Honor connaissait bien l'eau salée. Du lieu de sa naissance sur Sphinx, on voyait et on sentait l'océan Tannerman — mais l'aspirant Harrington n'en avait pas moins tardé à s'adapter à l'Académie. Elle s'était sentie anormalement légère sur ses pieds car il y régnait une gravité de vingt-cinq pour cent plus faible ; et puis l'île de Saganami se nichait à l'entrée du golfe d'Argent, or le bras de mer profond et scintillant qui reliait la baie de Jason à l'océan austral se situait vingt-six degrés sous l'équateur de la planète capitale, et si Manticore se trouvait au début de la zone du système stellaire où l'eau demeurait à l'état liquide, Sphinx n'y figurait que de justesse. La situation de l'Académie sur une île l'avait aidée, mais il lui avait fallu des semaines pour s'habituer à la chaleur permanente et débilitante.
Une fois passé ce stade, bien sûr, elle avait voulu trop en profiter. Elle se rappelait encore l'affreux coup de soleil qu'elle avait réussi à prendre malgré tous les avertissements. Cette expérience avait suffi, car le pauvre Nimitz — qui tentait encore de s'adapter au changement de climat — avait dû la subir avec elle à travers leur lien télempathique. Calmée et assagie, elle avait exploré son nouvel environnement avec plus de précaution, pour découvrir bientôt qu'elle prenait autant de plaisir à naviguer sur les eaux tropicales qu'à voguer sur les mers plus froides et rudes de Sphinx. Et les courants aériens ascendants rendaient la pratique de l'aile delta aussi plaisante — bien que moins traîtresse et excitante — que dans les Murailles de cuivre sphinxiennes. Nimitz et elle avaient passé des heures et des heures d'un précieux temps libre à s'élever au-dessus des magnifiques eaux bleues du golfe, en affichant un mépris raffiné pour les unités antigrav que les Manticoriens de naissance insistaient pour emmener à titre de précaution.
Son dédain pour l'antigrav avait inquiété certains instructeurs, mais l'aile delta était une passion planétaire sur Sphinx. Ses habitants mettaient un point d'honneur (aussi stupide, elle l'admettait, que la plupart des points d'honneur) à refuser toute assistance technologique, et Honor pratiquait parfaitement ce sport depuis l'âge de douze ans — ce qui expliquait peut-être en partie sa grande sensibilité kinesthésique
: elle savait toujours où elle se trouvait dans les airs, avec un instinct si sûr qu'un albatros sphinxien aurait pu le lui envier... et que les instructeurs de Saganami n'en étaient pas revenus.
La FRM entretenait une vaste marina de petits voiliers, et chaque aspirant, indépendamment de sa spécialisation finale, devait non seulement obtenir son brevet de planeur et d'aviation sur les vieux modèles, mais aussi un diplôme de navigation.
Sans compter le module de maniement d'antigrav. Les esprits chagrins pouvaient bien regarder cette exigence comme un retour au pas si bon vieux temps où les capitaines de vaisseaux stellaires chevauchaient les ondes gravitiques de l'hyperespace à l'instinct autant qu'à l'aide de leurs instruments, mais l'Académie tenait à cette tradition et Honor, comme la plupart des meilleurs pilotes de la Flotte, croyait fermement que cette pratique lui avait apporté en confiance et en connaissances des richesses qu'elle n'aurait acquises dans aucun simulateur —
sans parler du plaisir qu'elle y prenait!
En même temps, elle devait bien admettre que ses capacités à évoluer dans les airs, sa confiance et son plaisir à en faire la démonstration lui avaient plus d'une fois attiré des ennuis.
Cela ne partait pas d'une mauvaise intention, mais l'aspirant Harrington tendait à ignorer ses instruments et à se fier à son instinct, ce qui avait plongé certains instructeurs dans une fureur noire. Le major Youngman, qui dirigeait la marina d'une main de fer, ne lui avait pas posé trop de problèmes une fois qu'elles avaient appris à se connaître. Youngman, native de Gryphon, passait souvent ses vacances sur Sphinx pour, profiter de ce qu'elle appelait la « voile au long cours ». Après qu'elle eut personnellement vérifié les compétences d'Honor, elle l'avait nommée instructeur adjoint.
Il en était allé autrement pour l'école d'aviation. Avec le recul, Honor comprenait la réaction atterrée du lieutenant de vaisseau Desjardins quand elle lui avait déclaré, insouciante, qu'elle n'avait pas besoin d'instruments. Mais, plus jeune et impétueuse, elle s'était offusquée lorsqu'il l'avait clouée un mois au sol pour avoir ignoré les alertes météo et ses instruments lors d'un vol de nuit en planeur, au premier semestre. Ensuite il y avait eu son faux combat avec Henke en deuxième année, qui, elle le reconnaissait, avait un petit peu dérapé. Et puis, bien sûr, cette démonstration inopinée d'acrobaties au-dessus du parcours de la régate. Elle ignorait que le commandant Hartley gagnait à l'instant où elle avait croisé son voilier avant d'effectuer un « huit cubain », mais elle persistait à penser qu'il s'était montré plus irrité que l'incident ne le valait. Ce n'était pas sa faute si le contrôle de Kreskin avait oublié de restreindre l'espace aérien au-dessus de la régate. Et puis elle n'avait causé aucun dégât réel, après tout; elle était passée à au moins quarante mètres au-dessus de son mât, et c'était lui qui avait décidé de virer de bord.
Elle rit au souvenir du savon tonitruant que lui avait passé Hartley — bien qu'à l'époque il ne l'eût pas fait rire, ni l'impressionnante légion de mauvais points qui l'accompagnaient — puis vérifia ses icônes au déclenchement d'un signal d'alarme.
Paul se trouvait encore trop loin pour obtenir un verrouillage caméra, mais il se rapprochait. Elle regarda son icône perdre de l'altitude pour gagner de la vitesse, arquant sa trajectoire pour couper celle d'Honor, et elle sourit en ajustant une main sur le manche à balai tout en tendant l'autre vers la manette des aérofreins. Il n'était pas mauvais, certes, mais elle volait depuis assez longtemps pour reprendre l'initiative, et elle doutait qu'il s'attende à... ça!
Elle coupa les gaz, sortit les aérofreins et heurta violemment son harnais. La manœuvre la ralentit comme si elle venait de jeter l'ancre, les ailes se configurèrent automatiquement en position avancée tandis que sa vitesse tombait presque à zéro, et elle la diminua encore en amorçant une brusque boucle ascendante. Le Javelot menaçait de partir en vrille, les alarmes hurlaient... jusqu'à ce qu'elle rentre les aérofreins et renvoie la sauce vers ses turbines mugissantes. Une puissance insolente permit au Javelot de s'en tirer, et l'avion de Paul se trouva soudain devant elle au moment où elle effectuait le demi-tonneau final de l'immelmann. Elle avait perdu trop de vitesse pour rester derrière lui toutefois, et il faillit la semer... jusqu'à ce qu'il se lance à son tour dans une brutale ascension.
Honor eut un sourire carnassier et le suivit en ciseau ascendant, à pleins gaz.
Elle sentit un voile gris obscurcir sa vision et découvrit les dents pour s'accrocher.
Leurs engins étaient identiques, mais un Javelot pouvait dépasser les limites physiques de n'importe quel pilote, et elle tolérait bien mieux les g que lui. Elle en profitait sans complexe, restant dans son sillage et s'approchant plus qu'il n'aurait pu le faire, puis sa caméra aligna soudain l'icône de Paul sur le viseur.
Elle appuya sur la gâchette, le verrouillant sur son radar et capturant son empreinte sur la puce de score, puis elle vira à bâbord, fit un tour sur l'extrémité d'une aile et repartit par le même chemin avec un rire triomphant.
« Marin à Radoubeur. Il va falloir faire mieux si tu veux jouer dans la cour des grands ! »
Le luxueux salon d'attente était silencieux. Des flaques de soleil baignaient le parquet d'un or chaud et liquide, mais Honor le remarquait à peine. La joie intense de son vol avec Paul semblait un souvenir lointain, à demi oublié. Assise, muette et raide comme la justice, elle faisait semblant de ressentir le calme qu'elle affichait.
Pourtant elle ne trompait pas ceux qui la connaissaient, car Nimitz ne tenait pas en place. Il ne cessait de se lever du nid qu'il s'était ménagé sur la chaise d'à côté, tournant en rond comme pour localiser le point le plus moelleux du coussin avant de s'y lover à nouveau.
Elle se serait sentie mieux si on l'avait autorisée à parler avec n'importe lequel des douze officiers présents — des connaissances pour la plupart, et beaucoup d'amis. Mais le quartier-maître de l'Amirauté assis près de la porte n'était pas là que pour satisfaire leurs désirs. Les personnes appelées à témoigner devant une cour martiale de la Flotte royale n'avaient pas le droit de discuter à l'avance de leur témoignage. L'usage ne leur permettait donc aucune conversation avant la comparution, et la présence du quartier-maître leur rappelait leurs responsabilités.
Elle s'appuya un peu plus contre son dossier, posa la tête contre le mur derrière sa chaise et ferma les yeux en priant pour qu'ils se dépêchent.
Le capitaine Lord Pavel Young entra dans l'immense salle silencieuse, le regard fixé droit devant lui. Le capitaine du bureau du juge avocat général désigné pour assurer sa défense l'attendait, debout, pendant que son escorte de fusiliers lui faisait traverser le tapis écarlate. Une baie vitrée occupait un pan entier de la salle, baignant de lumière le lambris de bois précieux, et Young s'efforçait de ne pas cligner des yeux face à tant de luminosité, de peur que cette réaction involontaire ne soit mal interprétée. Il se détendit très légèrement, soulagé, en atteignant son siège, mais, s'il tournait le dos à la lumière, il faisait désormais face à la longue table supportant six sous-mains et autant de carafes d'eau glacée. Il sentait derrière lui le public silencieux et attentif; il savait son père et ses frères présents, mais il ne pouvait détourner son regard de la table. Un sabre étincelant — son sabre, l'arme réglementaire de son uniforme de parade — était posé devant le sous-main central : le symbole de son honneur et de son autorité en tant qu'officier de la Reine livré à la cour pour jugement.
Une porte s'ouvrit et il se mit au garde-à-vous tandis que la cour entrait, dans l'ordre inverse des préséances. Les juges les moins gradés restèrent debout près de leur siège en attendant que le président gagne sa place, puis ils s'assirent tous en même temps.
L'amiral de Havre-Blanc se pencha en avant, regarda des deux côtés de la table puis saisit le petit marteau à tête d'argent dont il frappa deux fois la cloche placée devant lui. Les notes flottèrent dans l'air saturé de soleil, puis des bruits de pieds et des crissements de chaises s'élevèrent tandis que l'assistance s'asseyait.
Havre-Blanc mit le marteau de côté, ouvrit son dossier papier, y posa les mains comme pour le retenir et parcourut la salle des yeux.
« L'audience est ouverte. »
Sa voix de baryton tomba dans le silence général et le remplit, puis il baissa les yeux vers les documents rassemblés devant lui.
Ce tribunal a été formé conformément aux règles et procédures fixées par le code de guerre et le manuel des cours martiales, sur ordre de Lady Francine Maurier, baronne de l'Anse du Levant, Premier Lord de l'Amirauté, agissant sur ordre de Sa Majesté la Reine et avec son autorisation, afin d'étudier les accusations et charges retenues contre le capitaine Lord Pavel Young, Flotte royale, commandant le vaisseau spatial de Sa Majesté Sorcier, suite à ses actes au cours d'un engagement contre des forces ennemies dans le système de Hancock. »
Il s'arrêta et tourna la première page, la posant soigneusement de côté avant de lever sur Young un regard bleu glacé. Son visage n'exprimait absolument aucune émotion, pourtant Young savait qu'il ne s'agissait que d'une objectivité de façade.
Havre-Blanc était l'un des partisans de l'autre salope, un de ceux qui la croyaient infaillible, et il goûta une haine amère en soutenant le regard de l'amiral.
« Accusé, levez-vous », fit posément Havre-Blanc. La chaise de Young gratta légèrement le tapis lorsqu'il la repoussa pour obéir et se dressa derrière la table de la défense devant ses juges.
« Capitaine Lord Young, cette cour doit vous juger en répondant aux questions suivantes.
» Question numéro un : le vingt-troisième jour du sixième mois, année deux cent quatre-vingt-deux après l'Atterrissage, faisant fonction de commodore de la dix-septième escadre de croiseurs lourds dans le système de Hancock suite à la mort au combat du commodore Stephen Van Slyke, avez-vous violé l'article vingt-trois du code de guerre en quittant la formation du groupe d'intervention Hancock-zéro-zéro-un, abandonnant l'action contre l'ennemi sans en avoir reçu l'ordre ?
» Question numéro deux : avez-vous ensuite violé l'article vingt-six du code de guerre en désobéissant à un ordre direct du vaisseau amiral du groupe d'intervention Hancock-zéro-zéro-un, sans tenir compte des ordres répétés de retour en formation
?
» Question numéro trois : les actes supposés aux questions un et deux ont-ils directement entraîné la mise en péril de l'intégrité du réseau de défense antimissile du groupe d'intervention Hancock-zéro-zéro-un du fait du retrait des unités placées sous votre commandement, qui a exposé les autres bâtiments du groupe d'intervention au feu nourri de l'ennemi, leur infligeant des avaries sérieuses et de lourdes pertes humaines ?
» Question numéro quatre : vos actes et leurs conséquences supposés aux questions un, deux et trois sont-ils preuve de lâcheté ?
» Question numéro cinq : les actes supposés aux questions un et deux constituent-ils un acte de désertion en présence de l'ennemi tel que le définissent les articles quatorze, quinze et dix-neuf du code de guerre et, en tant que tel, un acte de haute trahison selon le code de guerre et la Constitution du Royaume ? »
Young était blême, il le savait, lorsque Havre-Blanc acheva sa lecture et tourna une nouvelle page avec la même irritante circonspection, mais il serra les dents. Son cœur battait la chamade et son estomac formait un gros nœud, pourtant l'humiliation et sa haine pour la femme qui l'avait amené là lui donnèrent de la force.
« Capitaine Lord Young, vous avez entendu les chefs d'accusation, poursuivit Havre-Blanc de sa voix profonde et calme. Que plaidez-vous ?
— Non coupable pour tous les chefs, milord. » Le ténor de Young était moins retentissant qu'il ne l'aurait souhaité et il avait échoué à y introduire une nuance de défi, mais au moins sa voix n'avait pas tremblé.
« Nous en prenons note, répondit Havre-Blanc. Asseyez-vous, capitaine. »
Young reprit une fois de plus sa place et croisa les mains sur la table, leur imposant une étreinte forte pour calmer leur tremblement. Havre-Blanc fit un signe de tête au procureur, qui se leva à son tour.
« Mesdames et messieurs de la cour, commença-t-elle sur un ton formel, le ministère public compte prouver que l'accusé a bien commis les crimes énumérés lors de l'énoncé des chefs d'accusation. Il compte de plus démontrer... »
Young n'entendit pas la suite — c'était un choix délibéré, un acte de volonté. Il fixa ses mains croisées et sentit la haine et la peur bouillonner en lui comme de l'acide. Même à cet instant, il n'aurait su dire laquelle de ces émotions avait le dessus. Malgré le soulagement bruyant et la confiance qu'avaient affichés son père en apprenant la composition de la cour, il suffisait de quatre voix sur six pour le condamner. Et s'il était condamné, il mourrait. C'était la seule sentence envisageable pour les deux derniers crimes dont on l'accusait.
Pourtant, si grande fût sa terreur, la haine s'élevait jusqu'aux mêmes sommets, nourrie par le caractère dégradant et humiliant des charges. Même si on l'innocentait, son honneur demeurerait souillé. Une réputation de lâche le suivrait partout comme un murmure silencieux, quoi qu'il fît, et tout cela par la faute d'Harrington. Harrington, cette chienne qui l'avait humilié à l'Académie en rejetant ses avances, le ridiculisant devant ses amis. Harrington qui l'avait battu jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'une épave sanglante baignant dans ses larmes, la nuit où il l'avait surprise toute seule pour la punir comme elle le méritait. Qui avait survécu à tout ce que lui-même, sa famille et ses alliés avaient tenté pour faire dérailler sa carrière. Qui s'était couverte de gloire et l'avait fait passer pour un imbécile à Basilic, pour enfin sortir de Hancock comme l'héroïne du vulgum pecus alors qu'elle-même avait violé le code de guerre en refusant de passer le commandement à l'officier indemne le plus gradé ! Merde, elle était moins gradée que lui-même, pourtant on lui reprochait d'avoir désobéi à ses ordres — ses ordres illégaux !
Il s'étranglait de colère et serra un moment les poings jusqu'à faire blanchir ses articulations avant de parvenir à se calmer. Il sentait la sueur née de sa haine et de sa peur perler dans ses cheveux et au creux de ses bras. Il prit une profonde inspiration, s'imposa de rester bien droit et raide sur sa chaise pendant que le public et les charognards de la presse étaient pendus aux lèvres du procureur, et il serra les dents.
L'heure d'Harrington viendrait. D'une façon ou d'une autre, quelque part, quoi qu'il lui arrive, son heure viendrait, et elle paierait pour toutes les humiliations qu'elle lui avait infligées.
« ... conclut la déclaration liminaire de l'accusation, mesdames et messieurs », dit enfin le capitaine Ortiz. Havre-Blanc lui fit signe de s'asseoir, puis regarda le public installé derrière Young.
« Cette cour souhaite rappeler à toute l'assistance que l'accusé est présumé innocent tant que la validité des accusations n'aura pas été démontrée à la pleine satisfaction d'une majorité des juges. Toutefois, il ne s'agit pas d'un tribunal civil, et les membres de cette cour ne sont pas des juges au sens civil du terme. Tout comme les avocats de l'accusation et de la défense, nous avons un rôle actif à jouer dans la détermination des faits liés aux charges retenues contre l'accusé. De plus, nous devons envisager l'impact de ces faits non seulement sur l'accusé lui-même, mais sur la discipline et les capacités de combat de la Flotte royale. Si un membre de la cour devait poser une ou plusieurs questions à un témoin, cela ne constituerait pas une violation de l'impartialité judiciaire, mais l'affirmation de la responsabilité de la cour dans la découverte de toutes les facettes de la vérité.
De plus, la cour a conscience de l'intense intérêt que la nation porte à cette affaire. C'est d'ailleurs cet intérêt qui a poussé l'Amirauté à ouvrir les audiences au public et à y admettre les médias. Toutefois, la cour met en garde les représentants des médias sur ce point : ceci est un tribunal militaire et ils ne sont pas présents de droit, mais par un effet de notre tolérance. Cette cour ne souffrira pas qu'on éprouve sa patience ni qu'on viole la loi de défense du Royaume.
Les médias sont donc prévenus. »
Il parcourut les rangs de la presse de ses yeux bleus sévères dans un silence qui résonnait comme le cristal, puis s'éclaircit la gorge et leva le doigt à l'adresse du procureur.
« Très bien, madame le procureur. Vous pouvez appeler votre premier témoin.
— Merci, milord. » Le capitaine Ortiz se leva et regarda l'huissier. « Milord, l'accusation appelle pour premier témoin le capitaine dame Honor Harrington, comtesse Harrington. »
CHAPITRE HUIT
Le jury de la cour martiale pénétra dans la salle de conférence dédiée aux délibérations. Pas un mot ne fut échangé tandis que les juges dépassaient les fusiliers en faction devant l'unique porte de la pièce, et le léger claquement que produisit celle-ci en se fermant derrière eux parut assourdissant.
Le comte de Havre-Blanc s'assit en tête de table et l'amiral des verts Théodosia Kuzak en face de lui. Leurs subordonnés prirent les fauteuils qui flanquaient le plateau poli en bois doré local, deux de chaque côté, et il les regarda s'installer d'un oeil froid et inexpressif.
C'était Kuzak qu'il connaissait le mieux. Pour des raisons personnelles, l'amiral à la tignasse rousse entretenait depuis sa sortie de l'Académie sa réputation d'officier strict, sans humour et croyant en la discipline; ses yeux verts et ses traits sévères lui donnaient d'ailleurs souvent un air froid qui s'alliait bien à cette image. Sauf, songeait Havre-Blanc avec affection, pour ceux qui connaissaient la femme que ce masque dissimulait. Théodosia et lui étaient amis depuis l'enfance – et, une fois, brièvement, ils avaient été beaucoup plus. Il traversait alors une période difficile : il avait dû se résoudre à accepter les blessures de sa femme comme réelles et permanentes, car aucun miracle médical ne lui permettrait jamais plus de quitter son fauteuil roulant. Il ne portait aucune responsabilité dans l'accident, mais il n'avait pas été là pour l'empêcher; un sentiment de culpabilité et un chagrin insupportable le minaient tandis qu'il la regardait se transformer en un fantôme fragile de la femme magnifique qu'il avait aimée. Une femme qu'il aimait toujours, mais avec laquelle il ne pourrait plus jamais avoir de relation physique. Théodosia avait compris qu'il ne pouvait plus faire face, qu'il avait besoin de réconfort — ni plus ni moins — de la part d'une personne dont il savait qu'il n'aurait jamais à remettre l'intégrité en cause. Et il ne s'était pas trompé.
Le vice-amiral des verts Rexford Jurgens, à la gauche de Kuzak, était complètement différent : bâti d'un bloc, trapu, il affichait sous des cheveux couleur sable une expression toujours belliqueuse, plus prononcée encore ce jour-là que de coutume. Ses yeux marron clair semblaient des volets. Il n'avait pas l'air d'un homme placé devant une décision, mais plutôt de celui qui a déjà décidé et se prépare à défendre sa position contre tous.
L'amiral des rouges Hemphill, la plus gradée après Kuzak, restait plus difficile à déchiffrer malgré toutes les années que Havre-Blanc et elle avaient passées à s'affronter. Aussi pâle que Kuzak, Sonja Hemphill était une belle femme aux cheveux blonds et aux yeux frappants, bleu-vert. Mais là où le visage de Théodosia dissimulait souvent la femme, la détermination qui faisait la force de Hemphill tendait ses traits et lui donnait un air dogmatique aussi vrai que nature. De vingt ans la cadette de Havre-Blanc, avec bien moins d'ancienneté que lui, elle s'était pourtant vite fait un nom dans les centres de recherche et développement, et menait la «
jeune école », adepte d'une « nouvelle pensée tactique » fondée sur les équipements — alors que le comte était le chef incontesté de l'école historique. Il respectait à la fois son courage personnel et ses compétences dans certains domaines, mais ils ne s'étaient jamais entendus et leurs divergences professionnelles aggravaient seulement leur antipathie naturelle. Leurs affrontements avaient pris des dimensions mythiques ces quinze dernières années et, cette fois, il avait d'autres motifs d'inquiétude : elle était cousine de Sir Edward Janacek, héritière de la baronnie de Bas-Dehli et, comme Jurgens, spirituellement affiliée à l'Association des conservateurs.
Le troisième membre féminin de la cour, le commodore Lemaître, présentait un contraste marqué avec Théodosia Kuzak — et pas un simple contraste physique.
Les cheveux et la peau foncés, mince comme un lévrier, des yeux marron intenses, elle rayonnait d'énergie tendue et à peine maîtrisée. Autre membre de la « jeune école », Lemaître n'en faisait pas moins une excellente théoricienne tactique, bien qu'elle n'eût jamais commandé en situation de combat. C'était également, malgré une personnalité difficile, un administrateur de talent. Havre-Blanc soupçonnait son soutien pour la jeune école de découler moins d'une analyse rigoureuse de ses mérites que des liens que sa famille entretenait avec le parti libéral, antimilitariste et fondamentalement méfiant envers toute tradition; toutefois, ses compétences la promettaient sous peu au grade de vice-amiral. Elle le savait, hélas, et il lui manquait la qualité qui rendait Hemphill supportable. Si Sonja était dure en affaires, ne connaissait pas la pitié et se montrait excessivement sûre des mérites de ses théories techniques et tactiques préférées, elle se reconnaissait volontiers faillible.
Pas Lemaître. Elle était absolument convaincue non seulement de sa propre droiture, mais de la supériorité des idées qu'elle choisissait d'honorer de son soutien, et il avait vu ses narines s'évaser lors de la comparution du capitaine Harrington.
L'honorable Thor Simengaard, capitaine de vaisseau, était l'officier le moins gradé de cette cour, et aussi le plus massif. Sa famille avait émigré de Sphinx deux siècles T plus tôt, mais elle était originaire de Quelaven, un monde ancien, colonisé avant le conflit final sur la vieille Terre et l'interdiction dans toute la Galaxie de la pratique consistant à modifier génétiquement les colons en fonction de leur destination. La montagne de muscles de Simengaard culminait à un peu plus de deux mètres de haut, couronnée par une chevelure si noire qu'elle faisait mal aux yeux. Son teint brun cuivré mettait brillamment en valeur ses yeux étonnants, couleur topaze, et ses traits doux et bienveillants dissimulaient un homme au moins aussi têtu que Jurgens était ouvertement belliqueux.
