Chapitre IV : La sagesse du corps.

 

Qu'est-ce que l'expérience ? Qu'est-ce que la vie ? Qu'est-ce que le mouvement ? À de telles interrogations, nous devons donner la réponse de saint Augustin à la question : "Qu'est-ce que le temps ?" - " Je le sais, mais lorsque vous me le demandez je ne le sais pas." Expérience, vie, mouvement et réalité sont autant de sons utilisés pour symboliser la somme des sensations, pensées, sentiments et désirs. Et si vous demandez : "Que sont les sensations, etc. ?", je ne peux que répondre : "Ne soyez pas sot. Vous savez très bien ce qu'elles sont. Nous ne pouvons indéfiniment continuer à définir des choses sans tourner en rond. Définir, c'est fixer; or, la vie réelle n'est pas figée."

À la fin du précédent chapitre, nous avons proposé de représenter cet ultime qui ne peut être ni défini ni fixé par le mot "Dieu". Si cela est vrai, nous connaissons Dieu tout le temps, mais lorsque nous commençons à y penser, nous ne le connaissons pas. Car lorsque nous commençons à penser à l'expérience, nous essayons de la fixer sous des formes et des idées rigides. C'est le vieux problème de vouloir attacher de l'eau en paquets ou d'enfermer le vent dans une boîte.

Cependant, il a toujours été enseigné en religion que "Dieu" est quelque chose dont on peut attendre sagesse et conseil. Nous sommes habitués à l'idée que la sagesse, c'est-à-dire la connaissance, le bon conseil et le savoir, puisse être exprimée par des énoncés littéraux, sous forme d'instructions précises. Si cela est vrai, il est difficile de d'imaginer comment retirer une quelconque sagesse de quelque chose d'impossible à définir.

Mais le genre de sagesse qui peut être produite sous la forme d'instructions précises équivaut en fait à peu de chose, et l'essentiel de la sagesse dont nous faisons preuve dans la vie quotidienne ne nous est jamais venue sous forme d'instructions littérales. Ce ne fut pas au travers d'exposés que nous avons appris comment respirer, avaler, voir, faire circuler le sang, digérer la nourriture ou combattre les maladies. Toutes ces choses s'accomplissent pourtant au moyen de procédés merveilleusement complexes, qu'aucun savoir livresque ni habileté technique ne peut reproduire. C'est la sagesse réelle, mais notre cerveau a peu à voir avec elle. C'est le genre de sagesse dont nous avons besoin pour résoudre les problèmes réels, pratiques, de la vie humaine. Elle a déjà fait des merveilles pour nous et il n'y a pas de raison qu'elle n'en fasse pas beaucoup d'autres.

Sans aucun appareillage technique ni calculs prévisionnels, les pigeons voyageurs peuvent revenir à leurs colombiers de très loin, les oiseaux migrateurs peuvent retrouver les mêmes endroits année après année, et les plantes peuvent "inventer" de merveilleux dispositifs pour disperser leurs semences dans le vent. Ils ne font évidemment pas ces choses "à dessein", ce qui veut seulement dire qu'ils ne les planifient ni ne les élaborent. S'ils pouvaient parler, ils ne pourraient pas davantage expliquer comment ils accomplissent tout cela que l'homme moyen ne peut expliquer comment bat son coeur.

Les "instruments" qui réalisent ces exploits sont, en fait, des organes et fonctions du corps, ils font partie d'un mystérieux système de mouvements que nous ne comprenons pas réellement ni ne pouvons vraiment définir. Toutefois, les êtres humains ont globalement cessé de développer les mécanismes du corps. Nous recourons de plus en plus à des accessoires externes, et tentons de résoudre nos problèmes par la pensée consciente plutôt que le "savoir-faire" inconscient. C'est beaucoup moins à notre avantage que nous aimons le penser.

Il y a par exemple des femmes "primitives" qui peuvent accoucher en travaillant dans les champs, et après avoir accompli les quelques gestes nécessaires pour s'assurer que le bébé soit en bonne santé, au chaud et à son aise, reprendre leur travail comme auparavant. Par contre, la femme civilisée doit être transportée dans un hôpital compliqué, où, environnée de médecins, d'infirmières et d'innombrables accessoires, elle met la pauvre petite chose au monde de force, au milieu de longues contorsions et d'atroces douleurs. Il est vrai que le conditionnement antiseptique prévient la mort de nombreux bébés et mères, mais pourquoi ne pourrions-nous bénéficier du conditionnement antiseptique et de la façon de naître naturelle et facile ?

