LES INFORTUNES
D'UN GÉNIE MÉCONNU
Dans le cadre d'un programme de remise en forme visant à réduire mon espérance de vie à celle d un mineur du dix-neuvième siècle, je faisais mon jogging l'été dernier dans la Cinquième Avenue.
Afin de soulager mon système respiratoire anémié, je m'arrêtai à la terrasse du Stanhope Hôtel et commandai une vodka-orange bien fraîche. Le jus d'orange étant tout à fait recommandé dans mon régime, je m'envoyai plusieurs tournées. Sauf qu'au moment de me relever, j'exécutai une série de figures acrobatiques dignes de Bambi faisant ses premiers pas.
Des profondeurs d'un cortex qui avait généreusement mariné dans la Smirnoff, je me rappelai soudain avoir promis de m'arrêter chez Zabar pour acheter des médaillons de chèvre et du pain braisé hollandais. Si ce n'est que je me trompai de porte et entrai en titubant au Metropolitan Muséum. Je m'avançai dans les couloirs d'un pas vacillant, ma tête tournait comme un Zoetrope, et en reprenant peu à peu mes esprits, je me rendis compte que j'avais devant moi les tableaux d'une exposition inti-121
tulée « De Cézanne à Van Gogh : la collection du docteur Gachet ».
Gachet, compris-je d'après le topo placardé au mur, avait été le médecin traitant de peintres tels que Pissarro et Van Gogh, à une époque où ceux-ci n étaient pas encore des artistes adulés, soit qu'ils fussent tombés sur une cuisse de grenouille pas fraîche, soit qu'ils eussent un brin forcé sur l'absinthe. Comme la célébrité n'était pas encore au rendez-vous et qu'ils n'avaient pas un sou vaillant en poche, ils cédaient une huile ou un pastel en échange d'une visite à domicile ou d'une dose de mercure.
Gachet accepta les œuvres qu'on lui offrit et grand bien lui prit, me dis-je en admirant les tableaux de Renoir et Cézanne, probablement décrochés des murs de la salle d'attente du brave médecin. Je n'ai pu m'empêcher de m'imaginer dans une situation similaire.
Le 1er décembre
La fortune me sourit ! Un patient vient de m'être confié, à moi, Skeezix Feebleman, par Noah Untermensch en personne, le génie de la psychanalyse, spécialiste des troubles mentaux chez les créateurs.
Untermensch s'est constitué une clientèle prestigieuse et sans égale dans le show-biz - du moins si l'on excepte la liste des « acteurs immédiatement disponibles » de l'agence William Morris.
« Ce môme Pepkin est un auteur-compositeur né; m'annonça au téléphone le docteur Untermensch, qui faisait le forcing pour que j'accepte de recevoir cet éventuel patient. De la trempe d'un Jerry Kern 122
ou d'un Cole Porter, mais moderne. Le gamin est sans doute miné par une culpabilité qui le paralyse.
Ce que j'en dis ? La relation à sa mère. Il va falloir lui triturer un certain temps le ciboulot, qu'il évacue un peu de son angoisse existentielle. Vous ne le regretterez pas, je vois d'ici une avalanche de récompenses, des Tony, des oscars, des Grammy, voire la médaille présidentielle de la Liberté. »
J ai demandé à Untermensch pourquoi il ne prenait pas personnellement Pepkin comme patient.
« Je suis débordé, m'a-t-il répondu. Que des urgences analytiques : l'actrice dont la copropriété refuse les chiens, le présentateur météo qui aime les fessées, sans parler du producteur que Mike Eisner ne rappelle jamais. Lui, je l'ai placé sous étroite sur-veillance, j'ai peur qu'il se fiche en l'air. Quoi qu'il en soit, faites au mieux et inutile de me tenir au courant de l'évolution du traitement. Vous verrez, ce garçon a le chœur sur la main. Ah ah. »
Le 3 décembre
Ai rencontré Murray Pepkin aujourd'hui, il est incontestablement artiste jusqu'au bout des ongles.
Les cheveux en bataille, le regard halluciné, un type à part, obsédé par son œuvre, même s'il croule sous les dettes. Ah, les mesquines contraintes du quotidien : se nourrir, payer son loyer, verser ses deux pensions alimentaires. En tant qu'auteur-composi-teur, Pepkin est un visionnaire qui choisit de peau-finer ses paroles dans un studio du Queens, au-dessus des établissements Fleischer Frères, Embaumement de qualité, où il intervient d'ailleurs parfois 123
en tant que conseiller es maquillage. Je lui ai demandé pourquoi il croyait avoir besoin d'entamer une analyse. Il m'a confié que chaque note et chaque syllabe qu'il écrit a beau être totalement géniale, il a néanmoins le sentiment d'être trop sévère vis-à-vis de lui-même. Il avoue avoir constamment fait des choix désastreux avec les femmes.
Il a récemment épousé une actrice avec qui il entretient une relation fondée moins sur l'éthique occidentale traditionnelle que sur le code d'Ham-mourabi, du dix-septième siècle avant notre ère. Peu après le mariage, il Fa surprise au lit avec leur nutritionniste. Une dispute a éclaté et elle a frappé Pepkin en pleine tête à l'aide d'un dictionnaire de rimes, au point qu'il en a oublié le deuxième couplet de Dry Boues.
Lorsque j'ai abordé la question de mes honoraires, Pepkin m'a avoué, tout penaud, qu'il était un peu raide ces temps-ci. Il a dilapidé ce qui restait de ses économies dans une presse à canard. Il se demandait s'il n'y aurait pas moyen de s'entendre sur des versements échelonnés.
