci ne sont pas seulement délicates et fragiles, mais périssables. Il ne semble pas possible de réduire la délicatesse et le caractère périssable du tissu vivant sans réduire en même temps sa vitalité et sa sensibilité.

Si nous sommes destinés à des plaisirs intenses, nous devons aussi être sujets à d'intenses douleurs. Nous aimons le plaisir et détestons la douleur, mais il paraît impossible d'avoir le premier sans la seconde. En fait, il semble que les deux doivent alterner d'une manière ou d'une autre, car le plaisir continuel est un stimulus qui doit forcément soit s'affadir soit être accru. Et ce renforcement va ou émousser les récepteurs sensoriels par frottement, ou tourner à la douleur. Soit un régime conséquent de nourriture riche détruit l'appétit, soit il rend malade.

Ainsi, dans la mesure où la vie est jugée bonne, la mort doit être proportionnellement mauvaise. Plus nous sommes capables d'aimer une autre personne et de jouir de sa compagnie, plus notre chagrin sera grand à sa mort ou en cas de séparation. Plus loin le pouvoir de la conscience s'aventure dans l'expérience, plus élevé est le prix qu'elle doit payer pour sa connaissance. Il est compréhensible que nous devions parfois nous demander si la vie n'a pas été trop loin dans cette direction, si "le jeu en vaut la chandelle", s'il ne vaudrait pas mieux détourner la course de l'évolution dans la seule autre direction possible, en arrière, vers la paix relative de l'animal, du végétal et du minéral.

On observe souvent le cas d'une femme qui, ayant subi une profonde blessure en amour ou mariage, jure de ne jamais laisser un autre homme jouer avec ses sentiments, revêtant le rôle de la vieille fille dure et amère. Presque plus commun encore est le garçon sensible qui, à l'école, apprend à se barricader pour la vie sous la carapace du "gars dur". Une fois adulte, il joue par réflexe de défense le rôle du Philistin, pour qui une culture intellectuelle faisant place à l'émotion est féminine et "mollassonne". Poussée à sa dernière extrémité, l'issue logique de ce type de réaction à la vie est le suicide. Le genre de personne dure-amère est toujours, autant que ce soit, un suicidé partiel : une part de lui est déjà morte.

Alors, si nous devons être pleinement humains et pleinement vivants et avertis, il semble qu'il nous faille accepter de souffrir pour nos plaisirs. Sans cette bonne volonté, l'intensité de la conscience ne peut se développer. Néanmoins, nous n'acceptons généralement pas cela, et l'accepter peut même être trouvé étrange. Car "la nature en nous" se révolte tellement contre la douleur que la notion même "d'acceptation" pour s'accommoder d'elle au-delà d'un certain point paraît impossible et dépourvue de sens.

Dans ces conditions, notre existence est une contradiction et un conflit. Parce que la conscience doit impliquer à la fois plaisir et douleur, rechercher le plaisir à l'exclusion de la douleur revient à rechercher la perte de la conscience. Parce qu'une pareille perte est en principe la même chose que la mort, cela signifie que plus nous luttons pour la vie (sous forme de plaisir), plus nous tuons en réalité ce que nous aimons.

Le comportement habituel de l'homme consiste autant à détruire qu'à aimer. Car la plus grande part de son activité est consacrée à rendre permanentes ces joies et expériences qui ne sont dignes d'être aimées que parce qu'elles changent. La musique est un délice à cause de son rythme et de son écoulement. À l'instant où vous arrêtez l'écoulement et prolongez une note ou un accord au-delà de son temps, le rythme est détruit. Parce que la vie est de même un processus d'écoulement, le changement et la mort en sont des parties nécessaires. Travailler à leur exclusion, c'est travailler contre la vie.

Cependant, l'alternance du plaisir et de la douleur n'est absolument pas au centre de la problématique humaine. Si nous voulons que l'existence ait un sens, si nous cherchons Dieu ou la vie éternelle, ce n'est pas simplement parce que nous essayons d'échapper à une expérience immédiate de douleur. Ce n'est pas non plus pour une raison de ce genre que nous adoptons en permanence des attitudes et des réflexes de défense. Le vrai problème ne vient pas de quelque sensibilité passagère à la douleur, mais de nos merveilleux pouvoirs de mémoire et de prévision, bref, de notre conscience du temps.