La réponse à cela, ainsi qu'à maintes questions similaires, est qu'on nous a appris à négliger, dédaigner et faire violence à notre corps, et à mettre toute notre foi en notre cervelle. En fait, la maladie particulière de l'homme civilisé pourrait être décrite comme un blocage ou une cassure entre son cerveau (précisément le cortex) et le reste de son corps. Cela correspond à la cassure entre "je" et "moi", homme et nature, et au désarroi de Ouroboros, le serpent aveuglé, qui ne sait pas que sa queue est liée à sa tête. Heureusement, au moins deux scientifiques ont attiré l'attention sur cette cassure : Lancelot Law Whyte et Trigant Burrow[3]. Whyte appelle cette maladie la "dissociation de l'Européen", non parce qu'elle serait spécifique à la civilisation euro-américaine, mais parce qu'elle en est particulièrement caractéristique.

Whyte et Burrow ont tous deux donné une description clinique ou diagnostique de cette cassure, dont les détails ne nous retiendront pas ici. Ils expliquent simplement en langage "médical" que nous avons permis à la pensée du cerveau de prendre en charge et de dominer nos vies en dehors de tout rapport avec la "sagesse instinctive", que nous avons laissée s'atrophier. Par conséquent, une guerre se déroule à l'intérieur de nous, le cerveau désirant des choses que le corps ne veut pas et le corps désirant des choses que le cerveau ne permet pas ; le cerveau donnant des consignes que le corps ne veut pas suivre et le corps donnant des impulsions que le cerveau ne peut pas comprendre.

D'une manière ou d'une autre, l'homme civilisé est d'accord avec saint François lorsqu'il conçoit le corps comme Frère Âne. Mais même des théologiens ont reconnu que la source du mal et de la bêtise ne gît pas dans l'ensemble de l'organisme physique mais dans le cerveau détaché, dissocié, qu'ils nomment la "volonté".

Lorsque nous comparons le désir humain à celui de l'animal, nous découvrons de nombreuses différences extraordinaires. L'animal tend à manger avec son estomac, et l'homme avec son cerveau. Lorsque l'estomac de l'animal est plein, il cesse de manger, mais l'homme ne sait jamais quand arrêter. Lorsqu'il a autant mangé que sa panse le lui permet, il se sent encore vide, il sent encore une incitation à obtenir des satisfactions supplémentaires. Cela est largement dû à l'inquiétude, au fait de savoir qu'un approvisionnement constant en nourriture n'est pas certain. Donc, mange autant que tu le peux pendant que tu le peux. C'est également dû au fait de savoir que, dans ce monde si peu sûr, le plaisir est précaire. Le plaisir immédiat de manger doit donc être exploité au maximum, même si cela va à l'encontre de la digestion.

Le désir humain tend à être insatiable. Nous sommes si soucieux du plaisir que nous ne pouvons jamais en obtenir assez. Nous stimulons nos organes sensoriels jusqu'à ce qu'ils deviennent insensibles, aussi doivent-ils recevoir des stimulations sans cesse plus fortes pour que le plaisir continue. Pour se défendre, le corps tombe malade sous l'effort, mais le cerveau veut continuer et continuer. Le cerveau est à la poursuite du bonheur, et parce qu'il s'intéresse beaucoup plus à l'avenir qu'au présent, il conçoit le bonheur sous la forme d'un avenir de plaisirs indéfiniment prolongé. Néanmoins, le cerveau sait aussi qu'il n'a pas devant lui un avenir indéfiniment prolongé, aussi pour être heureux doit-il essayer de concentrer tous les plaisirs du Paradis et de l'éternité en l'espace de quelques années.

