– quant à la sécurité du capitaine, car il était peu probable que Nord-Aven abandonne simplement ses projets si Denver Summervale ne parvenait pas à la tuer.

Les fusiliers de Ramirez ne pouvaient pas assurer sa sécurité hors du vaisseau, mais, d'après ce qu'il avait vu du major LaFollet et ses hommes, il faudrait au moins une arme nucléaire tactique pour se débarrasser d'eux.

Il se demandait à quel point cela affectait son jugement. Probablement plus que de raison. Non, pas « probablement ». Il y accordait à coup sûr trop d'importance, et il s'en fichait.

« Très bien, major, dit-il enfin. Je comprends votre position et, entre nous, je suis content de vous voir. Tant que les autorités compétentes ne me demanderont pas d'appliquer le règlement concernant le port d'armes à bord, vous garderez les vôtres. Je vais également prendre des mesures pour qu'un de vos hommes se trouve toujours en faction auprès de la sentinelle réglementaire, et vous serez informé dès que dame Honor quittera le Victoire. Pour le reste, vous devrez vous arranger avec elle, mais je connais le capitaine et je ne crois pas que vous ayez de grandes chances de poster un garde dans ses quartiers, quoi qu'en dise la loi graysonienne.

— Bien sûr que non, mon colonel. » LaFollet s'empourpra à cette suggestion, et le colonel dissimula un sourire derrière sa main. Puis il retrouva son sérieux.

« Je crains que vous ne deviez encore accepter un détail, major LaFollet. Ni de ma part ni de celle de la Flotte, mais de dame Honor elle-même. » LaFollet haussa un sourcil et Ramirez soupira. « Vous êtes au courant, bien sûr, de la mort du capitaine Tankersley ? » Le garde acquiesça, et Ramirez haussa les épaules d'un air résigné. « Le capitaine connaît le responsable. Je pense qu'elle a l'intention de régler ses comptes, et vous ne pourrez pas la protéger à ce moment-là.

— Nous en sommes conscients, mon colonel. Nous n'aimons pas ça mais, franchement, nous n'essayerons pas de l'en empêcher même si nous le pouvions. »

Ramirez ne parvint pas à cacher sa surprise à la réponse froidement immorale de LaFollet. Les mœurs graysoniennes étaient strictes, et l'idée de deux célibataires entretenant une relation sexuelle en violait un bon tiers. LaFollet ébaucha un sourire à la réaction du Manticorien mais n'ajouta rien, et le colonel commença à comprendre à quel point les sujets du capitaine Harrington tenaient à elle.

« Bien. Dans ce cas, major, dit-il en se levant, la main tendue, bienvenue à bord. Venez avec moi, je vais vous présenter mes officiers et sous-officiers les plus anciens en grade. Ensuite nous veillerons à trouver des quartiers pour vous et vos hommes, et à mettre au point un tableau de garde.

— Merci, mon colonel. » La main de LaFollet se perdit presque dans celle de Ramirez, mais il la serra fermement. Nous apprécions votre coopération. »

Honor ouvrit les yeux. Pour la première fois depuis bien trop longtemps, elle se réveillait sur autre chose qu'une impression de vide glacé. La souffrance persistait, toujours enfermée dans son cocon blindé, car au moins un point n'avait pas changé : elle n'osait pas libérer sa douleur avant d'en avoir éliminé la source. Pourtant, une nouvelle certitude empoisonnée habitait son cœur. Un venin ancien et familier. Elle connaissait désormais son ennemi. Elle n'était plus la victime d'un destin dont le sens lui échappait, mais d'une machination qu'elle ne comprenait que trop bien, ce qui fissurait la glace entourant son âme.

Nimitz roula à bas de sa poitrine lorsqu'elle s'assit dans le lit et écarta une mèche de ses yeux. Elle sentait la même différence chez lui aussi. Le chat sylvestre haïssait Denver Summervale depuis le début, et pas seulement pour le chagrin qu'il avait causé à Honor. C'eût été une raison suffisante, mais Nimitz avait appris à aimer Paul Tankersley pour lui-même. Et c'était peut-être ce qui faisait la différence en lui comme pour elle. Ils connaissaient le responsable de leur peine, et le conflit qui les opposait – Honor qui voulait se détruire contre Nimitz férocement déterminé à la maintenir en vie – s'était résolu en une volonté commune implacable de détruire leurs ennemis.

Elle posa les pieds par terre et laissa sa main s'attarder légèrement, avec amour, sur la place que Paul aurait occupée. Elle pouvait se le permettre maintenant, faire face à cette douleur, même si elle n'osait pas encore lui laisser libre cours.

Étrange, pensa-t-elle dans un coin de son cerveau. Elle avait entendu tant de fables sur la façon dont l'amour pouvait sauver votre santé mentale; nul ne lui avait jamais dit que la haine pouvait avoir le même effet.

Elle se leva et entra dans la salle de bains pour se brosser les dents, tandis qu'elle se repassait en mémoire l'enregistrement que Ramirez lui avait laissé. Elle était convaincue que le colonel en avait coupé quelques passages, mais elle ne doutait pas de la véracité du document. Malheureusement, il ne serait jamais recevable en justice, même si elle osait le soumettre à un tribunal. Ramirez s'était montré très secret quant aux circonstances de ces aveux, mais le curieux halètement et la douleur qu'on devinait dans la voix de Summervale lorsqu'il se mettait soudain à parler lui disaient tout ce qu'elle avait besoin de savoir sur la façon dont on l'avait convaincu d'» offrir » ces informations.

Elle finit de se laver les dents. Si le visage dans son miroir demeurait pâle et blessé, au moins le reconnaissait-elle à nouveau, et elle lut de l'étonnement dans ses yeux. De la gravité, même, à l'idée de ce que tant de gens avaient risqué pour elle.

Elle rinça la brosse à dents, la débrancha et la rangea, le tout sans quitter des yeux son reflet. Tous ces gens impliqués dans une opération qui aurait facilement pu leur coûter leur carrière... Et qui le pourrait encore, car il était impossible qu'elle demeure à jamais secrète. Summervale ne porterait pas plainte : une enquête risquait de mettre à jour l'enregistrement et, obtenu légalement ou pas, celui-ci le briserait dans son milieu, le ferait tuer, même, avant qu'il puisse dénoncer un autre de ses « clients ».

Mais même s'il ne disait jamais rien, des rumeurs naîtraient un jour ou l'autre.

Trop de gens connaissaient tel ou tel pan de l'opération. Quelqu'un finirait bien par lâcher un mot de trop autour d'une bière, dans une conversation, car l'histoire était trop belle pour qu'on la taise. Elle doutait qu'on puisse jamais rien prouver (elle connaissait trop bien Alistair et Thomas pour croire qu'ils ne s'étaient pas couverts), mais ça n'impliquait pas que personne n'y croirait en haut lieu.

Ils devaient le savoir aussi bien qu'elle, et pourtant ils l'avaient fait quand même. Pour elle. Et peut-être, seulement peut-être, cela signifiait-il que ce n'était pas seulement la haine qui l'avait tirée de son état de zombie. Leur volonté d'accepter ce risque pour elle avait agi autant que sa haine, et cette volonté naissait d'une forme d'amour.

Ses yeux la brûlaient et elle les ferma, les lèvres tremblantes : les larmes venaient enfin. Elles glissèrent sur ses joues, silencieuses comme la neige et étrangement douces. Elles ne pouvaient pas emporter l'armure qu'elle maintenait obstinément en place pour protéger sa détermination, mais elles la lavèrent. La purifièrent, d'une certaine façon, en firent une simple armure sans plus de glace, et elle appuya le front contre le miroir et les laissa couler. Nimitz bondit sur le lavabo, se dressa sur ses pattes arrière pour saisir son bras entre ses mains préhensiles et appuya son museau contre l'épaule d'Honor. Son doux ronronnement presque inaudible vibrait en elle, accueillant ses larmes. Elle se retourna et le prit dans ses bras.

Elle n'aurait pas su dire combien de temps elle avait pleuré, et cela importait peu. Ce n'était pas un moment que les horloges pouvaient mesurer, qu'on pouvait découper en minutes et en secondes. Il en aurait perdu de sa valeur. Elle savait simplement qu'en séchant ses yeux elle se sentait... différente. Michelle avait craint pour sa santé mentale, et elle comprenait maintenant qu'elle avait eu raison de s'inquiéter. Mais la folie était passée. La détermination meurtrière demeurait, mais cette fois aussi saine que froide, aussi rationnelle qu'obsessive.

Elle se moucha puis s'habilla sans sonner MacGuiness. Elle savait où il cachait ses uniformes, et il méritait une grasse matinée. Il avait passé bien trop d'heures ingrates à tourner autour d'elle sans rien obtenir qu'un silence indifférent.

Elle ajusta soigneusement son uniforme et rassembla ses cheveux mi-longs en une simple natte qui, sans descendre très bas dans son dos, suffisait amplement.

Elle y noua un ruban de soie noir, couleur du deuil et de la vengeance, avant de se tourner vers son terminal.

Les messages qu'elle avait redoutés l'attendaient, à commencer par un enregistrement noyé de larmes émanant de ses parents. Elle n'aurait pas pu le supporter sans s'effondrer avant d'entendre la voix de Summervale. Maintenant, elle pouvait l'écouter et reconnaître l'amour qu'exprimaient les voix de ses parents.

Mieux, elle le sentait.

Il y en avait d'autres, davantage même qu'elle ne le craignait, dont un message personnel de la reine Élisabeth elle-même. Le duc de Cromarty avait envoyé des condoléances plus raides et formelles, mais sa voix exprimait une sincère sympathie.

Et il y en avait d'autres : de l'amiral Caparalli, au nom des Lords de l'Amirauté, de la baronne de l'Anse du Levant, du supérieur de Paul, d'Ernestine Corell et de Mark Sarnow... et même de dame Estelle Matsuko, commissaire résident affecté aux affaires planétaires de Méduse, et du contre-amiral Michel Reynaud, commandant du service l'astrocontrôle de Basilic.

Ce fut une épreuve douloureuse, terriblement douloureuse, car chaque message lui rappelait ce qu'elle avait perdu, mais elle pouvait supporter cette douleur-là aujourd'hui. Elle dut s'interrompre plus d'une fois pour sécher ses larmes, mais elle avançait et, aux deux tiers de la consultation, elle baissa les veux sur une tasse de chocolat fumante.

Elle sourit avec une tendresse mêlée de souffrance à cette offrande et tourna la tête avant que MacGuiness ait pu disparaître dans l'office.

« Mac », souffla-t-elle.

Il se figea, se retourna pour lui faire face, et le cœur d'Honor se serra. Il portait une vieille robe de chambre miteuse par-dessus son pyjama : pour la première fois, de jour ou de nuit, elle le voyait sans son uniforme, et son visage paraissait vieux et fatigué – fragile. Très fragile. Ses yeux semblaient craindre d'espérer, et elle lui tendit la main.

Il s'approcha et la saisit, et elle serra ses doigts très fort.

« Merci, Mac, j'apprécie. » Elle parlait si bas qu'il l'entendait à peine, mais sa voix était redevenue normale, et il sut qu'elle le remerciait pour bien plus qu'une tasse de chocolat. Ses yeux rougis se mirent à briller d'un éclat un peu trop humide, et il baissa la tête tout en lui serrant à son tour les doigts.

« De rien, madame », fit-il d'une voix rauque. Puis il s'éclaircit la gorge, se ressaisit et agita un doigt menaçant. « Vous restez où vous êtes, ordonna-t-il. Votre petit-déjeuner sera prêt dans un quart d'heure, et vous avez déjà manqué assez de repas comme ça!

— À vos ordres, chef », répondit-elle d'un air soumis, et le mouvement des lèvres de MacGuiness, qui s'efforçait de ne pas sourire, lui réchauffa le cœur.

Honor termina son petit-déjeuner gargantuesque et porta une serviette à sa bouche. Bizarre, elle ne se rappelait aucun repas entre le dernier pris à Grayson et celui-ci. Il devait bien y en avoir eu, mais sa mémoire demeurait complètement vide quand elle essayait de s'en souvenir. Un nouveau sentiment de culpabilité l'assaillit pour la façon dont elle avait dû traiter MacGuiness, mais Nimitz émit un doux miaulement de reproche depuis l'autre extrémité de la table, et Honor lui adressa un petit sourire.

« C'était délicieux, Mac. Merci.

— Je suis heureux que vous ayez apprécié, madame, et... »

L'intendant s'interrompit et se retourna vers le terminal de com qui bourdonnait.

« Quartiers du commandant, intendant en chef MacGuiness, annonça-t-il.

— J'ai une demande de communication pour le commandant, monsieur, répondit la voix de Georges Monet. De la part de l'amiral de Havre-Blanc.

— Passez-le-moi, Georges », intervint Honor en se levant. L'officier de com attendit qu'elle entre à portée visuelle du terminal, et elle crut le voir se détendre un peu, soulagé, en voyant son expression, mais il se contenta de hocher la tête.

« Bien sûr, madame. Je vous le passe tout de suite. »

Son image disparut, remplacée par celle de l'amiral. Malgré l'intensité de son regard bleu, ce dernier affichait une expression calme et la salua courtoisement de la tête.

« Bonjour, dame Honor. Je m'excuse de vous déranger dès votre première matinée à bord.

— Vous ne me dérangez pas, monsieur. Que puis-je faire pour vous ?

— Je vous appelle pour deux raisons, en fait. Tout d'abord, je voulais vous présenter mes condoléances en personne. Le capitaine Tankersley était un homme et un officier accompli. La Flotte et tous ceux qui le connaissaient ont subi une immense perte.

— Merci, monsieur. » Le soprano d'Honor sonna légèrement rauque, et il fit mine de ne pas remarquer qu'elle s'éclaircissait la gorge.

« J'appelle également pour vous annoncer que, pendant votre absence, le Parlement a enfin approuvé la déclaration de guerre. Nous avons repris les opérations actives contre Havre à une heure zéro-zéro mercredi dernier. » Honor acquiesça, et il poursuivit : » Puisque nous sommes rattachés à la Première Force, notre position opérationnelle n'en sera pas matériellement affectée, du moins à court terme, mais il importe plus que jamais d'expédier vos réparations.

— Oui, monsieur. » Honor sentit ses joues s'enflammer. « Je crains de ne pas m'être encore mise au fait des dernières évolutions, monsieur, mais dès que...

— Pas de précipitation, l'interrompit gentiment Havre-Blanc. Le capitaine Chandler a fait un excellent travail en votre absence, et je n'essaye absolument pas de vous presser. Il s'agit simplement de vous informer; je n'attends aucune initiative précise de votre part. D'ailleurs (il se permit un petit sourire), cette affaire est dans les mains des radoubeurs, pas dans les miennes ni les vôtres.

— Merci, monsieur. » Honor s'efforça de dissimuler son humiliation : il l'avait surprise ignorante de l'état de son vaisseau! Mais une rougeur de plus en plus prononcée la trahit, et Havre-Blanc inclina la tête.

« En tant que commandant de votre force d'intervention, dit-il au bout d'un moment, je vous ordonne de prendre un peu de temps pour vous remettre le pied à l'étrier, dame Honor. Un jour ou deux ne changeront rien pour la Flotte et (son regard s'adoucit) je sais que vous avez manqué les funérailles du capitaine Tankersley.

J'imagine que vous aurez des questions personnelles à régler.

— En effet, monsieur. » Honor répondit sur un ton plus froid et dur qu'elle ne l'aurait voulu. Le visage de l'amiral se figea. Il n'était pas surpris, mais ses craintes se voyaient confirmées. Summervale était un duelliste expérimenté qui avait tué à de nombreuses reprises dans des « affaires d'honneur ». Havre-Blanc désapprouvait les duels – légaux ou pas – et l'image d'Honor Harrington étendue morte dans l'herbe lui glaçait le cœur.

Il ouvrit la bouche pour protester puis la ferma sans un mot. Tous ses arguments se seraient révélés inutiles, il le savait, et, de toute façon, il n'avait pas le droit d'essayer de la dissuader.

« Dans ce cas, capitaine, reprit-il, je vous accorde trois jours supplémentaires de permission officielle. Si vous avez besoin de plus, nous nous arrangerons.

— Merci, monsieur », répéta-t-elle d'une voix beaucoup plus douce. Elle avait saisi la première intention de l'amiral et lui était reconnaissante d'avoir réfléchi et tu ses arguments.

« À plus tard, donc, dame Honor dit-il tranquillement avant de couper la communication.

CHAPITRE VINGT-QUATRE

Les trois hommes qui venaient d'émerger de la coursive perpendiculaire avaient tout du journaliste, et leur meneur appuyait sur les boutons de sa caméra HV

d'épaule avant même qu'Honor ne l'aperçoive.

« Lady Harrington, s'il vous plaît, un commentaire sur...

Le journaliste s'interrompit sur un son étranglé lorsque le major LaFollet se planta devant son seigneur. Le major n'était pas imposant selon les critères manticoriens, mais le journaliste non plus. LaFollet était sans doute trente pour cent plus massif, tout en muscles, et il n'avait pas l'air de plaisanter. Toute son apparence, de ses cheveux ras à la coupe de son uniforme, le désignait comme un étranger, et son regard suggérait qu'il ne faisait peut-être pas grand cas des traditions des médias manticoriens.

Il resta ainsi, dévisageant froidement le journaliste. Il ne prononça pas un mot, ne fit absolument aucun geste menaçant, mais le journaliste porta la main à sa caméra d'un mouvement très prudent et la désactiva. Les narines de LaFollet s'évasèrent, amèrement ironiques, et les trois hommes s'écartèrent comme par magie pour céder le passage.

Honor les salua poliment de la tête comme si de rien n'était et les dépassa, suivie du caporal Mattingly. LaFollet attendit encore un moment puis se remit en marche. Il rattrapa Honor et son garde, et reprit place à sa droite.

Elle tourna la tête et baissa les yeux vers lui.

« Ça ne se fait pas vraiment dans le Royaume stellaire, Andrew », murmura-telle. Il eut un grognement méprisant et secoua la tête.

— Je le sais, milady. J'ai passé un certain temps à regarder les conneries que les Manties... Excusez-moi, milady. Je voulais dire que j'avais visionné la couverture que les médias manticoriens avaient faite du procès Young. » Le ton de sa voix exprimait clairement son opinion sur la question, et Honor fit la moue.

— Je n'ai pas dit que je n'appréciais pas vos efforts. Je voulais simplement signaler que vous ne pouvez pas vous promener partout en menaçant les journalistes.

— Les menacer, milady ? fit LaFollet d'une voix innocente. Je n'ai jamais menacé personne. »

Honor s'apprêtait à répondre mais changea d'avis. Elle avait déjà découvert que discuter avec le major ne servait à rien. Il écoutait avec une courtoisie infinie et sans faille, mais il avait sa conception personnelle des égards dus à son seigneur et se montrait encore plus têtu qu'elle. Il aurait sans aucun doute obéi si elle lui avait ordonné de laisser le journaliste tranquille, mais seul un ordre explicite l'aurait fait bouger.

Elle soupira intérieurement, partagée entre amusement et résignation. Jusqu'à ce matin-là, elle ne s'était pas rendu compte que sa garde graysonienne ferait désormais partie de sa vie. Ça n'avait rien de surprenant, vu l'état d'esprit qu'elle avait récemment entretenu, pourtant cela l'ennuyait. Elle aurait dû prêter plus d'attention aux événements, car alors elle aurait peut-être pu étouffer cette mesure dans l'œuf.

Maintenant il était trop tard, et elle se doutait qu'il lui serait difficile de s'habituer à la présence de ses gardes. Non qu'elle eût le choix, manifestement. Il apparaissait clairement que LaFollet avait reçu des instructions précises car il se montrait non seulement prêt à lui citer les articles et paragraphes des lois graysoniennes concernées, mais aussi à jouer de façon éhontée sur son sens du devoir. Elle reconnaissait la main d'Howard Clinkscales derrière le choix de tactique avisé du major, et ses soupçons s'étaient encore renforcés lorsqu'elle avait découvert que LaFollet avait fait partie de la sécurité du palais.

Quoi qu'il en soit, le chef de sa garde avait poliment démonté chacun des arguments qu'elle avançait contre sa présence, quand il ne les ignorait pas, les jugeant indignes d'être discutés. Et elle n'avait même pas pu se rabattre sur la loi manticorienne. Une ordonnance spéciale du tribunal royal était arrivée par le courrier du matin, accédant à la requête du ministère des Affaires étrangères, qui souhaitait qu'on autorise le seigneur Harrington — qui, par le plus grand des hasards, occupait la même enveloppe corporelle que le capitaine Harrington — à bénéficier, pour sa sécurité, d'un détachement armé permanent jouissant de l'immunité diplomatique, pas moins ! Le fait que Thomas Ramirez avait manifestement participé à cette conspiration, ajouté à l'approbation évidente de MacGuiness, donnait à LaFollet un avantage déloyal, et ses dernières résistances avaient cédé lorsque Nimitz avait insisté pour lui transmettre les émotions du major, lui révélant sa profonde inquiétude pour elle et sa dévotion à sa personne.

LaFollet n'avait laissé paraître aucun triomphalisme sur son visage ni dans sa voix, mais, par le lien empathique toujours ouvert, elle avait ressenti son intense satisfaction. Elle avait treize années T de plus que lui, mais les émotions du major la concernant semblaient terriblement familières. Bizarrement, sans s'en rendre compte, elle avait gagné un MacGuiness en armes, et elle se doutait que sa vie ne serait plus jamais tout à fait la même.

Elle pénétra dans une des capsules de transport d'Héphaïstos avec ses gardes du corps et interrompit ses réflexions sur le sujet. Elle avait autre chose à faire ce matin, et son bref amusement se transforma en une détermination féroce tandis qu'elle regardait l'indicateur de position se rapprocher de chez Dempsey.

L'homme blond et mince s'offrit un autre bretzel et but lentement de sa chope à moitié vide pendant que les clients entraient les uns après les autres pour déjeuner.

Il tournait le dos aux portes sans prêter d'attention manifeste à l'agitation qui l'entourait, mais il observait tout de ses yeux sombres dans le miroir mural situé derrière le bar et, si son expression ne révélait rien de ses pensées, cela valait mieux.

Denver Summervale était un homme passionné. Il s'était entraîné, au fil des ans, à dissimuler cette passion derrière une façade glacée bien contrôlée et y réussissait si bien qu'il oubliait lui-même souvent les feux qui le motivaient. Il était parfaitement conscient du danger qu'une rancœur personnelle pouvait représenter dans son métier mais, cette fois, il le savait, la maîtrise de ses émotions lui échappait. Ce contrat représentait désormais plus qu'une simple transaction, car il n'avait pas l'habitude de se faire brutaliser. Il y avait trop longtemps que personne n'avait osé lever la main sur lui du fait de l'aura effrayante que lui conférait sa réputation. Il avait toujours apprécié cette aura, mais il n'avait pas jusque-là compris à quel point il se reposait sur elle et y prenait plaisir. Il n'avait pas prévu la fureur qui l'animerait le jour où ses ennemis refuseraient de trembler devant elle.

Il mangeait son bretzel, le visage inexpressif, et sentait la haine envahir son esprit. Son chemin avait déjà croisé celui d'Honor Harrington, bien qu'elle l'ignorât. À

l'époque, elle l'avait privé d'une activité lucrative quoique hautement illégale, mais il l'avait accepté — plus ou moins bien — comme faisant partie des risques du métier.

Cette fois c'était différent. Il n'avait haï personne à ce point depuis que le duc de Cromarty, son cousin éloigné, avait refusé de lever le petit doigt pour empêcher les fusiliers de le casser.

Il grogna intérieurement au souvenir de ce que les amis d'Harrington lui avaient fait. Tankersley lui avait infligé une correction dégradante, humiliante, mais tolérable car elle lui avait permis de mener à bien le travail pour lequel il était payé; ce compte-là, il l'avait réglé avec intérêts. La seule balle tirée par le capitaine avait bien failli causer plus qu'une blessure superficielle, mais, cela aussi, il pouvait l'accepter. Tout comme le sentiment d'une vengeance personnelle, ce danger avait ajouté un côté sensuel à sa poussée d'adrénaline lorsqu'il avait vu sa cible s'effondrer.

Mais ce qui avait suivi sur Gryphon... Pas de poussée d'adrénaline cette fois, pas de sentiment de puissance. Il n'avait plus rien de l'ange de la mort. Il ne ressentait plus que peur et douleur — une peur qui s'était muée en terreur lorsque la douleur était devenue insupportable — et une humiliation pire qu'aucune souffrance.

Thomas Ramirez était un homme mort. Personne n'aurait à payer pour sa tête; il s'en occuperait gratis, avec délices. Il lui faudrait attendre le bon moment, attendre que personne, et surtout pas ses clients précédents, ne puisse deviner ses motivations, mais peu importait. L'attente ne ferait qu'adoucir la mise à mort finale et, entre-temps, il ferait souffrir le colonel.

Première ombre de sentiment, un affreux petit sourire effleura son visage. Il l'en bannit à l'instant où il le vit dans le miroir, mais il jubilait intérieurement. Il savait comment punir Ramirez. Ce pauvre imbécile le lui avait révélé lui-même... et on l'avait déjà payé pour ce travail.

