Chapitre VI : L'instant miraculeux.

 

Vous êtes en train d'écouter une chanson. Soudain, je vous demande : "À cet instant, qui êtes-vous ?" Que me répondrez-vous immédiatement et spontanément, sans chercher vos mots ? Si ma question n'a pas perturbé votre écoute, vous répondrez en fredonnant la chanson. Si elle vous a surpris, vous répondrez : "À cet instant, qui êtes-vous ?" Mais si vous cessez de penser, vous essayerez de me parler non pas de cet instant, mais du passé. J'obtiendrai des informations sur vos nom et adresse, votre travail et votre histoire personnelle. Mais j'ai demandé qui vous êtes, non pas qui vous étiez- Car être conscient de la réalité, du présent vivant, signifie découvrir qu'à chaque instant l'expérience est tout. Il n'y a rien d'autre à côté d'elle, pas d'expérience de "vous" expérimentant l'expérience.

Même dans nos moments apparemment les plus conscients, le "soi" dont nous avons conscience revient toujours à certains sentiments ou sensations particuliers, de tensions musculaires, de chaleur ou de froid, de douleur ou d'irritation, de respiration ou de pulsation du sang. On n'éprouve jamais la sensation du tissu qui éprouve les sensations, exactement comme l'idée de sentir son propre nez ou d'embrasser ses propres lèvres n'a aucun sens.

Aux moments de bonheur et de plaisir, nous sommes d'habitude suffisamment préparés pour nous rendre compte de l'instant et pour laisser l'expérience être tout. En de tels instants "nous nous oublions" et l'esprit ne tente pas de se diviser, de se séparer de l'expérience. Mais avec l'arrivée de la douleur, physique ou émotionnelle, réelle ou anticipée, la cassure s'opère et le cercle se referme.

Aussitôt qu'il devient clair que "je" ne peut pas s'échapper de la réalité du présent, puisque "je" n'est rien d'autre que ce que je connais maintenant, ce trouble intérieur cesse. Il ne reste d'autre possibilité que d'être conscient de la douleur, de la peur, de l'ennui ou de la peine d'une manière aussi complète que l'on est conscient du plaisir. L'organisme humain dispose de prodigieux pouvoirs d'adaptation à la douleur aussi bien physique que psychologique. Mais ces pouvoirs ne peuvent être bien exploités quand la douleur est constamment stimulée par notre effort intérieur pour y échapper, pour séparer le "je" de la sensation. Cet effort crée un état de tension dans lequel la douleur se développe. Mais lorsque la tension cesse, l'esprit et le corps commencent à absorber la douleur comme l'eau qui se referme derrière la lame d'un couteau.

- Comment échapper à la brûlure[9] ? demanda-t-on à un sage chinois.

- Va droit au milieu du feu, répondit le sage.

- Mais alors, comment échapperai-je à la flamme ardente ?

- Aucune douleur supplémentaire ne te tourmentera.

Nous n'avons pas besoin d'aller jusqu'en Chine. La même idée apparaît dans La Divine Comédie, où Dante et Virgile découvrent que la sortie de l'Enfer se trouve en son centre même.

Quand nous éprouvons une joie intense, nous avons pour règle de ne pas cesser de penser : "Je suis heureux" ou "Quelle joie !" Ordinairement, on n'arrête pas de concevoir des pensées de ce genre jusqu'à ce que la joie ait passé son pic ou à moins qu'on ait quelque inquiétude d'en être privé. En de pareils moments, nous sommes tellement conscients de l'instant que nous ne tentons jamais de comparer cette expérience-là à d'autres. Pour cette raison, nous ne la nommons pas ; car les noms, qui ne sont pas de simples exclamations, sont fondés sur des comparaisons. "Joie" se distingue de "chagrin" par contraste, par comparaison d'un état d'esprit avec un autre. Si nous n'avions jamais connu la joie, il nous serait impossible d'identifier le chagrin en tant que chagrin.

Mais en réalité, on ne peut pas comparer joie et chagrin. La comparaison n'est possible qu'en passant très rapidement d'un état d'esprit à un autre, et vous ne pouvez pas faire alterner brusquement d'authentiques sentiments de joie et de chagrin comme si vous déplaciez votre regard d'un chat à un chien. Le chagrin peut seulement être comparé au souvenir de la joie, qui n'est pas du tout la même chose que la joie elle-même.