Voilà pourquoi la civilisation moderne constitue, à presque tous égards, un cercle vicieux. Elle est insatiablement affamée, parce que son mode de vie la condamne à une frustration perpétuelle. Comme nous l'avons vu, la racine de cette frustration est que nous vivons pour l'avenir alors que l'avenir est une abstraction, une déduction rationnelle de l'expérience qui n'existe que pour le cerveau. La "conscience primaire", l'entendement fondamental qui connaît la réalité plutôt que les idées sur la réalité, ne connaît pas l'avenir. Elle vit complètement dans le présent et ne perçoit rien de plus que ce qui est à cet instant. Le cerveau ingénieux se concentre toutefois sur la partie de l'expérience présente appelée mémoire et, par l'étude de celle-ci, s'avère capable de faire des prévisions. Ces prévisions sont relativement si précises et crédibles (par exemple : "chacun doit mourir") que l'avenir revêt un fort degré de réalité, si fort que le présent perd sa valeur.

Mais le futur n'est jamais là, et ne peut pas devenir une partie de l'expérience réelle avant d'être le présent. Puisque ce que nous savons du futur est constitué d'éléments purement abstraits et logiques, inductions, estimations, déductions, il ne peut pas être mangé, senti, reniflé, vu, entendu ou autrement goûté. Le poursuivre revient à poursuivre un fantôme constamment en fuite, et plus vite vous le pourchassez, plus vite il s'enfuit. C'est pourquoi toutes les affaires de la civilisation vont trop vite, pourquoi à peu près personne n'est content de ce qu'il a et que chacun cherche continuellement à obtenir davantage. Dès lors, le bonheur ne consiste pas en réalités solides et substantielles mais en choses aussi abstraites et superficielles que des promesses, des espoirs et des assurances.

Ainsi l'économie "intelligente" conçue pour produire ce bonheur est un fantastique cercle vicieux, qui doit soit fabriquer sans cesse plus de plaisirs, soit s'effondrer, en provoquant une stimulation constante des oreilles, des yeux et des terminaisons nerveuses par d'incessants fleuves de bruit et de distractions visuelles presque impossibles à éviter. Le parfait "sujet" pour cette économie est la personne qui agace continuellement ses oreilles avec la radio, de préférence en utilisant une variété portable qui peut l'accompagner à toute heure et en tout lieu. Ses yeux zigzaguent sans repos de l'écran de télévision aux journaux et aux magasines, qui le maintiennent sans relâche dans un genre d'orgasme grâce aux apparitions taquines d'automobiles rutilantes, de corps féminins lustrés et autres supports voluptueux, entremêlés de restaurateurs de sensibilité, traitements de choc, tels que des exécutions de criminels "d'intérêt général", des corps mutilés, des avions écrasés, des combats primés et des immeubles en flammes. Les écrits ou discours qui accompagnent tout cela sont pareillement fabriqués pour asticoter sans satisfaire, pour remplacer toute satisfaction partielle par un nouveau désir.

Car ce flot de stimulations est destiné à engendrer des appétits toujours plus insatiables, toujours plus forts et plus rapides, des appétits qui nous poussent à accomplir des travaux sans aucun intérêt en dehors de l'argent qu'ils procurent, afin d'acheter davantage de radios prodigues, d'automobiles encore plus rutilantes, de magazines encore plus vernis et de meilleures émissions de télévision, tout ce qui conspire d'une façon ou d'une autre à nous persuader que le bonheur serait juste au coin de la rue si nous en achetions davantage.

En dépit de cet immense remue-ménage et de notre tension nerveuse, nous avons la conviction que dormir est une perte de temps précieux et continuons à poursuivre ces chimères jusque tard dans la nuit. Les animaux consacrent beaucoup de leur temps à somnoler et fainéanter plaisamment, mais parce que la vie est courte, les êtres humains doivent se gaver au fil des années de la plus grande somme possible de conscience, de vigilance et d'insomnie chronique, de manière à s'assurer de ne pas rater la moindre fraction d'effrayant plaisir.

Les gens qui se soumettent à cela ne sont pas immoraux. Et ceux qui fournissent cela ne sont pas des exploiteurs pervers; la plupart d'entre eux sont dans le même état d'esprit que les exploités, si ce n'est qu'ils montent un cheval plus cher dans ce sorry-go-round[4]. Le vrai problème est qu'ils sont tous totalement frustrés, car essayer de contenter le cerveau est comme essayer de boire par les oreilles. Ainsi, sont-ils de plus en plus incapables de plaisir réel et insensibles aux joies les plus intenses et subtiles de l'existence, qui sont en fait extrêmement banales et simples.