Lorsque je lui ai expliqué que la contrainte financière était au cœur du dispositif psychanalytique, il a proposé de me payer en chansons, m'informant que j'aurais fait une sacrée affaire si j'avais possédé les droits de Begin the Béguine ou de Send In the Clowns. Avec le temps, non seulement les royalties générées par ses œuvres tomberaient aujourd'hui dans mon escarcelle, mais en plus, je serais célébré dans le monde entier comme le mécène d'un génie en herbe de l'envergure de Gershwin, des Beatles, voire de Marvin Hamlisch. Je me suis toujours enorgueilli
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d avoir un certain flair lorsqu'il s'agit de repérer des talents prometteurs. Je me rappelle qu'un homéopathe français du nom de Cachet ou Kashay avait amplement été récompensé des ordonnances qu'il avait prescrites à Van Gogh en se faisant offrir des tableaux pour participer à ses frais d'abaisse-lan-gue. Décidément, le cas Pepkin me fascine de plus en plus, d'autant que mes frais fixes enflent comme un pouce après une rencontre impromptue avec un marteau. Entre l'appartement sur Park Avenue, la maison de plage à Quogue, les deux Ferrari et Foxy Breitbart, une petite pépée qui me coûte les yeux de la tête. Je suis tombé sur elle un soir en écumant les bars à célibataires. Lorsqu'elle est en string, sa peau veloutée me colle un sourire large comme ça, il faudrait y aller au burin pour l'effacer. Ajoutez à ceci des investissements quelque peu hasardeux dans la goyave du Liban et vous comprendrez que je sois un peu à sec. Cependant une petite voix me souffle que si je sais saisir l'occasion au vol, je risque de décrocher une rente à vie. Et pour peu qu'Hollywood fasse un jour un film sur lui, je serais même capable de décrocher un oscar du meilleur second rôle.
Le 2 mai
Cela fait aujourd'hui six mois que je compte Murray Pepkin parmi mes patients, et si ma foi en son génie demeure inentamée, je dois dire que je ne me rendais pas compte de l'ampleur de la tâche. La semaine dernière, il m'a appelé à trois heures du matin pour me raconter en détail le rêve qu'il avait
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fait, où les compositeurs Richard Rodgers et Lorenz Hart apparaissaient à sa fenêtre sous forme de per-roquets et se mettaient à lustrer sa voiture. Quelques jours plus tard, il m'a fait appeler à l'Opéra et a menacé de se suicider si je ne venais pas immédiatement le chercher au Umberto's Clam House pour écouter son idée de comédie musicale inspirée de la classification décimale de Dewey. J'ai cédé par respect pour son talent - talent que, soit dit en passant, je semble être le seul à reconnaître. Au fil des six mois écoulés, il m'a fait cadeau d'un kilo de chansons, certaines griffonnées à la hâte sur lin coin de nappe, et si pour l'instant aucune n'a trouvé preneur chez un éditeur musical, il affirme qu'avec le temps elles deviendront toutes des classiques. L'une d'elles est une ritournelle sophistiquée intitulée Tu seras mon puma à
Lima, je serai ton orque à New York. Un morceau à fredonner façon crooner, et qui regorge de références à tiroirs. Molting Time en revanche est une complainte qui n'est pas sans rappeler le chef-d'œuvre irlandais
Danny Boy. Je suis d'accord avec Pepkin : seul un ténor de génie pourra rendre justice à ce titre. Autre superbe chanson d'amour qui, Pepkin me le garantit, finira par caracoler au sommet du hit-parade : Mes
lèvres seront un peu en retard cette année, avec ces paroles sublimes : « Si tu veux embrasse-moi l'index/mais surtout garde-moi sur ton Rolodex. » À
ce florilège d'œuvrettes promises à un succès certain, Pepkin a ajouté Souris-moi, souris-mi, un de ces hymnes patriotiques qui, m'assure-t-il, contribuera à remonter le moral des troupes en cas de guerre nucléaire totale et ne pourra que me rapporter un 126
max. N'empêche j'aurais bien besoin d'un peu de pépettes, d'autant que Foxy, à présent ma fiancée, a sous-entendu avec une subtilité toute relative qu'elle allait avoir besoin d'un manteau long pour l'hiver, et nécessairement de la famille de la martre...
Le 10 juin
Je traverse une période de difficultés professionnelles, ce qui fait partie des risques du métier pour le psy « de proximité » que je suis. Pourtant j'ai le sentiment que cet hématome sous-dural de la taille d'un cervelas de chez Burnkhorst est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. L'autre nuit, alors que je m'étais rapidement endormi après une dure journée de psychanalyse, j'ai reçu un coup de fil paniqué de la femme de Pepkin. Tandis que nous parlions, elle tenait son mari à distance en le menaçant avec du gaz incapacitant. Apparemment elle ne s'était pas montrée tout à fait emballée par la nouvelle chanson d'amour mélancolique de son mari : A Side Order of Heartache, Please, allant jusqu'à suggérer que c'était l'occasion idéale d'étrenner leur nouveau broyeur à papier. Réalisant le tort que causerait à un petit cabinet comme le mien le nom de Feebleman dans les gros titres de la presse à scandale, comme cela ne manquerait pas de se produire si j'alertais la flicaille, je quittai mon appartement en slip et fonçai comme un dératé jusqu'au pont de la Cinquante-neuvième Rue. Arrivé chez Pepkin, je trouvai le mari et la femme en position de combat, face à face, chacun d'un côté de la table de la cui-127
sine, cherchant l'ouverture pour frapper. Magda Pepkin était cramponnée à sa bombe lacrymo, Pepkin à un souvenir rapporté du Shea Stadium le jour de la distribution gratuite de battes.
Convaincu qu'il fallait faire preuve de fermeté, je me suis interposé. J'étais en train de me racler la gorge avec une certaine emphase empreinte de dignité quand Pepkin a donné un coup de batte destiné à sa femme. Sauf que je me le suis pris en plein crâne, et on a entendu un craquement digne d'un glacier en phase d'effondrement. Je me suis avancé en chancelant, j'ai souri aux trente-six étoiles qui me faisaient de l'œil, dont l'Alpha du Centaure. Je me rappelle avoir été emmené d'urgence à l'hôpital, où j'ai été admis sur-le-champ dans le service des Soins intensifs pour ramollos du bulbe.