Présider cette assemblée n'aurait rien d'une partie de plaisir, se dit Havre-Blanc.
« Très bien. » Il brisait enfin le silence, et cinq paires d'yeux se tournèrent vers lui. « Nous connaissons tous les règlements, et je pense que nous avons tous étudié les notes de procédure du JAG ainsi que la formulation spécifique des chefs d'accusation. » Il promena son regard autour de la table jusqu'à ce que tous aient acquiescé. La façon même dont certains hochèrent la tête clamait bien haut qu'ils avaient déjà pris leur décision, en dépit de l'insistance du règlement sur un «
jugement réfléchi Il se laissa aller contre son dossier, croisa les jambes, posa les coudes sur les bras du fauteuil et joignit les mains.
« Dans ce cas, poursuivit-il paisiblement, mettons-nous au travail. Nous avons entendu les preuves, mais, avant d'ouvrir la discussion, il faut admettre que notre décision – quelle qu'elle soit – va faire l'effet d'une bombe politique. »
Lemaître et Jurgens se raidirent, et Havre-Blanc sourit sans humour. Il était interdit d'introduire la politique dans les décisions d'une cour martiale. En effet, on avait exigé de chaque officier un serment solennel selon lequel il rendrait une décision apolitique, sur la seule base des preuves fournies, et il était sûr que Kuzak et Simengaard avaient juré de bonne foi.
Il avait également la certitude que ce n'était pas le cas de Jurgens, et l'expression de Lemaître semblait pour le moins révélatrice. Hemphill, toutefois... Il ne pouvait se prononcer dans le cas de Sonja. Elle soutint simplement son regard et, si elle pinçait les lèvres, ses yeux bleu-vert ne cillèrent pas.
« Je ne suggère pas que l'un ou l'autre d'entre nous pourrait utiliser sa voix dans un but partisan », reprit-il. Après tout, il devait rester poli. « Néanmoins, nous sommes des êtres humains faillibles et je ne doute pas que nous ayons tous envisagé les ramifications politiques de l'affaire.
— Puis-je vous demander ce que vous voulez dire exactement, monsieur ? »
s'enquit le commodore Lemaître sur un ton raide. Havre-Blanc tourna vers elle ses yeux bleus et froids et haussa les épaules.
« Ce que je veux dire, commodore, c'est que chacun ici doit comprendre que nos concitoyens sont aussi conscients que nous tous de la dimension politique de l'affaire.
— En fait, vous suggérez que quelqu'un pourrait voter de façon partisane, on dirait, répliqua Lemaître, et, pour ma part, je n'apprécie pas ce soupçon. »
Havre-Blanc s'abstint prudemment de toute remarque sur qui se sent morveux, mais il sourit légèrement, soutenant son regard jusqu'à ce qu'elle rougisse et baisse les yeux vers son sous-main.
« Libre à vous, évidemment, d'interpréter mon intervention comme bon vous semble, commodore, dit-il au bout d'un instant. Je répéterai simplement que cette décision sera politiquement sensible, comme nous le savons tous, et que nous ne devrions pas laisser cet état de fait modifier notre perception des preuves. Cet avertissement et son expression font partie de mes responsabilités en tant que président de cette cour. Est-ce bien compris ?
Nouveaux hochements de tête. Jurgens, toutefois, paraissait avoir avalé une couleuvre. Lemaître, quant à elle, n'acquiesça pas, et le regard de Havre-Blanc se durcit.
« J'ai demandé si c'était compris, commodore », répéta-t-il doucement. Elle grimaça comme s'il l'avait pincée, puis hocha la tête avec colère. « Bien, fit-il sur le même ton avant de regarder les autres. Dans ce cas, messieurs dames, préférez-vous voter une première fois sans débat ou commencer par une discussion liminaire des accusations et des preuves ?
— Je ne vois pas l'utilité d'un vote, monsieur. » Jurgens avait répondu du tac au tac, comme si, prêt à l'assaut, il n'attendait que ça. Il continua d'une voix irritée, sur un ton brusque, presque théâtral. « Toute la liste des accusations se fonde sur une interprétation illégale du code de guerre. Elles ne peuvent donc être justifiées. »
S'ensuivit un moment de silence absolu. Même Hemphill et Lemaître avaient l'air sonnées, et le masque neutre de Kuzak glissa suffisamment pour laisser transparaître son mépris. Havre-Blanc se contenta de hocher la tête en faisant la moue, puis il fit pivoter son fauteuil de droite à gauche et de gauche à droite.
« Peut-être pourriez-vous développer cet argument, amiral, dit-il enfin, et Jurgens haussa les épaules.
— On accuse Lord Young d'avoir rompu l'engagement de sa propre initiative puis rejeté l'ordre de revenir en formation. Qu'il s'agisse ou non d'une description exacte de ses agissements – et qu'il ait en cela fait preuve ou non de discernement –
ne change rien au fait qu'il avait légalement le droit d'agir ainsi. L'amiral Sarnow était blessé et incapable d'assumer le commandement, et tous les autres officiers généraux du groupe d'intervention étaient déjà morts. Il faisait désormais fonction de commandant de l'escadre de croiseurs lourds, et sa responsabilité consistait à prendre les mesures que lui jugeait nécessaires en l'absence d'ordres contraires de la part d'une autorité compétente. Il a peut-être pris une très mauvaise décision, mais il avait légalement le droit de la prendre, et aucune autre interprétation n'a de sens.
— N'importe quoi ! » La voix caverneuse de Thor Simengaard n'exprimait que brutal mépris. « Le commandement tactique appartenait toujours au Victoire, et il n'avait absolument aucun moyen de savoir que Sarnow était blessé !
— Nous ne parlons pas de ce que Lord Young savait ou ignorait. » Jurgens fusilla le capitaine du regard mais, malgré son grade inférieur, Simengaard ne cilla pas. « Nous examinons les faits, poursuivit l'amiral. Et le fait est que Lord Young était plus ancien en grade que la femme qui lui a ordonné de revenir en formation. Dans ces conditions, rien ne l'obligeait à obéir à des ordres qu'Harrington n'avait d'ailleurs pas le droit de lui donner.
— Suggérez-vous qu'elle ait donné de mauvais ordres, amiral ? » s'enquit Théodosia Kuzak d'une voix glacée et menaçante. Les épaules de Jurgens s'agitèrent une fois de plus.
« Sauf votre respect, amiral, leur qualité n'affecte en rien leur caractère illégal.
— Et le fait que l'amiral Sarnow, l'amiral Danislav, l'amiral Parks, une commission d'enquête indépendante et la commission générale de l'Amirauté les aient approuvés en termes clairs et forts n'affecte pas non plus cette affaire ? » La voix calme et mesurée de Kuzak dégoulinait de vitriol, et Jurgens s'empourpra.
« Encore une fois, sauf votre respect, non, dit-il simplement.
— Juste un instant, mesdames et messieurs. » La main levée de Havre-Blanc coupa la réplique de Kuzak, et tous se tournèrent vers lui. « J'avais prévu que quelqu'un pourrait soulever ce point, reprit-il une fois qu'il eut toute leur attention, et j'ai demandé au juge avocat général de le traiter pour moi. » Il posa un bloc mémo sur la table et l'alluma, mais il soutenait le regard de Jurgens au lieu d'observer le petit écran. « Cette situation particulière ne s'était jamais présentée mais, d'après le vice-amiral Cordwainer, les précédents sont clairs. Les actes d'un officier doivent être jugés selon deux critères. Premièrement, en fonction de la situation réelle au moment de ses actes; deuxièmement, en fonction de la situation qu'il croyait réelle d'après les informations dont il disposait. L'amiral Jurgens a raison de dire que, dans les faits, l'amiral Sarnow était blessé. Toutefois, de la même façon, Lord Young pensait que l'amiral avait encore le commandement et que Lady Harrington, son capitaine de pavillon, avait le pouvoir de lui donner des ordres. Dans ce cas, pour autant qu'il le sût, son refus d'obéir à ses instructions répétées constituait un acte d'insubordination face à son supérieur légal ou faisant fonction. Cela, d'après l'amiral Cordwainer, justifie la formulation des chefs d'accusation. Il est accusé, non pas d'avoir désobéi au capitaine Harrington, moins gradée que lui, mais d'avoir ignoré les ordres du vaisseau amiral qui, pour autant qu'il le sût, avait parfaitement le droit de les donner.
— Foutaises ! cracha Jurgens. C'est de la langue de bois, du parler d'avocat !
Ce qu'il savait ou non ne peut pas changer les faits !
— Ce qu'il savait ou non constitue les faits dans le cas présent, monsieur, répondit brusquement Simengaard.
— Ne soyez pas stupide, capitaine ! » Lemaître s'exprimait pour la première fois, et ses yeux sombres lançaient des éclairs. « On ne peut pas condamner un officier qui a agi dans les limites de la loi parce qu'un autre officier lui a caché une information vitale. Le capitaine Harrington devait transférer le commandement quand l'amiral Sarnow a été blessé. Qu'elle s'en soit abstenue fait d'elle la coupable, pas de lui !
— Et, d'après vous, à qui au juste aurait-elle dû transférer le commandement, commodore ? demanda Kuzak. L'officier indemne suivant dans la chaîne de commandement était le capitaine Rubenstein, mais, d'après son propre témoignage sous serment, sa section communications avait subi des dégâts tels qu'ils empêchaient l'exercice du contrôle tactique depuis son bâtiment.
— Alors elle aurait dû le transférer au capitaine Trinh, riposta Lemaître. Les capacités de com de l'Intolérant demeuraient intactes, et Trinh était le plus ancien en grade après le capitaine Rubenstein.
— L'Intolérant essuyait également un feu nourri, tout comme le groupe d'intervention dans son entier, répondit Kuzak d'un ton froid et clinique. La formation se trouvait dans une situation tactique plus désespérée qu'il m'a jamais été donné d'en voir. Toute confusion dans la chaîne de commandement à cet instant aurait pu mener à la catastrophe, et dame Honor ne pouvait pas savoir quelle connaissance Trinh avait alors de la situation. Dans ces conditions, elle a fait preuve d'un bon sens extrêmement solide en refusant de risquer de désorganiser le commandement du groupe d'intervention à ce moment. Qui plus est, ses décisions ont mené l'ennemi tout droit dans les filets des renforts dirigés par l'amiral Danislav et forcé quarante-trois navires ennemis à se rendre. Les actes du capitaine Young, d'un autre côté, en disent long sur ce que lui aurait fait à sa place. »
La lèvre de Kuzak se releva en une moue méprisante, et Lemaître comme Jurgens s'empourprèrent. Le phénomène était plus net sur le visage pâle et semé de taches de rousseur de Jurgens, mais celui du commodore se fit plus sombre que jamais.
« Même si le capitaine Harrington était un parangon de toutes les vertus militaires – ce dont je me permets de douter, madame –, elle s'est tout de même arrogé une autorité qui ne lui appartenait pas devant la loi. » Lemaître martelait chaque mot avec une précision furieuse. « Lord Young n'était légalement –
légalement, madame – pas tenu d'accepter son autorité, d'autant qu'il était plus ancien en grade qu'elle. Les détails de la situation tactique ne peuvent pas peser sur la loi.
— Je vois. » Kuzak observa le commodore sans passion pendant quelques instants puis esquissa un sourire. « Dites-moi, commodore Lemaître, quand avez-vous vous-même exercé un commandement tactique en situation de combat pour la dernière fois ?
Le teint sombre de Lemaître pâlit. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais Havre-Blanc frappa sèchement des doigts sur la table; les autres se tournèrent brusquement vers lui encore une fois. Il arborait une expression dure.
« Permettez-moi de souligner, mesdames et messieurs, que les actes de Lady Harrington ont été approuvés au plus haut niveau. Elle n'est pas, n'a pas été et ne sera pas accusée de manœuvre illégale. »
Sa voix profonde et mesurée était aussi dure que son visage. Lemaître serra les dents et détourna les yeux, Jurgens émit un grognement moqueur, mais Sonja Hemphill resta murée dans son silence.
« Cela posé, cette cour a sans nul doute le droit d'envisager les conséquences que ses décisions peuvent avoir eues sur celles de Lord Young. Puisque ce cas ne s'est jamais présenté auparavant, nous devons, comme de nombreuses cours martiales, créer un précédent. Les indications du juge avocat général sont claires : la vision que l'officier a de la situation constitue une base acceptable pour juger ses actes. Certes, cet argument sert en général à la défense plutôt qu'à l'accusation, mais cela ne signifie pas qu'il ne vaille que dans un sens. Que nous l'appliquions ou non à cette affaire, et comment, dépend de nous. C'est dans cette perspective – et dans celle-là uniquement – que les décisions de Lady Harrington et la façon dont Lord Young les a comprises sont pertinentes. Cette cour s'en tiendra à les examiner sous ce jour.
— S'agit-il d'un ordre, monsieur ? demanda Jurgens entre ses dents.
— Il s'agit d'une instruction du président de la cour, répondit froidement Havre-Blanc. Et, si vous n'êtes pas d'accord, vous pouvez bien sûr signifier votre désapprobation par écrit. Vous avez même le droit de vous retirer de la cour si vous le souhaitez », ajouta-t-il en découvrant les dents pour un sourire sans humour.
Jurgens lança au comte un regard noir mais n'en dit pas plus. Havre-Blanc patienta un moment puis se radossa.
« Pouvons-nous reprendre la discussion ? » fit-il. Sur quoi Kuzak acquiesça vigoureusement.
« D'après moi, voici les points importants. D'abord, le vaisseau amiral n'avait pas transmis le commandement et, en conséquence, dame Honor était dans l'esprit de Young habilitée à lui donner les ordres qu'elle a énoncés; ensuite, de son propre chef, il a retiré unilatéralement le soutien de son escadre au groupe d'intervention à un moment critique; et, enfin, il a refusé les instructions du vaisseau amiral lui intimant de revenir en formation bien que tous les autres bâtiments sous ses ordres se soient exécutés. Je crois l'enregistrement parfaitement clair. Il a paniqué, s'est enfui et n'a pas stoppé sa fuite même après que les autres unités de l'escadre eurent regagné la formation.
— Donc vous prétendez les accusations justifiées de A à Z, n'est-ce pas ? »
Jurgens parlait sur un ton bien plus caustique qu'un vice-amiral ne se le permettait jamais devant un amiral, et Kuzak le regarda comme s'il s'agissait d'un insecte particulièrement répugnant.
« Je crois que c'est en effet ce que j'ai dit, amiral Jurgens, fit-elle froidement. Si vous préférez une formulation plus claire, toutefois, je crois qu'il a agi de façon aussi méprisable que lâche et que, si jamais officier a déserté en présence de l'ennemi, c'est bien Pavel Young. Est-ce assez clair pour vous, amiral? »
Jurgens prit une teinte pourpre et fit mine de se lever. Havre-Blanc s'éclaircit alors la gorge.
« Pas d'échanges personnels, mesdames et messieurs. Vous prenez part aux débats d'une cour martiale, pas à une querelle de chiffonniers. Nous pouvons assouplir les règles de politesse et ne pas tenir compte des grades afin de permettre une discussion et des décisions libres, mais vous devez respecter un minimum de courtoisie militaire. S'il vous plaît, ne me forcez pas à le répéter. »
Jurgens se rassit lentement, et un silence à la fois fragile et morose s'ensuivit.
Havre-Blanc le laissa durer quelques instants avant de reprendre :
« Quelqu'un souhaite-t-il porter d'autres arguments à la connaissance de la cour ? » Personne ne répondit, et il haussa imperceptiblement les épaules. « Dans ce cas, messieurs dames, je propose que nous procédions au vote. Veuillez indiquer votre position sur les formulaires placés devant vous. »
Des stylets grattèrent le papier, qui bruissa lorsque chacun plia son formulaire pour le faire passer en tête de table. Havre-Blanc les rassembla en un petit tas puis les ouvrit un par un, et son sang se figea car le résultat confirmait ses craintes.
« Résultat : coupable pour tous les chefs d'accusation : trois. Innocent pour tous les chefs d'accusation : trois. » Il leva les yeux avec un petit sourire. « J'ai l'impression que nous allons rester ici un moment, messieurs dames. »
CHAPITRE NEUF
Dans le salon d'attente, Honor Harrington s'appuyait sur le dossier de son fauteuil, les yeux fermés, et faisait semblant de dormir. Elle doutait de tromper quiconque et savait pertinemment que Paul Tankersley en tout cas n'était pas dupe.
Nimitz, masse douce et chaude, pesait sur ses genoux, et le sens télempathique du chat sylvestre lui transmettait les émotions de Paul, assis près d'elle. Elle avait senti son inquiétude grandir à mesure que les heures s'allongeaient, et l'appréhension de Paul n'avait fait que renforcer la sienne, mais elle lui était reconnaissante de bien vouloir la laisser en paix, lui épargnant les propos rassurants et bien intentionnés qu'un autre lui aurait infligés.
Ça prenait trop de temps. Dès l'instant où elle avait appris la composition de la cour, elle n'avait redouté qu'une chose, et chaque seconde de cette attente douloureuse avivait sa crainte. L'avertissement de la reine quant aux considérations politiques qu'elle ne pouvait éluder lui revenait en mémoire et la brûlait comme de l'acide sur une plaie ouverte. Si les juges ne parvenaient pas à une décision, ce serait presque pire qu'un acquittement, se dit-elle, malheureuse. Une façon pour Young de s'en tirer, d'afficher une fois de plus la protection que lui fournissait l'influence familiale, et elle n'était pas sûre de pouvoir le supporter.
La salle de conférence ne sentait pas vraiment la sueur et la haine lasse, pensa Havre-Blanc, mais on avait quand même l'impression que le climatiseur avait jeté l'éponge. Non qu'il le blâmât : les féroces ondes négatives des dernières heures auraient achevé n'importe quel objet inanimé assez malchanceux pour y être exposé.
Il s'appuya contre le dossier de la chaise, sur lequel pendait sa veste, et frotta ses yeux douloureux en s'efforçant de dissimuler sa déception alors que le débat s'enferrait une fois de plus dans un silence houleux. Pour tout dire, le terme de «
débat », avec tout ce qu'il impliquait de discussions et d'arguments raisonnés, ne convenait peut-être pas. Les membres de la cour – lui compris, admettait-il avec lassitude – n'avaient manifestement pas l'intention de céder sur le moindre détail.
Conscient de sa position de président, il avait laissé Kuzak et Simengaard batailler contre Jurgens et Lemaître. Sonja Hemphill en avait encore moins dit que lui (en fait, elle n'avait quasiment pas pris la parole malgré son grade élevé), mais les deux autres avaient plus que compensé son silence et elle avait systématiquement voté comme eux. Huit consultations supplémentaires avaient eu lieu sans que les bulletins changent en rien, et une migraine sourde battait à ses tempes.
« Écoutez, dit-il enfin, nous débattons depuis des heures, et personne n'a seulement évoqué les preuves présentées ou les témoignages. » Sa voix exprimait toute la fatigue qu'il ressentait malgré ses efforts pour la rendre énergique. «
Quelqu'un dans cette salle remet-il en question les faits tels qu'ils ont été présentés par l'accusation?
Nul ne répondit, et il baissa la main dans un soupir.
« C'est bien ce que je pensais. Ce qui signifie que nous bloquons, non sur ce que Lord Young et Lady Harrington ont fait ou pas, mais sur les paramètres à appliquer à notre décision. Nous n'avons pas avancé d'un centimètre.
— Et je ne crois pas que nous avancerons... monsieur. » Jurgens s'exprimait désormais d'une voix enrouée, mais il croisa le regard de Havre-Blanc d'un air de défi. « Je soutiens et persisterai à soutenir que Lord Young a agi dans les limites autorisées par le code de guerre, ce qui ôte tout sens à cette procédure.
— Je suis d'accord », ajouta le commodore Lemaître. Kuzak et Simengaard semblaient à deux doigts de commettre un meurtre, mais Havre-Blanc leva de nouveau la main avant qu'aucun d'eux n'ait pu parler.
« Peut-être bien, amiral Jurgens, dit-il, mais je doute sérieusement qu'une autre cour partage votre avis. Si nous sommes incapables de rendre un verdict, l'Amirauté devra forcément réunir une autre cour – dont la décision se fera très probablement contre Pavel Young.
— Comme vous dites, monsieur, peut-être bien, répondit Jurgens. Je ne puis voter qu'en conscience, sur la base de ma propre interprétation de la loi.
— Sans égard aux conséquences politiques sur l'effort de guerre, amiral. C'est cela ? » Havre-Blanc aurait voulu se couper la langue en s'entendant le dire, mais il était trop tard. Le regard de Jurgens s'enflamma comme si les mots cruciaux venaient enfin d'être prononcés.
« J'ai prêté serment de juger cette affaire sur la base des preuves et de mon interprétation du code de guerre, monsieur, lança-t-il presque méchamment. Les implications politiques sont hors de propos. Toutefois, puisque vous en parlez, je qualifierai ce procès tout entier de machination politique. Son but est de condamner Lord Young au peloton d'exécution à la seule fin d'aider une cabale de politiciens et d'officiers supérieurs – qui comptent bien en retirer un avantage politique – à satisfaire la soif de vengeance personnelle du capitaine Harrington!
— Quoi ? » Thor Simengaard se leva à demi, fusillant son supérieur du regard, ses énormes poings cramponnés au bord de la table comme pour la réduire en miettes.
Tout le monde le sait, capitaine, railla Jurgens. Harrington déteste Young depuis leur passage à l'Académie. Maintenant c'est la chouchoute du peuple et elle se trouve enfin en position de l'achever à travers ce simulacre de cour martiale. Et certains officiers supérieurs (il fixait Simengaard, refusant de regarder Havre-Blanc) sont prêts à adopter n'importe quel jargon juridique pour lui offrir sa tête sur un plateau et mobiliser l'opinion publique contre l'opposition. Eh bien, moi, en tout cas, je ne m'y prêterai pas ! »
Un son inarticulé montait de la gorge de Simengaard, mais la voix tranchante de Lemaître l'interrompit.
« Vous venez de soulever une excellente question, amiral Jurgens. » Elle tourna son regard noir vers Simengaard. « Et j'ajouterai que le choix du capitaine Harrington comme porte-drapeau du gouvernement dans cette affaire me gêne. Il me gêne beaucoup. Son dossier démontre clairement qu'il s'agit d'une tête brûlée, une femme vindicative – et pas seulement envers Lord Young, capitaine. Je n'ai pas besoin de vous rappeler qu'elle a agressé un envoyé de la Couronne à Yeltsin, ni qu'elle a tenté d'assassiner des prisonniers de guerre à sa charge dans le même système. Sa tendance à l'insubordination et son arrogance sont également bien établies. Dois-je vous rappeler son témoignage devant la commission de développement des armements, un témoignage qui constituait une attaque directe contre l'amiral Hemphill en tant que présidente de la commission ? »
Sonja Hemphill grimaça et leva la main, pour la laisser retomber tandis que Lemaître continuait à cracher sa colère et son épuisement.
— Cette femme est un danger public ! Et je me moque de savoir qui a pu approuver sa conduite à Hancock ! Personne n'est au-dessus de la loi, capitaine Simengaard, personne, et j'ai l'intention, à l'issue de cette cour martiale, de demander au juge avocat général, de ma propre initiative, d'ouvrir une enquête sur son comportement afin d'étayer une éventuelle accusation de mutinerie suite à son usurpation effrontée du commandement à Hancock !
— Je soutiendrai cette requête, commodore », renchérit Jurgens. Simengaard et Kuzak explosèrent à l'unisson.
Havre-Blanc se tassa sur sa chaise, atterré par les conséquences de sa maladresse. Les quatre officiers se penchaient sur la table, grade oublié, et vociféraient, emportés par leur fureur. Seule Sonja Hemphill demeurait assise et silencieuse, l'air écœurée, tandis que la solennité propre à une cour martiale s'évaporait.
Le comte secoua la tête comme un boxeur épuisé, puis se leva et abattit ses deux poings aux articulations blanchies sur la table comme des marteaux.
« Silence! »
Son cri secoua la pièce et les adversaires se retournèrent comme un seul homme pour le regarder.
« Assis ! » Ils hésitèrent et il retroussa les lèvres en un rictus hargneux. « Tout de suite ! » aboya-t-il, et cette explosion les enfonça dans leurs chaises comme un coup de poing.
— Maintenant, vous allez tous m'écouter, poursuivit-il d'une voix glaciale et trop mesurée, parce que je ne me répéterai pas. Le prochain qui élève la voix dans cette salle, d'un côté ou de l'autre, pour quelque raison que ce soit, et sans considération de grade, je le fais sanctionner pour conduite inconvenante ! C'est clair ? » Un silence tendu répondit à leur place. Il prit une profonde inspiration et s'imposa de se rasseoir.