Le caractère vague, nébuleux et insatiable du désir cérébral lui rend particulièrement difficile de redescendre sur terre, d'être matériel et réel. En règle générale, l'homme civilisé ne sait pas ce qu'il veut. Il désire le succès, la renommée, un mariage heureux, s'amuser, aider d'autres gens ou être une "personne véritable". Mais ces désirs ne sont pas des besoins réels, parce que ce ne sont pas des choses effectives. Elles sont des produits dérivés, les saveurs et atmosphères des choses réelles, des ombres, qui n'ont aucune existence propre. L'argent, en tant que simple symbole de la richesse réelle, représente parfaitement tous ces désirs-là; et d'en faire son but dans l'existence est le plus banal exemple de confusion dans la manière d'appréhender la réalité.

Affirmer que la civilisation moderne est matérialiste, si un matérialiste est quelqu'un qui aime la matière, est donc loin d'être juste. Le moderne cérébral n'aime pas la matière mais les mesures, il n'aime pas les solides mais leurs apparences. Il boit pour la teneur en alcool ("l'esprit") et non pour "le corps" et le goût du liquide. Il travaille à présenter une "image" impressionnante plutôt qu'à se ménager un espace de vie. Il tend ainsi à construire des structures qui, de l'extérieur, ressemblent à des manoirs seigneuriaux mais qui intérieurement sont des garennes. Les unités de vie individuelles de ces garennes sont conçues moins pour vivre que pour créer une impression. L'espace principal est consacré à un " salon " aux dimensions dignes d'une vaste maison, pendant que des espaces aussi essentiels à la vie (et non simples "divertissements") tels que la cuisine sont réduits à de petits cabinets, où l'on peut à peine bouger, encore moins cuisiner. Par conséquent, ces misérables petites cuisines fournissent une chère davantage composée de cocktails gazeux et "d'apéritifs" que de repas honnêtes. Parce que nous voulons tous être "ladies et gentlemen" et avoir l'air de disposer de serviteurs, nous ne nous salissons pas les mains à faire mûrir et cuisiner de la nourriture réelle. À la place, nous achetons des produits conçus pour la "façade" et l'apparence plutôt que pour leur contenu, fruits énormes et sans goût, pain qui est à peine plus qu'une écume légère, vin frelaté aux produits chimiques, légumes trafiqués rendus impressionnants par les préparations arides de tubes à essais.

D'aucuns pourraient penser que le plus pur exemple de la bestialité et de l'animalité de l'homme civilisé est sa passion du sexe, mais il n'y a en fait presque rien de bestial ou d'animal là-dedans. Les animaux ont des rapports sexuels quand ils y sont disposés, lesquels suivent habituellement une certaine régularité. Entre-temps, cela ne les intéresse pas. Mais de tous les plaisirs, le sexe est celui que l'homme civilisé poursuit avec le plus d'anxiété. Que la nécessité en soit intellectuelle plutôt que corporelle est montrée par la banale impuissance du mâle lorsqu'il en arrive à l'acte, son cerveau voulant ce que ses gènes à cet instant ne désirent pas. Cela le trouble de façon désespérante, parce qu'il ne peut simplement pas ne pas vouloir de la grande délicatesse du sexe lorsqu'elle est disponible. Il l'a ardemment convoitée pendant des heures et des jours, mais lorsque la réalité s'en présente, son corps ne veut pas coopérer.

Comme quand il mange ses "yeux sont plus gros que son ventre", de même en amour juge-t-il les femmes en fonction de critères largement visuels et cérébraux plutôt que sexuels et viscéraux. Il est attiré vers sa partenaire par le vernis de surface, par l'enveloppe de la peau davantage que par le corps réel. Il veut quelque chose doté d'un squelette semblable à celui d'un garçon mais qui porte les courbes extérieures et les douces ondulations de la féminité, non une femme mais un rêve de caoutchouc gonflable. Cependant, la fonction du sexe demeure elle-même tellement dans le domaine de la "sagesse instinctive" qu'il y a peu à faire pour augmenter ce plaisir déjà intense, le rendre plus rapide, plus imaginatif et plus fréquent. Les seuls moyens de l'exploiter sont dans l'imagination du cerveau, en l'entourant de coquetterie et de la suggestion de délices à venir non précisés, comme si une étreinte plus extatique pouvait toujours être préparée par des modifications superficielles.