Comme les mots, les souvenirs ne parviennent jamais vraiment à "saisir" la réalité. Les souvenirs sont davantage un savoir au sujet des choses qu'une connaissance des choses, aussi sont-ils quelque peu abstraits. La mémoire ne saisit jamais l'essence, l'intensité présente, la réalité concrète d'une expérience. C'est pour ainsi dire le corps d'une expérience dont la vie se serait évanouie. Ce que nous savons par la mémoire, nous ne le savons que de seconde main. Les souvenirs sont morts parce qu'ils sont fixés. Le souvenir de votre grand-mère décédée peut seulement réitérer ce qu'était votre grand-mère. Mais la grand-mère réelle, en son temps, pouvait toujours faire ou dire quelque chose de nouveau, et vous n'étiez jamais absolument certain de ce qu'elle allait faire ensuite.

Il y a donc deux façons de comprendre une expérience. La première est de la comparer avec le souvenir d'autres expériences, puis de la nommer et la définir. On la déchiffre alors en fonction de la mort et du passé. La seconde façon est d'en être conscient telle qu'elle est, comme lorsque dans l'intensité de l'allégresse nous oublions passé et futur, laissons le présent être tout et ainsi ne cessons même pas de penser : "Je suis heureux."

Ces deux manières de comprendre ont leur utilité. Mais elles correspondent à la différence entre connaître une chose par les mots et la connaître sans intermédiaire. Un menu est très utile, mais ne remplace pas le dîner. Un guide est un outil admirable, mais peu comparable au pays qu'il décrit.

Le problème est alors le suivant : quand nous essayons de comprendre le présent en le comparant avec des souvenirs, nous ne le comprenons pas aussi profondément que lorsque nous en avons conscience sans faire de comparaison. C'est néanmoins la manière habituelle dont nous approchons les expériences déplaisantes. Au lieu d'en avoir conscience telles qu'elles sont, nous essayons de les traiter à l'aune du passé. La personne effrayée ou solitaire commence en même temps à penser : "J'ai peur" ou "Je suis seul."

C'est évidemment une façon d'éviter l'expérience. Nous ne voulons pas être conscient de ce présent. Mais comme nous ne pouvons pas sortir du présent, notre seule issue est dans les souvenirs. Là, nous nous sentons en terrain sûr, car le passé, c'est le fixé et le connu, mais aussi, bien sûr, la mort. Ainsi, pour essayer de nous dérober à, disons, la peur, nous nous efforçons immédiatement de nous en séparer et de la "fixer" en l'interprétant en fonction de la mémoire, en fonction de ce qui est déjà fixé et connu. Autrement dit, nous essayons de nous adapter au présent mystérieux en le comparant au passé (remémoré), en le nommant et en "l'identifiant".

Tout cela serait très bien si vous tentiez d'échapper à une chose à laquelle vous pouvez échapper. Ce genre de procédé vous permet de savoir quand rentrer vous abriter de la pluie. Mais cela ne vous dit pas comment vivre avec des choses auxquelles vous ne pouvez échapper, qui sont déjà en vous. Ce n'est pas parce qu'il connaît leur nom que votre corps éliminera les poisons qui sont en lui. Essayer de contrôler la peur, la dépression ou l'ennui en les nommant, cela revient à utiliser des superstitions comme les malédictions et les invocations.

Il est très facile de voir pourquoi cela ne marche pas. À l'évidence, nous essayons de connaître, nommer et définir la peur afin de la rendre "objective", c'est-à-dire séparée du "je". Mais pourquoi tentons-nous de nous séparer de la peur ? Parce que nous avons peur. Autrement dit, la peur essaye de se séparer elle-même de la peur, comme si l'on pouvait combattre le feu par le feu.

Et ce n'est pas tout. Plus nous nous accoutumons à comprendre le présent en fonction de la mémoire, l'inconnu par le connu, le vivant par le mort, plus la vie se dessèche et se momifie, plus elle devient triste et frustrante. Ainsi protégé de la vie, l'homme se transforme en une sorte de mollusque barricadé sous une dure carapace de "traditions", de sorte que lorsque la réalité perce enfin, comme elle le doit, la marée de la peur refoulée déferle.