Il consulta un écran indiquant date et heure puis s'installa plus confortablement sur son tabouret. Il avait attendu et espéré que les journalistes se jettent sur Harrington dès son arrivée car sa façon de réagir lui aurait donné un meilleur aperçu de son état d'esprit, mais il y avait eu une étrange pénurie d'informations sur son compte depuis son retour de Yeltsin. Tout le monde savait qu'elle était revenue, pourtant elle était parvenue à échapper à l'attention des médias avec un succès étonnant.

C'était décevant, mais il savait déjà tout ce dont il avait besoin, ayant attentivement étudié son dossier. D'après ce qu'il connaissait d'elle, elle viendrait inévitablement le trouver, impatiente de se venger, et alors il la tuerait.

Il sourit à nouveau, rêveur. C'était un officier de la Flotte, un bon officier, dont il n'aurait jamais défié le talent et les compétences dans le domaine qu'elle avait choisi, mais, là, il s'agissait de son propre domaine de compétences. Il voulait bien admettre qu'elle avait des tripes. Et, contrairement à nombre d'officiers qui ne connaissaient rien d'autre que l'enfer aseptisé du combat en espace profond, elle s'était montrée prête à affronter ses ennemis face à face et à les tuer au besoin. Mais elle n'avait jamais pris part à un duel, et la mort de Tankersley constituerait l'appât rêvé. À cet instant, rien ne compterait plus pour elle que de faire couler le sang de son assassin; tant mieux. Il ne comptait plus les hommes — et les femmes — qui s'étaient mesurés à lui, pleins d'une envie furieuse de le détruire, pourtant il était encore là... et pas eux. La rage vertueuse de ses ennemis le servait en les rendant imprudents : un amateur aveuglé par la colère n'avait aucune chance face à un professionnel.

Il n'avait même pas besoin de la traquer. Il n'avait qu'à l'attendre. Il entendait déjà son défi exalté et savait exactement comment il y répondrait car, en tant que défié, il choisirait lui-même les termes de l'affrontement.

Il avala son bretzel avec une gorgée de bière et sourit intérieurement. Certains parlementaires essayaient depuis des décennies d'interdire le protocole Ellington; ils y parviendraient même peut-être un jour, toutefois il demeurait légal pour l'instant. La société le voyait d'un mauvais oeil et trouvait le protocole Dreyfus bien plus acceptable, mais ce serait un jeu d'enfant que d'amener une amante éplorée à user d'un langage assez grossier pour justifier son choix obstiné. Le protocole Dreyfus limitait les duellistes à un total de cinq coups chacun et ne permettait l'échange que d'une balle à la fois. Mieux, l'arbitre était chargé, après chaque échange, de convaincre les deux parties que leur honneur était lavé... et tout duel prenait fin au premier sang.

En opérant selon ces règles, il lui faudrait s'assurer que sa première balle accomplisse le travail. Le protocole Ellington était différent : il accordait aux duellistes un chargeur de dix balles que chacun était libre de vider sans interruption jusqu'à ce que l'opposant s'effondre ou laisse tomber son arme pour signifier qu'il abandonnait.

Denver Summervale connaissait sa vitesse et sa précision dans le maniement des armes à feu anachroniques du champ d'honneur. Il s'agissait d'engins spécialisés, d'armes inhabituelles et déstabilisantes pour un officier de la Flotte, et il lui mettrait au moins trois balles dans le corps, probablement plus, avant qu'elle ne s'écroule.

Il se représentait la souffrance qui se peindrait sur le visage d'Harrington lorsque la première balle l'atteindrait, il l'imaginait essayant de surmonter sa surprise, maintenue sur ses pieds par sa haine bornée tandis qu'il la touchait encore. Et encore. Le truc, c'était de rendre la dernière balle instantanément fatale pour que les toubibs n'aient rien à sauver, mais il pouvait la faire souffrir avant cette ultime balle...

et ses chers amis sauraient ce qu'il avait fait.

Il sourit de nouveau et leva sa chope à la santé de son reflet en se promettant ce plaisir à venir.

Honor s'arrêta deux mètres avant les portes battantes – qui n'avaient aucune réelle utilité à bord d'une station spatiale –et prit une profonde inspiration. Un picotement parcourait ses nerfs et ses veines comme un feu maladif, mais rien n'affectait le contrôle glacial qu'elle avait sur elle-même. Elle observa ses gardes et se réjouit d'avoir laissé Nimitz à bord du Victoire.

— Bon, Andrew, Simon. Vous n'allez pas me créer de problèmes, n'est-ce pas

?

— Vous êtes notre seigneur, milady. Vos ordres ont force de loi pour nous », répondit LaFollet, et Honor ressentit un amusement soudain et déplacé en entendant son ton grave. Il avait vraiment l'air de croire ce qu'il racontait, mais ses propos suivants le trahirent. « Nous n'aimons pas l'idée de vous voir prendre des risques, mais nous n'interviendrons pas tant que Summervale n'exercera pas de violence physique à votre égard.

— Je n'aime pas que mes subordonnés posent des conditions à l'exécution de mes ordres, Andrew. » Honor s'exprimait d'une voix calme, mais son envie de rire avait disparu. LaFollet, qui ne l'avait pas encore entendue employer ce ton cassant, ne put tout à fait s'empêcher de ciller; elle fronça les sourcils. « Je n'essayerais pas de vous dicter votre devoir dans des circonstances normales, mais si je vous dis que vous ne ferez rien, quoi qu'il se passe entre Summervale et moi, je veux dire absolument rien. C'est bien compris ?

Les épaules de LaFollet se raidirent en un réflexe inconscient et il blêmit. Le fait qu'elle n'avait jamais employé son ton de commandement avec lui ne l'empêchait pas de le reconnaître.

« Oui, milady. J'ai compris », dit-il brusquement. Honor hocha la tête. Elle ne se faisait aucune illusion : le major n'abandonnerait pas son intransigeance polie en toutes choses. Bien qu'elle eût intellectuellement beaucoup de mal à l'accepter, le principal souci d'Andrew LaFollet consistait à la garder en vie. Elle n'était pas habituée à cette idée, pourtant elle acceptait les désaccords qui en naîtraient de temps en temps. Elle envisageait ces occasions sans joie tout en respectant le major, prêt à défendre son point de vue à chaque fois. Mais ce qui comptait pour l'instant, c'était qu'ils sachent tous deux qu'il existait une ligne infranchissable et où elle se trouvait.

Les portes s'ouvrirent dans son dos, et Summervale aperçut un uniforme noir et or dans le miroir. Il ne cilla pas mais reconnut aussitôt sa cible. Elle était plus pâle que sur les photos, plus belle aussi, mais on ne pouvait pas se méprendre. Une certaine impatience se fit jour en lui tandis qu'il la regardait passer en revue les gens attablés, mais un autre élément imprévu retint son attention.

Deux hommes en uniformes inconnus la flanquaient, et leur attitude déclencha un signal d'alarme mental chez Summervale. Il s'agissait de gardes du corps, des professionnels. Ils se tenaient côte à côte, légèrement de biais, de façon à se partager le restaurant et ses clients en secteurs de responsabilité, presque instinctivement. Le pulseur à leur hanche faisait autant partie d'eux-mêmes que leurs pieds ou leurs mains. Il ignorait où elle les avait trouvés, mais ils valaient bien mieux que du simple muscle à louer, et cela l'ennuyait. Qui étaient-ils et que faisaient-ils avec Harrington ? Son employeur avait-il jugé inutile de mentionner certains détails ?

La présence des hommes d'armes retint son attention au détriment de sa cible.

Ils l'inquiétaient, et il s'efforça de les faire cadrer avec Harrington. Il ne comprit à quel point il l'avaient distrait que lorsqu'il découvrit que celle-ci avait déjà traversé la moitié de la salle dans sa direction.

Il s'admonesta intérieurement. Quels qu'ils soient, ils ni représentaient qu'une considération secondaire; il reporta son attention sur sa cible. Un infime sourire d'anticipation effleura ses lèvres, qui s'évanouit lorsqu'il se concentra enfin vraiment sur elle.

Elle n'arborait aucune expression, premier élément dissonant, car la rage qu'il attendait était absente de son visage; des signaux d'alarme résonnèrent dans son esprit tandis qu'il regardait le reflet d'Harrington se diriger vers lui. Les gens s'écartaient de son chemin – imperceptiblement, inconsciemment, comme s'ils reconnaissaient d'instinct en elle un sentiment qu'il ne voyait d'habitude qu'en lui-même. Il ressenti un brusque besoin de déglutir.

Elle venait droit vers lui. Seul un léger tic agitant le coin de sa bouche trahissait une émotion, et il devint soudain difficile de continuer à lui tourner le dos. Il avait l'impression irrationnelle qu'elle pointait une arme vers sa colonne vertébrale, et il ne put mieux faire que se répéter qu'il avait prévu tout cela, qu'elle faisait exactement ce qu'il attendait d'elle.

« Denver Summervale ? » Elle s'exprimait d'une voix de soprano glaciale, dépourvue de l'intonation défiante et rageuse sur laquelle il comptait. Une voix vidée de toute émotion. Il eut plus de mal qu'il n'aurait cru à imposer à sa bouche la moue adéquate en se tournant vers elle.

« Oui ? » Des années d'expérience donnaient à sa voix la nuance souhaitable d'indifférence insultante, mais elle ne cilla pas.

« Je suis Honor Harrington.

— Je devrais vous connaître ? » demanda-t-il d'un air hautain, et elle sourit. Ce n'était pas un sourire agréable, et Summervale sentit ses mains devenir soudain moites : il commençait à comprendre combien il avait sous-estimé cette femme. Ses yeux ressemblaient à des batteries de missiles, fermés à tout sentiment humain. Il sentait la haine qui habitait Harrington, mais elle s'en servait plutôt que de se laisser dominer par elle, et l'instinct du duelliste lui soufflait qu'il avait fini par tomber sur un prédateur aussi dangereux que lui-même.

« Oui, vous devriez, répondit-elle. Après tout, je suis la femme que le comte de Nord-Aven vous a engagé pour tuer, monsieur Summervale. Tout comme il vous a engagé pour tuer Paul Tankersley. » Sa voix portait loin, et un silence ébahi s'étendit sur le restaurant.

Summervale la fixait, incrédule. Elle était cinglée ! Il devait bien y avoir cinquante personnes à portée de voix, et elle accusait un pair du Royaume d'avoir payé pour un meurtre ? Il vacilla, abasourdi, incapable de croire qu'elle l'avait vraiment dit. Personne – personne ! – ne l'avait jamais accusé en face de toucher de l'argent pour tuer les ennemis des autres. On savait trop bien ce qui se produirait dans ce cas : il n'aurait d'autre choix que de défier son détracteur et de le tuer. Pas seulement pour le faire taire, mais parce qu'il deviendrait un objet de mépris dont nul homme ou femme d'honneur n'accepterait plus le défi s'il laissait cette accusation sans réponse.

Mais elle ne s'était pas arrêtée là. Elle avait osé nommer l'homme qui l'avait payé pour la supprimer ! Il n'avait pas envisagé cette éventualité et maudit son assurance excessive à travers la surprise que lui causaient ces propos. Personne auparavant n'avait su qui le payait. L'anonymat de ses employeurs constituait l'un de ses atouts les plus précieux, la meilleure protection pour lui comme pour eux. Mais cette cible-là savait. Pire, elle possédait un enregistrement de sa propre voix dénonçant Nord-Aven, et son esprit se mit à galoper pour tenter d'évaluer toutes les implications de la situation.

Aucun procureur ne pouvait utiliser l'enregistrement contre lui, vu les circonstances dans lesquelles il avait été obtenu, mais les simples citoyens n'étaient pas liés par les mêmes contraintes que les représentants de la justice. Si Nord-Aven ou lui-même intentaient un procès en diffamation, il leur faudrait prouver que les allégations d'Harrington étaient fausses. Dans ces circonstances, elle pourrait bien se servir de la puce pour sa défense, et peu importeraient sa provenance et la façon dont elle en avait pris possession. Elle l'avait, cela seul compterait. Et encore ne s'agissait-il que des conséquences judiciaires. Que se passerait-il si ses autres employeurs apprenaient qu'il avait parlé et...

« Nous attendons tous, monsieur Summervale. » La voix de glace interrompit le tourbillon de ses pensées, et il se rendit compte qu'il la fixait d'un air ahuri. « N'êtes-vous pas un homme d'honneur ? » Une émotion s'était glissée dans sa voix, un mépris tranchant comme une lame. « Non, bien sûr, vous n'en êtes pas un. Vous êtes un tueur à gages, n'est-ce pas, monsieur Summervale ? Un minable tel que vous ne défie personne si les chances ne sont pas en sa faveur et que le crime ne paie pas.

— Je... » Il se secoua, s'efforçant de reprendre le contrôle de la situation. Il s'attendait à ce qu'elle le défie, pas à ce qu'elle le provoque pour le forcer à la défier, et la surprise le déstabilisait. Il savait ce qu'il avait à faire, quelle était l'unique réponse possible, mais la vitesse incroyable à laquelle elle avait bouleversé tous ses plans semblait avoir bloqué son contrôle moteur. Il ne pouvait pas prononcer les mots – il en était littéralement incapable, et elle ébaucha un rictus méprisant.

« Très bien, monsieur Summervale. Laissez-moi vous aider », dit-elle avant de le gifler.

Sa tête partit d'un côté puis de l'autre tandis qu'Honor le frappait cette fois du revers de la main. Elle l'accula contre le bar et le gifla encore. Encore, et encore, et encore, au vu de tous les clients.

Il leva la main et tenta désespérément d'agripper son poignet. Il parvint à le saisir, un instant seulement, avant qu'elle se libère avec une aisance méprisante et recule. Le sang coulait sur son menton, tachait chemise et veste, et une lueur démente brillait dans ses yeux : on le brutalisait une fois de plus. Il s'apprêtait à l'attaquer à mains nues, mais un vestige de raison le retint. Il ne pouvait pas faire ça.

Elle l'avait poussé dans les mêmes retranchements où il avait poussé tant de ses victimes, ne lui laissant d'autre choix que de la défier. C'était la seule façon de la faire taire, or il devait la faire taire !

« Je... » Il toussa et tira un mouchoir de sa poche pour essuyer sa bouche ensanglantée. Elle restait à le regarder, glaciale, l'air dégoûtée, mais ce geste lui donna au moins quelques instants pour rassembler ses idées.

« Vous êtes folle, dit-il enfin en essayant de paraître convaincant. Je ne vous connais pas et je n'ai jamais rencontré votre... comte de Nord-Aven ! Comment osez-vous m'accuser d'être une espèce de... d'assassin professionnel ! J'ignore pourquoi vous me cherchez querelle, mais personne ne me parle comme ça!

— Moi, si, fit-elle froidement.

— Alors je n'ai pas d'autre choix que de vous demander réparation !

— Parfait. » Pour la première fois, elle laissa une émotion autre que le mépris teinter sa voix, et Denver Summervale ne fut pas le seul à frémir en l'entendant. « Le colonel Thomas Ramirez – je crois que vous le connaissez ? – me servira de témoin.

Il contactera votre ami – Livitnikov, c'est ça ? Ou bien comptiez-vous engager quelqu'un d'autre cette fois ?

— Je... » Summervale déglutit. C'était un cauchemar. Ça ne pouvait pas être vrai ! Son poing se serra autour du mouchoir sanglant, et il inspira profondément. «

Monsieur Livitnikov est en effet un de mes amis. Je suis persuadé qu'il me secondera.

— Je ne doute pas que vous en soyez persuadé. Vous le payez probablement assez grassement. » Le sourire d'Harrington lui fit l'effet d'un coup de couteau. Les yeux du capitaine de la Flotte brillaient. « Dites-lui de commencer à étudier le protocole Ellington, monsieur Summervale », lança-t-elle avant de tourner les talons.

CHAPITRE VINGT-CINQ

Des horaires de quart défilaient sur le terminal d'Honor tandis qu'elle parcourait méthodiquement les montagnes de paperasserie qui s'étaient accumulées comme autant de couches géologiques en son absence. Heureusement, Évelyne Chandler se montrait aussi brillante dans son rôle de second qu'elle l'était en tant qu'officier tactique. La responsabilité du commandant se limitait souvent à signer des décisions qu'Évelyne avait déjà prises, ce qui lui laissait encore une quantité phénoménale de données à assimiler, et, pour une fois, Honor n'en était pas mécontente : cette corvée la privait d'un temps libre qu'elle aurait sans doute passé à s'inquiéter.

Elle termina un rapport et fit une pause pour grignoter un morceau de fromage sur le plateau que MacGuiness avait laissé à côté d'elle. Le Victoire serait prêt pour essais et réarmement sous quatre semaines, cinq au plus, et cette certitude lui apporta un sentiment de satisfaction malgré son humeur maussade. Les premiers rapports en provenance du front arrivaient maintenant que le Royaume stellaire avait lancé l'offensive, et une demi-douzaine de bases havriennes étaient déjà tombées aux mains de Manticore. Douze vaisseaux du mur, de ceux dont la Flotte avait tant besoin, s'étaient rendus intacts, et l'opinion publique jubilait. Pourtant il était peu probable que ces succès faciles durent encore longtemps. La République populaire de Havre était immense, et le comité de salut public avait pris le contrôle d'un trop grand nombre de systèmes capitaux, de bases majeures de la flotte et d'escadres défensives. Les Havriens avaient passé quelque chose comme quatre-vingts ans T à étoffer leur armée, et il leur resterait encore une impressionnante puissance de feu lorsqu'ils auraient enfin surmonté le choc de la reprise des opérations manticoriennes.

Cela signifiait, vu l'éternel besoin de la Flotte en croiseurs de combat, que la cinquième escadre d'Honor ne resterait pas longtemps affectée à la Première Force.

Ces bâtiments combinaient trop d'endurance, de mobilité et de puissance de feu pour cela. Elle avait déjà identifié une douzaine de régions où leur présence était nécessaire et se sentait impatiente de déclarer son navire à nouveau prêt au feu.

Pourtant, pour la première fois, elle était déchirée entre son enthousiasme professionnel et un autre besoin. Ramirez et Livitnikov s'étaient entendus pour qu'elle affronte Summervale deux jours plus tard, mais le duelliste ne constituait qu'une étape. Elle n'avait pas l'intention de laisser Pavel Young en vie lorsqu'elle emmènerait son bâtiment au combat, et il fallait donc lui régler son compte avant que de nouveaux ordres l'éloignent du système mère. Son front se plissa à cette idée et elle s'adossa, croisa les jambes et posa ses mains jointes sur son genou tout en ressassant, pour relever les yeux à un léger bruit en provenance du juchoir surplombant le bureau.

Un sourire lissa son visage lorsqu'elle vit Nimitz accroché au juchoir par sa queue préhensile, gazouillant à son adresse. Dès qu'il eut capté son attention, il s'imprima un mouvement de pendule en faisant mine de vouloir attraper son plateau de hors-d’œuvre. Il aurait pu descendre discrètement et en chaparder un sans bruit s'il avait voulu, mais il avait autre chose en tête. Il partageait sa détermination à tuer Summervale et Nord-Aven et ne doutait pas un instant de sa capacité à y parvenir, mais il n'allait pas la laisser s'inquiéter au point de retomber dans un état dépressif entre-temps.

Il miaula de nouveau, plus fort, en accentuant son mouvement. Elle savait ce qu'il comptait faire et se précipita pour éloigner le plateau. Trop tard.

Après un dernier balancement, il desserra l'étreinte de sa queue préhensile et s'élança dans les airs; ses mains œuvrèrent avec une précision diabolique tandis qu'il survolait les hors-d’œuvre. Il attrapa deux branches de céleri fourrées au fromage et se réceptionna au coin du bureau sur ses quatre membres postérieurs. Il agrippa l'angle du meuble de ses pattes intermédiaires, pivota et exécuta un parfait saut périlleux avant de retomber lourdement sur le bureau, pour enfin disparaître sous la table basse dans un éclair de fourrure gris crème. Elle l'entendit émettre un blic triomphal en prenant la fuite avec ses trophées.

« D'accord, boule de poils, tu m'as eue », dit-elle en se mettant à quatre pattes sur le tapis pour regarder sous la table. Il ronronnait d'un air satisfait et croqua le céleri sous son nez. Puis il lissa d'une patte ses moustaches maculées de fromage tandis qu'elle agitait un index réprobateur. « D'un autre côté, reprit-elle sur un ton menaçant, nous savons tous les deux que tu n'auras plus faim pour dîner, alors ne te plains pas si... »

Elle s'interrompit et voulut se relever brusquement car le carillon du terminal de com résonnait. Malheureusement, sa tête se trouvait toujours sous le coin de la table basse, et elle gémit lorsque son crâne la heurta de plein fouet. Sa courte natte absorba une partie du choc, mais pas assez pour l'empêcher de s'asseoir brutalement sur le tapis.

Le terminal carillonna de nouveau et elle se mit à genoux en se frottant la tête, au moment même où MacGuiness sortait de l'office. L'intendant s'arrêta et l'inquiétude perpétuelle dont il semblait incapable de se défaire s'évanouit un instant.

Nimitz et lui se connaissaient depuis longtemps, et il n'avait pas besoin d'être un génie pour comprendre ce qui s'était passé.

Il s'éclaircit la gorge et secoua la tête avant de gagner le terminal. Honor demeura encore un moment à genoux, souriant affectueusement à son dos tourné, puis elle se leva comme il acceptait l'appel.

« Quartiers du commandant, intendant MacGuiness, annonça-t-il en lançant un regard résigné à Honor.

— Officier de communications de quart, fit une autre voix. Le commandant est disponible, monsieur ? J'ai un appel entrant pour elle de la part du vaisseau amiral.

— Elle arrive dans un instant, lieutenant Hammond », répondit MacGuiness. Il s'écarta pour laisser passer Honor qui se frottait toujours le crâne. Le lieutenant à l'écran l'aperçut et s'éclaircit la gorge.

« Appel entrant du vaisseau amiral, pacha. C'est l'amiral lui-même.

— Merci, Jack. » Honor remit en place quelques mèches folles et vérifia rapidement l'aspect de son uniforme, puis elle s'assit et hocha la tête. « Passez-le-moi, s'il vous plaît.

— Bien, madame. »

Le visage du lieutenant Hammond fut remplacé par celui de l'amiral de Havre-Blanc, et Honor lui sourit.

« Bonjour, monsieur. Que puis-je pour vous ?

— Capitaine. » Havre-Blanc la salua puis jeta un coup d'oeil à MacGuiness qui demeurait visible à l'angle du champ de la caméra. L'intendant comprit le message et disparut, puis l'amiral reporta son attention sur Honor.

Il l'observa un moment en silence, et ce qu'il vit le réjouit tout en l'inquiétant.

Elle n'affichait plus un air austère et blessé, mais son expression calme et attentive ne le trompait pas : la vérité se lisait dans ses yeux, ces yeux immenses et expressifs qui trahissaient ses pensées pour qui savait les déchiffrer en dépit du masque qu'elle portait. Un éclat dur y brillait juste sous la surface. Il le vit et se demanda comment elle allait réagir à ce qu'il comptait lui dire.

« Je ne vous appelle pas pour une affaire officielle, dame Honor », fit-il. Elle haussa un sourcil et inclina la tête, l'air perplexe, et il prit une inspiration – dont il espérait qu'elle ne la remarquerait pas – avant de se lancer sans autre préambule :

« Vous vous rendez compte, j'en suis sûr, que tout le monde est au courant de votre rencontre avec Summervale. » Le regard d'Honor se durcit un peu plus, et elle acquiesça. « Je sais que les détails de ce genre d'affaire sont censés demeurer confidentiels, mais le défi a été lancé de façon assez... publique. On vient de me prévenir que les médias s'en sont emparés et que des correspondants de tous les grands services d'information ont l'intention d'assister au duel. »

Honor resta muette, mais il vit son poing se serrer sur le bureau; il poursuivit :

« De plus, les propos que vous avez échangés chez Dempsey ont provoqué un tollé, il n'y a pas d'autre mot. Une certaine confusion entoure leur formulation exacte, mais tout le monde s'accorde pour dire que vous avez délibérément acculé Summervale à vous provoquer en duel. »

Il s'interrompit, et elle hocha encore la tête sans un mot. Il n'aurait su dire s'il s'agissait d'une confirmation ou d'un simple geste mécanique, et il se frotta le sourcil d'un mouvement plus nerveux qu'à l'habitude. Cette discussion serait plus difficile qu'il ne l'avait craint. Il reprit la parole d'une voix calme mais pressante.

« Dame Honor, je pense qu'aucune personne raisonnable ne pourrait vous le reprocher. La réputation de Summervale et le fait qu'il a poussé le capitaine Tankersley à le frapper sont bien connus, mais je ne peux pas dire que je me réjouisse de vous voir l'affronter. Je désapprouve le principe même du duel et je n'aime pas l'idée que vous vous retrouviez face à un tueur professionnel sur son propre terrain. Toutefois, c'est votre droit d'après la loi. » Les yeux d'Honor semblèrent s'adoucir légèrement, et il se prépara à la réaction que provoqueraient ses propos suivants.

« Hélas, certains journalistes se sont également emparés des accusations que vous avez portées contre le comte de Nord-Aven. » Il s'arrêta, et ses yeux bleus paraissaient inviter – non, exiger – une réponse.