— Ceci est une cour martiale. Peu importent nos opinions et nos désaccords, nous allons nous comporter en officiers supérieurs de la Flotte royale et non comme un ramassis de délinquants juvéniles. Si vous n'êtes pas capables de respecter les rudiments de la politesse au cours d'une conversation normale, j'imposerai des règles de procédure parlementaire et autoriserai chacun de vous à prendre la parole à son tour. »
Kuzak et Simengaard étaient confondus, honteux, et Lemaître avait l'air effrayée. Seul Jurgens soutint le regard noir du comte sans frémir, et son visage ne montrait aucun relâchement.
« Sauf votre respect, amiral de Havre-Blanc, fit-il avec un effort évident pour parler d'une voix égale, délibérer ne sert plus à rien. Nous n'atteindrons pas de décision. En dépit des vœux de certains membres de la cour, ils n'obtiendront pas de vote condamnant Lord Young. Je pense que, en tant que président, il ne vous reste qu'une seule option.
— Ah oui, amiral Jurgens ? Et quelle serait donc cette unique option ? » Un calme mortel émanait de la voix de Havre-Blanc.
— Annoncer que nous n'avons pas pu aboutir à un verdict et recommander l'abandon de toutes les poursuites.
— Leur abandon? » Simengaard étrangla sa réponse incrédule, presque un cri, et Jurgens hocha brusquement la tête sans jamais quitter Havre-Blanc des yeux.
« Leur abandon, oui. » Il n'essaya pas de cacher sa joie triomphante. « Comme vous l'avez fait remarquer, amiral, la situation politique est difficile. Décider de rejuger Lord Young ne ferait qu'aggraver la crise. En tant que président de cette cour, vous avez le droit de formuler les recommandations de votre choix, mais la décision sera prise à un plus haut niveau, et je doute que le duc de Cromarty remercie l'Amirauté si elle poursuit l'affaire. Dans ces conditions, vous ne pouvez rien faire de plus constructif que de déconseiller un nouveau procès. Une telle recommandation, émanant du Service, fournirait au gouvernement une porte de sortie, un gracieux prétexte pour abandonner les poursuites afin que le duc de Cromarty – et l'opposition
– puissent oublier l'affaire et s'occuper de la guerre. »
Furieux, Havre-Blanc serra les dents à s'en faire mal en percevant la satisfaction malsaine qu'exprimait le ton de Jurgens. Le masque tombait enfin, il ne faisait même plus semblant, car il visait cette issue depuis le début.
« Un instant, amiral de Havre-Blanc. » La voix de Théodosia Kuzak, aux accents d'hélium liquide, frémissait tant il lui coûtait de brider sa colère. Elle fixait Jurgens d'un regard de jade glacé.
« Amiral Jurgens, vous avez vu les preuves. Vous savez, aussi bien que nous tous dans cette pièce, que Pavel Young a paniqué et qu'il s'est enfui. Qu'en désertant il a exposé ses camarades – d'autres membres du Service de la Reine –
au feu ennemi, et que des dizaines, probablement des centaines d'entre eux en sont morts. Vous le savez. Oubliez cette histoire d'hostilité de la part de Lady Harrington ou envers elle. Oubliez la lettre de la loi et la façon dont Young voyait la situation. Il a trahi son serment et ses camarades, et ils le savent. Cette cour a une mission bien plus importante que de déterminer simplement sa culpabilité ou son innocence.
Certes, les fines nuances de la loi et les tactiques juridiques rusées ont peut-être leur place dans un procès civil, mais nous formons une cour militaire. Nous sommes aussi chargés de protéger la Flotte de Sa Majesté en y assurant la discipline et en protégeant son moral et sa capacité de combat. Vous savez quelles seront les conséquences à grande échelle si la Flotte découvre que nous refusons de punir un acte de lâcheté flagrant, vous le savez forcément. Êtes-vous en train de nous dire, sachant tout cela, que vous demeurez prêt à des manœuvres spécieuses et autres pressions politiques pour sauver un minable comme Young du peloton d'exécution ?
Bon sang, Jurgens ! Vous ne voyez pas ce que vous faites ? »
Jurgens détourna les yeux et ses épaules se voûtèrent. Kuzak se tourna vers Lemaître et Hemphill.
« Vous ne voyez donc pas ? » Elle n'était plus furieuse, elle les suppliait. «
Êtes-vous tous les trois prêts à rester sans réagir et à laisser cette souillure à notre uniforme et notre honneur impunie ? »
Le commodore Lemaître s'agita sur sa chaise et imita Jurgens dans son refus de soutenir le regard de Kuzak, mais Sonja Hemphill leva la tête. Elle parcourut la table du regard puis croisa les yeux de l'amiral d'un air de défi.
« Non, amiral Kuzak, fit-elle doucement. Je ne suis pas prête à la laisser impunie. »
Jurgens se redressa brusquement. Lemaître et lui se tournèrent vers Hemphill, l'air incrédule, et Jurgens inspira pour protester. Mais Hemphill les ignora, reporta son regard sur Havre-Blanc, et ses lèvres ébauchèrent un sourire en lisant la même surprise dans ses yeux.
« Je ne voterai pas favorablement en réponse aux chefs d'accusation entraînant la peine de mort pour Lord Young, monsieur. » Elle parlait à voix basse, mais ses mots claquèrent dans le silence. « Qu'il se soit légalement trouvé dans son droit en refusant les ordres de Lady Harrington ou qu'il ait été tenu par sa vision de la situation de les accepter n'affecte en rien cette décision. »
Elle s'arrêta et Havre-Blanc hocha lentement la tête. Cette simple phrase pouvait bien être interprétée comme un abandon de l'impartialité qu'elle avait juré de maintenir, mais, au moins, elle avait l'honnêteté d'admettre la vérité. Contrairement à Jurgens et Lemaître.
« En même temps, je ne permettrai pas qu'un homme comme Lord Young échappe à tout châtiment, poursuivit-elle de la même voix égale. Légaux ou non, ses actes sont inexcusables. J'ai donc un... compromis à vous proposer. »
On frappa à la porte du salon d'attente. Honor bougea dans son fauteuil, étonnée de constater qu'elle s'était effectivement endormie, puis elle ouvrit les yeux.
Elle tourna la tête et un quartier-maître de l'Amirauté inexpressif, portant un brassard de la cour martiale, lui rendit son regard depuis le seuil.
« La cour se réunira de nouveau dans dix minutes, mesdames et messieurs », annonça-t-il. Il se retira, et elle l'entendit à peine frapper à une autre porte à travers le tonnerre soudain de son propre pouls.
Les spectateurs étaient moins nombreux, mais les témoins, libérés de leur isolement formel après leur témoignage, complétaient les rangs. Le public tout entier semblait en mouvement et se déversait en quête de places. Même Honor, pourtant avantagée d'habitude par sa haute taille, n'y voyait pas clairement; elle se raccrochait désespérément à la main de Paul. Elle avait beau détester ce signe de faiblesse, elle ne pouvait pas s'en empêcher, et, sur son épaule, Nimitz était tendu et frémissant. Ils se frayèrent laborieusement un chemin le long de l'allée centrale et elle eut soudain peur de regarder les juges qui avaient déjà regagné leur place derrière la longue table.
Paul et elle trouvèrent deux chaises et s'assirent, puis elle prit une profonde inspiration. Elle leva les yeux vers la cour —et inspira brusquement, le soulagement lui faisant l'effet d'un coup de couteau.
L'amiral de Havre-Blanc était assis bien droit et silencieux, le sabre de Pavel Young sur son sous-main, la garde pointée vers lui.
Elle sentit son corps se mettre à trembler, entendit le murmure des voix enfler soudain comme d'autres remarquaient la position du sabre, et un son étranglé monta sur sa droite. Elle se tourna vers sa source et pinça les lèvres en découvrant l'homme monstrueusement obèse dans son fauteuil antigrav médicalisé. Le visage gras du comte de Nord-Aven avait pris une teinte blanche, terreuse, et ses yeux exprimaient sa surprise. Les deux jeunes frères de Young flanquaient le fauteuil de leur père et arboraient un visage presque aussi pâle que lui. Au fond de son coeur, quelque chose lui disait qu'elle aurait dû ressentir de la pitié pour Nord-Aven, que, si méprisable soit-il, Young demeurait son fils. Mais elle ne pouvait pas. Pire peut-être, elle n'en avait même pas envie.
Il y eut un autre remous, puis les notes claires de la sonnette retentirent lorsque Havre-Blanc la frappa du petit marteau.
« L'audience peut reprendre », déclara l'amiral avant d'adresser un signe de tête aux fusiliers en faction devant la porte latérale. L'un d'eux la franchit et toute la salle retint son souffle. Puis la porte se rouvrit et Pavel Young entra, escorté par ses gardes.
Son visage barbu se contracta. Il s'efforçait manifestement de conserver une expression indifférente, mais des tics agitaient ses joues et des perles de sueur brillaient sur son front. Honor se dit alors que, si l'attente lui avait personnellement semblé une torture, Young avait dû la vivre comme un avant-goût de l'enfer, et elle fut choquée de la satisfaction que cette réflexion lui procurait.
Young la vit à peine. Il gardait les yeux fixés droit devant, comme si en les maintenant dans cette position il pouvait retarder de quelques secondes l'inévitable.
Mais il atteignit alors la table de la défense et se tourna vers les juges sans pouvoir différer davantage. Son regard tomba sur le sabre et son cœur cessa de battre.
L'arme était pointée vers lui. Vers lui ! Un flot de terreur le submergea soudain tandis qu'il assimilait cette simple et horrible information.
Il se sentit trembler et voulut se maîtriser, mais n'y parvint pas. Il ne put non plus empêcher sa tête de se tourner ni se retenir de regarder par-dessus son épaule.
L'air paniqué et implorant, il croisa le regard de son père, dont l'expression de frayeur et d'impuissance furieuse le poignarda de terreur. Il détourna les yeux, et même la haine qu'il ressentit en voyant son ancien second assis à côté d'Harrington (et la main dans la main avec cette chienne !) ne put pénétrer la gangue de glace qui emprisonnait son âme.
« Que le prisonnier se tourne vers la cour. »
La voix froide de Havre-Blanc rompit le silence, et Young tourna brusquement la tête par simple réflexe mécanique. Il déglutit, essayant de ne pas flancher sous l'effet du désespoir, et Havre-Blanc s'éclaircit la gorge.
« Capitaine Lord Young, vous avez été jugé par cette cour martiale sur les motifs retenus contre vous. Êtes-vous prêt à entendre son verdict ? »
Il déglutit à nouveau, puis une troisième fois, dans un effort pour humidifier sa bouche desséchée : l'angoisse liée à cette procédure formelle et interminable lui écorchait les nerfs. C'était comme une torture raffinée, pourtant il ne pouvait y échapper, et un dernier sursaut de fierté lui donna la force de répondre.
« Oui. » Il prononça le mot d'une voix rauque mais distincte, et Havre-Blanc acquiesça.
« Très bien. Au premier motif retenu, à savoir que vous avez violé l'article vingt-trois du code de guerre, cette cour, à quatre voix contre deux, vous déclare coupable. » Quelqu'un gémit derrière lui — son père, pensa-t-il — et ses mains se serrèrent de chaque côté de son corps pendant que la voix profonde de Havre-Blanc débitait sa litanie sans passion, comme au jour du Jugement dernier.
« Au deuxième motif retenu, à savoir que vous avez violé l'article vingt-six du code de guerre, cette cour, à quatre voix contre deux, vous déclare coupable.
» Au troisième motif retenu, à savoir que vos actes ont exposé d'autres unités du groupe d'intervention à de graves avaries et pertes humaines, cette cour, à quatre voix contre deux, vous déclare coupable.
» Au quatrième motif retenu (malgré son immense désespoir, Young entendit la voix de Havre-Blanc changer), à savoir que vos actes constituaient une preuve de votre lâcheté, cette cour, se prononçant par trois voix en faveur de la condamnation et trois en faveur de l'acquittement, n'a pas pu aboutir à un verdict. »
Un chœur d'inspirations bruyantes et incrédules monta dans la salle, et Young frémit sans y croire. Ils n'ont pas pu aboutir à un verdict? Ça...
« Au cinquième motif retenu, continua Havre-Blanc du même ton inexpressif, à savoir que vos actes constituaient le crime de désertion en présence de l'ennemi tel que le définissent les articles quatorze, quinze et dix-neuf du code de guerre, cette cour, se prononçant par trois voix en faveur de la condamnation et trois en faveur de l'acquittement, n'a pas pu aboutir à un verdict.
Pavel Young sentit l'espoir renaître. Pas de verdict. Ils n'avaient pas réussi à se décider sur les deux seuls chefs d'accusation qui comptaient vraiment, les seuls susceptibles de l'envoyer devant le peloton d'exécution ! Un courant électrique parcourait ses nerfs et le son de sa propre respiration résonnait dans ses narines.
« Que nous n'ayons pas pu aboutir à un verdict, fit platement Havre-Blanc, ne signifie pas que nous vous acquittons, mais l'accusé bénéficie de la présomption d'innocence. En conséquence, la cour n'a pas d'autre choix à cet instant que de renoncer à vous poursuivre sur les chefs d'accusation quatre et cinq. »
Honor Harrington se tenait raide et immobile sur sa chaise, paralysée par un sentiment d'horreur qui avait grandi parallèlement au soulagement de Pavel Young.
Encore une fois. Il s'en était sorti encore une fois. Les trois premiers chefs d'accusation ne suffiraient même pas à lui faire perdre l'uniforme — pas avec le pouvoir que détenait sa famille. Il recevrait un blâme et vivrait sur une demi-solde, ça oui. Comme l'avait promis la baronne de l'Anse du Levant, il se retrouverait au ban de la Flotte et ne reprendrait jamais le service actif, mais ça n'avait pas d'importance.
Il avait échappé à sa propre exécution et battu le système là où cela comptait vraiment, car l'Amirauté n'engagerait pas de nouvelles poursuites dans un climat politique si divisé, et elle eut envie de vomir quand le relâchement soudain des épaules de Young lui apprit qu'il avait compris la même chose.
L'amiral de Havre-Blanc parlait encore, pourtant il ne s'agissait que de bruit privé de sens. Elle était là, assise, pétrifiée dans cet instant d'écœurement. Mais soudain le bruit privé de sens redevint phrase, et elle sentit la main de Paul se serrer sur la sienne comme une griffe.
« ... il appartient à cette cour, disait Havre-Blanc, de décider de la sentence à vous appliquer en fonction des crimes dont vous avez été reconnu coupable. À une majorité des deux tiers, sans tenir compte des votes sur les chefs d'accusation quatre et cinq, cette cour considère que votre conduite au cours de la bataille de Hancock traduit une négligence coupable et une faiblesse de caractère qui dépasse de loin le seuil acceptable chez un officier de la Flotte de Sa Majesté. Cette cour ordonne donc, par quatre voix contre deux, que l'accusé, capitaine Lord Pavel Young, soit dépouillé de ses grade, droits, privilèges et prérogatives en tant que capitaine de la Flotte royale manticorienne et destitué de manière infamante en tant qu'indigne de porter l'uniforme, jugement exécutoire sous trois jours à compter d'aujourd'hui.
» L'audience est levée. »
Les notes cristallines de la sonnette retentirent une fois de plus. Elles frappèrent Honor comme des éclairs purificateurs mais firent une tout autre impression à Pavel Young. Pire qu'une exécution. Un congé délibéré, comme si on le jugeait trop méprisable, trop petit pour valoir qu'on le fusille. Elles lui disaient qu'on ne lui avait épargné l'exécution que pour lui faire subir la disgrâce d'une expulsion officielle du Service et le réduire à un objet de mépris pour le reste de sa vie.
Il chancela, blême, saisi d'une horreur d'autant plus douloureuse qu'il avait cru un moment échapper à sa propre destruction. Un silence de mort régnait parmi les spectateurs sonnés, mais il y devinait déjà les premiers commentaires sur sa déchéance, et son âme frémit à l'avance de ces murmures qui enfleraient bientôt.
Puis il sursauta : une alarme électronique stridente résonnait derrière lui.
Il n'arrivait pas à la situer. Le temps d'un, deux, trois battements de cœur, il l'entendit sans la reconnaître, puis il se retourna brusquement, comprenant soudain.
L'alarme médicale hurlait, éprouvant ses nerfs, et, incapable de bouger, il regarda le comte de Nord-Aven s'effondrer mollement sur lui-même dans son fauteuil roulant médicalisé.
CHAPITRE DIX
« Mon Dieu. »
Le murmure de Paul Tankersley mêlait incrédulité et stupéfaction, et Honor, la tête posée sur son épaule comme sur un oreiller, modifia légèrement sa position pour en découvrir la raison. La FRM se mettait en quatre pour assurer le confort des commandants de ses croiseurs de combat, et ses quartiers à bord du Victoire étaient donc plus spacieux et bien plus luxueux que ceux de Paul sur Héphaïstos. Allongés dans son grand lit, tendrement enlacés, ils se sentaient encore moites, un brin exaltés, et rayonnaient de plaisir partagé.
Pourtant ce n'était pas le plaisir qui avait amené le commentaire de Paul. Il s'était déjà éloquemment exprimé à ce sujet – bien que sans recourir à des mots. Il regardait à présent le dernier reportage en provenance d'Arrivée, l'air assez impressionné.
« Je n'arrive pas à y croire, dit-il au bout d'un moment. Regarde ça, Honor !
— Je ne préfère pas. » Elle ferma les yeux et respira son odeur forte et chaude tout en goûtant la texture de ses longs cheveux, coincés entre sa joue droite et l'épaule de son compagnon. « Je ne suis pas mécontente qu'ils courent après quelqu'un d'autre, mais Young ne m'intéresse pas tant que ça. Moi, il ne m'ennuiera plus. Franchement, c'est tout ce qui m'importe dans son cas.
— Un petit peu étroit de ta part, mon amour, lui reprocha gaiement Paul. Il s'agit d'un moment historique. Tu connais beaucoup d'hommes, toi, qui se font casser et héritent d'un titre de comte en trois minutes chrono ? »
Honor eut une grimace dégoûtée et ouvrit les yeux au moment où l'écran du terminal de chevet cessait de diffuser des séquences de reportage sur les dernières manifestations devant le Parlement pour montrer un lumineux plateau d'HV. L'écran plat ne rendait pas les riches détails dimensionnels comme un bon holoviseur et le son était coupé, mais elle reconnut Minerva Prince et Patrick DuCain, animateurs de
« Sous le feu », ainsi que leurs invités. Sir Edward Janacek et Lord Hayden O'Higgins étaient deux anciens Premiers Lords de l'Amirauté aux convictions fort divergentes, et le décor du jour reflétait les mêmes lignes de fracture politique que le choix des invités : deux immenses holos de Pavel Young et d'Honor se faisaient face. Elle n'avait pas besoin du son pour deviner le sujet du débat, mais Paul augmenta le volume et elle grimaça.
« ... quelle mesure, selon vous, cela affecte-t-il l'équilibre à la Chambre des Lords, Sir Edward ? » demandait DuCain. Janacek haussa les épaules.
« Très difficile à dire, Pat. Je ne crois pas que la situation se soit jamais présentée. Lord Young – excusez-moi, le comte de Nord-Aven – doit entrer à la Chambre, ça ne fait aucun doute. L'issue de ce procès l'embarrassera certes politiquement, mais c'est un pair, et la loi s'exprime clairement à ce sujet. Cela signifie que l'équilibre entre les partis demeurera inchangé et, franchement, vu le verdict ouvertement partisan de cette cour martiale, je ne crois pas...
— Partisan ? intervint O'Higgins. Foutaises ! Ed, on ne peut pas dire que la cour ne représentait qu'un parti, et elle a voté pour casser Young aux deux tiers des voix !
— Mais bien sûr qu'elle était partisane ! répliqua Janacek. Peut importe le vote, la cour a été constituée – sous la présidence d'un officier qui est à la fois le frère du ministre des Finances et l'un des plus fervents soutiens du capitaine Harrington – à seule fin d'embarrasser l'opposition. De nombreuses irrégularités se sont produites à Hancock, et pas toutes du fait de Lord Young... du comte de Nord-Aven. Pour tout dire, certains d'entre nous demeurent convaincus que la cour n'a pas jugé le bon capitaine, et si vous pensez un seul instant que l'opposition acceptera passivement cet affront, vous commettez une grave erreur. Le duc de Cromarty et son gouvernement peuvent pratiquer une politique partisane en cette heure de crise s'ils le souhaitent, mais croyez bien que l'opposition leur en fera rendre compte !
— Suggérez-vous que la composition de la cour ait été truquée, Sir Edward? »
s'enquit Minerva Prince. Janacek allait répondre mais il se ravisa, serra les lèvres et haussa un sourcil éloquent.
« N'importe quoi ! grogna O'Higgins. Sir Edward peut suggérer tout ce qu'il veut, mais il sait aussi bien que moi qu'il ne peut se produire d'ingérence humaine dans le processus de sélection des juges pour les cours martiales ! Les ordinateurs de l'Amirauté les choisissent au hasard et la défense a le droit d'examiner les archives électroniques concernant tout le processus de sélection. S'il y avait la moindre entourloupe, pourquoi Young et ses avocats n'ont-ils pas fait révoquer les membres de la cour qui leur paraissaient suspects ?
— Eh bien, Sir Edward ? » demanda le massif DuCain. Janacek haussa les épaules d'un air irrité.
« Évidemment que la procédure n'était pas "truquée", admit-il à contrecœur.
Mais la décision d'engager un procès en cour martiale dans un climat si polarisé et défavorable témoigne d'un mépris total pour une procédure judiciaire raisonnée et des plus mesquines tactiques partisanes. On ne peut y voir que...
— Comment se fait-il, Sir Edward, intervint à nouveau O'Higgins, que tout ce que fait le gouvernement s'apparente à des manœuvres partisanes, alors que tout ce que tente l'opposition relève d'une haute conscience de l'État? Réveillez-vous et devenez réalistes avant que votre arrogance et votre bêtise ne vous coûtent vos douze derniers sièges à la Chambre des communes !
— Devons-nous en déduire que vous soutenez la position du gouvernement sur la question du procès et de la déclaration de guerre, Lord O'Higgins ? » demanda Prince, coupant court à toute réponse de la part de Janacek. O'Higgins haussa les épaules.
— Je soutiens sans nul doute la position du duc de Cromarty sur la déclaration de guerre. Mais je ne peux pas soutenir sa position sur le jugement en cour martiale de Lord Young parce que le gouvernement ne s'est pas exprimé sur ce point. C'est ce que j'essaye de faire entendre à mon cher collègue, qui semble un peu dur de la feuille. Il s'agissait d'un procès militaire, en application de la loi militaire, sur la base d'accusations retenues par une commission d'enquête réunie tout de suite après la bataille. Sans compter que l'un des trois membres apparemment pro-Young de la cour a dû apporter sa voix au verdict de culpabilité ainsi qu'au châtiment imposé.
— Qu'insinuez-vous par "pro-Young" ? lança Janacek, énervé. Suggérez-vous qu'il y aurait eu un complot destiné à le sauver ?
— Grand Dieu, non ! Vous ne pensez quand même pas que j'irais imaginer qu'un marché a été conclu, n'est-ce pas ?
— Quel genre de marché, Lord O'Higgins ? » intervint encore DuCain avec plus de hâte que d'élégance, avant que Janacek, cramoisi, n'éclate.
« Il me semble remarquable que Young ait été reconnu coupable de tout ce qu'on lui reprochait excepté les crimes entraînant la peine de mort, répondit O'Higgins d'une voix plus froide et beaucoup plus grave. Je le trouve d'autant plus frappant que les raisons énumérées pour son renvoi du Service ont été formulées précisément dans les termes qu'on aurait utilisés si ces crimes capitaux avaient été reconnus. Je ne suis qu'un simple citoyen aujourd'hui, mais, à mon sens, ces éléments laissent à penser qu'un des juges qui a voté pour l'acquittement estimait néanmoins Young coupable. Auquel cas, je suis troublé que celui-ci ou celle-là ait refusé de voter en son âme et conscience, car cela tendrait à exprimer le triomphe de la politique sur les preuves. Mais, au moins, il ou elle désirait son éviction de la Flotte et a eu le courage moral d'y veiller. Dieu merci ! Si un officier ayant fait preuve d'une telle lâcheté s'en tirait avec une tape sur les doigts, la Flotte...
— C'est monstrueux ! aboya Janacek. Mon Dieu... votre propre précieuse cour martiale a refusé de le condamner pour lâcheté ! Il a été sali et déshonoré, son père a succombé à une crise cardiaque lors de l'énoncé du verdict, ça ne vous suffit pas ?
Combien de temps comptez-vous encore le harceler ?
— Jusqu'à la saint-glinglin s'il le faut, dit froidement O'Higgins. C'est l'exemple le plus méprisable de...
— Comment osez-vous ? éclata Janacek. Je vous ferai...
— Messieurs, messieurs, je vous en prie ! » Prince agitait nerveusement ses mains manucurées, mais DuCain se contentait de mener une bataille perdue d'avance contre le fou rire, tandis que les deux anciens Premiers Lords s'invectivaient en ignorant la présentatrice. Et puis, soudain, les invités hurlants et leurs hôtes disparurent : le directeur des programmes passait une coupure commerciale.