En revanche, si vous avez conscience de la peur, vous comprenez qu'il est impossible de lui échapper, parce que ce sentiment est désormais vous-même. Vous voyez que l'appeler "peur" ne vous en révèle pas grand-chose, ou rien du tout, car la comparaison et la dénomination sont fondées non pas sur l'expérience passée, mais sur la mémoire. Vous n'avez alors pas d'autre choix que d'en être conscient de tout votre être, comme d'une expérience entièrement nouvelle. En fait, chaque expérience est nouvelle en ce sens, et à chaque instant de notre vie nous sommes en pleine nouveauté, en plein inconnu. À ce point, vous accueillez l'expérience sans lui résister ou la dénommer, et tout le sens du conflit entre "je" et la réalité présente s'évanouit.

Ce conflit nous ronge de l'intérieur parce que notre existence se résume à un long effort pour résister à l'inconnu, résister au présent réel dans lequel nous vivons, qui est l'inconnu en train de prendre forme. Vivant ainsi, nous n'apprenons jamais vraiment à vivre avec. À chaque instant, nous sommes circonspects, hésitants et sur la défensive. Et tout cela pour rien, car la vie nous pousse dans l'inconnu de gré ou de force, et résister est aussi vain et exaspérant que d'essayer de remonter le cours d'un torrent furieux.

L'art de vivre dans cette "situation difficile" n'est ni dérive indifférente, ni cramponnement terrifié au passé et au connu. Il consiste à se montrer complètement sensible à chaque instant, à considérer chaque instant comme absolument nouveau et unique, à avoir l'esprit ouvert et totalement réceptif.

Ce n'est pas une théorie philosophique, mais une expérience. On doit faire l'expérience de comprendre qu'elle met en jeu de nouveaux pouvoirs d'adaptation à la vie, littéralement des pouvoirs d'absorption de la douleur et de l'insécurité. Il est aussi difficile de décrire comment cette absorption se fait que d'expliquer pourquoi notre coeur bat ou comment se forment les gènes. L'esprit "ouvert" procède comme nous respirons : sans être du tout capable de l'expliquer. Le principe s'apparente clairement à celui du judo : la douce (ju) manière (do) de dominer une force adverse en s'y abandonnant.

On trouve dans la nature maints exemples de la grande efficacité de cette voie. La philosophie chinoise dont le judo lui-même est une expression, le taoïsme, attirait l'attention sur le pouvoir qu'a l'eau de surmonter tout obstacle par sa douceur et sa malléabilité. Elle montrait comment le saule flexible survécut au pin solide au cours d'une tempête de neige, car tandis que les branches inflexibles du pin accumulaient la neige jusqu'à craquer, les rameaux élastiques du saule ployaient sous son poids, déversant la neige et se redressant.

Si en nageant vous êtes pris dans un fort courant, résister vous sera fatal. Vous devez nager avec le courant et vous rapprocher graduellement du bord. Quelqu'un qui fait une chute avec les membres raides les cassera, mais s'il les relâche comme un chat, il tombera sans se blesser. Un immeuble sans "jeu" dans la structure s'effondrera facilement lors d'une tempête ou d'un tremblement de terre, et une voiture dépourvue d'amortisseurs quittera vite la route.

L'esprit a justement les mêmes capacités : il a du jeu et peut absorber des chocs comme l'eau ou un amortisseur. Mais cette manière de céder place à une force opposée n'est pas du tout la même chose que de s'enfuir. L'eau ne s'enfuit pas lorsque vous la poussez ; elle cède simplement à l'endroit de la poussée et se referme sur votre main. Un amortisseur de choc ne s'effondrera pas comme une quille de bowling une fois touché ; il cède et pourtant reste à la même place. La fuite est la seule défense de quelque chose de rigide confronté à une force irrésistible. Ainsi, le bon amortisseur n'a pas seulement du "jeu", mais également de la stabilité ou du "poids".