« Je ne prétendrai pas m'en étonner, monsieur. » Il plissa le front et se frotta de nouveau le sourcil, et elle sentit toute l'intensité de son regard braqué sur elle.

« Que vous ne soyez pas surprise, je n'en doute pas, capitaine, dit-il au bout d'un moment. Ce que je veux savoir, c'est si vous visiez ce résultat. »

Honor réfléchit quelques instants puis haussa les épaules.

« Oui, monsieur, en effet, répondit-elle calmement.

— Pourquoi ? » demanda-t-il brutalement, d'une voix qui devait sa rudesse à l'inquiétude ou à la colère. Elle ne cilla pas.

« Parce que ces accusations sont fondées, monsieur. Pavel Young a engagé Summervale pour nous tuer, Paul Tankersley et moi. Il a particulièrement insisté pour que Paul meure le premier – apparemment, il le haïssait pour l'avoir "trahi" en se mettant de mon côté, mais il voulait surtout me punir.

— Vous vous rendez compte de ce que vous dites, dame Honor ? Vous accusez un pair du Royaume d'avoir payé un assassin.

— Oui, monsieur.

— Avez-vous la moindre preuve à l'appui de cette accusa-ion ?

— Oui, monsieur », répondit-elle sans montrer d'émotion. Il ouvrit des yeux ébahis.

« Alors pourquoi ne l'avez-vous pas transmise aux autorités ? Les duels sont certes légaux, mais payer un duelliste professionnel pour tuer ses ennemis ne l'est pas, je vous le garantis !

— Je n'ai pas contacté les autorités parce que ma preuve ne serait pas recevable dans un procès pénal, monsieur. » Il fronça les sourcils, et elle poursuivit tranquillement : « Toutefois, elle est parfaitement irréfutable. Summervale a admis sa complicité devant témoins.

— Quels témoins ? » La voix de l'amiral était dure, mais elle secoua la tête.

« Désolée, monsieur, mais, sauf votre respect, je dois refuser de répondre à cette question.

Les yeux de Havre-Blanc s'étrécirent. Honor eut soudain du mal à conserver une expression calme sous le poids de son regard. « Je vois, fit-il après une courte pause. Cette preuve – je suppose qu'il s'agit d'un enregistrement quelconque – a été obtenue dans des circonstances illégales et vous protégez celui qui s'en est chargé, n'est-ce pas ?

— Monsieur, sauf votre respect, je refuse de répondre à cette question. »

Havre-Blanc émit un grognement agacé mais n'insista pas, et Honor poussa un soupir de soulagement, pour se raidir lorsqu'il se pencha vers son écran, le visage dur.

« Avez-vous aussi l'intention de provoquer le comte de Nord-Aven en duel, dame Honor ?

— Je compte, milord, voir justice faite. » Elle parlait d'une voix égale, teintée d'un froid distant, et il ferma brièvement les yeux.

« Je voudrais que vous... réfléchissiez bien, capitaine. La situation demeure très délicate à la Chambre des Lords. Le gouvernement a trouvé une majorité pour faire passer la déclaration de guerre, mais de justesse, et sa majorité de travail reste extrêmement mince. Pire, Nord-Aven a joué un rôle crucial dans le vote de la déclaration. Tout nouveau relent de scandale autour de son nom, surtout si vous êtes impliquée, pourrait entraîner des conséquences désastreuses.

— Milord, ce n'est pas mon problème, répondit carrément Honor.

— Eh bien, ça le devrait. Si l'opposition...

— Milord (pour la première fois de sa vie, Honor Harrington interrompait un officier général, et sa voix était rude), l'opposition représente très peu pour moi en ce moment. L'homme que j'aimais a été tué – assassiné – sur les ordres de Pavel Young. » Havre-Blanc allait reprendre la parole, mais elle poursuivit, abandonnant son apparente indifférence. « Je le sais – et je crois que vous le savez aussi –, mais je ne peux pas le prouver de façon satisfaisante devant un tribunal. Il ne me reste donc qu'une possibilité, à laquelle j'ai parfaitement le droit de recourir dans ce Royaume. Je compte exercer ce droit sans me préoccuper de politique. »

Elle s'arrêta soudain, atterrée d'avoir osé s'adresser sur ce ton à un amiral – un amiral en général, mais celui-ci en particulier. Elle n'aurait pas cru sa maîtrise émotionnelle si limitée. De l'électricité courait le long de ses nerfs, mais elle soutint son regard sans ciller, et ses yeux avaient la dureté de la pierre.

Un silence fragile plana un moment, puis Havre-Blanc finit par carrer les épaules et inspirer profondément.

« Dame Honor, je ne m'inquiète pas pour Nord-Aven. Pas même pour le gouvernement – ou, du moins, pas directement. Je m'inquiète pour vous, à cause des conséquences liées à tout acte dirigé contre lui.

— Je suis prête à les accepter, milord.

— Eh bien, pas moi ! » Ses yeux brillaient de colère, une colère clairement dirigée contre elle. « Le gouvernement du duc de Cromarty survivra mais, si vous provoquez Young en duel – pire, si vous le provoquez et le tuez –, l'opposition va se déchaîner. Vous trouviez la situation difficile avant et pendant la cour martiale ? Eh bien, capitaine, ce sera mille fois pire après un tel coup d'éclat ! L'opposition réclamera votre tête sur un plateau, et le duc sera bien forcé de la lui donner ! Vous ne comprenez pas ?

— Je ne suis pas une politicienne, milord. Je suis officier de la Flotte. » Honor soutint son regard sans chercher à le fuir, mais le ton pressant de sa voix la surprit elle-même. La soudaine colère de Havre-Blanc la blessait profondément. Il devenait brusquement crucial pour elle qu'il comprenne, et elle leva une main implorante vers l'écran. « Je connais mon devoir et mes responsabilités en tant qu'officier de Sa Majesté, mais le Royaume n'a-t-il pas des devoirs envers moi, monsieur ? Paul Tankersley ne méritait-il pas mieux que de se faire tuer parce qu'un homme qui me déteste a payé pour sa mort? Bon sang, monsieur (sa voix intense tremblait de passion tandis qu'elle le fixait du regard), je le dois à Paul – et à moi-même ! »

Havre-Blanc vacilla comme si elle l'avait frappé, mais il secoua lentement la tête.

«Je compatis, capitaine, sincèrement. Mais je vous ai déjà dit que l'action directe n'était pas toujours la meilleure réponse. Si vous continuez dans cette voie, vous allez vous détruire, et votre carrière avec.

— Alors à quoi ça rime, monsieur ? » Sa voix avait perdu toute nuance de colère, et le désespoir adoucissait ses yeux durs. Pourtant elle soutint son regard avec un reste de fierté qui le toucha au cœur. « Je ne demande que justice à ma reine et mon Royaume, je n'ai jamais rien demandé d'autre, milord.

— C'est tout ce que j'ai le droit de réclamer, mais j'y ai droit. N'est-ce pas ce qui est censé nous différencier des Havriens ? » Il grimaça, et elle poursuivit de la même voix douce et pressante. « Je ne comprends pas la politique, monsieur. Je ne comprends pas ce qui donne à Pavel Young le droit de détruire tout ce qu'il touche et de se cacher ensuite derrière le sacro-saint consensus politique. Mais je comprends les notions de devoir et de décence. Je comprends le concept de justice, et, si personne ne peut me donner satisfaction sur ce point, alors, pour une fois, je le ferai moi-même, à n'importe quel prix.

— Et vous détruirez votre carrière. » Havre-Blanc l'implorait à son tour. « Vous avez raison : les duels sont légaux et il n'y aura pas de procès pénal. Vous ne passerez pas en cour martiale, mais vous serez relevée de votre commandement.

Peu importe que vos actes soient justifiés. Si vous le tuez, ils vous prendront le Victoire, Honor. Ils vous mettront sur le carreau et vous laisseront pourrir dans votre coin. Et ni moi ni personne d'autre ne pourra rien faire pour les en empêcher. »

C'était la première fois qu'il l'appelait par son prénom sans l'entourer d'aucun titre, et elle sut enfin que la rumeur disait vrai. Peut-être était-ce à cause de son amitié avec l'amiral Courvosier, ou simplement parce qu'il croyait en elle, elle l'ignorait, mais Havre-Blanc faisait de sa carrière une affaire personnelle. En retour, elle lui devait peut-être son accord, ou du moins l'examen attentif de ses arguments, mais, cette fois, c'était plus qu'elle ne pouvait donner.

« Pardonnez-moi, monsieur, dit-elle doucement en implorant du regard sa compréhension, à contrecœur. Si ma carrière est le prix à payer, alors je paierai. Je n'ai pas d'autre solution, et cette fois quelqu'un va demander des comptes à Pavel Young.

— Je ne peux pas vous laisser faire ça, capitaine. » La voix du comte était dure, plus sèche que jamais, et ses yeux étincelaient de colère. « Vous êtes peut-être trop bornée pour vous en rendre compte, mais votre carrière compte plus qu'une douzaine de Pavel Young ! Ce n'est pas parce que nous repoussons les Havriens en ce moment que nous y parviendrons toujours, et vous le savez aussi bien que moi !

Nous sommes en pleine guerre pour la survie du Royaume, et la Flotte a investi en vous pendant trente ans. Vous êtes une ressource, capitaine Harrington, une arme, et vous n'avez pas le droit – non, aucun droit – de jeter cette arme au rebut. Vous parlez de "devoir", capitaine ? Eh bien, vous vous devez à votre reine, pas à vous-même ! »

Honor eut un brusque mouvement de recul et, blême, ouvrit la bouche, mais la voix furieuse de Havre-Blanc la submergea comme un raz-de-marée.

« La Flotte a besoin de vous. Le Royaume a besoin de vous. Vous avez prouvé qu'à chaque fois que vous preniez une décision tactique difficile vous accomplissiez un de vos putain de miracles ! Vous n'avez pas le droit de tous nous laisser tomber au profit d'une vendetta personnelle, quoi que Pavel Young vous ait fait ! » Il s'approcha encore un peu plus de la caméra, le regard dur comme la pierre. « Ça n'est pas moins vrai parce que vous ne le comprenez pas, capitaine, et je vous ordonne –je vous ordonne en tant qu'officier supérieur – de ne pas provoquer le comte de Nord-Aven en duel ! »

CHAPITRE VINGT-SIX

La navette atterrit à Port-Royal, principal astroport de la ville d'Arrivée. En mémoire de l'atterrissage de la première navette du Jason, transport colonial subluminique, une flèche de granit poli d'une centaine de mètres de haut se dressait non loin et brillait de reflets rouge sang dans le soleil levant. Toutefois, Honor n'avait pas un regard à lui accorder.

Elle quitta son siège, et un calme parfait régnait en son cœur. Elle en avait banni toute émotion humaine pour ne garder que sérénité. Elle se tourna vers le sas et sortit de la navette dans l'air chaud du matin. Andrew LaFollet, James Candless et Thomas Ramirez la suivirent, et personne en dehors d'eux ne l'accompagna jusqu'au géodyne qui l'attendait.

Étrange. Rien ne semblait tout à fait réel, rien ne la touchait directement, pourtant tout lui paraissait incroyablement clair et précis. Elle se déplaçait dans ce calme, un peu à part tout en y étant plongée, et elle affichait un visage serein lorsque LaFollet lui ouvrit la portière du géodyne.

Elle avait eu du mal à atteindre cette détermination intense et impassible qui lui avait beaucoup coûté. La confrontation avec l'amiral de Havre-Blanc l'avait secouée plus qu'elle ne se l'avouait. Son insistance obstinée l'avait ébahie, et ça ne s'était pas arrangé. Elle ne pouvait pas lui donner ce qu'il voulait, et cela l'avait rendu furieux.

Elle avait bien essayé de s'expliquer, mais il s'était contenté d'aboyer le même ordre avant de couper la communication, la laissant devant un écran noir.

Sa colère cruelle à un moment pareil l'avait profondément blessée. À la veille d'un combat où sa vie était en jeu, elle avait besoin de confiance et de concentration, sûrement pas d'une brouille personnelle avec un officier qu'elle respectait beaucoup.

Pourquoi ne comprenait-il pas qu'elle devait le faire ? Comment pouvait-il lui asséner des ordres – des ordres illégaux – à un moment pareil, sachant qu'ils la bouleverseraient ?

Elle l'ignorait. Elle savait simplement qu'elle en avait souffert et qu'il lui avait fallu des heures pour retrouver une détermination inébranlable. Elle regrettait cette rupture entre eux, mais elle ne pouvait pas se laisser détourner de son objectif. Si Havre-Blanc n'arrivait pas à comprendre ou s'y refusait, elle ne pouvait rien y faire.

Elle bougea légèrement dans le siège confortable; son épaule droite semblait légère et son cœur se serra un peu plus, troublant son impassibilité avant qu'elle ait pu réagir. Nimitz ne voulait pas rester avec MacGuiness et, pour la première fois, il avait combattu sa décision : il avait sifflé et découvert les crocs tandis que sa colère bouillonnait sur leur lien empathique. Mais elle avait refusé de céder. Il ne pouvait pas venir avec elle sur le terrain même, et elle n'entretenait aucune illusion sur ce qu'il ferait si elle le laissait se joindre aux spectateurs et que le pire se produisait. Il était incroyablement rapide et bien armé, mais Denver Summervale avait sans doute étudié les chats sylvestres en préparant son contrat. Il saurait aussi bien qu'elle comment Nimitz réagirait, et son chargeur ne serait sans doute pas vide lorsqu'elle s'effondrerait.

Elle soupira, leva une main pour caresser le renfort sur lequel il aurait dû se percher et ferma les yeux pour se concentrer sur l'épreuve à venir.

Thomas Ramirez occupait un strapontin en face du capitaine, et le coffret contenant les pistolets pesait lourd sur ses genoux. Il aurait aimé ressentir la sérénité qu'Honor affichait, mais il effectuait ce trajet pour la deuxième fois en moins d'un mois et la nausée le saisit au souvenir de l'occasion précédente.

Au moins, le capitaine savait ce qu'elle faisait, se disait-il. Paul était moins concentré, comme s'il se sentait dépassé par les événements... ou peut-être parce qu'il n'avait pas un tempérament de tueur comme elle. Ramirez l'avait vue en action.

Il ne doutait pas de sa résolution, seulement de son habileté, car Denver Summervale avait tué plus de cinquante adversaires sur des prés identiques.

Il tourna la tête vers les gardes graysoniens qui la flanquaient de chaque côté.

Candless faisait de son mieux pour dissimuler son anxiété, mais LaFollet se montrait aussi calme que le capitaine elle-même. Ramirez haïssait le major pour cela presque autant qu'il l'enviait, mais il écarta cette idée et se remémora les propos que LaFollet avait tenus lorsqu'il lui avait confié son inquiétude.

— Je n'y connais rien en duels, mon colonel, avait-il dit. La loi de Grayson les interdit. Mais j'ai vu mon seigneur au stand de tir.

— Au stand de tir ! avait grommelé Ramirez, les poings serrés sur la table qui les séparait. Il ne s'agira pas d'un concours de tir, major, et le capitaine est officier naval, pas fusilier. Contrairement au Corps, la Flotte ne forme pas ses recrues au maniement des armes de poing, pas même celui des pulseurs. Summervale sait parfaitement ce qu'il fait, et c'est un as avec ces saloperies d'antiquités !

— Je présume que ce sont les pistolets que vous désignez sous ce terme ? »

avait demandé LaFollet. Ramirez avait grogné une approbation rageuse puis ouvert des yeux ronds car le major éclatait de rire. « Je ne connais pas les capacités de ce Summervale, mon colonel, mais, croyez-moi, il ne peut pas être meilleur que Lady Harrington. Je vous le garantis.

— Comment pouvez-vous être aussi catégorique ?

— Par expérience, mon colonel. Il y a deux ans, la sécurité du palais aurait considéré ces armes que vous qualifiez d'antiquités comme de petits bijoux. Notre base technologique limitée ne nous permettait pas de produire des guides gravitiques assez petits pour fabriquer des pulseurs maniables. »

Le front de Ramirez s'était plissé. Il voulait croire que le major savait de quoi il parlait, mais il redoutait de s'y laisser aller.

« Elle est si forte que ça ? » LaFollet avait acquiescé.

« Mon colonel, j'étais instructeur en armes de poing pendant mes deux dernières années à la sécurité. Je sais reconnaître un tireur instinctif quand j'en vois un, et c'est précisément le cas de Lady Harrington. » Il avait à son tour plissé le front puis passé la main dans ses cheveux. « Je vous avouerai que je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit particulièrement douée avec des armes aussi démodées, moi non plus, mais j'en ai discuté avec le capitaine Henke, et elle m'a révélé un détail qui m'est resté en tête. Elle a dit que les tests pratiqués sur le seigneur Harrington avaient toujours révélé une forte sensibilité kinesthésique et que la Flotte recherche cette qualité. Je n'avais jamais entendu ce terme auparavant, mais je crois que ça correspond à ce que vous ou moi appellerions une conscience aiguë de sa position dans l'espace. Elle sait toujours où elle est et où tout le reste se trouve par rapport à elle. » Il avait haussé les épaules. « Enfin, faites-moi confiance. Toutes ses balles iront exactement où elle voudra les placer.

— Si elle arrive à en tirer une, avait murmuré Ramirez en martelant la table du poing. Bon sang, elle est rapide, je le sais. Ses réflexes sont au moins aussi bons que les miens qui sont déjà meilleurs que ceux d'aucun Manticorien de ma connaissance. Mais il faut voir Summervale pour le croire ; il est extrêmement rapide et il a de l'expérience. » Il avait secoué la tête, se haïssant de douter du capitaine, mais incapable de s'en empêcher. « Je ne sais pas, major. Je ne sais pas », avait-il soupiré.

Maintenant, il détournait son regard de l'officier graysonien et regardait par la fenêtre en priant pour que la confiance de LaFollet soit justifiée.

Le géodyne ralentit et Honor ouvrit les yeux au moment où il passait le portail d'un mur de pierre recouvert de lierre. Il s'arrêta sur une allée gravillonnée. Le soleil brillait juste au-dessus de l'horizon, à l'est, et ses dernières nuances rouge sang s'évanouissaient au profit du blanc et du jaune; le tapis émeraude de doux gazon terrien étincelait de rosée comme sous une couche de poussière de diamant.

Elle suivit LaFollet hors du véhicule, et ses narines s'évasèrent pour aspirer l'odeur des plantes en pleine croissance. Un homme brun aux épaules carrées vint à sa rencontre. Il portait l'uniforme gris uni de la police d'Arrivée ainsi qu'un brassard noir et un pulseur lourd de classe militaire. Il s'inclina devant elle.

« Bonjour, Lady Harrington. Je suis le lieutenant Castel-police d'Arrivée. Je ferai office d'arbitre ce matin.

— Lieutenant. » Honor lui rendit son salut, et une lueur embarrassée brillait dans ses yeux lorsqu'elle se redressa. Elle haussa un sourcil et il désigna d'une main la foule qui se pressait d'un côté du pré.

« Milady, je suis navré de cet attroupement, dit-il d'une voix chargée de regrets en jetant un regard noir aux spectateurs. C'est indécent, mais je ne peux pas légalement les exclure.

— Les médias ? demanda Honor.

— Oui, milady. Ils sont venus en force et ces... gens, là-bas (il pointa un index écœuré vers un petit groupe perché sur une colline à l'extrémité du pré), ont amené des téléobjectifs et des micros à longue portée pour ne pas manquer un mot. Ils se conduisent comme au spectacle, milady.

— Je vois. » Honor observa un moment son public puis posa une main légère sur l'épaule de Castellario. « Ce n'est pas votre faute. Comme vous dites, on ne peut pas les exclure. J'imagine (ses lèvres frémirent d'un humour amer) que nous n'avons plus qu'à espérer qu'une balle se perde dans leur direction. »

Castellario grimaça : il ne s'attendait pas à une plaisanterie aussi mordante.

Puis il esquissa un petit sourire sans humour.

« En effet, milady. » Il se reprit. « Bon. Si vous voulez bien me suivre ?

— Bien sûr », murmura Honor. Ses compagnons et elle emboîtèrent le pas au lieutenant. En traversant le gazon, leurs pieds laissèrent des taches sombres dans l'argent de la rosée. Une simple barrière – un rail de bois blanc monté sur des piquets, rien de plus – entourait un terrain parfaitement plat au milieu du pré, et Castellario s'arrêta avec un regard confus pour LaFollet et Candless lorsqu'ils l'atteignirent.

« Excusez-moi, milady. On m'a informé de l'existence de vos gardes du corps, évidemment, mais la loi interdit la présence de partisans armés de l'un ou l'autre duelliste. S'ils souhaitent rester, ils devront me remettre leurs armes. »

Les deux Graysoniens se raidirent immédiatement et LaFollet ouvrit la bouche pour protester, mais il la ferma brutalement lorsque Honor leva la main.

« Je comprends, lieutenant, dit-elle en se tournant vers ses gardes. Andrew.

Jamie. » LaFollet soutint un instant son regard, prêt à refuser, puis il soupira et tira le pulseur de son étui. Il le tendit à Castellario, et Candless l'imita bientôt.

« Et maintenant l'autre pulseur, Andrew », fit Honor de la même voix calme.

LaFollet écarquilla les yeux, et Ramirez lui jeta un regard surpris. Le Graysonien serra les dents et son corps tout entier se raidit, mais il poussa un nouveau soupir. Il exécuta un étrange mouvement de la main gauche et un petit pulseur sortit de sa manche. C'était une arme compacte à canon court, une arme destinée à ne servir qu'en dernier recours, mais elle n'en était pas moins mortelle. Il grimaça en la remettant au lieutenant.

« J'ignorais que vous étiez au courant, milady.

— Je sais bien que vous l'ignoriez. » Elle sourit et lui tapota gentiment l'épaule.

« Eh bien, si vous avez deviné, quelqu'un d'autre pourrait le faire, marmonna-t-il. Il va falloir que je trouve une autre cachette.

— Je vous fais confiance », dit-elle d'un air rassurant, tandis que Castellario prenait l'arme, le visage de marbre. Ramirez, quant à lui, regardait encore LaFollet en se demandant si celui-ci lui aurait mentionné cette cachette dans l'éventualité où il ne l'aurait pas laissé conserver ouvertement ses armes à bord.

« Merci, milady », dit Castellario. Une policière apparut comme par magie près de lui et il lui remit l'arsenal, puis il désigna de la main l'enclos herbeux. « Vous êtes prête, milady ?

— Oui. » Honor haussa les épaules comme pour apprécier leur poids puis se tourna vers Ramirez. « Eh bien, Thomas, allons-y. »

Denver Summervale était en terrain familier et regarda sa prochaine victime traverser l'herbe humide pour le rejoindre. Il portait la tenue sombre des duellistes expérimentés, sans une trace de couleur susceptible de fournir un repère à son adversaire, et dissimula un sourire hautain en observant Harrington. Le capitaine arrivait en uniforme, et son galon doré luisait au soleil. Les trois étoiles d'or brodées sur son coeur constituaient un point de mire appréciable, et il décida de loger au moins une balle dans celle du milieu.

Castellario escortait Harrington, et la bouche de Summervale se déforma en un rictus moqueur. La loi imposait que l'arbitre demeure neutre et Castellario était excessivement honorable et consciencieux. Il ne pouvait pas faire preuve de partialité, pas ouvertement, mais il détestait et méprisait le duelliste professionnel. Il avait donc choisi d'accueillir lui-même Harrington et de laisser son adversaire à l'un de ses subordonnés. Le duelliste le savait et s'en amusait.

Honor et Ramirez s'arrêtèrent à trois pas de Summervale et Livitnikov, leur faisant face dans la brise matinale qui agitait leurs cheveux. Castellario fit un signe de tête à l'officier en uniforme qui avait accompagné Summervale, puis se tourna vers les duellistes et s'éclaircit la gorge.

« Lady Harrington, monsieur Summervale. Mon tout premier devoir consiste à vous inciter à trouver une solution pacifique à votre différend, même à cet instant tardif. Je vous demande maintenant à tous deux : ne pouvez-vous pas le régler à l'amiable ? »

Honor resta muette et Summervale se contenta de regarder l'arbitre d'un air méprisant. « Finissons-en. J'ai rendez-vous pour le petit-déjeuner », dit-il.

Le visage de Castellario se durcit, mais il ravala sa réplique et leva la main droite, les doigts recroquevillés comme pour saisir un objet. « Dans ce cas, présentez-moi vos armes.

Ramirez et Livitnikov ouvrirent leurs coffrets, découvrant l'éclat mat d'un acier bleu dans le soleil. Castellario choisit un pistolet au hasard parmi les deux que contenait chaque coffret et l'examina de ses doigts habiles et rapides, avec l'oeil du connaisseur. Il accomplit chaque action deux fois, puis tendit une arme à Honor et l'autre à Summervale avant de contempler leurs témoins.

« Messieurs, chargez », dit-il en les regardant chacun insérer dix grosses balles étincelantes dans un chargeur. Ramirez mit en place la dernière cartouche de cuivre anachronique et tendit le chargeur à Honor pendant que Livitnikov faisait de même pour Summervale.