À l'animal, il suffit pour être heureux que l'instant soit agréable. Mais l'homme ne se satisfait pas du tout de cela. Il se préoccupe bien davantage d'avoir de plaisants souvenirs et de plaisantes espérances, particulièrement les secondes. Si elles lui sont assurées, il peut s'accommoder d'un présent extrêmement misérable. Sans cette assurance, il peut être extrêmement misérable au milieu de plaisirs physiques immédiats.

Prenons quelqu'un qui sait devoir subir une opération chirurgicale dans un délai de deux semaines. Il ne ressent dans l'intervalle aucune douleur ; il dispose de nourriture en abondance ; il est entouré d'amis et d'affection humaine; il a un travail qui est habituellement d'un grand intérêt pour lui. Mais sa capacité à profiter de ces choses est grevée par une constante appréhension. Il est insensible aux réalités immédiates qui l'environnent. Son esprit est absorbé par quelque chose qui n'est pas encore là. Ce n'est pas comme s'il y pensait d'une manière pratique, essayant de décider s'il devait subir ou non l'opération, ou de tout mettre en ordre pour le soin de sa famille et de ses affaires s'il devait mourir. Ces décisions ont déjà été prises. Il pense plutôt à l'opération dans une perspective entièrement vaine, qui à la fois détruit sa présente joie de vivre et ne contribue en rien à la solution d'aucun problème. Mais il n'y peut rien.

C'est le problème humain typique. L'objet de la crainte peut ne pas être une opération dans le futur immédiat. Ce peut être le problème du loyer du prochain mois, d'une guerre ou d'un désastre social effrayant, d'être capable d'économiser suffisamment pour sa vieillesse ou, au bout du compte, de la mort. Ce "gâcheur du présent" peut même ne pas être une appréhension relative à l'avenir. Ce peut être quelque chose sorti du passé, certains souvenirs d'une blessure, quelque crime ou indiscrétion qui hante le présent d'une sensation de ressentiment ou de culpabilité. Le pouvoir des souvenirs et de la prévision est tel que pour la plupart des êtres humains, le passé et l'avenir ne sont pas aussi réels, mais plus réels que le présent. Le présent ne peut être heureux à moins que le passé ait été "nettoyé" et que le futur soit plein de promesses.

Le pouvoir de se souvenir et de prédire, de fabriquer un enchaînement logique à partir d'un chaos désordonné de moments discontinus, est sans aucun doute un merveilleux élargissement de la sensibilité. En un sens, c'est la réussite du cerveau humain, qui offre à l'homme les plus extraordinaires pouvoirs de survie et d'adaptation à l'existence. Mais la manière dont nous utilisons généralement ce pouvoir est propre à en détruire tous les avantages. Car il n'est guère utile d'être capable de se souvenir et de prévoir si cela nous rend incapable de vivre complètement dans le présent.

À quoi me sert de concevoir que je pourrai manger la semaine prochaine si je ne peux pas réellement apprécier les repas lorsqu'ils arrivent ? Si je suis tellement occupé à planifier comment manger la semaine prochaine que je ne peux guère apprécier ce que je mange maintenant, je serai dans la même triste situation lorsque les repas de la semaine prochaine deviendront "maintenant".

Si mon bonheur en cet instant consiste essentiellement à me repasser de bons souvenirs et à faire de belles prévisions, je n'ai que faiblement conscience de ce présent. Je serai encore imparfaitement conscient du présent lorsque les bonnes choses que j'avais attendues seront passées. Parce que j'aurai pris l'habitude de regarder en avant et en arrière, il me deviendra difficile de prêter attention à ici et maintenant. En ce cas, si ma conscience du passé et du futur me rend moins conscient du présent, je dois commencer à me demander si je vis effectivement dans le monde réel.

Après tout, le futur est bien dénué de sens et d'importance si, tôt ou tard, il n'est appelé à devenir le présent. Poser ainsi les jalons d'un avenir qui n'est pas appelé à devenir présent n'est guère plus absurde que de se préparer à un avenir qui, lorsqu'il arrive, me trouve "absent", regardant fixement par-dessus son épaule au lieu de lui faire face.