En guise de récompense pour ce que l'un de mes collègues appelle « une fidélité au serment d'Hippocrate qui frise le crétinisme », je dirais que je marche sur des œufs. À défaut de billets verts bien craquants, je possède à présent une centaine de chansons, que je n'ai pas réussi à vendre. Le fait que tous les grands pontes de l'industrie musicale aient à l'unanimité décrété qu'il n'y avait pas une molécule de promesse dans les chansons de cabaret que je leur soumettais - des titres héroïques tels que Faut faire avec (les hormones mec) ou la sublime ballade Ah y meurt, Alzheimer - me laisse à penser que Pepkin n'a peut-être pas la carrure d'un Irving Berlin. Pourtant, dans sa mélodieuse Everything's Up to Date at Yonah SchimmeVs, que je possède, et dont je n'anive pas à tirer un rond, l'ironie contrite des paroles me fait sourire : « Mon ami vois-tu
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l'espoir/c'est un peu comme le strudel/On s'en prend plein la gueule/C'est pour les bonnes poires. »
Le 4 novembre
J'en suis arrivé à la conclusion suivante : Pepkin n'est qu'un pauvre schnock totalement dénué de talent. Tout a commencé à partir en quenouille le jour où j'ai découvert que les sociétés offshore que j'avais montées pour défiscaliser et optimiser mes recettes, avaient commencé à attirer l'attention du fisc, qui leur trouvait beaucoup d'analogies avec celles d'Al Capone. D'autorité, le ministère des Finances les a toutes fermées, et a décidé de m'infli-ger une amende à hauteur de huit fois mon revenu net. J'ai littéralement suffoqué en apprenant la nouvelle assortie d'une assignation à comparaître. Tandis qu'on emportait mes meubles, j'ai expliqué à Pepkin que je ne pouvais plus le soigner à l'œil. Et pour la première fois il a fait preuve de bon sens : il a mis fin à la cure. En outre, sur les conseils de je ne sais quel escroc avec qui il faisait ses parties de billard, il m'a intenté un procès pour faute grave.
Foxy Breitbart a très mal vécu l'épreuve qu'a été la suppression de sa carte des grands magasins Bergdorf Goodman. Elle m'a d'ailleurs remplacé illico par un gringalet anorexique et bigleux, catapulté, à vingt-cinq ans, sept rangs au-dessus du sultan de Brunei au classement Forbes des plus grandes fortunes - grâce à je ne sais quel brevet sur une vulgaire puce informatique.
Quant à moi, je me suis retrouvé avec une malle remplie de partitions aux titres évocateurs, tels Le Ver de terre de Toscane
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et Au bal du spéléologue. J'ai tâché, mais en vain, de lancer ces minuscules éléphants blancs, j'ai même tenté de voir combien ils me rapporteraient en gros si je cédais la totalité au poids à une usine de recyclage de papier.
Mais Pepkin n'a pas tardé à m asséner le coup de grâce. Il m'a porté l'estocade, en la personne d'un certain Wolf Silverglide. Silverglide, un saligaud en gabardine avait un grand projet : monter une comédie musicale qui reprendrait la Lysistrata d'Aristophane, rebaptisée pour l'occasion Pas ce soir, foi la migraine. Boostée grâce à d'astucieuses chansons modernes, cette vieillerie de l'Attique, désormais tombée dans le domaine public, allait, selon Silverglide, faire de nous des maharadjahs. Il avait appris que je possédais une grande quantité de chansons non publiées qu'il pourrait acquérir pour une bouchée de pain. Prêt à valoriser enfin les droits que j'avais si durement acquis, j'ai proposé à Silverglide une fournée de chansonnettes faciles à fredonner en échange de parts dans l'entreprise et d'un téléviseur noir et blanc d'époque. La production a commencé, avec une bande-son intégralement signée Murray Pepkin. Le clou du spectacle était une chanson d'amour mélancolique intitulée Les italiques sont de moi, qui recelait ces paroles inoubliables : « Malgré ma flemme/Je suis en émoi/Je t'aime (les italiques sont de moi). »
Les représentations ont commencé et l'accueil de la critique a été mitigé. Le Journal de Vaviculteur a bien aimé, ainsi que Cigar Magazine. Les quotidiens en revanche, emboîtant le pas à Time et à Newsweek, se sont montrés plus réservés, faisant leur la formule de l'un d'eux, qui a qualifié la comé-130
die musicale de « trou noir d'une insondable bêtise ».
Incapable d'isoler un seul extrait de phrase parmi les critiques publiées, qui ne mette en péril sa vie, Silverglide a interrompu son somptueux spectacle avant de quitter New York à la vitesse du photon, me laissant seul pour faire face à une avalanche de procès pour plagiat.
Apparemment des experts ont déclaré sous serment que le meilleur de la musique du maestro Pepkin se révélait par trop proche de certaines ritournelles confidentielles telles que Body and Sout, Stardust et même d'un petit air militaire qui commence par « From the halls of Montezuma »
(oui, l'hymne des Marines). En attendant, je me présente chaque jour au tribunal. De loin, on peut croire que je regarde dans le vide, mais en fait je scrute le public. Ce que je me dis, c'est que si je tombe un jour sur le Van Gogh de la composition musicale, je m'empare de l'un des derniers objets encore en ma possession, mon coupe-choux, et je lui tranche les deux oreilles (les italiques sont de moi).
NOUNOU TRÈS CHÈRE
« Qui sait quel mal se tapit dans le cœur des hommes ? L'Ombre le sait. » Éclatait alors un gloussement diabolique qui, chaque dimanche, me faisait froid dans le dos. L'oreille collée contre le poste de TSF Stromberg-Carlson, je restais pétrifié dans l'hivernale lumière crépusculaire du lugubre logis de mes géniteurs. À vrai dire, je n'avais pas la moindre idée de la sombre malice qui hantait ce bas monde, à commencer par mes propres ventricules, jusqu'à un jour récent, voici quelques semaines, où je reçus un coup de fil de ma tendre moitié à Escamott & Karapatt, mon bureau de Wall Street. Sa voix habituellement assurée chevrotait, évoquant le mouvement brownien des particules élémentaires, et j'entendis immédiatement qu'elle s'était remise à la clope.