« Chargez, monsieur Summervale », fit Castellario. L'acier cliqueta lorsque Summervale glissa le chargeur dans la crosse de son pistolet, le frappant une fois du plat de la main pour s'assurer qu'il était bien enclenché. Il faisait de cette simple tâche un geste rituel, plein d'assurance, et il eut un mince sourire.

« Chargez, Lady Harrington. » Elle s'exécuta sans le panache de Summervale.

L'arbitre les regarda un moment d'un air sinistre puis acquiesça.

« Gagnez votre place. »

Ramirez posa la main sur l'épaule d'Honor et la pressa brièvement, affichant un sourire confiant que démentaient ses yeux inquiets. Elle posa la main sur la sienne avant de se détourner pour gagner l'un des cercles blancs tracés sur l'herbe sombre.

Elle se retourna pour faire face à Summervale, qui prenait place dans un cercle identique, quarante mètres plus loin. Castellario se tenait sur le côté, exactement au milieu, et il éleva la voix dans la brise matinale :

« Lady Harrington, monsieur Summervale, vous pouvez armer. »

Honor fit coulisser la glissière, introduisant une cartouche dans le canon. Le son dur et métallique lui revint tandis que Summervale l'imitait, et elle prit une conscience aiguë du silence qui régnait. Des bribes de conversation lui parvenaient, légères et distantes, et soulignaient le calme ambiant plus qu'elles ne le brisaient. Des journalistes aux allures de vautours se serraient autour de leurs micros, et les yeux méprisants de Summervale la fixaient de l'autre côté de l'étendue d'herbe rase.

Castellario sortit son pulseur et, une nouvelle fois, éleva la voix :

« Vous avez convenu de vous affronter selon le protocole Ellington. » Il sortit un mouchoir blanc de sa poche et le brandit de la main gauche; le bout de tissu flottait dans le vent.

« Quand je laisserai tomber mon mouchoir, vous lèverez vos armes et ferez feu. Vous continuerez à tirer jusqu'à ce que l'un de vous tombe à terre ou lâche son pistolet en signe de capitulation. Si l'un de ces deux événements se produit, l'autre tireur cessera immédiatement le feu. Qu'il ou elle s'y refuse, et je me verrai forcé de l'arrêter de n'importe quelle manière, y compris par l'usage d'une arme mortelle.

Comprenez-vous, monsieur Summervale ? » Celui-ci acquiesça brutalement et Castellario se tourna vers Honor. v Lady Harrington ?

— Compris, fit-elle simplement.

— Très bien. En position. »

Summervale pivota de façon à présenter son flanc droit à Honor, le bras le long du corps, canon pointé vers le sol. Honor demeura franchement de face, le pistolet dirigé vers le bas, et il arbora un sourire ravi à cette preuve de son inexpérience. Ça allait être encore plus simple qu'il ne l'avait espéré. Cette imbécile lui offrait toute la largeur de son corps pour cible ! Il ressentit un petit frisson pervers à l'idée de la perforer de sa haine.

Honor sollicita les muscles de son oeil gauche cybernétique, le faisant passer en mode télescopique simple pour observer le visage de son adversaire. Elle vit son sourire mauvais, mais son propre visage inexpressif reflétait la sérénité qui régnait dans son esprit tandis qu'un bout de tissu blanc battait à l'angle de son champ de vision. La tension ambiante était palpable dans l'air du matin, et même les journalistes se turent pour contempler ce tableau immobile.

Castellario ouvrit la main. Le mouchoir tomba en voletant dans la brise joueuse, et un feu impitoyable consumait l'esprit de Denver Summervale lorsque sa main armée se leva. Le pistolet semblait un prolongement de ses nerfs; il montait vers la position classique du duelliste avec une vitesse née d'une longue pratique. Pendant ce temps, Summervale gardait les yeux rivés sur Harrington. Sa cible était gravée dans son cerveau et n'attendait que de se confondre avec la mire de son arme, lorsqu'une flamme blanche fleurit dans la main du capitaine et qu'une pointe infernale le frappa au ventre.

Il grogna, incrédule, les yeux exorbités par la surprise, et la flamme jaillit à nouveau. Un deuxième coup de marteau l'atteignit quelques centimètres au-dessus du douloureux premier, et il fut pris de stupeur. Elle n'avait pas levé la main. Elle n'avait même pas levé la main ! Elle tirait depuis la hanche, et...

Une troisième détonation retentit et une autre large tache pourpre macula sa veste noire. La main qui tenait son pistolet lui paraissait lestée de plomb et, stupide, il baissa les yeux vers le sang qui s'échappait rythmiquement de sa poitrine.

Impossible. Impossible que lui...

Un quatrième coup rugit et le frappa à moins d'un centimètre du troisième. Il hurla autant de rage que de douleur. Non ! Cette chienne ne pouvait pas le tuer ! Pas avant qu'il lui colle au moins un plomb dans le corps !

Il releva les yeux et les fixa sur elle, vacillant sur ses pieds; son pistolet était revenu à son flanc. Il ne se souvenait pas l'avoir baissé, et maintenant celui d'Harrington se trouvait en position haute, à bout de bras. Il la fixait et découvrit les dents en un rictus haineux en voyant les volutes de fumée qui s'échappaient de son arme dans la brise. Le sang bouillonnait dans ses narines, ses genoux se mirent à trembler, mais il parvint bizarrement à rester debout et, lentement, l'air sinistre, s'imposa de relever son arme.

Honor Harrington l'observait par-delà la mire de son pistolet. Elle lut la haine sur son visage, sa prise de conscience terrible des événements et sa résolution venimeuse pendant que son arme montait douloureusement, centimètre par centimètre. Elle se redressait vers la position de tir tandis qu'il montrait les dents, et les yeux marron d'Honor n'exprimaient absolument aucune émotion lorsque sa cinquième balle l'atteignit en plein sur l'arête du nez.

CHAPITRE VINGT-SEPT

Le comte de Nord-Aven, tassé dans son fauteuil, le visage blême, serrait un verre de whisky terrien. Les haut-parleurs dissimulés dans les murs de sa luxueuse suite déversaient une musique reposante, pourtant il n'entendait rien d'autre que les battements terrifiés de son coeur.

Mon Dieu. Mon Dieu! Mais qu'allait-il faire ?

Il avala une gorgée de son coûteux whisky. Elle le brûla comme de la lave et explosa dans son ventre; il ferma les yeux et passa le verre froid sur son front baigné de sueur.

Il n'arrivait pas à croire à quel point les choses avaient mal tourné. Ce traître de Tankersley était tombé exactement comme prévu, et il avait savouré son triomphe sur la chienne dans l'exultation. Cette fois, il lui avait fait mal. Oh oui, il l'avait fait souffrir, et il avait goûté sa douleur comme un vin sucré. Sachant à quel moment l'Agni était parti lui porter la nouvelle, il avait compté les heures et s'était offert un dîner au Cosmo's et une nuit de réjouissances avec Georgia le jour où, d'après ses calculs, elle avait appris sa mort. Puis il avait attendu son retour avec impatience.

Mais quand elle était revenue les ennuis avaient commencé.

Comment avait-elle deviné qu'il avait engagé Summervale ? Comment? Même les médias hostiles à Nord-Aven avaient abordé avec une prudence inhabituelle cet aspect de sa première confrontation avec l'assassin — soit qu'ils ne souhaitaient pas laisser cette chienne se servir d'eux contre lui, soit, plus probablement, à cause des énormes dommages et intérêts qu'un tribunal infligerait pour diffamation d'un pair.

Pourtant ses accusations s'étaient répandues malgré tout et, lorsqu'elles étaient parvenues aux oreilles de Nord-Aven, il s'était traité de tous les noms qui lui venaient à l'esprit pour avoir personnellement rencontré cette espèce d'incompétent.

Quelqu'un avait dû les voir. Quelqu'un avait dû donner —ou vendre —

l'information à la chienne ou à l'un de ses amis serviles. Il savait qu'il prenait des risques, mais Georgia lui avait assuré que Summervale était le meilleur, et son tableau de chasse semblait bien appuyer cette affirmation. Quand on veut le meilleur, il faut se plier à ses règles, même si elles comportent certains dangers. Voilà ce qu'il s'était dit lorsque Summervale avait exigé de le rencontrer face à face pour conclure le marché, et il avait accepté.

Merde, merde, merde ! Il était jusqu'alors persuadé qu'on les avait vus et qu'on avait ensuite soufflé l'information à l'oreille d'Harrington, mais c'était peut-être encore pire. Un vent froid comme l'espace balaya ses os à cette idée.

Il avait regardé le duel. Il avait bien regretté l'échec des journalistes à coincer Harrington plus tôt car il se réjouissait à l'avance de voir son visage et de savourer sa souffrance, mais il avait conclu que ça valait mieux. Son caractère insaisissable avait fourni aux médias le dernier ingrédient nécessaire pour nourrir un torrent de suppositions et de sous-entendus. Ils avaient joué à fond l'histoire de l'amante vengeresse et l'avaient transformée en une sorte d'héroïne de tragédie prête à affronter l'effrayant duelliste qui avait tué l'homme qu'elle aimait. Nord-Aven avait bien ri de leur discours mélodramatique car, sous couvert de bêtises sentimentales, ils avaient exploité cette histoire jusqu'à la corde. Ils avaient même figé le sang du comte. « Dès que possible, je l'accuserai en personne. Bonne journée, messieurs dames. »

Le duc de Cromarty grommela en regardant une fois de plus l'épouvantable bulletin d'information. Juste au moment où il croyait que les choses se tassaient, il fallait que ceci lui tombe dessus ! Son standard croulait déjà sous les appels de ténors de l'opposition qui exigeaient tous furieusement qu'il réagisse aux calomnies du capitaine Harrington. Mais il ne pouvait rien faire. Cette femme était folle !

Ignorait-elle ce qui se produirait si elle accusait un pair du Royaume d'avoir engagé un tueur professionnel ?

Il éteignit la cuve d'holovision et enfouit son visage dans ses mains. Il ne ressentait aucune sympathie pour Denver. Il ne le voulait même pas. Si quelqu'un avait jamais mérité de mourir, c'était bien lui, et au fond de lui-même il ne ressentait que soulagement à le voir enfin parti. Toutefois, qu'un membre de la famille du Premier ministre, même tombé en disgrâce, se trouve mêlé à une histoire pareille représentait un coup dur pour le gouvernement.

Il frémit en pensant à la façon dont l'opposition pourrait s'en servir une fois qu'elle aurait compris quelle arme elle tenait là. Mais comment Nord-Aven allait-il réagir ? Cet homme était naturellement stupide, mais il se montrait rusé et frappait d'instinct au cou. Les membres de la famille Young n'étaient guère plus que des escrocs riches et bien nés, mais ils avaient acquis un goût indiscutable pour l'exercice du pouvoir. Pavel Young, s'il était moins intelligent que son père — et, bien qu'on eût du mal à le croire, plus arrogant encore n'en entretenait pas moins d'ambitions. Il s'était jeté dans le jeu des intrigues avec un courage né de l'ignorance, libre de tout principe, et, jusque-là, ses instincts malhonnêtes l'avaient plutôt bien servi. Il avait étonné des tacticiens beaucoup plus subtils et expérimentés en se présentant à la chambre des Lords comme la voix de la raison, prêt à oublier la façon dont le gouvernement avait laissé la Flotte le diffamer pour rassembler le Royaume en cette période de crise. Cromarty ne doutait pas qu'il devienne un jour trop ambitieux et se détruise lui-même, mais il avait joué le rôle de son choix à la perfection jusqu'ici, ce qui ne faisait qu'aggraver la situation actuelle.

Le duc se redressa dans son fauteuil. Logiquement, Nord-Aven devait maintenant intenter un procès en diffamation, car la loi interdisait les duels entre plaideurs. Et s'il ne pouvait pas poursuivre Harrington ? Si elle avait raison ? Et s'il avait en effet engagé Denver et qu'elle en détenait la preuve ?

Cromarty fronça les sourcils en frottant doucement la paume de ses mains devant lui. Dans ce cas – et le comte était sans doute capable d'un acte aussi vicieux

– il n'oserait pas recourir aux tribunaux. Harrington n'aurait qu'à présenter sa preuve pour réfuter l'accusation de diffamation, et Nord-Aven pourrait dire au revoir à tout pouvoir politique.

Mais, s'il ne la poursuivait pas, que pouvait-il faire ? Impossible de se méprendre sur la menace brandie par Harrington, et l'efficacité brutale et stupéfiante avec laquelle elle s'était débarrassée de Denver prouvait qu'elle pouvait tenir parole.

Qu'elle tiendrait parole dès qu'elle approcherait le comte d'assez près pour le provoquer en duel.

Se pourrait-il que Young refuse de relever le défi? Cromarty se mordilla un moment les lèvres, envisageant les facteurs impondérables. Nord-Aven était un lâche, mais refuserait-il pour autant d'affronter Harrington ? Qu'il prouve au Royaume tout entier sa couardise ou qu'on le découvre meurtrier, le résultat serait tout aussi fatal à sa carrière politique, mais il pouvait croire qu'en l'affrontant, s'il survivait à l'expérience, il survivrait également au scandale. Les journaux de l'opposition soutiendraient sans doute ses efforts pour faire oublier toute l'affaire. Il le faudrait bien, car leur association avec son nom les éclabousserait si le scandale le détruisait.

Mais il ne survivrait pas au duel. L'idée semblait ridicule quand on avait vu Harrington faucher Denver, et de quelle terrible façon. Cette rencontre relevait plus de l'exécution que du duel. Denver, sans jamais s'en rendre compte, avait été totalement surclassé. Si elle avait tiré cinq fois, c'était parce qu'elle l'avait voulu et non parce qu'elle en avait besoin.

Et, si elle entraînait jamais Pavel Young dans cet enclos, elle lui ferait subir exactement le même sort.

Le duc de Cromarty ne se souvenait pas avoir jamais été physiquement effrayé par quelqu'un, mais Honor Harrington le terrifiait. Il doutait que quiconque verrait cet enregistrement oublie un jour son expression – son absence d'expression, plutôt –

tandis qu'elle tirait sur Denver. Et si un officier de Sa Majesté éliminait un pair du Royaume de cette façon...

Le duc frémit, inspira profondément et se tourna vers son terminal de corn. Une seule personne pouvait encore empêcher un désastre, et il tapa son code d'appel sur le terminal puis attendit qu'un secrétaire en livrée lui réponde.

« Palais du Mont-Royal. En quoi puis-je... Oh, bonjour, Votre Grâce.

— Bonjour, Kevin. J'ai besoin de parler à Sa Majesté.

— Un instant, Votre Grâce. » Le secrétaire baissa les yeux pour consulter l'emploi du temps stocké dans sa base de données, avant de froncer les sourcils. «

Désolé, Votre Grâce, mais elle reçoit l'ambassadeur de Zanzibar.

— Je vois. » Cromarty se cala dans son fauteuil et glissa les doigts sous son menton pour réfléchir. « Quand sera-t-elle libre ? demanda-t-il au bout d'un moment.

— Pas avant un certain temps, je le crains, Votre Grâce », répondit le secrétaire. Il s'arrêta en remarquant l'expression du duc. Élisabeth III ne choisissait pas des imbéciles pour filtrer les appels sur sa ligne privée. « Excusez-moi, Votre Grâce, s'agit-il d'une urgence ?

— Je l'ignore. » Cet aveu tira au duc un petit sourire surpris, qui disparut aussi vite qu'il était venu. Il posa les mains sur son bureau. « Toutes les conditions sont réunies pour que ça le devienne, en tout cas. Je crois... » Il s'interrompit puis hocha la tête. « Interrompez-la, Kevin. Dites-lui que je dois lui parler le plus tôt possible.

— Entendu, Votre Grâce. Vous restez en ligne ?

— Oui, merci. »

Le secrétaire acquiesça et s'éclipsa, remplacé à l'écran par le blason du Royaume stellaire. Cromarty tambourinait nerveusement sur son bureau. Certains Premiers ministres s'étaient rendus très impopulaires auprès de leur monarque en les dérangeant pour des affaires qui auraient pu attendre. Cromarty le savait et se faisait un devoir de ne pas interrompre sa reine à moins d'une urgence absolue, ce qui contribuait beaucoup à leurs excellentes relations de travail. Cela signifiait également qu'Élisabeth acceptait en général ses appels sans grand délai, et il soupira de soulagement en la voyant apparaître à l'écran en moins de cinq minutes.

« Allen, dit-elle sans préambule.

— Votre Majesté.

— J'espère que c'est vraiment important, Allen. L'ambassadeur s'inquiète : il craint que nos redéploiements ne privent Zanzibar de son détachement. Et il faut plus de cajoleries que prévu pour le calmer.

— Désolé, Votre Majesté, mais je pense que nous avons un problème.

— Quel genre de problème ? » La voix d'Élisabeth se durcit et ses yeux s'étrécirent. « Vous savez que je déteste entendre ce mot dans votre bouche, Allen !

— Désolé, répéta-t-il, mais c'est le terme exact. Avez-vous regardé un bulletin d'information durant la dernière heure ?

— Non. Je suis restée cloîtrée avec l'ambassadeur. Pourquoi ? Que s'est-il passé ?

— Lady Harrington vient de tuer mon cousin Denver. » Élisabeth écarquilla les yeux, et Cromarty secoua la tête. « Non, ça ne me dérange pas. Ou plutôt, si, mais pas parce qu'elle l'a tué. Vous savez le mal qu'il a fait à ma famille pendant des années, Votre Majesté. Il y prenait un plaisir sadique.

— Oui, je suis au courant. » Élisabeth s'exprimait d'une voix calme et se mordillait la lèvre. «Je savais qu'ils devaient s'affronter, évidemment. J'imagine que tout le monde le savait dans le Royaume. Et, vu ce que vous venez de m'apprendre, je ne vous cacherai pas mon soulagement et ma surprise à cette conclusion.

— Je crois que nous nous inquiétions tous pour rien cette fois, Votre Majesté.

Elle l'a touché à quatre reprises avant qu'il ne chancelle, puis elle lui a logé une cinquième balle en pleine tête. »

Élisabeth ouvrit des yeux ronds et pinça les lèvres en une moue admirative.

« Toutefois, il s'agit là du cadet de nos soucis, poursuivit le duc. Les médias étaient venus en force. Ils ont retransmis en duplex tous les moments sanguinolents sur les chaînes d'information à travers tout le système... et ils ont aussi diffusé la déclaration de Lady Harrington.

— Une déclaration ? » La reine semblait intriguée, et Cromarty acquiesça.

« Oui, Votre Majesté, une déclaration. Elle a publiquement accusé le comte de Nord-Aven d'avoir payé Denver pour tuer Tankersley puis la tuer elle-même.

— Mon Dieu », murmura Élisabeth, et le duc ressentit comme une satisfaction masochiste en constatant sa stupeur.

Il regarda ses yeux s'étrécir et attendit patiemment qu'elle réfléchisse. Il lui fallut moins de trente secondes pour envisager tous les développements auxquels il avait pensé, et elle le fixa de nouveau droit dans les yeux.

« C'est le cas ? » demanda-t-elle. Cromarty haussa les épaules.

« Je ne possède aucune preuve dans un sens ou dans l'autre, Votre Majesté.

C'est sûrement possible, et je doute beaucoup que Lady Harrington l'accuserait si elle ne disposait pas d'une preuve quelconque pour étayer ses affirmations. »

Élisabeth hocha la tête et se frotta la pommette. « Si elle a des preuves, elle agira en conséquence. » Elle aurait pu se parler à elle-même, mais son regard ne quitta jamais celui du Premier ministre. « D'ailleurs, elle n'aurait rien dit aux médias si elle n'avait pas l'intention de le tuer. » Elle acquiesça pour elle-même et sa voix se durcit. « Quelles seront les conséquences si elle le fait ?

— Graves, Votre Majesté, voire très graves. Si elle le tue comme elle a éliminé Denver, elles pourraient même se révéler catastrophiques. » Le Premier ministre frémit. « Vous n'avez pas encore vu la scène, Votre Majesté. Je préférerais aussi ne pas la connaître. Si elle exécute Nord-Aven de la même façon, l'opposition va se déchaîner. Une crise pire que celle qui a entouré la déclaration de guerre se prépare peut-être.

— On peut limiter les dégâts ? s'enquit la reine sans ambages.

— Difficile, mais pas impossible... peut-être. Nous perdrons probablement l'Association des conservateurs quoi qu'il arrive, mais nous avons rallié assez de progressistes pour compenser, et les Hommes Nouveaux sont de notre côté, du moins pour le moment. Les libéraux joindront presque à coup sûr leurs voix à celles des conservateurs pour réclamer la tête d'Harrington et, même si nous la leur donnons, ils s'enfonceront probablement plus encore dans l'opposition. Si nous ne la leur donnons pas, les progressistes les suivront. Même dans le meilleur des cas, cette histoire va nous faire très mal, Votre Majesté.

— Mais votre majorité survivra ?

— Si nous leur donnons Harrington, oui. En tout cas, je le crois. Je ne peux rien affirmer, Votre Majesté. À ce stade, je n'arrive même pas à imaginer la réaction de la Chambre des Communes. Les députés considèrent Harrington comme leur sainte patronne depuis Basilic, mais avec une affaire de ce genre... »

Il haussa les épaules, et Élisabeth fronça les sourcils. Il la laissa réfléchir quelques secondes puis s'éclaircit la gorge.

« Je ne vois qu'une solution optimale, Votre Majesté, dit-il.

— Vraiment ? » La reine eut un rire sans joie. « Je ne vois rien d'optimal à faire cette fois, Allen !

— Il se trouve que le comte de Havre-Blanc a déjà ordonné à Lady Harrington de ne pas provoquer Nord-Aven en duel, commença le duc, et...

— Ordonné ? » Le visage d'Élisabeth se durcit et une étincelle menaçante brilla dans son regard. « Il lui a ordonné de ne pas le provoquer ?

— Oui, Votre Majesté, il...

— Il a violé le code de guerre, voilà ce qu'il a fait ! aboya la reine. Si Nord-Aven était encore officier en service, il aurait été dans son droit, mais là c'est parfaitement injustifié ! Dame Honor pourrait en toute légalité lui intenter un procès.

— Je m'en rends compte, Votre Majesté. » Cromarty remarqua qu'il était en sueur et s'imposa de ne pas s'essuyer le front. Il connaissait les signes avant-coureurs et n'avait pas envie d'affronter une Élisabeth en colère. « Je crois, poursuivit-il prudemment, qu'il s'inquiétait des conséquences pour sa carrière. Et, bien qu'il ait indiscutablement outrepassé son autorité, il a raison de se faire du souci.

— Et Hamish Alexander a toujours ignoré les règles quand il pensait avoir raison, ajouta la reine d'une voix monocorde.

— Eh bien, oui, Votre Majesté. Mais il voit souvent juste, et je ne crois pas, dans le cas présent, que nous...

— Oh, arrêtez de le défendre, Allen ! » Élisabeth resta silencieuse et maussade pendant une longue minute puis haussa les épaules. » Je n'aime pas cette façon de procéder – et vous pouvez le lui dire de ma part –, mais vous n'avez sans doute pas tort. Ce n'est pas mon affaire tant que dame Honor ne choisit pas de le poursuivre.

— Bien, Votre Majesté. » Cromarty parvint à dissimuler son soulagement et se pencha vers la caméra. « Mais je m'apprêtais à vous dire qu'il avait raison, à la fois quant aux effets sur sa carrière et aux retombées politiques. » Élisabeth acquiesça à contrecœur et le duc arbora son expression la plus persuasive. « Puisqu'il avait raison et que dame Honor ne compte manifestement pas accepter ses arguments et lui obéir, je me suis dit que, peut-être...

— Arrêtez tout de suite. ,> Les yeux d'Élisabeth avaient retrouvé leur dureté. «

Si vous comptez suggérer que, moi, je lui ordonne d'abandonner, vous pouvez oublier cette idée.

— Mais, Votre Majesté, les conséquences...

— J'ai dit que je ne le ferais pas, Allen.

— Mais peut-être que si vous lui parliez simplement, Votre Majesté... Si vous lui expliquiez la situation et lui demandiez de...

— Non. » Le mot résonna, simple et froid, et Cromarty ferma la bouche. Il connaissait ce ton. La reine le fixa encore un moment, le regard plus dur que jamais, puis son visage s'adoucit et une expression étrange, presque honteuse, le traversa.

« Je n'exercerai aucune pression sur elle, Allen, fit-elle d'une voix sereine. Je ne peux pas. Si je lui demandais de ne pas affronter Nord-Aven, elle obéirait probablement, et ce serait parfaitement injuste envers elle. Si nous avions fait notre travail correctement, Nord-Aven aurait été condamné pour désertion. Pas cassé, Allen, exécuté, et rien de tout cela ne serait arrivé.

— Vous savez bien que nous ne pouvions pas, Votre Majesté, souffla Cromarty.

— Oui, je le sais, et ça ne me donne pas meilleure conscience. Nous avons failli à dame Honor, Allen. Cela lui a déjà coûté l'homme qu'elle aimait, et c'est notre faute. Mon Dieu, si ce Royaume a jamais dû justice à l'un de ses sujets, c'est bien à elle, et nous ne la lui avons pas donnée. » Elle secoua la tête. « Non, Allen. Si c'est la seule façon pour dame Honor de finir le travail qui nous revenait, je ne l'en empêcherai pas.

