PROLOGUE
On n'entendait pas un bruit dans l'immense salle plongée dans la pénombre.
L'amphithéâtre du cours de perfectionnement tactique se flattait d'abriter la deuxième plus grande cuve holo de la Flotte royale manticorienne et pouvait accueillir plus de deux mille personnes assises. En l'occurrence, le groupe emmené par l'amiral Sir Lucien Cortez, Cinquième Lord de la Spatiale, et le vice-amiral Alice Cordwainer, juge avocat général de la FRM, n'occupait que trente-sept sièges, et tous ses membres observaient attentivement la cuve.
L'image d'une grande femme au visage volontaire s'y détachait, assise droite et raide sur sa chaise, calme pourtant, les mains croisées sur la table à côté de son béret blanc de commandant de vaisseau stellaire. Des planètes dorées l'identifiant comme capitaine de la Liste brillaient au col de son uniforme noir, et elle faisait franchement face à la caméra HV, le visage dénué d'expression.
« Et que s'est-il passé exactement après le dernier changement de trajectoire du groupe d'intervention, capitaine Harrington ? » Une légende en caractères rouge sang attribuait la voix off au commodore Vincent Capra, président du comité d'enquête dont les recommandations rassemblaient aujourd'hui ces spectateurs dans l'amphithéâtre.
L'ennemi a changé de vecteur pour se lancer à notre poursuite, monsieur. » Le soprano du capitaine Harrington était étonnamment doux pour une femme de sa taille, mais sa voix restait froide, presque lointaine.
« Et la situation tactique ? insista Capra.
— Le groupe d'intervention essuyait un feu nourri, monsieur, répondit-elle sur le même ton impersonnel. Je crois que le Circé a été détruit au moment du changement de cap. Nous avons perdu l'Agamemnon environ cinq minutes plus tard, et plusieurs autres unités ont subi avaries et pertes humaines.
— Qualifieriez-vous cette situation de désespérée, capitaine ?
— Je la qualifierais de... critique, monsieur », répondit Harrington après quelques instants de réflexion.
Il y eut un bref silence, comme si son interlocuteur attendait la suite. Toutefois, elle demeura obstinément calme et détachée, et le commodore Capra soupira.
« Très bien, capitaine Harrington. La situation était donc "critique", l'ennemi avait modifié sa trajectoire pour se lancer à votre poursuite et avait détruit l'Agamemnon. Étiez-vous en contact avec le pont d'état-major du Victoire et l'amiral Sarnow ?
— En effet, monsieur.
— C'est donc à ce moment qu'il a ordonné au groupe d'intervention de se disperser ?
— Je crois qu'il en avait l'intention, monsieur, mais, si c'était le cas, il a été interrompu avant de pouvoir effectivement donner cet ordre.
— Et de quelle manière a-t-il été interrompu, capitaine ?
— Par un rapport en provenance de notre réseau de capteurs, monsieur. Nos plateformes avaient détecté l'arrivée des supercuirassés de l'amiral Danislav.
— Je vois. Et l'amiral Sarnow a-t-il alors ordonné au groupe d'intervention de ne pas se disperser ?
— Non, monsieur. Il a été blessé avant de pouvoir donner d'autres ordres, répondit le calme soprano.
— Et comment a-t-il été blessé, capitaine ? Dans quelles circonstances ? » La voix off paraissait désormais presque irritée, comme frustrée par le professionnalisme impassible d'Harrington.
« Le Victoire a subi plusieurs frappes, monsieur. L'une a détruit le hangar d'appontement numéro un, le centre d'opérations de combat et le pont d'état-major.
Plusieurs membres de l'équipe de l'amiral ont péri et lui-même a été gravement blessé.
— Il a perdu connaissance ?
— Oui, monsieur.
— Et avez-vous confié le commandement du groupe d'intervention à l'officier le plus gradé restant?
— Non, monsieur.
— Vous avez gardé le commandement ? » Harrington acquiesça en silence. «
Pourquoi, capitaine ?
— D'après moi, monsieur, la situation tactique était si critique que nous ne pouvions risquer la moindre confusion dans la chaîne de commandement. Je possédais des informations – le fait que l'amiral Danislav était arrivé – que le capitaine Rubenstein, l'officier le plus gradé, ignorait peut-être et nous disposions de très peu de temps.
— Donc vous avez pris la responsabilité de commander le groupe d'intervention tout entier au nom de l'amiral Sarnow ? » La question de Capra était brusque : sans condamner le capitaine, elle devait éclaircir un détail crucial. Harrington hocha encore la tête.
« Oui, monsieur, dit-elle sans montrer aucune émotion alors qu'elle admettait avoir violé au moins cinq articles différents du code de guerre.
— Pourquoi, capitaine ? insista Capra. En quoi manquiez vous de temps au point de justifier une telle décision de votre part ?
— Nous approchions du point de dispersion dont nous étions convenus, monsieur. L'arrivée de l'amiral Danislav nous donnait l'occasion d'amener l'ennemi dans une position telle qu'il ne pourrait éviter l'interception, mais seulement si nous restions groupés pour lui offrir une cible digne d'être poursuivie. Étant donné les avaries qu'avaient subies les installations de com du capitaine Rubenstein, j'ai jugé trop grand le risque que le groupe d'intervention se disperse comme prévu avant que le capitaine soit complètement informé de la situation pour exercer le contrôle tactique.
— Je vois. » Il y eut encore un long silence, uniquement rompu par ce qui ressemblait au bruit de feuilles de papier froissées hors champ. Puis Capra reprit la parole. « Très bien, capitaine Harrington. Veuillez expliquer à la commission ce qui s'est passé environ quatorze minutes après que l'amiral Sarnow eut été blessé. »
Une première trace d'émotion, discrète, troubla le visage du capitaine Harrington. Ses yeux en amande semblèrent se durcir et briller d'un éclat froid et dangereux; sa bouche se pinça. Pour un instant seulement. Puis toute expression disparut à nouveau de son visage, et rien de ce qui avait brillé dans ses yeux ne teintait sa voix impassible lorsqu'elle répondit à son tour par une question.
« Je suppose, monsieur, que vous faites allusion au mouvement de la dix-septième escadre de croiseurs lourds ?
— En effet, capitaine.
— C'est à peu près à ce moment que la dix-septième escadre s'est détachée du groupe d'intervention et dispersée, fit Harrington, la voix encore plus froide et inexpressive.
— Sous la responsabilité de... ?
— Du capitaine Lord Young, monsieur, devenu dans les faits officier commandant de l'escadre suite à la mort du commodore Van Slyke un peu plus tôt dans les combats.
— Lui avez-vous ordonné de se détacher ?
— Non, monsieur, je ne l'ai pas fait.
— Il a donc agi de sa propre initiative et sans en avoir reçu l'ordre de la part du vaisseau amiral ?
— Tout à fait, monsieur.
— Lui avez-vous ordonné de revenir en formation ?
— Oui, monsieur.
— Plus d'une fois ?
— Oui, monsieur.
— Et a-t-il obéi à vos ordres, capitaine ? demanda calmement Capra.
— Non, monsieur, répondit Harrington comme une machine. Il n'a pas obéi.
— Les autres unités de la dix-septième escadre ont-elles regagné leur position lorsqu'elles en ont reçu l'ordre ?
— Oui, monsieur.
— Et le vaisseau du capitaine Young ?
— Il a continué de s'éloigner, monsieur », répondit tout bas l'image d'Honor Harrington, et un écho de cet éclat dur et effrayant brilla dans ses yeux alors que le film se figeait.
Quelques instants de silence total suivirent, puis l'image disparut. Les lumières revinrent et tous les yeux se tournèrent vers le capitaine du cabinet du JAG qui s'éclaircissait la gorge, debout derrière le pupitre d'orateur.
« Voilà pour ce qui nous intéresse dans la déclaration de Lady Harrington à la commission d'enquête, mesdames et messieurs. » Elle parlait d'une voix grave et ferme qui portait loin, trait naturel de cette avocate expérimentée. « Sa déclaration complète ainsi que les autres témoignages recueillis par la commission sont bien sûr à votre disposition. Souhaitez-vous en visionner d'autres extraits avant que nous ne reprenions ? »
L'amiral Alice Cordwainer jeta un coup d'œil à Cortez et haussa un sourcil en se demandant s'il avait saisi les mêmes subtilités qu'elle. Probablement. Elle était peut-
être juriste de formation, plus sensible que la plupart des gens aux non-dits — et à la façon dont on évitait d'aborder certains sujets — mais le Cinquième Lord, en tant qu'officier de vaisseau, avait l'expérience des combats, elle l'avait vu dans ses yeux et au pincement de ses lèvres tandis qu'il écoutait le récit froid des événements que faisait Lady Harrington.
Cortez secoua la tête, et le JAG reporta son regard vers la femme qui se tenait derrière le pupitre.
« S'il y a des questions, nous pourrons visionner le reste du document après votre exposé, capitaine Ortiz, fit-elle. Continuez.
« Bien, madame. » Ortiz acquiesça et baissa les yeux; elle tapa sur quelques touches pour parcourir les notes de son bloc-mémo et releva la tête. « C'est le document suivant qui m'a poussée à demander au CPT de nous prêter sa cuve bobo, madame. Ce que vous allez voir est la reconstitution des épisodes significatifs de la bataille, effectuée à partir des enregistrements des capteurs de toutes les unités survivantes du groupe d'intervention Hancock-zéro-zéro-un. Certaines données sont manquantes car le groupe d'intervention a subi de lourdes pertes, mais nous avons réussi à combler les trous en interpolant les données recueillies par les cuirassés de l'amiral Chin. À l'aide de ces informations, les ordinateurs du CPT ont généré l'équivalent des visuels d'un centre d'opérations de combat, avec une compression temporelle de.. (Ortiz jeta un nouveau regard à son bloc-mémo) environ cinq. La séquence commence peu avant la blessure de l'amiral Sarnow.
Elle enfonça des boutons et les lumières faiblirent à nouveau. Un brouillard lumineux occupa brièvement l'immense cuve holo, puis la mise au point s'effectua brusquement, et
Cordwainer sentit Cortez se raidir à côté d'elle tandis que les icônes brillantes d'un visuel de combat apparaissaient sous leurs yeux.
La plus grande partie de cette projection à deux niveaux reproduisait le système de la naine rouge de Hancock jusqu'à l'hyperlimite de onze minutes-lumière. Les codes lumineux épars de planètes et le point vert désignant la base de radoub de la Flotte, cœur de la station de Hancock, y brillaient, mais trois codes plus lumineux attiraient l'œil comme des aimants. Même l'énorme cuve du CPT ne pouvait représenter les vaisseaux de guerre individuellement à pareille échelle, mais un seul des points lumineux affichait le vert franc des unités manticoriennes; les deux autres brillaient du morose cramoisi attribué aux formations hostiles. Des fuseaux de lumière les reliaient tous les trois à des vues éclatées qui, elles, permettaient d'observer les unités individuelles et leur position relative.
Le JAG n'avait pas reçu de formation tactique, mais elle n'en avait pas besoin pour comprendre la tension soudaine de Cortez. L'une des taches cramoisies — la plus grosse, et de loin — restait presque immobile, à mi-chemin à peine entre l'hyperlimite et la station de Hancock, et les icônes des unités correspondantes l'identifiaient comme composée d'un nombre effrayant de supercuirassés de la Flotte populaire. Mais la deuxième force ennemie se trouvait beaucoup plus près de la base et s'en rapprochait rapidement, tout en rattrapant peu à peu le groupe d'intervention H001. La poignée de points verts souffrait d'une terrible infériorité numérique — plus alarmante encore si l'on considérait les puissances de feu relatives — face aux points rouges des navires lancés à sa poursuite. Des six croiseurs de combat qui constituaient les unités les plus lourdes du groupe manticorien, trois arboraient déjà la bande jaune intermittente signalant des avaries, or six cuirassés menaient la charge des Havriens dans leur sillage.
Cordwainer grimaça en voyant les éclats de missiles aller et venir entre les deux formations. Les Havriens pilonnaient le GI-H001 à raison d'au moins trois missiles pour chacun de ceux qu'envoyaient les Manticoriens. Difficile d'en être certain — l'échelle temporelle compressée réduisait terriblement le temps de vol des projectiles et rendait impossible toute estimation — mais le groupe d'intervention semblait frapper au but au moins aussi souvent que l'ennemi. Hélas, ce dernier pouvait supporter beaucoup plus de coups.
« Le groupe d'intervention a déjà perdu deux croiseurs de combat à ce stade, fit la voix détachée du capitaine Ortiz, invisible dans le noir. Les Havriens ont subi des pertes beaucoup plus lourdes grâce à l'embuscade que leur a d'abord tendue l'amiral Sarnow, mais il faut garder à l'esprit que l'amiral a perdu ses deux commandants de division les plus gradés ainsi que le commodore Van Slyke. Bref, à cet instant, il ne reste plus au sein du groupe d'intervention aucun officier général à l'exception de l'amiral Sarnow lui-même. »
Cordwainer hocha la tête en silence; elle écoutait la respiration saccadée de Cortez à côté d'elle et grimaça lorsqu'un autre navire manticorien — un croiseur léger cette fois — disparut subitement du visuel. Deux des croiseurs de combat endommagés essuyèrent également de nouvelles frappes. La bande jaune qui entourait l'un d'eux — elle plissa les yeux pour distinguer son nom à côté de l'icône : HAIS AGAMEMNON — se teintait désormais du rouge des dommages critiques, et elle frissonna en essayant d'imaginer ce que ressentait un équipage qui se savait à portée d'un vaisseau doté d'une puissance de feu huit à neuf fois supérieure.
« Nous approchons du changement de trajectoire final du groupe d'intervention
», fit calmement Ortiz, et le JAG regarda le vecteur du GI-H001 dévier d'au moins quinze degrés. Elle se mordit la lèvre au moment où les cuirassés havriens obliquèrent pour couper sa trajectoire, et l'image se figea soudain.
« À cet instant, l'amiral Sarnow joue sa dernière carte pour attirer l'ennemi loin de la base et de son personnel », expliqua le capitaine Ortiz, et l'image s'anima de nouveau. Les vues éclatées demeurèrent inchangées, mais la vision du système fut ramenée à une minuscule fraction de l'affichage afin de laisser la place à trois nouvelles projections. Cette fois, il ne s'agissait pas de codes lumineux et de vaisseaux, mais de ponts de commandement et d'officiers manticoriens étrangement figés, comme s'ils attendaient que le temps reprenne son cours.
« Nous allons maintenant examiner les événements qui ont amené les décisions de la commission d'enquête, poursuivit Ortiz. Une étude approfondie des réunions et des discussions de l'amiral Sarnow avec ses commandants d'escadre et ses capitaines avant la bataille révèle clairement qu'ils comprenaient tous sa volonté d'écarter l'ennemi de la base par tous les moyens possibles, notamment en utilisant ses propres navires comme leurres. Dans le même temps, je devrais peut-être souligner, à la décharge de Lord Young, que ces mêmes discussions concernaient également l'intention qu'avait l'amiral de voir ses unités se disperser et fuir indépendamment dès qu'il s'avérerait impossible de poursuivre la diversion, bien que l'exécution d'une telle manœuvre demeurât conditionnée par un ordre exprès du vaisseau amiral. »
Elle marqua une pause comme si elle attendait des commentaires, mais il n'y en eut pas et elle reprit :
« À partir de maintenant, nous passons en temps réel et les projections des ponts de commandement — tirées des enregistreurs des vaisseaux respectifs —
sont synchronisées avec les événements qui se déroulent sur le visuel tactique. Pour votre information, ceci (l'une des projections passa en surbrillance) est le pont d'état-major du HMS Victoire. Ceci (la suivante s'illumina) le pont de commandement du Victoire; et voilà celui du croiseur lourd HMS Sorcier. » Elle s'arrêta de nouveau pour attendre les questions, puis la sculpture lumineuse complexe de la cuve reprit vie comme si elle l'avait touchée du bout de sa baguette magique. Cette fois, le silence fut brisé par le hurlement des alarmes, les signaux prioritaires et les bruits effrénés de la bataille en fond sonore.
Les projections des ponts de commandement étaient terriblement réalistes. Il ne s'agissait pas d'images froides et sans vie, elles étaient authentiques, et Cordwainer se sentit glisser jusqu'au bord de son siège confortable, submergée par leur crudité. D'ailleurs, elle n'était pas la seule. Elle entendit quelqu'un grogner derrière elle au moment où quatre missiles havriens au moins frappaient de plein fouet le croiseur lourd Circé, qui explosa sous l'effet de leurs lasers à rayons X, mais elle gardait les yeux rivés sur le pont du Victoire et sur une femme qui ne ressemblait pas du tout au capitaine froid et détaché dont ils venaient de visionner le témoignage.
« Com, formation Réno. Faites approcher les croiseurs ! »
L'ordre d'Honor Harrington résonna, chargé d'autorité, et le groupe d'intervention tout entier se réaligna instantanément sur le visuel tactique comme une machine. Cette manœuvre rendait les défenses antimissiles de la formation bien plus efficaces — même Cordwainer s'en rendait compte —, pourtant ce n'était qu'une observation périphérique, presque secondaire, par rapport à la vue d'Harrington chevauchant son fauteuil de commandement comme une Walkyrie sa monture ailée.
On aurait dit sa présence inéluctable : elle n'aurait pu se trouver nulle part ailleurs dans l'univers, semblait-il. Elle était l'âme de l'activité à la fois frénétique et disciplinée du pont de son navire, pourtant elle paraissait au-dessus de cette frénésie. Son visage demeurait froid, sans expression —non pas détaché mais déterminé, avec la concentration intense et totale du tueur —, et ses yeux bruns lançaient des flammes gelées. Cordwainer sentait sa concentration étendre son effet à tous les officiers du pont, comme si Harrington était un maestro prenant en main un orchestre formidablement entraîné pour l'emmener jouer sur des sommets qu'il n'aurait jamais atteints sans elle. Elle évoluait dans son élément, elle faisait le métier qu'elle était née pour exercer et emportait les autres dans son élan, dirigeant son navire qui lui-même menait le groupe d'intervention dans la bataille.
L'homme blême et ruisselant de sueur assis dans le fauteuil de commandement du HMS Sorcier n'avait aucune substance, comparé à elle. Il était si banal, si insignifiant qu'on le remarquait à peine. Quant à l'amiral Sarnow et son état-major, le JAG les observait du coin de l’œil. Elle reconnaissait intellectuellement le talent de l'amiral et sa détermination au moins aussi ferme que celle d'Harrington, sa capacité hors du commun à conceptualiser une situation tactique extrêmement complexe, l'autorité qui émanait de sa personne, pourtant il semblait étrangement éloigné. Pas diminué, non, mais... poussé dans l'ombre, un pas derrière la flamme brillante et glacée du capitaine du Victoire. C'était le cerveau du groupe d'intervention, mais Harrington en était l'âme, se dit Cordwainer tout en s'étonnant intérieurement de ses propres réflexions. Elle n'avait pas l'habitude de ce genre de métaphores qui juraient avec sa formation froide et analytique, pourtant elles seules paraissaient convenir.
Pacha, nous avons perdu l'Aganzeninon! » lança une voix sur le pont du Victoire, et Cordwainer se mordit la lèvre à la disparition d'une icône verte supplémentaire, mais ses yeux restèrent fixés sur le visage d'Harrington et le léger tic qui agitait le coin droit de sa bouche tandis que son co-divisionnaire périssait.
— Rapprochez-nous de l'Intolérant. Tactique, reliez-nous à son réseau antimissiles. »
Les confirmations fusèrent, mais son regard resta rivé sur l'écran de com qui la reliait au pont d'état-major de l'amiral Sarnow, et on lisait autre chose dans ses yeux : une nuance d'amertume, âpre comme un poison, tandis que l'amiral lui rendait son regard. Le groupe d'intervention payait trop cher pour une simple diversion qui ne sauverait pas la base, et ils le savaient tous les deux. Leurs navires mouraient pour rien, et Sarnow ouvrit la bouche pour donner l'ordre de dispersion.
Mais il n'en fit rien. Il se retourna brusquement au cri d'un membre de son état-major, et de nouveaux codes lumineux verts apparurent sur la représentation du système et le visuel tactique de la cuve holo. Quarante — non, cinquante ! —
nouveaux vaisseaux arrivaient sur l'hyperlimite, des bâtiments manticoriens emmenés par dix cuirassés, et Sarnow, tendu, les regarda adopter une trajectoire d'interception et commencer d'accélérer.
Il se retourna vers le capitaine Harrington, les yeux brillants... et au même instant le Victoire gémit et se tordit de douleur : des lasers à rayons X pénétraient son blindage et s'enfonçaient profondément dans sa coque. Sur le pont, des écrans clignotèrent avant de s'éteindre : le centre d'opérations de combat explosait; le pont d'état-major, quant à lui, connaissait un véritable holocauste.
Cordwainer s'enfonça dans son siège, les poings serrés sous le choc, tandis que la cloison arrière du pont d'état-major volait en éclats dans un vacarme assourdissant. Des débris de blindage chauffés à blanc traversèrent le pont dans un hurlement, transperçant ordinateurs, visuels, consoles de commandement et chair humaine dans un accès de violence sanglant pendant que des torrents d'atmosphère s'échappaient en hurlant par les fissures de la coque. Le JAG n'avait jamais vu de combat. C'était une femme imaginative et très intelligente, pourtant seule la réalité aurait pu la préparer à l'horreur et au chaos de cet instant, à l'incroyable fragilité des êtres humains face à la destruction et au déchaînement des éléments qu'ils provoquaient. Son estomac se souleva lorsque l'amiral Sarnow fut projeté hors de son fauteuil de commandement, les jambes horriblement mutilées, la combinaison soudain imprégnée de sang.
Elle arracha son regard à la fumée, détourna son attention du hurlement des alarmes, des cris des survivants et des mourants, et lut le choc sur le visage d'Honor Harrington. La conscience de ce qui venait d'arriver à son amiral et à son vaisseau.
Cordwainer vit tout se jouer à cet instant : Harrington sut immédiatement ce que cela signifiait et prit aussitôt, instinctivement, sa décision. Sa voix n'en laissa rien paraître tandis qu'elle accusait réception du flot de rapports d'avarie, mais le TAG savait.
Harrington était le capitaine de pavillon de Sarnow, son second sur le plan tactique, mais l'autorité passait avec l'amiral. Elle n'avait légalement pas le choix : elle devait informer l'officier le plus gradé restant qu'il prenait le commandement, pourtant elle s'imposa de se carrer dans son fauteuil lorsque les rapports d'avarie cessèrent... et elle se tut.