« Harvey, il faut que je te parle, annonça-t-elle sur un ton qui ne laissait rien présager de bon.
— Est-ce que les enfants vont bien ? demandai-je du tac au tac, m'attendant à ce qu'elle me lise une demande de rançon d'une seconde à l'autre.
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— Oui, oui, mais c'est à propos de Mlle Viaire (notre nounou !), cette traîtresse souriante et dune politesse irréprochable.
— Agrippa ? Eh bien quoi ? Ne me dis pas que cette bêtasse a encore cassé une de nos tasses fan-taisie !
— Elle est en train d'écrire un livre sur nous, psal-modia-t-elle d'une voix d'outre-tombe.
— Sur nous ?
— Sur son expérience de baby-sitter chez nous, dans Park Avenue, toute l'année dernière.
— Comment le sais-tu ? m'étranglai-je, soudain pris de regret (Pourquoi avais-je dédaigné les conseils de l'avocat qui me suggérait de faire figurer une clause de confidentialité dans notre contrat avec Miss Viaire ?).
— Je suis entrée dans sa chambre pendant qu'elle était sortie pour rapporter deux Tic Tac que j'avais empruntés avant les vacances. Et là, par hasard, je suis tombée sur un manuscrit. Évidemment, je n'ai pas résisté à la tentation d'y jeter un œil. Chéri, c'est haineux et gênant au-delà de tout ce que tu peux imaginer. Surtout les passages où elle parle de toi. »
Ma joue fut prise d'un tressaillement. Des perles de condensation apparurent soudain sur mon front, comme à l'extérieur d'un verre de bourbon menthe à la glace pilée.
« Dès qu'elle rentre à la maison, je la vire, annonça mon immortelle bien-aimée. Figure-toi que cette langue de vipère me traite de porcinette.
— Non ! Ne la vire pas. Ça ne l'empêchera pas d'écrire son livre. Sa prose n'en sera que plus caus tique, c'est tout ce qu'on va gagner.
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— Mais alors, que faire ? Tu sais très bien l'impact que ses révélations auront sur nos copains de la haute. Nous ne pourrons plus mettre les pieds dans un seul des troquets huppés où nous avons nos entrées sans faire l'objet de cancans, sans être la risée de tous. Viaire te décrit comme un "gringalet ratatiné qui arrive à inscrire ses mômes dans les garderies les mieux classées de la Côte Est uniquement parce qu'il dégaine à chaque fois le carnet de chèques. Un pauvre minus incapable d'honorer bobonne".
— S'il te plaît, attends que je sois rentré à la maison, implorai-je. Il va falloir qu'on se creuse les méninges.
— Tu as intérêt à enclencher le turbostato-réacteur : elle en est déjà à la page trois cent. »
Sur ces belles paroles, la lumière de ma vie me raccrocha au nez, et le bruit me résonna dans les oreilles, non sans évoquer le glas sinistre du satané poème de John Donne. Simulant les symptômes de la maladie de Whipple, je quittai le bureau avant l'heure. Je fis une halte au Palais du Houblon, au coin de la rue, pour calmer mon palpitant et réfléchir à ce qui nous arrivait.
Le moins qu'on pût dire, c'est que notre histoire avec les bonnes d'enfants n'avait jamais été un fleuve tranquille. La première était une Suédoise qui ressemblait au boxeur Stanley Ketchel. Son comportement avait été irréprochable ; elle avait réussi à imposer une certaine discipline aux marmots, lesquels avaient commencé à se tenir correctement à table, cependant que d'inexplicables contusions étaient apparues sur leurs corps. Un 137
beau jour, il me fallut toutefois interroger la jeune femme sur ses méthodes : la caméra que nous avions dissimulée à la maison la montrait en pleine action avec mon fils : elle lui tenait la tête d une main, une jambe de l'autre, et le faisait rebondir à l'horizontale sur ses épaules, exécutant la prise baptisée « cassage de dos à la mode argentine » par les catcheurs.
Manifestement peu habituée à ce qu'on se mêle de ses affaires, elle me souleva en l'air et me plaqua contre le papier peint à un bon mètre du sol.
« Fourre pas ton tarbouif dans mon bol de riz, me conseilla-t-elle. À moins que t'aies envie de finir en nœud plat. »
Indigné, je lui demandai le soir même de faire ses valises. L'assistance d'une seule escouade des Forces spéciales d'intervention fut suffisante.
Celle qui lui succéda était une jeune fille au pair de dix-neuf ans, une Française bien moins agressive répondant au nom de Véronique, toute en déhanchés et gazouillis, cheveux blonds, minois de star du porno, longues guiboles fuselées et une paire de lolos qui nécessitait quasiment le recours aux échafaudages.
Malheureusement sa motivation était plus que modérée ; elle préférait se prélasser sur la chaise longue en petite culotte et jeter un sort aux truffes au chocolat tout en feuilletant le magazine W. Je fis preuve de plus de souplesse que ma femme et m'adaptai au style personnel de la ravissante créature. Je tentai même de l'aider à se détendre en la gratifiant à l'occasion d'un massage de dos.
Mais lorsque la bourgeoise remarqua que je m'étais mis aux produits de beauté Max Factor et que j'avais 138
pris l'habitude d'apporter à la jolie Frenchie son petit déjeuner au lit, elle glissa dans le décolleté de Véronique un avis de licenciement et se chargea personnellement de déposer sa Louis Vuitton sur le trottoir.
Vint finalement Mlle Viaire, une jeune femme parfaitement insipide qui allait sur la trentaine, s'occupait correctement des enfants, et savait ne pas la ramener.
Ému par son strabisme, j'avais traité Agrippa plus comme un membre de la famille que comme une domestique.
Sauf que pendant tout ce temps, tout en reprenant une part de diplomate et en profitant du bon fauteuil de la maison en dehors de ses heures de travail, elle amassait en secret du matériau pour brosser un portrait peu flatteur de ses bienfaiteurs.
Arrivé à la maison, je pris connaissance en cachette de son récit infamant et en restai bouche bée.