Un exemple particulièrement significatif du conflit entre le cerveau et le corps, les mesures et la matière, est l'esclavage total de l'homme urbain envers les montres. Une montre est un expédient commode pour arranger une rencontre avec un ami ou pour aider des gens à faire des choses ensemble, bien que les choses de ce genre se produisaient déjà bien avant que les montres ne soient inventées. Les montres ne devraient pas être mises en miettes ; elles devraient simplement être gardées à leur place. Ce qui est loin d'être le cas quand nous essayons d'adapter nos rythmes biologiques du manger, du sommeil, des déjections, du travail et du repos à leur rotation circulaire uniforme. Notre esclavage envers ces maîtres mécaniques et routiniers a été si loin, et notre entière culture s'en est tellement imprégnée, que nous en libérer paraît impossible ; sans elles la civilisation s'effondrerait entièrement. Une culture moins cérébrale apprendrait à synchroniser ses rythmes corporels plutôt que ses montres.

La capacité du cerveau à prévoir l'avenir a beaucoup à voir avec la peur de la mort. On connaît bien des gens qui auraient dit avec Stevenson :

Sous ce vaste ciel étoile

Creuse-moi une tombe et laisse-moi me coucher ;

Heureux j'ai vécu et meurs volontiers,

Je me suis étendu de mon plein gré.

 

Car lorsque le corps est usé et le cerveau fatigué, l'organisme entier souhaite la bienvenue à la mort. Mais il est difficile de comprendre comment la mort peut être bienvenue quand vous êtes jeune et fort, alors que vous en êtes à la considérer comme un événement effrayant et terrible. Car le cerveau, dans son mode immatériel, regarde le futur et le conçoit en tant que bien à venir, et à venir pour l'éternité, sans réaliser que son propre matériau trouverait finalement le processus insupportablement fatigant. Ne prenant pas cela en compte, le cerveau échoue à voir que, étant lui-même matériel et sujet à l'altération, ses désirs changeront et un temps viendra où la mort lui paraîtra bonne. Par un beau matin, après une bonne nuit de repos, vous ne voulez pas aller dormir. Mais après une dure journée de labeur, la sensation de descente dans l'inconscience est extraordinairement plaisante.

Malheureusement, peu d'entre nous meurent paisiblement. Nous mourons dans des accidents et des maladies douloureuses, et c'est vraiment tragique lorsqu'une personne dont "l'esprit" est encore jeune et alerte lutte pour rien avec un corps mourant. Je suis sûr cependant que le corps meurt parce qu'il le veut. Il estime hors de sa portée de résister à la maladie ou de se remettre de la blessure, et se meurt donc, épuisé par la lutte. Si la conscience était plus sensible aux émotions et aux impulsions de l'ensemble de l'organisme, elle partagerait ce désir, et d'ailleurs le partage parfois. Nous nous en rapprochons quand, sérieusement malades, nous souhaitons mourir sans délais; bien que nous survivions parfois, soit parce qu'un traitement médical revigore le corps, soit parce qu'il y a encore des forces inconscientes dans l'organisme qui sont capables de guérir.

Nous sommes habitués à concevoir l'homme en tant que dualité de l'esprit et du corps, et à considérer le premier comme "sensible" et le second comme un "bête" animal, aussi notre culture est-elle un affront à la sagesse de la nature et une façon désastreuse d'exploiter l'organisme humain dans son ensemble. Nous sommes perpétuellement frustrés parce que la pensée abstraite et littérale du cerveau donne la fausse impression d'être capable de se délier de toute limitation définie. Elle oublie que toute infinité est un concept abstrait et non une réalité, et nous persuade qu'atteindre ce mirage est un but réel dans l'existence.

