Le train est parti au coucher du soleil. Tant qu’il restait un peu de jour, une sentinelle est demeurée dans notre wagon, devant les portes ouvertes. Le SS était debout, son fusil au pied, et il regardait dehors. Son dos occupait presque toute l’embrasure de la porte ; on voyait passer des morceaux d’arbres, des morceaux de maisons entre ses jambes et de chaque côté de son corps. Il ne bougeait presque pas. Puis le jour a baissé. Le dos du SS a noirci ; dans la porte il s’est détaché comme dans l’entrée d’une guérite. A un arrêt du train, il est descendu, il a fermé la porte du wagon avec le verrou. Nous sommes restés seuls.

Nous n’étions pas nombreux : une cinquantaine. On était assis sur le plancher, en deux rangées face à face, la tête contre les parois du wagon. A chaque extrémité du wagon, il y avait une lucarne qui découpait un carré de ciel.

La cargaison s’est enlisée dans le noir. Chacun regardait le carré de ciel qui noircissait dans les lucarnes et dans lequel apparaissaient déjà une, deux étoiles. C’était le seul débouché sur l’espace, c’était vers là qu’on regardait parce que le jour viendrait de là. Tout ce qui allait arriver se rythmerait sur le blanc et le noir de ce trou qui maintenant s’assombrissait de plus en plus.

J’étais allongé à côté de Jo et de H…, le Normand qui était avec moi à la charrette dans le Hartz. Dans cette moitié de wagon, il y avait aussi Lanciaux, que j’avais retrouvé après avoir quitté la colonne, C…, trois Espagnols, des Vosgiens, un Vendéen, etc.

Le train ne roulait pas très vite. On s’abandonnait à ce roulement qui, pour nous, n’avait aucun sens. On ne savait Pas où on allait. On nous transportait. La cargaison précieuse des objecteurs de conscience avait été sauvée.

Nous sommes restés assis tant qu’il faisait jour, peut-être Parce que tant qu’il faisait jour quelque chose pouvait arriver, nous pouvions par quelque signe savoir le lieu où nous nous trouvions, le temps que nous resterions encore dans le wagon, l’endroit où nous allions ; la porte s’ouvrirait peut-être brutalement et on nous crierait : Los, alle heraus ! peut-être pour toucher un morceau de pain, peut-être pour rien, pour rester sur le ballast.

Insensiblement, le wagon est devenu complètement noir, on n’a presque plus distingué les figures. Il ne pouvait plus rien arriver d’attendu dans le noir. Le train allait rouler dans la nuit, s’arrêter peut-être, mais on ne verrait plus rien dans la lucarne, on n’entendrait même pas les SS. On a commencé par enlever les souliers, on les a mis sous la tête, puis on s’est allongé. Celui qui était en face de moi était très grand, et ses pieds écrasaient mon sexe ; j’ai pris le pied, et j’ai essayé de lui faire plier la jambe, mais il la raidissait ; je l’ai soulevée et l’ai posée à côté. Il a râlé :

— Tu peux pas rester tranquille ?

J’ai laissé retomber sa jambe, qui a écrasé ma cuisse. Alors, à mon tour, j’ai allongé mon pied, et j’ai senti sa figure sous mon pied.

— Dégueulasse !

— T’as qu’à retirer ton pied !

Il a pris mon pied, il l’a soulevé et il a écarté ma jambe qui est retombée sur la cuisse de son voisin.

— Tu nous fais chier ! a gueulé le voisin qui s’est mis à pédaler de toutes ses forces. H…, qui était à côté de moi, a reçu les jambes sur les siennes, et il s’est mis lui aussi à foutre des coups de pied.

Il n’y avait pas de place pour caser les jambes. Ceux qui les premiers se lassaient de lutter étaient écrasés. Dans l’autre moitié du wagon, c’était la même chose. Le wagon hurlait. Dans le noir, les jambes emmêlées faisaient des nœuds qui se défaisaient violemment : aucune ne voulait être écrasée. Ce n’était qu’une lutte de jambes. Les yeux fermés, on s’abandonnait à ce grouillement comme si le corps avait été absent au-dessus du ventre. A la fin, les jambes retombaient, épuisées, elles consentaient à être écrasées par d’autres plus fortes. Mais les plus forts voulaient toujours être les plus forts, s’étaler sur un lit de jambes. Alors les plus faibles se révoltaient et, dans le noir, le grouillement reprenait, les jambes repartaient de tous les côtés. La lucarne n’indiquait plus rien, elle était noire. Ça se passait au milieu du wagon. On sentait la figure sous le pied ou le pied sur la figure. Ça gueulait dans le noir.

Mais cette lutte était épuisante, et les jambes à la longue retombaient. Ecrasées ou non, ennemies et collées ensemble, elles acceptaient.

Je me suis tourné sur le côté droit. L’os de la hanche cognait contre le plancher. La tête dans le dos de H…, Jo appuyait la sienne contre mon dos. On est parvenu à s’immobiliser dans la vibration du wagon. Et les poux se sont réveillés lentement. Sur la peau immobile, ils ont commencé à rôder ; ils s’arrêtaient et s’incrustaient. J’ai commencé à me gratter, d’abord en remuant les épaules, ensuite en frottant, avec la main, la chemise contre la peau ; mais bientôt la brûlure était partout à la fois, dans le dos, sur la poitrine, sous les bras, entre les cuisses. H… et Jo ont commencé aussi à se gratter et à remuer. Les cercles de la captivité se multipliaient. On était dans la cage du wagon, et on était une cage à poux, on était le prisonnier du wagon et la prison du pou. On essayait de ne pas déplacer les jambes, mais la brûlure était vraiment trop vive ; ça devenait impossible, il fallait remuer, il fallait se gratter ; maintenant, ceux d’en face aussi remuaient. La bataille des jambes recommençait, et ça distrayait un instant de la brûlure des poux. Mais, quand les jambes s’apaisaient, la brûlure reprenait.

Il faisait noir. Mais, dans ce wagon, la nuit était vague, aussi loin que le jour et le soleil. Le jour, ce serait un carré blanc, plus tard, dans la paroi. Il allait découvrir les couvertures emmêlées et les jambes grouillantes. Les figures aussi apparaîtraient, et ceux qui s’étaient traités de cons, qui s’étaient battus avec leurs jambes et leurs cuisses pendant toute la nuit ne se haïraient pas plus qu’avant et ne se regarderaient même pas. De cette fureur qui s’élevait dans le noir lorsque les visages ne se voyaient pas et que les yeux ne pouvaient la corriger, de cette fureur du corps à se libérer des jambes, des bras, de la peau, de ce cauchemar dialogué entre inconnus à jambes, entre voisins à hanches, il ne resterait plus rien le jour venu. Il rendrait à chacun sa réserve, sa pudeur.

 

La lucarne s’est éclaircie. La caisse a blanchi progressivement et ce qui grouillait par terre est sorti de la nuit. Le jour s’est aussi levé sur nous. On avait encore des yeux pour le voir. Il y avait même des nuages que l’on voyait circuler à travers la lucarne. Les poux se sont endormis avec le jour. Ils étaient tous là, sous la chemise, dans les poils du sexe, partout, pleins. On les sentait, on avait l’intuition de leur poids, mais ils ne remuaient plus. Le train s’était arrêté plusieurs fois dans la nuit ; et, quand le wagon était immobile, on avait davantage senti leur présence ; la prison était devenue encore plus étroite, plus précise. Quand elle ne se perdait plus dans la vibration du wagon, leur circulation devenait d’une netteté intolérable. Maintenant, avec le jour, on sentait moins la brûlure, mais seulement la crasse de la chemise collée, l’épaisseur d’un grouillement endormi.

 

Le vieil Espagnol qui était couché sous la lucarne s’est assis contre la paroi du wagon. C’est un Catalan. L’un de ses fils a été fusillé en France devant lui, l’autre est étendu là, à côté. Le vieux a une tête jaunâtre, ronde et séchée, pleine de rides, on ne peut plus savoir son âge. Le fils, lui, pourrait bien avoir une vingtaine d’années.

A Gandersheim, un jour, le père s’était battu avec l’assassin pour une histoire de patates. Il avait saigné, il s’était fait traiter de vieux con. Le fils l’avait défendu et ensuite il était venu vers lui et lui avait dit : Padre ! Le vieux l’avait regardé avec sa figure séchée et il avait pleuré.

Le père traité de con devant son fils. Le vieux affamé et qui volerait devant son fils pour que son fils mange. Le père et le fils couverts de poux ; tous les deux perdant leur âge et se ressemblant. Les deux ensemble affamés, s’offrant leur pain avec des yeux adorants. Et tous les deux maintenant ici, sur le plancher du wagon. S’ils mouraient tous les deux, qui ne porterait que le poids de ces deux morts ?

Dans la nuit, le vieux a été bousculé par son voisin, et ils se sont engueulés. On l’a entendu menacer, d’une voix aiguë et chevrotante : Maricon ! Son fils aussi l’a entendu et l’a calmé doucement : Cailla, Cailla.

Maintenant, il est réveillé lui aussi et il appelle :

— Padre ! que tal ?

Le vieux, qui est assis, fait la grimace sans répondre.

Tous les secrets du vieux sont étalés sur sa figure. Le mystère de l’irréductible étranger que reste un père s’est apparemment dissous dans la faim et les poux. Il est transparent maintenant.

Les SS croient que, dans la partie de l’humanité qu’ils ont choisie, l’amour doit pourrir, parce qu’il n’est qu’une singerie de l’amour des vraie hommes, parce qu’il ne peut pas exister réellement. Mais, là, sur le plancher de ce wagon, l’extraordinaire connerie de ce mythe éclate. Le vieil Espagnol est peut-être devenu transparent pour nous, mais pas pour le gosse ; pour lui, il y a encore sur le plancher la petite figure jaunâtre et ridée du père et, sur elle, celle de la mère s’est imprégnée et, à travers elle, encore tout le mystère possible de la filiation, pour le fils, le langage et la transparence du père restent aussi insondables que lorsque celui-ci était encore pleinement souverain.

 

Quelques jours ont passé. Je ne peux plus les compter ni dire exactement ce qui s’est passé pendant ces jours-là. Notre espace ne s’était pas modifié : le wagon. Quant au temps, c’était toujours le trou tantôt blanc tantôt noir de la lucarne. Nous n’avons jamais songé à connaître l’heure, ni à savoir si nous étions lundi ou mardi.