« Un pauvre type aigri et vide comme un tuyau de poêle qui, au bureau, récolte les honneurs à la place de ses collègues qui se tapent tout le boulot », avait osé écrire la petite peste. « Un fou furieux complètement lunatique capable de gâter ses enfants et, au premier écart de conduite, de les tabasser avec un cuir à rasoir. » Je feuilletai l'épouvantable tissu de calomnies, affligé par cette accumulation de blasphèmes. « Harvey Bidnick est un malotru, un petit énervé incapable de la boucler. Il se croit drôle mais consterne ses invités avec ses bons mots ringards qui n'auraient pas déclenché un seul sourire il y a cinquante ans sur le circuit Borscht des comiques amateurs des Catskills. Son
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imitation de Satchmo fait fuir même les plus courageux.
La femme de Bidnick, il faut se la fader, elle aussi : un vrai glaçon, et boulotte avec des cuisses couvertes de cellulite ; ses références intellectuelles ultimes sont Manolo Blahnik et Prada. Le couple passe son temps à se chamailler. Une fois, la don-don est revenue avec une facture à six chiffres pour un Wonder Bra fabriqué sur mesure, et Bidnick a refusé de payer. Furibarde, elle lui a arraché son postiche, Ta jeté par terre et la criblé de balles en se servant du revolver qu'ils gardent toujours dans un tiroir en cas de cambriolage. Bidnick se gave de Viagra mais le surdosage provoque chez lui des hallucinations ; il lui arrive de se prendre pour Pline l'Ancien. Sa femme vieillit comme une Margo arrachée à la cité du bonheur de Shangri-La : pas un centimètre carré de son corps qui n'ait été gonflé au Botox ou charcuté au scalpel. Leur activité préférée consiste à dénigrer leurs amis. Les Birdwing sont des "grippe-sous empâtés qui servent des terrines de mouton jamais assez cuites". Le docteur Pathogen et sa femme forment "une équipe de vétérinaires incompétents responsables de plusieurs morts, et pas que des poissons rouges". Quant aux Abbatoir, c'est ce "couple français dont les perversions sexuelles vont jusqu'à des attouchements avec les personnages en cire de Madame Tussaud".
Je reposai le manuscrit d'Agrippa et allai à notre bar me préparer une série de whiskies à l'eau bien tassés. Je résolus de me débarrasser d'elle sur-le-champ.
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« Si on brûle les pages, elle les réimprimera, dis-je à ma femme d'une voix qui commençait à rappe-140
1er Félocution pâteuse d'un ivrogne de music-hall. Si on essaye d'acheter son silence, elle racontera l'offre de pot-de-vin dans son livre, ou empochera la thune et le fera quand même publier. Non, non, fis-je, me métamorphosant en un concentré de toutes les fripouilles qui peuplaient les films noirs que j'avais vus étant gamin. Nous devons la faire disparaître.
Évidemment, il faudra que ça passe pour un accident. Elle pourrait peut-être se faire écraser par un chauffard qui prendrait la fuite.
— Tu n'as pas le permis, grand benêt, me rappela l'infaillible espiègle qui se trouvait face à moi, et qui sirotait allègrement sa timbale de gin-vermouth.
Quant à notre chauffeur, Measly, même avec la Lincoln blanche extra-longue que tu lui fais conduire, il serait capable de louper une cible d'un kilomètre de large.
— Et si on y allait à la bombe ? bafouillai-je. Une mécanique de précision soigneusement réglée qui exploserait juste au moment où elle monterait sur son tapis Stairmaster super-fitness.
— Tu plaisantes ? bredouilla ma moitié, succom-bant elle aussi un peu plus à l'effet de son alcool de grain. Même si on t'apportait le plutonium sur un plateau, tu serais incapable de fabriquer une bombe.
Tu te souviens du Nouvel An chinois où tu as réussi à faire tomber un pétard du feu d'artifice au fond de ton pantalon ? dit-elle en partant d'un rire rauque.
Bon sang, tu as décollé, je t'ai vu passer au-dessus du garage de la maison de Long Island. Quelle trajectoire !
— Ou alors, je la pousse par la fenêtre. On rédige une fausse lettre de suicide, ou mieux on lui en fait 141
écrire une, en usant d'un subterfuge, on trouve un prétexte pour qu'elle utilise du papier carbone.
— Tu espères arriver à hisser une nounou de soixante-quinze kilos sur le rebord de la fenêtre et la pousser alors qu'elle se débattra ? Avec tes mini-biceps ? Tu vas finir aux Urgences de Lennox Hill, oui. Avec un infarctus du myocarde - à côté, l'éruption du Krakatoa ne sera qu'un pauvre hoquet.
— Tu crois que je suis incapable de me débarrasser d'elle ? fis-je, imbibé par mes cinq cocktails, me métamorphosant en un personnage à la Hitchcock.
J'ai une idée : elle sera libre de ses mouvements, mais elle sera enchaînée. Petit à petit, la maladie aura raison d'elle. »
Je visualisai l'image floue à l'écran, le public sent qu'Ingrid Bergman perd pied, le poison de Claude Rains commence à agir. J'avais d'ailleurs moi-même de plus en plus de mal à faire le point. Je me levai en chancelant et me dirigeai tant bien que mal vers l'armoire à pharmacie. Mes doigts se refermèrent sur le flacon de teinture d'iode. Comme par hasard, c'est à ce moment-là qu'Agrippa fit son entrée.
« Ah, monsieur B - vous êtes déjà revenu du bureau ? Vous vous êtes fait renvoyer ? Ha, ha. »
La garce sourit de l'insolence de sa propre tirade.
« Tiens, Agrippa, entrez donc, dis-je. Vous arrivez juste à l'heure pour le café.
— Vous savez bien que je ne bois pas de café.
— Je voulais dire juste à l'heure pour une tisane, rectifiai-je, mettant le cap sur la cuisine d'un pas chancelant pour mettre la bouilloire à chauffer.
— Vous êtes encore beurré, monsieur B ? me lança la petite ordure qui se permettait de me juger.