— S'il vous plaît, Votre Majesté. Si ce n'est pour éviter les retombées politiques, pensez au moins à l'effet que cela aura sur elle. Nous ne pourrons en aucun cas la protéger. Elle perdra sa carrière, et nous l'un de nos plus brillants jeunes capitaines.

— Croyez-vous qu'elle l'ignore ? » demanda doucement Élisabeth. Son regard réclamait la vérité, et Cromarty secoua lentement la tête. « Moi non plus. Et, si elle connaît le prix mais reste prête à le payer, je ne vais pas lui dire qu'elle ne peut pas.

Et vous non plus, Allen Summervale. Je vous interdis d'exercer la moindre pression sur elle, et dites au comte de Havre-Blanc que la même chose vaut pour lui. »

CHAPITRE VINGT-HUIT

L'amiral Sir Thomas Caparelli adopta une expression courtoise lorsque son assistant personnel ouvrit la porte de son cabinet. Le comte de Havre-Blanc passa devant l'officier avec un signe de tête poli bien qu'absent, et Caparelli se leva derrière le bureau pour lui tendre la main.

Havre-Blanc s'en saisit puis prit le siège qu'on lui désignait. Caparelli s'installa dans le sien et en fit basculer le dossier tout en pariant intérieurement sur le motif de cette visite. Havre-Blanc et lui se voyaient rarement en dehors des occasions professionnelles, car ils ne s'appréciaient guère. Le Premier Lord de la Spatiale respectait le comte mais ne l'avait jamais aimé, et il savait que Havre-Blanc ressentait la même chose à son égard. Le comte ne venait donc sans doute pas pour des mondanités.

« Merci de me recevoir si vite, fit Havre-Blanc, et Caparelli haussa les épaules.

— Vous êtes second dans la hiérarchie de commandement de la Première Force, amiral. Si vous demandez à me voir, je suppose que vous avez une bonne raison. Que puis-je faire pour vous ?

— Je crains que ce ne soit un peu compliqué. » Havre-Blanc passa la main dans sa chevelure sombre veinée de mèches blanches, et Caparelli cilla. Un des traits qu'il reprochait le plus au comte, c'était sa confiance inébranlable (et généralement justifiée, bon sang !) en lui-même. Il n'avait pas l'habitude de le voir mal assuré ou nerveux. En colère, ça, oui, et parfois cruellement sarcastique envers ceux qui réfléchissaient moins vite, mais nerveux ?

Le Premier Lord de la Spatiale s'imposa d'attendre en silence, le visage courtois et attentif, et Havre-Blanc soupira. « Ça concerne Lady Harrington », dit-il.

Caparelli acquiesça intérieurement : il avait gagné son pari.

« Vous voulez dire, fit-il en choisissant soigneusement ses mots, qu'il s'agit de Lady Harrington et de Pavel Young, j'imagine.

— En effet. » Havre-Blanc parut se rendre compte qu'il continuait à se passer la main dans les cheveux, et il s'arrêta soudain avec un rictus amer. « J'ai essayé de la raisonner quand j'ai compris ce que... Non (il secoua la tête avec une amertume contre lui-même que Caparelli ne lui connaissait pas), je n'ai pas essayé de la raisonner, je l'ai sermonnée. Pour tout dire, ajouta-t-il en croisant le regard du Premier Lord, je lui ai ordonné de ne pas affronter Young.

— Vous avez ordonné à un officier de ne pas provoquer un civil en duel ? »

Caparelli ne put s'empêcher de relever les sourcils, et Havre-Blanc haussa les épaules. Il semblait en colère - contre lui-même plutôt que quiconque d'autre, et pas même pour avoir fait cet aveu devant un homme qui n'avait jamais été son ami.

« Oui, grommela-t-il en tambourinant doucement sur le bras de son fauteuil. Si j'avais eu une once de bon sens, j'aurais vu que ça ne pouvait que la... » Il s'interrompit et secoua une nouvelle fois la tête. « Je me rends compte que j'ai outrepassé mon autorité, mais je ne pouvais pas rester sans rien faire et la regarder détruire sa carrière. Car vous et moi savons que c'est exactement ce qui se produira si elle le tue. »

Caparelli hocha la tête en regrettant de ne pouvoir contester cette affirmation.

Ça ressemblait tout à fait à Havre-Blanc d'essayer d'ordonner à Harrington de lâcher Young, mais, dans le cas présent, le Premier Lord s'accordait bon gré mal gré avec le comte sur les conséquences. Dans des circonstances normales, il aurait été spontanément mal disposé envers un protégé de Havre-Blanc, mais l'idée de perdre un officier du calibre d'Harrington à un moment pareil lui déplaisait souverainement.

« Enfin, ça n'a pas marché, admit le comte à regret, et vu la façon dont je m'y suis pris, je ne peux plus revenir en arrière et tenter de lui faire entendre raison.

— En admettant que, de son point de vue, la "raison" soit la même. » Havre-Blanc leva brusquement les yeux et le Premier Lord haussa les épaules. « J'ai entendu ses accusations. Si elles sont fondées – or je pense que c'est le cas –, j'agirais exactement comme elle à sa place. Pas vous ? »

Havre-Blanc détourna les yeux. Il se tut, mais son silence répondit pour lui, et le front de Caparelli se plissa. On aurait dit que le comte essayait de se convaincre que lui n'aurait pas réagi comme Harrington; pourtant il se voilait rarement la face.

« Enfin, reprit le Premier Lord avant que le silence ne devienne trop pesant, j'imagine que vous êtes venu dans l'espoir que, moi, je puisse faire quelque chose ?

» Havre-Blanc acquiesça à contrecœur, comme s'il rechignait à admettre qu'il avait besoin d'aide, et Caparelli soupira. « Je compatis, milord, et je ne veux pas la perdre non plus, mais elle est dans son droit.

— Je sais. » Le comte se mordillait la lèvre, et son sens du devoir le disputait à ses émotions. Cromarty lui avait transmis le message de la reine – et son avertissement explicite –mais il ne pouvait pas rester passif. D'ailleurs, ce qu'il avait en tête n'exerçait pas de pression sur Harrington. Pas vraiment.

« Je me rends compte que personne n'a l'autorité nécessaire pour l'arrêter, dit-il au bout d'un moment, mais j'ai parcouru dernièrement les rapports de fond sur nos opérations au-delà de Santander; nous y aurons très bientôt besoin de croiseurs de combat. »

Il se tut, les yeux rivés sur le Premier Lord, et Caparelli se renfrogna. Il n'aimait pas ce qu'il entendait, mais il aimait encore moins la perspective de regarder Harrington causer sa propre perte.

« Vous êtes prêt à laisser partir le Victoire ? » demanda-t-il. Havre-Blanc grimaça.

« Même la cinquième escadre tout entière, s'il le faut.

— Mais le Victoire est encore en réparation », murmura Caparelli. Il se tourna vers son terminal, enfonça quelques touches, et l'écran clignota docilement. « Il ne quittera pas le radoub avant deux semaines, et ensuite il devra participer aux exercices. » Il secoua la tête. « Nous ne pouvons pas le redéployer avant un mois.

Vu la façon dont Harrington presse les événements, je doute que cela suffise.

— Nous pourrions la transférer sur un autre bâtiment, fit Havre-Blanc que cette suggestion ne satisfaisait manifestement pas mais qui la faisait néanmoins.

— Non. » Caparelli démolit immédiatement cette idée : « Nous n'avons aucune raison de lui enlever le Victoire – pas encore, en tout cas. » Il soutint sévèrement le regard implorant du comte malgré sa sympathie involontaire. « Ce que vous suggérez – ce que nous suggérons – est déjà très inconvenant, mais le Victoire est notre meilleur croiseur de combat; si nous en privions Harrington, on l'interpréterait comme un désaveu. Et, même dans le cas contraire, cela trahirait nos intentions réelles de manière trop flagrante. » Il secoua encore la tête. « Non, milord. Je vais l'affecter à Santander dès que possible, mais je n'irai pas plus loin. Je ne peux pas faire mieux. C'est bien clair ?

— Oui, monsieur. » Havre-Blanc ferma les yeux puis les rouvrit; il semblait étrangement las. « Oui, monsieur. J'ai compris. Et... merci. »

Caparelli hocha la tête. Il aurait voulu signifier que le comte lui devait une faveur en retour, mais il ne pouvait pas. En fait, il se sentait un peu gêné qu'on le remercie pour si peu.

« De rien, milord », dit-il d'un ton bourru. Il se leva, mettant un terme à l'entretien, et tendit la main. « Je vais voir Pat Givens et faire rédiger l'ordre cet après-midi. Je glisserai aussi un mot à l'amiral Cheviot, qu'il essaye de faire accélérer les réparations du Victoire. Si ses radoubeurs parviennent à le remettre en état assez vite, le réarmement pourrait bien occuper Lady Harrington suffisamment pour l'empêcher de rien tenter avant que nous ne l'envoyions hors du système. En tout cas, nous ferons de notre mieux, je vous le promets. »

Willard Neufsteiler, la main levée pour protéger ses yeux du soleil d'Arrivée, regardait la limousine glisser vers lui. Elle atterrit sur l'aire numéro trois de la tour Brancusi, et un homme en veste jade et pantalon plus clair en descendit pour scruter les environs avant de céder la place à une grande femme en uniforme noir et or.

Deux gardes du corps supplémentaires suivirent sur ses talons, de façon à former un triangle protecteur autour d'elle. Neufsteiler lui fit signe lorsqu'elle se dirigea vers lui.

Il était franchement ébahi que dame Honor soit parvenue à gagner la planète sans que les médias en aient vent, mais elle semblait avoir trouvé sa façon personnelle de gérer les journalistes. Ou peut-être était-ce plus simple encore : après l'avoir vue en action, ils avaient peur de la suivre de trop près.

Elle lui serra fermement la main en arrivant, mais il eut soudain de la peine en voyant son visage. La joie de leur dîner au Cosmo's était morte avec Paul Tankersley, et même le chat sylvestre sur son épaule paraissait à la fois éteint et tendu. Elle ne semblait ni brisée ni vaincue, pourtant une certaine austérité l'habitait, glaciale sous la surface, et autre chose qu'il n'aurait pas su nommer : un étrange sentiment électrique qui défiait toute identification. Ce n'était pas sa faute s'il ne le reconnaissait pas : il n'avait jamais accompagné le capitaine Harrington sur le pont de commandement lorsqu'elle menait son bâtiment au combat.

Il guida le petit groupe vers un ascenseur et tapa une destination.

« La journée est si belle, dit-il en désignant la ville ensoleillée de l'autre côté de la paroi de verre pendant que l'ascenseur descendait rapidement les étages, que j'ai pensé que nous pourrions peut-être parler de tout ça au Regiano, si cela vous convient, dame Honor. J'ai réservé une section supérieure pour plus de tranquillité. »

Honor le regarda. Il croisa son regard avec l'inquiétude voilée qu'elle avait pris l'habitude de lire sur les visages autour d'elle, et l'effort qu'il avait fait pour parler d'un ton léger lui fut presque douloureux. Elle aurait aimé que ses amis cessent de se faire du souci. Ils ne pouvaient rien pour elle, et leur préoccupation était un fardeau dont elle aspirait à se défaire, mais elle se força à sourire.

« Ça me va, Willard, dit-elle.

— Excusez-moi, milady, mais vous prendriez un risque pour votre sécurité. »

Neufsteiler cilla, surpris, lorsque le chef des gardes de dame Honor émit cette protestation avec son doux accent étranger. « Nous n'avons pas eu le temps de vérifier le restaurant.

— Je ne pense pas que ce soit vital, Andrew.

— Milady, vous avez prévenu ce Nord-Aven que vous en aviez après lui, répondit le major LaFollet, l'air obstiné. Ça résoudrait son problème si quelque chose vous arrivait avant que vous ne le trouviez. »

Neufsteiler écarquilla les yeux. Avait-il bien compris ce que cet homme sous-entendait?

« La même idée m'est venue, fit tranquillement Honor, mais je ne compte pas me cacher éternellement. De toute façon, personne n'était au courant de notre venue. Même les journalistes nous ont manqués.

— Nous pensons que personne n'est au courant, mais ça ne prouve rien, milady, et vous n'êtes pas bien difficile à identifier. S'il vous plaît, je me sentirais beaucoup mieux si vous vous en teniez au programme original et discutiez dans les bureaux de monsieur Neufsteiler.

— Dame Honor, si vous pensez que c'est mieux... » commença Neufsteiler. Elle secoua la tête.

« Je pense que ce serait plus sûr, Willard, mais pas nécessairement mieux. »

Elle sourit et posa la main sur l'épaule de son garde du corps. « Le major LaFollet est déterminé à me garder en vie. » La nuance d'affection dans sa voix surprit Neufsteiler, et il la regarda secouer gentiment le Graysonien. « Nous en sommes encore à déterminer quel droit de veto cela lui donne, pas vrai, Andrew ?

— Je ne réclame pas un droit de veto, milady. Juste un peu de prudence et de bon sens.

— Que je suis toute prête à vous accorder dans certaines limites. » Honor lâcha l'épaule de LaFollet, mais son sourire ne s'évanouit pas. Nimitz dressa les oreilles, inclinant la tête pour observer le major de ses yeux verts, et elle sentit le souci et la frustration de l'homme d'armes à travers son lien avec le chat sylvestre. « Je sais que je vous en fais voir, Andrew, mais toute ma vie je suis allée où je voulais sans escorte armée. Je veux bien admettre que ce n'est plus possible, mais il y a des limites aux précautions que je suis prête à prendre. »

LaFollet ouvrit la bouche puis hésita, réfléchissant à ce qu'il allait dire. Il soupira. « Vous êtes mon seigneur, milady. Si vous voulez aller au restaurant, nous irons, et j'espère que je m'inquiète pour rien. Mais, s'il se passe quelque chose, je veux que vous obéissiez à mes ordres. »

Il lui adressa un regard têtu et elle se mordilla la lèvre en baissant les yeux vers lui. Puis elle acquiesça. « D'accord, Andrew. S'il se passe quelque chose, c'est vous qui commandez. Je supporterai même que vous me disiez "je vous avais prévenue".

— Merci, milady. J'espère que ce ne sera pas nécessaire. » Honor lui tapota de nouveau l'épaule avant de se tourner vers Neufsteiler.

— En attendant, Willard, où en sommes-nous de ces transferts de fonds vers Grayson ?

— Euh... ils suivent leur cours, milady, répondit Neufsteiler en se secouant mentalement à ce changement de sujet. Mais je crains que la transaction ne se révèle un peu plus compliquée que vous ne paraissiez le penser. Dans la mesure où vous êtes un sujet manticorien et où vos principaux biens financiers se trouvent dans le Royaume, vous tombez techniquement sous le coup des taxes commerciales manticoriennes, même pour vos investissements hors du système. Il existe des moyens de contourner ce problème, toutefois, et j'ai déjà transféré quatre millions au régent Clinkscales. J'ai constitué la société conformément à la réglementation graysonienne, ce qui nous permet de profiter de la loi sur la nation la plus favorisée ainsi que des crédits d'impôts que la Couronne a étendus à Grayson. Résultat, nous nous en tirons sans payer la moindre taxe pour cette opération, mais nous nous trouvons à la limite légale pour un projet à investisseur unique, à moins que nous ne parvenions à obtenir une exemption de la part du ministre des Finances. Ça doit être possible, vu les circonstances, mais, étant donné votre statut de seigneur, il ne serait peut-être pas bête de tout transférer à Grayson. J'examine encore la structure fiscale de votre fief, mais j'ai découvert deux ou trois dispositions intéressantes qui... »

Honor acquiesça et leva la main pour caresser Nimitz, n'écoutant qu'à moitié.

Pendant que l'ascenseur descendait rapidement les cinq cents étages de la tour, elle contemplait la florissante capitale du Royaume stellaire. Elle savait que sa mémoire lui restituerait toute cette tirade mot pour mot quand elle aurait besoin d'y réfléchir.

Mais, pour l'instant, elle avait d'autres préoccupations; tant que Willard se satisfaisait de ses manœuvres financières, elle pouvait se concentrer sur ce qui comptait vraiment.

Le Regiano était un restaurant haut de plafond et aéré qui se déployait sur un atrium à cinq étages. Pour le standing, il se trouvait à mi-chemin entre les Dempsey et le Cosmo's, mais il y régnait une atmosphère vivante et détendue qui lui était propre. Quant aux membres du personnel, s'ils n'avaient pas l'habitude de voir des chats sylvestres parmi leurs clients, ils s'adaptèrent aussitôt. Personne ne tenta de suggérer que les animaux familiers devaient rester à la porte, et on lui trouva une chaise haute avec une remarquable promptitude. Et puis la cuisine était bonne. Il ne s'agissait pas d'authentiques plats italiens de la vieille Terre, comme le prétendaient les propriétaires du Regiano — Honor avait déjà goûté la cuisine italienne et savait la reconnaître —, mais ils étaient assez savoureux pour qu'on le leur pardonne, et la cave se révéla excellente.

Elle s'adossa pour laisser le serveur retirer son assiette puis sirota un verre de rosé. Son petit goût mordant évoquait les vignes de Sphinx, et elle le fit rouler sur sa langue en attendant que les serveurs aient terminé et disparu.

Ses compagnons et elle se trouvaient sur une plate-forme de chêne doré qui flottait à huit mètres au-dessus du plancher. Elle n'aurait su dire si l'architecte avait opté pour l'installation de plaques gravitiques sous la plate-forme ou de faisceaux tracteurs dans les angles supérieurs. Les deux étaient possibles puisqu'il n'y avait pas d'autre plate-forme directement au-dessus ou en dessous, mais ça n'avait pas vraiment d'importance. L'effet demeurait agréable, et la position de la plate-forme leur permettait à la fois d'être isolés et, dans le cas d'Andrew LaFollet, de disposer d'un excellent poste d'observation.

Elle regarda le major par-dessus son épaule et se sentit un peu coupable. Ses hommes et lui n'avaient pas mangé et ne parvenaient pas tout à fait à dissimuler leur contrariété. Ce qui rendait la position de sa table si plaisante en offrait également une vue claire à tout un chacun. LaFollet avait fait de son mieux pour retenir une grimace lorsqu'il avait examiné toutes les lignes de mire possibles, et sa résignation nourrissait le sentiment de culpabilité d'Honor. Tout officier de sécurité digne de ce nom souffrait sans doute d'une tendance paranoïaque, et elle se promit de se le rappeler à l'avenir inutile d'angoisser un homme qui montrait un tel dévouement tant qu'elle pouvait accepter certains compromis sans se sentir prisonnière.

Le dernier serveur disparut dans les escaliers. Elle posa son verre et regarda Neufsteiler. Ils avaient passé en revue toutes les affaires officielles d'Honor au cours du repas; le moment était venu d'aborder le véritable motif de sa visite.

« Alors ? » demanda-t-elle tranquillement.

Neufsteiler jeta un coup d'oeil alentour, vérifiant d'instinct que personne ne les écoutait, puis il haussa les épaules.

« Vous ne pouvez pas l'atteindre, milady, répondit-il sur le même ton. Il se cloître dans sa résidence et n'en sort que pour se rendre à la Chambre. »

Honor fronça les sourcils et fit glisser son index le long du pied de son verre tout en s'admonestant en silence. L'approche qu'elle avait choisie comportait certains avantages - au moins, le Royaume tout entier savait ce que Nord-Aven avait tenté -, mais elle l'avait aussi prévenu de ses intentions, et il avait opté pour la seule issue qu'elle n'avait pas envisagée.

Il se terrait, et sa tactique se révélait étonnamment efficace. Tant qu'il refusait de la poursuivre pour diffamation, son enregistrement illégal ne servait à rien, à moins de le remettre directement aux médias - ce qui pourrait avoir des conséquences désastreuses pour les gens qui l'avaient obtenu en son nom. Et tant qu'il évitait de la rencontrer face à face, personne ne pouvait l'accuser de ne pas relever son défi. Il essayait de l'avoir à l'usure, en comptant sur la Spatiale pour l'éloigner de Manticore tôt ou tard. Elle se demandait s'il avait eu vent des ordres que l'Amirauté lui avait déjà fait parvenir. Il lui restait cinq jours, peut-être six, avant que le Victoire ne quitte le radoub. Ensuite, elle devrait soit démissionner, soit s'attacher à accomplir son devoir en l'abandonnant pour un temps.

Il avait réagi comme un lâche, ce qui n'aurait pas dû la surprendre. Et, en attendant, les journaux dévoués à l'opposition chantaient le refrain qu'elle attendait plus ou moins. La plupart s'efforçaient de la décrire comme un monstre féroce qui s'attaquait à son vieil ennemi par pure haine, sans un commencement de preuve, mais les plus dangereux débordaient tout simplement de compassion envers elle.

Elle avait traversé tant d'épreuves, perdu l'homme qu'elle aimait dans un duel brutal et insensé - il était d'ailleurs grand temps que le Royaume interdise ces pratiques; bref, elle n'avait pas les idées claires. Qui pouvait lui reprocher de vouloir se venger de cette souffrance ? La mort du capitaine Tankersley était une tragédie, et elle cherchait de façon irrationnelle à en rejeter la faute sur quelqu'un, n'importe qui, ce qui était compréhensible. Cela ne signifiait pas, toutefois, qu'elle avait raison d'en vouloir au comte de Nord-Aven, et leurs lecteurs devaient se souvenir de tout ce qui les opposait déjà et se dire que le comte lui aussi n'était qu'une victime. Qu'elle le tînt pour responsable - en toute sincérité - n'en faisait pas automatiquement le coupable; cela voulait simplement dire que, ayant désespérément besoin d'une cible, elle était prête à voir en lui l'ennemi. En l'absence de preuve concluante, on devait étendre à Nord-Aven la présomption d'innocence et on ne pouvait qu'applaudir à sa décision réfléchie de refuser de verser de l'huile sur le feu.

Nimitz émit un Nie discret en surprenant le cours de ses émotions, et elle se reprit. Elle caressa doucement le chat pour s'excuser et le posa sur ses genoux. Il répondit par un ronronnement d'absolution tandis qu'elle reprenait ses réflexions avec une indifférence résolue.

Les efforts de l'opposition se poursuivaient et, cette fois, les journaux gouvernementaux restaient silencieux sur le sujet. Elle ne pouvait pas le leur reprocher. Quoi qu'il arrive, les retombées politiques seraient brutales. Ils n'avaient d'autre choix que de prendre leurs distances, surtout au moment où l'opposition rêvait de les voir s'engager. Elle avait découvert qu'elle pouvait s'en accommoder.

Pour tout dire, elle s'en réjouissait presque. C'était une histoire entre Pavel Young et elle; elle ne voulait voir personne intervenir.

— Vous êtes sûr qu'il ne sort jamais ? demanda-t-elle enfin.

— Certain. » Neufsteiler se pencha vers elle et continua d'une voix encore plus basse : « Nous avons introduit un de nos hommes dans son personnel, milady. Ce n'est qu'un chauffeur, mais il se trouve en bonne position pour observer tous les mouvements prévus.

— Il faut absolument que je le trouve, murmura-t-elle. Il doit bien y avoir un moment – même s'il ne s'agit que de quelques minutes – où je peux l'attraper. J'ai seulement besoin que ça dure le temps de le défier. » Elle s'interrompit et fronça les sourcils, le regard plongé dans son vin. « S'il se rend au Parlement, il nous faut peut-

être quelqu'un à cette extrémité-là de la chaîne. Il se déplace forcément dans le bâtiment. Si nous parvenons à obtenir son emploi du temps, alors peut-être...

— J'essaierai, milady, soupira Neufsteiler, mais il y a très peu de chances. Il sait que vous le traquez et il possède un avantage : il se trouve toujours sur la planète. Obtenir son emploi du temps assez longtemps à l'avance pour vous permettre de descendre et d'en profiter... » Il secoua la tête puis soupira de nouveau.

« Enfin, nous y consacrons déjà plus de quatre-vingt mille dollars par jour; quelques agents de plus ou de moins n'y changeront pas grand-chose.

— Très bien. Dans ce cas, je pense...

— A terre!»

Une main se referma comme une serre d'acier sur l'épaule d'Honor, qui écarquilla les yeux tandis qu'Andrew LaFollet la renversait. Sa chaise vola à travers la plate-forme et tomba vers l'atrium; LaFollet la poussait déjà violemment sous la table. Elle ne l'aurait pas cru si fort, et elle geignit lorsqu'il se laissa tomber sur elle de tout son poids.

Nimitz avait bondi de ses genoux un instant avant que LaFollet la saisisse, prévenu par les émotions soudain violentes des hommes d'armes, et elle entendit son cri de guerre déchirant en heurtant le sol. Une rage incontrôlable se déversait par leur lien empathique, et elle parvint à l'attraper juste avant qu'il se jette à l'attaque de qui les menaçait.

Heureusement, car elle essayait encore de comprendre ce qui se passait lorsqu'elle entendit gémir un pulseur. Des fléchettes explosives suivirent l'escalier que les serveurs avaient emprunté – que Nimitz aurait lui aussi emprunté – et déchirèrent l'extrémité de la plate-forme. Neufsteiler poussa un cri : un éclat de bois venait de s'enfoncer dans son dos. Candless arriva aussitôt; il poussa l'agent financier hors de la ligne de tir, et un pulseur apparut dans son autre main. Honor tenta de se lever tout en s'efforçant de contrôler d'une main le chat sylvestre sifflant et écumant, mais LaFollet, jurant, la plaqua au sol d'un coup de coude au premier mouvement. Sa vue se constella d'étoiles tandis que le garde déplaçait son poids sur son dos, et un pulseur gémit à son oreille alors que les clients se mettaient enfin à hurler.