Le symbole extériorisé de cette façon de penser est la machine, objet presque entièrement rationnel et inorganique qui nous donne le sentiment de pouvoir approcher l'infini. Car la machine peut supporter les tensions bien mieux que le corps, et des rythmes monotones que l'être humain ne pourrait jamais suivre. Elle est aussi utile qu'outil et serviteur réunis. Nous adorons sa rationalité, son efficacité et son pouvoir d'abolir les limites du temps et de l'espace, et lui permettons de réguler nos vies. Ainsi, les habitants d'une ville moderne au travail sont des gens qui vivent à l'intérieur d'une machine pour s'agiter dans ses rouages. Ils passent leurs jours en activités qui se réduisent largement à compter et mesurer, vivant dans un monde d'abstraction rationalisée qui a peu de rapport ou de concordance avec nos grands rythmes et processus biologiques.

De façon pratique, ce genre d'activités mentales peuvent êtres accomplies beaucoup plus efficacement par des machines que par les hommes, à tel point que dans un futur pas si éloigné, le cerveau humain pourrait être un mécanisme dépassé pour le calcul logique. L'ordinateur humain est déjà largement supplanté par des ordinateurs mécaniques et électriques bien plus rapides et efficaces. Dès lors, si les principaux avoirs et valeurs de l'homme sont son cerveau et sa capacité à calculer, il deviendra une denrée invendable dans une ère où les opérations mécaniques de raisonnement pourront être menées plus efficacement par des machines[5].

L'homme utilise déjà d'innombrables accessoires pour remplacer le travail fait par les organes corporels chez les animaux, et il serait certainement d'accord, suivant cette tendance, pour extérioriser les fonctions de raisonnement du cerveau, et remettre ainsi la régulation de la vie à des monstres électromagnétiques. Autrement dit, les buts et profits de la rationalité ne sont pas ceux de l'homme en tant qu'organisme entier. Si nous continuons de vivre pour le futur et à faire de la prévision et du calcul le travail principal du cerveau, l'homme deviendra par la suite un accessoire parasitaire à une masse de rouages d'horlogerie.

Cela est en fait le point de vue selon lequel cette "rationalisation" de la vie n'est pas rationnelle. Le cerveau est suffisamment intelligent pour voir le cercle vicieux dans lequel il s'est lui-même enfermé. Mais il n'y peut rien. Bien que vous constatiez qu'il est déraisonnable de se lamenter ; au contraire, vous vous lamentez d'autant plus que c'est absurde. Il est déraisonnable de faire une guerre moderne, dans laquelle tout le monde perd. Aucun camp ne veut en réalité de guerre, et cependant, parce que nous vivons dans un cercle vicieux, nous commençons la guerre pour empêcher l'autre camp de la commencer le premier. Nous nous armons en sachant que, si nous ne le faisons pas, l'autre camp le fera, ce qui est totalement vrai, parce que si nous ne nous armons pas, l'autre camp le fera pour pousser son avantage sans combattre réellement.

À partir de ce point de vue rationnel, nous nous trouvons face au dilemme de saint Paul : "La volonté existe en moi ; mais je ne trouve pas comment exécuter ce qui est bon. Car le bien que je voudrais, je ne le fais pas." Mais ce n'est pas, comme saint Paul le supposait, parce que la volonté ou "l'esprit" est raisonnable et la chair perverse. C'est parce que "une maison divisée contre elle-même ne peut tenir". L'organisme entier est pervers parce que le cerveau est coupé du ventre et la tête n'a pas conscience d'être liée à la queue.

Il y a peu de raisons de penser qu'il puisse y avoir dans un futur proche un quelconque recouvrement de bon sens social. Il semblerait que le cercle vicieux dusse devenir encore plus intolérable, plus banalement et désespérément circulaire avant qu'aucun effectif important d'êtres humains ouvre les yeux sur le tour tragique qu'ils se jouent à eux-mêmes. Mais pour ceux qui voient clairement que c'est un cercle vicieux et pourquoi c'en est un, il n'y a pas d'autre alternative que d'arrêter de tourner en rond. Car aussitôt que vous voyez le cercle dans son entier, l'illusion selon laquelle la tête est séparée de la queue disparaît.

Alors, quand l'expérience cesse ses oscillations et torsions, elle peut redevenir sensible à la sagesse du corps, aux profondeurs cachées de sa propre substance.