Le groupe d'intervention poursuivait sa course sous le feu des missiles, et le HMS Victoire encaissait coup après coup. Les Havriens avaient-ils compris qu'il s'agissait du vaisseau amiral ou le considéraient-ils seulement comme le plus massif et le plus puissant de leurs ennemis ? Peu importait. Leurs projectiles se précipitaient sur le Victoire comme un tourbillon de flammes dans lequel le navire se tordait. Les croiseurs lourds Merlin et Magicien s'accrochaient à ses flancs et joignaient leur feu défensif au sien et à celui de l'Intolérant, mais ils ne pouvaient arrêter tous les missiles, et l'image holo du pont de commandement d'Harrington frémit et tressauta encore et encore, à mesure que les coups portaient. Son bâtiment se tordait de douleur, mais une nouvelle icône brillait devant le groupe d'intervention sur le visuel, un point de mire lumineux que même Cordwainer reconnut : le point à partir duquel il deviendrait mathématiquement impossible aux Havriens d'échapper aux cuirassés manticoriens qui venaient d'arriver et demeuraient hors de portée de leurs capteurs embarqués.
Les minutes s'écoulaient lentement; elles s'écrivaient dans le tonnerre et la mort d'êtres humains, mettant à rude épreuve les nerfs des spectateurs silencieux. Les survivants mutilés du GI-H001 se dirigeaient vers ce point de mire, payant courageusement de leur sang la possibilité d'attirer l'ennemi vers sa ruine. Des débris et de l'atmosphère s'échappaient de la coque blessée du Victoire que les Havriens détruisaient à petit feu, et Cordwainer se tassa dans son siège en voyant la détermination farouche que reflétaient les yeux d'Harrington et sa douleur devant la mort de ses hommes. Elle l'encourageait en silence et s'efforçait avec elle d'atteindre l'objectif.
Et puis tout bascula.
Un unique missile prit pour cible le HMS Sorcier. Il échappa aux défenses actives du croiseur lourd encore indemne et se précipita sur lui. Il détona, et deux lasers entamèrent le navire. Les dégâts furent soudains et choquants, bien qu'infimes comparés à ceux que d'autres bâtiments avaient subis, mais une voix de ténor stridente, chargée de terreur, détourna tous les regards du pont de commandement du Victoire vers le capitaine Lord Pavel Young.
« Ordre à toute l'escadre ! Dispersion des bâtiments ! Je répète, dispersion des bâtiments ! »
Cordwainer reporta son attention vers le visuel tactique et, horrifiée, regarda la dix-septième escadre de croiseurs lourds lui obéir. Les unités se détachèrent de la formation principale — toutes sauf le HMS Merlin, qui resta fermement agrippé au flanc du Victoire, s'escrimant à écarter le feu qui s'abattait sur son navire amiral — et le chaos frappa le réseau dense des défenses antimissiles du groupe d'intervention.
Le croiseur léger Arethusa explosa sous l'effet d'une frappe directe et d'autres missiles pilonnèrent le HMS Cassandre soudain exposé, lacérant la coque du croiseur de combat et détruisant sa barrière latérale bâbord, ce qui le laissait nu et vulnérable. La voix d'Honor Harrington s'éleva dans le chaos comme une trompette aux notes froides et claires.
— Contactez le Sorcier! Ramenez-moi ces navires en position ! »
Par réflexe, Cordwainer reporta son attention sur le pont du Sorcier tandis que l'officier de com d'Harrington transmettait ses ordres... et que Pavel Young se taisait.
Il se contentait de fixer son propre officier de com, incapable de répondre —ou se refusant à le faire. Le visage de son second se durcit, incrédule.
— Vos ordres, monsieur ? » demanda l'officier d'une voix dure. Young ramena ses yeux affolés vers le visuel, le visage blême et raidi par la terreur, et regarda les Havriens marteler les bâtiments exposés par sa défection.
« Vos ordres, monsieur ? » cria presque le second. Les muscles faciaux du capitaine Lord Pavel Young se plissèrent et il serra la mâchoire en se laissant tomber dans son fauteuil de commandement pour contempler son visuel en silence.
— Pas de réponse de la part du Sorcier, madame. » La voix de l'officier trahissait son immense surprise. Le Victoire trembla sous le coup d'une nouvelle frappe et le commandant releva brusquement la tête.
Monet eut un mouvement de recul car le visage d'Harrington n'avait plus rien de froid ni de déterminé. Surprise et fureur brûlaient dans son regard, de même qu'un autre sentiment – une haine brute et hideuse. Sa voix claqua comme un fouet.
« Établissez-moi un lien direct avec le capitaine Young !
— À vos ordres, madame. » L'officier de com enfonça quelques touches et un écran au genou d'Honor montra le visage de Pavel Young dégoulinant de sueur.
« Revenez en formation, capitaine ! » ordonna Harrington. Young se contenta de la regarder en bougeant les lèvres. Le soprano d'Harrington résonnait de haine et de mépris.
« Revenez en formation, bon sang! » aboya-t-elle... et l'écran redevint noir Young avait coupé la communication.
Harrington observa l'écran nu durant une seconde, abasourdie, et, pendant ce temps, son navire gémit et frémit sous l'effet de nouvelles frappes. Des rapports d'avarie frénétiques se mirent à crépiter autour d'elle, et elle quitta l'écran des yeux pour s'adresser à son officier de com.
« Message général à tous les croiseurs lourds. Revenez immédiatement en formation. Je répète, revenez immédiatement en formation ! »
Le visuel tactique du système se modifia une fois de plus : quatre des cinq croiseurs en fuite faisaient demi-tour. Ils reprirent leur place dans la formation et se solidarisèrent à nouveau au réseau de défenses actives. Tous sauf un. Le HMS
Sorcier poursuivit sa course, s'éloignant du groupe d'intervention, tandis que Young subissait les insultes de son second sur l'image bobo du pont de commandement et lui retournait un torrent d'invectives teintées de panique. Puis la cuve holo tout entière s'éteignit et les lumières revinrent.
« Je crois, fit le capitaine Ortiz dans un silence de mort, que cela conclut l'exposé des preuves. » Un capitaine de frégate du bureau du JAG leva la main et Ortiz lui fit un signe de tête. « Oui, capitaine Owens ?
— Le Sorcier est-il revenu en formation à un moment ou un autre, madame ?
— Non. » La voix d'Ortiz était inexpressive, et sa neutralité même claironnait sa propre opinion de Pavel Young. Owens se radossa avec une lueur froide et dure dans le regard.
Le silence revint et flotta pendant de longs instants, puis le vice-amiral Cordwainer s'éclaircit la gorge et se tourna vers Sir Lucien Cortez.
« Je ne crois pas qu'il y ait le moindre doute quant au fait que Lady Harrington a excédé sa propre autorité en ne transmettant pas le commandement, Sir Lucien.
Toutefois, il n'y a pas non plus le moindre doute – ni la moindre excuse –concernant l'attitude de Lord Young. Je soutiens sans réserve les recommandations de l'amiral Parks.
— Je suis d'accord. » La voix de Cortez était sombre, et ses yeux comme sa bouche s'étrécissaient plus encore que ce qu'ils venaient de voir ne semblait le justifier. « Quant aux décisions de Lady Harrington, l'amiral Sarnow, l'amiral Parks, le Premier Lord de la Spatiale, la baronne de l'Anse du Levant et S'a Majesté ellemême les ont tous soutenues. Je ne pense pas que vous ayez à vous en soucier, Alice.
— Je suis soulagée de l'apprendre », répondit tout bas Cordwainer. Elle prit une profonde inspiration. « Dois-je demander au service compétent de commencer la sélection des officiers qui formeront la cour ?
— Oui. Mais laissez-moi ajouter ceci – un détail qui concerne toutes les personnes présentes. » Le Cinquième Lord de la Spatiale se leva et, le visage sévère, se tourna vers les officiers du JAG blêmes, assis derrière les deux amiraux. «
Je souhaite vous rappeler – à tous – que ce que vous venez de voir est confidentiel.
Lady Harrington et Lord Young ne sont pas encore rentrés de Hancock, et cette réunion, de même que tout ce que vous avez pu entendre, voir ou lire concernant cette affaire, ne doit pas être porté à la connaissance du public tant que la nomination de la cour n'aura pas été annoncée par mon bureau. Est-ce bien clair ? »
Des hochements de tête lui répondirent et il acquiesça à son tour, puis il se retourna une fois de plus et quitta lentement l'amphithéâtre silencieux et secoué.
CHAPITRE PREMIER
La grande horloge tictaquait sans cesse dans un angle; derrière sa vitre, le balancier marquait lentement secondes et minutes sur un rythme mécanique vieillot.
Lord William Alexander, ministre des Finances et deuxième personnage du gouvernement manticorien, observait son mouvement hypnotique. Un chrono moderne beaucoup plus précis brillait en silence sur le bureau — le cadran de l'horloge marquait en fait les douze heures standard des jours terriens plutôt que les vingt-trois heures et quelques des journées manticoriennes —et il se demanda une fois de plus pourquoi l'occupant de ce bureau s'entourait ainsi d'antiquités. Il pouvait se le permettre, Dieu .lui en était témoin, mais pourquoi ces objets exerçaient-ils une telle fascination sur lui ? Peut-être parce qu'il regrettait un temps où tout était plus simple ?
Alexander dissimula un petit sourire triste à cette idée et jeta un regard à l'homme qui se tenait derrière le bureau. Allen Summervale, duc de Cromarty et Premier ministre du Royaume stellaire de Manticore, était un homme mince dont les cheveux blonds avaient depuis longtemps pris une teinte argentée malgré les miracles qu'accomplissait le prolong. Ce n'était pas la vieillesse qui avait blanchi sa chevelure ni creusé ces rides profondes sur son visage, mais les responsabilités écrasantes qui accompagnaient sa fonction. Qui aurait pu lui reprocher de rêver d'un monde moins complexe et ingrat ?
Alexander y pensait souvent, et cela l'effrayait car, s'il arrivait un jour malheur à Cromarty, son fardeau retomberait sur ses épaules. Il n'imaginait rien de plus terrifiant et ne parvenait pas à comprendre quelle facette de sa propre personnalité l'avait conduit à se placer dans une situation pareille. D'ailleurs, il n'avait aucune idée de ce qui avait poussé Cromarty à assumer la charge de Premier ministre pendant plus de quinze ans.
« Il n'a pas dit pourquoi ? demanda finalement Alexander, brisant le silence rythmé qui lui portait sur les nerfs.
— Non. » La voix de Cromarty était un baryton profond, doux comme le whisky
– une arme politique puissante et souple, qui pour l'instant se teintait d'inquiétude. «
Non, répéta-t-il d'un air las, mais quand le président de l'Association des conservateurs sollicite une réunion formelle plutôt qu'une vidéoconférence, je sais d'avance que le sujet de discussion risque fort de me déplaire. »
Il eut un sourire forcé, et Alexander acquiesça. Michael Janvier, baron de Haute-Crête, ne figurait pas au rang des personnalités que les deux hommes préféraient. C'était un homme froid et hautain, un bigot trop conscient de sa naissance « élevée ». Qu'Alexander et Cromarty fussent de bien plus haute extraction lui semblait secondaire, une broutille dont il pouvait être contrarié, peut-
être, mais pas de quoi se mettre martel en tête.
Typique du bonhomme, se dit amèrement Alexander. Le ministre réfléchissait rarement à sa propre naissance – sauf peut-être, de temps à autre, pour regretter ne pas appartenir à une famille moins éminente et puissante, libre d'ignorer la tradition de service public que son père et son grand-père lui avaient inculquée – mais il s'agissait de l'élément déterminant dans l'existence de Haute-Crête. Seules ses origines comptaient à ses yeux car elles lui garantissaient pouvoir et prestige, et la défense mesquine de ses privilèges formait le cœur de sa prétendue philosophie politique. Celle-ci constituait d'ailleurs le point de ralliement de l'Association des conservateurs tout entière, ce qui expliquait pourquoi l'Association ne bénéficiait d'aucune représentation à la Chambre des communes et éclairait son isolationnisme xénophobe. En effet, toute source de tension et de changement dans le système politique manticorien représentait une force supplémentaire à conspirer contre leur noble organisation.
Alexander fit la moue et s'enfonça un peu plus dans son siège en se répétant qu'il ne devait pas jurer dans le bureau du Premier ministre. Et qu'il lui faudrait étouffer son aversion pour le personnage lorsque Haute-Crête arriverait enfin. Si seulement ils n'avaient pas besoin de lui et de ses réactionnaires ! Le parti centriste au gouvernement détenait la majorité absolue aux Communes, avec une marge de soixante voix, mais ne jouissait que d'une majorité relative dans la Chambre haute.
En s'alliant les loyalistes et l'Association, le gouvernement Cromarty réunissait une faible majorité à la Chambre des Lords. Sans l'Association, cette majorité disparaissait, ce qui conférait à Haute-Crête – si insupportable et détestable fût-il –
une importance capitale.
Surtout en ce moment.
L'unité de com sur le bureau de Cromarty bourdonna pour attirer son attention, et le duc se pencha pour enfoncer une touche. « Oui, Geoffrey ?
— Le baron de Haute-Crête est là, Votre Grâce.
— Ah. Faites-le entrer, s'il vous plaît. Nous l'attendions. » Il relâcha le bouton et fit une grimace à Alexander. « Depuis déjà vingt minutes, d'ailleurs. Bon sang, mais pourquoi n'est-il jamais à l'heure ?
— Tu sais bien pourquoi, répondit le ministre d'un air acide. Il veut s'assurer que tu mesures son importance. »
Cromarty eut un grognement amer, puis les deux hommes se levèrent et masquèrent leur véritable expression sous de faux sourires de bienvenue tandis que Haute-Crête était introduit dans la pièce.
Le baron ignora son guide. Évidemment, pensa Alexandre. Les paysans ne servaient qu'à se courber et gratter la terre pour leurs seigneurs. Il repoussa au loin cette idée et gratifia leur grand et maigre visiteur du salut le plus aimable dont il était capable. Haute-Crête était encore plus mince que Cromarty mais, sur lui, il en résultait de longs membres dégingandés et un cou qui ressemblait à une paille en plastique. Il lui donnait toujours l'impression d'être une araignée, sentiment que démentaient uniquement son sourire rusé et ses petits yeux froids. Si on l'envoyait à un producteur d'holovision pour le rôle de l'aristocrate crétin et affecté, celui-ci le renverrait à la distribution artistique avec un mémo cinglant sur les stéréotypes et les clichés.
« Bonsoir, milord, fit Cromarty en tendant la main pour le saluer.
— Bonsoir, Votre Grâce. » Haute-Crête la lui serra en un geste étrange et méticuleux – il ne s'agissait pas là d'une attitude adoptée pour l'occasion, Alexander le savait, mais d'un de ses maniérismes naturels – puis il s'assit dans le siège qui faisait face au bureau du Premier ministre. Il s'y carra et croisa les jambes, prenant clairement possession du fauteuil. Cromarty et Alexander reprirent leur place.
« Puis-je vous demander ce qui vous amène, milord ? » s'enquit poliment le duc. Haute-Crête fronça les sourcils.
« À vrai dire, je viens pour deux raisons, Votre Grâce. La première concerne une information assez, disons... déconcertante qui est parvenue jusqu'à mes oreilles.»
Il s'arrêta, le sourcil relevé, se délectant du sentiment de son propre pouvoir en attendant que le duc lui demande des éclaircissements. C'était là une de ses affectations les plus irritantes mais, comme toutes les autres, les réalités de la survie en politique commandaient à son hôte de ne pas y prêter attention.
« Et cette information, quelle est-elle ? demanda Cromarty du ton le plus aimable possible.
— On m'a rapporté, Votre Grâce, que l'Amirauté envisageait de traduire Lord Pavel Young devant une cour martiale, fit Haute-Crête, le sourire affable.
Naturellement, je me rends compte que cette rumeur ne peut être fondée, mais j'ai jugé plus sage de venir vous en demander personnellement le démenti. »
En homme politique aguerri, Cromarty avait l'habitude de ne laisser transparaître sur son visage que ce qu'il voulait y donner à lire à ses interlocuteurs, mais il pinça les lèvres et tourna vers Alexander des yeux brillants de colère retenue.
Celui-ci lui retourna un regard tout aussi sinistre et furieux.
« Puis-je vous demander, milord, où vous avez entendu cela ? » interrogea Cromarty d'une voix menaçante. Haute-Crête se contenta de hausser les épaules.
« Je crains que ce ne soit confidentiel, Votre Grâce. En tant que pair du Royaume, je dois protéger mes propres canaux d'information et respecter l'anonymat de ceux qui me fournissent les renseignements dont j'ai besoin pour accomplir mon devoir envers la Couronne.
— À supposer qu'une cour martiale soit effectivement envisagée, fit doucement Cromarty, cette information ne devrait légalement être connue que de l'Amirauté, la Couronne et ce bureau tant que la décision n'a pas été prise et rendue publique.
Cette restriction est entre autres destinée à protéger la réputation de ceux contre lesquels de telles actions sont envisagées. La personne qui vous l'a fournie aurait donc violé la loi sur la défense du Royaume et celle sur les secrets officiels, ainsi que le code de guerre s'il s'agit d'un membre en service de notre armée, sans compter les serments qu'il – ou elle – a personnellement prêtés à la Couronne. J'insiste pour que vous me donniez un nom, milord.
— Et je m'y refuse respectueusement, Votre Grâce. » Le coin de la bouche de Haute-Crête se releva en un rictus méprisant à la simple idée que la loi puisse s'appliquer à sa personne, et un silence menaçant, furibond, plana dans la pièce.
Alexander se demanda si le baron se rendait compte à quel point le terrain sur lequel il s'aventurait était glissant. Allen Summervale tolérait sans doute bien des choses au nom de la politique, mais la violation des lois sur la défense du Royaume et les secrets officiels n'en faisait pas partie, surtout pas en temps de guerre, et ce refus d'identifier son informateur rendait Haute-Crête coupable de complicité d'après les lois de Manticore.
Mais l'instant funeste passa. Cromarty serra les dents, ses yeux brillèrent d'un éclat mauvais, mais il s'enfonça dans son fauteuil et s'imposa d'inspirer profondément.
« Très bien, milord. Je ne vous forcerai pas la main – pour cette fois », dit-il d'une voix dure, ne faisant exceptionnellement aucun effort pour dissimuler l'opinion qu'il avait de son interlocuteur. Mais Haute-Crête ne parut rien remarquer; la menace glissa comme de l'eau sur l'armure de son arrogance, et il se remit à sourire.
« Merci, Votre Grâce. Toutefois, j'attends encore que vous apportiez un démenti à la rumeur. »
Face à tant de culot, Alexander serra discrètement le poing sous couvert de l'angle du bureau. Cromarty regarda le baron d'un œil de glace pendant plusieurs longues secondes de silence. Puis il secoua la tête.
« Je ne puis la démentir, milord. Et je ne la confirmerai pas non plus. La loi s'applique même à ce bureau, voyez-vous.
— Je le constate. » Haute-Crête haussa les épaules à ce rappel insistant et tira délicatement sur le lobe de son oreille. « Toutefois, si mon information était fausse, je suis certain que vous l'auriez démentie, Votre Grâce. Ce qui suggère, évidemment, que l'Amirauté envisage bien de juger Lord Young. Dans ce cas, je souhaite exprimer les plus vives protestations, non seulement en mon nom mais aussi en celui de l'Association des conservateurs tout entière. »
Alexander se raidit. Le père de Pavel Young, Dimitri, dixième comte de Nord-Aven, était le censeur du groupe conservateur à la Chambre des Lords. C'était aussi l'homme le plus puissant de toute l'Association, et tous dans cette pièce le savaient.
C'était lui qui faisait les présidents et contrôlait l'Association en coulisse, armé d'un flair implacable pour le scandale et l'intrigue qui transformait les dossiers secrets qu'il était réputé tenir en de redoutables armes politiques.
« Puis-je vous demander sur quelles bases vous protestez ? demanda sèchement le Premier ministre.
— Bien sûr, Votre Grâce. En admettant que l'information dont je dispose soit exacte – or, je crois qu'elle l'est, vu votre refus de la démentir –, cela ne constitue qu'une étape supplémentaire dans les persécutions abusives qu'exerce l'Amirauté à l'encontre de Lord Young. Les efforts persistants de la Flotte pour en faire le bouc émissaire des tragiques événements de Basilic sont une insulte et un affront qu'il a, je crois, supportés avec une patience remarquable. Néanmoins, nous sommes aujourd'hui face à une situation beaucoup plus grave, que toute personne respectueuse de la justice ne peut s'abstenir de contester.
Alexander sentit son cœur se soulever au ton moralisateur de Haute-Crête. Il s'étrangla bruyamment, mais Cromarty lui décocha un vif regard d'avertissement et il serra les dents, s'imposant de rester dans son fauteuil.
«Je récuse vigoureusement votre description de l'attitude de l'Amirauté face à Lord Young, répondit vertement le Premier ministre. Et même si vous n'aviez pas tort, je n'ai pas le pouvoir — ni le droit, d'ailleurs — d'intervenir dans les affaires du bureau du juge avocat général, et surtout pas sur un élément aussi spéculatif qu'une cour martiale dont la formation n'a même pas encore été annoncée !
— Votre Grâce, vous êtes Premier ministre de Manticore, fit Haute-Crête avec un sourire indulgent. Vous n'avez peut-être pas le pouvoir nécessaire pour intervenir, mais Sa Majesté l'a sans nul doute, et vous êtes le chef de son gouvernement. En tant que tel, je vous conseille sincèrement de lui recommander d'abandonner toute cette procédure.
— Je ne peux pas le faire et ne le ferai pas », répondit simplement Cromarty; pourtant une sirène d'alarme se déclencha dans son esprit, car Haute-Crête se contenta d'acquiescer en arborant une expression étrangement triomphale plutôt qu'inquiète ou irritée.
« Je vois, Votre Grâce. Eh bien, si vous ne voulez pas, vous ne voulez pas. »
Le baron haussa les épaules avec un sourire déplaisant. « Puisque la question est réglée, toutefois, je suppose que je devrais passer à la deuxième raison qui m'amène.
— Et qui est? s'enquit brutalement Cromarty lorsque le baron s'arrêta une fois de plus.
— L'Association des conservateurs, reprit Haute-Crête, les yeux brillants de ce même étrange éclat triomphal, a bien sûr soigneusement étudié la requête du gouvernement concernant une déclaration de guerre contre la République populaire de Havre.