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Asseyez-vous », lui ordonnai-je, ignorant sa grossière familiarité.
Ma femme avait déjà perdu connaissance. Elle ronflait par terre.
« Mme B avait du sommeil à rattraper, décréta la baby-sitter avec suffisance en me lançant un clin d'œil. Qu'est-ce que vous faites toute la nuit, espèce de ploutocrates gâtés ? »
Faisant preuve d une finesse qui frisait le génie, je risquai un coup d'œil par-dessus mon épaule pour m'assurer qu'elle ne regardait pas, vidai le reste du flacon de teinture d'iode dans la tasse d'Agrippa, disposai sur un plateau des petits fours succulents et lui apportai le tout.
« Hou là, dit-elle d'une voix flûtée, c'est du jamais-vu.
D'habitude, on ne casse jamais la croûte à onze heures et demie du matin.
— Dépêchez-vous, dis-je. Buvons avant que ça refroidisse.
— Ce n'est pas un peu noir pour de la camomille ? fit remarquer la perfide moucharde.
— Pensez-vous. C'est une décoction rare qui nous vient de Laponie. Allons, finissez votre tasse. Hum, quel délicieux goût de fumé ! Et épicé, en plus. »
Peut-être était-ce dû aux émotions de la matinée, ou peut-être au nombre de godets que je m'étais envoyés avant midi, toujours est-il que je me débrouillai pour boire cul sec la tasse empoisonnée. Instantanément, je fus plié en deux, puis me mis à gigoter au sol comme une truite hors de l'eau. Je gisais par terre, à me tenir l'estomac, gémissant telle Ethel Waters dans Stormy Weather, tandis que notre nounou paniquée appelait une ambulance.
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Je revois le visage des ambulanciers, la pompe stomacale, et lorsque je repris connaissance, je vis nettement le message qu'Agrippa me tendait. Dans sa lettre de démission, elle annonçait qu'elle en avait marre de faire la bonniche. Elle avait un temps envisagé d'écrire un livre, mais y avait finalement renoncé, parce que ses personnages principaux étaient décidément trop minables pour maintenir l'intérêt de n'importe quel lecteur doté d'un minimum de QI. Elle nous quittait pour épouser un millionnaire rencontré à Central Park, au pied de la statue d'Alice au pays des merveilles, où elle emmenait souvent nos enfants. Et les Bidnick dans tout ça ? Nous n'avons pas l'intention d'engager une autre baby-sitter, du moins pas tant qu'il n'y aura pas eu d'avancée technologique significative en matière de robotique.
À VIENNE QUE POURRA
Il faudrait remonter à Hubert, dont le fameux musée de la Puce, sur la Quarante-deuxième Rue, enchanta jadis les naïfs, pour trouver dans le quartier de Broadway un escroc capable de rivaliser avec Fabian Wunch, grand embrouilleur devant l'Éternel. Avec sa calvitie naissante, son cigarillo au bec et son culot légendaire, Wunch est un producteur à l'ancienne, qui rappelle moins le dramaturge David Belasco que le tueur à gages Abe Reles, dit « Kid Twist ». Compte tenu de l'ampleur et de la régularité des flops de ses productions, le fait qu'il arrive encore à financer à chaque fois un nouvel holocauste théâtral demeure pour moi une véritable énigme, aussi impénétrable que la théorie des cordes.
L'autre jour, un bras bien en chair dans une manche de costume Sy Syms s'est enroulé autour de mes omoplates à la boutique de disques du Colony Music Center, alors que j étais occupé à éplucher les notes de pochette de Rusty Warren. Les remugles combinés de l'eau de Cologne Pinaud au lilas et des cigarillos White Owls assaillirent mon hypo-147
thalamus ; je sentis mon portefeuille se crisper dans ma poche, telle une oreille-de-mer flairant le danger.
— Quelle bonne surprise ! s'exclama une voix râpeuse et ô combien familière. Justement, je vou lais te voir.
Il faut dire que je faisais partie des timbrés notoi-res qui au fil des ans avaient mis de l'argent dans plusieurs « succès assurés » de Wunch, le dernier en date étant L'Affaire Jusquiame, une œuvre importée du West End londonien qui retraçait la grande épopée de la tête de douche ajustable.
« Fabian ! fis-je d'une voix aiguë, empreinte d'une hypocrite chaleur. On ne s'est pas revus depuis le vilain cafouillis qu'il y a eu avec les critiques, le soir de la première. Je me suis souvent demandé si le fait de les avoir aspergés de gaz moutarde n'avait pas aggravé les choses, en fait.
— Je ne peux pas parler ici, me confia furtive ment l'imprésario à l'allure simiesque. Pas envie que le premier pignouf ait vent d'un concept qui va propulser nos revenus à des altitudes stratosphériques. Je connais un petit bistrot dans l'Upper East Side. Paye-moi à déjeuner et je te proposerai peut-être un partenariat sur un spectacle dont rien que la tournée garantira aux enfants de tes enfants des rubis gros comme des fruits à pain. »
Eussé-je été un encornet que ce préambule aurait suffi à déclencher une éjaculation d'encre noire. Et pourtant, plutôt que d'appeler à la rescousse la brigade anti-émeute, je le suivis à l'autre bout de la ville, littéralement happé dans son sillage, retourné comme une crêpe, dans un restaurant français sans 148
prétention où, pour la modique somme de deux cent cinquante dollars par tête, on mangeait comme Ivan Denissovitch.
« J'ai étudié toutes les grandes comédies musicales, commença Wunch en commandant un mouton rothschild 1951 et le menu dégustation. Et qu'est-ce qu'elles ont en commun ? Voyons voir, est-ce que tu sais ce qu'elles ont en commun ?
— De la bonne musique, de très bonnes paroles, tentai-je.
— Ma foi, bien sûr, ballot. Ça tombe sous le sens. Pour ces questions-là, j'ai un génie méconnu qui m'usine des chansons à succès au même rythme que les Japs te pondent des Toyota. Actuellement, pour gagner sa vie, le gamin fait faire la promenade aux toutous des mémères, mais j'ai écouté son œuvre et je peux te dire qu'Irving Berlin n'aurait pas souhaité faire mieux, si les choses s'étaient goupillées autrement pour lui. Non, ce qui fait la différence, c'est le scénario. Et c'est là que j'interviens.