Bien que je parle de la sagesse du corps et de la nécessité de reconnaître que nous sommes de matière, cela n'est pas à prendre pour une philosophie du "matérialisme" dans le sens admis. Je ne prétends pas que la réalité ultime est la matière. Matière est un mot, un son, qui se réfère aux formes et modèles pris par un processus. Nous ne savons pas ce qu'est ce processus, parce que ce n'est pas un "ce que", c'est-à-dire une chose définissable par quelque concept ou mesure. Si nous voulons conserver l'ancien langage, qui utilise toujours des termes tels que "spirituel" et "matériel", le spirituel signifiera "l'indéfinissable", celui qui échappe toujours au cloisonnement de toute forme fixée, parce qu'il est vivant. La matière, c'est l'esprit une fois nommé.

Après tout cela, le cerveau mérite un mot pour lui-même ! Car le cerveau, y compris ses centres de raisonnement et de calcul, est une partie et une production du corps. Il est aussi naturel que le coeur et l'estomac, et utilisé correctement, n'est un ennemi de l'homme en rien. Mais pour être utilisé correctement, il doit être remis à sa place, car le cerveau est fait pour l'homme et non l'homme pour son cerveau. En d'autres termes, la fonction du cerveau est de servir le présent et le réel, non d'envoyer l'homme poursuivre frénétiquement le fantôme de l'avenir.

En outre, dans notre état habituel de tension mentale, le cerveau ne fonctionne pas correctement, et c'est une raison pour laquelle ses abstractions semblent si réelles. Quand le coeur se dérègle, nous sommes clairement conscient de son battement ; cela devient une gêne qui pèse à l'intérieur de la poitrine. Il paraît des plus probable que notre souci de penser et planifier, conjugué avec le sentiment de fatigue mentale, soit révélateur de certains désordres du cerveau. Le cerveau devrait mesurer et raisonner avec la facilité inconsciente des autres organes corporels, et parfois le fait. Après tout, le cerveau n'est pas un muscle, et n'est donc pas conçu pour l'effort et la tension.

Mais quand les gens essayent de penser ou de se concentrer, ils se comportent comme s'ils tentaient de se pressurer la cervelle. Ils se tordent le visage, froncent les sourcils et envisagent les problèmes mentaux comme s'ils étaient en train de soulever des briques. Il n'est toutefois nul besoin de labeur ni d'effort pour digérer de la nourriture, et encore moins pour voir, entendre et recevoir d'autres impressions neurales. La "calculette éclair" qui peut additionner une longue colonne de chiffres en un coup d'oeil, le génie intellectuel qui peut comprendre une page entière de lecture en quelques secondes, et le prodige musical comme Mozart qui semble saisir l'harmonie et le contrepoint dès la première enfance sont des exemples d'usages appropriés pour le plus merveilleux instrument de l'homme.

Ceux d'entre nous qui ne sommes pas des génies n'ignorent pas tout de ce pouvoir. Prenez par exemple l'anagramme POCATELDIMC. Vous pouvez retourner ces lettres pendant des heures, essayant tous les systèmes de réarrangement afin de découvrir le mot brouillé. Essayez à la place de regarder l'anagramme avec un esprit reposé, et en un espace de temps très court, votre cerveau trouvera la réponse sans le plus petit effort[6]. On a raison de se méfier des réponses "instantanées" fournies par des esprits tendus et divagants, mais la solution rapide, sans effort et presque inconsciente de problèmes logiques est ce que le cerveau est censé offrir.

S'il travaille correctement, le cerveau est la plus haute forme de "sagesse instinctive". Ainsi, il devrait fonctionner comme l'instinct du retour des pigeons voyageurs et la formation du foetus dans la matrice, sans rendre le processus en mots ni savoir "comment" il se déroule. Le cerveau conscient de lui, comme le coeur conscient de lui, est un désordre et se manifeste par le sentiment de séparation aigu entre "je" et mon expérience. Le cerveau peut seulement assumer son comportement propre lorsque la conscience fait ce pour quoi elle est conçue : non pas se tortiller en tous sens pour sortir de l'expérience présente, mais en être consciente sans effort.