Alexander se raidit de nouveau, écarquillant les yeux, à la fois horrifié et incrédule. Haute-Crête lui jeta un regard et poursuivit avec une certaine jubilation
« Naturellement, les attaques havriennes sur notre territoire et nos vaisseaux doivent être considérées avec l'inquiétude la plus profonde. Toutefois, à la lumière des récents événements survenus en République populaire, nous pensons qu'une réponse plus... mesurée est de mise. Je me rends parfaitement compte que l'Amirauté souhaite agir promptement et massivement contre les Havriens, mais elle a souvent la vue courte des institutions militaires et sous-estime la valeur de la modération. Les problèmes politiques interstellaires se règlent souvent avec le temps, après tout, surtout dans ce genre de situation. Enfin, du point de vue de l'Association, l'hostilité injuste dont l'Amirauté fait preuve envers Lord Young est une indication supplémentaire de son caractère... faillible, dirons-nous
— Venez-en au fait, milord ! » aboya Cromarty, abandonnant tout semblant d'amabilité; Haute-Crête haussa les épaules.
s Bien sûr, Votre Grâce — au fait. Je crains donc de devoir vous informer, avec mes regrets, que si le gouvernement propose une déclaration de guerre et des opérations militaires étendues contre la République populaire en ce moment, l'Association des conservateurs n'aura d'autre choix que de passer dans l'opposition pour une question de principe. »
CHAPITRE DEUX
La tension qui régnait dans l'unique hangar d'appontement opérationnel du HMS Victoire était froide et palpable, pourtant ce n'était qu'un écho de l'agitation intérieure d'Honor Harrington. Son épaule lui semblait légère et vulnérable sans le poids et la chaleur de Nimitz, mais elle aurait commis une erreur en l'amenant ici. La personnalité sans artifice du chat sylvestre ne lui aurait pas permis de dissimuler ses sentiments ainsi que le requérait la gravité du moment. D'ailleurs, elle n'avait pas non plus vraiment de raison de se trouver ici et elle s'efforça de rester immobile, les mains derrière le dos, en se demandant ce qui l'avait poussée à venir.
Elle tourna la tête, l'amande de ses yeux sombre et figée, tandis que le capitaine Lord Pavel Young entrait dans la baie. Il était comme toujours immaculé dans son coûteux uniforme, mais son visage immobile demeurait vierge de toute expression et il regardait droit devant lui, ignorant le fusilier silencieux et armé sur ses talons.
Son masque serein glissa brièvement lorsqu'il aperçut Honor. Ses narines s'évasèrent et il pinça les lèvres, puis il prit une profonde inspiration et s'imposa de continuer la traversée du hangar d'appontement dans sa direction. Il s'arrêta devant elle, qui carra les épaules et salua.
La surprise brilla un instant dans ses yeux et il leva la main en réponse. Sa façon d'exécuter le salut ne marquait aucun respect mais plutôt haine et défi, pourtant il y flottait aussi une infime trace de ce qui aurait pu être de la gratitude. Elle savait qu'il ne s'attendait pas à la voir. Qu'il aurait préféré qu'elle n'assiste pas à son humiliation, mais elle se sentait vidée de tout triomphalisme. Depuis trente années T
c'était son pire ennemi mais, en le regardant, elle ne voyait que sa médiocrité, l'égocentrisme vicieux et mesquin d'un homme qui croyait réellement que sa naissance le rendait supérieur à son entourage et le protégerait à jamais des conséquences de ses propres actes. Il ne représentait plus une menace, seulement une vile erreur que la Flotte s'apprêtait à corriger, et rien ne comptait plus pour Honor que de l'oublier à jamais.
Et pourtant...
Elle baissa la main à la fin de son salut et s'effaça lorsqu'un capitaine du bureau du juge avocat général portant à l'épaule l'écusson frappé d'une balance s'éclaircit la gorge derrière elle.
« Capitaine Lord Pavel Young ? fit l'homme, sur quoi Young acquiesça. Je suis le capitaine Victor Karatchenko. Vous devez, sur ordre du juge avocat général, m'accompagner à terre, monsieur. On m'a également demandé de vous signifier officiellement que vous êtes aux arrêts de rigueur, en attendant d'être jugé par une cour martiale pour lâcheté et désertion en présence de l'ennemi. » Le visage de Young se tendit en entendant la formule dépouillée; il était sous le choc, peut-être, mais pas surpris. S'il recevait là sa première notification officielle, il connaissait depuis le début les recommandations de la commission d'enquête.
« Vous resterez sous ma garde jusqu'à ce que nous rejoignions les autorités planétaires compétentes, monsieur, poursuivit Karatchenko. Toutefois, je ne suis pas votre avocat. En conséquence, soyez informé que je ne suis pas tenu par le secret professionnel et que, lors de votre procès, je pourrai être appelé à témoigner en rapportant tout ce que vous m'aurez dit. Avez-vous bien compris, monsieur ? »
Young hocha la tête et Karatchenko s'éclaircit de nouveau la gorge.
« Pardonnez-moi, monsieur, mais vous devez répondre oralement pour la transcription.
— J'ai compris. » Le ténor de Young était plat et rouillé.
« Dans ce cas, si vous voulez bien m'accompagner, monsieur. » Karatchenko s'écarta et désigna le boyau d'accès à son cotre. Un autre fusilier attendait à l'extrémité du tube. Young le regarda un instant d'un œil vide avant d'entrer dans le boyau. Karatchenko s'arrêta juste assez longtemps pour saluer Honor puis le suivit; le sas de la galerie se ferma derrière eux. Un mécanisme ronronnant évacua le tube scellé et le témoin de pression nulle s'alluma. Le cotre décolla et, à travers la baie plastoblindée, Honor le regarda quitter le hangar d'appontement du Victoire à la seule force de ses réacteurs.
Elle inspira très profondément et se retourna. L'officier du hangar d'appontement et ses matelots se mirent au garde-à-vous et elle passa devant eux, quittant la galerie sans un mot.
Le capitaine Paul Tankersley leva les yeux lorsque Honor entra dans l'ascenseur.
« Alors il est parti, ça y est? » Elle acquiesça. « Bon débarras, fit-il sur un ton méprisant avant de pencher la tête. Comment a-t-il pris la notification officielle ?
— Je ne sais pas, répondit lentement Honor. Il n'a rien dit. Il était là, c'est tout. »
Elle frissonna et haussa les épaules d'un air irrité. « Je devrais sans doute sauter de joie, mais tout ça me semble si... si froid, bizarrement.
— Et c'est mieux qu'il ne mérite. » Le visage de Tankersley exprimait la même amertume que sa voix. « Au moins, il aura droit à un procès équitable avant d'être exécuté. »
L'ascenseur se mit en mouvement et Honor frémit à nouveau sous l'effet des mots de Paul. La haine qu'elle vouait à Pavel Young remontait presque à ses premiers souvenirs, pourtant Paul avait raison quant à son destin probable. Dieu leur était témoin que Young était bien coupable de ce qu'on lui reprochait, or le code de guerre ne prévoyait qu'une seule sanction pour lâcheté en présence de l'ennemi.
Tankersley observa Honor quelques instants, puis il fronça les sourcils et stoppa l'ascenseur dans sa course d'une pression sur la touche d'arrêt d'urgence.
« Qu'est-ce qu'il y a, Honor ? » Il parlait d'une voix profonde et sonore, pleine de douceur, et elle le regarda avec un sourire timide qui disparut aussitôt. « Bon sang, poursuivit-il sur un ton plus rude, ce type a essayé de te violer à l'Académie, il a tenté de détruire ta carrière à Basilic et fait de son mieux pour te faire tuer à Hancock ! Il s'est enfui – en essayant d'emmener toute son escadre dans son sillage
–quand tu avais besoin de lui, et Dieu seul sait combien de tes hommes en sont morts ! Ne me dis pas que tu t'apitoies sur son sort !
— Non, fit Honor si bas qu'il dut tendre l'oreille pour comprendre. Je ne m'apitoie pas sur lui, Paul. C'est juste que... » Elle s'arrêta et secoua la tête. « J'ai peur pour moi. Peur de moi-même. Après toutes ces années, toute cette haine, il s'effondre enfin. Une espèce de... de lien s'est tissé entre nous pendant ce temps, un lien que je détestais pourtant. Je n'ai jamais réussi à comprendre comment son esprit fonctionnait mais il a toujours été là, comme un jumeau maléfique. Presque un morceau de moi-même... Oh, tu as raison, dit-elle en agitant la main, il le mérite.
Mais c'est moi qui l'ai amené là et je n'arrive pas à ressentir la moindre pitié pour lui, malgré tous mes efforts.
— Encore heureux !
— Non, tu ne comprends pas. » Honor secoua la tête d'un mouvement plus affirmé. « Je ne dis pas qu'il mérite qu'on le plaigne, seulement, qu'il le mérite ou non ne devrait pas affecter ce que je ressens. » Elle détourna les yeux. « C'est un être humain, pas un simple rouage, et je n'ai pas envie de haïr quelqu'un au point de me moquer de savoir si la Flotte l'exécutera ou non. »
Tankersley observa son profil franc et gracieux. Son œil gauche était une prothèse sophistiquée mais, artificiel ou non, on y lisait de la douleur. Il sentit la haine monter en lui, sourde mais affermie par l'amour qu'il portait à Honor. Il allait lui répondre durement, s'emporter contre ses scrupules, mais il se tut. Il ne pouvait pas.
Sans eux, elle n'aurait pas été la femme qu'il aimait.
Honor, soupira-t-il enfin, si tu te moques de ce qui lui arrive, alors tu es plus adulte que moi. Je veux qu'il soit fusillé, pas seulement pour ce qu'il a essayé de te faire au fil des ans, mais pour ce qu'il est. Si les rôles étaient inversés, s'il avait pu te faire traduire, toi, devant une cour martiale, il ne se serait pas gêné pour sauter de joie ! Si tu n'y arrives pas, la seule chose qui cloche en toi, c'est que tu vaux mieux que lui. »
Elle se retourna pour croiser son regard et il eut un sourire triste. Puis il glissa un bras autour de sa taille. Après un instant de tension, presque de résistance –
l'habitude de trop de solitude, trop d'années de commandement et d'autodiscipline –, elle céda et s'appuya contre lui. Il était plus petit, mais elle posa la joue sur son béret et soupira.
« Tu es un homme bon, Paul Tankersley, fit-elle tout bas, et je ne te mérite pas.
— Évidemment. Personne ne me mérite. Mais j'imagine que tu t'en approches un peu plus que les autres.
— Tu payeras pour ça, Tankersley », grogna-t-elle, et il se déroba en poussant un petit cri comme elle lui pinçait violemment les côtes. Il se réfugia contre la paroi de l'ascenseur, un large sourire aux lèvres, et elle se mit à rire. « Ce n'est qu'un acompte, le prévint-elle. Une fois que j'aurai remis le Victoire aux radoubeurs d'Héphaïstos, toi et moi allons consacrer du temps à notre entraînement au gymnase. Et si tu survis à ça, j'ai des projets épuisants pour la suite !
— Tu ne me fais pas peur ! lança Tankersley d'un air de défi. Nimitz n'est pas là pour te protéger pour l'instant; quant à ce soir, balivernes ! » Il claqua des doigts et se redressa de toute sa hauteur, tortillant une moustache imaginaire en lui lançant un regard suggestif. « Fritz m'a prescrit une dose supplémentaire de vitamines et des injections d'hormones. Je te réduirai en marmelade et tu imploreras ma pitié !
— Cette fois, tu vas vraiment le payer ! » Tout sourire, elle lui donna une petite tape, et il la gratifia d'un regard affligé en ajustant méticuleusement l'ourlet de sa veste pendant qu'elle se détournait pour remettre en marche l'ascenseur. Elle regarda l'indicateur de position reprendre son décompte... puis se haussa sur la pointe des pieds avec un petit cri parfaitement indigne d'un commandant, car Paul se vengeait des coups reçus en lui pinçant les fesses.
Elle fit mine de se retourner vers lui, mais l'ascenseur poursuivait sa course et la console signalait son arrivée imminente. D'un mouvement brusque, elle fit face à la porte en braquant un œil courroucé sur Paul, qui lui souriait effrontément.
« On verra bien qui paye quoi, Lady Harrington », murmura-t-il d'un air suffisant, du bout des lèvres, avant que les portes ne s'ouvrent.
L'amiral Sir Thomas Caparelli, Premier Lord de la Spatiale de la Flotte royale manticorienne, se leva poliment lorsque Francine Maurier, baronne de l'Anse du Levant, passa la porte. L'amiral Sir Lucien Cortez, aux côtés de Caparelli, attendit avec lui que la baronne se soit assise. C'était une petite femme mince âgée de plus de soixante-dix ans mais qui, grâce au prolong, demeurait jeune et dangereusement séduisante à sa façon féline et mystérieuse. C'était également le Premier Lord de l'Amirauté, la responsable civile de leur arme, et pour l'instant elle affichait une expression tendue.
« Merci d'être venus, messieurs, dit-elle alors que ses subordonnés reprenaient place sur leurs sièges. J'imagine que vous avez deviné le motif de cette réunion ?
— Oui, milady, nous le craignons. » Même assis, Caparelli dominait la baronne; pourtant l'ordre hiérarchique ne faisait aucun doute. « Du moins, nous pensons l'avoir deviné.
— Je n'en attendais pas moins. » Maurier croisa les jambes et s'adossa, puis observa Cortez. « La composition de la cour a-t-elle été déterminée, Sir Lucien ?
— En effet, milady », répondit simplement Cortez.
La baronne attendit, mais l'amiral n'ajouta rien. Officiellement, personne en dehors de son propre bureau du personnel – qui incluait celui du juge avocat général
– n'était censé savoir qui jugerait Pavel Young tant que la cour n'était pas effectivement réunie. Pour tout dire, personne n'aurait dû savoir qu'on avait recommandé la formation d'une cour martiale. Qu'une fuite se soit produite, qu'une information que Cortez avait juré de garder secrète soit devenue une banalité dans certains cercles le rendait furieux, et avec lui la majorité de la Flotte. Il n'entendait pas alimenter d'autres fuites et, les récents événements ayant démontré qu'aucun secret ne se trouvait à l'abri, il ne pouvait se défendre que par un refus obstiné de divulguer ses informations à quiconque n'avait pas absolument besoin de les connaître.
Maurier savait exactement ce que le Cinquième Lord se disait et pourquoi, mais elle pinça les lèvres et son regard sombre se durcit.
« Je ne vous le demande pas par simple curiosité morbide, amiral, fit-elle froidement. Maintenant dites-moi qui compose la cour. »
Cortez hésita encore quelques instants puis soupira.
« Très bien, milady. » Il sortit de sa poche un bloc-mémo, en alluma l'écran et le lui fit passer. Il ne mentionna toutefois aucun nom à voix haute, et Caparelli dissimula un sourire amer. Que Lucien s'accroche à ses secrets, il n'y trouvait rien à redire, mais la gravité de la situation transparaissait douloureusement dans le fait qu'il avait amené son mémo malgré son évidente intention de ne discuter de la composition de la cour avec personne.
« Nous avons dû écarter trois premiers choix car les officiers en question se trouvent hors du système, milady », précisa Cortez pendant que Francine Maurier parcourait les noms. Caparelli et elle hochèrent la tête. Conformément à la tradition, les ordinateurs du bureau du personnel sélectionnaient au hasard les membres d'une cour martiale convoquée pour un crime passible de la peine capitale, les choisissant parmi les officiers en service de rang suffisant. Étant donné les déploiements qu'effectuait alors la Flotte manticorienne, ils avaient de la chance que seuls trois des élus initiaux aient été indisponibles.
« Les membres de la cour sont récapitulés ici par ordre d'ancienneté. L'amiral de Havre-Blanc (Cortez lança un regard en coin à Caparelli) sera le plus ancien en grade, en admettant qu'il revienne à temps de Chelsea. Nous pensons que ce sera le cas. Les autres se trouvent tous dans ce système à l'heure actuelle et y resteront. »
La baronne acquiesça puis fit la grimace en découvrant les noms suivants.
« Au cas où l'une des personnes présélectionnées ferait défaut pour une raison quelconque, nous avons également choisi trois suppléants. Ils sont répertoriés sur l'écran suivant, milady.
— Je vois. » Elle fronça les sourcils et frotta du pouce les autres doigts de sa main droite comme s'ils étaient recouverts d'une substance gluante. « Je vois en effet, Sir Lucien. Et certains jours je regrette que nous n'usions pas de procédures plus... discrétionnaires.
— Je vous demande pardon, milady ?
— Le problème, fit Maurier avec lenteur et précision, c'est que notre procédé de sélection scrupuleusement impartial nous prépare cette fois-ci un bel affrontement.
J'ignore ce qu'il en est du capitaine Simengaard et de l'amiral Kuzak, mais les quatre autres auront tous des arrière-pensées.
— Sauf votre respect, milady, fit Cortez d'un ton sec, ces officiers connaissent tous leur devoir de justice et d'impartialité.
— J'en suis persuadée. » Maurier arborait un sourire glacial. « Mais, hélas, ce sont également des êtres humains. Vous savez mieux que moi que Havre-Blanc s'est personnellement occupé de la carrière de Lady Harrington. Je suis d'accord avec vous, il fera son possible pour demeurer impartial, mais ni cela ni le fait que le dossier d'Harrington justifie amplement son soutien n'empêchera les partisans de Young de se déchaîner contre son rôle de juge. Quant à ces trois-là... » Elle frissonna. « Vu la situation actuelle à la Chambre des Lords, cette cour martiale risque fort de dégénérer en une lutte entre factions politiques, aux dépens d'une procédure légale impartiale. »
Cortez se mordit la lèvre. Il désirait manifestement contester l'analyse pessimiste de la baronne, toutefois il craignait aussi clairement qu'elle n'eût raison.
Caparelli s'enfonça plus profondément dans son fauteuil. Il ignorait qui d'autre figurait sur la liste et, franchement, il ne voulait pas le savoir. Il avait amplement de quoi nourrir ses cauchemars sans en rajouter.
La récente attaque de la République populaire de Havre avait été repoussée dans la confusion grâce à un mélange de talent et de chance éhontée. La Flotte populaire avait subi des pertes retentissantes sur les deux fronts de sa première offensive, et la riposte rapide de la Flotte manticorienne lui avait permis de prendre une demi-douzaine des bases avancées havriennes. Malheureusement, les effectifs de la Flotte populaire dépassaient toujours ceux de la FRM – les chiffres étaient terrifiants – et les événements qui s'étaient produits sur la planète capitale de la République avaient provoqué un flot de querelles politiques et de conflits internes sur Manticore.
Nul ne savait quel avenir se préparait la République populaire. Les rapports disponibles suggéraient que la flotte havrienne avait tenté un coup d'État suite à ses premières défaites mais, dans ce cas, elle ne s'y était pas prise de façon efficace. Le raid qui avait éliminé le gouvernement havrien tout entier – ainsi que les chefs de la plupart des éminentes familles législaturistes qui le composaient – avait été aussi brillant que brutal, mais il n'avait pas eu de suite et un comité de salut public s'était formé au sein du Quorum du peuple. Ce comité contrôlait désormais les organes centraux de la République et entreprenait sans pitié de s'assurer qu'aucun coup d'État militaire ne réussirait.
Il en résultait un chaos généralisé dans les corps d'armée havriens. Personne ne savait encore combien d'officiers avaient été emprisonnés, mais l'arrestation et l'exécution de l'amiral Amos Parnell, chef d'état-major de la marine, et de son adjoint avaient été confirmées. On parlait aussi confusément de résistance et de conflits internes face au nouveau comité qui persistait à purger l'armée de ses officiers supérieurs « peu fiables », et un ou deux des systèmes membres de la République en avaient profité pour se rebeller contre un gouvernement central honni.
Sa fibre stratégique hurlait à Caparelli d'enfoncer le clou dès maintenant.
L'ennemi en déroute se sabordait de l'intérieur, certains de ses systèmes stellaires se révoltaient ouvertement et ses officiers supérieurs se retrouvaient comme paralysés à l'idée que la moindre initiative puisse être interprétée comme une trahison du nouveau régime. Dieu seul savait combien d'entre eux pourraient passer dans le camp de Manticore si la FRM engageait une offensive lourde maintenant !
L'idée de voir une telle chance lui filer entre les doigts rendait Caparelli malade, mais on ne l'avait pas autorisé à agir. En fait, il n'obtiendrait peut-être jamais cette autorisation, tout cela pour des raisons politiques.
La majorité du duc de Cromarty au Parlement avait disparu avec la défection de l'Association des conservateurs et des « Hommes Nouveaux » de Sir Sheridan Wallace, les deux formations étant passées dans l'opposition. Le gouvernement jouissait du soutien ferme de la Chambre des communes; auprès des Lords, en revanche, il était loin d'atteindre une majorité... et il n'y avait pas eu de déclaration de guerre officielle.
Caparelli grinça des dents, terriblement frustré. Évidemment qu'il n'y en avait pas eu! La République populaire n'avait jamais déclaré la guerre en un demi-siècle de conquêtes ; de telles subtilités n'auraient servi qu'à prévenir ses victimes. Le Royaume stellaire, hélas, ne procédait pas ainsi. En l'absence d'une déclaration officielle et légale, soutenue par les deux Chambres, la Constitution ne permettait au gouvernement Cromarty que de défendre l'intégrité du territoire manticorien. Pour toute manœuvre plus agressive, il fallait déclarer l'état de guerre, et les ténors de l'opposition insistaient pour qu'on respecte la lettre de la loi.
Leur belle solidarité durerait sans doute peu, car leur philosophie et leurs motivations étaient fondamentalement contradictoires, mais, pour le moment, ces motivations se renforçaient au lieu de s'opposer.
Les libéraux détestaient jusqu'à l'idée d'opérations militaires. Une fois apaisée leur panique initiale, ils avaient réagi par une hostilité instinctive envers tout ce qui était militaire, sans prendre le temps de consulter leur cerveau. Ils s'étaient bien gardés de répéter en public leur argument de longue date, à savoir que l'accroissement des effectifs militaires de Manticore constituait une provocation inutile de Havre — même eux discernaient le potentiel suicidaire d'une telle affirmation, étant donné les réactions de l'opinion publique aux récents événements
— mais ils avaient trouvé un autre moyen de justifier leur résistance au bon sens. Ils avaient décidé qu'au sein de la République populaire de Havre venait de naître un mouvement réformateur dévoué au renversement de « l'ancien régime militariste »
car convaincu de « l'inutilité d'un recours à la force brute ». De leur côté, ils souhaitaient « aider les réformateurs à atteindre leurs objectifs dans un climat de paix et de concorde ».
Leurs alliés dans les rangs du parti progressiste du comte de Morne-Gris ne croyaient pas plus au pacifisme de ce comité de salut public que Caparelli lui-même.
Ils voulaient pour leur part laisser Havre mariner dans son jus — après tout, si la République s'autodétruisait, on n'aurait plus besoin d'autres opérations militaires —, en quoi ils se montraient plus bêtes encore que les libéraux. Quel qu'il soit, le cerveau qui se cachait derrière le comité de salut public avait agi avec promptitude et fermeté pour s'assurer le contrôle de l'État. A moins qu'une force extérieure ne le renverse, il allait s'accrocher au pouvoir et, tôt ou tard, il finirait par briser les dernières résistances internes pour reporter son attention vers Manticore.
Et puis il y avait l'Association des conservateurs – réactionnaire, xénophobe, isolationniste au dernier degré... et assez têtue pour que, par contraste, les progressistes paraissent intelligents. Les conservateurs croyaient (ou prétendaient croire) que les premiers revers cuisants subis par Havre amèneraient le nouveau gouvernement à abandonner toute idée de guerre contre l'Alliance de peur que les affrontements suivants ne rencontrent une issue pire encore. Ils négligeaient complètement le déséquilibre des forces et le désir de revanche qui devait animer la Flotte populaire humiliée. Enfin, les plus méprisables étaient les « Hommes Nouveaux », motivés seulement par la perspective cynique d'accroître leur pouvoir parlementaire en vendant leurs voix au plus offrant.