Je me souviens d’être descendu du wagon à un arrêt, je tenais mal debout. Je me souviens aussi d’avoir touché une tranche de pain deux jours après notre départ de Bitterfeld. D’avoir bu de l’eau de la machine qu’un copain était allé chercher. A part cela, des cris, des coups de pied dans le noir, les poux qui brûlaient le dos et la poitrine. Des figures de camarades que je vois dans le wagon au départ et que soudain je ne vois plus. Ils ont disparu je ne sais quand ni comment. Un épuisement qui paralyse insensiblement. On s’aperçoit qu’on peut à peine se lever et se tenir sur les jambes. Des camarades qui ont gardé un peu de vigueur s’efforcent de dire calmement : « On s’en sortira ! Il faut tenir ! » D’autres meurent à côté d’eux.

C’est à Dachau, en apprenant la date de notre arrivée, que nous avons su combien de jours nous avions passés dans le Wagon, car nous connaissions la date du départ.

De ce qui s’est passé entre ces deux dates, un petit nombre de moments demeurent détachés. Mais entre ce dont je me souviens et le reste, je peux croire qu’il n’y a pas de différence Parce que je sais qu’il y a, dans ce qui est perdu, des moments que j’ai voulu retenir. Il reste une sorte de souvenir de conscience sourd, aveugle.

Je ne sais donc pas mieux ce que je vois encore que ce que j’ai cessé de voir. Mais c’est sûrement la pression de ce qui n’apparaît plus qui fait surgir, éclatants et possédés de vie, ces quelques morceaux de jour et de noir.

 

*

 

Le train est arrêté. Il fait jour. Lanciaux s’épouille. C… est assis, la tête penchée sur son épaule.

— Epouille-toi, dit Lanciaux de sa voix étouffée.

C… ne bouge pas. Il répond vaguement.

— Oui, tout à l’heure.

Lanciaux reprend sourdement :

— Epouille-toi, tu es dégueulasse, c’est à cause de types comme toi qu’on ne peut plus dormir !

C… ne répond pas.

— Epouille-toi, C… ! reprend un copain.

C… est prostré.

— Vous m’emmerdez, je sais ce que j’ai à faire ! répond-il.

On l’abandonne.

J’ai enlevé ma veste et ma chemise. Il fait froid. Je regarde mes bras, ils sont très maigres, il y a du sang dessus. La chemise aussi est parsemée de taches de sang noir. Je la tourne à l’envers ; de longues traînées noires de poux strient le tissu. J’écrase des grappes de poux à la fois. Je n’ai pas à chercher. La chemise est pleine. J’écrase. Les bras s’épuisent à rester pliés ainsi pour écraser ; les ongles sont rouges. De temps en temps je m’arrête et je regarde la chemise : ils marchent doucement, tranquilles. Des grappes grasses de lentes ourlent les coutures. Un bruit mou entre les ongles. Acharnement des mains qui essayent d’aller vite. Je ne lève pas les yeux. Presque tout le monde écrase. On engueule un type qui est devant la porte et qui cache le jour. J’ai envie de jeter la chemise. Mais il faudrait tout jeter, les couvertures aussi, rester nu. Je suis dépassé. Des poux marchent encore sur la chemise. Il faut reprendre de l’élan. La patience ne suffit plus. Il faut avoir de la force pour tenir les bras repliés et pour écraser. Je repars à l’attaque. Ils sont bruns, gris, blancs, gorgés de sang. Ils m’ont pompé. On peut être vaincu par les poux. Les bras n’ont plus la force d’écraser. Ce simple petit mouvement répété les use. J’abandonnerais bien la chemise et je me laisserais tomber en arrière. Des cadavres de poux restent collés à l’étoffe. C’est ça que je vais remettre sur le dos. Ma poitrine est toute piquée. Les côtes saillent. Sur la tête aussi, j’ai des poux. En ce moment, ils se promènent sur mon cou. Le calot en est plein. J’ai remis la chemise. J’enlève maintenant le pantalon et le caleçon ; à l’entre-jambes, le caleçon est noir. Impossible de tout tuer. Je le roule, et je le jette par la porte du wagon. Je reste près de la porte, les cuisses à l’air ; elles sont violettes, grenues, elles n’ont plus de forme ; les genoux sont énormes comme ceux des chevaux. Autour du sexe, j’en suis plein. Ils sont suspendus sur les poils. Je les arrache. Je suis leur nid, leur douceur, je suis à eux.

Le pantalon aussi en est plein. Le col de la veste aussi. La couverture aussi. Les bouts de couverture que j’ai coupés et qui me servent de chaussettes aussi. Jo et H… écrasent également, les cuisses à l’air.

Il y a des hommes dont les cuisses glissent entre celles des femmes, et la main de ces femmes passe là où sont nos poux. « Si ma femme me voyait… » disent les copains. Mais là-bas, on ne sait rien. D’un moment à l’autre, tant de choses ici peuvent venir. Là-bas, on ne sait rien.

Les femmes ne savent pas que nous sommes intouchables maintenant. Au kommando, j’appelais M… Je crois que je n’ose plus maintenant. Une brume m’enveloppe. J’use ma force à tenir debout et à écraser les poux.

 

*

 

Le train arrive à Dresde. La porte du wagon s’ouvre. Nous voyons la gare qui fourmille de gens qui courent avec des valises et des paquets. Des civils montent. Nous sommes couchés, et nous regardons ces gens qui en sont au point de venir avec nous. Une sentinelle les suit. Elle nous force à nous coller les uns aux autres pour leur laisser la place au milieu du wagon. Ils sont bien habillés, ils ont des joues, ils remuent seulement les yeux vers nous, mais sans trop se risquer à tourner la tête. Ils restent groupés entre eux au milieu du wagon. Ils ont leur femme, leurs paquets, ils s’enfuient librement. Tout à l’heure, il y a à peine une heure, ils étaient encore chez eux. La sentinelle est plus près de nous que d’eux. Des civils ici, des gens à nuit dans les lits, à baisers et à enterrements. Figures paisibles, bien en place, correctement posées sur le col de la chemise. La nation allemande va être battue, ses hommes restent gras. Ils ne peuvent pas nous regarder. C’est bien assez de fuir, de monter dans le wagon à bestiaux ; les ennemis, les bombes, c’est cruel, mais on sait ce que c’est, ça fait couler du sang rouge, on en parle dans les journaux ; la guerre, c’est une institution, krieg, en allemand. Mais ceux qui sont couchés là, il n’aurait pas fallu voir, d’ailleurs le wagon était fermé. Ils sont cachés en général, mais évidemment dans ces moments-ci on peut tomber sur eux.

Le train repart. A la gare suivante, les civils descendent.

Les soubresauts du train bercent. Aussi lentement qu’il marche, le train va quelque part. Quand il s’arrête, les parois du wagon pèsent davantage, la montée des poux est plus sensible sur la peau qui ne vibre plus, les corps réapparaissent figés, condamnés, dans le silence du wagon arrêté.

Je me suis levé pour aller à la lucarne et j’ai écrasé quelques jambes ; les copains m’ont engueulé. A la lucarne, l’air était frais, c’était l’air. Toujours les mêmes talus, les mêmes cailloux des bords de voie. En haut d’un champ, il y a une maison, on pourrait la regarder longtemps, regarder longtemps n’importe quoi, un morceau d’espace quelconque pourvu qu’il soit hors de la caisse. En retournant à ma place, j’ai encore écrasé des pieds ; les copains m’ont engueulé. Ils ont crié aussitôt, peut-être avant même que j’aie touché le pied. Je n’ai qu’à ne pas bouger, je n’ai pas à avoir envie d’aller regarder par la lucarne.

 

*

 

La nuit vient, le train roule. Le Vendéen qui a un placard noir sur l’œil droit a perdu sa place. Il n’a plus qu’un moignon de figure. Son œil gauche erre, à demi éteint. Il a la diarrhée. Il veut se coucher au milieu de nos jambes. Il s’assied. On l’engueule. Il reçoit des coups de pied dans les côtes. Il geint. Il n’a plus la force de pleurer.

— Laissez-moi une place, une petite place ! supplie-t-il. Et il s’assied.

Nos jambes sont écrasées. On ne peut pas y tenir. On gueule.

— Tu n’as qu’à rester à ta place !

Je retire mes jambes, il se tourne vers moi :

— Salaud !

Il s’arrête, et puis il geint encore :

— Laissez-moi me coucher !

Les jambes s’agitent dans tous les sens. Les copains crient.

— Il nous emmerde, celui-là !

Ecrasé sous nos jambes, il se lève ; on voit sa longue silhouette qui tourne sur place dans le noir, tête baissée.

— Je m’en fous ! dit-il.

Et il se couche de tout son long.

On retire encore les jambes. Tout le monde gueule. Il geint en martelant :

— Vous êtes des brutes, des salauds, vous ne voyez pas que je vais crever ?

Il supplie.

— Laissez-moi la place de crever…

Et il pleure.

— On va tous crever ici !… Tu nous emmerdes :

Mais il reste couché, et il se plaint faiblement.

Au bout du wagon, de notre côté, un type des Vosges se plaint. Il a la diarrhée lui aussi. Il cherche sa gamelle.

— Qu’est-ce que tu fais ? demande son voisin.

Il ne répond pas.

— Salaud, si on faisait tous comme ça !

— Je ne peux plus tenir ! répond le Vosgien.

— T’avais qu’à pas boire !

On ne voit pas le type, mais on entend un bruit de gamelle.

— Dégueulasse !

— J’ai la chiasse, nom de Dieu ! dit-il, en geignant.

Puis il se lève, il veut atteindre la lucarne pour vider sa gamelle ; il avance doucement, il écrase des jambes et reçoit des coups de pied ; la gamelle verse un peu.

— Sa-laud, sa-laud ! martèle un type, fou de rage.

Le Vosgien ne répond pas, il essaie de garder son équilibre la gamelle entre les mains. Ombre hésitante, il atteint la lucarne.