Ce poids est aussi une fonction de l'esprit et apparaît dans le phénomène tellement incompris de la paresse. Assez significativement, les gens nerveux et frustrés sont toujours occupés, même lorsqu'ils sont oisifs, ce désoeuvrement étant une "paresse" défensive, non du repos. Mais l'esprit-corps est un système qui conserve et accumule l'énergie. Ce faisant, il est à proprement parler paresseux. Quand l'énergie est engrangée, il est juste assez satisfait pour se mouvoir, et encore se mouvoir adroitement, le long de la ligne de moindre résistance. Ainsi, ce n'est pas seulement la nécessité, mais aussi la paresse, qui sont mères de l'invention. On peut observer les mouvements "lourds", non précipités, d'un travailleur adroit occupé à quelque tâche difficile ; et le bon montagnard, qui marche à grandes enjambées lourdes et lentes, utilise la gravité même en progressant contre elle. Il semble louvoyer sur la pente comme un bateau à voile contre le vent.

À la lumière de ces principes, comment l'esprit absorbe-t-il la souffrance ? Il découvre que résister et s'échapper, le processus du "je", est inapproprié. On ne peut échapper à la douleur, et lui résister pour s'en défendre ne fait qu'empirer les choses ; l'ensemble du système se trouve ébranlé par le choc. Cette alternative lui étant impossible, l'esprit doit agir en fonction de sa nature : rester stable et absorber.

Rester stable signifie ne pas essayer de se détacher de la douleur, parce que vous savez que vous ne le pouvez pas. S'enfuir devant la peur, c'est avoir peur ; combattre la douleur, c'est souffrir ; essayer d'être brave, c'est être effrayé. Si l'esprit souffre, l'esprit est douleur. Le penseur n'a pas d'autre forme que sa pensée. Il n'y a pas d'échappatoire. Mais aussi longtemps que vous ne serez pas conscient du caractère indissociable du penseur et de la pensée, vous essayerez de vous échapper.

De là découle tout naturellement l'absorption. Ce n'est pas un effort, l'esprit le fait par lui-même. Voyant qu'il n'y a pas d'échappatoire à la douleur, l'esprit s'y soumet, l'absorbe et devient conscient de la douleur seulement, sans aucun "je" pour la ressentir ou lui résister. Il expérimente la douleur de la même manière, complète et non consciente, dont il expérimente le plaisir. La douleur est la nature de l'instant présent, et je ne peux que vivre en cet instant.

Quelquefois, lorsque la résistance cesse, la douleur s'en va simplement ou devient aisément supportable. En d'autres moments elle demeure, mais l'absence de toute résistance détermine une façon de ressentir la douleur si peu familière qu'elle est difficile à décrire. La douleur n'est plus problématique. Je la ressens, mais il n'est pas urgent de lui échapper, car j'ai découvert que la douleur et l'effort pour s'en isoler sont une seule et même chose. Vouloir sortir de la douleur est la douleur; ce n'est pas la "réaction" d'un "je" distinct de la douleur. Lorsque vous découvrez cela, le désir de s'échapper " se fond" dans la douleur elle-même et s'évanouit.

Faisant peu de cas de l'aspirine pour l'instant, vous ne pouvez soustraire votre tête à une migraine comme vous pouvez enlever votre main d'une flamme. "Vous" égale "tête" égale "mal". Lorsque vous voyez qu'en réalité vous êtes la douleur, la douleur cesse d'être une force motrice car il n'y a personne à mouvoir. Elle devient, au vrai sens du terme, sans conséquence. Elle fait mal, point final.

Ce n'est toutefois pas une expérience à tenir en réserve, comme un artifice, pour les moments de crise. C'est une façon de vivre, qui signifie être conscient, éveillé et toujours sensible au moment, quel que soit le problème. Cela s'appuie sur l'assurance que vous n'avez en réalité aucun autre choix que d'être conscient, parce que vous ne pouvez vous séparer du présent, ni ne pouvez le définir. En fait, vous pouvez refuser de l'admettre, mais seulement au prix d'un effort immense et vain : gâcher votre vie entière à résister à l'inévitable.

Une fois cela compris, il est vraiment absurde de dire qu'il existe un choix ou une alternative entre ces deux façons de vivre, entre résister au courant au prix d'une panique stérile ou avoir ses yeux ouverts sur un monde nouveau, transformé et dont les merveilles ne cessent de se renouveler. La clé en est la compréhension. Demander comment faire cela, quelle est la technique ou la méthode, quelles sont les étapes et les règles revient à complètement passer à côté du problème. Les méthodes servent à créer des choses qui n'existent pas encore. Nous nous occupons ici de comprendre quelque chose qui est, l'instant présent. Il ne s'agit pas d'une discipline psychologique ou spirituelle d'auto-amélioration ; mais d'être simplement conscient de l'expérience présente, et de concevoir qu'on ne peut ni la définir, ni s'en séparer. Il n'y a pas d'autre règle que : "Regarde !"