C'était insensé. Ils avaient une occasion en or de frapper fort, et les politiciens voulaient la jeter aux orties... pour laisser sa Flotte absorber les pertes quand arriverait l'addition !
Il quitta les sentiers de plus en plus rebattus de sa colère et s'éclaircit la gorge.
« Quelle est exactement la gravité de la situation, milady ? J'ai discuté avec le duc de Cromarty hier et je lui ai assuré que la Flotte le soutiendrait, mais... »
Caparelli laissa sa phrase en suspens quand la baronne lui lança un regard acéré.
Puis il haussa les épaules. « Je vous croyais au courant de cet appel, milady.
— Eh bien, j'en ignorais tout. Et il a omis de m'en parler lors de notre entretien, cet après-midi. Quel genre de "soutien" lui avez-vous promis, exactement ?
— Rien du tout sur le plan intérieur, milady. » Caparelli évita soigneusement le terme de « coup d'État », et Francine Maurier se détendit légèrement. « Je lui ai simplement assuré que nous continuerions à obéir aux ordres de Sa Majesté et de ses ministres s'il m'ordonnait de poursuivre les opérations. Nous pouvons le faire sans déclaration de guerre, mais pas très longtemps, je le crains. Si je suspendais complètement les constructions en cours et détournais chaque dollar possible vers nos infrastructures essentielles, je pourrais sans doute maintenir les opérations pendant environ trois mois. Ensuite, il nous faudrait une dotation spéciale – en admettant qu'une déclaration officielle ne vienne pas délier les mains du ministre des Finances – et je ne vois pas comment nous pourrions l'obtenir si nous n'arrivons pas à faire voter la guerre. »
Il s'arrêta et haussa les épaules; la baronne se mordilla doucement un ongle puis soupira.
« La prochaine fois que le Premier ministre vous appelle directement, Sir Thomas, j'apprécierais que vous m'en informiez, dit-elle d'une voix qui exprimait autant de fatigue que de froideur. J'imagine que le duc pourrait vous ordonner de poursuivre les opérations offensives sans déclaration de guerre, tant que les finances suivent, mais je vous assure que cela provoquerait un tollé au Parlement, au point que la crise de Gryphon aurait l'air d'une bataille de polochons par comparaison ! Et j'entends insister sur ce point lors de ma prochaine discussion avec Sa Grâce, ajouta-t-elle d'un air sévère.
— Bien, madame. » Caparelli réprima l'envie de se lever pour se mettre au garde-à-vous : la baronne de l'Anse du Levant était peut-être menue et séduisante, mais elle dégageait une autorité incontestablement vigoureuse. « Je comprends, madame. Et je vous assure que nous n'avons que très brièvement évoqué ce que j'appellerais la situation tactique au Parlement. À la lumière de ce que je viens de vous dire, pourriez-vous nous donner une idée de ce qui se passe exactement ?
— Il se passe que la situation ne pourrait guère empirer, fit brutalement le Premier Lord. Le duc se bat sur chaque voix à la Chambre haute – Dieu seul sait quelles promesses il va devoir faire et à qui – et, même s'il obtient une nouvelle majorité, elle sera extrêmement fragile.
— Quelle bande d'imbéciles ! marmonna Cortez, avant de s'empourprer en se rendant compte qu'il avait pensé à voix haute. Excusez-moi, milady, fit-il aussitôt, je...
— Vous venez de résumer ma pensée, Sir Lucien. » La baronne écarta d'un geste ses excuses et reporta son attention vers Caparelli. « C'est stupide, et c'est l'un des grands défauts de notre système. Bah, ajouta-t-elle avec un mouvement irrité en voyant Caparelli rester bouche bée, je ne dis pas que le système en lui-même soit mauvais. Il a bien fonctionné pendant ces quatre ou cinq derniers siècles T, après tout. Mais les membres de la Chambre des Lords ne sont pas élus. Cela peut constituer un avantage énorme lorsqu'il s'agit de résister à l'enthousiasme populaire pour des politiques déraisonnables, mais cela peut également se transformer en une faiblesse tout aussi grande. Un député des Communes sait ce qui l'attend aux prochaines élections législatives s'il entrave la marche du gouvernement dans la situation actuelle, mais les Lords n'ont pas à s'en soucier, et ils ont une tendance prononcée à créer des cliques de pensée unique autour de leurs théories préférées sur la marche idéale du monde.
» En ce moment, un sentiment d'euphorie domine – on a évité le pire –, couplé au désir de se cacher sous les couvertures jusqu'à ce que la menace s'éloigne.
Évidemment, elle ne s'éloignera pas, mais ils ne veulent pas l'admettre. Il le faudra bien pourtant et je prie le Ciel pour qu'ils réagissent à temps, mais, même dans ce cas, leur résolution se sera affermie d'ici là. La tension créée par l'accroissement de notre puissance militaire a polarisé notre univers politique, et ils sont nombreux dans l'opposition à croire qu'en refusant l'usage de la force – quelle qu'en soit la raison –
ils se montrent intrinsèquement nobles. Ils n'ont pas l'impression de renoncer lâchement à notre volonté et notre capacité à résister à une agression ou à tout autre malheur organisé ! Tant que d'autres s'occupent de faire la guerre, ils peuvent se payer le luxe de continuer à s'y opposer afin de prouver leur supériorité morale. Et je crains que bon nombre d'entre eux ne s'apprêtent à adopter ce genre de position.
Ce qui nous ramène au procès de Young. Je me rends compte que ni vous ni Lucien n'avez eu votre mot à dire dans cette sélection – vous n'en aviez pas le droit –
mais je n'imagine pas de cour plus dangereuse. Cette affaire pourrait bien nous exploser à la figure au moment même où le duc remue ciel et terre pour trouver les voix dont il a besoin afin de faire passer une déclaration officielle.
— Eh bien, je sais où il peut en trouver au moins une », fit amèrement Caparelli. Maurier haussa un sourcil et il eut un sourire désabusé. « Lady Harrington voterait sans aucun doute pour la guerre.
— J'aimerais qu'elle puisse, soupira la baronne, mais là aussi, c'est hors de question. Elle n'a jamais pris possession de son siège à la Chambre et ce n'est pas le moment de le faire. Le duc pense que, même sans procès, son admission aux Lords se retournerait contre nous en ce moment. L'opposition accuserait le Premier ministre de vouloir seulement voler une voix et, vu les irrégularités qui ont entouré son élévation au rang de pair... »
Elle secoua la tête et Caparelli ne put qu'acquiescer. Bon Dieu, que ne donnerait-il pas pour ne plus jamais avoir à se mêler de politique !
« Alors qu'attendez-vous de nous, milady ? demanda-t-il. — Je ne sais pas. »
La baronne se frotta la tempe d'un geste rapide et nerveux. « Et je suis à peu près sûre que le duc ne le sait pas non plus. C'est pour cette raison qu'il voulait que je découvre qui siégerait à ce procès – et je vous présente mes excuses à ce propos.
Je me rends compte que nous avons techniquement violé la loi, mais les circonstances ne nous ont pas laissé le choix. »
Caparelli hocha la tête : il comprenait. Maurier se frotta de nouveau la tempe et soupira.
« Le Premier ministre ne m'a pas dit comment il comptait gérer cette affaire, reprit-elle enfin, mais il n'a que deux possibilités : accélérer le processus ou bien y mettre un frein. La meilleure tactique consisterait peut-être à s'en débarrasser le plus vite possible, mais cela pourrait se retourner contre nous, même si Young est condamné. D'un autre côté, plus nous attendons et plus l'opposition essayera d'obtenir des concessions du duc en jouant sur sa crainte du résultat. Et le tout est encore compliqué par le fait que Young a légalement droit à un procès rapide; or, si nous attendons d'avoir réuni les voix nécessaires pour déclarer la guerre – à coups de promesses et de menaces –, l'opposition dénoncera ce délai comme une cynique manœuvre politique du gouvernement. Ce qui serait exactement le cas, après tout », admit-elle avec un sourire tendu.
Elle poussa un autre soupir et secoua la tête.
« Le capitaine Harrington semble avoir le chic pour irriter le Royaume d'une façon ou d'une autre. » L'observation était faite sur un ton ironique, mais Caparelli se sentit obligé de répondre.
« En toute honnêteté, milady, il faut dire que ce n'est pas sa faute. Je me rends bien compte de son impopularité auprès des ténors de l'opposition, mais elle ne s'est jamais écartée de son devoir. De plus, les charges qui pèsent contre Lord Young ont été retenues par le vice-amiral Parks sur les conseils d'un comité d'enquête officiel.
Et, si je puis me permettre, uniquement parce que la conduite de Lord Young les justifiait amplement – voire les exigeait.
— Je sais, Sir Thomas, je sais. » Maurier décroisa les jambes et se leva, un sourire repentant aux lèvres. « S'il vous plaît, ne prenez pas ma dernière remarque comme une critique du capitaine Harrington ou de sa conduite. Simplement, certaines personnes ont un talent indéniable pour se trouver au centre de tous les débats et, depuis quelques années, ce talent est sien. J'admire et je respecte ce qu'elle fait, mais je ne peux pas m'empêcher de souhaiter qu'elle ait été un peu moins... visible depuis Basilic.
— "Visible" », répéta tout bas Caparelli, comme s'il goûtait le mot. Il se fendit d'un sourire qui l'étonna lui-même : « Voilà en effet une description appropriée du capitaine Harrington, milady. » Son sourire s'effaça et il inclina la tête. « Dois-je l'appeler pour discuter de la situation avec elle ? Au vu des pressions politiques, il serait peut-être sage de la mettre en garde. Dieu sait que les médias n'attendront que l'occasion de se jeter sur tout ce qu'elle dira! »
La baronne réfléchit longuement à sa proposition avant de secouer la tête.
« Non, Sir Thomas. Certes, elle a besoin qu'on la prévienne, mais il s'agit davantage d'une question politique que militaire. Je la verrai au palais demain matin et j'en parlerai personnellement avec elle. Je le lui dois bien, et je crains que ce genre de démarche ne fasse partie de mon travail », ajouta-t-elle avec un sourire en coin.
CHAPITRE TROIS
Honor regardait l'aire d'atterrissage grossir sous le cotre en se répétant sévèrement qu'il ne s'agissait pas de sa première visite au palais du Mont-Royal.
D'ailleurs, elle avait changé de statut depuis. De roturière, elle était devenue non seulement capitaine de la Liste décoré, mais aussi chevalier et pair du Royaume – ce qui ne changeait rien du tout à sa nervosité.
Sa tension excessive lui inspira un sourire ironique, et elle jeta un coup d'œil à son commandant en second. L'honorable Michelle Henke, capitaine de frégate, semblait parfaitement à l'aise... et c'était logique. Contrairement à son supérieur, Michelle effectuait une simple visite au chef de la branche aînée de sa famille. Sur les genoux d'Honor, Nimitz releva les yeux, remuant sa queue duveteuse comme pour lui reprocher son agitation intérieure; elle lui caressa les oreilles. Ce mouvement attira l'oeil de Henke, qui leva la tête avec un sourire malicieux.
« Nerveuse, hein ? » Sa voix rauque et suave de contralto exprimait affection et amusement. Honor haussa les épaules.
— Contrairement à certaines, je n'ai pas l'habitude de me frotter à la royauté.
— Bizarre. J'aurais cru que tu commençais à t'y faire, depuis le temps », répliqua Henke, impassible.
Honor grommela, mais elle devait bien admettre (et avec moins de modestie qu'elle ne l'aurait souhaité) que Michelle n'avait pas tort. La plupart des officiers passaient leur carrière tout entière sans recevoir les remerciements personnels de leur monarque, pourtant il s'agissait de la quatrième fois pour Honor – et la troisième en à peine cinq années T. C'était aussi effrayant que flatteur, mais cela représentait bien plus. Elle avait rencontré sa souveraine en personne, la femme derrière le symbole de la couronne, et l'avait trouvée digne de sa loyauté.
Élisabeth III régnait depuis près de onze années manticoriennes – plus de dix-huit années T – suite à la mort tragique de son père dans un accident de grav-ski.
Seizième monarque descendant en ligne directe de Roger Tel, fondateur de la maison de Winton, elle réunissait la prestance et la dignité de toute sa dynastie. Elle possédait également un fort charisme personnel, malgré un tempérament parfois irritable. Honor avait entendu dire que son caractère et sa détermination –voire son obstination – auraient fait honneur à n'importe lequel de ses sujets sphinxiens. On disait que les rancunes qu'elle nourrissait ne mouraient que de vieillesse et qu'elle les faisait alors empailler et exposer, mais Honor s'en accommodait. Car la reine se montrait tout aussi loyale envers ceux qui servaient bien son royaume. Certains analystes politiques soutenaient que sa personnalité férocement directe gênait les manœuvres politiques et diplomatiques délicates, mais elle compensait ce handicap par une énergie inépuisable et une intégrité absolue, et elle avait fait de la résistance aux Havriens l'œuvre de sa vie.
Tout cela était vrai, avait son importance, et pourtant comptait peu aux yeux d'Honor. Élisabeth III, la femme à qui elle avait juré loyauté en tant qu'officier et allégeance en tant que comtesse, incarnait le Royaume stellaire de Manticore pour le capitaine Harrington. Il ne s'agissait pas d'un être infaillible et supérieur qu'il fallait vénérer, mais d'un être humain bien vivant, parfois fantasque jusqu'à en devenir exaspérant, mais qui représentait néanmoins toutes les valeurs qu'Honor voulait défendre. Elle avait juré de sacrifier sa vie au service de la Couronne et, tout en n'ayant pas la vocation de martyre, elle se sentait soulagée de savoir Élisabeth Adrienne Annette Winton digne de ce serment.
Le cotre suspendit doucement sa descente puis toucha terre dans un discret gémissement d'antigrav. Le sas s'ouvrit; Honor se leva et plaça Nimitz sur ses épaules. Une tradition si ancienne qu'elle précédait l'acceptation par la Flotte des chats sylvestres auprès des officiers en service actif voulait que les chats accompagnent l'humain qu'ils avaient adopté lorsque celui-ci répondait à une convocation royale. Sept des neuf derniers souverains de Manticore — dont Élisabeth elle-même — avaient été adoptés lors de visites sur Sphinx. À croire que les chats sylvestres, au courant de leur venue, n'avaient attendu qu'eux. Une plaisanterie immuable — du moins sur Sphinx — voulait même que la Couronne ne prenne ses décisions qu'après consultation des chats. Honor souriait poliment lorsqu'on lui faisait cette remarque éculée, mais elle se demandait parfois si la plaisanterie ne comportait pas un fond de vérité. En tout cas, Nimitz ne se gênait jamais pour juger les actions de sa compagne !
Elle dissimula un sourire à cette idée familière puis précéda Henke pour passer le sas. Normalement, celle-ci aurait dû sortir la première car sa naissance prenait le pas sur son grade inférieur dans ces circonstances précises, mais aujourd'hui Honor était comtesse en plus de capitaine de vaisseau. Bizarrement, elle prenait conscience pour la première fois d'avoir dépassé non seulement le rang militaire mais aussi le rang social de sa plus vieille amie. Elle n'était pas sûre d'apprécier cet état de fait, mais elle n'eut pas le temps d'y réfléchir car la garde d'honneur se mettait au garde-à-vous. Le major moustachu qui se trouvait à sa tête arborait les manchettes, le col et le revers écarlate distinctifs du régiment personnel de la reine, ainsi que l'écusson du bataillon des Murailles de cuivre, sa composante sphinxienne.
Le plaisir évident qu'il ressentait à l'honneur rendu à une compatriote le disputait à la discipline tandis qu'il saluait.
Honor et Henke saluèrent à leur tour et le major replaça la main à son flanc avec la précision exigée lors des parades.
« Lady Harrington. Capitaine Henke. Je suis le major Dupré, votre escorte. »
Son léger accent sphinxien vint comme un souffle familier, et il s'effaça brusquement pour désigner la sortie de l'aire d'atterrissage.
« Merci, major », fit Honor en suivant la direction indiquée, Henke sur les talons et l'estomac noué.
Le trajet prenait plus longtemps qu'Honor n'avait prévu, et elle comprit soudain qu'ils ne parcouraient pas le chemin qu'elle avait emprunté lors de ses précédentes visites. En fait, ils ne se dirigeaient pas vers l'horrible bâtiment incongru de la chancellerie royale. Honor ne s'en plaindrait pas : l'architecte qui avait conçu la chancellerie un siècle T plus tôt souffrait de fonctionnalité aiguë, de sorte que le résultat de ses travaux jurait affreusement avec les sections plus anciennes et plus élégantes du palais. Toutefois, ce changement inattendu resserrait les nœuds de son estomac. La reine l'avait reçue dans la salle bleue à chacune de ses visites. La salle officielle du trône avait à peu près les mêmes dimensions qu'un terrain de football et son plafond très haut intimidait à coup sûr, mais l'idée de voir la reine de plus près et dans un cadre moins formel lui paraissait étrangement terrifiante.
Elle se reprit : elle n'avait pas le droit de penser qu'une rencontre de la sorte se préparait. C'était présomptueux, voire pire, et...
Le major Dupré obliqua soudain vers la plus ancienne aile du palais, et Honor s'éclaircit la gorge.
«Excusez-moi, major, mais où allons-nous exactement?
— A la tour du Roi Michael, milady. » Dupré semblait surpris, comme si tout un chacun aurait dû le savoir, mais Honor entendit Henke prendre une soudaine inspiration dans son dos. Elle regarda par-dessus son épaule, mais Michelle s'était remise de son étonnement – s'il s'agissait bien de cela – et lui rendit son regard avec une innocence que son cousin Paul n'aurait pas mieux simulée.
Honor fusilla du regard le visage inexpressif de son second, puis se retourna vers le doigt de pierre locale qui se profilait devant eux. Pour une civilisation qui maîtrisait l'antigrav, il ne s'agissait que d'une tourelle, pourtant elle se dressait et s'imposait avec une certaine grâce. Et un détail tourmentait Honor, un détail qui lui échappait; elle passa en revue toutes les cases de sa mémoire pour le retrouver.
Était-ce quelque chose qu'elle avait lu ?
Les médias manticoriens avaient passé un accord tacite avec la Couronne dès la fondation du Royaume ou presque. En échange d'une politique officielle de disponibilité face à la presse et d'un recours modéré aux lois sur les secrets officiels et la défense du Royaume, la vie privée de la famille royale était intouchable, mais elle avait lu quelque chose dans La Voix d'Arrivée sur...
Et elle se rappela soudain. La tour du Roi Michael était la retraite privée de la reine Élisabeth, accessible uniquement à ses proches alliés politiques et à ses intimes.
Elle fit mine de se retourner à nouveau vers Henke, mais il était trop tard : ils atteignaient déjà l'entrée de la tour. Les sentinelles en uniforme se mirent au garde-
à-vous lorsque la porte s'ouvrit, et Honor s'imposa de ravaler ses questions, suivant Dupré sans commentaire.
Le major leur fit traverser une pièce aérée et ensoleillée pour gagner un vieil ascenseur qui ne fonctionnait que verticalement et devait faire partie de l'équipement d'origine de la tour. Il tapa leur destination. L'ascenseur ne comportait même pas de régulateurs gravitiques internes, mais la cabine s'éleva avec une étonnante douceur pour un appareil aussi obsolète, et les portes s'ouvrirent sur une autre pièce spacieuse des étages supérieurs. On n'apercevait aucune sentinelle, mais Honor savait que des systèmes de sécurité sophistiqués observaient chacun de leurs mouvements. Elle imposa à son visage une expression calme qui ne correspondait pas du tout à ses émotions pendant qu'elle accompagnait le major vers une porte fermée au bois assombri par les ans. Il frappa un coup sec sur le panneau sculpté puis l'ouvrit.
« Votre Majesté, annonça-t-il d'une voix sonore, Lady Harrington et le capitaine Henke.
— Merci, André », répondit quelqu'un, et le major fit un pas de côté pour laisser passer Honor et Henke avant de refermer la porte en silence derrière elles.
Honor déglutit et s'avança sur un océan de riches tapis couleur rouille. Un coin de son cerveau nota les détails d'un ameublement à la fois simple et confortable, mais son regard restait rivé sur les deux femmes qui lui faisaient face, assises dans de vieux fauteuils trop rembourrés devant une table basse.
On n'aurait pu se méprendre sur l'identité de la femme de droite, même si elle n'avait pas porté un chat sylvestre à l'épaule. La chaude teinte acajou de sa peau, bien que plus claire que celle de Michelle, demeurait plus sombre que celle de la plupart des Manticoriens, et leur ressemblance était encore plus frappante que sur les portraits. Elle n'était pas aussi jolie que Michelle, mais son visage avait plus de caractère et son regard était ferme, direct et intense.
La reine Élisabeth se leva à l'approche des deux officiers, et Honor mit un genou à terre. En tant que roturière, elle n'aurait eu qu'à baisser la tête; un salut plus marqué et plus formel était requis de la part d'un pair à sa suzeraine, mais la reine gloussa.
« Relevez-vous, dame Honor. » Même sa voix ressemblait à celle de Michelle, pensa Honor, le même timbre rauque. Elle leva les yeux, troublée, mal assurée, et a reine se mit à rire. Il s'agit d'une audience privée, capitaine. Gardons les formalités pour une autre fois.
— Euh...Bien, Votre Majesté. » Honor rougit en s'entendant bafouiller, mais parvint à se relever avec un semblant de naturel et la reine hocha la tête.
« C'est mieux », fit-elle d'un air approbateur. Elle lui tendit la main et Honor sentit chaque centimètre de son corps vaciller lorsqu'elle la prit par réflexe. La poignée de main d'Élisabeth était ferme, et le chat sylvestre gris crème sur son épaule pencha la tête en regardant Nimitz. Le compagnon de la reine était plus petit et plus mince que lui, et moins de cercles de vieillesse ornaient sa queue, mais ses yeux avaient le même éclat et la même couleur. Honor capta une infime partie de l'échange profond et subtil auquel Nimitz et lui procédèrent. Puis les deux chats se firent un signe de tête et Nimitz émit un léger blic avant de se détendre.
Elle regarda la reine, qui eut un sourire ironique.
« J'allais présenter Ariel, mais on dirait qu'il s'en est déjà chargé. » Elle avait parlé sur un ton si comique que les lèvres d'Honor frémirent, et son désarroi s'évanouit en grande partie. La reine lâcha sa main et se tourna vers Henke.
« Eh bien, eh bien. Ne serait-ce pas la cousine Michelle ?
— Votre Majesté » Henke lui serra la main à son tour bien plus naturellement que son supérieur ne l'avait fait, nota Honor - et Élisabeth secoua de nouveau la tête.