Moi aussi j’ai mal au ventre. C’est venu brusquement. Je ne peux plus me retenir, attendre le jour. Je déchire un morceau de ma couverture, je baisse mon pantalon. Jo et Marcel ne disent rien. La honte. Je replie mon morceau de couverture, je le tiens dans la main, je me lève et j’essaye d’enjamber les copains pour aller à la lucarne. Je tombe sur le ventre d’un type, qui gueule. J’ai toujours mon morceau de couverture. Je me relève. Je suis pris dans les jambes, je tâtonne ; où que je place le pied, c’est une figure, un ventre et des types qui gueulent. La honte. Je vise le trou bleu. Quand je suis assez près, je me laisse aller en avant, je m’appuie d’une main contre la paroi, je jette le morceau de couverture. Quand je veux revenir, je ne m’oriente plus. Le train ralentit brusquement, je tombe encore. J’avance à quatre pattes en écrasant les types qui me foutent des coups de pied dans les côtes ; je ne dis rien, je crois être à ma place. Je me couche sur Jo qui réagit mais le crie pas. Ma place n’existe plus. Je suis perdu. Les mains appuyées sur des os, j’essaie de la retrouver, mais il faut que je la force. J’ai heurté le Vendéen, qui geint : « La brute, la brute ! » Je n’ai pas ouvert la bouche, je me suis couché. Je ne bouge plus. Le trou de la lucarne est tout près.

Le jour est venu. Parce que c’est le jour, machinalement, on s’est relevé et on s’est assis contre la paroi du wagon. Seul le Vendéen reste allongé, prostré. On le réveille. Il est beaucoup plus faible qu’hier. Il se traîne difficilement et va s’affaler contre la porte. Il a toujours le placard noir sur l’œil droit, l’autre ne regarde plus. Sa tête est tombée sur l’épaule. Un grognement étouffé sort de sa bouche.

— Je vais crever, c’est sûr, je vais crever ! dit-il.

On ne lui répond plus maintenant, on le regarde.

Une voix basse, près de moi :

— Ce soir, il sera mort.

Des mucosités se sont séchées, noircies de poussière, autour de son nez. Les copains autour de lui sont aussi maigres et gris, mais lui a le signe : la paupière qui ne se ferme plus, la mâchoire qui commence à pendre. J’essaye de dormir, mais les poux m’en empêchent. J’enlève de nouveau ma chemise, et je recommence à écraser ; parfois, je m’arrête et je regarde le Vendéen ; puis je reviens à la chemise, puis encore au Vendéen. Pendant que j’épouille, il meurt. Quand je lève la tête, je le vois mourir. Il est assis comme nous, entre deux copains qui se sont légèrement écartés et qui parfois tournent la tête et cherchent à voir son œil.

— Il est mort ? demande quelqu’un.

— Non, pas encore, répond le voisin.

Il n’entend plus. Je n’ai plus la force d’épouiller. On regarde le Vendéen, sans angoisse, sans gêne. Sans doute, on commence à lui ressembler. Il est plus fatigué que nous, alors il va mourir. On ne parle pas de lui, on ne parle pas de soi non plus. Ceux qui ont mal au ventre geignent, mais ils ne parlent pas de leur mal. Il n’y a pas précisément de mal. C’est le corps qui se mange lui-même.

A l’autre bout du wagon, deux types encore un peu solides décrivent une bouillabaisse, puis une tarte à la crème, puis un civet. Si l’on suit des yeux la rangée des copains d’un bout à l’autre du wagon, ils se ressemblent à peu près tous. Mais la tête au placard noir fait un trou.

— Il est mort, dit son voisin.

Ceux qui décrivaient la bouillabaisse se sont tus.

Ce matin, le Vendéen n’était pas différent de ce qu’il est maintenant. C’est cette nuit que la mort est venue. Son visage n’est pas terrible, c’est le placard noir qui le dramatise. Il est toujours assis.

— On a été vaches, cette nuit, dit un copain.

On se tait. Ce n’est pas le remords, ce n’est même pas la rage. C’est le dégoût. Ce mort assis qui ne fait pas peur et qui a reçu cette nuit nos coups de pied quand il commençait d’agoniser se dresse devant toutes les vies.

Deux copains l’ont allongé et recouvert d’une couverture. Plus tard, quand le train s’est arrêté, on a frappé à coups de poings dans la porte du wagon. Une sentinelle est arrivée et a ouvert.

— Ein Kamerad tod ! a dit quelqu’un, en lui montrant la couverture. Le SS a fait signe de le sortir. Les deux qui l’avaient recouvert l’ont descendu du wagon et l’ont posé dans un fossé.

 

On vient d’entrer en Tchécoslovaquie. Le train descend vers Prague.

Depuis que nous sommes partis de Bitterfeld, nous avons touché une tranche de pain et un bol de soupe dans une gare, il y a de cela quelques jours, peut-être cinq.

Dans leur wagon, les Polonais ont des sacs de pommes de terre. Aux arrêts, on les a vus faire cuire des soupes épaisses. On regardait épaissir leur soupe, puis on pissait et on remontait dans le wagon. Les kapos ne toléraient pas que les Français restent au pied du wagon.

Pendant une halte, H… a réussi à ramasser quelques pissenlits sur le bord de la voie. Il m’en a passé quelques feuilles ainsi qu’à Jo. On a essuyé les feuilles, puis on les a mangées lentement. Maintenant, il n’y a plus rien. Il faudrait dormir, mais avec ce vide à l’intérieur ce n’est pas possible. La faim est vigilante comme une flamme qui veillerait dans le corps nuit et jour. Elle épie le silence, guette le moindre signe possible. Quelque chose à mâcher viendra peut-être.

Dans le wagon, quelques types ont encore un peu de fécule ; Certains, des graines de soja qu’ils ont trouvées au cours de la marche. Ils échangent entre eux du soja contre de la fécule : Une demi-poignée de graines contre une poignée de fécule, parce que la graine est plus grasse, plus nourrissante. Un type en a passé quelques-unes à Jo. Jo est couché, et il me tourne le dos. Comme tous, il est affamé. Ma tête est appuyée contre son dos. Son bras droit se lève, se tourne vers moi, le poing fermé J’ai suivi le mouvement du bras ; il ouvre la main à plat devant moi. Il y a des graines dans sa main. Il ne dit rien. J’ai pris les graines. J’en mâche une. Elle est petite mais huileuse, et elle épaissit dans la bouche. On peut la mâcher longtemps. Il en reste une saveur qui peut faire croire que la graine existe encore alors qu’elle est avalée, et après on peut encore mâcher la salive qui en a l’odeur.

C’est la dernière graine. Celui qui est en face de moi en a un petit sac. Il ne cesse pas d’en mâcher. Je suis ses mains qui les prennent par pincées et sa mâchoire qui remue. Son copain à côté de lui en mange de temps en temps, qu’il lui donne. Celui à qui appartiennent les graines tient son petit sac devant lui entre ses jambes. Il a devant lui un grenier. Il l’ouvre et le ferme précieusement, et, quand il s’allonge, il le met sous sa tête. Je n’ai plus de graines. Lui, n’a aucune raison de m’en donner.

Prague, pays occupé. Par la lucarne, on voit les clochers pointus, patinés. Les Allemands sont ici comme ils étaient à la gare de l’Est. Les cheminots tchèques comme les cheminots français. La langue tchèque roule dans les haut-parleurs. Complicité ambiante à ne pas être Allemands. Cette langue est grasse et douce, et beaucoup d’Allemands ne la comprennent pas ; il leur a fallu compter avec cette langue comme avec la nôtre. Le soldat qui se promène sur le quai doit prendre garde.

Le wagon est sur une voie de garage. On apprend que Fritz, avec l’autorisation des SS, bien entendu, vient de quitter le convoi.

La nuit vient. Tous les bruits habituels de la gare : le roulement des trains qui passent, celui des chariots, les jets de vapeur, les sifflets entrent dans le wagon. Le wagon reste immobile. Du quai, on doit voir un wagon de marchandises, un numéro, une lucarne ; un wagon pareil à ceux qui restent pendant des jours immobiles sous la pluie et le soleil. A l’intérieur de celui-ci, il y a des hommes.

On a quitté Prague dans la nuit.

Première halte de jour dans une petite gare tchèque. Un copain s’est mis à la lucarne. Des cheminots se promènent sur le quai. Il n’y a pas de sentinelles dans le coin. Le copain appelle un cheminot :

— Hier, Franzose ! Brot, bitte…

Et il fait signe en portant plusieurs fois sa main à sa bouche : à manger !…

On se réveille dans le wagon, et les types parlent fort.

— Taisez-vous ! dit le copain de la lucarne. On va peut-être avoir à bouffer…

Le cheminot est parti. Une femme, accoudée à une balustrade, en dehors de la gare, nous a repérés. Le copain lui fait le même signe qu’au cheminot ; elle a acquiescé de la tête. On ne quitte plus des yeux le type qui est à la lucarne. Il n’y a plus un bruit dans le wagon. Tout à coup, la figure du type à la lucarne se crispe. Il passe son bras et ramène un paquet, qu’il passe à Ben, qui est assis à ses pieds sous la lucarne.

— Dépêche-toi… dit-il, il y en a encore !

Il replonge le bras et ramène un autre paquet. Il rigole en remerciant. Il reste en faction. Ben a posé les deux paquets entre ses jambes ; on les regarde. Il ouvre le premier paquet : des tranches de pain ; dans le second aussi. On va partager en quarante-neuf.

La femme est revenue près de la balustrade ; elle a passé un paquet à un autre cheminot. Il surveille. – « Il arrive ! » annonce le copain. Il plonge encore le bras. Du pain et quelques cigarettes.

On est sorti de la torpeur. On ne cesse de fixer le copain à la lucarne que pour surveiller le pain que Ben a étalé sur une couverture.

Ceux de l’autre extrémité du wagon s’inquiètent :

— On partage tout, hein ?

— Ne gueulez pas, vous en aurez ! répond Ben. Je partage, et Jo fait la distribution… D’accord ?

— D’accord.

Mais ils tendent les yeux et surveillent le partage. Les tranches de pain s’amoncellent, grandes comme la moitié de la main et épaisses de deux doigts. Elles font un beau tas. Jo commence la distribution. Les tranches passent de main en main ; ça fait le tour du wagon. Je mords dans le morceau. Je ne le regarde pas. Jamais je n’ai mâché aussi lentement. Ce morceau m’endort : je ne le vois même pas diminuer. Quand je n’ai plus rien dans la bouche, je m’arrête un instant, puis lentement j’arrache une autre parcelle. La bouche s’engorge de pain. Il me semble que le corps épaissit.