Honor secoua lentement la tête puis se retourna pour lancer à Paul un regard assassin. Son amant irrespectueux se tordait de rire, et elle lui arracha la télécommande des mains. Elle éteignit le terminal et balança la télécommande sur sa table de nuit.
« Oh, c'est tellement drôle, Paul ! fit-elle d'un ton aigre. Ils ne cesseront donc jamais d'en parler ?
— Dé-désolé ! souffla Paul qui essayait désespérément de contrôler son fou rire, l'oeil sincèrement contrit. C'est seulement... » Il haussa les épaules, penaud, les lèvres frémissant d'un sourire rebelle.
« La situation a peut-être une forme de comique macabre, soupira Honor, mais j'ai horreur de ça. Horreur ! Et je ne peux toujours pas pointer le nez hors du vaisseau sans qu'un imbécile de journaliste me saute dessus !
— Je sais, chérie. » Son visage était redevenu sérieux et il la serra contre lui. «
Mais tu es coincée en cale de radoub, là où ils peuvent se planquer en t'attendant, du moins tant qu'Héphaïstos n'en aura pas fini avec le Victoire. Alors je crains que tu ne doives supporter leurs assauts jusqu'à ce que l'excitation retombe.
— Si elle s'y décide un jour, s'obstina Honor.
— Ça viendra. Ça date seulement d'hier, tu sais. Je crois que le sensationnel s'effritera beaucoup une fois qu'ils auront officiellement cassé Young.
— Tu l'espères, oui. Il reste encore son investiture à la Chambre des Lords et cette petite histoire de déclaration de guerre. Je... »
Honor s'interrompit car le sas de la cabine s'ouvrait en sifflant devant Nimitz. Il bondit au pied du lit et s'assit sur les pattes arrière, la tête inclinée de côté. Honor fronça les sourcils tandis qu'il tournait ses yeux verts et brillants vers elle. Leur nudité ne les gênait pas, ni Paul ni elle, car, si Nimitz se réjouissait visiblement pour eux, les amours humaines n'intéressaient pas les chats sylvestres. Il était donc là pour une autre raison.
Elle se concentra sur leur lien télempathique. Les chats sylvestres partageaient les émotions de leurs compagnons humains depuis toujours mais, pour autant qu'elle le sache, aucun autre humain n'avait jamais réussi à capter les émotions de son chat en retour. En tout cas, elle-même en était incapable de manière fiable jusqu'à cet événement, deux ans plus tôt, et sa réceptivité aux sentiments de Nimitz s'affinait encore. Le changement était un peu déstabilisant après quarante ans de vie commune, mais pas déplaisant. Toutefois, elle n'en avait fait part à personne.
Paul l'avait deviné, et elle soupçonnait Michelle Henke, James MacGuiness et ses parents d'en avoir fait autant. Personne d'autre ne savait, et elle se fiait à ces cinq-là pour garder son secret. Elle ne savait pas vraiment pourquoi il comptait tant à ses yeux, mais c'était ainsi.
Nimitz restait patiemment assis, les yeux plantés dans ceux d'Honor, pendant qu'elle s'efforçait d'interpréter son message. L'exercice n'était pas aisé car ils ne pouvaient échanger que des émotions et quelques très vagues images, mais elle s'entraînait depuis quelque temps et se mit soudain à rire.
— Quoi ? demanda Paul.
— Je crois que nous ferions bien de nous habiller, répondit Honor.
— Pourquoi ? » Paul se redressa sur ses coudes en haussant les sourcils. Elle se leva en souriant et saisit le kimono de soie que sa mère lui avait offert.
« Mac est sur le point de se décider à nous déranger, et je détesterais le choquer.
— Mac sait tout de nous, chérie, répondit ironiquement Tankersley. Il nous a couverts assez souvent. »
Honor eut un large sourire approbateur. Son intendant était deux fois plus vieux qu'elle et semblait parfois la prendre pour une adolescente imprudente, assez insouciante pour entrer dans un sas sans en vérifier la pressurisation. Il râlait, s'inquiétait et n'hésitait pas à la manipuler (toujours pour son bien, évidemment), mais se montrait aussi d'une discrétion exemplaire. Il se tenait au courant des visites de Paul et faisait en sorte de leur éviter tout dérangement, et elle lui en savait profondément gré. Et puis il était heureux pour elle, ce qui importait encore plus.
— Je sais bien qu'il connaît notre relation, fit-elle alors. Voilà le problème. Il craint que nous ne soyons... euh... occupés et, s'il m'appelle et que je n'accepte qu'une communication audio, il va se convaincre qu'il nous a interrompus. Alors habille-toi un peu, espèce d'exhibitionniste !
— Des ordres, des ordres, toujours des ordres », grommela Paul. Il attrapa un peignoir et se leva, puis rassembla ses cheveux derrière sa tête. Elle le regarda faire avec envie : les siens avaient enfin atteint une longueur suffisante pour en faire une queue de cheval (il lui fallait d'ailleurs adopter cette coiffure dès qu'elle portait un casque), mais le catogan de Paul était plus long et plus épais, bien qu'elle s'employât à remédier à la situation. Elle aimait tant enfouir son visage et ses doigts dans la chevelure de son amant qu'elle entendait bien en faire un exercice réciproque.
Elle se mit à rire et se regarda dans le miroir en passant une brosse dans ses cheveux soyeux. Ils bouclaient moins qu'avant, ou plutôt les boucles des pointes demeuraient, mais le corps de sa chevelure, à mesure qu'elle poussait, se contentait d'une élégante ondulation. Elle s'en réjouissait : elle avait craint un temps de devoir les porter à la façon de Michelle, or l'antique style « afro », ainsi nommé pour des raisons perdues dans les brumes de l'étymologie, aurait été un peu lourd à porter pour une personne de la taille d'Honor.
Elle sourit à nouveau à cette idée et replaça la brosse dans son espace de stockage. Elle venait de la ranger et de nouer la ceinture de son kimono lorsque le terminal sonna.
Tu vois ? » fit-elle d'un air suffisant. Elle accepta l'appel d'une pression sur un bouton. « Bonjour, Mac. Que puis-je pour vous ? »
À l'écran, MacGuiness sourit de l'entendre si joyeuse. Il se sentait manifestement soulagé de ne pas s'imposer à un moment délicat.
— Excusez-moi de vous déranger, madame, mais le capitaine Chandler m'a transmis deux messages pour vous.
— Ah ? » Honor haussa un sourcil et les engrenages de son cerveau se mirent à jouer : elle reprenait son rôle de commandant. « Quels messages, Mac ?
— Le premier n'est qu'une mise à jour du programme des réparations, je crois, envoyé par l'officier de port. Je ne l'ai pas consulté, bien sûr, mais le capitaine Chandler m'a assuré que cela pouvait attendre jusqu'au dîner. Je crains cependant que l'autre ne soit un peu plus urgent. Il émane de l'amiral de Havre-Blanc.
— L'amiral de Havre-Blanc ? » Honor se raidit, et MacGuiness hocha la tête. «
Présente-t-il un degré de priorité ?
— Non, madame. Mais, comme il provenait d'un officier général... »
MacGuiness haussa légèrement les épaules, et elle acquiesça. Les messages d'un amiral étaient forcément plus prioritaires que ceux d'aucun mortel.
— Compris, Mac. Ils sont dans le système ?
— Oui, dans votre boîte de réception, madame.
— Merci. Je les regarde tout de suite.
— Bien, madame. »
MacGuiness coupa la communication et disparut. Honor enfonça la touche de lecture, et l'écran se ralluma sur le visage d'Évelyne Chandler.
« Mac m'informe que vous n'êtes pas disponible, disait le second du Victoire, et l'information n'est pas assez urgente pour que je vous dérange, mais je me suis dit que vous aimeriez le savoir : nous avons enfin obtenu le feu vert pour le remplacement complet du graser six. »
Chandler jubilait, et le sourire d'Honor exprimait la même joie. Le graser six avait subi de graves dommages collatéraux au moment de la destruction du graser huit, mais les experts d'Héphaïstos prétendaient qu'on pouvait le « remettre à neuf ».
Cette réparation aurait eu l'avantage d'économiser environ quatorze millions de dollars – s'ils avaient raison. Dans le cas contraire, le HMS Victoire aurait bien pu se retrouver amputé de dix pour cent de sa bordée tribord lors de son prochain combat.
Ivan Rayiez, son ingénieur en chef, n'en démordait pas : il fallait remplacer le graser; alors Honor et Chandler l'avaient soutenu contre le vice-amiral Cheviot. Ça n'avait pas été sans mal, mais les conseils de Paul en coulisse avaient étoffé les arguments d'Honor, et ils avaient visiblement payé.
« L'officier de port a promis de s'y mettre dès demain », poursuivait Chandler.
Elle baissa les yeux comme pour vérifier ses notes, puis haussa les épaules. « C'est à peu près tout. Il dit aussi que le hangar d'appontement numéro un devrait à nouveau être opérationnel pour mercredi, presque une semaine plus tôt que prévu, ce qui nous enlève quelques épines du pied. D'une part, ça va énormément simplifier notre gestion de la circulation des petits bâtiments et, d'autre part, si la pressurisation des galeries est rétablie, nous n'aurons plus à nous soucier de l'étanchéité des réparations d'urgence pratiquées au niveau du CO. Du coup, les radoubeurs vont pouvoir travailler dans le compartiment sans combinaison, ce qui devrait encore nous faire gagner quelques jours. » Elle releva la tête et sourit. « Ils ne sont pas encore aussi rapides que les gars de Hancock, pacha, mais ils apprennent ! Chandler, terminé. »
« Bien, bien, bien ! Il était temps qu'on reçoive quelques bonnes nouvelles par ici, dit Honor avec un plaisir non dissimulé tandis que l'écran redevenait noir.
— Pardon ? » Paul passa la tête par le sas, derrière elle, dans un nuage de vapeur. « Tu me parlais ?
— Oui, je crois. » Honor lui lança un sourire par-dessus son épaule. Elle ne l'avait même pas entendu quitter la chambre, mais ça lui ressemblait bien. Il ne se mêlait jamais des affaires internes du Victoire et avait coutume de s'éclipser dès qu'elle devait s'occuper de la moindre information ressemblant de près ou de loin à une donnée confidentielle.
« Et de quoi ? s'enquit-il alors.
— D'après Évelyne, nous avons obtenu le remplacement du graser six, en fin de compte.
— C'est vrai ? Splendide ! Suis-je autorisé à penser que mon humble contribution à ton affaire y est pour quelque chose ?
— Ça ne m'étonnerait pas, mais, ce qui compte, c'est que l'amiral Cheviot a finalement dit aux rond-de-cuir inutiles du service expertise de se bouger les fesses et d'écouter les vrais marins, pour changer.
— Allons, allons, Honor ! Tu ne devrais pas parler comme ça des gars de l'expertise. Après tout, moi aussi j'ai fait ce boulot-là, et vous, les marins au long cours, avec vos esprits étroits et directs, vous ne pouvez pas imaginer les pressions auxquelles ils sont confrontés. Bien sûr, mes propres recommandations ne tenaient jamais compte de considérations aussi bassement matérielles que l'impact du coût sur les évaluations de rentabilité, mais peu de gens possèdent mon tempérament résolu et intrépide. La plupart des experts se tournent et se retournent toutes les nuits dans leur lit, baignant dans leur sueur, les mains crispées sur des bouteilles de tord-boyaux vides, futile écran contre les cauchemars que leur inspire la prochaine inspection. » Il secoua tristement la tête. « Ils n'ont vraiment pas besoin d'un commandant qui brandisse un dossier en béton pour qu'on dépense de l'argent sur son vaisseau.
— Pauvres petites choses. J'en pleurerais.
— Sois bénie, mon enfant. Pareille compassion t'honore. » Paul pouvait s'exprimer d'une voix incroyablement doucereuse quand il le voulait, et elle sourit en le voyant lever la main en signe de bénédiction. Mais une alarme retentit de l'autre côté du sas et il glapit d'un air inquiet : « Le signal de coupure de l'eau chaude ! Faut qu'j'y aille ! »
Il disparut à nouveau dans la vapeur avant que les capteurs qui avaient détecté son absence ne coupent la douche. Honor se mit à rire et appela le message suivant en enfonçant un bouton. L'écran s'alluma une fois de plus, et le visage de l'amiral de Havre-Blanc apparut devant elle.
« Bonjour, dame Honor, dit-il sur un ton formaliste. On vient de me notifier que la cinquième escadre de croiseurs de combat sera réaffectée à la Première Force à l'issue des réparations. Je me rends bien compte que vous n'avez pas encore reçu vos ordres en ce sens, mais je vous annonce que vous serez rattachée au groupe d'intervention numéro quatre. »
Honor se redressa et son regard s'illumina. Après les pertes subies à Hancock, elle avait craint que la cinquième escadre ne soit dissoute. Elle savait maintenant que cela n'aurait pas lieu. Quant à son rattachement au GI-4, il la placerait sous le commandement direct de Havre-Blanc.
« La notification officielle devrait vous parvenir d'ici demain, poursuivit l'amiral, et j'ai cru comprendre que l'amiral Mondeau prendrait la succession de l'amiral Sarnow. Évidemment, il vous faudra encore au moins quelques mois pour terminer les réparations et l'Amirauté cherche encore des bâtiments susceptibles d'étoffer l'escadre, je ne m'attends donc pas à l'arrivée imminente de Mondeau, mais je lui ai parlé, et elle compte maintenir le Victoire dans son rôle de vaisseau amiral. Vous allez donc être l'un de mes capitaines de pavillon, et j'ai voulu vous appeler pour vous souhaiter la bienvenue. »
La satisfaction d'Honor se manifesta par un immense sourire. Deux affectations à la suite en tant que capitaine de pavillon – et pour deux amiraux différents, qui plus est –, voilà qui représentait un grand compliment professionnel, et elle se réjouissait de servir sous les ordres de Havre-Blanc. Elle ne croyait guère aux propos rebattus des médias qui le décrivaient comme son protecteur secret. Cela ressemblait trop à une rumeur lancée par l'opposition pour miner le verdict de la cour martiale, mais elle le respectait beaucoup. Et le statut de commandant phare dont il jouissait au sein de la Flotte garantirait à l'escadre d'Honor une place au cœur de l'action une fois que la Chambre des Lords bougerait son gros postérieur collectif pour voter la déclaration de guerre contre Havre.
« Entre-temps, toutefois, continua l'amiral, j'apprécierais beaucoup que vous vous joigniez à moi pour dîner ce soir. Je souhaite discuter certains détails avec vous dès que possible. Rappelez-moi d'ici quatorze zéro zéro pour confirmer, merci.
Havre-Blanc, terminé. »
L'écran s'éteignit et Honor s'assit sur le lit en se frottant le bout du nez. Le ton de l'amiral avait changé sur la fin. Elle n'aurait pas su identifier ce changement ni en deviner le sens, mais il était là. Une certaine... prudence ? Inquiétude ? En tout cas, ça n'avait pas l'air dirigé contre elle, pourtant il avait manifestement plus qu'un simple dîner en tête.
Elle soupira, secoua la tête et se leva en quittant son kimono. De toute façon, ça pouvait attendre. Pour l'instant, elle avait un homme sous sa douche et elle ne pouvait pas laisser passer cette chance.
CHAPITRE ONZE
Le sifflet du bosco retentit, la haie d'honneur se mit au garde-à-vous et le jeune lieutenant de vaisseau à sa tête salua Honor qui pénétrait dans le hangar d'appontement du HMS Reine Caitrin. Elle parvint à ne pas sourire et garda son expression sereine de capitaine de vaisseau tandis que Nimitz paradait sur son épaule comme si tout ce remue-ménage avait lieu en son honneur personnel.
Toutefois, elle ressentit à son tour une bouffée de satisfaction en apercevant l'officier qui l'attendait derrière la haie d'honneur. Son navire était minuscule par rapport au magnifique supercuirassé, mais le capitaine de pavillon de Havre-Blanc s'était déplacé en personne pour l'accueillir.
« Bienvenue à bord, capitaine Harrington. » Le capitaine Frederick Goldstein avait la stature professionnelle qu'on pouvait attendre du capitaine de pavillon de Havre-Blanc. C'était non seulement l'un des capitaines de vaisseau les plus respectés de la FRM, mais aussi l'un de ses plus anciens en grade. La rumeur voulait qu'il figurât au nombre de ceux qui seraient bientôt promus au rang d'officier général. Il lui offrit un sourire de bienvenue sincère.
« Merci, monsieur », dit-elle en lui serrant la main. Le sourire de Goldstein s'élargit.
— J'imagine que vous aimez autant sortir du Victoire sans tomber sur un journaliste », fit-il. Honor sourit à son tour.
— Ils sont devenus plus que gênants, je l'avoue, monsieur.
— Entre nous, dame Honor, ils le sont toujours. Et, toujours entre nous, laissez-moi profiter de cette occasion pour vous féliciter de votre prestation à Hancock.
C'était bien joué, capitaine. Vraiment bien joué.
— Merci, monsieur », répéta tranquillement Honor, sincère. Un officier de la trempe de Goldstein savait exactement quelle épreuve Hancock avait dû représenter, ce qui faisait de son compliment une récompense plus précieuse que toute l'adulation des civils. v J'aimerais pouvoir m'en attribuer le mérite, ajouta-t-elle, mais c'était le plan de bataille de l'amiral Sarnow et nous avions de bons officiers pour l'appliquer. Et puis nous avons eu de la chance.
— Je n'en doute pas. » Du regard, Goldstein approuva le ton d'Honor autant que ses paroles. « Je connais Mark Sarnow et je sais quel genre d'escadre il avait dû mettre sur pied. Mais il fallait du bon sens et des tripes pour tirer profit de ce qu'il avait construit et vous obstiner quand tout vous est tombé dessus. Certains n'auraient pas insisté... comme un officier que nous ne nommerons pas. »
Honor acquiesça en silence, et Goldstein l'invita d'un geste à quitter avec lui la galerie du hangar d'appontement. Il était plus petit qu'elle, ce qui la forçait à ralentir légèrement le pas tandis qu'ils parcouraient les coursives, mais il se déplaçait avec énergie. Il la fit entrer dans l'ascenseur devant lui. Le trajet, bien que long – pas surprenant, vu la taille du Reine Caitrin – ne leur pesa pas. Goldstein était le capitaine de pavillon de Havre-Blanc depuis que ce dernier avait choisi le Reine Caitrin pour nouveau vaisseau amiral, avant les batailles de Yeltsin (troisième du nom), Chelsea et Mendoza, et le capitaine les résuma en termes clairs, concis et détaillés en réponse aux questions d'Honor. Comparée au premier de ces affrontements, la bataille de Hancock n'était qu'une escarmouche, pourtant il parvint à en exposer l'essentiel en quelques phrases précises. Non qu'il se montrât bref pour décourager ses questions. En effet, il lui peignit un tableau plus vivant des trois batailles qu'aucun rapport officiel et le fit sans hauteur ni condescendance. Il s'agissait d'une discussion professionnelle entre deux égaux, malgré leur différence d'âge et d'ancienneté en grade, et Honor ressentit une pointe de regret lorsqu'ils atteignirent enfin la cabine de l'amiral de Havre-Blanc et que Goldstein la quitta sur une nouvelle poignée de main. Mais ce ne fut qu'après avoir été annoncée par le fusilier en faction qu'elle se demanda soudain pourquoi il s'était éclipsé. C'était le capitaine de pavillon de l'amiral, et elle-même s'apprêtait à rejoindre le groupe d'intervention en remplissant une fonction similaire pour un autre amiral. Ils auraient trouvé là une excellente occasion d'apprendre à se connaître... à moins que, pour une raison quelconque, Havre-Blanc ne souhaitât la voir seule à seul ?
Elle haussa un sourcil à cette idée mais le disciplina bien vite car le sas s'ouvrait, et elle se retrouva face à l'amiral en personne.
« Dame Honor. » Havre-Blanc lui tendit la main en signe de bienvenue. «
Content de vous revoir. Entrez, je vous prie. »
Honor obéit à l'invitation, et des souvenirs de leur dernière rencontre lui revinrent en mémoire. C'était après la deuxième bataille de Yeltsin, et elle dut étouffer un sourire en se rappelant le sermon qu'il lui avait débité sur la nécessité de se maîtriser. Elle l'avait mérité, certes, mais elle avait depuis entendu parler de plusieurs occasions où lui-même s'était mis en colère, ce qui donnait à ses conseils un petit côté « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Malgré tout, l'une de ses plus célèbres sorties avait roussi tous les poils de Sir Edward Janacek – alors amiral – et Havre-Blanc avait passé quatre années T à terre avec une demi-solde lorsque Janacek était devenu Premier Lord; peut-être son avertissement naissait-il donc de sa rude expérience.
« Asseyez-vous », poursuivit Havre-Blanc en désignant un fauteuil. Son intendant apparut presque aussi silencieusement que l'aurait fait MacGuiness et lui offrit un verre de vin, qu'elle accepta dans un murmure de remerciement.
L'amiral, un grand homme aux cheveux sombres, s'enfonça dans un fauteuil en face d'elle et s'adossa, puis leva son verre en direction d'Honor.
« À un travail bien fait, dame Honor », dit-il. Cette fois, elle s'empourpra. C'était une chose que de recevoir les compliments d'un autre capitaine, si ancien en grade fût-il, mais il n'y avait que neuf officiers en service actif dans toute la Flotte royale plus anciens en grade que le comte de Havre-Blanc. Elle le remercia d'un signe de tête, incapable de formuler une réponse qui ne paraisse ni prétentieuse ni idiote. Il lui adressa en réponse un sourire bienveillant qui dénotait compréhension et humanité.
« Je ne veux pas vous mettre dans l'embarras, dame Honor, mais j'ai vu de quelle façon les journalistes s'acharnent sur vous à propos de cette affaire de cour martiale. C'est devenu plus important à leurs yeux, bizarrement, que ce que vous et vos hommes avez accompli à Hancock. C'est parfaitement écœurant, mais la politique fonctionne souvent ainsi. La Flotte, néanmoins, ne s'y trompe pas... ni moi, d'ailleurs. J'aimerais pouvoir me prétendre surpris par votre prestation à Hancock, mais je connais votre dossier et je n'en attendais pas moins de vous. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai expressément réclamé l'affectation de la cinquième escadre de croiseurs de combat au GI-4, et je me réjouis que l'Amirauté ait jugé bon d'accéder à ma requête.
— Je... » Honor s'interrompit et s'éclaircit la gorge, abasourdie par le compliment. « Merci, monsieur. J'apprécie beaucoup, et j'espère continuer à vous donner satisfaction.
— Je n'en doute pas. » Il s'arrêta pour prendre une gorgée de vin puis soupira.
« Je n'en doute pas, mais je crains toutefois que les manœuvres politiques ne soient pas encore derrière nous. À vrai dire, voilà le véritable motif de mon invitation et, si vous me pardonnez, je préfère évoquer les points principaux avant le retour du capitaine Goldstein. »
Honor haussa les sourcils – elle ne put s'en empêcher – et Havre-Blanc émit un petit rire sec.
« Ah, oui. Mes officiers d'état-major et lui se joindront à nous pour dîner, mais j'ai jugé préférable de tout vous expliquer en privé. Voyez-vous, vous êtes sur le point de partir en congé prolongé.
— Je vous demande pardon, monsieur ? » Elle avait sans doute mal compris.
Son bâtiment était en réparation, de nouveaux hommes et femmes arrivaient à bord pour remplacer les pertes et elle avait un second tout neuf. Aucun commandant avec autant de pain sur la planche ne prenait de congé prolongé. Un jour ou deux par-ci par-là pour rendre visite à ses parents ou se dégourdir les jambes à terre, peut-être, mais laisser Évelyne Chandler assumer autant de responsabilités en son absence serait inexcusable. Et puis, de toute façon, elle n'avait pas demandé de congé !
« J'ai dit que vous partiez en congé. En fait, je vous suggère – officieusement, bien sûr – d'aller inspecter vos terres sur Grayson pendant, disons, un mois ou deux.
— Mais... » Honor ferma la bouche et lança un regard dur au comte. « Puis-je vous demander pourquoi, monsieur ? Officieusement, bien sûr.
— Certainement. » L'amiral soutint son regard sans ciller. « Je pourrais dire que vous l'avez amplement mérité, ce qui serait vrai. Mais, très honnêtement, cela arrangera surtout beaucoup le gouvernement.
— Je suis donc si gênante, monsieur ? » Sa question, elle le savait, exprimait plus d'amertume qu'un capitaine de vaisseau n'aurait dû en manifester devant un officier aussi gradé que Havre-Blanc, mais c'en était trop. Le gouvernement allait-il carrément l'expulser du Royaume après tout ce que l'opposition lui avait déjà fait endurer ? La frustration qu'elle refoulait refit surface dans son cœur, amplifiée jusqu'à l'explosion par l'idée qu'un officier qu'elle respectait autant lui signifiait plus ou moins sa mise à pied. Nimitz se raidit sur son épaule, surpris par ce pic émotionnel soudain, mais Havre-Blanc resta de marbre.