« Tu me sembles bien solennelle, capitaine de vaisseau Henke...
— Je... commença Henke avant de s'interrompre. Qu'est-ce que tu as dit ? »
ajouta-t-elle après quelques instants. La reine se mit à rire.
« J'ai dit "capitaine de vaisseau", Michelle. Tu connais ce terme, n'est-ce pas ?
— Oui, évidemment, mais... » Henke ravala ce qu'elle s'apprêtait à dire et la reine rit de plus belle devant son expression. Elle regarda Honor.
« Je ne peux attribuer la déférence flatteuse de Michelle qu'à votre bonne influence, dame Honor. J'ai souvenir d'au moins une occasion où elle m'a donné un coup de pied dans le tibia. Dans les deux tibias, d'ailleurs.
— Seulement après que tu as mis toi-même du sable dans mon maillot de bain, fit Henke. Et si j'ai bonne mémoire, mère nous a toutes les deux envoyées au lit sans dîner. Ce qui était parfaitement injuste, ajouta-t-elle, puisque c'est toi qui avais commencé ! »
Honor eut toutes les peines du monde à dissimuler l'appréhension que lui causait le ton âpre de son second. Michelle était certes l'aînée d'une branche cadette de la famille royale. Honor avait toujours envié son assurance, même en présence des aristocrates les mieux nés, mais là...
« Oui, mais c'était moi l'invitée ! » Honor se détendit comme la reine souriait, visiblement ravie. « Toi, tu devais te comporter en hôtesse accueillante envers ta future reine.
— Oui, oui, bien sûr. Mais ne change pas de sujet, d'accord ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de "capitaine de vaisseau" ?
— Asseyez-vous toutes les deux. »
La reine désigna un divan et attendit qu'elles aient obéi. Nimitz se précipita sur les genoux d'Honor dès qu'elle fut assise, et Ariel gagna ceux de la reine avec le même empressement.
« Bien. » Elle fit un signe de tête à la femme qui occupait le second fauteuil. «Je ne crois pas qu'aucune de vous ait déjà rencontré la baronne de l'Anse du Levant? »
s'enquit-elle.
Honor regarda la femme qui avait remplacé Sir Edward Janacek au poste de Premier Lord de l'Amirauté et se reprocha de ne pas l'avoir reconnue plus tôt. Le caractère informel de cet entretien l'avait surprise, ce qui l'excusait sans doute, mais elle aurait dû identifier cette femme sans qu'on l'y aide. Elle se rendit compte que les autres attendaient sa réponse et elle se secoua mentalement.
« Non, Votre Majesté. Je crains de ne pas avoir eu ce privilège.
— J'espère que vous le considérerez toujours comme un "privilège" une fois que nous aurons fini, capitaine. » La voix de la reine trahissait une certaine ironie, une amertume qui disparut si vite qu'Honor se prit à douter de l'avoir réellement perçue. « En tout cas, Michelle, poursuivit Élisabeth, je crois que je vais laisser la baronne t'expliquer. Francine ?
— Bien sûr, Votre Majesté, murmura celle-ci avant de se tourner vers Henke.
Bien que Sa Majesté se soit exprimée de façon peu conventionnelle et légèrement prématurée, capitaine Henke, elle a raison sur le fond. Dès cet après-midi, vous devenez capitaine de vaisseau. » Henke resta bouche bée et la baronne sourit. « De plus, vous recevrez sous une semaine des ordres officiels vous affectant au commandement du croiseur léger Agni. Félicitations, capitaine. »
Henke la regarda fixement puis se tourna vers sa cousine d'un mouvement soudain.
« C'est ton idée, Beth ? demanda-t-elle d'un air accusateur, mais la reine secoua la tête.
— Il faut t'en prendre à dame Honor, Michelle, pas à moi.
— Je sais combien tu détestes tirer profit de ton nom mais, d'après la baronne, l'usage veut que l'on promeuve le second d'un commandant qui s'est distingué au combat. Évidemment, si ça t'ennuie tant que ça, je peux sans doute convaincre l'Amirauté de te retirer ce grade.
— N'essaye surtout pas !
— Je savais bien que tu réagirais ainsi, murmura la reine. Une fois qu'il apparaîtrait clairement qu'il ne s'agissait pas d'un vilain cas de népotisme, bien sûr. »
Henke lui lança un regard assassin puis reporta son attention vers la baronne de l'Anse du Levant.
« Merci, milady, fit-elle sur un ton beaucoup plus sérieux.
— De rien, capitaine.
— Et maintenant, dame Honor, c'est votre tour », lança la reine. Honor se redressa. « Nous nous occuperons des formalités – dont l'expression de remerciements amplement mérités – plus tard, dans la salle bleue, mais j'ai également décidé de vous nommer au rang de colonel des fusiliers. »
Honor ouvrit des yeux ronds, aussi étonnée que Henke. Le titre de colonel des fusiliers permettait à la Couronne d'exprimer son approbation particulière pour un capitaine de vaisseau dont le manque d'ancienneté empêchait la promotion au rang d'officier général, et très peu d'officiers recevaient jamais cet honneur. Cela ne changerait rien à son autorité dans les faits, mais elle percevrait un salaire de colonel outre sa solde normale, et sa nomination indiquait sans équivoque l'estime que lui portait la reine.
« Merci, Votre Majesté », parvint-elle à articuler.
La reine secoua la tête. « Ne me remerciez pas, dame Honor, dit-elle d'une voix parfaitement sérieuse. Si un officier l'a jamais mérité, c'est bien vous. »
Le visage d'Honor s'empourpra et elle esquissa un geste gêné. Élisabeth acquiesça simplement, comme si elle n'avait pas prévu d'autre réaction, et Honor lui en fut reconnaissante.
Toutefois, la souveraine se radossa alors en soupirant.
« Et maintenant que nous vous avons annoncé les bonnes nouvelles, mesdames, il est temps de passer à des considérations un peu moins agréables », dit-elle. Honor sentit Henke se raidir à côté d'elle, et Nimitz, sur ses genoux, leva la tête. La reine resta encore muette quelques secondes, puis elle haussa les épaules.
« Que savez-vous de la situation à la Chambre des Lords, dame Honor ?
— Pas grand-chose, Votre Majesté. » Elle avait répondu d'un ton circonspect, elle le savait et le regrettait. La reine fronça les sourcils, et Honor réprima un haussement d'épaules. « Nous avons regagné le système il y a seulement quatorze heures environ, Votre Majesté, et la politique n'est pas mon sujet d'étude préféré, je le crains. Pour tout dire, je ne l'aime guère.
— Difficile de vous en vouloir étant donné vos expériences passées, fit la reine.
Et ce qui se trame en ce moment ne va pas vous réconcilier avec le sujet, je le crains. Malheureusement, vous vous trouvez au milieu d'une crise politique majeure et il faut que vous compreniez exactement ce qui se passe.
— Moi ? Au milieu d'une crise politique, madame ? » laissa échapper Honor. La reine acquiesça.
« En effet. J'ajouterai que ce n'est pas votre faute, mais ça ne change rien à la situation. Laissez-moi vous expliquer. » Élisabeth croisa les jambes et caressa Ariel en plissant le front.
« Le problème, dame Honor, c'est que la Chambre des Lords a décidé de m'irriter profondément. En ce moment, les partis d'opposition forment un front uni et solide contre les centristes et les loyalistes, ce qui prive le duc de Cromarty d'une majorité de travail à la Chambre haute. Cela signifie en retour que notre politique militaire tout entière est gelée jusqu'à ce qu'il parvienne à mendier, emprunter ou voler les voix qui lui permettront de reprendre le contrôle de la Chambre. Pas besoin de vous dire ce que cela implique pour la poursuite de la guerre ?
— Non, Votre Majesté. » Honor était abasourdie par cette révélation, pourtant même la surprise ne parvint pas à empêcher l'écœurement de percer dans sa voix.
La reine eut un sourire désabusé, une expression fugace qui disparut aussitôt, et elle poursuivit sur un ton égal :
« J'ai besoin qu'il récupère sa majorité, dame Honor, j'en ai terriblement besoin.
Pour l'instant, les Havriens nagent en pleine confusion, mais ça ne durera pas, et je ne peux rien y faire tant que l'opposition bloquera une déclaration de guerre officielle.
Or je crains fort que la rumeur du passage de Lord Young en cour martiale n'ait déjà son impact sur leur résistance. »
Honor s'adossa aux coussins du divan; la perplexité ainsi qu'un début d'appréhension assombrissaient son regard.
« Ils sont trop nombreux dans l'opposition à ne pas vous aimer, capitaine, poursuivit calmement la reine. Ce n'est pas votre faute. Vos états de service sont exemplaires – mieux, remarquables – et je vous crois plus populaire encore à la Chambre des communes qu'impopulaire auprès des Lords. En fait, la population en général vous considère comme son héroïne, mais vos succès gênent les ténors de l'opposition. Vous les avez fait paraître stupides à Basilic en soulignant leurs erreurs, quant à l'incident de Yeltsin... »
Elle haussa les épaules et Honor se mordit la lèvre. Pour la première fois, elle regrettait sincèrement d'avoir frappé Réginald Houseman. Il le méritait, mais elle avait laissé sa colère lui échapper et, maintenant, les liens que l'éminente famille du diplomate entretenait avec le parti libéral retournaient son geste contre elle. Et pas seulement contre elle, pensa tristement le capitaine face à l'inquiétude de sa reine.
« Ne vous accablez pas, dame Honor. » Élisabeth parlait d'une voix douce et Honor s'imposa de croiser son regard. « Je ne suis pas intervenue lorsque vous avez été réprimandée parce que je mets un point d'honneur à laisser la Spatiale à l'Amirauté. Et aussi, franchement, parce que vous êtes allée trop loin. D'un autre côté, je comprends comment vous en êtes arrivée là et, en tant que femme, je regrette seulement que vous ne l'ayez pas frappé plus fort. N'allez pas vous croire responsable de la situation à la Chambre des Lords. Ce n'est pas le cas. Mais gifler Houseman a fait de vous la bête noire des libéraux, et les accusations qui pèsent sur Lord Young aujourd'hui vous ont rendue encore plus impopulaire auprès des conservateurs. Pour dire les choses crûment, vous déplaisez à trop d'imbéciles qui s'opposent au duc de Cromarty et, à cause de la personnalité de Lord Young, son père et ses sbires profitent de cette réaction épidermique pour essayer de le protéger. »
Elle s'arrêta, et le silence s'étira pendant d'interminables secondes. Honor le supporta aussi longtemps qu'elle le put, puis elle s'éclaircit la gorge et le brisa.
— Que puis-je faire, Votre Majesté ? demanda-t-elle.
— Vous pouvez comprendre ce qui se passe », répondit simplement Élisabeth.
Elle perçut la douleur qui animait le regard d'Honor et secoua prestement la tête. «
Non, je ne vais pas annuler les charges retenues contre Young ! » Honor, soulagée, prit une inspiration profonde et douloureuse; mais la reine n'avait pas encore fini. «
Toutefois, j'ai peur que son procès, par nature, n'aggrave encore la crise politique actuelle. »
Une nouvelle inquiétude voila les yeux d'Honor et la reine fit un signe à la baronne de l'Anse du Levant, qui se pencha vers l'officier par-dessus la table basse.
« Capitaine Harrington, l'Amirauté a formé aujourd'hui une cour qui doit juger Lord Young en fonction des accusations retenues contre lui par l'amiral Parks.
Officiellement, je ne peux pas émettre d'avis sur ces accusations tant que la cour n'aura pas rendu son verdict, mais, puisque je ne prends pas part à la décision, je vous dirai, personnellement et officieusement, que les preuves, telles que je les interprète, ne peuvent mener qu'à un verdict de culpabilité. Le problème, c'est que ce verdict implique la peine de mort; le comte de Nord-Aven remue donc ciel et terre pour sauver la vie de son fils, et les conservateurs dans leur ensemble ont l'air de penser qu'ils peuvent tourner le procès à leur avantage face au duc. Ils s'époumonent déjà en coulisses, et cela devrait empirer –avec un regain de publicité
– après l'énoncé officiel des accusations, lorsque les médias s'en saisiront. Bien que je ne puisse pas vous révéler la composition de la cour, le conflit politique des Lords risque de déborder sur elle... et vice-versa. Vous me suivez jusque-là ? »
Honor hocha la tête en s'efforçant de dissimuler sa crainte à l'idée que Young puisse encore une fois échapper aux conséquences de ses actes. Elle observait le visage de la baronne avec une intensité presque douloureuse, inconsciente de sa propre expression maladive, et elle sentit Henke lui serrer doucement le bras.
« Nous n'allons pas le laisser s'en tirer, dame Honor, ajouta la baronne, mais nous mettons les pieds dans un champ de mines. Nous devons approcher ce procès bien plus prudemment qu'il ne le mérite à cause de ses implications annexes. Vous devez surtout vous montrer extrêmement prudente. La presse va vous harceler afin d'obtenir des commentaires dès que nous publierons le compte rendu officiel de la bataille de Hancock, et il est impératif, absolument impératif, que vous ne répondiez rien concernant le procès, les accusations ou les événements qui y ont mené. C'est terriblement injuste envers vous, et je vous présente mes plus sincères excuses, mais vous devez rester aussi discrète que possible jusqu'au verdict.
— Bien sûr, madame. » Honor se mordit de nouveau la lèvre, puis elle prit son courage à deux mains : « Mais, pardonnez-moi de poser la question, selon vous, quel impact aura la situation sur l'issue du procès ?
— Aucun, je l'espère, mais je ne peux pas le garantir, répondit honnêtement Maurier. Nous n'en savons pas assez sur la tactique qu'ils comptent adopter. En ce moment, les conservateurs réclament un non-lieu pur et simple. Et ça, au moins, je peux vous assurer que ça n'arrivera pas. » La baronne lança un coup d'oeil à la reine et sa bouche s'affermit. « De plus, bien que je ne sois absolument pas habilitée à le dire, je peux également vous promettre que Young ne retrouvera jamais de poste en service actif. Peu importe l'issue du procès, aucun Premier Lord – pas même l'amiral Janacek – ne lui offrira jamais plus qu'une demi-solde, politique ou non. En dehors de ces assurances, toutefois, tout demeure si incertain que je ne peux pas deviner comment cette affaire se terminera. Et, en toute honnêteté, c'est la raison de ma présence ici. Parce que nous ne savons pas... et parce que je vous dois bien une explication personnelle sur ce qui nous force la main ! »
La voix du Premier Lord exprimait trop de frustration pour qu'Honor puisse douter de sa sincérité, et elle acquiesça lentement. Une colère sombre et amère envers Young venait de remplacer son indifférence passée, mais elle comprenait.
Les mêmes forces qui l'avaient sauvé tant de fois se précipitaient une fois de plus à son secours, et les circonstances faisaient que même la Couronne ne pouvait garantir leur échec.
Elle aurait voulu pleurer de rage et de dégoût, mais elle se contenta d'acquiescer encore, et la reine lui lança un regard empreint de compassion.
« Dame Honor, je veux que vous sachiez que j'en suis sincèrement et profondément désolée. J'ai déjà fait part au duc de Cromarty et à l'amiral Cordwainer de ma volonté que le procès se déroule sur la base des accusations actuelles et que la pleine rigueur du code de guerre y soit appliquée. Mais je dois également tenir compte de mes responsabilités envers le Royaume. Je ne peux pas permettre à la dette immense que le Royaume a envers vous de passer avant une réponse militaire adéquate à la menace havrienne, c'est impossible.
— Je comprends, Votre Majesté. Et ne vous excusez pas, s'il vous plaît. »
L'idée d'entendre la reine lui présenter ses excuses répugnait à Honor, et elle s'efforça de sourire.
« Merci », fit tout bas Élisabeth. Elle soutint longuement le regard d'Honor puis se secoua. « En tout cas, j'ai l'intention de faire connaître au Royaume tout entier la considération que j'ai pour vous. C'est bien sûr la raison de votre élévation au rang de colonel des fusiliers, mais je veux que vous compreniez autre chose, dame Honor. Lorsque nous entrerons dans la salle bleue, d'ici quelques minutes, et que je vous exprimerai ma reconnaissance en tant que reine de Manticore pour votre action à Hancock, il ne s'agira pas d'une simple formalité. Et je ne me permettrai jamais d'oublier tout ce que je vous dois. »
CHAPITRE QUATRE
Une musique douce jouée par des musiciens en chair et en os flottait dans le restaurant à l'éclairage tamisé, en même temps que les délicieux arômes des cuisines d'une centaine de mondes. Le Cosmo's, l'établissement le plus sélect de la ville d'Arrivée, se vantait qu'aucun client n'avait jamais commandé de plat que sa cuisine ne pouvait fournir. Ce n'était pas une mince affaire, vu les énormes flux de marchandises (et de passagers) qui transitaient par le terminus central du nœud du trou de ver de Manticore, mais Honor le croyait sans peine.
Elle n'était allée au Cosmo's qu'une fois en tout et pour tout : sa mère l'y avait amenée après qu'Honor eut refusé le cadeau qu'elle avait imaginé lui offrir à l'occasion de la remise des diplômes. À l'époque, Honor était trop occupée à satisfaire sa curiosité pour faire très attention à la qualité de la cuisine; cette fois, non seulement elle était plus âgée, mais elle jouait le rôle d'hôtesse, et elle découvrait que le travail des chefs du Cosmo's dépassait encore les prétentions de ses propriétaires.
Et il valait mieux, vu le montant de l'addition — non qu'elle en regrettât un seul centime. Willard Neufsteiler ne l'avait pas encore dit, mais son air de chat sylvestre comblé de céleri lui révélait qu'elle pouvait se le permettre.
Neufsteiler gérait les intérêts financiers d'Honor depuis cinq années T, et elle remerciait le Ciel d'être tombée entre ses mains. Il avait bien quelques lubies qui pouvaient devenir irritantes, comme le plaisir enfantin qu'il prenait à retarder l'annonce des bonnes nouvelles pour la taquiner, mais il se montrait scrupuleusement honnête et faisait preuve d'un sixième sens en matière d'investissements. L'argent qu'Honor avait gagné à Basilic avait fait d'elle une millionnaire; la gestion de Neufsteiler, une multimillionnaire. Elle pouvait donc au moins lui offrir un dîner de temps en temps, même aux tarifs du Cosmo's, et supporter son étrange sens de l'humour.
Elle leva son verre de vin à cette idée, s'en servant pour dissimuler un sourire.
Mais elle n'était pas seulement là pour entendre le rapport de Willard. Elle balaya la tablée du regard et ses yeux s'illuminèrent en passant sur Paul Tankersley, avant de se poser sur les deux dernières personnes affectées au Victoire.
Le bataillon de fusiliers attaché au croiseur de combat avait subi à Hancock des pertes plus lourdes qu'aucun autre département, proportionnellement à ses effectifs.
Le lieutenant-colonel Klein et le major Flanders, son second, avaient péri pendant la bataille, et le capitaine de compagnie le plus gradé se trouvait en congé maladie pour une durée indéterminée suite à ses blessures. Le capitaine Tyler, survivante la plus ancienne en grade, s'était bien débrouillée malgré son manque relatif d'expérience, mais tout le monde savait qu'elle faisait seulement fonction de commandant. Pourtant, l'Amirauté ne s'était pas pressée pour la remplacer, ni même pour compenser les autres _pertes. Intellectuellement, Honor pouvait difficilement le reprocher aux Lords. Ses fusiliers ne risquaient pas d'être envoyés au combat tant que le Victoire se trouvait au radoub, après tout, et la Flotte avait d'autres préoccupations. Mais l'effet produit sur le moral de ses troupes et leur rythme d'entraînement lui avait pesé.
Ce détail-là au moins allait changer, se dit-elle avec une intense satisfaction, car l'Amirauté avait fait preuve d'une rare clairvoyance en choisissant enfin un successeur à Klein.
Le colonel Thomas Santiago Ramirez était simple major la dernière fois qu'Honor l'avait vu. Il commandait les fusiliers du HMS Intrépide dans le système de l'Étoile de Yeltsin, et elle soupçonnait la qualité de son travail là-bas de n'être pas étrangère à sa promotion rapide. Mais, que ce fût ou non le cas, il méritait sans conteste son nouveau grade et Honor se réjouissait de le retrouver.
Le colonel avait émigré de Saint-Martin, ce qui expliquait sa stature impressionnante. Ses soeurs, sa mère et lui avaient fui Saint-Martin via le terminus du nœud du trou de ver de Manticore situé dans le système de l'Étoile de Trévor, au moment même où la flotte d'occupation havrienne arrivait, balayant la marine complètement dépassée de Saint-Martin et tuant son père. Ramirez n'avait que douze ans à l'époque, mais les habitants de Saint-Martin atteignaient tôt la maturité physique et le colonel reflétait la pesanteur du monde sur lequel il était né.
À première vue, on l'aurait facilement dite massif », mais « colossal » lui convenait mieux. Il n'était pas beaucoup plus grand que la moyenne, toutefois son ossature imposante supportait une musculature à l'identique et un cou épais comme une barrique. Tankersley, assis à côté de lui, présentait un contraste saisissant. Paul était trapu et musclé bien que relativement petit, mais Ramirez avait les épaules deux fois plus larges que lui et les bras plus épais que les cuisses de bien des hommes. Du haut de son mètre quatre-vingt-trois, il pesait plus de cent cinquante kilos et, s'il se cachait là ne serait-ce que trois grammes de graisse, vingt ans d'exercices au sein du corps des fusiliers avaient échoué à les débusquer.
Quant à son nouveau second, c'était une autre histoire. Le major Susan Hibson, un autre vétéran du raid sur Merle et de la deuxième bataille de Yeltsin, avait la peau et les cheveux aussi sombres que Ramirez, mais elle était presque menue, et d'étonnants yeux vert d'eau brillaient au milieu de son visage, beaucoup plus sévère que celui du colonel. Ce beau visage aux traits finement ciselés n'exprimait aucune douceur. Il n'était pas déplaisant; il disait simplement que sa propriétaire n'avait jamais vu l'intérêt d'apprendre à reculer devant autrui.
Ramirez et Hibson servaient ensemble pour la première fois depuis Yeltsin, et Honor se félicitait de les revoir. À eux deux, ils allaient réveiller les fusiliers du Victoire en un temps record.
Elle posa son verre et le serveur réapparut comme un génie alerte pour le remplir. Il fit le tour de la table, vérifiant tous les verres, puis s'éclipsa de nouveau sans un mot. Bien qu'indéniablement efficace, il aurait pu prendre quelques cours de discrétion auprès de l'intendant d'Honor. Mais peut-être voulait-on le mettre en évidence afin que les clients soient conscients du service pour lequel ils payaient.
Elle sourit à cette idée et envisagea gaiement de le rappeler pour commander une tasse de cacao, mais même elle n'avait momentanément plus envie de sucré après le baklava qu'ils venaient de terminer. Et puis offrir à Paul une telle occasion de la taquiner sur sa boisson préférée n'était peut-être pas très malin.