Il y a une cigarette pour sept : trois touches par type environ.

La première cigarette part du coin près de la lucarne. Une bouche tire dessus, et déjà la main du suivant s’est levée et s’approche de cette bouche. Le premier tient toujours la cigarette, les yeux fixes, puis brutalement il l’enlève de sa bouche, et, en la tenant toujours, il se tourne vers le suivant, furieux :

— Tu l’auras… tu l’auras ! dit-il.

La main du voisin retombe. Ses yeux ne quittent pas la bouche qui tire une autre touche. La main se lève de nouveau, s’approche de la cigarette et la retire de la bouche, qui cette fois ne la retient pas. Celui qui fumait baisse la tête et se vide lentement de la fumée comme de la plus profonde réflexion.

Une autre main s’est approchée maintenant de la bouche qui tire sur la cigarette ; elle reste suspendue et, à la troisième touche, arrache le mégot.

— Tu l’auras… tu l’auras ! dit le type.

Mais le suivant l’a déjà dans la bouche : il n’entend plus.

A un arrêt, une sentinelle a ouvert la porte du wagon. Je suis descendu pisser sur le ballast. Dérision de ce sexe. On reste dans le genre masculin. Je n’ai plus de caleçon, et mon pantalon est déchiré : le vent entre dedans et fait se hérisser la peau des cuisses. Le moindre souffle d’air fait trembler.

J’ai rencontré un camarade de l’autre wagon. Il est barbu et terreux, il a des trous dans la figure, des lèvres blêmes ; il flotte sur le bord de la voie ; l’air pourrait le renverser. Les épaules rentrées, la tête dans les épaules, lui aussi a froid. Sa mâchoire tremble. Ces raies sales que rien ne peut effacer, le long du corps, ces barres qu’on ne peut pas scier, il les a toujours. Je ne l’avais pas vu depuis Bitterfeld. Nous nous sommes examinés. Nous savons maintenant où nous en sommes. Il m’a dit que D… était mort : il était devenu fou de faim, et avant de mourir il a crié longtemps. On l’a mis dans un fossé.

Il est certain maintenant que nous allons à Dachau. Un copain, qui était à la lucarne, a entendu une sentinelle le dire à un kapo. Les Alliés ne sont pas loin, disent les cheminots tchèques. Mais la guerre ne finit toujours pas. L’Allemagne est un abîme. La panique vient. Quelquefois, je pense que la guerre ne finira pas pour nous vivants. Elle a fini avec le Vendéen, avec D… et avec les autres, avant, à Gandersheim. L’Etat-Major allié doit estimer que la situation évolue très favorablement. Les nôtres, là-bas, nos otages, tournent le bouton de la radio et regardent les cartes. Ils suivent la course ; ils croient être dedans, mais désespérément ils ne peuvent que la suivre à une distance de cauchemar.

« Il faut tenir ! » disent des copains. Nous sommes immobiles mais engagés dans la course. Allongés dans le wagon arrêté, c’est même sans doute avec nous que la guerre a le lien le plus étroit. Elle finira, ou bien nous… Nous ne pouvons plus longtemps coexister.

 

*

 

Le vieux Corse qui, à Gandersheim, avait échangé sa dent en or contre de la soupe est étendu près de H… Il râle sourdement. Il réclame de l’eau.

— Il n’en a plus pour longtemps… on pourrait lui en donner un peu, dit Ben à voix basse.

Le Corse a les yeux vitreux. Quelqu’un verse de l’eau dans sa bouche sèche qui reste ouverte.

Je suis allongé, je ne bouge pas ; le râle m’arrive, étouffé ; c’est une des rumeurs du wagon.

Pendant que le Corse agonisait, j’ai dormi un peu. Quand je me suis réveillé, il était mort.

On a mis une couverture sur lui, et on l’a étendu près de la porte. Hier, il embêtait des types à propos de sa place ; on le traitait de vieux con, et, comme il était sourd, on le lui criait très fort. Quand un type est près de mourir, il devient difficile et geignant, et on l’engueule. Quand il a reçu sa bordée d’injures, il meurt.

Le coiffeur espagnol du kommando cherche une place pour s’asseoir. Il reçoit des coups de pied, lui aussi ; il tourne sur place, il jure, il s’apprête à s’asseoir sur le mort.

— T’assieds pas là-dessus, quand même ! lui dit Ben.

A l’autre bout du wagon, un type chie à sa propre place. Son voisin l’engueule :

— Tu parles d’un salaud ! crie-t-il.

Des camarades le secouent. Il marmonne faiblement :

— Je vais crever… foutez-moi la paix !

D’autres protestent :

— Ne faites pas les cons comme avec l’autre !

— Vous ne voyez pas ?… Il est couché dans sa merde : on va tous crever empoisonnés ici.

Le type pleure. Il se laisse aller contre la paroi. Sa tête pend. Le train roule toujours. On abandonne le copain qui fait son agonie. Torpeur dans le wagon. Cela dure des heures sans doute. Il est mort. Une couverture dessus.

Lorsque le train s’arrête, on descend les deux dans un fossé.

 

Il paraît qu’on va toucher des patates crues. Il faut sortir du wagon. Je me lève, je m’appuie à la paroi, et je descends. On se met en file. Le calot à la main, on passe un à un devant un kapo. Quelques patates crues dans le calot. Je suis avec Jo et deux autres. On peut aller chercher de l’eau pour faire cuire. Je dois aller la chercher, pendant que les autres allument le feu. Nous sommes très en contrebas de la voie. Pour atteindre l’eau, il faut grimper. Je pars avec une gamelle. Le terrain est bosselé. Je zigzague ; j’essaie de grimper, et je tombe. Je me relève, mais je ne peux pas avancer.

Un copain va la chercher à ma place, et je souffle sur le feu. Autour de nous, des tas de petits feux s’allument. Les types ramassent des orties, des herbes pour les faire bouillir et les manger en plus des patates ou bien pour économiser quelques patates. L’eau arrive. On coupe des patates, et on les fait cuire. Avec Jo, on partage une gamelle de soupe ; on mange très lentement. C’est chaud, épais ; je ne lève pas la tête de dessus ma gamelle ; j’introduis tout le creux de la cuiller dans ma bouche, et je la lèche. Aux dernières cuillerées, je ralentis. Je ne quitte pas la gamelle des yeux. La gamelle est vide. Quelque chose tombe, la main, la tête, la cuiller ; la paroi de la gamelle est froide… mes yeux sont dedans.

Le SS siffle. Los ! Los ! On se souvient de ces cris, mais ça semble très vieux. Il y a des jours qu’ils n’ont pas eu l’occasion de crier ainsi. On nous parle encore la même langue. Les copains gravissent déjà le talus pour atteindre le train. La rampe est très raide. Je marche très lentement ; je suis parmi les derniers. Arrivé au pied de la pente, je fais un pas, encore un pas, et je tombe. Je m’accroche aux herbes, j’avance à genoux ; je regarde en haut, c’est encore loin. Encore un pas à genoux. Les herbes cèdent. A côté de moi, pourtant, des types grimpent assez facilement. Je me reprends, mes jambes tremblent, je suis presque au sommet. Le SS est là, devant moi. Los ! gueule-t-il. De ma main accrochée qui me hisse, je sens déjà le sable du sentier sur le bord de la voie, mais tout mon corps pend encore sur la pente. Je m’effondre, la tête contre l’herbe. Le SS est là, au-dessus de moi. Je ne peux plus tirer sur les bras. Los ! Je suis le dernier, le SS n’a plus à regarder que moi. Il me regarde faire.

Los ! Ma main s’agrippe au sable. Je ne peux pas, je ne peux plus rejoindre le wagon. Je suis suspendu, les jambes dans la pente, devant le SS.

Un Polonais, qui n’est pas loin, vient tirer sur mon bras. Le SS s’en va.

Arrivé au wagon, j’ai tendu les mains ; les copains m’ont hissé, et j’ai rampé sur le plancher jusqu’à ma place. Je pleure.

 

*

 

Quand on s’est réveillé, le train était arrêté. Il faisait plein jour. La porte du wagon s’est ouverte sur une immense prairie. Des vaches broutaient ; il y avait quelques petites maisons à l’extrémité de la prairie.

Une sentinelle qui se promène sur le ballast dit que c’est Dachau.

Le train s’est considérablement allongé ; à la queue, des types comme nous, en zébré, pissent près de la voie. Dans la prairie, loin, des formes courbées cueillent de l’herbe, formes mauves sur le vert ; ce sont des femmes.

Le temps est gris. On dit : « C’est Dachau », et on voit la prairie. On ne voit pas le camp. On cherche en vain des barbelés, des murs, des baraques, un endroit qui ne nous trompe pas, mais on ne voit rien.

On ne sait pas encore combien de jours on est resté dans le wagon. Tout est collé. On sépare seulement le noir et la lumière. Le temps, c’était la faim, l’espace, c’était la fureur. Et maintenant, cette prairie est douce à regarder. Elle rafraîchit les yeux.

Le train est reparti. La cargaison est paisible. Le vieil Espagnol regarde son fils. Il y a un vague sourire dans le wagon. Le wagon lui-même sort de nous, il redevient wagon de chemin de fer.

On entre dans la gare du camp. Voilà les premières casernes SS. Il y a un embouteillage de camions, de bagages. Ils déménagent. On a retrouvé leur défaite.

Le soleil apparaît. Quand on sort du wagon, la lumière nous aveugle et nous brûle. Notre colonne s’est amincie de moitié depuis le départ de Gandersheim. On reste cent cinquante peut-être. Jo m’aide à marcher. Fraternité de Jo, silencieuse La tête dans son dos dans le wagon, les graines dans la main, maintenant son bras sur lequel je m’appuie.

— Zu fünf[11] !