Ce n'est pas de la poésie. En ayant l'esprit ouvert, nous examinons un monde nouveau, aussi nouveau qu'au premier jour de la création, "quand les étoiles du matin chantaient ensemble et que tous les fils de Dieu criaient de joie". Essayer de tout comprendre en fonction de la mémoire, du passé et des mots, c'est comme avoir vécu l'essentiel de sa vie le nez dans un guide touristique, sans jamais regarder le paysage. La critique formulée par Whitehead contre l'éducation traditionnelle peut être appliquée à tous les compartiments de notre vie : "Nous sommes trop exclusivement livresques dans notre routine scolastique (...). Au Jardin d'Éden, Adam vit les animaux avant de les nommer : dans le système traditionnel, les enfants nommaient les animaux avant de les voir[10]"

Dans son acceptation la plus large, nommer signifie interpréter l'expérience par le passé, la traduire en fonction de la mémoire, ligoter l'inconnu dans le système du connu. L'homme civilisé n'a guère entendu parler d'autres manières de comprendre les choses. Chacun, chaque chose doit avoir son étiquette, son numéro, son certificat, son immatriculation, sa classification. Ce qui n'est pas classifié est irrégulier, imprévisible et dangereux. Sans passeport, certificat de naissance ou de citoyenneté, notre existence n'est pas reconnue. Si vous n'êtes pas d'accord avec les capitalistes, ils vous traitent de communiste, et vice versa. Une personne qui n'est d'accord avec aucun point de vue devient vite inintelligible.

Appréhender la vie en dehors de toute conception, croyance, opinion et théorie, c'est se situer aux antipodes de la "modernité". Seul l'esprit vide d'un idiot peut adopter ce point de vue... Nous souffrons d'une illusion qui consiste à croire que l'univers est tout entier régi, ordonné par les catégories de la pensée humaine et nous craignons que si nous ne nous accrochons pas avec ténacité à cette illusion, tout risque de s'évanouir dans le chaos.

Il faut le répéter : la mémoire, la pensée, le langage et la logique sont essentiels à la vie humaine. Ils forment la moitié du bon sens. Mais une personne, une société à moitié sensée n'est pas sensée. Considérer la vie sans mots, ce n'est pas perdre la capacité de former des mots, de penser, se souvenir et prévoir. Être silencieux, ce n'est pas avoir perdu sa langue. Au contraire, c'est seulement au travers du silence que l'on peut découvrir quelque chose de nouveau dont parler. Une personne qui n'arrêterait pas de parler, ne prenant le temps ni de regarder ni d'écouter, se répéterait ad nauseam.

Il en va de même avec la pensée, qui est en réalité parole silencieuse. En soi, la pensée n'est pas ouverte à la découverte de la nouveauté, car ses seules innovations se résument à des réarrangements de mots et d'idées anciens. Il y eut une époque où le langage était constamment enrichi de mots nouveaux, une époque où les hommes, comme Adam, voyaient les choses avant de les nommer. Aujourd'hui, presque tous les mots nouveaux sont des réarrangements de vieux mots, car nous ne pensons plus de manière créative. Je ne veux pas dire que nous devrions tous pétiller d'inventions et de découvertes révolutionnaires. Cela, c'est le pouvoir, toujours rare, de ceux qui peuvent à la fois voir l'inconnu et l'interpréter. Pour la plupart d'entre nous, l'autre moitié du bon sens réside simplement dans la vision et la jouissance de l'inconnu, juste comme nous pouvons jouir de la musique sans savoir comment elle est écrite ni comment le corps l'entend.

Le penseur révolutionnaire doit aller au-delà de la pensée. Il sait que ses meilleures idées lui viennent presque toutes lorsque la pensée s'est arrêtée. Il peut lutter et lutter encore pour comprendre un problème en fonction des anciennes conceptions et le trouver insoluble. Mais quand, épuisée, la pensée s'arrête, l'esprit s'ouvre pour considérer le problème non pas tel qu'il a été mis en mots, mais tel qu'il est, et le comprend immédiatement.