« J'imagine que cela peut vous apparaître sous ce jour, dame Honor, et je le déplore. » Il parlait d'une voix profonde, aussi égale que son regard; elle eut honte de sa colère en sentant la compréhension qui y perçait – ce qui n'arrangea rien. Elle prit Nimitz dans ses bras et le descendit sur ses genoux, essayant de calmer par des caresses l'indignation qu'exprimaient ses oreilles aplaties, tandis qu'elle combattait sa propre amertume et tentait d'en étouffer les échos chez le chat sylvestre. Havre-Blanc reprit sur le même ton impassible :
« En vérité, vous êtes gênante, effectivement, bien que vous n'y soyez pour rien. Curieusement, c'est la façon exemplaire dont vous avez rempli votre devoir, ajoutée à ce qui se passe ailleurs, qui fait de vous une personnalité encombrante. »
Il s'enfonça un peu plus dans son fauteuil et croisa les jambes, et Honor sentit sa colère refluer doucement en remarquant l'expression grave qu'il arborait.
« La situation en République populaire ne s'améliore pas : elle empire, fit-il calmement. Nous avons reçu des rapports concernant une espèce de purge –
exécutions massives et tout le tralala – touchant les Législaturistes qui ont survécu à l'assassinat de Harris. À ce jour, on nous a confirmé l'exécution de plus de cent capitaines de vaisseau et officiers généraux, et au moins deux cents autres officiers supérieurs ont simplement disparu. Certains de leurs capitaines de frégate ont même recours à la résistance armée, sans doute pour sauver leur propre peau, et au moins huit systèmes stellaires ont déclaré leur indépendance du gouvernement central.
Toutefois, ça n'a pas empêché le président de ce comité de salut public, un certain monsieur Pierre, de s'assurer le contrôle des principales bases de la Flotte populaire.
Et d'après certains signes troublants, une espèce de ferveur révolutionnaire semble s'emparer du système de Havre même. Les proles ne se contentent plus d'aller passivement chercher leur allocation de minimum vital. Pierre a réussi à les impliquer sincèrement pour la première fois de mémoire de contemporain, et le même phénomène se répète dans plusieurs autres systèmes, surtout parmi ceux que les Havriens dominent depuis longtemps et ont entièrement soumis à l'administration centrale. »
L'amiral s'arrêta un instant pour observer le visage d'Honor et hocha la tête en la voyant pincer les lèvres.
« Tout à fait, dame Honor. Évidemment, nos analystes interprètent tout cela de façons diamétralement opposées. Ce coup d'État – cette manœuvre, somme toute –
nous a complètement pris au dépourvu, et les divers groupes de réflexion se débattent tous pour concevoir de nouveaux modèles. Entre-temps, personne ne sait ce qui se passe réellement ni vers quoi Havre se dirige. Certains, dont le duc de Cromarty et moi-même, pensent assister à la naissance d'un pouvoir bien plus dangereux que ne l'était le régime précédent. Pierre a fait preuve d'un excellent sens tactique en concentrant d'abord ses efforts sur les bases principales et les systèmes stellaires les plus peuplés. Si son comité, sa junte ou ce que vous voulez parvient à affermir sa position – ce qui semble bien être le cas –, il pourra toujours reprendre les mondes rebelles plus faibles par la suite, surtout s'il suscite un authentique soutien populaire face à ce problème. »
Il s'interrompit et Honor hocha lentement la tête, tout en passant doucement les doigts sur les oreilles de Nimitz.
« Et l'exécution des amiraux leur permettra de placer leurs propres hommes en position de commandement à ce moment-là, murmura-t-elle.
— Voilà. Ils auront donc aussi des commandants fiables – des officiers qui devront leur nouvelle position au seul comité – le jour où ils décideront de s'occuper de notre cas. » Havre-Blanc haussa les épaules. « Cette tactique leur coûte en expérience, du moins à court terme. Pour votre information personnelle – il s'agit d'un élément top secret, dame Honor plusieurs de leurs meilleurs officiers généraux ont fui la République. Certains sont même passés dans notre camp et, d'après eux, la Flotte populaire n'avait rien à voir avec l'assassinat de Harris. Pour ma part, j'ai tendance à les croire, ce qui, en retour, soulève quelques questions particulièrement intéressantes sur le compte de monsieur Pierre et de ses amis, vu la rapidité de leur réaction pour empêcher un "coup d'État militaire".
» Mais, tant que ce qui se passe n'est pas évident au point de ne plus souffrir la contestation, les membres des factions politiques manticoriennes restent libres de croire ce qui correspond le mieux à leurs propres préjugés. En toute honnêteté, cela s'applique sans doute aussi au duc de Cromarty et à moi-même, mais Cromarty ne peut pas se permettre de discuter des affaires havriennes autour d'un cognac à son club. Il doit agir dans le monde réel et c'est là que vous intervenez, je le crains.
— Moi, monsieur ? » Honor fronçait les sourcils, sous l'effet de la concentration plutôt que de la frustration, cette fois. La franchise de Havre-Blanc avait éteint sa colère et, en l'écoutant analyser la situation, elle croyait presque entendre un commandant exposer les missions de ses unités et les plans opérationnels.
« Oui, vous. Raoul Courvosier m'a dit un jour que vous n'aimiez pas la politique, dame Honor. Je voudrais qu'il soit là pour vous expliquer tout cela lui-même, mais il n'y est pas, et aujourd'hui vous baignez dans la politique jusqu'au cou. »
Honor ressentit une douleur familière à ce rappel de la mort de l'amiral, mais le chagrin s'accompagnait d'une autre émotion. Elle n'aurait jamais cru que Courvosier avait parlé d'elle à quiconque, sûrement pas autant que le supposait cette remarque.
Elle paraissait visiblement surprise, et Havre-Blanc eut un sourire triste.
« Raoul et moi étions bons amis, dame Honor, et il vous a toujours considérée comme l'un de ses étudiants les plus remarquables. En fait, il m'a dit un jour voir en vous la fille qu'il n'avait jamais eue. Il était très fier de vous, et je ne crois pas qu'il serait déçu – ni surpris – de la façon éclatante dont vous avez justifié sa confiance. »
Honor ferma soudain les yeux sur ses larmes. Courvosier ne le lui avait jamais dit. Il ne l'aurait pas fait, de toute façon, mais la blessure la plus amère née de sa mort à Yeltsin, c'était ce regret profond et incessant de ne lui avoir jamais dit combien il comptait pour elle. Mais, s'il la considérait vraiment ainsi, il le savait peut-
être déjà. Il l'avait toujours su.
« Merci, monsieur, dit-elle enfin d'une voix rauque. De me l'avoir dit. L'amiral comptait aussi beaucoup pour moi.
— Je le sais, répondit Havre-Blanc d'un ton égal, et je regrette de tout cœur qu'il ne soit pas avec nous aujourd'hui. Mais l'important, capitaine, que vous aimiez la politique ou non, c'est que cette fois vous devez jouer sur le terrain des politicards.
— Oui, monsieur. » Honor s'éclaircit la gorge et hocha la tête. « Je comprends.
Dites-moi simplement ce que vous voulez que je fasse. »
Havre-Blanc eut un sourire approbateur et décroisa les jambes, puis se pencha pour poser les coudes sur ses genoux.
« Pour l'instant, les partis d'opposition, chacun pour ses propres raisons, veulent laisser Havre tranquille. Ils ont choisi de soutenir les analystes selon qui les Havriens essayent sincèrement de réformer leur système, ou du moins s'autodétruiront si nous refusons de leur fournir une menace extérieure contre laquelle s'unir. C'est une idée intéressante. Voire carrément séduisante.
Malheureusement, tout comme le duc de Cromarty, je la crois fausse. Nous devons les frapper maintenant, pendant qu'ils sont divisés et avant que leur comité de salut public n'asseye son pouvoir.
» L'opposition n'est pas d'accord avec nous, ce qui explique le ralliement de tant de groupes politiques disparates à la cause de Young : ils cherchent tous les arguments possibles pour nous contrer à la Chambre des Lords et retarder la déclaration de guerre jusqu'à l'effondrement de Havre. Aucune intention politique ne motivait le passage de Young en cour martiale, évidemment, ce sont des conneries, mais des conneries très chargées émotionnellement. Or la politique est affaire de perception. Ils le savent et se servent du tumulte entourant le verdict pour paralyser toute initiative majeure autour d'autres problèmes. Hélas, pour défendre Young, ils doivent s'attaquer à vous, et, franchement, votre dossier leur donne quantité de raisons – en tout cas selon leur interprétation – de réclamer votre tête.
— Vous voulez donc m'éloigner des médias, fit Honor d'une voix monocorde.
— Exactement, dame Honor. Je sais que vous évitez les interviews, mais les journalistes ne vous laisseront pas en paix tant que les partis d'opposition entretiendront le sujet. D'une certaine façon, votre réclusion à bord du Victoire joue même en leur faveur : ils peuvent spéculer sur ce que vous avez à cacher, pourquoi vous refusez d'affronter la presse ou de "présenter votre version". Mais, si vous cédez aux pressions des médias, vous leur donnez l'occasion de déformer tous vos propos pour les adapter aux buts qu'ils poursuivent.
— Mais, en m'envoyant sur Grayson, n'allez-vous pas exacerber les spéculations, monsieur ? Je veux dire... j'aurai l'air de m'enfuir, non ?
— Peut-être. D'un autre côté, vous êtes également seigneur Harrington. »
Il s'interrompit à nouveau, haussant le sourcil, et Honor hocha la tête. Havre-Blanc était présent lorsque Benjamin Mayhew l'avait élevée à cette position.
— Nous savons, vous et moi, que le Protecteur Benjamin comprenait en vous demandant d'accepter ce rôle que vos devoirs en tant qu'officier de marine limiteraient votre présence physique sur Grayson, poursuivit l'amiral. Néanmoins, le Protecteur a contacté le duc de Cromarty et lui a officiellement demandé la permission de vous convoquer à l'assemblée des seigneurs qui se réunit sur Grayson dans trois semaines. Sa Majesté vous aurait certainement accordé un congé exceptionnel pour assister à n'importe quel événement, mais, dans les circonstances actuelles, l'occasion est inespérée. Il s'agit d'une requête de présence incontestablement authentique de la part d'un chef d'État allié dont le système vient de connaître une bataille décisive. Si les porte-parole de l'opposition essayent de faire passer ça pour une fuite de votre part, le gouvernement les crucifiera.
— Je vois. » Honor acquiesçait une fois de plus, le regard pensif. C'était bien raisonné et, de fait, elle aurait déjà dû retourner à Grayson, bien que cette idée la terrifiât secrètement. Elle avait fait de son mieux pour se tenir au courant des événements dans « son » fief et avait attentivement examiné toutes les proclamations et nominations conseillées par son régisseur avant de les approuver, mais elle n'avait pas envie d'être un propriétaire trop absent si elle pouvait l'éviter. De plus, elle devait agir en connaissance de cause... et ce n'était pas le cas. Pas vraiment.
« Je savais que vous comprendriez. » Havre-Blanc n'essaya pas de dissimuler son approbation. « D'ailleurs, le moment choisi a un autre avantage.
— Un autre avantage, monsieur ?
— Oui. Sa Majesté a attiré l'attention du duc de Cromarty sur le fait que vous n'aviez jamais officiellement réclamé votre siège à la Chambre des Lords.
— Eh bien, oui, monsieur, je le sais. Mais... » Honor s'arrêta, incapable d'exprimer ses sentiments mêlés. Elle comptait parmi les pairs de Manticore, mais cette idée la mettait mal à l'aise, surtout que sa seule prétention à ce statut naissait de son titre graysonien. Aucun Manticorien n'avait jamais siégé aux Lords sur la base de propriétés étrangères, et elle avait laissé traîner avec plaisir tant que la Couronne se montrait disposée à oublier de l'y introduire.
« Un problème, dame Honor ? » s'enquit Havre-Blanc. Elle tira son courage de l'ironie douce et compréhensive dont sa voix s'était teintée.
« Monsieur, je préférerais ne pas réclamer mon siège. Comme vous dites, je n'aime pas la politique. Je n'y comprends pas grand-chose non plus, et la perspective de voter sur des questions que je ne maîtrise pas me déplaît. Je m'efforce d'éviter de prendre des décisions sur ce que je ne me sens pas apte à juger, monsieur. Et, franchement, vu la façon dont j'ai obtenu mon titre, je serais présomptueuse d'essayer. »
Havre-Blanc inclina la tête et étudia son visage un moment, puis il esquissa un sourire.
« Je ne crois pas que vous pourrez vous entêter dans ce sens, capitaine. Et je vous rappelle que votre appartenance à la Chambre des Lords exigera de vous bien moins de décisions que votre position de seigneur du fief Harrington.
— Je m'en rends compte, monsieur. » Honor soutenait son regard d'un oeil grave. « Pour tout dire, si j'avais seulement entrevu tout ce qu'implique le rôle de seigneur, le Protecteur Benjamin ne m'aurait jamais convaincue de l'accepter.
Pourtant il a réussi. Je ne peux donc y échapper, et j'avouerai que je lui suis reconnaissante au-delà de toute expression de m'avoir trouvé un régisseur aussi remarquable. Et, au moins, il a compris dès le départ que je ne pourrais jamais demeurer à plein temps sur Grayson et qu'il me faudrait déléguer mon autorité. »
Le faible sourire de Havre-Blanc se transforma en légère grimace. « Dois-je comprendre que vous ne comptez pas être plus qu'un symbole ? Que vous allez déléguer vos responsabilités sur Grayson à plus compétent?
— Non, monsieur. » Honor se sentit rougir au ton légèrement offensant de l'amiral. «J'ai accepté ce rôle, et peu importe si j'ignorais à l'époque à quoi je m'engageais. C'est ma responsabilité, et tout officier qui n’a jamais commandé un bâtiment de Sa Majesté sait ce que cela implique. Je n'ai pas le choix : je dois découvrir mes devoirs envers Grayson et les remplir de mon mieux – et j'en ai bien l'intention. » Le regard du comte s'adoucit, et elle poursuivit d'une voix plus sereine :
« Toutefois, cette perspective m'effraie, monsieur, et je préférerais ne pas assumer de responsabilités supplémentaires dans notre propre Chambre haute, ni prendre plus de décisions encore pour le moment.
— D'après moi, votre raisonnement indique que vous voteriez de manière bien plus responsable que la plupart des pairs », répondit Havre-Blanc, très sérieux.
Honor rougit de plus belle. Le titre du comte remontait aux origines du Royaume, pourtant son propre anoblissement faisait d'elle son égale techniquement. Elle en concevait de la gêne, comme si elle n'était qu'une petite fille déguisée en femme adulte, et elle s'agita dans son fauteuil.
« En tout cas, reprit-il au bout d'un moment, Sa Majesté souhaite vous voir siéger aux Lords, et elle n'apprécie guère que le duc de Cromarty vous ait laissée traîner si longtemps. J'ai cru comprendre qu'elle s'était exprimée avec... force à ce sujet. »
Honor devint écarlate à cette idée, et il se mit à rire.
« Autant vous rendre avec grâce, capitaine. À moins que vous ne souhaitiez exposer vous-même vos réserves à Sa Majesté ? »
Honor secoua aussitôt la tête, et Havre-Blanc éclata de rire.
« Dans ce cas, je crois, le sujet est clos. Toutefois, il vaudrait mieux attendre que la guerre soit votée avant de jeter de l'huile sur le feu. En vous envoyant à Grayson, nous pourrons laisser Young prendre sa place et compter nos voix. »
Honor baissa les yeux vers les oreilles de Nimitz et acquiesça.
Personnellement, elle aurait préféré retarder son entrée à la Chambre haute de façon permanente. Havre-Blanc sourit à sa tête penchée et reprit son verre. Il but quelques gorgées pour lui donner le temps de digérer la nouvelle, et le silence s'installa entre eux. Il fut soudain brisé par le doux carillon d'admission du sas.
« Ah ! » Havre-Blanc consulta son chrono et parla vivement alors qu'Honor relevait les yeux. « Le capitaine Goldstein et ses acolytes, pile à l'heure. N'oubliez jamais, dame Honor, que les amiraux exigent toujours de leurs invités une stricte ponctualité. »
Honor sourit à ce changement de conversation. « Il me semble en effet l'avoir entendu à l'Académie, milord.
— Je savais que l'Académie servait à quelque chose, milady ! » Havre-Blanc lui rendit son sourire et se leva tandis que le carillon retentissait à nouveau. « Et maintenant que nous voilà débarrassés de tout ce fatras politique, j'espère que vous allez nous raconter tout ce qui s'est passé à Hancock. » Son sourire s'élargit. « Tout ce qui s'est réellement passé. Vous constaterez que vous êtes entourée d'amis, ici. »
CHAPITRE DOUZE
« Je vais pouvoir m'apitoyer sur mon sort pendant les prochains mois, murmura Paul Tankersley tandis que la navette se rapprochait du croiseur lourd. Surtout la nuit
», ajouta-t-il, espiègle.
Honor rougit et jeta un bref coup d'oeil autour d'eux, mais personne ne se trouvait assez près pour entendre. La douzaine de diplomates avec lesquels ils partageaient la navette du ministère des Affaires étrangères, tout disposés à laisser seuls les deux officiers, avaient choisi les places situées à l'avant du compartiment passagers. Maintenant, ils discutaient tranquillement entre eux pendant que le croiseur grossissait sur le visuel, et elle poussa un soupir de soulagement avant d'adresser une grimace à Paul.
« Tu ne vaux pas mieux que ma mère, fit-elle d'un air de reproche. Ni elle ni toi n'avez la moindre retenue. Et aucune pudeur non plus.
— Je sais. C'est pour ça que je l'apprécie tant. D'ailleurs, si elle était un peu plus grande... »
Tankersley s'interrompit en gloussant, et le coude d'Honor s'enfonça dans ses côtes, mais elle ne put empêcher une fossette de se creuser sa joue droite. Paul et elle n'avaient eu le temps de rendre qu'une fois sur Sphinx, et pour une seule journée, mais ses parents – surtout sa mère – avaient reçu Tankersley à bras ouverts. Allison Harrington avait émigré de Beowulf, dans le système de Sigma leconis, où les mœurs sexuelles différaient beaucoup de celles, très strictes, qui avaient cours sur Sphinx. L'absence totale de vie sexuelle de sa fille étonnait le docteur Harrington autant qu'elle l'inquiétait, et elle aurait accueilli avec joie n'importe quel mâle à peu près bien formé. Lorsqu'elle avait constaté la qualité de celui qu'Honor avait trouvé et compris combien ils s'aimaient, elle l'avait littéralement serré sur son cœur. D'ailleurs, Honor avait craint un moment que sa mère n'oublie son demi-siècle T d'acculturation et ne fasse une proposition que même Paul aurait jugée indécente. Rien de tel n'était arrivé, mais elle ne pouvait s'empêcher de le regretter un peu : elle aurait voulu voir la réaction de lui à cette occasion.
« Contente-toi de rester loin de Sphinx jusqu'à mon retour, Paul Tankersley », fit-elle sur un ton sévère. Nimitz, sur ses genoux, leva les yeux en lançant un petit blic lieur, et Tankersley posa la main sur son cœur en prenant l'air innocent.
« Mon Dieu, Honor ! Tu ne crois quand mène pas...
— Il ne vaut mieux pas que tu saches ce que je crois, interrompit-elle. Je vous ai bien vus vous cacher dans un coin. D'ailleurs, qu'est-ce que c'était que ces messes basses ?
— Bah, nous avons parlé d'un tas de choses, répondit Paul, radieux. Elle m'a surpris une fois ou deux, je dois l'avouer, et pas seulement en me montrant ce holo du bébé Honor tout nu. Tu savais que les habitants de Beowulf ne pratiquaient pas le divef ?
Honor se sentit rougir une fois de plus -beaucoup plus violemment –, mais elle ne put réprimer un gloussement embarrassé et ravi. L'un des diplomates regarda par-dessus son épaule pour se détourner à nouveau, et les yeux de Paul débordaient de gaieté lorsqu'il les leva vers elle
« Oui, fit-elle au bout d'un moment. Je crois que je le savais.
— Vraiment? » Il sourit en constatant qu'elle refusait de mordre à l'hameçon de l'holo puis secoua la tête. « Difficile d'imaginer qu'un petit bout de femme comme elle t'a menée à terme. Ça me semble un sacré boulot.
— S'agit-il d'une remarque désobligeante sur ma taille ? Ou bien sous-entends-tu que ses efforts ont été inutiles ?
— Grand Dieu, non ! Ni l'un ni l'autre ne serait très habile – ni très sûr, maintenant que j'y pense. » Le sourire de Paul s'élargit puis se transforma en une expression plus grave. « Mais, sérieusement, ça a dû représenter une fameuse épreuve, sur Sphinx.
— En effet. La gravité de Beowulf est plus forte que celle qui règne sur Manticore, mais elle demeure inférieure de dix pour cent à celle de Sphinx. Papa était tout à fait prêt à me faire développer artificiellement, mais maman ne voulait pas en entendre parler. Il travaillait encore pour la Flotte, à l'époque, et ils n'avaient même pas les moyens d'équiper la maison de plateaux gravifiques, mais elle est extrêmement têtue.
— Je savais bien que tu tenais ça de quelque part, murmura Paul. Mais je ne comprends pas pourquoi elle y attachait tant d'importance. Je ne me serais pas attendu à ça de la part d'un émigré de Beowulf.
— Je sais. »
Honor fronça les sourcils et se frotta le bout du nez, réfléchissant à la meilleure façon de justifier cette apparente incohérence. Beowulf devançait toute la galaxie explorée dans le domaine des sciences de la vie et s'enorgueillissait de posséder les installations les plus performantes en matière d'ingénierie génétique, notamment en eugénisme appliqué. Le reste de l'humanité avait virtuellement abandonné ce champ de recherche depuis plus de sept siècles T C'était au dixième siècle de la Diaspora, après que les machines de combat spécialisées, les armes biologiques et les «
super-soldats » de la guerre finale sur la vieille Terre y eurent provoqué un incroyable carnage. Certains historiens prétendaient que seules les voiles Warshawski et les missions humanitaires envoyées par d'autres membres de la toute récente Ligue solarienne avaient sauvé la planète mère. Il avait fallu presque cinq siècles T de convalescence au système solaire pour retrouver sa place prééminente dans la Galaxie.
Pourtant, quand le reste de l'humanité eut reculé, horrifié par ses propres méfaits, Beowulf n'en fit rien. Sans doute parce que ses habitants n'avaient jamais poussé trop loin le concept amélioration de l'espèce ». C'était la plus ancienne des colonies issues de la Terre et elle avait développé son propre code d'éthique biologique bien avant la guerre finale, un code qui interdisait la plupart des excès commis sur les autres mondes. Quant aux sommités médicales de Beowulf, elles n'avaient pas subi les pressions qu'on aurait pu imaginer afin de les faire reculer comme les autres : en effet, c'étaient des chercheurs de cette planète qui avaient vaincu une par une les horribles maladies et réparé les dégâts génétiques que la guerre finale avait infligés aux survivants de la vieille Terre.
Encore aujourd'hui, pourtant, après un millier d'années T, Beowulf maintenait son code, peut-être même plus strict qu'alors, pour tout dire. Le Royaume stellaire de Manticore, à l'image de la plupart des planètes disposant de connaissances médicales décentes, n'opérait aucune distinction légale entre les enfants nés de façon naturelle et les embryons menés à terme in vitro. Le divef, ou développement in vitro de l'embryon et du fœtus, présentait de nombreux avantages : il permettait d'une part une intense surveillance du fœtus et une correction relativement aisée de ses défauts, et offrait d'autre part un immense intérêt pour les femmes actives, surtout celles qui, comme Honor, travaillaient dans la Spatiale. Mais Beowulf rejetait cette pratique.
« C'est assez difficile à expliquer, dit-elle enfin. Personnellement, je pense que c'est surtout lié au fait que les Beowulfiens ont maintenu leurs programmes d'eugénisme alors que tous les autres s'en débarrassaient. Ils ont en quelque sorte fait un geste pour rassurer la Galaxie et prouver qu'ils n'allaient pas bricoler le patrimoine génétique humain. Et c'est vrai, tu sais. Ils ont toujours préféré une approche graduelle : ils exploitent le matériel génétique disponible dans les limites de son potentiel naturel, mais ils refusent d'aller plus loin chez les humains. On pourrait sans doute objecter qu'ils ont dépassé les bornes en inventant le prolong, mais ils n'ont pas vraiment modifié le processus de vieillissement. Ils ont simplement convaincu quelques groupes de gènes de travailler un peu différemment pour deux ou trois siècles. D'un autre côté, leur attachement à l'enfantement naturel constitue plus qu'un simple geste envers nous. D'après maman, ils veulent officiellement éviter une "dépendance technologique dans le phénomène reproductif", mais elle dit ça avec un grand sourire, et elle a admis une fois ou deux qu'il y avait autre chose.