Elle décida, non sans regret, de s'en passer et offrit une nouvelle branche de céleri à Nimitz. Le maître d'hôtel n'avait pas cillé lorsqu'elle était arrivée avec le chat sylvestre. Il ne devait pas en voir beaucoup ici, sur Manticore, mais il s'était contenté de claquer des doigts pour qu'on apporte une chaise haute destinée aussi bien aux bébés humains qu'aux chats sylvestres adultes et qu'on la place aux côtés d'Honor.
Nimitz s'y était installé avec la dignité d'un monarque gagnant son trône et avait soigné son comportement à table — toujours exemplaire lors des grandes occasions
– encore plus qu'à l'habitude. En règle générale, Honor essayait de limiter sa consommation de céleri au strict minimum car, s'il en était friand, il ne disposait pas d'enzymes capables de digérer la cellulose terrienne. Pourtant, cette fois, il avait gagné sa part, et elle lui caressa les oreilles tandis qu'il se régalait.
« Une telle passion pour le céleri, je n'en reviens pas. » Neufsteiler secoua la tête. « Étonnant qu'il ne finisse pas par s'en lasser, dame Honor.
— Un chat sylvestre sphinxien vit en moyenne deux cent cinquante ans, répondit Honor, et on n'en a jamais vu un seul se lasser du céleri.
— Vraiment ? » La voix de Neufsteiler se teintait d'amusement, et Honor secoua la tête.
« Vraiment. J'ai beau le gronder, ça ne change rien. Et, d'une certaine façon, j'imagine que j'en suis plutôt heureuse.
— Heureuse ? » Paul Tankersley se mit à rire. « J'avoue que je ne m'en serais jamais douté, vu la façon dont tu me harcèles quand je lui donne sa dose !
— C'est parce que tu le gâtes, fit-elle d'un air sévère. Et je ne voulais pas dire que je me réjouissais de sa dépendance, je parlais des chats sylvestres en général.
— Pourquoi ? s'enquit Neufsteiler.
— Parce que c'est le céleri qui a rassemblé les humains et les chats sylvestres.
— Il faut absolument que j'entende ça! » Tankersley éclata de rire et se carra sur sa chaise. « En admettant, bien sûr, que tu ne te moques pas de nous », ajouta-t-il. Nimitz interrompit sa dégustation pour le gratifier d'un regard hautain, et Honor sourit.
« Non, je parle sérieusement. Les premiers colons n'ont pas pris la peine d'étudier les chats sylvestres à leur arrivée sur Sphinx. Ils avaient d'autres choses en tête. Ils se rendaient à peine compte de leur existence, et aucune des équipes d'exploration n'a jamais deviné l'étendue de leur intelligence. Personnellement, je pense que c'est lié à leur taille. On n'avait jamais rencontré d'autre espèce intelligente avec une si faible masse corporelle, et personne ne s'y attendait. Ce qui explique sans doute que les équipes d'exploration n'aient pas assez poussé leurs études pour se rendre compte qu'ils se servaient d'outils.
— Je ne l'avais jamais entendu dire, madame. » Le colonel Ramirez semblait surpris. Sa voix était aussi profonde qu'on pouvait s'y attendre, provenant de cet énorme coffre, mais l'accent de Saint-Martin adoucissait sa puissance de façon musicale. « je ne mets pas votre parole en doute, évidemment. Mais les chats sylvestres m'ont toujours fasciné et j'ai lu tout ce que je pouvais trouver sur le sujet sans jamais y voir la moindre allusion.
— Ça ne m'étonne pas, Thomas. » Honor parcourut les convives du regard, puis haussa les épaules et se tourna de nouveau vers Ramirez. « En fait, je serais surprise si vous aviez trouvé beaucoup d'informations sur leur organisation sociale.
Je me trompe ?
— Eh bien, non, madame, maintenant que vous en parlez... » Ramirez se frotta le menton. « J'ai trouvé pas mal de renseignements sur leur physiologie et bon nombre de livres traitant de leurs liens d'adoption avec des humains – sans expliquer grand-chose, toutefois. Chaque "expert" semble émettre un avis différent sur la façon dont ce lien fonctionne.
— Et ils n'ont rien de mieux à offrir que des "hypothèses", n'est-ce pas ?
demanda Honor, sur quoi Ramirez acquiesça. Eh bien, en vérité, la plupart de ceux qui savent quelque chose sur les chats sylvestres se taisent. Je n'irais pas jusqu'à évoquer une conspiration du silence, mais les xénologues qui vont les étudier soit se font adopter, soit n'apprennent presque rien, se lassent et repartent. Ceux qui se font adopter finissent souvent au Service des forêts de Sphinx et, les chats sylvestres étant une espèce protégée, les autorités planétaires –dont les xénologues du Service des forêts – incitent les chercheurs à ne pas les ennuyer. D'ailleurs, presque tous les Sphinxiens tendent à se montrer très protecteurs dès qu'il s'agit des chats sylvestres.
Simplement, nous n'en parlons pas beaucoup, sauf aux gens en qui nous avons confiance. Du coup, la documentation sur le sujet disponible ailleurs que sur Sphinx se limite à un niveau très scolaire, mais je vous assure que les chats fabriquent des outils. Oh, bien sûr, il ne s'agit que d'instruments rudimentaires, un peu comme ceux de l'homme du Néolithique, mais vous devriez voir les haches en silex et autres objets que produisent certaines communautés. Évidemment, ils ne s'intéressent guère aux ornements ou aux biens personnels dépourvus d'utilité spécifique. Et ceux qui adoptent des humains, comme monsieur l'affamé ici présent, n'ont pas vraiment besoin d'outils. Leur compagnon est là pour accomplir les travaux pénibles à leur place. »
Nimitz émit un son dédaigneux et Honor gloussa en lui tendant une autre branche de céleri. Ce pot-de-vin fut accueilli avec la grâce appropriée, et elle reporta son attention vers ses invités.
« En fait, après plus de trois années locales sur Sphinx – soit près de seize années T – les colons avaient établi encore moins de contacts avec les chats que les équipes d'exploration. Les chats se montrèrent assez intelligents pour rester hors de la vue et des préoccupations des humains, le temps de s'adapter à leur soudaine intrusion, et les colons avaient suffisamment d'autres sujets d'inquiétude. Toutefois, cela changea lorsqu'ils installèrent leurs serres et commencèrent à diversifier leurs cultures. Personnellement, je soupçonne les chats d'avoir opéré des reconnaissances dans les fermes dès le début. Croyez-moi, on ne voit pas un chat sylvestre en extérieur s'il ne veut pas se laisser voir – et personne n'avait jamais jugé utile de verrouiller les serres. Du moins jusqu'à ce que tous les plants de céleri se mettent à disparaître proprement et silencieusement la nuit.
— Vous plaisantez. Ils volaient le céleri ? » Neufsteiler se mit à rire, et Honor acquiesça.
« Exactement, mais je ne pense pas qu'ils voyaient les choses sous cet angle.
Les chats sylvestres n'ont pas de notion claire de la propriété privée. Il m'a fallu des années pour expliquer ce concept à Nimitz, qui persiste à y voir l'une des idées les plus stupides de l'humanité. Mais le "grand mystère de la disparition du céleri" a provoqué bien des remous, laissez-moi vous le dire ! Vous n'imaginez pas quelles théories les colons ont inventées pour expliquer pourquoi cette plante – et uniquement celle-là – disparaissait sans laisser de trace. Aucun ne s'est réellement approché de la vérité. Enfin, franchement, pouvez-vous concevoir un événement moins probable – ou plus ridicule en apparence – qu'une opération commando dans des serres, menée au beau milieu de la nuit par un groupe de carnivores arboricoles extraterrestres, juste pour voler du céleri?
— Non, j'imagine que non. » La voix profonde de Ramirez vibrait d'amusement.
Nimitz se donna du mal pour l'ignorer, et Hibson éclata de rire.
« Je doute que même un fusilier l'envisage, madame, acquiesça le major.
— Et personne n'y pensait sur Sphinx – jusqu'à cette nuit où une enfant de dix ans, incapable de trouver le sommeil, en prit un sur le fait.
— Et le dénonça ? » Neufsteiler gloussa, mais Honor secoua la tête.
« Non. Elle n'en dit rien à personne.
— Alors comment les colons ont-ils découvert ce qui se passait ? demanda Paul.
— Ah, ça, c'est une autre histoire. Si tu es vraiment gentil avec moi, je pourrais même te la raconter un jour.
— Bah, je parie que tu ne connais pas la suite !
— Bien tenté, Paul, mais tu ne me feras pas parler. Je suis prête à te révéler un élément, toutefois. »
Elle s'arrêta, les yeux rieurs, tandis qu'il la fixait d'un air exaspéré. Mais elle connaissait trop bien sa curiosité naturelle, et il capitula en soupirant.
« D'accord, je demande. Qu'est-ce que tu es prête à nous dire ?
— La petite fille en question ? » Honor haussa les sourcils et il hocha la tête. «
Elle s'appelait Harrington, lança-t-elle avec suffisance. On pourrait dire que, chez nous, les chats sylvestres sont une affaire de famille.
— Je pourrais également dire que le sens de l'humour discutable de sa descendante la mènera à sa perte si elle ne nous raconte pas tout.
— Nous verrons bien. Peut-être trouveras-tu de quoi me tenter.
— Eh, peut-être bien, murmura-t-il d'un air si suggestif qu'Honor s'empourpra.
— Vous n'allez rien nous dire, n'est-ce pas ? » demanda Neufsteiler. Ni lui ni les deux fusiliers ne semblèrent remarquer le rougissement d'Honor, qui secoua la tête avec un sourire reconnaissant et espiègle. « Alors peut-être que je ne devrais pas vous dire pourquoi je voulais vous voir.
— Ah, mais vous et moi entretenons une relation fiduciaire. Contrairement à vous, je peux vous poursuivre en justice.
— Et vous en seriez capable, en plus. » Neufsteiler secoua la tête face à tant de perfidie, mais il sourit également et sortit une petite liasse de feuilles. « Jetez un coup d'oeil là-dessus », suggéra-t-il en la faisant glisser jusqu'à Honor.
Elle déplia les imprimés, parcourut des yeux les colonnes de chiffres... et s'arrêta net.
« Vous plaisantez ? » souffla-t-elle, mais Neufsteiler eut un signe de tête négatif, accompagné d'un immense sourire.
« Sûrement pas, dame Honor. Les premiers revenus trimestriels de votre domaine sur Grayson vous ont été crédités en même temps que le tribunal des saisies annonçait la prime officielle pour les cuirassés que l'amiral Danislav et vous-même avez capturés à Hancock. Il y a de cela six heures, fit-il en consultant son chrono, votre valeur nette se montait exactement à ce qu'indique ce rapport. »
Honor le fixa, incrédule et sans réaction, puis glissa le rapport à Tankersley. Il regarda la dernière ligne et fit mine de siffler, admiratif.
« Je ne dirais pas que les grands cartels marchands doivent commencer à s'inquiéter, remarqua-t-il au bout d'un moment, mais il y a quelques terres de plaine sur Gryphon que j'aimerais bien te montrer. »
Honor lui sourit - une réaction presque machinale - tandis que la surprise continuait à la faire frémir. Elle venait d'une famille de francs-tenanciers. Si ses parents étaient indéniablement aisés grâce à leur efficace partenariat médical, la majorité des francs-tenanciers possédaient plus de terres que de fortune, notamment sur Sphinx. Elle avait déjà eu du mal à accepter l'idée que la prime de Basilic avait fait d'elle une millionnaire, alors là...
« Vous êtes sûr qu'il n'y a pas d'erreur, Willard ? fit-elle d'un ton hésitant.
— Dame Honor, répondit-il patiemment, un cuirassé vaut à peu près trente-deux milliards de dollars, et le tribunal des saisies accorde trois pour cent de la valeur d'un vaisseau ennemi à la force d'intervention qui l'a capturé, au cas où la Flotte choisit de l'intégrer à ses rangs. Les capitaines de pavillon de cette force se partagent douze pour cent de ce total, or il n'y avait que quatre capitaines de pavillon à Hancock au moment de la reddition de l'amiral Chin. L'Amirauté a jugé deux des cinq cuirassés survivants trop endommagés pour valoir qu'on les répare, mais la Flotte a intégré les trois autres. Alors, trois pour cent de quatre-vingt-seize milliards de dollars nous font deux virgule quatre-vingt-huit milliards, et douze pour cent de ce montant font trois cent quarante-cinq millions et des poussières. Ce qui veut dire, chère madame, que votre part se monte à la coquette somme de quatre-vingt-six millions quatre cent mille dollars – sans compter les vaisseaux plus légers qui se sont rendus en même temps que les cuirassés. Évidemment, ils n'ajoutent que six millions à la prime totale, donc j'imagine que nous n'avons pas besoin de nous en inquiéter.
Croyez-moi, ces chiffres sont exacts. D'ailleurs, si vous jetez un coup d'oeil en page trois, vous constaterez que le personnel le moins gradé servant sous vos ordres percevra près de cinquante mille dollars.
Honor entendit à peine la dernière remarque. Elle s'attendait bien à toucher une prime conséquente, mais sûrement pas à ce point ! Elle quadruplait presque son patrimoine total ! L'idée d'une somme pareille l'effrayait, surtout sachant que les primes n'étaient pas soumises à l'impôt : elle en gardait chaque centime.
Elle secoua mollement la tête.
« Bon sang ! Mais que vais-je faire de tout ça ? lança-t-elle sur un ton plaintif, ce qui fit glousser de joie Neufsteiler.
— Je suis sûr que vous trouverez à le dépenser, milady. Entre-temps, vous pouvez le laisser entre mes mains si vous le souhaitez. J'ai l'oeil sur quelques affaires prometteuses, mais je ne veux pas que vous décidiez trop vite. Prenez quelques jours pour vous faire à l'idée, puis laissez-moi vous montrer quelques rapports annuels et projections de bénéfices avant de vous déterminer.
— Je... » Honor se secoua et eut un sourire forcé. « Je crois que c'est une excellente idée, Willard.
— Moi aussi. Après tout, je touche cinq pour cent de vos bénéfices pour ma bonne gestion de vos intérêts. Bien que (Neufsteiler parvint à prendre un air endeuillé) le fisc ponctionne ma part.
— Pauvre garçon. » Les yeux d'Honor se mirent à briller tandis qu'elle retrouvait son équilibre. « J'imagine que vous allez donc me laisser payer l'addition, pour finir.
— C'est la première leçon qu'apprend un banquier, milady.
— Eh bien, dans ce cas, je... »
Elle s'arrêta car on l'appelait par son nom. Elle se retourna et son visage s'illumina lorsqu'elle reconnut les trois hommes qui se dirigeaient vers sa table.
« Alistair ! » Elle quitta promptement sa chaise et lui tendit la main. « Et Andy, et Rafe ! Qu'est-ce que vous faites ici ?
— Nous sommes allés voir le capitaine Henke, qui nous a expliqué où vous trouver, madame, commença Andreas Venizelos, alors le capitaine McKeon a dit qu'il paierait l'addition pour venir vous voir. » Honor se mit à rire, et Venizelos se fendit d'un sourire. « C'est normal, madame. Après tout, c'est lui le plus gradé.
— Un détail que vous feriez bien de garder à l'esprit, capitaine de frégate, fit sombrement observer McKeon.
— À vos ordres, monsieur ! » Venizelos exécuta un brusque salut et Honor rit à nouveau, les yeux brillants de bonheur, tandis que le serveur, répétant son tour de passe-passe, se matérialisait – porteur cette fois de chaises pour les nouveaux venus.
« Ne vous inquiétez pas, Alistair, je viens de découvrir que je suis désormais une femme d'importance, et c'est moi qui invite. Vous avez faim ?
— Pas vraiment. Nous avons dîné avant de partir à votre recherche sur le Victoire. » Le regard de McKeon se voila, et il secoua la tête. « J'aimerais bien que vous fassiez un petit peu plus attention. Pour une fois, je voudrais que vous preniez la responsabilité d'un navire sans le réduire en morceaux – et vous avec.
— Moi aussi, je voudrais bien », répondit-elle doucement en entendant l'inquiétude percer dans sa voix. Puis elle se reprit. « Avant que j'oublie complètement mes bonnes manières, laissez-moi faire les présentations. Je pense que vous connaissez tous les trois le colonel Ramirez et le major Hibson ? »
McKeon hocha la tête et tendit la main, d'abord à Ramirez, puis à Hibson. « Je vois que des félicitations s'imposent, fit-il en désignant leurs insignes. On dirait que le corps des fusiliers reconnaît le talent quand il se présente.
— Certainement, acquiesça Honor avant de présenter Paul. Ce monsieur est le capitaine Paul Tankersley, un tout nouvel adjoint aux constructions sur Héphaïstos, et voici Willard Neufsteiler, mon gestionnaire de patrimoine. Paul, Willard, voici le capitaine de vaisseau Alistair McKeon, le capitaine de frégate Andreas Venizelos et le lieutenant de vaisseau... non, corrigea-t-elle spontanément, le capitaine de corvette Rafe Cardones. » Elle gratifia Cardones d'un sourire approbateur en tapotant le demi-anneau flambant neuf sur sa manchette tandis que Tankersley se penchait par-dessus la table pour serrer la main aux nouveaux arrivants. «
Félicitations, Rafe !
— Merci, madame – je veux dire, dame Honor. » Cardones s'empourpra légèrement et Honor ravala un rire. Rafael Cardones était très jeune pour son grade.
Il l'avait gagné à la dure, mais il gardait quelques traits du jeune chiot maladroit qu'il était cinq années T auparavant, quand elle l'avait connu.
« Bien ! » Elle s'adossa et examina un visage après l'autre. « Puis-je vous demander ce qui vous amène tous les trois à me chercher ?
— Oh, des choses et d'autres. » McKeon accepta un verre de vin des mains du serveur et le leva en désignant ses compagnons. « Andy et moi sommes affectés à la force qui défend le système mère et nos deux vaisseaux sont amarrés à Héphaïstos; cela nous a semblé une excellente occasion de vous rendre visite.
— Et vous, Rafe ?
— Moi ? » Cardones eut un large sourire. « Je suis le nouvel officier tactique du Victoire, madame.
— Vraiment ? C'est formidable, Rafe ! Mais depuis quand ?
— Environ six heures, pacha.
— Alors bienvenue à bord, canonnier ! » Elle abattit sa main sur l'avant-bras de Cardones avec un sourire, puis son front se plissa. « Mais, personne ne m'a dit que le capitaine Chandler s'en allait. Je suis ravie de vous revoir, mais je regrette de la perdre.
— Vous ne la perdez pas, madame. La situation reste assez confuse pour l'instant, mais j'ai amené au capitaine Henke une liste des transferts et des remplacements à mon arrivée à bord. D'après ce que j'ai compris, PersNav a promut le capitaine Chandler de la section tactique au poste de second : elle remplacera le capitaine Henke à son départ pour l' Agni. Je crains que vous ne nous ayez tous les deux sur les bras, pacha.
— Je m'en remettrai », lui assura Honor. Puis elle se tourna vers McKeon et désigna les quatre bandes dorées qui ornaient ses manches. « On m'a dit que vous aviez reçu votre quatrième anneau, Alistair. À mon avis, c'est une preuve de clairvoyance de la part de l'Amirauté. Félicitations.
— Je crois que votre réputation a un peu déteint sur moi », répondit ironiquement McKeon, ravi de la teinte rosée que prenaient les joues d'Honor.
« Alors, quel vaisseau vous ont-ils donné ?
— Le Prince Adrien », répondit McKeon avec un plaisir manifeste. Honor hocha la tête d'un air approbateur. Le Prince Adrien était plus petit que les unités de classe Chevalier stellaire, plus récentes, mais le croiseur lourd de deux cent quarante mille tonnes demeurait un bâtiment puissant. C'était même une excellente récompense pour un nouveau capitaine de vaisseau... et Alistair n'en méritait pas moins.
« Scotty est toujours avec vous ?
— Eh oui, fit McKeon avant d'étouffer un rire.
— Quoi ? demanda Honor.
— Quelqu'un d'autre est arrivé à bord juste après lui. Je crois que vous le connaissez. Le maître principal Harkness.
— Harkness bombardé maître principal? s'exclama Honor, incrédule.
— Parole d'honneur. » McKeon leva solennellement la main. « Il a mis trente ans et des poussières à devenir chef et à le rester, mais on dirait que Scotty a une influence stabilisatrice sur lui.
— Ne me dites pas qu'il a tourné une nouvelle page ?
— Non, c'est juste qu'il n'a pas récemment croisé de fusilier dans un bar ni été pris en défaut lors d'une inspection douanière. D'un autre côté, il pourrait bien s'y tenir, cette fois.
— J'y croirai quand je le verrai. » Honor secoua la tête à l'évocation de ces bons souvenirs, puis regarda Venizelos. « Et que vous ont donné nos seigneurs et maîtres, Andy ?
— Rien d'aussi splendide qu'un croiseur lourd, madame, mais je ne me plains pas. » Il sourit. « J'ai récupéré l'Apollon du capitaine Truman lorsque les radoubeurs ont eu terminé les réparations.
— Excellentes nouvelles pour tous les deux. » Honor leva son verre en un hommage silencieux, et un rare sentiment de complète satisfaction l'emplit à l'évocation de leur bonheur amplement mérité. Et au sien, pensa-t-elle en regardant Paul.
« Merci », fit McKeon en reproduisant son salut avec son propre verre. Il se carra ensuite sur sa chaise. « Et maintenant que nous vous avons débusquée et que vous connaissez les dernières nouvelles, je veux entendre ce qui s'est réellement passé à Hancock. À ce qu'on m'a déjà raconté (il lui décocha un sourire entendu), on dirait que vous avez encore fait des vôtres, dame Honor ! »
CHAPITRE CINQ
« Il est temps que j'y aille, j'imagine. » Michelle Henke soupira. Le nom de son nouveau commandement, brodé sur un écusson en forme de fer à cheval, ornait son épaule gauche, et le ruban bleu et blanc de la médaille d'honneur épinglée sur son cœur brillait sur sa veste noir d'espace. L'uniforme était à peine plus foncé que sa propre peau qui, en retour, faisait ressortir plus nettement le nouveau béret blanc de commandant de vaisseau stellaire. Quant aux quatre galons dorés flambant neufs de capitaine de vaisseau, ils étincelaient à son col. Honor aurait aimé transmettre ses propres galons à son amie, comme le voulait la coutume lorsqu'un second était promu, mais elle avait sauté ce grade dans son ascension de la hiérarchie. En tout cas, galons anciens ou neufs, Michelle paraissait mieux que simplement parfaite : elle était à sa place.
J'imagine, oui. » Honor tendit la main pour redresser sur la manche droite de Henke l'écusson rouge et or de la Flotte, représentant une manticore rugissante. « Je me réjouis pour toi, Michelle. Ça ne me plaît pas de te voir partir – j'espérais que nous passerions plus de temps ensemble – mais Dieu sait que tu le mérites.