— J'ignorais que la plume te chatouillait, m eton-nai-je tandis que Wunch faisait un sort à une colonie d'escargots, les extirpant goulûment de leurs coquilles, façon aspirateur.
— Notre spectacle, donc, poursuivit-il. Fun de siècle, ça s'appelle. Note bien l'astucieux jeu de mot du titre, car l'action se déroule à Vienne.
— Dans la Vienne contemporaine ? demandai-je.
— Mais non, andouille - à une époque autrement plus vénérable, avec toutes les nanas en carrosse et des toilettes à la My Pair ou Gigi. Sans parler de la myriade d'artistes bohèmes qui deviennent loufdin-giïes sur le Ring. Oh, rien que Klimt, Schiele, Stefan 149
Zweig et un péquenaud qui répond au doux nom d'Oskar Kokoschka.
— Du beau linge, en effet, dis-je, tandis que les joues de Wunch devenaient cramoisies, sans doute en hommage à l'onctueuse robe du vin de Bordeaux.
— Et ces grands messieurs, quelle est la croqueuse d'hommes qui les rend tous marteaux ? poursuivit-il.
Aima Mahler, une bombe sexuelle locale. Tu as dû entendre parler d'elle. Elle se les est tous tapés - Mahler, Gropius, Werfel. Tu peux me citer qui tu veux, ils ont tous à un moment ou à un autre fait connaissance avec sa petite culotte.
— Ma foi, je ne sais pas...
— Eh bien moi je sais. Je veux dire, bon, je m'accorde quelques libertés stylistiques et narratives. Sinon, mon gars, on accouche d'un machin soporifique. Je modernise aussi la langue. Par exemple lorsque Bruno Walter tombe par hasard sur Wilhelm Furtwàngler, il lui dit : "Hé, Furtwângler, tu seras au barbecue chez Rilke, samedi soir
?" Et Furtwângler répond : "Un barbecue ?" Il est clair qu'il n'a pas été invité. Alors Walter lui dit comme ça :
"Oups, désolé, je crois que j'aurais mieux fait de fermer ma boîte à camembert." Tu vois, il y a un côté urbain très actuel dans leur façon de parler. »
Comme Wunch fondait tel un oiseau de proie sur son foie gras chaud, j'éprouvai une sensation d'engourdissement au niveau vertébral. Je desserrai ma cravate pour éviter l'étouffement.
« Bien, enchaîna-t-il, alors ça commence par l'Ouverture, que je vois légère et accrocheuse, mais 150
quand même dodécaphonique, en hommage à
Schoenberg.
— Pourtant avec toutes les superbes valses de Strauss... commençai-je.
— Dis-donc, Krazy Kat, va pas falloir me la jouer Ignatz, fit Wunch en m'interrompant d'un geste dédaigneux. Les valses, on se les garde pour le grand finale, quand le public n'en peut plus, après deux heures d'atonalité.
— Oui mais...
— Ensuite, le rideau se lève et là, tout le décor, c'est du Bauhaus.
— Bauhaus ?
— Bah oui, la fonction crée la forme. D'ailleurs, la première chanson, c'est Walter Gropius, Mies van der Rohe et Adolf Loos qui chantent La fonction crée la forme, de même que Blanches colombes et vilains messieurs commence avec Fugue for Tinhorns. Le morceau se termine, et qui est-ce qui fait son entrée ?
Aima Mahler en personne, dans une robe que même Jennifer Lopez refuserait d'enfiler. Aima est accompagnée de son compositeur de mari, Gustav.
"Allons-y, beau ténébreux, dit-elle. Secoue-toi. — Encore un strudel, répond le délicat compositeur. J'ai besoin d'une bonne décharge de sucre dans le sang pour ne pas succomber à mes ruminations morbides quotidiennes."
Pendant ce temps, expliquait Wunch, Gropius fait de l'œil à Aima, qui craque complètement pour lui. "J'aimerais agripper le gros pieu de Gropius", se met-elle à chanter.
La scène I se termine, obscurité totale, et lorsque les lumières de la scène II s'allument, elle habite avec Gropius et le trompe avec Kokoschka.
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— Et qu'est-ce qui est arrivé à son mari Gustav ? lui demandai-je.
— Écoute bien. Il zyeute le Danube - c'est qu'il l'a sacrement dans la peau, la petite mère Aima, il s'apprête à se jeter du haut du pont, quand tout à coup un gus déboule en vélo : Alban Berg.
— Non !
— "Ça biche, Mahler ? Tu serais quand même pas sur le point de te foutre à la baille, hein ?" qu'il lui dit.
Mahler lui raconte ses déboires conjugaux et Berg lui dit qu'il a la solution. Il connaît un barbu, un type qui habite au 19, Berggasse. Moyennant quelques pfennigs pour une séance d'une heure -enfin, une heure qui dure cinquante minutes, ne me demande pas pourquoi - le type peut lui remettre le ciboulot d equerre.
— 19, Berggasse ? Attends un peu. Mahler n'a jamais été un patient de Freud, protestai-je.
— Pas grave. Il a des petits soucis, j'en ai fait un bègue obsessionnel compulsif. Freud est intrigué. Un traumatisme d'enfance. Mahler a été le témoin de la noyade d'un bourgmestre dans le Schlag. À présent il revit la scène traumatisante. Un divan descend au centre de la scène et Freud se lance dans un grand numéro comique en interprétant Dites-moi la première chose qui vous vient à lesprit. Naturellement, comme c'est Freud, toutes les expressions sont à double sens, on se moque des mœurs viennoises, en montrant que même un grand compositeur comme Mahler est inconsciemment complexé par les corsets, la bière et le ragtime, même s'il gagne sa croûte en forant dans le sublime. Grâce à Freud, le blocage de Mahler disparaît et il
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peut composer à nouveau. Résultat, il vainc la peur de la mort qui la paralysé toute sa vie durant.