— Et quoi donc ? demanda Paul comme Honor s'interrompait.
— Elle refuse de m'en parler – sauf pour m'assurer que je comprendrai quand ce sera mon tour. Elle se montre plutôt irrationnelle à ce sujet. » Honor haussa les épaules, puis sourit et serra la main de Paul. « Évidemment, elle pourrait décider de faire une exception dans notre cas, vu l'emploi du temps que nous risquons d'avoir ces prochaines années.
— Elle l'a déjà décidé », fit tranquillement Paul. Honor haussa les sourcils, et il sourit. « Elle a dit qu'à notre prochaine visite elle sortirait ses éprouvettes. » Il leva le nez d'un air supérieur pour ajouter : « Elle ne veut pas qu'un sperme de grande classe t'échappe. »
Honor ouvrit de grands yeux ébahis puis se radoucit. Elle ne s'était pas rendu compte que sa mère approuvait à ce point leur relation, et sa main se resserra sur celle de Paul.
« Je trouve cette idée merveilleuse », dit-elle doucement en se penchant pour l'embrasser malgré la présence des diplomates. Elle se redressa ensuite dans son siège et eut un sourire taquin. « Bien que je n'aie jamais eu l'intention de laisser un
"sperme de grande classe" m'échapper. »
Un faisceau tracteur attira la navette à l'intérieur du hangar d'appontement du croiseur lourd Jason Alvarez. Le petit bâtiment roula grâce à ses réacteurs et ses gyrostats, s'aligna avec les bras d'arrimage puis s'arrêta sur le butoir sans le moindre choc. Honor, tranquillement assise, regarda le groupe de civils en grande tenue se lever et récupérer bruyamment ses bagages à main tandis que les équipes de contrôle de la circulation de l'Alvarez reliaient le boyau d'accès du personnel au sas.
Le moment était venu, et elle se rendit soudain compte qu'elle n'avait pas du tout envie d'y être.
Nimitz émit un doux miaulement sur ses genoux, et Paul lui glissa un bras autour des épaules pour la serrer brièvement contre lui. Elle le regarda, les yeux soudain pleins de larmes, pendant qu'elle caressait la fourrure duveteuse du chat sylvestre.
« Bah, il ne s'agit que de quelques mois ! murmura Paul.
— Je sais. » Elle s'appuya un instant contre lui puis prit une profonde inspiration. « Tu vois, je me suis toujours sentie un peu supérieure en regardant les gens pleurnicher dans les halls d'attente avant les départs. Ça me semblait si stupide. Mais plus maintenant.
— Alors c'est ta punition pour t'être montrée si impitoyable toutes ces années, on dirait ? » Paul passa le doigt sur le bout du nez d'Honor, et elle fit mine de le croquer. « C'est mieux. D'ailleurs, je n'aime pas qu'on pleurniche sur mon épaule. Ça laisse des traces sur ma veste, et je ne laisse jamais aucune femme le faire.
— Ça ne m'étonne pas, espèce de mufle. » Elle gloussa discrètement et se leva tout en déposant Nimitz sur son épaule. L'Étoile de Grayson, une superbe médaille d'or au bout d'un ruban cramoisi, brillait sur le noir d'espace de sa veste. Elle devait la porter sur sa tenue de cérémonie – en tout cas d'après les traditions de Grayson –
mais son poids ne lui était pas familier. Elle la redressa avant de vérifier de la main le reste de son uniforme – impeccable. Ce dernier geste était devenu automatique au fil des ans, et Paul sourit en la voyant l'exécuter par réflexe.
« Je savais bien que je ne pouvais rien te cacher. Sauf, bien sûr, les secrets vraiment importants.
— Si tu crois que planquer un harem n'a pas d'importance, tu te prépares une mauvaise surprise, mon ami ! » fit Honor d'un air menaçant. Il se mit à rire.
— Oh, ça ? » Il eut un geste négligeant de la main, puis se mit debout à ses côtés et ouvrit le compartiment à bagages au-dessus d'eux pour en tirer un grand sac à dos qui avait dû coûter cher. Il était en cuir naturel noir et on l'avait fait luire comme un miroir. Elle remarqua également avec surprise qu'il portait les armoiries or qu'elle avait choisies en tant que seigneur Harrington : les hémisphères occidentaux de Sphinx et de Grayson placés côte à côte, réunis par la clef stylisée représentant le sceau du patriarche qu'était le seigneur, le tout surmonté d'un casque antivide. Le casque n'avait rien d'un équipement moderne, mais il symbolisait la Spatiale depuis plus de deux mille ans T.
« Qu'est-ce que c'est ?
— Ça, mon amour, c'est un des secrets importants dont je viens de parler.
J'aimerais pouvoir dire qu'il s'agit d'un cadeau d'au revoir, mais ça fait déjà un moment que j'y travaille. D'ailleurs, je ne pensais pas qu'il serait prêt avant ton départ, mais ils se sont dépêchés de le terminer pour moi.
— De terminer quoi ? » insista-t-elle. Il se mit à rire et posa le sac sur le siège qu'elle venait de quitter. Quand il l'ouvrit, Honor resta bouche bée.
— Il s'agissait d'une combinaison antivide. Ça ressemblait même trait pour trait à un équipement de la Flotte... excepté par la taille – réduite – et la possibilité d'y enfiler six pattes.
« Paul ! souffla-t-elle. Ça ne peut pas être ce que je crois !
— Et pourtant si ! » Il plongea la main sous la combinaison et en retira un casque tout aussi petit. Il le frotta de son avant-bras puis le lui tendit en s'inclinant, ponctuant son salut d'un geste ample. « Pour Sa Sylvestre Majesté », expliqua-t-il inutilement.
Honor prit le casque et le manipula, incrédule, tandis que Nimitz l'observait depuis son épaule. Le chat comprit soudain ce qu'il contemplait, et leur lien télempathique révéla sa surprise et sa joie à Honor.
« Paul, je n'avais jamais envisagé... Je veux dire, pourquoi n'y avais-je pas pensé ? C'est parfait !
— Encore heureux, répondit-il d'un air suffisant. Quant au fait que tu n'y aies jamais pensé, eh bien, loin de moi l'idée de suggérer que tu es parfois un peu lente, mais... » Il haussa les épaules, imbu d'une perfection toute latine.
« Et en plus tu es plein de tact, s'émerveilla Honor. Mon Dieu, qu'ai-je fait pour te mériter ?
— J'essaye juste de rentrer dans tes bonnes grâces pour que tu ne me tapes pas dessus quand je laisserai traîner mes chaussettes sur le tapis, chérie. » Il eut un gloussement ravi au regard qu'elle lui lança puis redevint plus sérieux. « En fait, j'y ai pensé la première fois que j'ai vu le module de survie que tu lui réserves dans ta cabine. J'ai commencé ma carrière à ConstNav, tu sais, avant de me laisser entraîner dans des affectations sur les vaisseaux. À la sortie de l'Académie, l'une de mes premières tâches en tant que responsable de projet fut de redessiner les anciennes combinaisons souples car on venait d'inventer les vacuoles de stockage haute pression. Alors je me suis mis à gribouiller sur mon terminal pendant mon temps libre. Le plan général était terminé à notre retour de Hancock.
— Mais ça doit valoir une fortune, fit lentement Honor. Le module à lui seul m'a coûté les yeux de la tête.
— Ce n'était pas donné, acquiesça Paul, mais ma famille travaille depuis toujours dans la construction et la fourniture navales. J'ai montré mon projet à l'oncle Henri – ce n'est pas vraiment un parent, mais il dirige notre section recherche et développement – qui a pris le relais. Il m'a mené la vie dure avec mes plans, ajouta-t-il d'un air méditatif. J'imagine qu'il les avait cent fois améliorés quand il en a eu fini.
Après quoi (il haussa les épaules), la fabrication proprement dite n'était qu'un détail.»
Honor hocha la tête, mais elle paraissait gênée et elle fronça les sourcils en retournant plus lentement le casque. Elle avait découvert avec surprise combien la famille de Paul était aisée. Elle n'aurait sans doute pas dû s'en étonner, vu sa parenté avec Michelle Henke, mais il appartenait à la branche roturière de sa famille.
Et, malgré la façon insouciante dont il avait écarté la question du prix de la combinaison, elle connaissait celui d'un module de survie classique et ceci devait revenir beaucoup plus cher.
« C'est magnifique, Paul, mais tu n'aurais pas dû te lancer dans un projet aussi onéreux sans m'en parler.
— Bah, ne t'en fais pas ! L'oncle Henri pensait lui aussi qu'il s'agirait d'une espèce de gadget très coûteux, enfin... jusqu'à ce que la section marketing ait vent de l'affaire. » Honor semblait surprise et Paul lui sourit. « Tu n'es pas la seule à vivre avec un chat sylvestre, dame Honor. Nous fournissons environ un tiers des modules de survie que leur offrent leurs compagnons, et ceux qui vendent les deux tiers restants ne vont pas être contents du tout quand nous mettrons des combinaisons pour chats sylvestres sur le marché. C'est terriblement flatteur d'être considéré comme un petit génie après toutes ces années décevantes, tu n'as pas idée.
— J'imagine. » L'inquiétude d'Honor fondit, et elle sourit en levant le casque pour que Nimitz l'examine de plus près. Il le flaira prudemment, les moustaches frémissantes, puis glissa la tête dans le globe de plastoblinde transparent. Elle se mit à rire tandis qu'il agitait les oreilles.
« Merci », dit-elle avec chaleur. Elle effleura la joue de Paul de sa main libre. «
Merci beaucoup. De notre part à tous les deux.
— Oh, c'est rien. » Il esquissa un geste désinvolte et tendit les mains. Elle lui rendit le casque et il le plaça sur la combinaison, ferma le sac et le posa sur l'épaule d'Honor.
« Te voilà prête à partir. » Il désigna le sas et elle leva les yeux, étonnée que tous les autres soient déjà sortis. Il lui prit le bras pour l'accompagner jusqu'au sas, les yeux brillants. « Elle a même ses propres réacteurs. Pas aussi flexibles que ceux d'une combi classique, certes, mais équipés d'un système de rétroaction biologique.
À en juger par les acrobaties que je l'ai vu accomplir, Nimitz ne devrait pas avoir trop de mal à les maîtriser une fois qu'il aura pris le coup. Ils sont débranchés et déchargés pour l'instant, évidemment, et le logiciel est conçu pour accepter des modifications quand vous aurez déterminé quel est le groupe de muscles le plus efficace en fonction de la manœuvre. Nous te fournissons également une longe pour l'entraîner en gravité nulle, et le mode d'emploi se trouve dans le sac. Lis-le bien avant de commencer à t'amuser avec.
— À vos ordres, monsieur.
— Bien. » Ils arrivèrent au sas et il attira sa tête vers lui, à hauteur de baiser, pour poser ses lèvres sur les siennes. « Bon voyage. »
Elle sourit sans rien dire, décidée à ne pas pleurnicher, et il la poussa gentiment dans le boyau d'accès. Elle attrapa la barre d'élan et traversa l'interface de gravité.
Puis elle se retourna, flottant en chute libre, comme on s'éclaircissait la gorge derrière elle.
« Euh... j'ai oublié un détail. » Elle pencha la tête et fronça les sourcils en remarquant son amusement.
« Lequel ?
— Eh bien, c'est juste que je me réjouis que l'équipement ait été prêt avant ton départ plutôt qu'à ton retour. » Elle fronça un peu plus les sourcils et il eut un doux sourire. « Tu vois, comme ça, c'est toi qui vas tout expliquer à Nimitz. Oncle Henri s'est donné beaucoup de mal pour qu'il fonctionne bien, mais il y a un problème qu'il n'a pas su résoudre.
— Lequel ?
— Disons simplement, mon amour, que Nimitz ferait mieux d'être d'humeur tolérante quand tu commenceras à lui expliquer les raccords de plomberie. »
Quand il eut accueilli les dignitaires manticoriens dans la galerie du hangar d'appontement de l'Alvarez, le capitaine de vaisseau Mark Brentworth se retourna brusquement vers le boyau d'accès du personnel car quelqu'un venait de s'éclaircir la gorge pour le prévenir. Un grand et mince capitaine de vaisseau vêtu de noir et d'or glissait le long du boyau; elle avait la grâce d'un oiseau, comparée aux diplomates maladroits. Une forme longue et sinueuse s'accrochait à son épaule, et les yeux de Brentworth brillèrent de plaisir.
Il esquissa un geste de la main droite, et le premier maître de la haie d'honneur brandit un antique clairon, un véritable instrument à vent, en lieu et place de son sifflet électronique. Plus d'un diplomate manticorien se retourna ébahi lorsque les notes riches et claires résonnèrent dans la galerie et que la garde d'honneur des fusiliers graysoniens passa du repos de parade à un strict garde-à-vous.
Présenteeeeeez, armes ! » aboya leur lieutenant-colonel. Les carabines à plasma se dressèrent à l'unisson, la haie d'honneur salua et Brentworth ôta son képi pour s'incliner avec panache : Honor Harrington sortait du boyau au son d'un second morceau de clairon.
Elle se tint immobile, aussi ébahie que les diplomates, et seules des décennies de discipline lui permirent de dissimuler sa surprise.
« Seigneur Harrington. » Brentworth s'exprimait d'une voix profonde tout en se redressant et en plaçant son képi sous le bras. « J'ai l'honneur et le privilège de vous accueillir à bord de mon bâtiment au nom du peuple de Grayson, milady. »
Honor le regardait fixement en se demandant quelle était la réponse adéquate et décida de s'incliner à son tour en un demi-salut.
« Merci, capitaine Brentworth. Je suis ravie d'être ici et... (elle sourit en tendant la main droite) vous avez un vaisseau magnifique, Mark.
— Merci, milady. J'en suis moi-même assez fier, et je me réjouis de vous le faire visiter quand vous le désirerez.
— Je vous prends au mot. » Elle serra fermement sa main, intérieurement surprise de voir combien l'uniforme de capitaine de vaisseau lui seyait. Et le bâtiment lui-même. La dernière fois qu'elle l'avait vu, il était capitaine de frégate, mais elle soupçonnait sa promotion de ne rien devoir à sa famille ni au besoin pressant d'officiers supérieurs dont souffrait la flotte graysonienne.
Brentworth garda sa main plus longtemps que ne l'exigeait le protocole, et elle tourna délibérément la tête de côté pour lui montrer son profil gauche qu'il paraissait examiner. La dernière fois qu'il l'avait vue, elle portait un bandeau noir sur son oeil gauche aveugle, et tout un côté de son visage n'était qu'un masque figé et mort. Elle vit son regard se réchauffer sous l'effet du soulagement tandis qu'elle lui rendait son sourire dans un mouvement naturel de la bouche. Du moins, un mouvement qui lui paraîtrait naturel à lui, se rappela-t-elle. Il ne l'avait vue sourire qu'une fois ou deux avant sa blessure.
Il lâcha sa main et recula avec un geste qui signifiait poliment mais fermement qu'elle passait avant les différents diplomates de plus ou moins haut vol qui l'avaient précédée à bord.
« J'attends notre visite avec impatience, milady. Entre-temps, permettez-moi de vous escorter jusqu'à vos quartiers. Votre intendant doit avoir installé vos effets personnels maintenant. »
CHAPITRE TREIZE
L'homme qui avait été Pavel Young s'arrêta devant le miroir inattendu. Il le regarda, de l'autre côté de son nouveau bureau, immobile pendant que la porte se fermait dans un soupir derrière lui. Son visage le contemplait depuis le mur, les yeux inexpressifs et le teint rendu maladif par l'excès de tension, contrastant avec son costume de superbe facture. Son costume civil.
Il se produisit quelque chose dans son esprit. Ses épaules furent secouées par une décharge électrique, ses narines s'évasèrent, et il traversa aussitôt le bureau, la bouche déformée par une honte trop neuve pour avoir perdu de sa violence. Il glissa les doigts sous le cadre du miroir.
L'objet n'était pas simplement accroché au mur : il s'agissait d'une applique. La douleur déchira le bras de Young lorsqu'un de ses ongles cassa, mais il accueillit cette sensation avec joie, comme une alliée qui stimulait sa force haineuse. Il grognait dans l'effort en passant le bout de ses doigts dans le petit interstice comme des cales de chair. Le lambris de bois précieux céda dans un craquement sec comme un coup de revolver quand le miroir se décrocha du mur, et Young recula pour l'envoyer loin de lui. La glace traversa le somptueux cabinet en virevoltant dans un léger vrombissement puis se brisa en frappant le mur opposé. Des fragments de verre étamé se répandirent en pluie sur le tapis et roulèrent en tin tant comme des éclats de diamant sur le bois nu. La folie brillait dans les yeux de Young.
Une exclamation inquiète monta du bureau adjacent lorsque la destruction du miroir secoua la pièce. La porte s'ouvrit brutalement sur un homme aux cheveux gris métal, d'allure distinguée. Son visage ne révélait rien, mais il écarquilla les yeux en apercevant le onzième comte de Nord-Aven, le regard fou, haletant au milieu de son bureau. Le comte se tenait encore penché, dans la position du lancer, et tremblait en aspirant l'air à grandes goulées sans quitter des yeux le miroir brisé.
« Milord ? » Sous la voix douce et polie de l'homme aux cheveux gris perçait une certaine circonspection, mais Nord-Aven l'ignora. L'autre s'éclaircit la gorge et réessaya, un peu plus fort : « Milord ?
Le comte se reprit. Il ferma les yeux et passa brutalement la main dans ses cheveux avant de prendre une profonde inspiration. Il se tourna vers le nouveau venu. « Oui, Osmond ?
— J'ai entendu le miroir tomber. » La bouche de Nord-Aven frémit au verbe choisi par son assistant, qui s'interrompit. Il reprit avec précaution : « Dois-je appeler une équipe de nettoyage, milord ?
— Non. » Nord-Aven s'exprimait d'une voix dure. Il inspira encore profondément, puis se retourna et se dirigea d'un pas décidé vers son bureau. Il prit place dans le nouveau siège très coûteux qui remplaçait le fauteuil roulant de son père et secoua la tête. « Laissez pour l'instant. »
Osmond acquiesça, le visage toujours impénétrable; pourtant il réfléchissait prudemment. On pouvait difficilement reprocher au nouveau comte de Nord-Aven de mal supporter la pression, mais il avait quelque chose de dangereux. Ses yeux brillaient d'un éclat trop vif et trop fixe avant qu'il les baisse vers la console située devant lui.
« Ce sera tout, Osmond », fit Nord-Aven au bout d'un moment, le regard toujours fixé sur la console, et l'autre homme se retira sans un bruit. La porte se ferma derrière lui, et Nord-Aven se tassa sur son siège en se frottant le visage des deux mains.
Le miroir lui avait tout rappelé. Cinq jours. Il s'était écoulé cinq horribles jours et cinq nuits plus terribles encore depuis que la Flotte avait scellé son infamie. Il ferma les yeux et toute la scène se déroula de nouveau sur l'écran brumeux de ses paupières injectées de sang. Il ne pouvait pas l'arrêter. Il ne savait même pas s'il le voulait vraiment car, si douloureuse fût-elle, elle alimentait la haine qui lui donnait la force de continuer.
Il revit l'amiral impassible, dont le regard hurlait le dégoût que son masque dissimulait, lire d'une voix claire le verdict de la cour martiale. Il revit les rangées d'uniformes noir et or qui l'observaient pendant que les museaux de caméras HV
l'espionnaient sans pitié depuis des aérodynes stationnaires et autres positions avantageuses. Il revit l'enseigne de vaisseau de première classe s'avancer et arracher les planètes or de capitaine de la Liste ornant son uniforme de parade, d'un geste brusque et impersonnel de ses mains gantées, démenti par le mépris qu'exprimaient ses yeux. Suivirent les galons sur ses manches. Ils avaient été spécialement préparés pour l'événement : on les avait fixés par quelques points fragiles qui cassèrent avec un bruit net, affreux, dans le silence. Puis vinrent les médailles qui ornaient sa poitrine, les épaulettes, l'écusson portant le nom de son dernier bâtiment et le symbole rouge et or de la Flotte sur son bras droit.
Il aurait voulu leur hurler au visage, cracher sur leur stupide concept d'honneur et nier leur droit de le juger. Mais il ne pouvait pas. La honte était trop bien ancrée en lui, elle l'avait figé d'horreur. Il était donc resté au garde-à-vous, incapable de réagir, pendant que l'enseigne lui ôtait son béret, le béret blanc de commandant de vaisseau stellaire, portant les armes du Royaume. Des doigts gantés en arrachèrent les armoiries et le reposèrent sur sa tête avec mépris, comme s'il était un enfant incapable de s'habiller tout seul. Et, tout ce temps, il était demeuré au garde-à-vous.
Mais alors était venu le tour de son sabre, et il avait imperceptiblement flanché.
Il avait fermé les yeux, incapable de soutenir le spectacle de l'enseigne appuyant la pointe aiguë contre le sol, maintenant la lame à un angle de quarante-cinq degrés et levant sa botte. Il ne vit rien mais entendit le pied retomber; il entendit l'horrible craquement de l'acier qui se brise.
Debout devant eux, il n'était plus désormais officier de la Reine. Il portait un costume noir, ridicule maintenant qu'on l'avait dépouillé de ses atours, de ses symboles d'honneur. Le vent malmenait les bouts de rubans dont il n'avait compris l'immense valeur qu'en les perdant. Ils roulaient sur la pelouse soignée, et les deux moitiés de son sabre brisé brillaient à ses pieds dans le soleil éclatant.
« Demi-tour, droite ! » L'amiral avait brutalement lancé son ordre, mais il ne s'appliquait plus à lui. Ses yeux s'étaient rouverts contre sa volonté. Comme si une force extérieure avait résolu de le forcer à contempler son humiliation finale, ces rangées d'officiers lui tournant le dos à l'unisson.
« En avant, marche ! » aboya l'amiral, et les officiers — qu'on n'avait pas eu de mal à recruter pour l'occasion — obéirent. Ils s'éloignèrent de lui avec un ensemble que des fusiliers n'auraient pas renié, au rythme lent et mesuré d'un unique tambour, et le laissèrent seul, abandonné, sur le champ de son déshonneur...
Il ouvrit brusquement les yeux, échappant pour un temps à ses cauchemars. Un juron amer déforma sa bouche, et ses articulations blanchirent tant il serrait les poings sur le bureau devant lui, envahi par la haine.
Il connaissait bien ce sentiment qui avait toujours fait partie de lui-même, toujours couru dans ses veines. Lorsqu'un roturier arrogant bravait son autorité, qu'un supérieur malveillant lui refusait les honneurs qu'il méritait, la haine était là, brûlante comme l'acide. Elle était présente aussi quand il brisait un subalterne arriviste. Il l'avait goûtée en usant de son pouvoir pour punir ceux qui osaient le défier, mais sa brûlure lui semblait douce alors, comme celle d'un vin enivrant.
Cette fois-ci, c'était différent. Sa haine ne brûlait pas, elle flamboyait. C'était comme un four en lui qui le consumait. Le monde entier s'était retourné contre lui, l'avait avalé et recraché comme une charogne aux pieds de la chienne qui l'avait voué à la destruction, et chaque cellule de son être réclamait vengeance. Vengeance sur cette chienne d'Harrington, mais pas seulement. Il les détruirait, elle et tous ceux qui l'avaient trahi, il le fallait. Pourtant il en voulait plus. Il devait le faire de belle façon, d'une manière qui rendrait mépris pour mépris, qui cracherait sur leur précieux code et leur maudit honneur.
Il grinça des dents et s'imposa de rester immobile, tremblant pourtant, jusqu'à ce que sa fureur se calme. Elle ne le quitta pas : elle reprit simplement des proportions qui lui permettaient de se mouvoir et de réfléchir, de parler sans vomir les jurons qui bouillonnaient dans son cœur.
Il enfonça un bouton sur sa console de com et le premier assistant de son père
– non, le sien – répondit aussitôt.
« Oui, milord ?
— Osmond, j'ai besoin de voir Sakristos et Elliott. Et vous aussi. Tout de suite.
— Bien sûr, milord. »
La communication fut coupée, et Nord-Aven bascula le dossier de son fauteuil.
Il croisa les mains devant lui, les lèvres retroussées en un horrible sourire, approuvant ses pensées d'un hochement de tête en attendant ses employés.
La porte se rouvrit quelques minutes plus tard devant Osmond et un homme plus jeune. Une élégante rousse à la beauté époustouflante les accompagnait, et un éclair affamé passa dans les yeux de Nord-Aven qui la regardait.
« Asseyez-vous. » Il désigna les chaises placées devant son bureau et ressentit un certain plaisir à les voir obéir. Ce n'était pas la même chose que dans la Spatiale, mais il avait un autre pouvoir ici. Le pouvoir de son nom et la machine politique dont il avait hérité lui faisaient l'effet d'un subtil aphrodisiaque, et il le goûtait voluptueusement en observant ses subalternes.