Elle tourna la tête, vaguement consciente de sa respiration difficile depuis que LaFollet l'avait jetée à terre, et elle vit les fléchettes de son garde déchirer un corps humain dans une fontaine de sang. Une carabine à impulsion au canon scié vola dans les airs lorsque la cible de LaFollet s'effondra, mais on continuait à tirer. Un corps tomba lourdement à côté d'elle; LaFollet roula, s'agenouilla et, le regard impitoyable, posa le canon de son pulseur sur son avant-bras puis élimina un autre agresseur.

Candless neutralisa un troisième tireur puis un quatrième, et soudain la fusillade prit fin et on n'entendit plus que le vacarme des clients paniqués qui se précipitaient vers les issues.

« Merde ! » LaFollet se tenait debout et son pulseur ondulait comme un serpent tandis qu'il essayait en vain de trouver une autre cible. Honor fit mine de se mettre à genoux et, sans la regarder, il ordonna : « Restez à terre, milady ! Il y en avait au moins deux autres. Je pense qu'ils se servent de la foule pour sortir d'ici, mais s'ils essayent encore de tirer... »

Honor s'aplatit donc, toujours accrochée à Nimitz. Mais la fureur du chat sylvestre refluait maintenant qu'il comprenait que sa compagne était sauve. Elle le libéra prudemment; il se retourna pour l'inspecter, puis bondit sur la table et s'y coucha, sifflant et prêt à l'attaque, mais sous le contrôle d'Honor.

Elle poussa un soupir de soulagement, se tourna prestement et rampa jusqu'à Howard. Le visage gris, le jeune garde essayait d'une main d'arrêter les flots de sang qui s'échappaient de sa cuisse, mais son arme demeurait levée, prête à faire feu, alors même que son regard devenait vitreux. Elle se sentit enfin trembler, pourtant son esprit lui semblait incroyablement clair. Elle tira sa ceinture de sous sa veste et la boucla autour de la jambe du garde, juste au-dessus de la plaie. Il devait sans doute sa blessure à un autre éclat plutôt qu'à une frappe directe, se dit-elle calmement. Il avait encore sa jambe, et il gémit lorsqu'elle serra son garrot de fortune. Puis il soupira et s'effondra, mais l'hémorragie artérielle avait cessé, et elle saisit son pulseur avant de rejoindre Neufsteiler.

L'agent financier geignait sous l'effet de la douleur, un éclat de bois brut fiché dans l'épaule droite comme une flèche grossière. Elle saisit sa tête, la fit tourner pour le regarder dans les yeux puis soupira de soulagement. Son regard, bien que chargé de souffrance et de terreur, restait clair, sans signe de choc, et elle lui caressa la joue.

« Tenez bon, Willard. Les secours arrivent », murmura-t-elle. Relevant les yeux, elle aperçut LaFollet qui baissait enfin son arme. Il contempla le beau restaurant dévasté et prit une inspiration profonde et tremblante.

« Je crois qu'on a réussi, milady. » Il s'agenouilla auprès d'Howard et vérifia son garrot puis tâta le pouls du jeune homme. « Beau travail avec cette ceinture, milady.

On l'aurait peut-être perdu sans ça.

— Et ça aurait été ma faute », fit Honor. LaFollet tourna la tête et elle soutint son regard sans ciller. « J'aurais dû vous écouter.

— Eh bien, en toute honnêteté, je ne pensais pas vraiment moi-même qu'il tenterait rien aussi ouvertement », répondit LaFollet. Honor hocha la tête. Ni l'un ni l'autre ne doutait un instant de l'identité du responsable. « Je me montrais seulement prudent et, d'ailleurs, vous aviez raison sur un point, milady. Ils ne nous attendaient pas, sinon ils auraient agi plus tôt. En fait, c'est de les voir arriver ensemble et scruter la foule qui a attiré mon attention. » Le major secoua la tête. « Il devait les garder prêts à intervenir en attendant qu'on leur dise où vous trouver. Nous avons eu de la chance, milady.

— Non, major. Moi, j'ai eu de la chance. Vous, vous avez été efficaces. Très efficaces, tous les trois. Faites-moi penser à tous vous augmenter dès que Willard sera remis. »

LaFollet plissa les yeux à son ton teinté d'humour. Ça n'allait pas bien loin, mais c'était plus qu'on n'aurait pu en demander à bien des gens. Il pointa l'index vers elle.

« Ne vous inquiétez pas pour notre salaire, milady. Nous sommes déjà honteusement riches pour des Graysoniens. Mais la prochaine fois que je vous donne un conseil, promettez d'envisager au moins quelques minutes que je puisse avoir raison.

— À vos ordres, chef », répondit-elle en s'agenouillant dans le sang d'Howard tandis que les premiers officiers de police se précipitaient sur la scène du désastre, l'arme à la main.

CHAPITRE VINGT-NEUF

Georgia Sakristos observait les journalistes qui assiégeaient la résidence du comte de Nord-Aven en Arrivée et secouait la tête d'un air incrédule. Elle savait Pavel Young trop bête pour choisir tout seul des chaussettes assorties, mais elle n'aurait jamais cru qu'il tenterait rien d'aussi flagrant qu'un assassinat en public ! Plus inquiétant, il avait pris ces dispositions sans lui en parler. Peut-être avait-il simplement compris qu'elle ferait de son mieux pour l'en dissuader, mais peut-être aussi ne lui accordait-il plus toute sa confiance. Quoi qu'il en soit, l'influence qu'elle exerçait sur lui semblait donc s'amenuiser, et cette idée lui déplaisait. Un Pavel Young que personne ne contrôlait pouvait se révéler aussi dangereux pour son entourage qu'une centrale à fusion équipée d'un vase magnétique instable... comme le prouvait amplement sa dernière — et spectaculaire — bévue.

Elle descendit un chemin discret dissimulé entre de grands buissons aux fleurs odorantes et introduisit sa carte dans le système d'identification d'une porte de sécurité plus discrète encore. Elle entra dans le parking souterrain sans qu'aucun journaliste la remarque et salua de la tête le gardien qui se retournait de son côté. Il lui rendit son salut en la reconnaissant, et elle retira sa carte de la serrure électronique pour se diriger vers les ascenseurs centraux. En chemin, elle passa devant le nouveau chauffeur et dissimula un sourire en le regardant inspecter les amortisseurs d'un géodyne. Comment réagirait-il en découvrant qu'elle savait exactement pour qui il travaillait quand elle avait autorisé son embauche ? Elle se le demandait.

Elle écarta cette pensée en faveur d'autres lorsque la porte de l'ascenseur s'ouvrit. La première partie de son plan s'était déroulée à merveille. Elle s'attendait plus ou, moins à ce que les amis d'Harrington tuent Summervale une fois qu'ils sauraient qui l'avait engagé, mais ce qui s'était réellement produit valait encore mieux. En tout cas, Harrington s'était révélée plus dangereuse qu'elle n'osait l'espérer ! Ce duel lui avait fourni un spectacle réjouissant, et puis le capitaine était aussi beaucoup plus riche que ne le croyait Pavel. De plus, elle apprenait à utiliser efficacement le pouvoir que lui conférait son argent — un détail à garder à l'esprit vu la position qu'occupait Georgia dans la hiérarchie Nord-Aven. Si Harrington choisissait de rendre à Pavel la monnaie de sa pièce suite à la tentative d'assassinat, la situation pourrait devenir difficile, bien que Georgia doutât d'une telle issue.

Contrairement au comte, Harrington se montrait à la fois prête à tuer par elle-même et capable de le faire.

Dans l'ensemble, on aurait dit que le capitaine entendait se débarrasser de Pavel d'une manière radicale des plus conformes aux espérances de Georgia.

Malheureusement, elle avait commis une bourde en lui révélant qu'elle en avait après lui. Sakristos s'attendait à une tactique plus efficace de sa part, mais peut-être était-ce injuste. Elle aurait peut-être pu l'approcher d'assez près pour le défier si elle avait fermé son bec, certes, mais elle n'aurait pu trouver de meilleure façon de le punir si elle attendait ça depuis des années. Il se pissait dessus tant il avait peur, et l'impact sur ses plans politiques était pire encore. Les membres de l'opposition le défendaient peut-être en public, mais uniquement parce qu'ils n'avaient pas le choix; en privé (et sans se demander quel serait leur propre état d'esprit si l'exécuteur de Denver Summervale les traquait), ils s'exprimaient librement sur sa « lâcheté ». On riait de lui dans les vestiaires du Parlement, quelle que fût l'image offerte au public. Il écœurait jusqu'à ses frères, et Stefan, son cadet, essayait déjà Je gagner les faveurs de Georgia.

Elle grimaça. Stefan ne valait pas mieux que Pavel sur bien des plans. Elle savait qu'il ne lui faisait la cour que pour humilier Pavel en le privant de sa maîtresse

– pour les frères Young, une femme séduisante ne servait qu'à marquer des points dans leur perpétuelle rivalité, et les gens moins puissants n'étaient que des outils.

Mais, au moins, Stefan était un peu plus malin que son aîné. Une fois Pavel mort (et une fois qu'elle aurait retiré son dossier du coffre), Stefan se révélerait sans doute beaucoup plus facile à guider. Il est toujours plus simple de manipuler une personne douée d'imagination, surtout si elle a soif de pouvoir et sait que son manipulateur compte le partager avec elle.

Mais il fallait d'abord se débarrasser de Pavel, se rappela-t-elle; or il était trop occupé à imiter la tortue des profondeurs manticorienne pour qu'Harrington l'attrape.

Sakristos croisa les bras et s'adossa à la cloison de l'ascenseur, la moue pensive, en se demandant si elle pouvait encore aider les ennemis de Young. Hélas, aucune idée ne lui vint. Elle ne devait pas prendre trop de risques, et elle les avait déjà contactés.

Non, se dit-elle, adoptant une expression neutre à l'arrêt de l'ascenseur, elle avait fait tout ce qu'elle pouvait; il ne restait plus qu'à attendre. Et les efforts désespérés de Pavel lui procuraient plus de distractions qu'elle n'en avait eu depuis des années.

« Nous ne pouvons remonter à personne, milady, fit le massif inspecteur de la police d'Arrivée d'un air contrarié.

Trois d'entre eux figuraient dans nos fichiers – des mauvais garçons, pour sûr –

mais, quant à savoir qui les aurait engagés... » Il haussa les épaules et Honor acquiesça. L'inspecteur Pressman rechignait peut-être à le dire – ou il en était incapable –, mais tous deux savaient qui avait payé ces assassins. Sans preuve, toutefois, la police ne pouvait rien faire, et Honor se leva dans un soupir en serrant Nimitz dans ses bras.

« Nous continuerons l'enquête, milady, promit Pressman. Tous les quatre venaient d'effectuer d'importants dépôts, et nous essayons de déterminer la provenance de cet argent. Hélas, il s'agissait d'espèces; ni carte ni chèque.

— Je comprends, inspecteur. Et je voulais vous remercier, à la fois de vos efforts ici et de la rapidité de réaction de vos unités.

— J'aurais seulement voulu qu'on arrive plus tôt, fit Pressman. Ce jeune homme qui a été touché – votre... homme d'armes. C'est le terme exact ? » Honor hocha la tête et l'inspecteur agita nerveusement les épaules. « Je suis content qu'il se soit trouvé là, milady, mais nous n'aimons pas que d'autres fassent notre travail.

Surtout quand ils récoltent des blessures aussi graves dans l'opération.

— S'agit-il d'une critique, inspecteur ? » Honor s'exprimait désormais sur un ton plus froid, et Nimitz tourna la tête pour regarder le policier, qui fit un signe de dénégation.

« Oh, non, milady. À la vérité, nous sommes ravis que quelqu'un ait été là pour faire un si bon travail. D'ailleurs, j'apprécierais que vous transmettiez mes compliments à vos hommes. Ici, dans la capitale, nous avons l'habitude des agents de sécurité étrangers : chaque ambassade en emploie et, tout comme vos gardes, ils bénéficient en général de l'immunité diplomatique. Le problème, c'est que nous ne pouvons pas déterminer leur degré de compétence tant qu'aucun incident ne se produit. C'est un sujet d'inquiétude pour nous – un sujet d'inquiétude majeur – et les tirs de pulseur dans un restaurant bondé relèvent de nos pires cauchemars; pourtant vos hommes ont produit le meilleur feu réactif que j'aie jamais vu. Ils ont éliminé leurs cibles sans toucher un seul client... et ils ont eu le bon sens d'arrêter de tirer lorsque la foule a paniqué. Je sais d'expérience combien il est difficile de continuer à réfléchir au lieu de réagir quand l'un des vôtres gît à terre, et nous aurions pu assister à un véritable bain de sang s'ils n'avaient pas gardé la tête froide.

— Merci, fit Honor d'une voix plus amicale, avant de sourire au policier. Je ne m'étais pas rendu compte moi-même de leur véritable efficacité, et je leur transmettrai vos compliments avec plaisir.

— Parfait, milady, et... » Pressman se tut un moment puis haussa les épaules.

« N'allez nulle part sans eux, dame Honor. Nulle part. Ces types étaient des gros bras payés pour ce travail, et celui qui les a engagés (l'inspecteur évita soigneusement toute précision) est encore là. »

LaFollet et Candless l'attendaient devant le bureau de Pressman. Ils l'encadrèrent, l'air tendu, même dans un commissariat, et se dirigèrent vers les ascenseurs. Nimitz faisait écho à leur nervosité, le poil hérissé, et frémissait en émettant un feulement inaudible. Elle le tenait fermement – non pas pour l'empêcher de bouger mais pour le rassurer.

Le caporal Mattingly, essoufflé, arrivait avec trois autres hommes d'armes lorsqu'ils sortirent de l'ascenseur, au rez-de-chaussée. Honor, surprise d'un renfort si rapide, sourit à ses six protecteurs tandis qu'ils prenaient leur position autour d'elle et gagnaient la sortie.

« Ils n'ont aucune idée de qui les a engagés, n'est-ce pas, milady ? fit doucement LaFollet après avoir inspecté son équipe et donné le signal du départ.

— Pas officiellement, en tout cas », répondit Honor. Mattingly passa les portes principales et scruta la rue, puis ouvrit la portière du géodyne blindé fourni par la police d'Arrivée. Les hommes d'armes en uniforme vert formèrent une double ligne de boucliers humains qu'elle traversa rapidement jusqu'au véhicule, tandis qu'une douzaine de policiers lourdement armés prenaient position de façon ostentatoire.

Deux d'entre eux portaient même des carabines à impulsion lourdes de type militaire, équipées de viseurs électroniques, pour décourager toutes intentions hostiles. Les Graysoniens la suivirent dans la voiture, et LaFollet soupira de soulagement lorsqu'elle fila vers Port-Royal à bonne vitesse.

« Ça ne m'étonne pas, milady », reprit-il. Honor le regarda, et il leva la main. «

Que la police n'ait pas pu identifier Nord-Aven comme étant le commanditaire. Ces gars étaient des gangsters, des gros bras qui n'ont pas pignon sur rue. Sûrement pas des membres de son personnel.

— C'est ce qu'a dit l'inspecteur Pressman », répondit Honor, et LaFollet grommela à la légère surprise que trahissait sa voix.

« Pas besoin d'un génie pour trouver ça, milady. Seul un parfait imbécile utiliserait ses propres employés dans une opération pareille. Et la façon dont ils sont entrés prouve qu'il s'agissait d'une équipe nouvellement formée. Ils avaient un plan correct, vu le peu de temps dont ils ont disposé pour le mettre au point, mais ils ne l'avaient pas répété. Ils se surveillaient mutuellement en même temps qu'ils nous cherchaient parce que, dans cette opération impromptue, aucun d'eux n'était absolument sûr que les autres se trouveraient au bon endroit au bon moment. De plus, ils s'inquiétaient tous de leurs possibilités de fuite. Pour réussir un assassinat, il faut des gens qui soient assurés d'une issue ou qui se fichent de savoir s'ils s'en sortiront. Ces rigolos s'occupaient si bien de vérifier qu'ils pourraient battre en retraite que l'un d'eux a fini par gaffer et me laisser voir son arme. Vous comprenez pourquoi je dis que nous avons eu de la chance.

— Je suis impressionnée, Andrew, fit Honor au bout d'un moment. Et pas seulement par la façon dont vous avez réagi sur le coup.

— Milady, vous êtes officier naval. Je ne saurais même pas par où commencer si je devais prendre votre place, mais la sécurité du palais m'a entraîné pendant dix ans à ce métier. Le Graysonien haussa les épaules. « Autre planète et autre peuple, milady, mais les paramètres fondamentaux ne changent pas. Seules les motivations et la technologie.

— Je suis néanmoins impressionnée. Et je vous remercie. »

LaFollet agita de nouveau la main, gêné de cette expression de reconnaissance, alors elle se contenta d'un sourire. Puis elle s'adossa, Nimitz toujours tendu sur ses genoux, et elle ferma les yeux. Les jambes de son uniforme étaient raides, le sang d'Howard ayant séché, et elle remerciait le ciel que le garde semble devoir s'en sortir. Quant à Willard Neufsteiler, il s'était assez remis pour plaisanter faiblement avant que l'ambulance ne les emmène, Howard et lui, mais elle frémissait à l'idée qu'il avait failli mourir.

Elle n'avait pas pensé que des innocents pourraient faire les frais de ses attaques contre Young. Elle se remémora les propos de Pressman concernant les fusillades dans un restaurant bondé et frémit à nouveau, soufflant une silencieuse prière de remerciement maintenant qu'elle imaginait ce qui aurait pu se produire.

C'était sans doute un acte désespéré. Seul un homme terrifié pouvait tenter une manœuvre aussi ouverte, si habilement dissimulés soient ses liens avec les tueurs.

Et s'il avait suffisamment paniqué pour essayer une fois, il n'allait probablement pas s'arrêter là. Elle joignit les mains autour de Nimitz, à la fois pour le réconforter et pour s'empêcher de battre le siège du poing.

S'il essayait assez souvent, il finirait par avoir de la chance. Pire, quelqu'un d'autre se ferait tuer. Il avait peut-être commencé, mais c'est elle qui avait poussé leur hostilité à un point où d'autres risquaient de mourir; il lui appartenait donc d'y mettre un terme. Son instinct de conservation l'exigeait autant que son besoin de justice et celui de protéger les innocents, mais comment approcherait-elle suffisamment pour le défier un homme qui s'était réfugié dans un trou de souris et l'avait refermé derrière lui ?

Elle fronça les sourcils, pensive. H y avait forcément un moyen. Personne ne pouvait se protéger à chaque instant, à moins de se retirer dans son domaine privé et de s'y tapir, or Young ne pouvait pas se le permettre. C'était un politicien désormais, et il perdrait sa position s'il se cachait de façon aussi flagrante. Elle pinça les lèvres de mépris en imaginant Pavel Young qui singeait la conduite d'un homme d'État, pourtant cette image trouva dans son esprit un écho familier et insistant.

Son front se plissa tandis qu'elle l'examinait, devinant son importance par la vertu de ce sixième sens qui lui permettait d'isoler l'élément majeur d'un problème tactique complexe. Elle n'avait jamais compris comment cet instinct fonctionnait au combat et elle ne le comprenait pas aujourd'hui, mais elle avait appris à s'y fier comme elle se fiait à sa sensibilité kinesthésique lors des manœuvres d'approche à grande vitesse.

Il était politicien – ou du moins voulait le devenir. Elle le comprenait. Maintenant que sa carrière dans la Flotte était brisée, il ne lui restait plus que ce pouvoir-là à saisir, or il avait soif de pouvoir. Il en avait besoin comme d'une drogue, mais, pour l'exercer, il devait régulièrement se rendre au Parlement. C'était pour cette raison qu'il devait rester en Arrivée. Et qu'il devait la tuer. Tant qu'elle demeurerait en vie, ses accusations planeraient sur sa tête et nul ne le prendrait au sérieux. Il lui resterait encore sa fortune et son nom, mais ils ne lui donneraient pas grand pouvoir. Ils lui assuraient seulement un siège à la Chambre des Lords, pas plus...

Elle se raidit soudain, les yeux brusquement ouverts, et Nimitz redressa la tête sur ses genoux. Le chat se tourna pour la regarder, et un feu vif et terrifiant brûlait dans son regard quand il croisa celui d'Honor.

CHAPITRE TRENTE

Le comte de Nord-Aven se tortillait dans son luxueux fauteuil pour trouver une position confortable. Il n'y parvenait pas, peut-être parce que son malaise n'avait rien de physique. Autour de lui l'air était frais, et le calme de la Chambre haute n'était troublé que par la femme qui, debout, s'adressait à ses collègues.

Nord-Aven examina l'oratrice d'un oeil froidement méprisant. Lady Vert-Gave, une femme très maigre, s'exprimait d'une voix fort peu musicale. C'était l'un des pairs non-alignés que presque tout le monde respectait, et elle jacassait depuis un bon quart d'heure en soutien à la dotation militaire additionnelle. Vu sa silhouette et sa voix, c'étaient quatorze minutes et trente secondes de trop.

Qui se souciait de cette dotation, de toute façon ? En ce qui le concernait, la satanée Flotte royale pouvait aussi bien pisser dans une combinaison souple. Il ne s'agirait pas d'un vote nominal, donc il aurait l'occasion de se défouler un peu en votant contre sans que personne le sache. Qu'ils aillent se faire foutre. Tous. Il savait combien la Flotte devait se réjouir de la dernière humiliation que la chienne lui avait infligée. Eh bien, qu'ils s'en amusent. Il construisait sa propre machine politique et, une fois cette salope hors de son chemin...

Il stoppa là sa réflexion. Harrington. Il en revenait toujours à elle, et il ne pouvait même plus se mentir. Elle le terrifiait.

Il se sentait comme un lapin qu'on pourchasse et qui se précipite d'abri en abri; et on plaisantait — à ses dépens ! — dans les vestiaires. Il le savait. Il avait entendu les conversations s'interrompre à son arrivée et reprendre sur quelque sujet insignifiant. Même ici elle parvenait à l'atteindre, à le détruire. Elle lui avait déjà enlevé sa carrière dans la Flotte, et maintenant elle le traquait à nouveau alors qu'elle aurait dû être morte, nom de Dieu!

Il ferma les yeux et serra ses poings moites. Elle ressemblait à un monstre mythique, une hydre. Il la frappait encore et encore, mais, là où tout être humain en serait mort, chaque fois cette chienne se redressait et reprenait sa traque. Ce n'était pas une hydre, c'était Jagannath qui le poursuivait en grondant, le poursuivait sans remords jusqu'à ce qu'il trébuche et tombe, pour enfin pouvoir l'écraser, et...

Il serra les poings plus fort et ralentit volontairement sa respiration jusqu'à ce que la crise de panique se transforme en un sentiment de nausée.

Elle n'était pas Jagannath, bon sang ! Elle était mortelle, pas mythique — et tout individu mortel pouvait être tué. Ces incompétents l'avaient peut-être ratée au Regiano, mais, tôt ou tard, quelqu'un finirait par avoir de la chance, et Georgia pouvait aller se rhabiller si elle croyait le persuader de laisser tomber ! Il voulait voir Harrington morte. Il voulait qu'elle pourrisse sous terre pour qu'il puisse pisser sur sa tombe, car tant qu'elle vivrait, il resterait prisonnier. Il ne pouvait plus que se terrer dans sa résidence ou ici, derrière les murs du Parlement, pendant qu'elle se promenait en salissant son nom.

La garce. La garce mal née ! Pour qui se prenait-elle pour le traquer de cette façon ? La famille Young aurait pu se payer la sienne une bonne douzaine de fois avant qu'elle touche sa foutue prime à Basilic. Elle n'était rien, rien qu'une sale morue de franc-tenancière, et une part cachée de lui-même la haïssait avant tout pour le mépris qu'il avait lu dans ses yeux à leur première rencontre. Elle n'était alors qu'une stupide roturière pas bien jolie, le cheveu crépu, pourtant elle avait osé le regarder sans crainte, sans marque de respect. Méprisante.

Il grinça des dents, mais au moins Vert-Gave s'asseyait enfin. Il essaya de trouver un certain réconfort dans ce silence bienvenu puis consulta l'immense chrono surplombant le bureau du président de la Chambre. Encore trois heures et il pourrait partir. Il eut une nouvelle moue à cette pensée. Partir. Les autres Lords se rendaient à leur club, au restaurant ou au théâtre. Aucune folle furieuse ne les attendait pour les tuer. Mais le comte de Nord-Aven devait se précipiter vers sa limousine, se hâter jusqu'à sa résidence, s'y cacher comme il se cachait à la Chambre, et...

Ses pensées s'interrompirent à l'ouverture des portes de la salle. On s'agitait là-

bas, et il fronça les sourcils tout en changeant de position pour voir de quoi il s'agissait. Quelqu'un était en train de parler à l'huissier, quelqu'un qui portait la robe de cérémonie noire brodée de rouge, par-dessus celle écarlate et or de l'un des ordres chevaleresques. L'huissier paraissait embarrassé, vu la façon dont il secouait la tête, mais le nouveau venu agita un bras insistant et l'huissier appela d'un geste le président.