Les génies ne sont pourtant pas les seules personnes à être capables d'aller au-delà de la pensée. Chacun d'entre nous peut le faire, dans la mesure où "le mystère de la vie n'est pas un problème à résoudre, mais une réalité à expérimenter". Il est donné à beaucoup d'être observateurs, mais à peu d'être prophètes. Beaucoup peuvent écouter de la musique, mais peu savent jouer et composer. Et vous ne pouvez même pas écouter si vous n'entendez qu'en fonction du passé. Que ferions-nous d'une symphonie de Mozart si nos oreilles n'étaient accordées qu'à la musique des tam-tams ? Nous pourrions saisir le rythme, mais presque rien de l'harmonie ou de la mélodie. Autrement dit, nous ne pourrions découvrir l'un des éléments essentiels de la musique. Pour être capables d'entendre, bien moins pour écrire, une telle symphonie, les hommes eurent à découvrir de nouveaux sons, les vibrations des cordes de violon, le son de l'air dans un tube et le bourdonnement d'une corde pincée. Ils eurent à découvrir l'ensemble du monde des tons, comme quelque chose d'entièrement différent du pouls.

Si je peux seulement concevoir le pouls, je ne peux apprécier le ton. Si je ne peux penser à la peinture que comme une manière de faire des photographies sans appareil, je ne peux voir que de l'ineptie dans un paysage chinois. Nous n'apprenons rien d'important qui puisse être entièrement expliqué en fonction de l'expérience passée. S'il était possible de comprendre toute chose en fonction de ce que nous connaissons déjà, nous pourrions transmettre le sens de la couleur à un aveugle au seul moyen du son, du goût, du toucher et de l'odorat.

Si cela est vrai dans les différents arts et sciences, c'est mille fois plus vrai encore lorsque nous comprenons la vie dans un sens plus large et voulons avoir quelque connaissance de l'ultime réalité : Dieu. Il est absurde de chercher Dieu en fonction de l'idée qu'on s'en fait, car cela revient à trouver ce que nous savons déjà. C'est la raison pour laquelle une expérience ou une vision "surnaturelle" nous déçoivent si facilement. Croire en Dieu et chercher le Dieu en lequel vous croyez est simplement chercher confirmation d'une opinion. Demander la révélation de la volonté de Dieu, puis la "tester" en référence à vos standards moraux préconçus est se moquer du fait de demander. Vous connaissiez déjà la réponse. Chercher "Dieu" de cette manière n'est rien de plus que demander l'estampille de l'autorité et de la certitude absolue sur ce que vous croyez de toute manière, rien de plus que demander la garantie que l'inconnu et l'avenir seront la continuation de ce que vous voulez retenir du passé, une meilleure et plus grande forteresse pour "je". Eine feste Burg[11] !

Si nous sommes ouverts seulement aux découvertes qui s'accordent à ce que nous connaissons déjà, autant rester fermés. C'est pourquoi les miraculeuses réussites de la science et de la technologie nous sont de si peu d'utilité réelle.

Il est vain que nous puissions prédire et contrôler le cours des événements dans l'avenir, sauf si nous savons comment vivre dans le présent. Il est vain que les médecins prolongent la vie si nous passons le temps supplémentaire à vouloir vivre encore plus longtemps. Il est vain que les ingénieurs imaginent des moyens de voyager plus rapides et plus faciles si les nouveaux spectacles que nous voyons sont simplement classifiés et compris en fonction de vieux préjugés. Il est vain d'acquérir la puissance de l'atome si c'est seulement pour s'obstiner dans l'impasse de détruire des vies.

Des outils comme ceux-là, aussi bien que les outils du langage et de la pensée, ne sont d'une réelle utilité aux hommes que s'ils sont éveillés, non perdus dans le pays des rêves du passé et du futur, mais au plus proche contact de ce point de l'expérience où la réalité seule peut être découverte : cet instant. Là, la vie est en vie, vibrante, éclatante et présente, renfermant des profondeurs que nous avons à peine commencé à explorer. Mais pour un tant soit peu la voir et la comprendre, l'esprit ne doit pas être divisé entre "je" et "cette expérience". L'instant doit être ce qu'il est toujours, tout ce que vous êtes et tout ce que vous savez. Dans cette maison, il n'y a pas d'espace pour toi et moi !