Ce genre d'existence dans l'imaginaire de l'attente plutôt que dans la réalité du présent constitue le malheur particulier de ces hommes d'affaires qui vivent entièrement pour gagner de l'argent. Tant de gens fortunés savent bien mieux comment gagner et épargner de l'argent que comment l'utiliser et en jouir. Ils n'arrivent pas à vivre, parce qu'ils se préparent continuellement à vivre. Au lieu de gagner leur vie, ils font du profit et de cette manière, quand le temps vient de se reposer, ils en sont incapables. Bien des hommes "ayant réussi" sont las et misérables lorsqu'ils vont se coucher, et retournent au travail juste pour empêcher un homme plus jeune de prendre leur place.

D'un point de vue encore différent, la manière dont nous utilisons mémoire et prévision nous rend moins plutôt que mieux adaptés à la vie. S'il nous faut l'assurance d'un avenir heureux pour profiter d'un présent même agréable, nous "réclamons la lune". Nous n'avons jamais pareille assurance. Les meilleures prévisions restent des questions de probabilité plutôt que de certitude, et selon nos connaissances les plus sûres, chacun de nous est voué à souffrir et mourir. Alors, si nous ne pouvons vivre heureux sans avenir garanti, nous ne sommes certainement pas adaptés à vivre dans un monde fini, où des accidents surviennent en dépit des meilleures prévisions, et où la mort vient à la fin.

Voici donc le problème humain : il y a un prix à payer pour chaque progrès dans la conscience. Nous ne pouvons pas être plus sensible au plaisir sans être plus sensible à la douleur. En nous souvenant du passé, nous pouvons nous projeter dans l'avenir ; mais la capacité de songer au plaisir est compensée par la "capacité" de craindre la douleur et d'avoir peur de l'inconnu. En outre, le développement d'une conception aiguë du passé et de l'avenir ternit parallèlement notre conception du présent. Autrement dit, nous semblons atteindre un point où les avantages de la conscience sont excédés par ses inconvénients, où une sensibilité extrême nous rend inadaptés.

Dans ces conditions, nous nous sentons en conflit avec notre propre corps et le monde qui l'entoure. Il est alors consolant de pouvoir penser que, dans ce monde contradictoire, nous ne sommes que des "étrangers et pèlerins". Car si nos désirs sont en désaccords avec tout ce que le monde fini peut offrir, il semblerait que notre nature ne soit pas de ce monde, que notre coeur soit fait non pour la finitude mais pour l'infini. Le mécontentement de notre âme apparaîtrait comme le signe et le sceau de sa divinité.

Mais désirer quelque chose prouve-t-il que cette chose existe ? Nous savons qu'il n'en va pas du tout nécessairement ainsi. Il peut être consolant de penser que nous sommes citoyens d'un autre monde que celui-ci, et qu'après notre exil sur terre nous pourrons retourner vers le vrai foyer de notre coeur. Mais si nous sommes citoyens de ce monde-ci et qu'il ne peut y avoir de satisfaction finale au mécontentement de notre âme, la nature n'aurait-elle pas commis une grave erreur en mettant l'homme au monde ?

Car il semblerait qu'en l'homme, la vie soit un conflit sans espoir avec elle-même. Pour être heureux, il nous faut ce que nous ne pouvons avoir. En l'homme, la nature a conçu des désirs impossibles à satisfaire. Pour lui permettre de boire plus complètement à la fontaine du plaisir, elle a fait germer des capacités qui le rendent plus sensible à la douleur. Elle nous a donné le pouvoir de contrôler l'avenir seulement un peu, pouvoir dont le prix est la frustration de savoir que nous devrons finalement sombrer dans la défaite. Si nous trouvons cela absurde, c'est seulement parce que la nature n'aurait conçu notre intelligence que pour s'auto-réprimander devant sa propre absurdité. La conscience semble être une ingénieuse méthode de la nature pour se torturer elle-même.

Bien sûr, nous ne voulons pas penser que cela soit vrai. Mais il serait facile de montrer que la plupart des raisonnements en sens inverse ne sont que pieuses pensées, la manière dont la nature dégoûte du suicide permet à cette idiotie de continuer. Le raisonnement ne suffit donc pas. Nous devons aller plus loin. Nous devons examiner cette vie, cette nature qui a pris conscience en nous et découvrir si elle est réellement en conflit avec elle-même. Découvrir si elle désire véritablement la sécurité et l'absence de douleur dont les individus ne peuvent jamais jouir.