Cette agitation inhabituelle piqua l'intérêt de Nord-Aven malgré sa frustration et sa peur. Personne ne portait la robe officielle à la Chambre ce jour-là, car il s'agissait d'une session de travail ordinaire. On ne sortait la tenue d'apparat que lors de cérémonies telles que le discours du Trône ou l'installation d'un nouveau pair, or il ne se rappelait pas avoir vu de nouveau nom sur le tableau.

Il appela le programme du jour sur le terminal de son bureau un peu chargé, mais celui-ci n'offrait aucun éclaircissement. Et maintenant le président lui-même se dirigeait vers la porte.

Le front de Nord-Aven se plissa. Au moins, cette perturbation amenait de la nouveauté, et il accueillait avec joie la diversion. Il regarda le président arriver sur le nouveau venu et s'arrêter net, puis se tourner vers l'huissier en agitant les mains d'un mouvement rapide et saccadé. L'huissier écarta les bras, déclinant manifestement toute responsabilité, et Nord-Aven gloussa devant la comédie qui se jouait sous ses yeux. Le président se mit à discuter avec l'inconnu en secouant vigoureusement la tête, mais les dénégations cessèrent peu à peu. Il croisa les bras, inclina la tête de côté pour écouter attentivement puis acquiesça d'un mouvement lent et visiblement réticent. L'inconnu ajouta quelque chose et le président hocha encore la tête, puis leva les mains d'un air écœuré comme l'autre insistait.

Un murmure de conversations se répandait dans la Chambre, et certains pairs se levaient pour descendre vers la porte. Nord-Aven vit les plus proches s'arrêter net, exactement comme l'avait fait le président, puis faire demi-tour en gesticulant et marmonnant avec animation. Certains regardaient en direction de leurs collègues encore assis. Nord-Aven avait fui la compagnie de ses pairs depuis l'accusation lancée par Harrington mais, cette fois, sa propre curiosité était piquée. Il quitta son siège, puis s'immobilisa car le président s'écartait du groupe rassemblé à la porte et regagnait son bureau, raide de colère ou d'indignation.

Nord-Aven s'enfonça de nouveau dans son siège tandis que le petit groupe se désagrégeait; le président s'assit brusquement, exaspéré. Il saisit le marteau de cérémonie qu'il abattit sur son socle, juste en dessous du micro. Les coups secs et violents résonnèrent dans la Chambre et il se pencha vers le micro.

« Milords, miladies, reprenez vos places », lança-t-il d'une voix forte. Nord-Aven n'avait jamais entendu le président parler sur ce ton. Le marteau s'abattit encore, si violemment que le manche céda et que la tête vint percuter le micro. « Milords, miladies, reprenez vos places ! » répéta-t-il plus fort encore. Le son de sa voix ramena les pairs à leurs fauteuils comme des oiseaux apeurés.

Le murmure des conversations s'éteignit et le président contempla fixement la Chambre. Il attendit le silence complet puis s'éclaircit la gorge.

« Milords, miladies, j'implore votre indulgence, dit-il brutalement, sur un ton qui n'implorait rien du tout. Je vous présente mes excuses pour cette interruption de vos délibérations mais, d'après le règlement de cette Chambre, je n'ai pas le choix. » Il tourna la tête comme à contrecœur vers la silhouette en robe à la porte puis revint à son micro.

« On vient tout juste de me rappeler une règle rarement invoquée. Il est d'usage (il décocha un regard assassin au nouveau venu) que les nouveaux pairs préviennent cette Chambre à l'avance et se trouvent un parrain avant de prendre place parmi nous. Dans certaines circonstances, toutefois, comme lorsque le service de la Reine l'exige, certains nouveaux membres peuvent réclamer leur siège avec retard ou, ainsi qu'on vient de me le rappeler, apparaître devant nous au moment qui leur sied si leur devoir envers la Couronne les empêche de se présenter à une date qui convienne à la Chambre tout entière. »

Nord-Aven se frotta la barbe en se demandant de quoi le président pouvait bien parler. Les exigences du service de la Reine ?

« Cette règle vient d'être invoquée, continua pesamment le président. Un membre qui souhaite faire son discours d'inauguration m'informe qu'il s'agit peut-être pour lui de la dernière occasion avant plusieurs mois au vu des exigences de son service. Dès lors, je n'ai d'autre choix que d'autoriser cette irrégularité. »

Les conversations avaient repris, plus sonores qu'avant, et des têtes se tournaient vers le fond de la salle. Non, pas vers le fond, comprit alors Nord-Aven.

On le regardait, lui, et une peur soudaine le saisit tandis que le président invitait d'un geste la nouvelle venue.

L'inconnue vint se placer devant le bureau du président puis se tourna pour faire face à l'assemblée. Elle leva les mains et repoussa la capuche rouge sang des chevaliers de l'Ordre du roi Roger, et Pavel Young bondit de son siège en étouffant un cri d'horreur : Honor Harrington lui souriait froidement.

Les mains d'Honor tremblaient dans les plis de ses robes lorsqu'elle les laissa retomber le long de son corps, mais elle s'en aperçut à peine. Elle avait les yeux rivés sur Pavel Young lorsque celui-ci se dressa brutalement, blême, en comprenant ce qui l'attendait. Il tourna la tête de tous côtés comme un animal piégé cherche désespérément une issue, mais il n'y en avait pas. Cette fois, il ne pouvait s'enfuir, car l'assemblée tout entière saurait qu'il avait fui. Et, peut-être pire à ses yeux, sa seule voie de salut l'aurait fait passer à la portée d'Harrington.

La haine bouillait en elle et lui insufflait l'envie de l'attaquer physiquement, mais elle croisa simplement les mains devant elle et balaya du regard l'assemblée des pairs. Certains semblaient aussi horrifiés que Young; d'autres paraissaient seulement déroutés, et un petit nombre la regardaient d'un oeil vif et alerte. La solennité de la Chambre s'était brisée comme un verre fragile, et l'huissier se rapprocha d'elle comme s'il craignait de devoir la maîtriser par la force. Elle sentait leur incertitude planer autour d'elle, comme s'ils devinaient la faim du prédateur soudain apparu parmi eux.

« Milords, miladies, commença-t-elle enfin d'une voix qui s'éleva clairement au milieu de toute cette tension, je présente mes excuses à cette assemblée pour la façon cavalière dont j'ai interrompu ses débats. Mais, ainsi que l'a expliqué monsieur le président, mon bâtiment doit quitter Manticore dès que ses réparations et sa période de tests seront terminées. Réarmer un vaisseau de Sa Majesté représente un fardeau très lourd qui pèsera sur ma disponibilité, puis, évidemment, mon départ du système m'empêchera de me présenter devant vous une fois le navire prêt au redéploiement. »

Elle s'interrompit, savourant le silence et l'aura terrorisée de Pavel Young, puis elle prit une profonde inspiration.

« Je ne peux pas quitter Manticore en conscience, toutefois, sans accomplir l'un des devoirs les plus sacrés d'un pair envers Sa Majesté, cette Chambre et le Royaume dans son entier. Plus précisément, milords, miladies, il est de mon devoir de vous informer que l'un de vos membres a non seulement, par ses actes, prouvé qu'il n'était pas digne de siéger parmi vous, mais souillé l'honneur du Royaume. »

Quelqu'un étouffa une exclamation incrédule, comme incapable de concevoir une telle effronterie, mais sa voix calme et claire agissait comme un sortilège. Ils savaient ce qu'elle allait dire, mais personne ne bougeait. Ils restaient assis à la regarder, et elle sentit le pouvoir de cet instant couler comme le feu dans ses veines.

« Milords, miladies, il y a parmi vous un homme qui a conspiré pour assassiner ses ennemis plutôt que de les affronter lui-même. Un violeur en puissance, un lâche, un homme qui a engagé un duelliste professionnel pour en tuer un autre. Un homme qui a envoyé des bandits armés dans un restaurant il y a seulement deux jours pour assassiner quelqu'un d'autre et qui n'a échoué que de peu. » Le sortilège se dissipait

: des pairs commençaient à se dresser, élevaient la voix pour protester, mais son soprano trancha dans cette agitation comme un couteau tandis qu'elle fixait Pavel Young.

« Milords, miladies, j'accuse Pavel Young, comte de Nord-Aven, de meurtre et tentative de meurtre. Je l'accuse d'abus de pouvoir éhontés, de lâcheté en présence de l'ennemi, de tentative de viol et d'inaptitude non seulement à occuper le haut rang qu'il détient, mais également à la vie normale. Je le déclare lâche et méprisable, indigne même du dédain des sujets droits et honnêtes de ce Royaume, dont l'honneur est souillé par sa simple présence parmi eux, et je le défie, devant vous tous, de m'affronter sur le champ d'honneur, afin qu'il réponde une fois pour toutes de ses actes ! »

CHAPITRE TRENTE ET UN

« Eh bien, elle ne fait rien à moitié, n'est-ce pas ? » Amusement et amertume teintaient la voix de William Alexander, et le duc de Cromarty retint un sourire hargneux.

« J'imagine qu'on peut le dire de cette façon. » Il secoua la tête avec colère puis ouvrit les portes coulissantes du balcon. Alexander le suivit dans l'obscurité où soufflait une petite brise, et ils se retrouvèrent trois cents étages au-dessus des rues d'Arrivée. Les phares des aérodynes dérivaient comme des bulles arc-en-ciel sous une énorme lune qui illuminait des bancs de nuages barrés de noir, réunis par le souffle humide d'une averse prochaine. Un éclair distant déchira le ciel, quelque part sur l'horizon oriental; les lumières de la capitale brillaient sous leurs pieds. Des rivières lumineuses montaient les flancs d'autres tours comme les joyaux négligemment éparpillés d'une reine des elfes, et le Premier ministre les observait comme si une réponse se cachait sous leur beauté.

Mais il n'y avait pas de réponse. Honor Harrington l'avait privé du contrôle des événements. La reine Élisabeth avait peut-être interdit qu'on exerce des pressions sur elle, mais Cromarty connaissait la combine : le gouvernement civil et la Flotte réunis avaient conspiré pour son salut en essayant de l'éloigner de Nord-Aven.

Pourtant elle avait réussi à l'atteindre malgré tous les obstacles.

« Vous savez, murmura Alexander dans le noir, je n'arrive toujours pas à croire qu'elle ait eu un culot pareil.

— Je doute que Nord-Aven y ait cru lui-même. » Cromarty s'appuya sur la rambarde, emplissant ses poumons de la fraîcheur nocturne pendant que la brise agitait ses cheveux.

« Il n'aurait pas été là s'il l'en avait crue capable », répondit Alexander. Le ministre des Finances se tenait à côté de son chef politique et mentor, contemplant les rivières de lumière, et il secoua la tête. « Entre nous, Allen, elle a raison, tu sais, fit-il tout doucement.

— Raison ou tort, ça ne compte pas. » Cromarty tourna vers Alexander des yeux brillants de lumières réfléchies. « Elle a trouvé le moyen le plus sûr de s'aliéner tous les membres de la Chambre des Lords.

— Oh non, Allen. Pas tous.

— Ouais, tu parles, grogna Cromarty, Hamish et toi voterez pour elle. Bon sang, je peux même me joindre à vous. Ce qui nous fait trois voix; si tu en trouves trois autres, alors c'est toi qui devrais occuper mon foutu poste ! »

Alexander se mordit la lèvre mais ne dit rien. Après tout, que pouvait-il bien dire

? Il ne faisait aucun doute dans son esprit qu'on avait forcé la main à Lady Harrington en attentant à sa vie – tout comme il n'avait jamais douté de l'identité du responsable de cette tentative d'assassinat. Sans l'avoir rencontrée, il avait assez souvent parlé d'elle avec son frère pour être certain qu'elle n'aurait jamais utilisé la Chambre des Lords ni son statut de pair de cette façon si elle avait eu un autre moyen d'atteindre Nord-Aven. Et il avait regardé les enregistrements de sa brève intervention enflammée sans y voir ni théâtralité ni faux-semblants. Elle n'avait pas pris les pairs du Royaume pour des imbéciles : elle s'était présentée devant eux en dernier ressort, et la sincérité – et la véracité –de ses accusations résonnait dans chacune de ses paroles.

Mais la Chambre ne voyait pas l'incident sous cet angle. La Chambre s'offensait de cet affront à sa dignité. La Chambre était furieuse de la façon cynique dont Harrington avait tourné ses règlements et procédures à son avantage. La Chambre n'était pas dupe de la manœuvre et comptait bien la punir pour avoir osé pervertir sa dignité magistrale.

« Où en est-on réellement ? » demanda-t-il au bout d'un moment. Cromarty soupira, de tristesse plus que de colère cette fois.

« Haute-Crête a déjà proposé une motion d'exclusion. Il voulait carrément lui retirer son titre, mais une solide majorité à la Chambre des communes – dont presque la moitié des députés libéraux, qui l'eût cru ? – suit Sa Majesté. Cela protégera son titre et étouffera toute tentative de monter un procès pénal contre elle, mais même la reine ne peut pas forcer les Lords à accueillir un pair qu'ils ont choisi d'exclure. Elle est perdue, Willie. Je serais étonné que cinq pour cent de la Chambre s'oppose à la motion.

— Et ensuite ? » La voix calme d'Alexander trahissait colère et frustration. Les épaules de Cromarty s'affaissèrent.

« Tu veux dire une fois qu'elle l'aura tué. » Ce n'était pas une question, et il sentit qu'Alexander acquiesçait dans le noir. Il se détourna de la rambarde pour se laisser tomber sur une chaise longue. Il s'allongea, ferma les yeux et regretta de ne pouvoir échapper aux prochains jours aussi facilement qu'aux lumières d'Arrivée.

Harrington avait proprement mis Nord-Aven au pied du mur. Malgré la rage des Lords, elle lui avait jeté ses accusations et son défi au visage. Il ne pouvait plus s'y dérober, ni donc les ignorer. S'il essayait, il perdrait non seulement son soutien politique, mais aussi tout ce qui comptait pour un homme tel que lui. Il deviendrait un paria, un marginal ignoré par ceux qui avaient été ses égaux et méprisé par ses inférieurs. Pire qu'une preuve de lâcheté, la fuite constituerait un aveu de culpabilité pour toutes les accusations lancées par Harrington.

C'était ridicule, à bien y regarder, un retour aux méthodes barbares de jugement par le combat, pourtant ça n'en était pas moins vrai. Même ce prodigieux couard de Nord-Aven s'en rendait compte. Sa voix de ténor tremblait visiblement de peur quand il avait accepté le duel, mais il l'avait accepté.

C'était un homme mort.

Il avait choisi le protocole Dreyfus, mais, vu la façon dont Harrington avait éliminé Denver, Cromarty ne doutait pas qu'une balle lui suffise amplement, et seul un imbécile irait croire qu'elle se contenterait de le blesser. Elle entendait le tuer et elle le ferait, mais ce jour-là...

« Elle est finie, Willie, dit-il tout bas, la voix chargée d'une douleur qui ne devait rien au sort de Pavel Young. D'une balle elle le tuera, lui, et sa carrière avec. Nous ne pouvons pas la sauver. Je vais même devoir prendre l'initiative de la relever de son commandement pour contenir les progressistes à la Chambre haute.

— C'est injuste, Allen. » Alexander tourna le dos au spectacle féerique de la ville et s'accouda à la rambarde. « C'est elle la vraie victime. Elle n'y peut rien si c'est le seul moyen pour elle d'obtenir justice.

— Je sais, répondit Cromarty sans ouvrir les yeux. Et j'aimerais bien pouvoir faire quelque chose. Mais j'ai un gouvernement à diriger et une guerre à mener à bien.

— Je sais. » Alexander soupira puis se mit à rire doucement, tristement, sans un soupçon d'humour. « Même Hamish le sait, Allen. D'ailleurs, dame Honor ellemême est consciente de ne pas vous avoir laissé le choix.

— Ce qui me culpabilise plus encore. » Le duc ouvrit les yeux et tourna la tête pour croiser le regard d'Alexander. Mal gré l'obscurité, ce dernier lut la tristesse qui se peignait sur son visage. « Willie, dis-moi, pourquoi seul un fou convoiterait mon poste ? » fit tout bas le Premier ministre de Manticore.

Le capitaine de corvette Rafael Cardones leva les yeux lorsque la porte de l'ascenseur s'ouvrit. Il était de quart et supervisait la petite équipe de service sur le pont de commandement du bâtiment en cale de radoub. Il se leva promptement car le commandant sortait de l'ascenseur. L'un de ses hommes d'armes en uniforme vert la suivait, mais le Graysonien resta dos à la cloison au repos de parade et regarda son seigneur se diriger vers le fauteuil de commandement au centre du pont.

Elle marchait lentement, les mains derrière le dos, le visage serein. Mais Rafael Cardones la connaissait trop bien. Il l'avait vue afficher la même sérénité tandis qu'elle insufflait de force un peu de vie dans un équipage hostile et découragé... et qu'elle lançait un croiseur lourd endommagé dans une course suicidaire, droit vers les missiles d'un croiseur de combat. Et maintenant elle retrouvait la même expression, à la veille d'affronter l'homme qui la détestait un pistolet à la main, et il se demanda combien d'années il lui avait fallu pour parfaire ce masque. Combien de temps pour apprendre à dissimuler sa peur ? Pour apprendre à communiquer sa confiance à l'équipage en lui dissimulant sa propre mortalité ? Et combien de temps, combien de nuits de douleur et de solitude, pour cacher à quel point comptaient à ses yeux les gens qui l'entouraient, à quel point elle les aimait plus qu'elle n'aurait dû

?

Elle s'arrêta à côté du fauteuil de commandement et caressa d'une main les écrans repliés, comme une cavalière aurait caressé une monture chérie. Elle restait là, les yeux plongés dans les profondeurs du visuel principal, et seule sa main bougeait, comme indépendante de son corps. Il lut la douleur dans son regard en dépit de son masque et comprit soudain.

Elle disait au revoir, pas seulement au Victoire mais à la Flotte. La peur l'emplit alors; peur pour elle, mais pour lui aussi. Elle mourrait peut-être demain, se dit-il, mais seul son intellect parlait, car son coeur connaissait la vérité. Pavel Young ne pouvait pas tuer le commandant. C'était une idée ridicule.

Mais, même si elle survivait, sa carrière prendrait fin. On le lui avait répété trop souvent pour qu'elle en doute, et elle avait choisi de payer ce prix. Pourtant, quand elle perdrait sa place dans la Flotte, la Flotte la perdrait aussi. Quelqu'un d'autre commanderait le Victoire et tous les autres bâtiments qu'elle aurait pu commander, or personne ne pourrait jamais la remplacer, être tout ce qu'elle était. Personne. Et Rafael Cardones, Alistair McKeon, Andreas Venizelos, Evelyne Chandler et Thomas Ramirez, tous s'en trouveraient diminués. Un être extraordinaire, vraiment spécial, quitterait leurs vies, et ils seraient plus pauvres de l'avoir connu et perdu.

Il se faisait honte. Honte, car il pensait à ce que lui voulait d'elle, ce dont il avait besoin; pourtant il ne pouvait s'en empêcher. Il aurait voulu crier, la maudire d'abandonner ceux qui comptaient sur elle, mais il aurait aussi voulu pleurer pour elle, à qui il devait tant coûter de les laisser. Il se débattait entre ces émotions contradictoires, incapable de parler, les yeux brûlants. Puis le chat sylvestre perché sur l'épaule du commandant leva la tête et regarda dans sa direction. Il agita ses oreilles dressées, le regard vert brillant, et le commandant tourna la tête à son tour.

— Rafe, dit-elle tout bas.

— Pacha. » Il dut s'éclaircir la gorge à deux reprises avant de parvenir à s'exprimer, et elle lui fit un signe de tête, puis baissa les yeux et passa de nouveau la main sur l'accoudoir de son fauteuil de commandement. Il devinait son envie de s'y asseoir encore une fois, de parcourir le pont du regard et de sentir que c'était le sien.

Mais elle n'en fit rien. Elle resta là, à le regarder, caressant l'accoudoir de ses longs doigts puissants avec grâce et délicatesse. Cardones leva la main et la tendit vers elle, sans avoir aucune idée de ce qu'il allait faire ou dire. Elle prit alors une profonde inspiration et se détacha du fauteuil. Se tournant, elle aperçut sa main, mais elle secoua la tête.

C'était un mouvement presque imperceptible, pourtant il cristallisait son essence. C'était une dénégation de commandant, investie d'une autorité si absolue et indiscutable qu'elle n'aurait jamais besoin de mots en sus. En s'en rendant compte, Cardones comprit ce qu'il savait depuis toujours sans jamais en avoir pris conscience. L'autorité d'Honor ne venait pas de son grade ni de ce que la Flotte avait fait d'elle, mais de ce qu'elle était. Ou peut-être était-ce encore plus complexe. Peut-

être la Flotte avait-elle fait d'Honor ce qu'elle était; pourtant, dans ce cas, elle était depuis longtemps devenue bien plus que la somme de ses parties.

Harrington, tout simplement, pensa-t-il. Ni plus ni moins, et rien ni personne ne pourrait jamais le lui enlever, quoi qu'il arrive.

Il laissa sa main retomber le long de son corps tandis qu'elle se dressait de toute sa hauteur et carrait les épaules.

— Continuez, capitaine, fit-elle doucement.

— À vos ordres, madame. » Il répondit sur le même ton mais se mit au garde-à-

vous en parlant : sa main se leva jusqu'au ruban de son béret en un salut digne de l'île de Saganami.

Tristesse et souffrance voilèrent le regard d'Honor, pourtant ses yeux exprimaient autre chose. Une nuance d'approbation, il osait l'espérer, comme si elle lui confiait un bien plus précieux que la vie elle-même.

Puis elle hocha la tête, se détourna et partit sans ajouter un mot. Le pont du Victoire devint alors un endroit plus petit, plus solitaire et infiniment plus pauvre que quelques instants auparavant.

CHAPITRE TRENTE-DEUX

La pluie qui tombait depuis tard la veille cessa au moment où le géodyne de Pavel Young franchissait le portail d'un mur de pierre couvert de lierre. Il entendit le bruit distinctif du gravier humide lorsque le champ antigrav s'éteignit et que le véhicule se posa. Les dernières perles de pluie argentées tremblaient sur sa vitre tandis qu'une terreur indicible le consumait.

Le chauffeur quitta son siège, contourna le géodyne pour lui ouvrir la portière, et Pavel Young sortit dans le matin venteux et humide. Son frère Stefan le suivit avec le coffret contenant les pistolets, aussi silencieux que durant tout le trajet, et Pavel se derrianda une fois de plus à quoi il pensait.

Il n'aurait pas dû être capable de se poser cette question; il n'aurait pas dû réussir à se poser la moindre question au milieu de cette peur panique. Sa terreur lui laissait comme un goût de vomi au fond de la gorge, pourtant ses pensées suivaient une dizaine de cours différents simultanément avec une espèce de clarté fiévreuse, comme si son esprit cherchait à se préserver en se dissociant de l'instant.

L'humidité froide pesait sur sa joue comme des doigts moites. Un nuage passait bas au-dessus des têtes, enveloppant les tours d'Arrivée au-delà du mur délimitant le terrain voué aux duels, et des rafales de vent battaient comme des mains ouvertes ses vêtements et les arbres plantés devant le mur. Il entendait le vent soupirer et bruisser d'une vie lugubre, siffler dans les branches et les feuilles en faisant voler les gouttes d'eau. Il sursauta lorsque apparut une policière en uniforme gris.

« Bonjour, milord, dit-elle. Je suis le sergent MacClinton. Le lieutenant Castellario officiera en tant qu'arbitre ce matin. Il m'a demandé, avec ses respects, de vous escorter jusqu'au pré.

Le comte de Nord-Aven acquiesça d'un mouvement saccadé, presque spasmodique, mais il ne faisait pas confiance à sa voix. MacClinton était une femme coquette et séduisante, de celles dont il se demandait normalement aussitôt ce qu'elles valaient au lit. Aujourd'hui, toutefois, elle ne lui inspirait qu'un désir effréné de vivre; il aurait voulu s'accrocher à elle, la supplier de lui dire que tout ceci n'était qu'un cauchemar qui allait se terminer et le laisser indemne.

Il scruta son visage à la recherche de... quelque chose. Sous sa neutralité professionnelle il découvrit du mépris et un sentiment bien pire. Elle le regardait d'un air distant et impassible, comme s'il était un homme mort qui n'attendait que de subir un processus macabre pour officialiser son décès.

Il détourna aussitôt les yeux et déglutit; l'instant d'après, il la suivait à contrecœur dans l'herbe détrempée. Il pataugeait bruyamment dans le gazon dense, les pieds mouillés, et, dans un autre coin de son esprit incroyablement dispersé, il se dit qu'il aurait dû mettre des bottes plutôt que des chaussures basses. Il aurait voulu hurler face à la banalité dérisoire de ses propres pensées, et sa mâchoire lui faisait mal tant il serrait les dents.

Puis ils s'arrêtèrent, et il s'étrangla de terreur, bloquant sa respiration, lorsqu'il se trouva face à face avec Honor Harrington.