Il les laissa ainsi pendant plusieurs secondes, les laissa digérer leur soumission tandis que lui jouissait de son autorité sur eux, puis il fit signe à Osmond.
« Où en sommes-nous des négociations avec le baron de Haute-Crête ?
— Il a accepté de parrainer votre premier discours, milord. Il a exprimé une certaine inquiétude concernant l'affaire Jordan, mais j'ai pris la liberté de lui assurer qu'il n'avait rien à craindre. »
Nord-Aven acquiesça avec un grognement de plaisir. Haute-Crête s'était montré réticent à le parrainer personnellement à la Chambre des Lords. Le baron était aussi connu pour la ferveur mystique avec laquelle il protégeait le nom de sa famille et sa position politique que pour son intolérance réactionnaire, et il avait craint que l'infamie que la Flotte avait associée au nom de Nord-Aven le déshonore lui aussi... mais il avait eu bien plus peur encore en découvrant que le père du comte lui avait légué son arsenal de dossiers secrets en même temps que son titre. Nord-Aven aurait pu détruire une vingtaine de carrières politiques – et salir le nom des hommes et des femmes concernés... Or Haute-Crête était du nombre.
L'implication du baron dans le cartel Jordan avait été dissimulée sous plus de dix épaisseurs d'hommes de paille, mais le dernier comte de Nord-Aven l'avait découverte. Les actions de Haute-Crête n'étaient rien de plus que des pots-de-vin qui fournissaient l'argent nécessaire au sauvetage financier de la famille aux moments critiques. Pire, il les avait vendues en bloc, sur la foi d'informations privilégiées, juste avant que l'Amirauté n'annonce la suspension de tous les contrats passés entre la Flotte et le cartel, le temps d'une enquête sur des allégations de fraude et de pratiques dangereuses. La vente d'un tel volume d'actions, précédant de peu l'annonce officielle, avait largement contribué aux liquidations frénétiques qui avaient provoqué la chute du cartel, lors de la pire faillite financière du Royaume depuis plus d'un siècle T. Des milliers d'actionnaires avaient souffert, certains avaient tout perdu, et personne n'avait jamais réussi à identifier le responsable de cette première vente fatale.
Personne sauf les enquêteurs travaillant pour le père de Nord-Aven.
« Le baron m'a toutefois demandé quel sujet vous comptiez aborder, milord. »
La voix d'Osmond interrompit le cours des pensées du comte, qui émit un grognement méprisant.
« Je compte parler de la déclaration de guerre », répondit-il sur un ton sarcastique : de quoi d'autre pouvait-il parler ? Osmond acquiesça simplement et le comte fixa son regard sur l'homme plus jeune à ses côtés. « C'est à ce sujet que je voulais vous voir, Elliott. »
Elliott, principal responsable de la rédaction de ses discours, inclina la tête et posa les doigts sur les touches d'un bloc sténo, l'air attentif.
« Je veux que vous fassiez ça avec soin, poursuivit Nord-Aven. Je ne veux pas attaquer le gouvernement. » La rousse assise à côté d'Osmond haussa les sourcils, et Nord-Aven eut un nouveau rictus méprisant. « Je n'entends pas rompre avec le parti mais, si j'ai l'air de vouloir me venger pour ce que le gouvernement m'a fait, je ne réussirai qu'à miner ma propre influence. »
Elliot approuva de la tête tandis que ses doigts parcouraient les touches, et Nord-Aven fit mine de ne pas remarquer la façon imperceptible dont les épaules d'Osmond venaient de se détendre.
« D'ailleurs, je ne veux pas non plus paraître anti-Spatiale. Nous réglerons nos comptes avec ces salauds plus tard. Pour l'instant, je veux donner une impression de tristesse plus que de colère. Et puis... (il s'interrompit pour observer attentivement ses trois employés) je compte m'exprimer en faveur de la déclaration de guerre. »
Elliott ouvrit de grands yeux ébahis et les leva vers le comte, avant de se reprendre et de baisser la tête. Nord-Aven y lut une immense surprise. Osmond se raidit sur sa chaise, ouvrant la bouche comme pour protester et la refermant aussitôt.
Seule Georgia Sakristos ne parut pas étonnée. Elle s'adossa, croisa ses jambes minces, et une lueur d'amusement détaché s'alluma dans son regard bleu lorsque Elliott retrouva enfin sa voix.
« Je... Évidemment, milord, si c'est ce que vous souhaitez. Mais, pardonnez-moi de poser cette question, en avez-vous discuté avec le baron de Haute-Crête ?
— Non. Je le ferai, bien sûr. Quand nous lui aurons remis le brouillon du discours. Pour l'instant, toutefois, vous êtes les seuls au courant. Personne hors de cette pièce ne saura rien tant que je ne l'aurai pas décidé. Je compte que ce discours constitue une surprise totale lorsque je le prononcerai.
— Mais, milord, risqua Osmond de sa voix la plus hésitante, cela représente une rupture totale avec la position de l'Association.
— Oui. » Nord-Aven esquissa un mince sourire. » Mais les Havriens nous attaqueront à nouveau dès qu'ils se seront organisés, que nous leur déclarions ou non la guerre. S'ils le font alors que le parti persiste à s'opposer à la déclaration, cela ne servira qu'à mettre en valeur la politique que Cromarty et ses petits amis soutiennent depuis le début. Et, bien sûr, à invalider celle de l'opposition. »
Il s'interrompit pour observer le visage d'Osmond, et l'homme hocha lentement la tête.
« Je ne m'attends pas à un accueil chaleureux de la part du gouvernement – du moins, pas tant que la situation ne se sera pas calmée en termes de... relations publiques. Je ne pense pas non plus jouer un rôle majeur dans la négociation de l'arrangement. Mais j'investis sur mon capital politique en ouvrant la porte à un partenariat avec le gouvernement malgré ce qu'il m'a fait. Bon sang, la moitié de l'Association se rend déjà compte que notre position est intenable. Si j'offre aux conservateurs une issue – notamment une issue qui fasse apparaître comme un geste patriotique l'accord qu'ils obtiendront –, ils feront la queue pour me lécher le cul.
— Et le gouvernement vous sera également redevable, qu'il l'admette ou non, murmura Sakristos.
— Tout à fait. » Le sourire de Nord-Aven se fit parfaitement désagréable. « Ma place à la Chambre est trop récente pour me permettre de devenir censeur du groupe, mais je ne compte pas rester à jamais dans l'ombre. De toute façon, le rôle de censeur n'est pas mon but ultime. Cela prendra quelques années, mais le baron de Haute-Crête finira bien par se retirer. À ce moment-là, je compte être prêt. »
Même Sakristos se montra surprise cette fois, et les trois employés s'adossèrent, l'air concentré, pour réfléchir aux changements impliqués. Le père du comte n'avait jamais brigué la première position du parti. Il préférait agir plus discrètement, négocier des accords en tant qu'éminence grise, mais le nouveau comte ne semblait pas fait du même bois.
Pas le même bois, peut-être, mais les mêmes secrets dans le coffre-fort et la même organisation pour le soutenir. Leurs yeux se mirent à briller d'ambition à leur tour tandis qu'ils envisageaient la façon dont ces secrets pouvaient servir à évincer d'autres candidats. Nord-Aven les laissa réfléchir aux possibilités qui s'ouvraient puis s'adressa une fois de plus à Elliott.
« Ça vous donne une idée du genre de discours dont j'ai besoin ?
— Euh... oui. Oui, milord. Je crois comprendre.
— Quand pouvez-vous me présenter le premier jet?
— Demain après-midi, milord ?
— Trop tard. Je dois réclamer mon siège dans trois jours. Amenez-moi ça avant de rentrer chez vous ce soir. »
Elliott déglutit puis hocha la tête.
« Dans ce cas, vous feriez sans doute bien de vous y mettre. Osmond, je veux que vous dressiez la liste des journalistes fiables. Organisez une interview avec un professionnel qui nous posera les bonnes questions; ensuite, travaillez sur les réponses. Je veux examiner la liste liminaire avec vous d'ici demain matin, et le dossier de chaque journaliste envisagé.
— Sans problème, milord. »
Nord-Aven les congédia d'un signe de tête mais rappela Sakristos d'un geste alors qu'elle se levait avec les deux hommes. Osmond et Elliott quittèrent le bureau sans rien sembler remarquer, et Sakristos recroisa les jambes.
La porte se ferma et Nord-Aven sourit au plus grand spécialiste des coups bas qu'avait embauché son père.
« Vous désirez, milord ? s'enquit-elle poliment.
— Pavel. Je reste Pavel pour vous... Élaine.
— Bien sûr, Pavel. » Sakristos lui rendit son sourire, pourtant cela lui coûta, même à elle, car elle connaissait la réputation du nouveau comte. Le père Nord-Aven avait promis de retirer son dossier du coffre-fort avant de le transmettre –c'était cela, en partie, qui lui assurait sa loyauté – mais, si Pavel l'appelait Élaine, c'est qu'il ne l'avait pas fait. Elle l'avait craint, vu la mort soudaine du comte, et un frisson la parcourut à cette confirmation de ses pires inquiétudes. Dimitri Young était trop ravagé par ses excès passés pour faire davantage que la reluquer, mais le sourire de Pavel indiquait qu'il attendait plus d'elle que son père... et il disposait des armes nécessaires pour appuyer ses demandes. Il pouvait faire bien pire que détruire sa carrière : l'envoyer en prison pour si longtemps que même le prolong ne préserverait pas sa beauté jusqu'à sa libération.
« Parfait. » L'espace d'un instant, Nord-Aven afficha un sourire carnassier, un sourire gras et affamé qui la révolta.
Mais, pour le moment, j'ai une autre tâche à vous confier. J'ai quelques...
comptes à régler avec la Flotte, et vous allez m'y aider.
— Si vous le souhaitez, Pavel, répondit-elle aussi froidement que possible. D'un point de vue politique, toutefois, monsieur Osmond...
— Je ne pense pas à la politique, intervint-il. Vous êtes ma spécialiste de l'action directe, n'est-ce pas, "Georgia" ? » Le plaisir vain qu'il prenait à utiliser son pseudonyme était presque palpable, mais elle s'imposa de conserver une expression polie et attentive.
— Oui, milord. En effet.
— Eh bien, c'est ce que je veux. Une action directe, très directe même. Voici ce que j'ai en tête : d'abord... »
CHAPITRE QUATORZE
Honor avançait à petits pas sur le pont dans ses bottes à génération de gravité; elle arborait un grand sourire et tournait sur elle-même en tenant l'extrémité de la longe de Nimitz. Le chat adorait la gravité nulle depuis toujours et décrivait des cercles autour d'elle grâce aux réacteurs bourdonnants de sa combinaison, tout en miaulant de plaisir sur le circuit com de son casque. L'oreillette d'Honor lui relayait ses commentaires, mais elle n'en avait pas vraiment besoin : la joie immense que lui transmettait leur lien empathique était beaucoup plus éloquente.
La progression rapide de Nimitz ralentit brusquement comme il exécutait un demi-tour pour lancer son long corps sinueux dans une boucle parfaite. oncle Henri »
devait être un génie, songeait Honor en écoutant la salve d'applaudissements de leur public. Il avait programmé les ordinateurs contrôlant les réacteurs pour réagir à tous les mouvements possibles d'un chat sylvestre. Elle n'avait qu'à observer Nimitz et réfléchir à la façon de coordonner ses acrobaties normales en gravité nulle avec les capacités plus vastes de la combinaison.
Il effectua une lente roulade et changea de direction, sur quoi Honor se baissa : il passait juste au-dessus de sa tête. Elle sentit la chaleur de ses réacteurs au passage et lui transmit sa désapprobation et un avertissement grâce à leur lien. Il n'avait pas encore bien compris la nécessité de respecter une zone de sécurité autour de ses propulseurs, mais elle devina ses remords et modéra ses reproches.
Et puis, au moins, la taille minuscule de ces appareils les rendait beaucoup moins dangereux que ceux d'une combinaison normale.
Nimitz exécuta une nouvelle boucle puis s'élança droit sur Honor; les réacteurs s'arrêtèrent au moment où ses quatre pattes arrière atteignaient l'épaulette renforcée de sa compagne. Elle tituba sous l'impact – même en gravité nulle, il conservait l'inertie de ses neuf kilos standard et plus, outre la masse de la combi – mais, dans l'ensemble, elle fut impressionnée par la douceur de sa réception. II évoluait naturellement, ce qui n'aurait pas dû la surprendre vu l'environnement forestier de son espèce sur Sphinx. Pourtant, elle n'avait pas l'intention de le lâcher sans longe hors des limites sûres d'un navire avant longtemps.
Elle manipula la télécommande pour bloquer les propulseurs, par mesure de sécurité, et voulut lui ôter son casque, mais il se releva pour échapper à sa main et émit un blic réprobateur. De ses pattes gantées, il trouva le mécanisme de déblocage, et elle entendit un léger souffle à l'ouverture du sceau. Il laissa le casque de plastoblinde pendre le long de sa colonne vertébrale et se lissa soigneusement les moustaches.
« Joli travail, boule de poils. » Elle tira une branche de céleri de sa poche de ceinture et il s'interrompit pour la saisir avidement, plus heureux encore que pendant ses acrobaties. Il ne s'agissait pas de dressage par renforcement positif – Nimitz n'avait pas besoin de ce genre de motivation –, mais il avait bien mérité sa friandise.
La gravité fut brutalement rétablie. Pas le 1,35 g de sa planète d'origine, mais celle, beaucoup plus faible, de Grayson. Elle regarda par-dessus son épaule libre : le capitaine Brentworth se tenait à côté du panneau de contrôle du gymnase, tout sourire.
« Il est agile, ce petit démon ! fit le capitaine de l' Alvarez .
— Pour sûr », acquiesça Honor. Elle leva la main et passa le doigt sur l'oreille duveteuse de Nimitz, qui suspendit brièvement sa mastication pour répondre à son contact. Puis il revint aux choses importantes et croqua le céleri juteux.
Honor se mit à rire et le fit descendre de son épaule dans ses bras. Les combinaisons souples étaient beaucoup plus légères que les anciens équipements antivides, mais leurs vacuoles de stockage les rendaient beaucoup plus massives qu'elles n'en avaient l'air et Nimitz pesait trop dans son accoutrement pour le confort de sa compagne, même en faible gravité. Le chat sylvestre ne s'inquiéta pas de ce changement : il se lova tranquillement dans ses bras en serrant fort son céleri. Le sourire d'Honor s'élargit. Nimitz se sentait désormais à l'aise dans sa combinaison, mais il s'était hérissé, indigné, quand elle lui avait expliqué les raccords de plomberie dont Paul avait parlé.
Elle allait se baisser pour enlever ses bottes, mais l'un des membres d'équipage de Brentworth était déjà là. Le technicien en électronique à peine pubère mit un genou en terre, lui offrant l'autre pour s'y appuyer. Elle sourit en levant le pied vers le support proposé. Le technicien dégrafa la botte, la posa de côté puis répéta l'opération pour l'autre pied.
« Merci », dit-elle, et le jeunot – il ne devait pas avoir plus de vingt années T –
rougit.
« Tout le plaisir était pour moi », articula-t-il, et elle parvint à ne pas glousser devant l'admiration craintive que révélait le ton de sa voix. Elle n'avait pourtant guère été amusée, la première fois, en découvrant la révérence que l'équipage de Brentworth avait pour elle. Ses hommes l'observaient avec vénération, montrant une déférence qu'ils réservaient normalement au Protecteur lui-même. Elle en avait été contrariée –en grande partie parce qu'elle n'avait aucune idée de la façon dont elle devait réagir. Toutefois, il n'y avait nulle trace de flagornerie dans leur attitude, et elle s'était donc résignée à rester simplement elle-même, indépendamment de la façon dont ils la traitaient. Visiblement, elle avait choisi la bonne tactique : la vénération s'était muée en respect, et ils ne semblaient plus vouloir s'agenouiller à chaque fois qu'ils la croisaient dans une coursive.
Enfin, se dit-elle, tout aurait sans doute été plus simple si elle n'avait pas été la seule femme au milieu des huit cents hommes d'équipage de l'Alvarez. Elle n'avait jamais été confrontée à pareille situation, mais, jusqu'à trois années T auparavant, les femmes de Grayson n'avaient même pas le droit de servir dans l'armée... de posséder des biens ni de faire partie d'un jury, d'ailleurs. Il se passerait encore quelque temps avant qu'elles apparaissent dans les équipages des vaisseaux stellaires.
Elle fit un nouveau signe de tête au jeune homme qui l'avait aidée, puis stabilisa Nimitz dans ses bras et se dirigea vers le sas. Brentworth sortit à ses côtés.
Le capitaine graysonien observait le profil d'Honor en silence tandis qu'ils descendaient la coursive. Son visage s'était mieux rétabli qu'il n'aurait osé l'espérer mais, après plusieurs jours en sa compagnie, il commençait à se rendre compte que la guérison n'était pas aussi parfaite qu'il l'avait cru au premier abord. La moitié gauche de sa bouche marquait toujours une infime hésitation avant de suivre l'autre, ce qui donnait à son sourire un aspect légèrement asymétrique –question de synchronisation, rien de plus. Et puis, bien qu'elle s'efforçât de surmonter ce défaut d'élocution, elle articulait encore mal certaines consonnes. Les médecins de Grayson, vu l'avancement de leurs connaissances avant l'alliance, n'auraient pas obtenu le résultat quasi miraculeux des chirurgiens manticoriens, mais il ne pouvait étouffer un léger regret.
Elle tourna la tête et surprit son expression, et il s'empourpra : l'un de ses sourires asymétriques confirmait qu'elle avait suivi le cours de ses pensées. Mais elle se contenta de secouer la tête, et il lui sourit en retour.
C'était une femme très différente de celle qu'il avait vue défendre l'Étoile de Yeltsin. Elle se montrait alors féroce et décidée, invariablement courtoise, mais dans son unique oeil brillait l'éclat froid et nu de l'acier. La douleur et le chagrin la hantaient alors. C'était la personne la plus dangereuse qu'il avait jamais rencontrée quand elle avait placé ses deux bâtiments endommagés entre le croiseur de combat Saladin et une planète dont la population n'était même pas l'alliée de son royaume.
Un peuple qui avait tout fait pour l'humilier et la dénigrer car elle avait osé piétiner ses préjugés en portant l'uniforme d'officier. Pour lui, elle avait affronté un vaisseau de guerre deux fois plus gros que ses navires blessés et perdu neuf cents hommes et femmes d'équipage en l'arrêtant.
Ce souvenir persistait à faire honte au capitaine Brentworth, et il expliquait la révérence que lui manifestait l'équipage de l'Alvarez. Lui-même n'échappait pas à ce sentiment, mais il la connaissait mieux que la plupart car il se trouvait sur le pont du HMS Intrépide pendant l'action, en tant qu'officier de liaison. Il éclata soudain de rire.
Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle. Il sourit.
— Je réfléchissais simplement, milady.
— À quoi ?
— Oh, à l'arrivée à bord de votre intendant. Cela vous aurait sans doute beaucoup amusée.
— Mac ? » Elle haussa un sourcil. « Qu'a-t-il fait ?
— Eh bien, c'est un homme, milady. » Comprenant soudain l'allusion, elle haussa l'autre sourcil et se mit à rire comme une gamine. « Voilà. Cette découverte a surpris une partie de l'équipage. Je crains que nous ne soyons pas encore aussi
"libérés" que nous voulons bien le croire.
— Mon Dieu, j'imagine ! » Honor riait doucement. « Et je conçois tout à fait la réaction qu'a dû avoir Mac !
— Oh, non, milady ! Il n'a pas bronché. Il les a simplement regardés comme un prof de catéchisme qui surprend un groupe d'adolescents en train de raconter des histoires salaces dans les toilettes.
— C'est exactement ce que je pensais. Il me réserve le même regard quand je suis en retard à dîner.
— Vraiment ? » Brentworth se mit à rire et hocha lentement la tête. « Oui, je le vois bien faire ça. Il vous est vraiment très attaché, milady.
— Je sais. » Honor eut un sourire affectueux, puis secoua la tête. « Au fait, Mark, je voulais vous en parler. Vous êtes vous aussi capitaine de vaisseau, maintenant. Vous n'avez pas besoin de me donner du "milady" sans arrêt. Je m'appelle Honor. »
Brentworth faillit stopper net sous l'effet de la surprise. Grayson commençait à peine à développer les modes relationnels propres à une société où règne l'égalité des sexes. En fait, il soupçonnait les habitants de sa planète d'être encore trop stupéfaits des changements imposés par le Protecteur Benjamin pour bien en comprendre toute la portée. Les anciennes mœurs condamnaient sans équivoque l'homme qui appelait par son prénom une femme célibataire sans lien de parenté avec lui, même si cette femme n'était pas un seigneur. Et surtout ce seigneur-là !
« Je... Milady, je ne sais pas si...
— Je vous en prie, le coupa-t-elle. Rendez-moi ce service. Vous n'êtes pas obligé de le faire en public si vous ne voulez pas, mais tous ces "milady" et "seigneur Harrington" m'étouffent. Vous vous rendez compte qu'il n'y a personne sur ce vaisseau qui oserait m'appeler par mon prénom ?
— Mais vous êtes un seigneur !
— Je ne l'ai pas toujours été, répondit-elle sur un ton légèrement acerbe.
— Oui, évidemment, je le sais, mais... »
Brentworth s'interrompit pour se débattre avec ses émotions. D'un côté il se sentait immensément flatté, mais la situation n'était pas aussi simple qu'elle paraissait le croire. Comme il l'avait dit, elle était seigneur, la première et unique femme élevée à cette dignité dans l'histoire millénaire de Grayson... et, pour couronner le tout, la seule personne vivante décorée de l'Étoile de Grayson, qu'elle avait gagnée en sauvant la planète. Enfin, il l'admettait, il y avait sa beauté étrange.
Elle ne ressemblait pas du tout à une Graysonienne et elle avait dix ans de plus que lui, mais l'organisme de Brentworth était trop mûr, trop vieux pour réagir au prolong lorsque Manticore en avait révélé la technologie à son peuple. Du coup, elle paraissait dix ans de moins que lui... et ses hormones irrévérencieuses se montraient réceptives à l'apparente jeunesse d'Honor.
Son visage triangulaire et l'amande exotique de ses yeux ne devaient rien aux canons de la beauté, mais cela importait peu – tout comme sa taille, supérieure de quinze centimètres à celle de la plupart des Graysoniens. Enfin, des changements profonds mettaient encore en valeur sa séduction. Elle était... plus heureuse et plus détendue qu'il ne l'aurait jamais imaginée, et semblait plus consciente de sa féminité.
Elle ne s'était jamais fardée à Yeltsin, même avant sa blessure, mais aujourd'hui un maquillage discret et habile soulignait le caractère et la grâce de son visage, et ses cheveux – très courts à l'époque – lui tombaient presque sur les épaules.
Il se rendit compte qu'il s'était arrêté net, le temps de réfléchir à sa demande, et leva la tête pour croiser son regard tandis qu'elle attendait patiemment. Son oeil gauche cybernétique ressemblait trait pour trait à l'oeil naturel, se dit-il en passant; puis il observa mieux et découvrit la solitude qu'ils exprimaient tous deux. C'était un sentiment qu'elle connaissait bien et que Brentworth lui-même apprenait encore à supporter, le lot de tout capitaine de vaisseau stellaire. Ce qui ne rendait pas cette solitude plus tolérable, mais, en la reconnaissant, il se décida soudain.
« Très bien... Honor. » Il lui toucha le bras — encore un geste qu'aucun Graysonien bien élevé n'aurait osé — et sourit. « Mais uniquement en privé. L'amiral Matthews m'arracherait les yeux si on lui rapportait que je me rends publiquement coupable de lèse-majesté envers vous !
Le croiseur lourd Jason Alvarez s'établit en orbite autour de Grayson, et Honor se laissa aller dans le fauteuil d'amiral du pont d'état-major. Il lui semblait un peu présomptueux de poser ses fesses sur un siège destiné à un personnage aussi éminent, mais Mark avait insisté et, elle devait bien l'admettre, elle n'avait guère offert de résistance.
L'équipe de quart avec elle sur le pont d'état-major était réduite car Mark avait dirigé les dernières manœuvres depuis son pont de commandement, mais les visuels fonctionnaient et elle les observait en connaisseuse, impressionnée des progrès qu'avaient faits les Graysoniens depuis sa dernière visite.