Encore. On passe sous la voûte de l’entrée. « Le travail, c’est la liberté », dit l’inscription. Un SS nous compte au passage ; il est seul, sombre. Il fait un soleil blanc. Le ciel est lourd. La grande place du camp est éblouissante de lumière. Tout autour, il y a des baraques. Des SS courent dans tous les sens. On nous parque dans un coin de la place. On se couche par terre. La terre, à notre place, va être infestée de poux. On ressemble à des épaves que l’on a retirées des eaux et qui sèchent au soleil.

Des Français du camp viennent nous voir. Ils vont s’occuper de nous. Mais ils ne s’approchent pas trop : nous sommes intouchables. Ils rôdent autour des petits tas couchés, des nids à poux. Nous ne sommes pas libres d’être fraternels et accessibles. Nous recelons quelque chose, nos poux, et on le sait ; nos visages sont morts ; nos corps immobiles ; notre tas est une caverne aux parois grouillantes qui pourrait s’effriter, disparaître en poudre sous le soleil.

27 avril, aujourd’hui. Nous sommes partis de Bitterfeld le 14. Nous sommes restés 13 jours dans le wagon.

On vient de toucher une tranche de pain. Chacun mange pour soi, bête malade et dolente.

Les Français du camp nous rassurent. Les Alliés ne sont pas loin. La guerre s’achève. On écoute, bouche ouverte, la voix qui parle, égale à la nôtre, le langage de l’homme qui sait, qui donne le pain et qui n’insulte pas. Les visages se laissent caresser par la voix ; on est prêt à tout croire.

On s’en va, on traverse la place, et on débouche dans une avenue qui contourne le camp, le long des barbelés électrifiés. Les sentinelles sont toujours aux miradors. Nous ne sommes séparés des barbelés que par un large fossé. Un peu partout, dans l’avenue, il y a des tas d’ordures, des morts, les jambes repliées, des types allongés pas encore morts, qui leur ressemblent, des Russes affamés qui nous regardent.

Les Français du camp ne nous quittent pas. Ils nous ont dit qu’on allait toucher des colis de la Croix-Rouge : un colis pour trois. Les Russes flairent le colis qu’on va nous donner, et ils nous suivent. Eux ne touchent pas de colis de la Croix-Rouge. Il faut se tasser les uns contre les autres, se tenir, faire même un service d’ordre si l’on veut garder la nourriture. Les camarades du camp nous encadrent ; ils ont des bâtons. Les Russes forment un cercle un peu au-delà du leur. Nous sommes assis au centre.

Les colis arrivent. Un pour trois. Je suis avec Lanciaux et un autre. Les Russes s’approchent. Les copains de Dachau lèvent le bâton ; les Russes reculent. On partage le colis : sucre, viande, phoscao, cigarettes. Dans les mains grises, entre les jambes, les richesses s’amoncellent. Tout est pour nous. Les Russes reviennent, leurs mains se tendent et se crispent dans le vide. Les copains lèvent encore le bâton. Les Polonais bouffaient des soupes épaisses aux arrêts du train ; nous, on les regardait, puis on pissait. Maintenant on mange. C’est notre moment, l’heure de notre nourriture. On mange tout à la fois : viande, chocolat, viande, biscuits, sucre, pâtes de fruits ; on a la bouche pleine de viande et de poussière de phoscao. On n’y arrive pas : il y a encore beaucoup de choses à manger, il y en a encore entre les jambes. Les Russes restent, immobiles sous le bâton des copains. Les Français mangent. Il faut laisser manger les Français, les Français alle scheisse. Les Français qui bouffaient les épluchures, les Français aux coups sur le cul quand ils volaient les patates au silo, les Français jamais appelés autrement que « encore les Français ». Les Français, déchaînés, mangent aussi au nom de ceux qui sont morts de faim dans le wagon. Ils mangent avec la rage, en se marrant. Le colis est plein de choses à savourer, à se marrer, à se souvenir qu’il y avait de la viande sur la table. On se regarde, les lèvres gluantes de sucre et de graisse ; on hoche la tête, et on se marre en se montrant les boîtes de conserves déjà à demi vides.

Les yeux des Russes fixent les colis et suivent aussi les mouvements des mains qui puisent dedans et celui des bouches qui mâchent. Les copains les contiennent toujours en levant de temps en temps le bâton. Les Français, eux, mangent. Un Russe se baisse et rampe vers nous, en s’accrochant au sol. Ses yeux ont été plus forts ; il avance vers nous comme un aveugle, sous les bâtons levés. On lui lance une boîte vide. Il l’attrape, et il la lèche.

La torture des Russes autour de nous nous effleure à peine. Nous sommes enfoncés dans la nourriture. Eux en sont au point où l’on attaque pour manger, et seuls les copains, le bâton levé, ont pu nous protéger. Et nous, nous sommes au Point où il est inimaginable que l’on puisse partager de la nourriture avec un autre qu’avec un copain du wagon.

Des nuages noirs passent devant le soleil. Nous restons couchés dans l’avenue au milieu des ordures, en dehors de l’enceinte des baraques que nous contaminerions avec nos poux. On a bâfré si vite qu’une torpeur vient. Mais il ne faut pas dormir, et il ne faut pas non plus s’aventurer seul dans l’avenue, si l’on veut garder ce qu’il reste des colis. Les figures affamées des Russes rôdent toujours autour de nous. Nous restons soudés les uns aux autres.

Le ciel est très lourd, vert sombre et jaune à l’horizon. Un orage se prépare.

On entend les roulements du canon. Il est proche.

J’ai mis un peu de phoscao dans une gamelle, j’ai versé de l’eau dessus. La pluie commence à tomber. On se met la couverture sur la tête. Voilà les premières grosses gouttes : elles deviennent de plus en plus denses. Je me lève, et je vais chercher un abri sous le rebord d’un toit de baraque. Sous le bras gauche, je porte la boîte en carton avec les restes du tiers de colis ; dans la main droite, je tiens la gamelle pleine de phoscao. La pluie maintenant tombe en rafales. Ma couverture se trempe et tombe sur mes yeux. Les autres copains aussi cherchent un abri. Je suis empêtré avec mon carton, ma gamelle, ma couverture déjà trempée de pluie. Le ciel est de plus en plus noir. Bousculé, je vais à la dérive. Les endroits abrités sont déjà occupés. Je cherche encore. Vlan ! une violente poussée. Quelque chose s’arrache de mon bras gauche, la gamelle verse et tombe. Pétrifié, je vois des types à mes pieds qui raclent la terre avec leurs ongles pour essayer de ramasser la poudre de cacao. Les morceaux de sucre sont éparpillés tout autour de moi ; les Russes se ruent dessus et se battent. L’attaque a été si violente que la boîte de carton a éclaté. En quelques secondes, il n’y a plus rien à récupérer. J’avale vite les quelques gorgées de phoscao qui restent dans la gamelle.

Je reste là, assommé. De nouveau, je n’ai plus rien à manger. Comme avant. C’est venu très vite. En une heure, j’ai pu recevoir plus que nous n’attendions depuis près d’un an, manger et me retrouver comme avant, mais cette fois, seul, par ma faute. Les copains, eux, tiennent fortement leur boîte sous le bras. Mon bras gauche est encore recourbé ; je tiens devant moi la gamelle vide comme si elle était encore pleine. La pluie me dégouline sur le nez. Il n’y a nulle part où aller ; je reste sous la pluie. Il vient de m’arriver une catastrophe. Ma gamelle est vide, et moi aussi je suis vidé. Je reste là, la couverture sur le nez, abruti.

 

*

 

Il est question de passer la nuit dehors. Dès la tombée du jour, on s’est agglutiné les uns aux autres par terre, en une masse compacte, et on a étalé les couvertures sur les têtes, les unes à côté des autres, de façon qu’elles forment un toit. Je suis assis entre les cuisses d’un copain, un autre entre les miennes. Torpeur sous les couvertures. La pluie n’a pas cessé depuis cet après-midi. En poussant du dos, on cherche le centre du tas. Acharnement de petits efforts avortés. Fureurs aussitôt étouffées par la fatigue. Chacun ses jambes, ses bras, son dos. Chacun encombre, voulant mettre tout son corps à l’abri.

Mais finalement on vient nous annoncer que nous ne resterons pas dehors. Un block a été évacué pour y loger les transports. Il est à l’extrémité du camp. On se met en colonne. Il fait presque nuit. On ne voit pas de kapos allemands, ce sont toujours des Français qui s’occupent de nous. Un autre transport qui arrive de Buchenwald s’est joint au nôtre. Nous sommes très nombreux maintenant.

On est resté longtemps debout, à attendre, puis la colonne s’est mise en marche et elle a pénétré dans l’allée extérieure d’un block. Il pleut. Là, devant le block, on attend encore longtemps, peut-être une heure. Jo me parle, je ne peux plus répondre. La tête vers le sol, je m’appuie de la main contre la paroi de la baraque, je glisse sans cesse ; pour me relever, je tends la main, on me hisse ; mais de nouveau je glisse. Ma tête pend, la bouche ouverte, j’essaye de rester debout, immobile, accroché au bras de Jo ; mes jambes tremblent. Le sol est trempé, il ne faut pas se coucher par terre. On appelle les malades. Qu’est-ce que ça veut dire, les malades ? Il y en a qui quittent la colonne ; je les suis. Dans le block, la lumière électrique est aveuglante. Des Français et des Belges du camp sont là, propres, en zébré bleu et blanc, éclatants. On passe devant eux, ils nous poussent doucement vers la chambrée. Là, il y a des séries de trois étages de planches séparés par des allées. Il y a une place libre à un troisième étage. Je m’arrête, et je tends la main. Une figure barbue me sourit, une main me tire. En remontant les jambes, je bouscule le voisin, mais personne n’a plus la force d’engueuler. Je suis couché contre celui qui a souri et qui m’a hissé. Celui-là aussi vient d’arriver d’un transport. On est tous les deux noirs de crasse, on a les mêmes yeux, on peut se frôler. Il a souri comme s’il était heureux, comme s’il avait déjà conquis sur la planche une paix qu’il voulait aussi me faire atteindre en me tirant par la main. Il aurait pu râler, mais sans doute lui aussi venait de trop loin pour pouvoir râler encore.