— Je t'avais bien dit, à ton arrivée à bord, que je ne me satisferais de rien de moins que mon propre croiseur, non ? Henke haussa les épaules et sourit. « Tu devrais savoir que j'arrive toujours à mes fins.
— On dirait, en effet, acquiesça Honor. Laisse-moi t'accompagner jusqu'au hangar d'appontement. »
Henke hocha la tête et Honor jeta un regard à l'intendant en chef James MacGuiness tout en élevant Nimitz jusqu'à son épaule. Le visage de l'intendant n'exprimait rien, mais il cligna imperceptiblement de et Honor lui rendit son clin d'oeil, accompagné d'un signe de tête discret, avant de franchir le sas derrière Henke.
Elles dépassèrent le fusilier en faction devant les quartiers du commandant et se dirigèrent vers l'ascenseur. Le couloir était désert, comme souvent dans le quartier des officiers, mais Honor nota que Henke regardait sans cesse autour d'elle.
Tous les officiers sans exception s'étaient joints à Honor, la veille, pour offrir au second un dîner de félicitations, mais la tradition voulait aussi qu'au moment de son départ les officiers supérieurs d'un navire « tombent » par hasard sur le second qui les quittait pour lui souhaiter bonne chance à son nouveau poste, surtout s'il partait assumer le commandement de son propre navire.
Seulement, il n'y en avait pas un seul dans les parages aujourd'hui, et une ombre passa dans les yeux de Henke. Elle fit mine d'ouvrir la bouche, puis haussa les épaules et entra dans l'ascenseur. Honor tapa le code de leur destination et engagea une conversation banale, debout à ses côtés. Elle gardait un ton léger pour réconforter son amie déçue et parvint même à la faire rire tandis qu'elles regardaient trembler l'indicateur de position. L'ascenseur se déplaçait vite et sans bruit, mais le trajet dura plus longtemps qu'à l'habitude car elles se rendaient au hangar d'appontement numéro trois. De tous les hangars du Victoire, c'était le moins bien placé par rapport aux quartiers du commandant mais, suite aux avaries subies au combat, les deux installations de proue demeuraient inutilisables.
Elles atteignirent leur destination, la porte de l'ascenseur s'ouvrit et, d'un grand geste, Honor invita son amie à sortir. Henke se mit à rire et répondit par une majestueuse révérence, mais elle releva brutalement la tête, abasourdie, car les premières notes de la Marche de Saganami s'écoulaient soudain, pures et lumineuses, par les haut-parleurs du hangar.
Elle pivota pour faire face à la galerie, les yeux écarquillés, et un ordre couvrit l'hymne solennel de la Flotte royale manticorienne.
« Présenteeeeeeez armes ! » aboya quelqu'un, et, la garde d'honneur des fusiliers s'exécutant, les mains s'abattirent sur la crosse des pulseurs avec une précision professionnelle. Le colonel Ramirez et le major Hibson se trouvaient là, mais ils se tenaient sur le côté, en observateurs, tandis que le capitaine Tyler, survivant le plus gradé de la bataille de Hancock, brandissait son sabre d'apparat en guise de salut. Ses fusiliers et elle formaient un bloc compact de superbes uniformes de parade vert et noir, et contre les murs de la galerie s'alignaient officiers de marine et matelots, tous au garde-à-vous, doublant d'une ligne noir et or la haie d'honneur qui l'attendait à l'entrée du boyau d'embarquement.
Henke se retourna vers Honor, les yeux brillants.
« Tu m'as piégée ! accusa-t-elle sous le couvert de l'hymne, mais Honor secoua la tête.
— Pas moi. C'était l'idée de l'équipage. J'ai juste envoyé Mac les prévenir que nous nous mettions en route. »
Henke allait ajouter quelque chose, mais elle déglutit et se retourna vers la galerie. Elle carra les épaules et traversa le hangar entre les lignes rigides, Honor sur les talons. Elles atteignirent le boyau d'embarquement et le capitaine Chandler exécuta un salut de parade.
Henke le lui rendit, et la petite femme rousse qui la remplaçait au poste de second du Victoire tendit la main à la fin de la mélodie. « Félicitations, capitaine Henke, dit-elle. Vous nous manquerez. Mais, de la part des officiers et de l'équipage du Victoire, je vous souhaite bon vent et bonne chasse.
— Merci, capitaine. » Le contralto de Henke était plus rauque qu'à l'habitude et elle déglutit à nouveau. « Vous avez un bon vaisseau et un bon équipage, Évelyne.
Prenez-en soin. Et... (elle parvint à sourire) essayez d'empêcher le pacha de s'attirer des ennuis.
— Je m'y efforcerai, madame. » Chandler salua une fois de plus avant de reculer d'un pas, et le sifflet du bosco retentit pour saluer le départ d'un commandant de vaisseau stellaire. Henke serra encore la main d'Honor, fermement, puis entra dans le boyau sans un regard en arrière.
Pavel Young se détourna de la fenêtre lorsque le doux carillon résonna. Il s'arrêta une seconde pour lisser sa veste, puis appuya sur le bouton d'admission et regarda s'ouvrir la porte de ses quartiers.
La présence d'un fusilier en faction devant l'entrée ne constituait pas une marque de respect comme à bord d'un navire. Cette femme était le geôlier de Young, le symbole de sa disgrâce, et son expression froide et impersonnelle claironnait l'opinion qu'elle avait de lui. Il pinça les lèvres à ce nouveau rappel; sa colère et son humiliation firent un nouveau bond tandis que le fauteuil antigrav médicalisé passait devant la sentinelle et entrait dans son salon.
L'occupant du fauteuil avait à peine quatre-vingt-dix ans, un âge mûr dans une société qui disposait du prolong, mais il avait le teint maladif et remplissait le siège des flots de sa chair obèse, spectacle qui soulignait toujours de façon désagréable aux yeux de Young son propre embonpoint croissant. Il y a des limites aux miracles que la médecine peut accomplir pour pallier les conséquences d'une vie d'excès catastrophiques.
En ronronnant, l'engin avança jusqu'au centre de la pièce, et le dixième comte de Nord-Aven s'adossa pour poser sur son fils aîné des yeux soulignés par des poches de graisse.
« Alors, siffla-t-il. Tu as mis le pied dedans cette fois, hein ?
— J'ai fait ce que je jugeais le mieux vu les circonstances, père », répondit Young avec raideur, et le grognement de mépris du comte fit trembler sa montagne de graisse.
« Garde ça pour la cour, mon garçon ! Tu as foiré – n'essaye pas de dire le contraire. Pas à moi. Surtout (ses petits yeux porcins se durcirent) si tu comptes sur moi pour t'aider à sauver ta peau! »
Young déglutit brutalement. Il croyait ne pas pouvoir s'effrayer davantage, mais l'idée que cette fois son père ne parviendrait peut-être pas à le sauver lui démontra qu'il avait tort.
« C'est mieux. » Le comte déplaça son fauteuil jusqu'à la fenêtre, par laquelle il jeta un coup d'oeil, puis pivota pour faire face à son fils. « Je n'arrive pas à croire que tu aies été assez stupide pour merder comme ça alors que cette chienne était aux commandes », grommela-t-il. Comme Young lui-même, il appelait rarement Honor Harrington par son nom, mais Young s'empourpra en entendant percer dans sa voix un mépris coupant car, pour une fois, elle n'en était pas la cible. « Bon sang, mon garçon ! Elle ne t'avait pas causé assez de problèmes sans ça? cracha le comte en agitant une main comme un battoir vers la porte close et gardée. Merde, mais qu'est-ce qui te sert de cervelle ? »
Young se mordit la lèvre, et une colère toute neuve l'embrasa comme un feu malsain. Qu'est-ce que son père en savait? Ce n'était pas son navire à lui qui s'était retrouvé au milieu d'une pluie de missiles !
« Douze minutes. Voilà ce qui a fait la différence, reprit la voix sifflante. Tu n'avais qu'à tenir le coup douze minutes de plus, et rien de tout ça ne serait arrivé !
— J'ai pris la meilleure décision que je pouvais, monsieur », répondit Young, conscient qu'il s'agissait d'un mensonge. Il ressentait encore maintenant les terribles échos de cette panique irrationnelle qui l'avait paralysé.
« Mon oeil, oui. Tu t'es enfui. » Young prit une teinte cramoisie, mais le comte l'ignora et continua, comme pour lui-même : « Je n'aurais jamais dû t'envoyer dans la Flotte. J'ai toujours su que tu n'avais pas assez de tripes. »
Young le dévisageait, incapable de s'exprimer, et Nord-Aven soupira.
« Enfin, je perds mon temps à revenir là-dessus. » Il parut soudain se rendre compte que son fils se tenait toujours au garde-à-vous, tendu, et il désigna une chaise d'un doigt rageur qui ressemblait fort à une saucisse. « Oh, assieds-toi, mon garçon. Assieds-toi ! » Young s'exécuta avec une raideur de machine et son père poussa un nouveau soupir. « Je sais bien que je n'y étais pas, Pavel, fit-il plus gentiment. Et je sais que ce genre de choses peut arriver. Ce qui compte, maintenant, c'est de trouver comment nous allons t'en sortir. J'ai déjà quelques fers au feu mais, avant de pouvoir entreprendre la moindre action efficace, je dois savoir exactement ce qui s'est passé. Pas seulement l'histoire officielle. Ce qui se passait dans ta tête. Pour de bon, ajouta-t-il avec un regard dur et perçant. Ne me raconte plus de bobards, fiston. L'enjeu est trop important.
— Je m'en rends compte, père, répondit tout bas Young.
— Tant mieux. » Le comte lui tapota le genou et arrêta son fauteuil sur le tapis.
« Alors commence donc par tout ce dont tu te souviens. Garde les justifications pour la cour et raconte-moi juste les faits. »
L'amiral des verts Hamish Alexander, treizième comte de Havre-Blanc, regardait fixement son frère cadet et héritier par-dessus la nappe blanche, tandis que leur hôte au visage lugubre, l'amiral Sir James Bowie Webster, commandant en chef de la Première Force, les observait tous deux.
« Je n'arrive pas à y croire », lâcha enfin Havre-Blanc. Son vaisseau amiral avait regagné l'orbite de Manticore depuis moins d'une heure quand Webster l'avait «
invité » à dîner à bord du HMS Manticore. Maintenant, il secouait la tête comme dans un mauvais rêve. « Je savais la situation tendue, mais les messages de Caparelli n'ont jamais rien évoqué de si grave !
— Nous ignorions à quel point cela empirerait quand il t'a envoyé tes dernières instructions et t'a ordonné de rentrer, Hamish. » William Alexander haussa les épaules comme pour s'excuser. « Nous savions que nous avions perdu Wallace et ses petits amis, mais comment deviner que l'Association des conservateurs allait se ranger aussi du côté de l'opposition ?
— Merde, Willie, c'est maintenant que nous devons frapper les Havriens ! Ils s'écroulent sous nos yeux : ils n'ont même pas ouvert le feu quand j'ai pris Chelsea!
Mais s'ils se remettent sur pied... » Le comte laissa sa phrase en suspens, et son frère haussa les épaules.
« Tu prêches un converti, Hamish. Le duc bat en ce moment le rappel de tous les Lords à qui il a rendu service ces cinquante dernières années, mais, pour l'instant, l'opposition tient bon. Je crois que les libéraux ont vraiment réussi à se convaincre qu'ils se trouvaient face à un authentique mouvement réformateur sur Havre. Quant aux progressistes... Je doute que Morne-Gris et Lady Descroix reconnaîtraient un principe même s'il les mordait, mais ils ont persuadé leurs militants que les Havriens vont simplement s'autodétruire si nous leur fichons la paix.
— Mais ce sont des conneries, Willie ! » Webster reposa sa tasse avec une colère telle que son café déborda. « Bon Dieu, mais il n'y en a pas un qui lise les livres d'histoire ?
— Eh non. » La colère de William transparaissait dans sa voix trop policée. «
Ça n'est pas "pertinent".
— Les imbéciles ! » grommela Havre-Blanc. Il quitta sa chaise et effectua un rapide tour de la cabine de réception de Webster. « C'est une situation classique. Le gouvernement havrien était un désastre en puissance depuis des décennies, mais nous devons prendre au sérieux ce nouveau comité de salut public. Je me fous de leur propagande, ils ne sont pas plus réformateurs que l'Association des conservateurs et ils se montrent absolument impitoyables. D'après tes propres sources, ils ont déjà exécuté plus d'une douzaine d'amiraux ! Si nous ne les écrasons pas avant qu'ils aient affermi leur pouvoir, nous allons nous trouver face à un monstre dix fois plus dangereux que ne l'étaient Harris et ses sbires.
— Bah, ils supprimeront peut-être assez de commandants pour nous donner l'avantage. » William avait l'air d'essayer de se convaincre que ce malheur-là serait vraiment bon à quelque chose, et son frère émit un grognement incrédule.
« Tu n'as jamais lu ton Napoléon, on dirait, Willie ? » Alexander secoua la tête et Havre-Blanc se fendit d'un sourire forcé. « Napoléon a bâti l'armée qui allait conquérir l'Europe en nommant colonels et généraux des lieutenants, des sergents et même des caporaux ! Ses hommes disaient qu'un bâton de maréchal se cachait dans chaque paquetage, que n'importe qui pouvait atteindre les hauteurs de la hiérarchie une fois l'ancien régime hors de leur chemin. Eh bien, les Législaturistes ont fait leur temps. Certes, le nouveau régime se prive de personnel très expérimenté en supprimant la vieille garde, mais il offre aussi à des proles leur première chance de grimper au sommet. Bon Dieu, il ne nous manquait plus que des officiers havriens vraiment attachés au système et capables de s'élever au mérite !
— Sans compter l'autre nouveau facteur motivant », intervint Webster. William se tourna vers lui et l'amiral haussa les épaules. « Ils reviennent la tête haute ou les pieds devant. Tous ceux qui décevront le nouveau régime suivront le même chemin que Parnell. » Une expression de regret sincère passa sur son visage et il soupira. «
Ce type était un ennemi et je détestais le système qu'il représentait mais, bon sang, il méritait mieux que ça.
— Pour sûr. » Havre-Blanc se laissa retomber sur sa chaise et attrapa sa tasse de café. « Il était doué, Jim. Plus que je ne le croyais. Je l'ai cueilli à froid à Yeltsin. Il ignorait que nous étions là, surtout si nombreux, avant que nous n'ouvrions le feu sur lui, et il a quand même réussi à sauver presque la moitié de ses navires. Et ensuite son propre gouvernement le fusille pour "trahison" ! » Le comte prit une gorgée de café, puis secoua la tête d'un air triste et inspira profondément. « Bon, Willie, Jim et moi comprenons les problèmes du duc, mais qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, exactement? Tout le monde sait que je soutiens les centristes, et pas seulement parce que mon petit frère est ministre, ajouta-t-il avec un sourire fatigué. Je doute de pouvoir influencer beaucoup de Lords que lui et toi ne puissiez déjà atteindre.
— En fait, dit Willie d'un air gêné, je crains que tu n'aies un rôle plus central à jouer que tu ne t'y attends.
— Moi ? » fit Havre-Blanc, sceptique. Il jeta un coup d'œil à Webster mais celui-ci haussa les épaules pour signifier son ignorance, et ils se tournèrent tous deux vers William.
« Oui, toi, soupira Alexander en s'appuyant sur le dossier de sa chaise. Je ne suis pas censé le savoir, mais la cour qui doit juger Pavel Young a été désignée, Hamish.
— Il était grand temps ! » grommela Webster, mais l'intonation de son frère déclencha une sonnette d'alarme dans l'esprit de Havre-Blanc et son regard se durcit. William le soutint sans ciller et acquiesça.
« Tu en fais partie. D'ailleurs, tu en es même le membre le plus gradé.
— Oh, mon Dieu! » lâcha Webster, comprenant soudain. Havre-Blanc resta un long moment muet, les yeux fixés sur Alexander, puis il parla très prudemment.
« Willie, je suis prêt à faire beaucoup de choses pour Allen Summervale, mais c'est là que je fixe la limite. Dis au duc que si je dois siéger en tant que juge, même au procès de Pavel Young, j'étudierai le dossier et prendrai ma décision en fonction des preuves, et uniquement en fonction des preuves.
— Personne ne t'en demande plus », trancha William. Ses yeux bleus se plantèrent dans ceux tout aussi bleus de son frère, qui leva la main pour s'excuser. Il le défia encore quelques instants du regard puis soupira. « Désolé, Hamish. Désolé.
C'est seulement que... »
Il s'arrêta et ferma brièvement les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, son visage était serein.
« Écoute, nous n'essayons pas de t'influencer, mais nous ne voulons surtout pas que tu n'aies qu'une vue partielle de la situation, d'accord ?
— Une vue partielle ? » répéta Havre-Blanc. Alexander confirma d'un signe.
« Je sais que le procédé de sélection est censé éviter tout favoritisme dans le choix des membres d'une cour martiale, mais, cette fois, ça se retourne méchamment contre nous, Hamish. Certes, tu fais partie des juges, mais il y a aussi Sonja Hemphill, Rex Jurgens et Antoinette Lemaître. »
Havre-Blanc grimaça et Webster étouffa un juron incrédule. Le silence s'installa une fois de plus, jusqu'à ce que le comte le rompe.
« Qui sont les deux autres ?
— Thor Simengaard et l'amiral Kuzak.
— Mouais. » Le front de Havre-Blanc se plissa, il croisa les jambes et se frotta le sourcil. « On ne fait pas plus apolitique que Théodosia Kuzak, dit-il au bout d'un moment. Elle ne tiendra compte que des preuves. Simengaard est plus problématique, mais je pense que, s'il écoute ses préjugés, il sanctionnera Young.
Évidemment, je n'ai pas encore vu les preuves – d'ailleurs, je ne connais même pas officiellement les chefs d'accusation –, mais je ne crois pas qu'il se soucie de Young par principe.
— Ce qui laisse encore les trois autres, signala William, et Nord-Aven nous sort le grand jeu. Si je ne m'abuse, il va essayer de convaincre Haute-Crête de lier à l'issue du procès la perpétuation du soutien que les conservateurs apportent à l'opposition, ce qui mettra également dans le coup libéraux et progressistes. L'odeur du sang les attire, et ils flairent peut-être là l'occasion de renverser le gouvernement du duc malgré le soutien de la Couronne. Ils ne laisseront pas passer cette chance, et s'il faut pour cela sauver la vie du fils Nord-Aven... » Il s'arrêta sur un haussement d'épaules éloquent.
« Il a tant de pouvoir que ça, Willie ? insista Webster.
— Bon sang, Jim ! Tu devrais le savoir aussi bien que moi, avec ta longue expérience de Premier Lord de la Spatiale ! Ce vieux salaud est le censeur des conservateurs à la Chambre, il sait où sont enterrés tous les cadavres politiques de Manticore. Tu crois qu'il ne les exhumerait pas un par un pour sauver la peau de son fils ? » Alexander eut une moue méprisante, et Webster acquiesça lentement.
« Selon toi, Willie, comment va-t-il s'y prendre ? s'enquit Havre-Blanc.
— Nous l'ignorons encore. Pour l'instant, il exige que l'ensemble des charges soient abandonnées, mais il doit bien se douter que ça n'arrivera pas. Sa Majesté a clairement exposé son point de vue et, opposition ou non, cela influencera pas mal de gens. Toutefois, il a le soutien de Janacek en tant que conseiller, et ça nous inquiète. Janacek est peut-être un vieux salaud conservateur et réactionnaire, mais il maîtrise l'aspect militaire de la question aussi bien que Nord-Aven l'aspect politique.
Pour le moment, je pense qu'ils tentent de se mettre en position de négocier mais, à eux deux, ils vont nous inventer quelque chose de bien plus efficace, comptez sur eux.
— Et je gagne le droit de présider la cour. Génial. » Havre-Blanc décroisa les jambes et se tassa sur sa chaise.
« Oui, tu gagnes le droit de présider la cour, reprit son frère. Je ne t'envie pas –
et je n'essaierai même pas de te suggérer ce que tu as à faire. Non seulement tu m'arracherais la tête, mais personne n'en sait encore assez pour suggérer quoi que ce soit. Pourtant, ça s'annonce comme la pire bataille que j'aie jamais vue, Hamish, et ça ne va pas s'améliorer.
— Splendide litote. » Havre-Blanc se mit à observer l'extrémité de ses bottes bien cirées en ressassant des idées noires, puis il ébaucha un sourire amer. «
J'imagine que c'est ma juste récompense, Jim », dit-il sur un ton comme espiègle.
Les deux autres le regardèrent d'un air surpris.
« Que veux-tu dire ? demanda Webster.
— N'est-ce pas moi qui ai suggéré d'envoyer Sarnow à Hancock, avec Harrington pour capitaine de pavillon ?
— Ça me semblait une bonne idée à moi aussi, Hamish. Et, à en juger par les rapports d'opérations, on a rudement bien fait de les y affecter.
— C'est vrai. » Havre-Blanc se redressa légèrement sur sa chaise et fronça les sourcils. « À ce propos, comment va Sarnow ?
— Il fait pitié à voir, répondit franchement Webster, mais les médecins sont contents. Il a perdu ses deux jambes au niveau du genou et il ne faut pas sous-estimer ses blessures internes mais, d'après eux, le réparaccel a bien pris. Moi, je n'en vois pas trace, mais c'est ce qu'ils disent. Évidemment, il va se retrouver sur la liste des malades pour des mois une fois qu'ils commenceront à régénérer ses jambes.
— Au moins ils peuvent », murmura Havre-Blanc; Webster et son frère se regardèrent en silence. Le comte resta sans mot dire pendant un instant, puis soupira encore. « Parfait, Willie, je suis prévenu. Dis au duc que je ferai de mon mieux pour limiter les retombées politiques, mais si les preuves étayent les charges, dis-lui aussi que je ne laisserai pas Young s'en tirer. Si ça aggrave la situation, je le déplore, mais c'est comme ça.
— Je sais bien, gros malin. » William sourit tristement à son frère aîné et posa la main sur son bras en une rare manifestation physique d'affection. « De toute façon, je le savais avant de venir !
— Je m'en doute », fit Havre-Blanc, un petit sourire aux lèvres. Il consulta le chrono accroché à la cloison et se leva. Très bien, reprit-il plus vivement. Je suis prévenu. Et maintenant, bien que je regrette d'abandonner vos augustes personnes, je n'ai pas vu Émilie depuis près de quatre mois, et c'est bientôt l'aube à Havre-Blanc. Alors, si vous m'excusez...
— Nous allons te raccompagner au hangar d'appontement », conclut Webster.