Elle ne le regardait même pas et, bizarrement, cette indifférence le terrifiait infiniment plus que la haine. Elle se tenait aux côtés du colonel Ramirez, son visage déterminé encadré de quelques boucles mobiles échappées d'une courte natte. Des gouttes d'eau isolées brillaient dans ses cheveux et sur son béret, comme si elle était arrivée tôt pour l'attendre, et son visage n'exprimait aucune émotion. Absolument aucune. Il ne voyait que son profil gauche, observant d'un air indifférent Castellario qui récitait la vaine invitation réglementaire à la réconciliation avant d'examiner et de choisir les pistolets. Ramirez et Stefan introduisirent les cartouches dans le chargeur à son commandement, leur imprimant du doigt une légère pichenette. L'impassibilité d'Harrington, sa sérénité froide et déterminée raillaient sa terreur plus cruellement qu'aucune phrase. La confiance qu'elle affichait se refermait comme un poing autour de son coeur, le serrant entre des doigts d'acier ; la panique se répandait comme du poison dans ses veines.

Elle l'avait détruit. Elle allait parachever son œuvre dans quelques instants, pourtant sa mort ne lui semblerait rien de plus qu'un signe de ponctuation. Les efforts qu'il avait fournis pendant des dizaines d'années pour la punir, la briser et l'humilier, tout avait échoué. Pire. Car elle avait renversé la situation et l'avait conduit vers cette fin dégradante, humiliante, après lui avoir fait passer des journées d'angoisse, une terrible épée de Damoclès au-dessus de la tête. Elle ne s'était pas contentée de l'effrayer : elle lui avait fait prendre conscience de sa peur, elle avait révélé à tous sa honteuse terreur et l'avait forcé à vivre avec nuit après nuit, jusqu'à ce qu'il se réveille en geignant dans des draps trempés de sueur.

La haine atténuait en partie sa frayeur, mais ce n'était pas vraiment un avantage. Il n'était pas paralysé, certes, mais il ressentait d'autant plus cruellement ses vagues de panique qu'il les percevait clairement. La sueur coulait sur ses tempes en grasses rivières serpentines, et l'air lui sembla soudain plus froid. Le pistolet automatique pesa dans sa main comme une ancre lorsqu'il le saisit, et les doigts de sa main gauche étaient si gourds qu'il manqua laisser tomber le chargeur que Stefan lui tendait.

« Chargez, Lady Harrington. » Nord-Aven, les yeux fixes et écarquillés au point qu'on en voyait tout le blanc, regarda Harrington glisser le chargeur de cinq balles dans la crosse de son pistolet avec une précision si gracieuse et coulée qu'elle semblait chorégraphiée.

« Chargez, Lord Nord-Aven », fit Castellario, et le comte se mit à manier l'arme avec des gestes maladroits. Le chargeur tenta de glisser entre ses doigts moites et gigota comme s'il était animé avant que le comte parvienne à l'enclencher. Il rougit, humilié, pendant que Castellario attendait qu'il ait accompli cette simple tâche mécanique. Il vit Ramirez effleurer l'épaule d'Harrington et lut une approbation sinistre sur son visage avant qu'il ne se détourne. Il rêvait du simple réconfort que lui aurait apporté le même contact de la part de son frère, mais Stefan se contenta de fermer le coffret et de reculer, froid et hautain, d'un air qui promettait à Harrington qu'elle n'en avait pas fini avec les Young, quoi qu'il arrive ce jour-là. En cet instant, Pavel Young eut le sentiment confus que sa famille était fondamentalement vaine, futile et nihiliste comme tous ses membres. Et arrogante, comme Stefan qui ne comprenait même pas le prix d'un dernier contact physique.

Ce ne fut qu'une prise de conscience fuyante, balayée par son effroi avant même qu'il la perçoive, pourtant elle suffit à lui insuffler une haine renouvelée envers la femme qui lui avait révélé cette vérité. On l'aurait dit déterminé à s'infliger une ultime et brûlante humiliation, la certitude que, fût-il mystérieusement parvenu à tuer Harrington, elle gagnerait quand même. Contrairement à lui, elle avait réussi quelque chose; elle laisserait derrière elle un nom que les gens se rappelleraient avec respect, alors que lui n'avait rien accompli et ne laissait qu'un souvenir méprisable auquel même l'oubli était préférable.

« Prenez vos places », lança Castellario. Young tourna le dos à Harrington. Le corps de cette chienne coupait le vent et semblait irradier sa colonne vertébrale de chaleur. Il déglutit encore et encore, désespéré, combattant sa nausée tandis que l'arbitre poursuivait d'une voix égale :

« Vous avez convenu de vous affronter selon le protocole Dreyfus. Lorsque je dirai "En marche", vous avancerez chacun de trente pas. À "Stop", vous vous arrêterez aussitôt et resterez immobile en attendant mon ordre suivant. Au commandement "Demi-tour", vous vous retournerez, et chacun tirera une balle et une seule. Si personne n'est touché lors de ce premier échange, vous baisserez votre arme et resterez à votre place jusqu'à ce que j'aie demandé aux deux parties si l'honneur est satisfait. Si vous répondez tous deux par la négative, vous avancerez de deux pas à mon signal. Vous vous immobiliserez ensuite jusqu'à ce que je vous ordonne de faire feu, après quoi vous tirerez de nouveau une balle et une seule.

Cette procédure se répétera jusqu'à ce que l'une des parties déclare l'honneur satisfait, que l'un de vous soit blessé ou que vos chargeurs soient vides. Comprenez-vous, Lord Nord-Aven ?

— Je... » Il s'éclaircit la gorge et tenta de répondre d'une voix ferme. « Oui », fit-il plus clairement, et Castellario acquiesça.

« Lady Harrington ?

— Compris. » Elle prononça ce simple mot à voix basse mais clairement, sans montrer la même panique que lui, et

Nord-Aven s'interdit d'essuyer la sueur qui lui coulait dans les yeux.

« Vous pouvez armer », annonça Castellaflo, et le comte grimaça en entendant un claquement métallique derrière lui. La glissière de son arme échappait à ses doigts moites. Il dut s'y reprendre à deux fois pour armer son pistolet, et des taches cramoisies brûlaient sur ses pommettes lorsqu'il le rabaissa.

« En marche », lança Castellario. Nord-Aven ferma les yeux, s'imposant de garder le dos bien droit, et fit un pas tandis que la terreur grondait en lui.

La première balle. Il n'avait qu'à survivre à la première balle pour pouvoir déclarer son « honneur « satisfait et s'enfuir. Juste une balle à soixante pas. Elle le manquerait forcément, à cette distance !

Encore un pas, les pieds froids et humides dans ses chaussures trempées, le gazon odorant et gluant sous ses semelles, le vent dans ses cheveux baignés de sueur et l'affreux souvenir de la mort de Denver Summervale qu'il se repassait en détail derrière ses yeux clos.

Un troisième pas, et il vit Summervale tressaillir, atteint une première fois; il vit la facilité avec laquelle Harrington le criblait, balle après balle; il vit sa tête exploser avec le dernier impact et s'étrangla d'horreur. Elle ne le raterait pas. Pas plus à soixante qu'à six cents pas. C'était un démon, un monstre dont la seule fonction consistait à le détruire, et elle n'échouerait pas dans cette tâche. Impossible.

Un quatrième pas, et il se sentit tanguer : le pistolet qu'il tenait en main pesait sur son coeur et son âme. Il cligna désespérément des yeux pour se débarrasser du brouillard qui voilait son regard, s'efforçant de respirer.

Un cinquième pas. Un sixième. Un septième. Et à chaque pas sa peur grandissait, oblitérant la clarté qui caractérisait jusque-là ses folles pensées et l'enserrant dans un étau d'acier.

Il entendit un doux gémissement continu, se rendit vaguement compte qu'il en était la source, et quelque chose se produisit au fond de son être.

Honor le sentait s'éloigner derrière elle et gardait les yeux rivés sur l'horizon.

Cette fois encore, les journalistes étaient venus en force; tapis derrière leurs caméras et leurs micros, ils tentaient de se protéger du vent humide. Elle ne leur prêtait aucune attention. Elle était concentrée, concentrée comme jamais auparavant, même face à Denver Summervale. Elle ne tirerait qu'une balle, alors celle-ci devrait être parfaite. Pas question de faire feu depuis la hanche ou de se précipiter. Un demi-tour stable et prudent sur cette herbe glissante et traîtresse. Subir le feu de Young : qu'il essaye de l'atteindre en tirant trop vite. Puis le mettre en joue, le garder dans sa ligne de mire. Se raidir. Souffler. Affermir son bras et presser, presser, presser, jusqu'à ce que...

«À terre ! »

Une seule voix pouvait crier ces mots à un moment pareil, et pour une seule et unique raison. Ils résonnaient de la même autorité dure et inébranlable qu'elle avait déjà entendue et fusèrent comme l'éclair dans son esprit, ne souffrant aucune discussion, impossibles à ignorer. Elle ne réfléchit pas. Elle ne se rendit même pas compte sur le coup qu'elle avait entendu et reconnu cette voix. Elle se contenta de réagir, se jetant à terre du côté droit avant qu'un premier écho ne l'atteigne.

Et puis vint la douleur. Une terrible souffrance dans son épaule gauche tandis que quelque chose explosait derrière elle. Une fontaine cramoisie jaillit devant elle, fumante, et projeta de gros rubis sur l'herbe détrempée. Encore une explosion, et quelque chose passa en hurlant à côté d'elle. Encore une, puis elle toucha le sol dans un nouvel accès de douleur pendant qu'une quatrième et une cinquième détonation retentissaient dans son dos. Elle roula sur sa gauche en retenant un terrible hurlement de souffrance lorsque son épaule heurta le sol, et les réflexes acquis en trente-cinq ans de pratique des arts martiaux la ramenèrent sur ses genoux dans l'herbe maculée de sang et de boue.

Pavel Young lui faisait face, à moins de vingt mètres, et son arme tremblait devant lui dans un nuage de fumée. Quant à elle, du sang jaillissait de son épaule brisée; des éclats d'os tout blancs saillaient de sa blessure; son bras gauche n'était qu'un poids mort et immobile chargé de souffrance, mais son esprit demeurait clair comme un cristal gelé. D'un coin de elle vit Castellafio, le visage déformé par la rage, brandir déjà son pulseur pour tirer. Le geste de Young n'appelait qu'une seule sanction, et l'arme de l'arbitre montait vers sa cible. Toutefois, abasourdi par cet incroyable manquement à toutes les règles de conduite, il avait perdu une fraction de seconde et il bougeait si lentement... Tout bougeait si lentement, comme dans un rêve, et, sans qu'elle sût comment, sa propre main tenait déjà le pistolet devant elle en extension.

Young la fixait, les yeux écarquillés, hystérique; il s'agrippait encore à son arme vide. L'automatique rua dans la main d'Harrington et une tache cramoisie fleurit sur la poitrine de Young. Le recul fit dévier son bras vers le haut, mais elle le rabaissa et tira une nouvelle fois. Et encore. Enfin le pulseur de Castellario gémit à son tour. La volée de fléchettes déchira le corps de Pavel Young dans une explosion de sang et de chair, mais il était déjà mort : trois balles de dix millimètres se serraient sur un espace moins grand qu'une main d'enfant à l'emplacement de son coeur.

ÉPILOGUE

Honor Harrington se tenait dans la cabine du commandant du Victoire, qui désormais n'était plus la sienne. Elle regardait James MacGuiness détacher de la cloison le module de survie de Nimitz. L'essentiel de ses effets personnels avait déjà été déménagé, et Jamie Candless passa près d'elle, porteur d'un fourre-tout contenant ses derniers uniformes, pendant qu'Andrew LaFollet gardait le sas de la cabine en compagnie de Simon Mattingly. Nimitz émit un discret blic à l'adresse d'Honor depuis le dossier du divan.

Elle baissa les yeux vers le chat sylvestre en essayant de sourire et passa l'index entre ses oreilles. Il lui rendit son regard en se dressant sur le dossier. Il s'agrippa d'une main à sa veste pour garder l'équilibre et de l'autre lui caressa la joue avec une gentillesse infinie. Elle ressentait son inquiétude mais, pour une fois, elle ne pouvait pas lui répondre avec assurance que tout irait bien.

Elle essaya une fois de plus de bouger son bras immobilisé et grimaça sous l'effet de la douleur que lui valut cette imprudence. Elle avait eu de la chance, même si Nimitz peinait à s'en convaincre. Sentant sa présence à l'instant où elle avait regagné le bord, il avait manqué lacérer le sas de l'infirmerie; puis il s'était couché juste devant sa bulle stérile, tendu et anxieux, ronronnant comme s'il allait éclater, pendant que Fritz Montoya endormait Honor pour réparer son épaule. Il n'avait pas pu réutiliser tous les os d'origine : la balle avait réduit l'omoplate gauche en miettes avant de ressortir à la pointe de l'épaule, détruisant au passage l'articulation et ratant de peu l'artère principale. Le réparaccel faisait certes des miracles, mais Fritz avait été contraint de reconstruire l'os pour donner au remède une base sur laquelle travailler, et son visage exprimait toute sa désapprobation pendant qu'il accomplissait cette tâche.

Mais Honor ne s'inquiétait pas pour son épaule. Fritz Montoya, elle le savait par expérience – une expérience douloureuse –, faisait du bon travail et, si extensives qu'aient été les « réparations », il ne s'agissait que de procédures de routine. Il existait toutefois des blessures qu'aucun docteur ne pouvait soigner, et elle se mordit la lèvre pour contenir une douleur qui ne prenait pas source dans son corps en touchant le simple béret noir posé sur son bureau vide, symbole de son avenir brutalement amputé.

Elle ne regrettait pas ses actes. Elle ne le pouvait pas et elle connaissait depuis le début le prix à payer. Elle pensait alors qu'il valait qu'on le paye, et elle le pensait encore. Seulement, sa douleur se révélait bien pire qu'elle ne l'aurait cru possible.

Elle se moquait du vote qui l'avait exclue de la Chambre des Lords et n'avait cure des violentes critiques des services d'information sur la « brutalité » dont elle avait fait preuve en exécutant un homme dont l'arme était vide. Pavel Young avait renoncé à la vie à l'instant où il avait fait feu sur elle. Au regard de la loi, peu importait qui, du lieutenant Castellario ou d'elle, exécutait la sentence; mais, pour elle, ce détail comptait beaucoup.

Elle s'attendait à tirer plaisir de sa mort, pourtant ce n'avait pas été le cas. Elle avait ressenti une satisfaction froide et impitoyable, oui. Le sentiment que justice était enfin faite, doublé d'un sinistre contentement pour en avoir été l'instrument. Et l'impression que cette fin sordide et ignoble était méritée. Il s'agissait d'une tâche qu'elle devait accomplir, d'un tort qu'elle devait redresser, mais il n'en naissait aucun plaisir, et la perspective de lendemains vides s'étendait, morne, devant elle. En un sens, Young aussi avait gagné. Il lui avait pris Paul, et elle avait sacrifié la carrière qu'elle avait mis trente ans à construire, la joie de faire le métier qu'elle était née pour exercer au service de la Reine, tout ça pour le détruire.

Elle soupira. MacGuiness déconnectait les derniers branchements et deux matelots soulevèrent le module sur un collier antigrav. Ils lui firent franchir le sas avec précaution et l'emmenèrent dans la coursive, puis LaFollet passa un pied par le sas et la regarda tandis qu'ils s'éloignaient.

Vous êtes prête, milady ? » demanda l'homme qui lui avait sauvé la vie à deux reprises. Elle acquiesça.

« Mac ? fit-elle doucement.

— Bien sûr, madame. » MacGuiness tendit les bras et Nimitz y bondit. Il grimpa sur l'épaulette que portait l'intendant, un support qu'Honor ne pouvait pas lui offrir tant qu'elle ne serait pas guérie. Pour MacGuiness, natif de Manticore et élevé sur la planète capitale, le poids du chat sylvestre représentait un lourd fardeau, mais il se tenait droit, étrangement fier. Il leva une main vers Nimitz, et le chat frotta sa tête sur sa paume comme il l'aurait fait avec Honor, avant de se redresser, les yeux sur sa compagne.

Elle lui rendit son regard un moment puis saisit le béret noir posé sur son bureau. Elle se tourna vers le miroir et l'ajusta sur sa tête d'une seule main, acceptant la perte du béret blanc que portaient les capitaines de vaisseau stellaire.

Elle lui donna un angle satisfaisant, déterminée à présenter une apparence parfaite pour son départ en exil, puis elle se retourna vers les autres.

« Passez devant, Andrew », dit-elle à LaFollet. Le major franchit le sas et s'engagea dans la coursive puis s'arrêta. Son dos se raidit sous l'effet de la surprise, et il se mit au garde-à-vous : un homme imposant, un centimètre plus grand qu'Honor, arrivait en uniforme d'amiral.

Dame Honor, fit doucement Hamish Alexander.

— Amiral. » Les yeux d'Honor la brûlaient et elle se mordit violemment la lèvre.

Elle avait espérer éviter cette confrontation. Elle avait même refusé deux fois de rappeler Havre-Blanc, méprisant sa propre lâcheté mais incapable de regarder en face l'homme qui avait essayé de sauver sa carrière malgré elle. Elle entretenait des sentiments trop bruts, trop ambigus, et le souvenir de la colère de l'amiral demeurait douloureux. Ces dernières semaines, elle en était venue à soupçonner l'intérêt qu'il portait réellement à sa carrière, et l'idée qu'il puisse penser qu'elle lui avait failli en jetant tout aux orties lui était insupportable.

« Puis-je vous parler en privé, dame Honor ? » Havre-Blanc s'exprimait d'une voix douce, et elle se rendit compte avec surprise qu'il la suppliait presque. Elle aurait voulu refuser, lui dire qu'elle n'avait pas le temps. Elle allait d'ailleurs le faire mais se reprit. Il devait savoir qu'elle avait ignoré ses appels, pourtant il s'était déplacé en personne. Malgré tout le mépris qu'il lui portait sans doute, elle lui devait au moins cette courtoisie.

« Bien sûr, milord », dit-elle d'une voix rendue monocorde par ses efforts pour en exclure toute émotion. Elle fit un signe de la tête à ses anges gardiens. «

Attendez-moi dans la coursive, s'il vous plaît. »

MacGuiness acquiesça. LaFollet et lui restèrent à l'extérieur tandis que le sas se fermait derrière Havre-Blanc. Elle se retourna pour lui faire face, consciente que son visage devait lui paraître un masque, et il parcourut du regard la cabine nue. Il semblait gêné, étrangement déstabilisé, et il s'éclaircit la gorge.

« Avez-vous décidé de votre destination ? demanda-t-il enfin.

— Je retourne à Grayson. » Elle haussa son épaule indemne et caressa de la main droite son uniforme de capitaine. Elle avait encore le droit de le porter, de même qu'elle pouvait emmener MacGuiness – bien qu'elle l'aurait laissé rester s'il l'avait demandé. Ils n'avaient pas réussi à la casser malgré le scandale. Ils avaient dû se contenter de lui envoyer une lettre, « au regret de l'informer » que les Lords de l'Amirauté ne lui avaient pas trouvé de vaisseau. Elle était sur la touche et ne percevait plus qu'une demi-solde; elle se demandait parfois pourquoi elle n'avait pas mis fin à cette torture en démissionnant tout simplement.

« Grayson, murmura Havre-Blanc. C'est bien. Vous avez besoin de vous éloigner quelque temps, de prendre un peu de recul.

— Je retourne à Grayson parce que, là au moins, je peux encore me rendre utile, milord. Pas pour prendre du "recul". » Honor reconnut l'amertume qui teintait sa voix; cette fois, elle ne pouvait pas la contenir. Il se tourna vers elle et elle lui fit face, grande et mince, pleine de défi mais particulièrement vulnérable dans son ancienne cabine silencieuse.

« Vous aviez raison, milord, poursuivit-elle d'un ton dur. Vous m'aviez prévenue. Je... » Elle déglutit et détourna les yeux puis s'imposa de continuer. « Je sais que je vous ai déçu, milord. Je... Je le regrette. Pas ce que j'ai fait ni pourquoi, mais de vous avoir déçu.

— Ne regrettez rien », dit-il simplement, et elle braqua sur lui des yeux ébahis.

« Dame Honor, savez-vous pourquoi j'étais si furieux lorsque vous avez refusé mon ordre illégal ? demanda-t-il au bout d'un moment.

— Parce que vous saviez ce qui allait se passer. Que j'allais fiche en l'air ma carrière, dit-elle malgré la boule qui lui obstruait la gorge.

— Foutaises ! » lança Havre-Blanc. Elle frémit de surprise renouvelée et au rappel d'une vieille douleur. Il lut la souffrance dans ses yeux et tendit aussitôt la main vers elle. « Qu'y a-t-il ? » demanda-t-il plus doucement. Elle eut un petit signe de tête et inspira profondément.

« C'est ce que l'amiral – l'amiral Courvosier – me disait toujours quand je lui donnais une mauvaise réponse, monsieur, fit-elle tout bas.

— Vraiment ? » Havre-Blanc esquissa un sourire espiègle, et cette fois il termina son geste, posant la main sur son épaule indemne. « Ça ne m'étonne pas.

C'est ce qu'il me disait à moi aussi. » Sa prise s'affermit gentiment. « C'était un homme bon, Honor. Un excellent professeur et un ami encore meilleur. Et il avait Il reconnaissait un talent quand il en voyait un, et je crois (il la regarda droit dans les yeux) qu'il serait sans doute encore plus fier de vous aujourd'hui qu'avant.

— Fier, monsieur ? » Cette fois sa voix se brisa, et elle retint ses larmes d'un battement de cils.

« Fier. La raison pour laquelle je vous en voulais tant, Honor, c'est que vous m'avez fait oublier le premier principe d'un commandant : ne jamais donner un ordre dont on sait qu'il ne sera pas obéi. Le fait qu'il s'agissait d'un ordre illégal a seulement aggravé ma colère, et je l'ai passée sur vous. C'est pour ça que je suis venu, pour vous le dire... et pour vous présenter mes excuses.

— Vos excuses ? » Elle le regardait sans comprendre à travers ses larmes, et il hocha la tête.

« Vous avez fait le bon choix, Honor Harrington, dit-il tout bas. Vous le payez cher maintenant, mais c'était le seul choix que vous pouviez faire sans vous renier, or vous êtes une per sonne vraiment spéciale, capitaine. N'en doutez jamais. Ne laissez jamais les salauds qui vous mordent les mollets vous convaincre du contraire.

— Vous essayez de me remonter le moral maintenant que le mal est fait, peut-

être ? » Le sous-entendu malveillant qu'impliquait sa voix la choqua, et elle leva la main comme pour s'excuser, mais il l'arrêta d'un signe de tête.

« Non. Aujourd'hui, vous ne touchez plus qu'une demi-solde. Eh bien, vous n'êtes pas la seule. J'ai moi-même été dans ce cas plus d'une fois, et jamais pour d'aussi bonnes raisons que vous. Cette guerre va durer longtemps, capitaine. La résistance havrienne s'organise déjà, et l'ennemi garde l'avantage en termes de tonnage. Nous progresserons encore avant qu'ils nous arrêtent, mais ensuite le conflit va s'enferrer, le temps que les deux parties se trouvent un nouvel avantage.

Je crois que, le moment venu, nous y arriverons, mais il faudra du temps. Et, ainsi que me l'a dit Raoul en une occasion comparable : "Votre épreuve aussi se terminera un jour." Nous avons besoin de vous, capitaine. Je le sais, l'Amirauté le sait, Sa Majesté le sait, et le Royaume finira par s'en souvenir. »

La bouche d'Honor tremblait tant elle avait besoin de le croire, tout en craignant de souffrir encore si elle s'y laissait aller. Il pressa de nouveau son épaule.

« Allez à Grayson, Honor. Supportez votre pénitence. Vous ne la méritez pas, mais personne n'a jamais prétendu que la vie était juste. Toutefois, ne croyez pas que tout soit fini. Le scandale finira par retomber; la Flotte sait qu'elle a besoin de vous et, en son temps, même la Chambre des Lords s'en rendra compte. Vous reviendrez, Lady Harrington, et, ce jour-là, vous retrouverez un pont de commandement.

— Vous ne dites pas ça... Je veux dire, vous le pensez vraiment, monsieur ? »

Elle le regardait droit dans les yeux, le suppliant de répondre honnêtement, et il acquiesça.

— Évidemment. Cela prendra peut-être du temps, mais cela viendra, Honor. Et ce jour-là vous serez la bienvenue dans mon équipe, à tout moment, n'importe où, pour n'importe quelle mission. » Il la secouait doucement pour ponctuer sa phrase, et elle sentit sa bouche tremblante s'affermir. Elle sourit – un sourire timide et fragile, le premier depuis la mort de Pavel Young – et il hocha la tête. Puis il la lâcha et recula avec le sourire lui aussi.

— Merci, monsieur.

— Ne me remerciez pas, dame Honor. Maintenant, sortez et crachez à la figure du premier salaud qui vous regardera de travers, compris ?

— À vos ordres, monsieur. » Elle cligna de ses yeux embués, le salua de la tête et se retourna vers le sas. Hamish Alexander regarda dame Honor Harrington descendre la coursive, encadrée par Andrew LaFollet et James MacGuiness, la tête haute.