Non seulement sur chaque étage de planches nous sommes écrasés les uns contre les autres, mais sur la même planche deux rangées de types se font face, et les jambes sont encastrées les unes dans les autres. En face de moi, est allongé un homme d’une cinquantaine d’années. Il a une barbe grise, un manteau noir sale, un grand bandeau sur la tête, sur lequel s’étale une large tache de sang séché noir. Il vient de Buchenwald ; il a été assommé par un SS dans le wagon. Il ne dort pas, il ne se plaint pas. Ses paupières tombent parfois d’un coup, et aussitôt, lentement, il les relève.

On s’écrase dans ce block et on suffoque. Les jambes qui se frottent les unes contre les autres s’écorchent leurs plaies. La crasse du corps et des vêtements fond peu à peu et empoisonne le corps. Les poux se réveillent avec la chaleur. La fièvre vient, on étouffe, on crie, on appelle :

— De l’eau ! De l’eau !

Des copains pleurent. Des bras se tendent, des mains se crispent vers l’allée où passe un Français de Dachau avec un quart. Il grimpe vers nous, il tend le quart. Une gorgée, encore une. On agrippe le quart. On suce l’eau.

La chambre est comme une gorge de cris, de plaintes. Ceux qui n’ont pas de place se sont couchés par terre. Personne ne dort. Ce premier soir, le sommeil ne mord plus. Nous sommes tous portés par une vague qui ne peut se briser ni s’apaiser dans le sommeil. Toujours un cri relaie l’autre ; une plainte, une autre plainte. Ça ne cessera pas.

 

*

 

28 avril. – Il faut sortir pour toucher du jus. Il bruine, et il y a du vent. On tremble. La pluie a refroidi le temps. En colonne encore devant le block. Quand le soleil apparaît, si léger soit-il, il nous accable, et quand il disparaît on est transi. On attend longtemps ce jus, les épaules rentrées, la mâchoire grelottante. Il arrive, mais il faut encore se battre pour en avoir pendant qu’il est encore chaud.

Après l’avoir bu, je suis allé avec Jo au lavabo du block. On a enlevé la veste et la chemise. J’ai essayé de me frotter les mains, mais je n’ai pas pu maintenir assez longtemps les avant-bras repliés ; ils retombaient. Alors je me suis passé un peu d’eau sur la figure, mais elle est restée noire. Jo m’a frotté le dos. On tremblait de froid. On s’est essuyé avec la chemise épaisse de crasse et de cadavres de poux.

Maintenant, on erre dans l’allée extérieure ; on n’a pas le droit de rentrer dans la chambrée. Je voudrais pouvoir me coucher, n’importe où, mais être allongé au chaud. Le médecin du block est débordé. Il conseille de ne pas aller au revier en ce moment ; c’est imprudent.

Le canon est de plus en plus proche ; au loin, on entend les crépitements des premières mitrailleuses. Demain, sans doute, ils seront là. C’est inouï. Mais ai-je encore la force de le sentir ? Il faut payer encore. D’ici demain, et même après, il y aura encore des morts.

Deux types viennent d’en sortir un du block et l’ont allongé à une extrémité de l’allée, la tête dans le caniveau, près des barbelés, à côté d’un autre qui a été posé là, tôt ce matin. Quand on marche vers eux dans l’allée, on voit deux formes sombres, les jambes repliées, qui pourraient s’être allongées, épuisées. Quand on avance vers elles, elles grossissent, et lorsqu’on est près de voir, on s’arrête, et on retourne sur 6es pas. On ne les atteint jamais tout à fait.

Ils se sont plaints comme les autres cette nuit dans la baraque, et on les a trouvés morts ce matin. Ceux qui les ont sortis le3 tenaient, l’un par les pieds, l’autre par la tête, et ils ont dit simplement : « Attention ! » pour se frayer le passage. Les cinq cents types qui attendent maintenant la soupe ont un regard, en marchant, vers les deux têtes qui traînent dans le caniveau à la place des rats morts. La charrette va venir ; les deux types costauds à gros gants – qui ne mourront pas parce qu’ils mangent, qui mangent parce qu’il ne faut pas qu’ils meurent pour pouvoir ramasser les morts – vont les prendre par les pieds et par la tête et les jeter dans la charrette ; des jambes raidies dépasseront.

 

*

 

La sirène. Alerte aux chars. Les sentinelles sont toujours aux miradors. On rentre dans le block. Il est grouillant. On entend les mitrailleuses qui se rapprochent. Ça sera peut-être pour aujourd’hui.

L’homme à la tête bandée s’affaiblit. Personne ne peut le soigner : il n’y a plus rien à faire. Sa plaie suppure, et il souffre. Quand il dort, de temps en temps, j’appuie mon pied sur le sien pour m’assurer qu’il n’est pas encore mort. Alors il se relève légèrement, regarde vers son pied et retombe.

Il habitait autrefois Paris, m’a-t-il dit hier ; il avait été journaliste. Je lui ai demandé s’il pouvait me dire son nom.

— Cela n’a plus d’importance, m’a-t-il répondu.

 

*

 

Des colis ont été volés dans le block. Une sorte de police a été organisée. C’est un gros type à barbe qui en est l’animateur.

— Il faut casser la gueule au type qui vole ! Si j’en trouve un… dit-il.

Et il montre le poing.

Il semble qu’un jeune Russe – qui, lui, n’a pas touché de colis – ait effectivement volé quelque chose. Le type à barbe l’a entrepris. Le Russe nie. La voix du gros monte, forte. L’autre, maigre, a peur. Cette bonne morale s’indigne et s’épanouit dans la graisse. L’homme est sûrement très fort. C’est un type qui a mangé. Sa voix, son animation sont d’un homme qui a toujours mangé. Un soupçon pèse toujours ici sur l’homme qui est encore fort. Sans doute, chacun, s’il avait eu la chance qu’il a eue, pourrait être aussi gros que lui. Mais ici, au milieu des autres, on ne peut pas ne pas avoir honte de ses cuisses, de ses bras, de ses joues, quand ils sont pleins. Certes, ce type qui engueule le Russe, le menace, le secoue, fait cela pour nous. Mais cette violence devant l’autre si maigre est scandaleuse. Il ne nous défend pas avec nos moyens, mais avec de la force de muscles dont personne ici ne dispose. Et cet homme sans doute utile, efficace, ne nous apparaît pas comme un des nôtres.

La chambrée est pleine à craquer. La plainte de la cargaison en cale s’élève, innocente. Tous sont immobiles. La modulation continue des cris fait un bruit de mer. Ceux qui sont arrivés dans le transport de Buchenwald sont les plus faibles. Certains que l’on a conduits aux douches ne tenaient pas debout sous le jet et se couchaient sur le ciment. D’autres étaient encore, si possible, plus faibles que ceux-là, et des infirmiers les soulevaient et les trempaient dans des baquets d’eau comme on le fait avec les enfants.

 

Fin d’alerte. Ce n’est pas encore cette fois-ci. On n’est même plus déçu. Je vais aux chiottes. Pour cela, je traverse l’antichambre où se tiennent les fonctionnaires du block. Chef de block sarrois, stubendienst hollandais, belge, français, propres, rasés, des joues.

Les chiottes sont pleines. Tout le monde a la diarrhée. Les cinq cuvettes sont occupées. Des types trépignent devant, secouent celui qui, assis sur la cuvette, la tête baissée, semble s’endormir. Un de ceux qui attendent n’y tient plus : il chie dans la rigole. Comme il ne peut pas se tenir accroupi, il tend sa main, et un type le retient. Un policier l’a vu.

— Dégueulasse ! Lève-toi, tu nettoieras !

L’homme accroupi ne bouge pas. Il gémit. Le copain le tient toujours. Il se relève difficilement. C’est toujours les mêmes petites cuisses violettes et les tibias en bâtons sur lesquels la chemise pend. Son pantalon est resté par terre, il traîne dans la merde. De la tête, le type fait « non » plusieurs fois, lentement. Il a des yeux sans larmes, mais sa figure pleure. Le policier à joues avec le bâton se tient devant le « dégueulasse » Sans joues, le « dégueulasse » qui se tient le ventre et qui va s’accroupir encore et qui tend la main ; mais il n’y a plus de main : il retombe dans la merde. Moi je me tords le ventre, assis sur la cuvette, et un type tape sur mon épaule, déjà à demi déculotté. Le policier sort le type de la merde.

— Va te laver, dégueulasse !

Le « dégueulasse » s’appuie contre le mur, sa tête tombe sur son épaule. L’autre tape encore sur la mienne et m’appelle, suppliant : « Camarade, camarade ! » Je reste sourd, scellé à la cuvette ; alors, la main ne quitte plus mon épaule. Je me lève ; il se glisse aussitôt sur la cuvette. Je reste devant lui, pour reprendre la place après.

Pour rentrer dans la chambrée, je traverse de nouveau l’antichambre des fonctionnaires. Ils sont attablés et mangent de la viande de conserve dans des assiettes en fer, avec une fourchette. Ça ressemble à un dîner qu’ils feraient. C’est calme ici. La deuxième gamelle de soupe est sur la table, déjà mise de côté pour le lendemain. On ne se précipite pas sur la viande ici, on absorbe les bouchées les unes après les autres, tranquillement mais sans lenteur excessive. On ne surveille pas des yeux la soupe mise de côté, on peut même la prendre à côté de soi sans se torturer. Ici, on est raisonnable.

Je passe. Si je m’attardais, je les gênerais peut-être ; ils me diraient : « Rentre dans ta chambre ! » C’est un type à joues qui me le dirait ; pourtant, il sait bien comment c’est, dans la chambre, et que l’on peut désirer rester au calme pendant un moment. Mais, si tout le monde en faisait autant, voilà. Et il est responsable, et il faut qu’il ait la paix. C’est ainsi, c’est logique. Il faut qu’il y ait un chef de block, un stubendienst. Ils sont apparus à une époque terriblement ancienne maintenant et que nous n’avons pas connue. Ils ont été un bien, une chance à utiliser. Si elle n’avait pas été utilisée, il est probable que nous ne serions plus là ni les uns ni les autres. Ils sont maintenant une nécessité et aussi une fatalité : toujours le seul moyen de résoudre une situation, mais aussi un produit de cette situation. Elle a créé entre les détenus des différences qui sont maintenant encore plus visibles, cruelles. Et parce qu’elles le sont davantage, nous sommes tentés de croire qu’ils abusent encore plus de la situation. L’inégalité est éclatante. Cependant, si l’on râle, si l’on gueule contre eux, au moment même où le cri de révolte peut paraître le plus justifié en raison même de leur aspect et du nôtre, on conserve une chance sur deux de se tromper, d’être injuste. Mais eux courent le risque de l’être davantage encore. Il faut qu’ils soient bien plus « humains » que nous.