CHAPITRE SIX
Honor Harrington faisait les cent pas dans ses quartiers, l'air maussade, la démarche brusque. Elle enfonçait les mains dans les poches de sa veste, et une frustration qu'elle ne pouvait exprimer raidissait ses épaules voûtées. Nimitz la regardait depuis son perchoir au-dessus du bureau en agitant l'extrémité de sa queue préhensile. MacGuiness, pour sa part, avait effectué un repli tactique après avoir échoué une première fois à engager la conversation. Honor le savait et connaissait ses raisons, ce qui ne faisait qu'augmenter sa colère et sa frustration.
Mais ce n'était pas après lui qu'elle en avait.
Elle soupira et s'affala sur le siège matelassé devant l'immense baie d'observation de sa cabine. Ses quartiers se trouvaient sur le flanc du Victoire blotti contre la masse maternelle disgracieuse de la station spatiale Héphaïstos, et la vue depuis l'orbite de Manticore ne décevait jamais. La baie offrait un panorama infini d'étoiles, entrepôts orbitaux et plateformes de transfert, et des poussières brillantes des navires de passage. Les immenses collecteurs d'énergie solaire de la planète capitale brillaient au loin comme des joyaux de lumière, et Thorson, la lune de Manticore, étincelait de blancheur tandis que l'orbite géosynchrone d'Héphaïstos la faisait passer dans le champ de vision d'Honor. En temps normal, elle aurait pu rester plongée dans cette contemplation pendant des heures, emportée par le plaisir semi-hypnotique que procure le ballet incessant de l'univers, mais même cette vue splendide ne changeait rien à son humeur du jour.
Elle grimaça et passa brusquement les doigts dans ses cheveux. L'Amirauté avait rendu public le rapport officiel concernant la bataille de Hancock deux jours après son dîner au Cosmo's, et elle avait très vite été contrainte d'ordonner à Georges Monet, son officier de communication, de refuser tous les accès com non officiels : elle ne voyait pas d'autre moyen d'endiguer le flot des demandes d'interview. C'était encore pire qu'après Basilic ou Yeltsin, mais même Basilic n'incluait pas une telle dimension politique et polémique, se disait-elle, au désespoir.
La nouvelle du passage de Pavel Young en cour martiale était tombée lors de la même conférence de presse, et une odeur de sang flottait dans l'air.
Honor n'aimait pas les journalistes. Elle détestait leur tendance à simplifier et banaliser l'information autant que leur sensationnalisme et leur mépris des plus élémentaires règles de politesse dès qu'ils étaient sur une affaire. Certes, ils avaient un rôle à jouer, et les crocs dont le Parlement avait doté la loi de 14 A.A. sur la vie privée décourageaient en général les importuns que toléraient des sociétés comme la Ligue solarienne, mais, cette fois, tout semblant de retenue avait disparu. Le procès de Young avait suscité une frénésie d'information telle que la plupart des rédacteurs en chef se montraient prêts à risquer de perdre à coup sûr (et à grands frais) un procès pour violation de la vie privée tant que leurs correspondants ramenaient un article.
Les médias poursuivaient tout l'équipage du Victoire, avides du moindre lambeau de récit de première main pour étoffer le rapport clinique de l'Amirauté sur la bataille et les incidents qui avaient mené à ce procès - un procès qui promettait d'être spectaculaire. Mais ils traquaient le commandant du Victoire avec une ardeur particulière... et pas seulement à propos des événements de Hancock. Tous les détails du passé d'Honor - et de Young, elle l'admettait - avaient été exhumés et placardés en une de tous les journaux du Royaume, accompagnés d'analyses et d'hypothèses tout aussi détaillées, généralement inexactes et presque invariablement de mauvais goût. Chaque incident, chaque rumeur étayant leur hostilité faisaient maintenant les gros titres. Certaines éditions étaient même remontées à son enfance sur Sphinx, et une équipe de reporters particulièrement odieux avait coincé ses parents dans leur cabinet médical. Ils étaient entrés en se faisant passer pour des patients, puis avaient harcelé les deux docteurs Harrington -
et tous les membres de leur personnel qui passaient à leur portée - de questions personnelles jusqu'à ce que sa mère, excédée, appelle la police et porte plainte pour violation de la vie privée. Honor avait blêmi en l'apprenant et ne s'était guère calmée depuis, mais sa propre situation ne valait pas mieux. La moitié des journalistes de la planète infestaient désormais Héphaïstos et se terraient comme des lézaraignées sphinxiens dans les couloirs et les galeries du bassin de carénage, dans l'espoir qu'elle mette le pied à bord de la station.
Cette histoire l'atterrait. D'une part à cause de l'acharnement accablant dont elle faisait l'objet, mais surtout parce que les faits étaient rapportés de façon incroyablement partisane. Les médias traitaient cette affaire comme un combat de gladiateurs, comme si le procès de Young cristallisait d'une certaine façon toutes les angoisses du Royaume. La peur grandissante qu'inspirait depuis un demi-siècle la République populaire, le sentiment de défi et de victoire qui résultait des premières batailles et l'incertitude née de la présente crise politique semblaient s'être concentrés autour du procès... et d'elle-même. Reporters, analystes, intellectuels ou simples particuliers, tous choisissaient leur camp, et Honor Harrington se trouvait en plein milieu de la mêlée.
Elle ne s'étonnait pas de la façon dont les journaux d'opposition et les services de presse contrôlés par le cartel Hauptman l'invectivaient, mais les commentateurs pro-gouvernementaux qui s'étaient faits ses champions lui pesaient autant. Elle trouvait déjà affreusement embarrassant de se faire appeler « l'héroïne la plus courageuse du Royaume », mais au moins la moitié de ses partisans semblaient la considérer également comme une espèce de paladin lumineux destiné à stigmatiser
« l'opposition obstructionniste ». Les analystes politiques de tout poil avançaient que les chances du gouvernement Cromarty d'obtenir une déclaration de guerre dépendaient de l'issue du procès, et il y avait même eu de grandes manifestations devant le Parlement — pendant lesquelles certains avaient brandi sa photo !
Elle vivait un cauchemar : à l'instant où l'histoire s'était répandue, elle était devenue virtuellement prisonnière du Victoire. Elle avait promis à sa reine de ne pas commenter les accusations retenues contre Young; d'ailleurs, même sans promesse, Pavel Young était la dernière personne dont elle aurait eu envie de parler, indépendamment des circonstances. Elle répugnait autant à évoquer ses propres exploits comme un officier vaniteux et, de toute façon, elle avait toujours détesté —
et craint — les caméras.
Honor se débattait encore avec l'idée qu'elle pouvait être attirante. Paul Tankersley avait réussi à lui faire accepter intellectuellement qu'il avait raison : elle n'avait plus le visage banal et dur de son adolescence, il avait mûri en même temps qu'elle. Mais le traitement prolong nouvelle génération commençait si tôt que le processus de maturation avait pris des décennies, or Paul n'avait entrepris de la convaincre que depuis quelques mois. Cela ne pesait guère devant toute une vie passée à se considérer comme un vilain petit canard, et elle était encore loin de se juger « très belle », ainsi que le répétait Paul, bien que Nimitz lui ait prouvé sa sincérité en lui transmettant ses émotions. Honor ne se rappelait pas avoir aimé une seule photo d'elle-même, bi ou tridimensionnelle, et elle se raidissait encore lorsqu'on braquait un appareil vers elle.
Ce n'était pas juste, se dit-elle amèrement en envoyant balader un coussin à travers la cabine sans prendre la peine de quitter son siège. Elle n'aurait pas dû avoir à s'isoler pour éviter un troupeau de curieux imbus d'eux-mêmes, déterminés à faire d'elle l'élément majeur d'une confrontation politique qui menaçait la survie même du Royaume, dans le seul but d'augmenter leur audience ! Quant à ceux qui la décrivaient comme une espèce de manipulatrice machiavélique décidée à obtenir la tête de Young, comme si tout était sa faute à elle, son idée...
Un sourd feulement de Nimitz exprima sa colère en écho à la fureur d'Honor. Il se dressa sur ses pattes arrière, oreilles aplaties, griffes ivoire sorties, et elle leva la tête, repentante. Elle quitta son siège et le prit dans ses bras, lui fredonnant un air en le serrant contre elle, et la dangereuse tension du chat sylvestre se relâcha. Il émit un nouveau son, plus grognon que furieux cette fois, et elle mordilla gentiment son oreille dressée, puis se mit à rire lorsqu'il leva une main dotée de longs doigts pour lui tapoter la joue. Il lui caressa le visage tandis que leur lien télempathique transmettait à Honor son hostilité envers ceux qui lui menaient la vie dure, et elle le serra plus fort, enfouit son visage dans sa douce fourrure qui sentait le propre, tout en s'efforçant d'étouffer son ressentiment, pour le bien du chat comme pour le sien.
Les reporters qui la traquaient le traquaient aussi. Ils ne s'en rendaient peut-être pas compte (en admettant qu'ils s'en seraient souciés dans le cas contraire), mais son sens empathique le rendait particulièrement sensible à la mentalité de prédateur qui émanait du troupeau de journalistes. C'était une des raisons de l'isolement qu'elle s'imposait : encore une bruyante « conférence de presse » surprise – comme celle qu'on lui avait infligée la veille au boyau d'accès principal du Victoire – et le chat entrerait dans une fureur aux conséquences franchement déplaisantes... surtout pour les journalistes.
Les chats sylvestres étaient des âmes simples et sans artifices qui ne maîtrisaient pas complètement le concept de « réponse mesurée »; or, malgré leur petite taille, ils disposaient d'armes redoutables. Nimitz avait plus d'expérience des contacts humains que la plupart de ses congénères, mais Honor s'était néanmoins trouvée devoir retenir des deux bras un chat feulant, grimaçant et toutes griffes dehors tandis qu'elle s'efforçait de sortir de cette foule braillarde pour s'enfuir par le boyau. Et ce n'était pas tout, car Évelyne Chandler et Thomas Ramirez avaient doublé les gardes à l'extrémité de tous les boyaux d'accès du Victoire à l'instant où le procès de 'Young avait été annoncé. Les fusiliers d'Honor connaissaient Nimitz et, comprenant son angoisse, ils avaient couvert la retraite du commandant avec plus d'énergie que de tact. Ainsi, un reporter qui avait tenté de la suivre à bord souffrait maintenant d'éraflures, de contusions et de légers problèmes dentaires suite à sa «
collision accidentelle » avec la crosse d'un pulseur. Honor aurait sans doute dû infliger un blâme au propriétaire de l'arme mais, heureusement pour son sens du devoir, il régnait alors une confusion telle que les systèmes de surveillance de la galerie n'arrivaient pas à déterminer de quel fusilier il s'agissait... et, s'il y avait des témoins, elle n'avait aucune intention de les trouver.
Elle reposa Nimitz sur son juchoir et fit à nouveau le tour de la cabine. C'était ridicule. Elle était capitaine d'un vaisseau de Sa Majesté, pas un criminel en cavale !
Elle aurait dû pouvoir aller et venir sans...
Un carillon doux et clair résonna, et elle se tourna brusquement vers le sas avec une grimace qui ressemblait beaucoup trop à celles de Nimitz. Le carillon résonna de nouveau. Elle inspira profondément et brida sa colère inhabituelle. Après tout, se dit-elle avec un sourire fatigué, ce n'était pas comme si les journalistes pouvaient monter à bord du Victoire, ainsi qu'au moins l'un d'entre eux pouvait en témoigner.
Son sourire s'élargit et elle passa encore une fois la main dans ses cheveux, remettant un semblant d'ordre dans les boucles qui lui tombaient presque jusqu'aux épaules; puis elle appuya sur un bouton de l'intercom. « Oui ? » Sa voix de soprano était froide et polie, presque normale.
Le capitaine Tankersley, madame, annonça le fusilier, et les yeux d'Honor s'éclairèrent soudain de bonheur et de soulagement.
— Merci, soldat O'Shaughnessy », répondit-elle sans parvenir à dissimuler son plaisir; puis elle ouvrit le sas.
Tankersley franchit le seuil et s'arrêta, puis il se tendit en la voyant arriver. Le pas gracieux et allongé d'Honor était bien plus rapide que d'ordinaire, et le sas eut à peine le temps de se refermer derrière lui que déjà elle se réfugiait dans ses bras et soupirait de soulagement.
Elle le sentit vibrer d'un petit rire tandis qu'elle appuyait la joue sur son béret doux et chaud, et ses propres lèvres frémirent. Elle mesurait une bonne tête de plus que lui et ils avaient sans doute l'air un peu ridicules, mais elle s'en fichait complètement à cet instant.
« Tu verrais le monde qui campe dans la galerie, commença-t-il en lui caressant le dos et les épaules, tout en la serrant fort contre lui. Je crois qu'ils sont encore plus nombreux aujourd'hui qu'hier.
— Merci beaucoup », répondit-elle sèchement; elle le serra brièvement en retour avant de reculer pour l'attirer sur le divan à ses côtés. Il observa quelques instants son visage, puis se mit à rire doucement et posa la main sur sa joue droite.
« Pauvre Honor. Ils t'en font vraiment voir de toutes les couleurs, hein, chérie ?
— C'est un euphémisme ou je ne m'y connais pas. » Elle avait répondu sur un ton acerbe, mais la présence de Paul améliorait grandement son humeur. Elle prit sa main dans les siennes et s'adossa contre les coussins tandis que Nimitz bondissait de son juchoir sur le bras du divan. De là, le chat sylvestre à six pattes s'étala sur les genoux de Paul et posa le menton sur la cuisse d'Honor. Il émit un ronronnement sonore lorsque Tankersley entreprit de le caresser de sa main libre.
« Est-ce que tu suis tout ce cirque ? demanda Paul après quelques instants.
— Sûrement pas ! » grommela-t-elle. Il eut un sourire compréhensif et pressa gentiment sa main, mais son regard demeura sérieux.
« Ça ne s'arrange pas. Les journalistes à la solde de Nord-Aven et une certaine sous-espèce détestable de chroniqueurs parlementaires s'en mêlent - toujours en citant des "sources anonymes", évidemment. Ils essayent de présenter cette affaire comme une espèce de vendetta personnelle de ta part, tout en insinuant lourdement que Cromarty soutient le procès afin de punir l'Association des conservateurs pour avoir rompu avec le gouvernement sur la question de la déclaration de guerre. Alors que les conservateurs, de leur côté, n'ont agi qu'au nom de grands principes moraux, bien sûr.
— Magnifique. » Honor ferma les yeux et inspira profondément. «. Je suppose qu'ils ne parlent pas de ce que Young m'a fait, lui ?
— Certains services y font allusion, admit Tankersley. Mais pas les partisans de Young. Tu connais Crichton, l'analyste militaire préféré de la Fondation Palmer ? »
Honor acquiesça en faisant la grimace, et Tankersley haussa les épaules. « Il prétend que c'est Young la véritable victime parce que l'Amirauté essaye de le plomber depuis Basilic. Selon sa version -qu'il a dû facturer les yeux de la tête à Haute-Crête et Nord-Aven - le pauvre petit Young, à qui on avait fourgué un navire défectueux à Basilic, est devenu le bouc émissaire de l'Amirauté et du gouvernement Cromarty lorsqu'il a été forcé de rentrer pour réparer. Il semblerait que Young ne l'ait pas fait pour te piéger et que son inefficacité jusque-là dans ce poste n'ait en rien contribué à créer les problèmes auxquels tu as dû faire face. La véritable source de la dangereuse situation de Basilic, c'était la coupable négligence de l'Amirauté, qui n'y avait affecté que deux bâtiments - dont un à deux doigts de tomber en ruine.
— Oh, pitié ! coupa Honor. Le Sorcier n'avait pas vraiment de problèmes; quant à la réduction du détachement, c'était la politique de Janacek!
— Certes, mais tu ne t'attends pas à ce qu'ils admettent que les conservateurs en portent la responsabilité, si ? Surtout pas quand l'opposition tout entière te reproche encore à toi la façon dont le gouvernement a amendé la loi d'annexion après que la situation t'a explosé à la figure ! Tu as vraiment le don pour mettre les politiciens en rogne, mon amour... »
La voix de Paul traduisait trop de tendresse et d'amusement pour qu'elle proteste ou lui en veuille. Surtout sachant qu'il avait raison.
« Écoute, Paul, répondit-elle, si ça ne te fait rien, je préférerais ne pas en parler.
D'ailleurs, je préférerais même ne pas y penser - et à Young non plus.
— Pas de problème. » Sa réponse immédiate semblait si penaude qu'elle sourit et prit son visage à deux mains pour l'embrasser. Il se laissa aller, savourant le goût de ses lèvres, puis recula avec le sourire.
« D'ailleurs, je n'avais pas du tout l'intention d'en parler en arrivant. J'étais venu lancer une invitation.
— Une invitation ?
— Parfaitement. Tu as besoin de sortir de cette cabine, Honor. Tu aurais même besoin de quitter le Victoire et de laisser tout ça derrière toi pendant un certain temps. Et justement, efficace comme toujours, j'ai trouvé l'endroit parfait pour toi. Et sans aucun journaliste.
— Où ça ? s'enquit Honor. La station météo de l'île de Sidham ? »
Tankersley éclata de rire et secoua la tête. Située très au-dessus du cercle arctique de Sphinx, l'île de Sidham était sans doute le bout de terre techniquement habité le plus stérile, désolé et paumé des trois planètes habitables que comptait le système binaire de Manticore.
— Non, je ne nous crois pas désespérés à ce point. Mais il s'agit bien d'une île.
Qu'est-ce que tu dirais de faire un tour jusqu'à Kreskin ?
— Kreskin ? » Honor se redressa, l'air soudain absorbée. Kreskin était le principal terrain d'aviation de l'île de Saganami, site de l'Académie de la Flotte royale manticorienne.
« Exactement. Je peux déposer le plan de vol en mon nom, et tu sais bien que l'Académie te couvrira tant que tu resteras discrète. La presse ne saura même pas que tu es là et, franchement, tu as besoin de prendre un peu le soleil. Et puis (il désigna du pouce le planeur gravé sur une plaque dorée, déformée autrefois par la chaleur, qui trônait sur la cloison), tu me répètes depuis des mois que tu es très douée pour lu maniement des engins volants primitifs, non ?
— Mais non ! fit-elle, indignée.
— Ah bon ? » Il se gratta le menton, perdu dans ses pensées. «Alors ça devait être Michelle. Mais je me souviens très bien avoir entendu quelqu'un raconter fièrement que tu détenais le record absolu de l'Académie en planeur. Tu nies ?
— Mais non, évidemment, morveux. » Elle voulut lui enfoncer le coude dans les côtes mais il l'avait prévu et para l'assaut de son propre coude.
— J'ai peine à le croire, fit-il d'un air dédaigneux. D'après mes observations, les personnes petites et compactes sont plus efficaces dans les airs quand elles ne peuvent pas compter sur l'antigrav pour les soutenir. »
Honor se mit à rire à son tour. Paul était l'un des rares dans l'univers à pouvoir la taquiner sur sa taille sans l'irriter. S'agit-il d'un défi, capitaine Tankersley?
— Oh, non, pas un défi. Juste un petit affrontement amical histoire de vérifier qui est vraiment le meilleur. Évidemment, j'ai un certain avantage. Non seulement je suis une de ces personnes petites et compactes, mais je parie aussi que j'ai volé plus récemment que toi.
— Tu t'es entraîné à l'avance, hein? Tu ne sais pas que ça gâche le plaisir ?
— Tu parles comme un vrai barbare. Ça t'intéresse ? — Planeur ou motorisé ?
demanda-t-elle.
— Bah, les planeurs sont trop... trop passifs. Et puis, si nous les prenions, c'est toi qui aurais l'avantage, pas moi. Non, j'ai contacté Kreskin et ils nous ont réservé une paire de Javelots.
— Des Javelots ? » Le regard d'Honor s'éclaira de plaisir et Tankersley lui sourit. L'engin de perfectionnement connu sous le nom de Javelot constituait un anachronisme technique délibéré : il s'agissait d'un vieil avion au plan de sustentation à géométrie variable, privé d'antigrav mais doté d'une puissance incroyable. Petit et rapide, il présentait des courbes harmonieuses. Les instructeurs de l'Académie répétaient toujours qu'un vol en Javelot procurait plus de plaisir que le sexe. Honor n'était pas tout à fait d'accord, maintenant qu'elle connaissait Paul... mais elle admettait volontiers que le vol en Javelot venait juste après.
« Des Javelots, confirma Tankersley avant d'ajouter d'un air complice : et ils ont accepté qu'on se ravitaille en vol si nous décidons de rester un peu plus longtemps dans les airs.
— Mais comment as-tu fait pour obtenir un temps de vol pareil ? Il y a toujours une liste d'attente pour les Javelots !
— Oh, je pouvais citer le nom respecté d'un célèbre officier de la Spatiale.
Lorsque j'ai dit au contrôle de vol de Kreskin avec qui j'allais voler – après leur avoir fait jurer le plus grand secret, bien sûr – ils avaient hâte de dérouler le tapis rouge. »
Honor s'empourpra et il lui tapota le bout du nez d'un geste affectueux. « Alors qu'en dis-tu, dame Honor ? Tu veux jouer ?
— Tu parles que je veux ! » Elle souleva Nimitz en riant et le posa sur son épaule. « Viens, boule de poils, nous avons rendez-vous pour battre un prétentieux à plate couture ! »
CHAPITRE SEPT
Honor remit les gaz et appuya sur le palonnier tout en tirant le manche à balai afin de grimper presque à la verticale. Le hurlement des turbines jumelles faisait vibrer la cellule, et les nerfs artificiels de sa joue gauche reconstituée frémissaient d'un feu électrique tandis que l'accélération resserrait son poing autour d'elle. C'était une sensation étrange mais pas douloureuse, et elle regarda les icônes se modifier sur le viseur de son casque pendant que son champ de vision rétrécissait.
Paul tenait le rôle du « chat » dans leur jeu de poursuite par caméra, et elle étira les lèvres – le sourire aplati par l'accélération – en s'éloignant vivement de son engin. Elle l'avait pris en défaut cette fois, et elle attendit, observant l'affichage et comptant les secondes. L'avion de Paul releva le nez et s'engagea sur une trajectoire de poursuite. Elle fit demi-tour, appuya sur le manche à balai et amorça un plongeon vertigineux qui la fit flotter contre son harnais et la précipita vers la mer lointaine dans le mugissement des turbines.
Aucun simulateur, aucun bâtiment léger doté de générateurs de gravité, aucune pinasse avec son compensateur d'inertie et ses impulseurs ne procurait le plaisir sauvage et intense d'une telle expérience. Doté d'ordinateurs de bord simplistes et minimaux, le Javelot avait été conçu dans un seul et unique but : former des pilotes –
et Honor, en virant, poussa un cri de triomphe digne du plus fier rapace.
Elle s'élança au nord en configurant ses ailes pour la vitesse maximale, Paul à sa poursuite, et l'île de Saganami, site de l'Académie navale de la FRM depuis deux siècles manticoriens et demi, se mit à grossir sous le nez de l'avion comme une émeraude frappée par le soleil — et riche de souvenirs —tandis qu'elle s'en rapprochait à Mach 6.