— Et comment Mahler triomphe-t-il de sa peur de la mort ? m enquis-je.
— En mourant. L'idée est de moi - en fait, c'est la seule solution.
— Fabian, il y a tout de même quelques incohé-rences dans ton histoire. Tu n'as pas affublé Mahler de la hantise de la page blanche. Tu as dit qu'il était déprimé à l'idée de perdre Aima.
— Tout à fait, répondit Wunch. C'est la raison pour laquelle il intente un procès à Freud. Pour faute professionnelle.
— Mais s'il est mort, comment peut-il engager des poursuites ?
— Je n'ai pas dit qu'il ne fallait pas fignoler un peu mon scénario. Mais c'est à cela que servent les premières représentations à Boston et Philadelphie, non ? Bien, à ce moment-là, Aima est maquée avec Kokoschka, mais maintenant elle se tape Gropius.
Tu saisis l'ironie ? Elle chante Cou-couche avec Kokoschka mais un accord mineur dans le couplet indique au public complice qu'il y a anguille sous roche. Et là, j'ai écrit une scène mortelle : dans un café, Gropius accuse Kokoschka d'avoir graffité la façade de l'immeuble qu'il venait tout juste de terminer. "Alors, Kokoschka, lui dit-il, c'est toi qui as barbouillé d'un ichor opaque ma dernière prouesse architecturale, les nouvelles tours Chazerai ? ! " À
quoi Kokoschka répond : "Ces espèces de cages à lapin ? Si tu appelles ça de l'architecture, alors oui, c'est moi." Furibard, Gropius balance à la figure de Kokoschka sa part
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de Tafelspitz, l'aveuglant momentanément. Il exige réparation.
— Attends, attends, dis-je. Ces deux monstres sacrés ne se sont jamais battus en duel.
— Mais dans notre petite mine d'or non plus. Car à la dernière seconde, Werfel arrive, déguisé en ramoneur, et Aima s'en va avec lui, plantant là les deux soupirants aux cœurs brisés, qui chantent le morceau sans doute le plus sophistiqué de toute l'histoire de Broadway : Les Viennoises, toutes des escalopes. Fin de l'acte I.
— Je ne pige pas. Pourquoi Werfel serait-il déguisé en ramoneur ? Et je persiste : si Mahler est mort, comment est-ce que lui et Aima arriveront à se rabibocher, comme cela s'est réellement passé ? »
J'avais des tonnes de questions pénétrantes à lui poser, avant qu'il se fasse étriper par un public ayant payé sa place, et donc nécessairement moins tolérant.
« Werfel doit se cacher, expliqua Wunch, parce que Kafka est en ville et veut absolument récupérer la seule copie d'une de ses nouvelles, un véritable chef-d'œuvre, prêté à Werfel, mais que celui-ci, à court de confettis, a dû réduire en mille morceaux. En ce qui concerne le rapprochement d'Alma et de Gustav, dans l'acte II, elle trompe Werfel avec Klimt, puis trahit Klimt en posant nue pour Schiele.
— Mais...
— Ne me dis pas que cela ne s'est jamais produit.
Toutes ces gisquettes en porte-jarretelles que Schiele dessinait - pourquoi est-ce que l'une d'elles ne serait pas Aima Mahler ? Cela n'a d'ailleurs pas
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d'importance, parce qu'avant que tu aies le temps de dire
"Franz Josef ", elle joue un tour de cochon à Schiele et Klimt : au milieu du deuxième acte, elle se maque avec son altesse M. Ludwig Wittgenstein. Les deux chantent en duo un titre intitulé Sur ce dont on ne peut parler il faut garder le silence. Mais ça ne va pas coller entre eux, parce que quand Aima dit "Je t'aime" à Wittgenstein, il décortique grammaticalement la phrase et conteste la définition de chaque mot. Le refrain célèbre la naissance de la philosophie du langage et Aima, blessée, mais dont la libido est restée intacte, chante à pleins poumons : J'ai mes vapeurs, Popper. Sur ce, Karl Popper fait son entrée.
— Attends ! lui dis-je, voyant d'avance le public déserter la salle, tel un troupeau de caribous en transhumance. Tu n'as pas répondu à ma question, tout à l'heure : depuis quand es-tu auteur ? J'ai toujours cru que tu étais satisfait de ton rôle de producteur.
— C'est depuis l'accident, répondit Wunch, faisant méticuleusement disparaître à l'aide de sa petite cuiller les quelques dernières molécules de profiterole. Ma douce et moi étions en train d'accrocher un tableau au mur. En essayant d'enfoncer un clou elle m'a par inadvertance assommé d'un coup de marteau. J'ai dû rester dans le coaltar pendant une dizaine de minutes.
Quand j'ai repris connaissance, je me suis rendu compte que j'écrivais aussi bien que Tchékhov ou Pinter. Tout ce que je viens de te débiter, ça m'est venu en une séance de rasage. Hé, attends, ce ne serait pas Stevie Sondheim qui vient d'entrer ? Attends-moi deux minutes, je 155
reviens tout de suite. Il faut que je lui parle d'un truc avant qu'il me file encore entre les pattes. Le pauvre vieux commence à être gâteux. La dernière fois qu'il m'a donné son numéro de téléphone, il manquait un chiffre. Pendant ce temps, règle donc la note, je te raconterai le finale devant un verre de Courvoisier. »
Et c'est ainsi qu'en passant d'une table à l'autre pour saluer des connaissances, il accosta un type qui ressemblait effectivement à l'auteur de A Little Night Music. La dernière image que j'aie, tandis que je me piquais le doigt pour payer l'addition en signant un chèque à l'encre O-neg, c'est celle de Wunch qui se glissait sans y avoir été invité sur une banquette, en dépit de protestations cacophoniques. Quant à ma participation financière à Fun de siècle, je crois que je vais respecter une vieille superstition théâtrale qui veut que tout spectacle dans lequel Franz Kafka asperge la scène de sable et danse des claquettes représente un trop grand risque.