Cette antichambre est tranquille ; il y a un grand poêle sur lequel on fait griller du pain. Le bruit de la mer y arrive, étouffé. Un type est assis sur son lit. Il enlève son pantalon : ses cuisses sont grasses et blanches. Il a un air de grosse nourrice entretenue dans le talc. J’observe la chair : tout y est, les plis entre la cuisse et la fesse, la rondeur de la fesse. Un corps confit. Confort de la chair conservée dans le bocal à graisse. Cet homme a duré pendant la famine. On sort la cuisse du pantalon comme la cuisse d’oie. La figure, elle, ressemble à une fesse soignée, rose ; d’un rose naturel, pas celui du froid ou de l’essoufflement, le rose en fleur. On pourrait sans doute manger un homme tel que celui-ci. Je suis allé lui demander du feu. Je ne veux pas encore rentrer dans la chambrée. Je m’apprête à m’asseoir un instant sur son lit. Il m’en empêche, sans rudesse ; j’avais oublié.

Les autres dînent. Il n’y a plus qu’à s’en aller. Je m’approche de la porte de la chambre, j’hésite encore. Je l’ouvre. Je suis dans ma matrice : puanteur, plaintes, figures allongées, yeux tournés vers le plafond. A mesure que j’avance dans l’allée, le silence de l’antichambre s’éloigne. Je grimpe à ma place. Elle n’existe plus. Il faut la refaire, pousser celui qui s’est allongé sur le dos, reconquérir l’espace de ma hanche sur le plancher.

L’homme à la tête bandée est toujours à demi éteint. Son voisin, qui de temps en temps se soulève et observe sa figure pour savoir s’il n’est pas mort, est toujours à côté de lui ; celui qui m’a tendu la main hier soir est près de moi. Société de pieds et de hanches. Aucun de nous quatre n’a la force de pénétrer dans aucune des vies qui le côtoient. J’ai demandé son nom au vieux parce que j’aurais pu l’avoir connu. Il ne me l’a pas dit. Je ne suppose rien. Pendant un instant, j’ai éprouvé à son égard quelque chose qui pouvait ressembler à de la curiosité, mais cela n’a pas tenu. Quand quatre hommes restent ainsi des heures ensemble à se regarder sans se dire un mot, à se pousser, cogner leurs pieds, leurs jambes, leurs hanches, ils forment quand même une société. Chacun y a un droit, celui de sa place, et il ne doit pas être choquant que j’aie poussé le dos de mon voisin pour m’allonger. Il a râlé parce que je n’avais qu’à ne pas descendre ; c’était pour chier, évidemment, mais je l’ai bousculé en remontant, et, pendant que j’étais aux chiottes, il s’était habitué à ma place, ça lui en faisait deux, il pouvait se mettre sur le dos. Celui qui a râlé, c’est celui qui hier m’a tendu la main pour m’aider à monter. Sans doute il faut faire un effort terrible ou être mourant pour ne pas râler. Cependant, hier, il a souri, et aujourd’hui il m’engueule. Nous avons passé une nuit l’un à côté de l’autre, et déjà nous nous repoussons. Un ventre contre son dos, des jambes contre les siennes, la place à côté de la sienne. Maintenant, peut-être qu’il ne tendrait plus la main. Nous ne nous serons aperçus que pendant une seconde. Hier soir, en arrivant, je rêvais sans doute, et lui aussi. C’était trop d’avoir quitté le wagon, d’avoir mangé, d’être si près de la fin et de s’allonger. Quelque chose comme trop de bonheur a fait qu’il a tendu une main et qu’il a souri. J’en ai gardé le souvenir ; allongé contre lui, ce dos était fraternel, j’en étais presque intimidé. Maintenant, il râle. C’est déjà fait, nous nous sommes usés.

Abandon des mentons contre le dos. Chacun ses poux. Chacun ses jambes, ses cuisses, ses vieilles cuisses à cuisses de femmes et bouche à embrasser.

Les morts se détachent et tombent, feuilles sèches, de cet arbre énorme.

 

*

 

29 avril. – Le jour se lève, pâle. L’épave sort peu à peu du noir. Dans l’allée du block, les pas étouffés des premiers qui vont aux chiottes. Il n’y a plus d’appel. Ne pas bouger. On ne veut rien d’autre. Ceux qui ne se lèveront pas n’auront pas de jus. Tant pis. Rester couché, ne pas bouger. J’ai mis le nez dehors tout à l’heure en allant pisser ; je grelottais, je suis remonté. Je ne bougerai plus. Qu’on ne me demande rien, qu’on me laisse ici. Les poux m’ont sucé longtemps cette nuit, puis ils se sont calmés. Le jour est d’une couleur affreuse sur les visages. Lentement, les jambes se délacent, les zébrés remuent. Une vie exténuée dès l’éveil tente de se dégager. Naissance d’une vague, épaisse, lente.

On entend la mitrailleuse, très proche. Ce sera sans doute pour aujourd’hui.

Nous sommes arrivés avant-hier à Dachau. Les silhouettes des SS étaient encore aux miradors. Maintenant, je ne sais pas. Il n’y a pas de travail. Pas d’appel. Le temps est mort. Pas d’ordres. Pas de prévisions. Pas libres.

Pour la première fois depuis que Dachau existe, l’horloge nazie est arrêtée. Des baraques sont pleines d’hommes, le barbelé les entoure encore. Encore enfermés dans l’enceinte, les corps pourrissent sans leurs maîtres. Mûrs, mûrs pour mourir, mûrs pour être libres. Mûr celui qui va crever et mûr celui qui sortira. Mûrs pour finir.

Allongé, immobile, on a maintenant la sensation que des choses avancent vers soi à une vitesse terrible. Le moindre signe, une tête qui se dresse brusquement, le moindre cri peut être celui de la fin.

 

On attend encore, des heures. Puis c’est encore la soupe dehors. J’ai faim. Je me force à descendre de la planche. De nouveaux morts dans le caniveau. Le ciel est gris, bas. Des avions américains tournent au-dessus du camp. Les rafales de mitraillettes maintenant se rapprochent.

Encore des avions à étoiles. Crépitement des mitraillettes autour du camp.

Le drapeau blanc flotte sur le camp. Les avions, très bas, tournent.

Les miradors sont vides. Les avions, très bas, tournent. Toutes les têtes sont tournées vers le ciel. Les morts du caniveau abandonnés. Les yeux restent collés aux avions qui descendent de plus en plus bas.

Encore les mitraillettes. Tout le ciel chante.

On y est presque. On ne peut pas en être plus près.

De nouveau on nous fait rentrer dans le block.

Allongés de nouveau les uns contre les autres. Le plafond de la chambrée nous écrase. Il y en a qui ne sont pas sortis pour toucher leur soupe, le vieux à la tête bandée notamment. J’ai eu du mal à remonter à ma place. Mes jambes me lâchent, et mes pieds et mes chevilles commencent à enfler. Dehors, je grelottais. Et maintenant j’étouffe. La fièvre va et vient. Les poux se réveillent. On n’entend plus les avions ici. Encore les jambes emmêlées, les coups de talon dans les plaies. Le vieillard a les yeux à demi fermés. Avec mon pied, j’appuie sur le sien : – On va être libres !

Il faut qu’il s’en aperçoive, qu’il soit vivant Même de si loin, de là où il en est, il faut qu’il sache.

Il soulève les paupières. Elles retombent aussitôt. De la tête, il fait « non ».

 

*

 

— Ils sont là ! Je me relève.

Un casque rond passe dans l’allée, devant les fenêtres.

La chambrée est haletante. Je me soulève sur mes coudes.

Maintenant, ça gueule. Une espèce de Marseillaise de voix folles gonfle dans le block. Un type crie dans l’allée du block.

Il se tient la tête dans les mains. Il a l’air fou.

— Mais vous ne vous rendez pas compte ! On est libres, libres…

Il répète, il répète. Il tape des pieds. Il hurle.

Tendu sur mon bras, je suis des yeux les casques qui passent dans l’allée. J’appuie de toutes mes forces, je tape sur les pieds du vieillard.

— On est libres, regardez ! Regardez !

Je frappe de toutes mes forces sur son pied. Il faut, il faut qu’il voie. Il essaye de se soulever. Il se retourne vers l’allée, il tend la tête. Les casques sont passés. C’est trop tard. Il retombe.

Je retombe aussi. Je n’ai pas pu chanter. Je n’ai pas pu sauter en bas aussitôt pour aller vers les soldats. Nous sommes presque seuls, le vieillard et moi, sur la travée. Les casques ronds ont glissé sur mes yeux. Lui n’a même rien vu.

La Libération est passée.

 

*

30 avril. – Dachau a duré douze ans. Quand j’étais au collège, ce block où nous sommes existait, le barbelé électrifié aussi. Pour la première fois depuis 1933, des soldats sont entrés ici, qui ne veulent pas le mal. Ils donnent des cigarettes et du chocolat.

On peut parler aux soldats. Ils vous répondent. On n’a pas à se découvrir devant eux. Ils tendent le paquet, on prend et on fume la cigarette. Ils ne posent pas de questions. On remercie pour la cigarette et le chocolat. ! Ils ont vu le crématoire et les morts dans les wagons. Des types qui étaient les frères de ceux qui sont maintenant au crématoire ou dans les caniveaux s’approchent d’eux et leur demandent, non par gestes mais avec une voix, une cigarette. Parfois, ces hommes n’osent même pas la demander tout de suite. Ils commencent par demander au soldat s’il est de New York ou de Boston. Ils essayent de dire en anglais que New York est beau, et ils le disent en allemand. Lorsque le soldat demande s’ils connaissent Paris, croyant répondre yes, ils disent ja. Alors les types rigolent un peu, et le soldat aussi.

Les soldats gardent la mitraillette ou le fusil. Ils sont postés aux coins du camp, dans les allées, un peu partout. La guerre continue et, quand même, c’est un camp. Il y a des milliers de types là-dedans, et il faut des soldats pour les garder.