Grayson était toujours aussi belle et aussi hostile. L'Église de l'Humanité sans chaînes y avait cherché refuge afin d'échapper à ce qu'elle appelait la « technologie corruptrice » de la vieille Terre, pour découvrir qu'elle s'était naufragée sur une planète abritant de plus fortes concentrations de métaux lourds qu'une décharge de produits toxiques. Honor, dans un cas pareil, aurait complètement abandonné la surface de la planète au profit d'habitats orbitaux, mais les colons, obstinés, avaient refusé cette issue. Ils avaient relégué en orbite tout ce qu'ils pouvaient de leur production alimentaire, tout en s'accrochant au monde qu'ils s'étaient approprié par leur labeur titanesque. Les énormes constructions flottant en orbite comme l'Alvarez étaient encore plus nombreuses qu'avant l'intégration de Grayson à l'Alliance qui lui avait offert une capacité industrielle moderne; toutefois, il s'agissait encore de fermes et de pâturages, pas de refuges.
D'ailleurs, se dit-elle, cela n'aurait pas dû la surprendre. Les Graysoniens ne connaissaient pas la fuite. Ce n'étaient pas des religieux fanatiques comme ceux qui avaient peuplé la planète fratricide de Masada, mais ils se montraient têtus à un point que seul un Sphinxien pouvait véritablement apprécier. Et pour des descendants de fondamentalistes religieux hostiles à toute technologie, ils avaient fait preuve d'une flexibilité et d'une ingénuité technique impressionnantes.
Un pourcentage surprenant des constructions en orbite consistait en fortifications, petites, certes, mais lourdement réarmées maintenant qu'elles disposaient d'une technologie moderne. On construisait aussi des forts plus gros en soutien de ceux qui restaient de la longue guerre froide entre Grayson et Masada.
Honor n'avait vu aucun plan, mais elle aurait volontiers parié sur une conception également très innovante. Car les Graysoniens ne s'étaient pas contentés de reproduire des schémas manticoriens tout faits : il fallait leur prodiguer conseils et assistance technique, mais ils évaluaient leurs besoins défensifs et prenaient leurs propres décisions avec une formidable assurance, comme dans le cas de l'Alvarez.
Le croiseur lourd embarquait en effet moitié moins d'armes à énergie qu'un croiseur manticorien, mais celles dont il disposait étaient beaucoup plus lourdes et valaient bien les lasers et grasers de la plupart des croiseurs de combat. Il ne pouvait pas frapper autant de cibles, mais celles qu'il toucherait le sentiraient passer. Il s'agissait d'une innovation radicale en matière de conception navale, pourtant elle découlait d'une logique implacable vu la puissance accrue des armes à énergie modernes. Et, maintenant qu'elle s'en rendait compte, Honor se demandait combien d'autres aspects des politiques de construction manticoriennes étaient dictés par l'acceptation inconsciente de conventions dépassées.
Quant à l'ampleur des efforts déployés par les Graysoniens, elle la stupéfiait plus encore que leur sens de l'innovation. La population totale de la planète ne dépassait pas les deux milliards, dont un quart d'hommes seulement, et elle doutait que même une infime fraction de ses femmes fassent partie de la main-d’œuvre disponible, pourtant ils avaient déjà construit (sans doute avec l'aide non négligeable de Manticore) non pas un ni deux, mais trois chantiers navals orbitaux. Le plus petit s'étendait au moins sur huit kilomètres et grandissait sans cesse... Le tout alors qu'ils s'employaient encore à bâtir une marine moderne à partir de rien.
Elle secoua la tête, s'émerveillant en silence, tandis que le visuel lui montrait quatre croiseurs de combat en orbite, des unités de la nouvelle classe Courvosier.
Les larmes lui montèrent aux yeux à ce spectacle : la flotte de Grayson reconnaissait à sa façon la dette qu'elle avait contractée envers l'amiral Courvosier et les autres Manticoriens tombés pour défendre la planète. D'une certaine façon, se dit-elle, l'amiral aurait trouvé cet hommage approprié... dès qu'il aurait eu fini de rire. Mais...
Le murmure du sas qui s'ouvrait la tira de ses pensées, et elle tourna la tête pour accueillir Mark Brentworth avec le sourire.
« Nous sommes en orbite, capitaine ? » demanda-t-elle, consciente que les rares membres d'équipage présents les écoutaient. Il acquiesça.
« Oui, milady », répondit-il sur un ton tout aussi formaliste. Il s'arrêta à ses côtés et baissa les yeux vers son visuel, puis désigna l'un des croiseurs de combat. «
C'est le Courvosier lui-même. On le reconnaît au graser manquant à mi-coque : on ne l'a pas installé, de façon à libérer de la place pour les installations d'état-major et pour un centre d'opérations de combat complet destiné à toute la flotte. Les trois autres doivent être le Yountz, le Yanakov et le Madrigal. À eux quatre, ils forment les première et deuxième divisions.
— Ils sont superbes », dit sincèrement Honor. Ils étaient à peu près de la même taille que son Victoire, peut-être même un peu plus gros, et leur conception reprenait la concentration d'armes à énergie moins nombreuses mais plus puissantes expérimentée sur l'Alvarez.
« C'est aussi notre avis. » Brentworth passa un bras devant elle pour manipuler les commandes, et le visuel montra une vue plus éloignée. « Et voici, milady, ce que votre royaume a offert à la flotte de Grayson », ajouta-t-il tranquillement.
Honor prit une brusque inspiration au spectacle qu'elle découvrait. Elle en avait entendu parler, bien sûr, mais elle le voyait de ses yeux pour la première fois. Quand l'amiral de Havre-Blanc avait tendu un piège à la puissante flotte havrienne venue attaquer Yeltsin, onze supercuirassés ennemis avaient dû se rendre – certes pas intacts, loin de là, mais réparables. Havre-Blanc et l'amiral d'Orville, son subordonné manticorien immédiat, les avaient aussitôt donnés à Grayson.
C'était un geste généreux. Sur un plan personnel tout d'abord, car les deux amiraux avaient renoncé à une prime inconcevable en se séparant des supercuirassés; et sur un plan tactique, car, selon certains officiers de la FRM, Manticore aurait bien eu besoin de ces bâtiments et aurait dû les garder. Mais la reine Élisabeth avait soutenu la décision de Havre-Blanc sans la moindre hésitation, et Honor s'accordait pleinement avec sa souveraine. La flotte de Grayson, malgré tout son courage et sa bonne volonté, n'avait pas encore construit de vaisseau du mur et n'avait donc été guère plus qu'un spectateur de l'affrontement titanesque qui avait fait rage dans son système stellaire. Pourtant Grayson méritait ces navires, et même une béotienne en politique comme elle comprenait l'immense intérêt diplomatique qu'on pouvait trouver à lui en faire don. Ce geste disait aux Graysoniens la valeur que le Royaume accordait à son alliance avec eux – et donnait le même signal à tous les autres alliés de Manticore.
Toutefois, bien qu'au fait de cette histoire, elle ne s'était pas préparée émotionnellement à voir ces léviathans blessés reposer simplement sous les canons des forts orbitaux. Les installations fortifiées semblaient de dimensions lilliputiennes comparées à eux, mais leur seule présence constituait la preuve que la flotte qui les avait construits n'était pas invincible. Les bâtiments de radoub grouillaient autour des géants, poursuivant furieusement leur travail de réparation, et l'un des supercuirassés paraissait approcher le réarmement sous pavillon graysonien.
« Nous allons rebaptiser celui-ci le Don de Manticore », fit Brentworth. Honor leva les yeux vers lui et il haussa les épaules. « Ça s'imposait, milady. Je ne sais pas quels noms ont été choisis pour les autres, et ils ne seront plus tout à fait semblables quand nous en aurons fini avec eux. Nous alignons leurs systèmes électroniques sur la technologie manticorienne et les équipons de nouveaux compensateurs d'inertie, mais nous conservons toutes les armes qui ont survécu aux combats. Je suppose que nous les ramènerons tous sur le même modèle dès que nous aurons le temps, mais, pour le moment, nous nous efforçons de les remettre en service aussi vite que possible.
— Si le Don de Manticore est aussi prêt qu'il en a l'air, vous allez sans doute battre des records », fit remarquer Honor. Brentworth sourit à sa sincérité.
« En tout cas nous essayons, milady. Pour tout dire, notre gros problème du moment, c'est de leur trouver un équipage. Vous vous rendez compte que le tonnage total de notre flotte a été multiplié par cent cinquante depuis notre alliance ? Un premier contingent d'officiers termine en ce moment sa formation accélérée sur votre île de Saganami, et l'ampleur de nos travaux orbitaux nous a toujours fourni bien plus de navigateurs expérimentés qu'on ne pourrait le croire au vu des chiffres de notre population planétaire, mais nous recrutons beaucoup dans les rangs de la marine marchande manticorienne. » Il se mit alors à sourire. « Non sans quelques récriminations de la part de votre Amirauté, qui nous accuse de "braconner" sur ses terres, mais nous avons promis de vous rendre vos marins dès que possible.
— Je suis sûre que cette promesse a tout changé, dit Honor en riant. Mais, dites-moi, vous recrutez des équipages mixtes ?
— Oui, milady. » Brentworth haussa de nouveau les épaules. « Tout le monde n'était pas d'accord, mais ces super-cuirassés ont fait trop de trous dans notre personnel. Nous avions réussi à équiper les vaisseaux sortis de nos chantiers, difficilement, et certains de nos conservateurs les plus acharnés comptaient agir de même pour les supercuirassés... jusqu'à ce qu'on leur présente les chiffres. Je crains toutefois que nous ne restreignions la présence féminine aux bâtiments de ligne.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Parce que le bureau de construction navale a insisté pour leur fournir des quartiers séparés, répondit Brentworth en rougissant, et seuls les vaisseaux du mur offrent assez de place pour cela. » Honor cilla, étonnée, et le Graysonien rougit de plus belle. « Je sais que ça semble stupide, milady, et l'amiral Matthews s'est démené contre cette idée, mais la mixité est encore un concept trop neuf pour nous.
Il nous faudra un certain temps pour cesser de réagir bêtement, je le crains.
— Ne vous en faites pas, Mark, dit Honor au bout d'un moment. Rien n'oblige Grayson à imiter en tout les pratiques de Manticore. Et vous ne devez surtout pas vous déstabiliser en opérant les changements trop vite. »
Brentworth inclina la tête, comme surpris de l'entendre, elle entre tous, tenir ces propos. Elle gloussa, amusée.
— Oui, j'étais furieuse de la façon dont vous traitiez notre personnel féminin à notre première visite, mais vous avez fait des progrès incroyables, et je sais qu'ils vous ont coûté. Je vous assure que personne à Manticore – à l'exception peut-être de quelques idiots du parti libéral – ne vous en tient rigueur. En tout cas, sûrement pas moi. Votre marine et moi nous connaissons trop bien à présent pour nous entêter dans de tels enfantillages. »
Brentworth allait répliquer, mais il ferma la bouche et hocha la tête en souriant.
Puis il s'écarta de son fauteuil et désigna le sas.
— Dans ce cas, Lady Harrington, puis-je vous inviter à me suivre ? Certains membres de cette marine, dont l'amiral Matthews, l'amiral Garret et mon père, devraient arriver au hangar d'appontement numéro deux dans un quart d'heure pour vous souhaiter la bienvenue. »
CHAPITRE QUINZE
Il n'y avait pas de terminaux de commande chez Dempsey. De véritables serveurs et serveuses bien vivants s'occupaient des clients du bar – détail qui justifiait amplement les prix élevés pratiqués en ces lieux, vu les salaires accordés aux civils travaillant sur le chantier naval orbital le plus animé de la Flotte. Détail qui expliquait également – du moins en partie –pourquoi les clients du Dempsey étaient prêts à payer ces prix.
Le bar et le restaurant adjacent constituaient le lieu de rendez-vous privilégié de presque tous les personnels hors des heures de service, pour plus d'une raison. La première, c'était leur aspect familier. La SARL Restaurants Chez Dempsey s'était trouvée à la source du cartel Dempsey, qui ne rendait de pouvoir et de richesse qu'au cartel Hauptman, et quasiment toutes les villes du Royaume possédaient au moins un Dempsey. Ces restaurants existaient partout et tout le monde les connaissait. Et si la chaîne n'avait pas la réputation d'un établissement unique comme le Cosmo's et ne présentait pas l'activité frénétique des boîtes à la dernière mode, ses gérants n'en avaient cure car ce n'était pas leur objectif. Ils visaient plutôt une excellente visibilité, doublée d'une certaine familiarité et d'un niveau de service, confort et qualité suffisants pour attirer les clients et les fidéliser (même aux prix pratiqués). Or c'était précisément ce qu'ils avaient réussi à faire.
Ce Dempsey-là se trouvait au centre même de la station spatiale Héphaïstos, pourtant ses concepteurs s'étaient échinés à créer un environnement rappelant une planète. Ils n'avaient pu éluder les codes de couleurs obligatoires pour les équipements de survie et autres issues de secours et de service, mais avaient acheté à grands frais la permission de construire des cloisons deux fois plus hautes, de façon à pouvoir dissimuler sous de faux plafonds les enchevêtrements de tuyaux et de conduites qui couraient là comme ailleurs. Des projections holographiques sophistiquées aux « fenêtres » montraient des paysages planétaires sans cesse renouvelés. Tous les lundis, comme ce jour-là, le bar était « sur Sphinx ». Un ciel d'automne bleu et froid dominait les tours de Carrefour Yawata, la deuxième ville sphinxienne. Les bruits de la circulation et des piétons entraient par les fenêtres ouvertes, portés par des brises fraîches habilement reproduites qui sentaient la verdure et la cuisine du café voisin. Les holos ne se répétaient jamais chez Dempsey. Au lieu des scènes artificielles que des gérants moins avisés auraient élues, les propriétaires des lieux choisissaient des holos diffusés par d'autres restaurants de la chaîne sur Manticore, Sphinx et Gryphon, ou enregistrés par eux, ce qui les situait géographiquement et leur conférait une parfaite spontanéité. Les clients pouvaient rester assis pendant des heures à contempler des paysages de la planète qu'ils connaissaient souvent bien, et ils ne s'en privaient pas; sans compter que Manticore et Sphinx se trouvaient assez près d'Héphaïstos pour permettre des retransmissions quasiment en direct.
Les holos d'ambiance, si réussis fussent-ils, pouvaient paraître un facteur assez secondaire de l'attachement fanatique que vouaient à ce Dempsey les clients réguliers, puisque Manticore n'était distante que de vingt minutes par navette.
Toutefois, pour plus d'un, ce trajet de vingt minutes exigeait une coordination des horaires de service souvent difficile (dans le meilleur des cas) à obtenir. Impossible ou presque de partir sur un coup de tête passer une soirée à terre en compagnie d'un amant ou de quelques amis proches... sauf chez Dempsey, où on vous apportait la terre.
Le colonel Thomas Santiago Ramirez découvrit que son verre était vide et interrompit sa conversation avec Paul Tankersley pour appeler le serveur d'un geste.
Sa chaise grinça dans l'opération et il salua sa plainte d'une grimace ironique. Il avait l'habitude de provoquer ce genre de bruits et on pouvait difficilement mettre en cause les meubles. Ils n'avaient pas été conçus pour les gens comme lui.
Paul vit sa grimace et dissimula un sourire compatissant. Ramirez et lui s'étaient entendus au premier regard et ils étaient vite devenus amis. Le colonel, homme d'éducation catholique et lecteur vorace, cachait à grand-peine un sens de l'humour sobre et sec. Il ne baissait la garde que lorsqu'il commençait à connaître son interlocuteur, et Paul et lui avaient pris l'habitude de se retrouver pour de grandes discussions philosophiques, abondamment arrosées d'excellente bière. En tant qu'immigré, Ramirez défendait souvent un point de vue légèrement provocant sur des sujets que les Manticoriens ne mettaient jamais en question, et Paul appréciait énormément leurs conversations. La dévotion que le colonel entretenait pour Honor avait sans doute encouragé leur relation, mais Paul se doutait qu'ils seraient devenus amis même sans cela.
Ramirez était aussi rude que son physique le laissait présager, pourtant c'était un des hommes les plus gentils que Paul avait jamais rencontrés... sauf quand on lui parlait de la République populaire de Havre. On n'aurait pas pu qualifier le colonel d'homme doux, mais toute son hostilité paraissait avoir été distillée et redirigée vers un seul et unique but : la destruction de la République populaire et de ses œuvres. Si sa haine des Havriens ne relevait pas tout à fait de l'obsession, il s'en fallait de peu.
Son second était différent. Susan Hibson ne partageait pas l'implacable rancune de son supérieur envers Havre, mais seul un imbécile aurait pris des libertés avec elle... et nul ne l'aurait fait deux fois. Elle n'avait rien d'un bourreau et ses subalternes lui étaient dévoués, mais ils la craignaient également. Non qu'elle supportât mal la bêtise : elle ne la tolérait pas du tout. Et Dieu vienne en aide à quiconque oserait suggérer qu'il existait une mission, si impossible en apparence, dépassant les compétences de ses fusiliers.
Peut-être la différence entre Hibson et Ramirez venait-elle de leur taille, se disait Paul. Le major mesurait trente-cinq centimètres de moins que son supérieur et dépassait à peine la taille minimale requise par le corps des fusiliers; quant à sa constitution, elle la destinait à la vitesse plus qu'à la puissance. Le colonel pouvait se permettre d'être gentil : un homme bâti comme une armure de combat n'a jamais besoin de jouer les chiens méchants; mais Susan Hibson semblait trop petite et fragile pour faire un « bon » guerrier. Contrairement aux engagés de la Flotte, les fusiliers devaient progresser dans la boue et le sang et, Paul n'en doutait pas, Hibson avait dû faire ses preuves pendant des années dans la profession qu'elle avait choisie, pour les autres autant que pour elle-même.
Le serveur sollicité apparut au coude de Ramirez et le colonel sourit à ses compagnons.
La même chose pour tout le monde ? » Il s'exprimait d'une voix profonde à laquelle ses consonnes curieusement liquides donnaient une cadence musicale.
Saint-Martin faisait partie de ces mondes dont les colons ethno conservateurs avaient réussi à préserver leur langue d'origine, et Ramirez n'avait jamais perdu son accent.
Des murmures d'approbation accueillirent sa question, mais Alistair McKeon secoua la tête en souriant.
Plus de bière pour monsieur Tremaine », déclara-t-il. Le lieutenant de vaisseau Scotty Tremaine émit une protestation indignée, et McKeon se mit à rire. « Nous autres, les adultes, devons veiller sur les enfants qui sont parmi nous. De toute façon, vous êtes bientôt de quart.
— Sauf votre respect, monsieur, c'est un ramassis de... euh... préjugés sans fondement. Nous qui sommes plus jeunes et en meilleure forme possédons un métabolisme mieux à même de supporter l'alcool sans porter atteinte à nos facultés.
Contrairement à certains vieux... je veux dire, à certains respectables officiers supérieurs, ajouta le blond lieutenant.
— Jeune homme, vous passez beaucoup trop de temps en compagnie d'individus tels que le maître principal Harkness. » Le ton de McKeon était sévère mais ses yeux brillaient, et Tankersley étouffa un rire. Il avait appris à bien connaître les gens assis à cette table et il les appréciait tous, pas seulement Ramirez, mais la familiarité hors service de McKeon et Tremaine l'avait plus que surpris.
La plupart des commandants de sa connaissance ne frayaient jamais avec leurs subalternes, sans parler de plaisanter avec eux, pourtant McKeon y parvenait sans jamais miner son autorité ou laisser penser qu'il avait un préféré. Paul ne savait pas très bien comment le commandant obtenait ce résultat, mais il avait la quasi-certitude de ne pas en être lui-même capable. Toutefois, la personnalité de Tremaine y était sans doute également pour quelque chose.
« Je plaide non coupable, monsieur, disait maintenant le lieutenant de vaisseau. Je me contente de vous rappeler des faits scientifiquement prouvés.
— Bien sûr. » McKeon sourit à nouveau et haussa les épaules. « Très bien.
Encore une bière pour monsieur Tremaine. Mais, après ça, il passe à la limonade. »
Dans sa voix perçait un ton de commandement sur lequel on ne pouvait se méprendre, et Tremaine l'accepta d'un hochement de tête en souriant à son tour. Le serveur tapa leur commande sur son bloc et s'en alla, puis Hibson vida sa chope et soupira.
« Je ne suis pas mécontente que les choses se calment enfin à terre, je dois l'avouer, dit-elle en reprenant le fil de leur conversation. Mais je ne peux m'empêcher de regretter que Bourgogne ait échoué.
— Tout à fait d'accord », tonna Ramirez avec un froncement de sourcils inhabituel. McKeon acquiesça, mais Tankersley secoua la tête.
« Pas moi, Susan. » Les autres le regardèrent, surpris, et il haussa les épaules.
« Je me fiche complètement de ce qui peut arriver à Pavel Young tant que c'est déplaisant, mais refuser de l'admettre à la Chambre des Lords n'aurait fait qu'envenimer la situation.
— J'ai peine à le reconnaître, mais vous avez sans doute raison », fit McKeon au bout d'un moment. Il secoua la tête. « Qui aurait cru que ce minable finirait par soutenir la déclaration de guerre ? Je déteste l'idée de m'entendre avec lui sur quoi que ce soit et je ne crois pas un instant qu'il ait vraiment changé, mais cet enfoiré s'est rendu utile. Et j'imagine aussi qu'à long terme le commandant aurait eu à souffrir de sa non-admission aux Lords, maintenant que vous en parlez. »
Paul acquiesça gravement, mais les coins de sa bouche se relevèrent. Tous ses compagnons savaient qu'il était l'amant d'Honor, dont ils étaient de fervents admirateurs, mais tous sans exception, même McKeon qui commandait désormais son propre vaisseau, ne la désignaient que par les termes de « commandant » ou de
« pacha ».
« Je crois aussi que vous avez raison, monsieur, intervint Scott Tremaine avec un sérieux inhabituel, mais je ne comprends toujours pas exactement ce qui s'est passé ni quel était l'enjeu. Je veux dire, Young a hérité du titre de comte. Cela n'en faisait-il pas automatiquement un membre de la Chambre des Lords ?
— Oui et non, Scotty. » Paul plongea son regard dans son verre vide, le faisant lentement tourner sur la table devant lui, puis il releva les yeux et l'abandonna au retour du serveur. Il prit une gorgée de sa nouvelle bière et pinça les lèvres.
« Young, ou Nord-Aven désormais, est en effet un pair du Royaume, reprit-il. À
moins d'être déchu de ses droits pour trahison – ce qui se serait produit si on l'avait reconnu coupable de lâcheté en présence de l'ennemi –, il était légalement l'héritier de son père. Mais la Constitution accorde aux Lords le droit de refuser l'admission de quiconque ils jugent indigne de se joindre à la Chambre, pair ou non. Ils ne l'ont pas fait depuis une bonne centaine d'années T, mais ce droit demeure, et même la reine ne peut annuler la décision si une majorité des deux tiers des Lords choisit de l'exercer. C'est ce que cherchait Bourgogne en introduisant sa motion sur la
"faiblesse manifeste de caractère" de Nord-Aven. »
Tremaine hocha la tête et Thomas Ramirez dissimula une grimace de dégoût derrière sa chope. C'était un loyal sujet de la reine Élisabeth, mais il n'avait jamais vraiment accepté l'idée que la naissance pouvait automatiquement garantir certains privilèges. Avant sa conquête par les Havriens, Saint-Martin avait aussi ses propres élites héréditaires, mais pas d'aristocratie à proprement parler.
Si l'on insistait, il reconnaissait volontiers que la noblesse de Manticore avait bien servi le Royaume stellaire au fil des siècles. Et puis, sans doute, tous les systèmes politiques avaient leurs défauts intrinsèques : après tout, ils étaient censés gouverner des hommes, et on pouvait compter sur l'humanité pour gâcher n'importe quoi périodiquement. Mais, depuis qu'il avait pris conscience de la haine qui opposait Pavel Young et le commandant – et plus encore maintenant qu'il savait comment tout avait commencé –, il se montrait plus sceptique que jamais quant au bien-fondé d'un pouvoir politique héréditaire. À l'image de McKeon, il ne croyait pas en l'apparente conversion de Young. Ce salaud préparait quelque chose. L'idée qu'il puisse s'en tirer, quoi qu'il cherche, lui soulevait le cœur; quant à la façon dont certains Lords persistaient à essayer d'empêcher la reprise des opérations contre les Havriens, elle n'avait rien pour le faire changer d'avis non plus.
Évidemment, le commandant elle-même était noble désormais, se répétait-il, et d'autres encore avaient gagné leur titre à la dure ou prouvé qu'ils le méritaient en dépit de la façon dont ils l'avaient obtenu. Des gens comme les ducs de Cromarty et du Nouveau-Texas, ou le comte de Havre-Blanc et la baronne de l'Anse du Levant.
Et d'autres encore se montraient au moins conscients de leurs responsabilités et faisaient de leur mieux pour s'en acquitter, comme le duc de Bourgogne et les cinq pairs qui avaient soutenu sa motion pour l'exclusion de Nord-Aven. Mais le mélange de bêtise et d'intérêt personnel qui poussait certains à empêcher Cromarty d'obtenir sa déclaration de guerre – et à permettre à Young de jouer les hommes d'État –
écœurait le colonel.