Les types sortent des blocks, ils vont renifler un peu la Libération. Ceux de notre block ne peuvent pas aller sur la grande place du camp, parce qu’ils ont encore leurs poux ; alors, ceux qui peuvent encore marcher vont sur l’avenue qui longe le barbelé. Là, il y a des tas d’ordures qui brûlent, et, comme il fait froid, ils se chauffent aux foyers. Les quelques soldats qui sont de ce côté ont déjà donné leurs cigarettes. Il n’y a rien à dire ni à faire ; on regarde les soldats avec leurs mitraillettes, et on se chauffe près des ordures.

Les hommes ont déjà repris contact avec la gentillesse. Ils croisent de très près les soldats américains, ils regardent leur uniforme. Les avions qui passent très bas leur font plaisir à voir. Ils peuvent faire le tour du camp s’ils le désirent, mais s’ils voulaient sortir on leur dirait – pour l’instant – simplement : « C’est interdit, veuillez rentrer. »

On est gentil avec eux, et eux aussi sont gentils. Quand on leur dit : « Vous allez manger », ils le croient. Depuis hier, ils ne se méfient plus de rien. Cependant, ils ne peuvent pas dire que ces soldats-là les aiment particulièrement. Ce sont des soldats. Ils viennent de loin, du Texas, par exemple, ils ont vu beaucoup de choses. Cependant, ils ne s’attendaient pas à cela. Ils viennent de soulever le couvercle d’une drôle de marmite. C’est une drôle de ville. Il y a des morts par terre, au milieu des ordures, et des types qui se promènent autour. Il y en a qui regardent lourdement les soldats. Il y en a aussi, couchés par terre, les yeux ouverts, qui ne regardent plus rien. Il y a aussi des types qui parlent correctement et qui savent des choses sur la guerre. Il y a aussi des types qui s’assoient à côté des ordures et qui gardent la tête basse indéfiniment.

Il n’y a pas grand’chose à leur dire, pensent peut-être les soldats. On les a libérés. On est leurs muscles et leurs fusils. Mais on n’a rien à dire. C’est effroyable, oui, vraiment, ces Allemands sont plus que des barbares ! Frightful, yes, frightful ! Oui, vraiment, effroyable.

Quand le soldat dit cela à haute voix, il y en a qui essayent de lui raconter des choses. Le soldat, d’abord écoute, puis les types ne s’arrêtent plus : ils racontent, ils racontent, et bientôt le soldat n’écoute plus.

Certains hochent la tête et sourient à peine en regardant le soldat, de sorte que le soldat pourrait croire qu’ils le méprisent un peu. C’est que l’ignorance du soldat apparaît, immense. Et au détenu sa propre expérience se révèle pour la première fois, comme détachée de lui, en bloc. Devant le soldat, il sent déjà surgir en lui sous cette réserve, le sentiment qu’il est en proie désormais à une sorte de connaissance infinie, intransmissible.

D’autres encore disent avec le soldat et sur le même ton que lui : « Oui, c’est effroyable ! » Ceux-ci sont bien plus humbles que ceux qui ne parlent pas. En reprenant l’expression du soldat, ils lui laissent penser qu’d n’y a pas place pour un autre jugement que celui qu’il porte ; ils lui laissent croire que lui, soldat qui vient d’arriver, qui est propre et fort, a bien saisi toute cette réalité, puisque eux-mêmes, détenus, disent en même temps que lui, la même chose, sur le même ton ; qu’ils l’approuvent en quelque sorte.

Enfin, certains semblent avoir tout oublié. Ils regardent le soldat sans le voir.

Les histoires que les types racontent sont toutes vraies. Mais il faut beaucoup d’artifice pour faire passer une parcelle de vérité, et, dans ces histoires, il n’y a pas cet artifice qui a raison de la nécessaire incrédulité. Ici, il faudrait tout croire, mais la vérité peut être plus lassante à entendre qu’une fabulation. Un bout de vérité suffirait, un exemple, une notion. Mais chacun ici n’a pas qu’un exemple à proposer, et il y a des milliers d’hommes. Les soldats se baladent dans une ville où il faudrait ajouter bout à bout toutes les histoires, où rien n’est négligeable. Mais personne n’a ce vice. La plupart des consciences sont vite satisfaites et, avec quelques mots, se font de l’inconnaissable une opinion définitive. Alors, ils finissent par nous croiser à l’aise, se faire au spectacle de ces milliers de morts et de mourants. (Plus tard même, lorsque Dachau sera en quarantaine à cause du typhus, il arrivera que l’on mette en prison des détenus qui veulent à tout prix sortir du camp).

Inimaginable, c’est un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. C’est le mot le plus commode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le pas s’assure, se raffermit, la conscience se reprend.

 

*

 

Il faut sortir pour toucher la soupe. Nous sommes 500 environ à servir. Ce sera très long, nous ne sommes pas couverts, et le vent est froid. On va grelotter. Tout le monde ne sort pas de la chambrée, il en reste beaucoup sur les planches. On a le choix : bouffer et crever de froid, ou ne pas bouffer et rester au chaud. Il faut bouffer.

On traverse lentement l’antichambre des fonctionnaires. Le soir tombe. Personne ne veut aller dehors. On attend dans le couloir, contre les chiottes, codés les uns aux autres. Le stubendienst flamand, les policiers ne parviennent pas à nous en faire sortir. Alors, un par un, ils prennent les types par le bras et les jettent dehors. Mais les types reviennent par l’autre porte.

On gueule :

— Ne nous touchez pas… on est libres !

On s’acharne à répéter : « On est libres ! nom de Dieu ! ne nous touchez pas ! »

— Sortez ! Sortez ! répondent les autres.

On ne peut pas rester dehors. Tout, mais pas ça. On se cache dans les chiottes. Les fonctionnaires gueulent. Il n’y a pas que des Français parmi nous, alors ils bousculent les types en jurant en allemand.

— Salauds ! on est libres… parlez français ! gueulent les copains.

Un type qui ne peut pas tenir debout se vautre par terre contre le mur.

— Les malades, dedans ! dit un fonctionnaire.

Tous se précipitent. Celui qui était par terre s’est levé péniblement.

— Tu es malade, toi ? Qu’est-ce que tu as ?

— Je ne peux pas rester dehors, je ne tiens pas debout, dit-il.

— Sors d’ici !

Le type reste contre la porte de l’antichambre. Le stubendienst flamand le pousse.

— Ne me touche pas, nom de Dieu !

— Je ne te touche pas : je te fais sortir.

— Je ne peux pas rester dehors.

— Alors, tu ne boufferas pas…

La tête du type pend sur son épaule. Il s’accroche à la porte. Un policier le pousse. Il pleure.

— Mais vous ne comprenez pas que je n’en peux plus ! crie-t-il.

Il est tombé. D’autres font semblant de chier et restent assis sur les cuvettes pour ne pas sortir. On tremble tous, agglutinés. Panique des épaves devant le froid. On ne veut plus savoir si on peut ou si on ne peut pas sortir. Il n’y aura pas de soupe. Tant pis. On reste là contre les chiottes, comme des buses. On a peur du froid.

Dans l’antichambre, c’est calme, le chef de block, assis à sa table, mange tranquillement. On s’époumonne à crier – comme des enfants furieux que l’on ne voudrait pas reconnaître – qu’on est libres, libres de rester au chaud, de manger dedans… On ne comprend pas, mais eux non plus ne comprennent pas. Nous ne pouvons plus supporter qu’on nous touche, nous nous sentons sacrés. Libres, c’est-à-dire avoir reconquis tous nos droits, pouvoir dire « non » à tout ou « oui » à tout, mais comme on le veut. C’est-à-dire avoir reconquis d’un coup un pouvoir que personne n’a le droit de limiter.

Mais j’ai des poux encore, je suis hideux, et les copains aussi ; la vision que l’on a de nous est la même que celle que l’on pouvait avoir avant-hier. Et c’est contre ça que l’on gueule : on ne veut pas être traité comme avant-hier ; il n’y a plus de loque, maintenant, sous cette loque… Mais alors… Alors, nous sommes cinq cents dans ce block. Il faut un compromis. Il faudrait que nous consentions à un minimum de discipline, mais il faudrait que les fonctionnaires fassent maintenant plus d’efforts que jamais pour éviter à chacun – car maintenant il s’agit bien de ne songer qu’à chacun – de souffrir inutilement. Mais certains conservent le style d’avant-hier, et c’est ça qui nous rend fous. S’il est possible de servir la soupe dedans, on doit nous épargner de sortir, puisque nous tremblons de froid dehors.

C’était possible. L’ordre qu’il pouvait être devenu si tentant de lancer à une masse de cinq cents types, alle heraus ! a été retenu. Nous avons mangé la soupe dedans.

Je n’ai pas récupéré ma place pour dormir. D’autres en effet sont arrivés, et la chambrée est surchargée. Il y a cinq personnes par espace de lit, mais ces espaces, en fait, ne sont pas séparés les uns des autres. Les trois étages de planchers sont combles. J’ai essayé de m’allonger en travers, entre les deux rangées qui se font face. J’écrasais des jambes, et je recevais des coups de pied. Ou bien des jambes s’allongeaient sur mon ventre, et je ne pouvais pas les supporter longtemps. J’ai tout tenté pour me coucher. Les types ne réagissaient pas. Ils ne m’engueulaient pas. Ils gardaient leur place. Si j’écrasais un pied, il se retirait et automatiquement se posait sur mon ventre. Si j’essayais de me coucher entre deux corps, des bras me poussaient et m’expulsaient automatiquement. Un moment, je suis resté assis entre les deux rangées, comme un imbécile. Ils ne disaient rien. Ils attendaient que je parte. Jo aussi me regardait, il n’y pouvait rien, il n’avait que sa place. Je ne pouvais pas rester assis. Je suis descendu, dans l’allée de la chambrée.

Le plancher était trempé, je n’ai pas pu me coucher par terre. Je me 6uis assis sur un banc.

La lumière maintenant est éteinte. Sur ce banc non plus, je ne peux pas m’allonger, parce que d’autres y sont assis.

A côté de moi, il y a une ombre et un bout de cigarette rouge. De temps en temps, une bouffée éclaire une bouche et un nez comme un phare lointain.

Le tison s’est écarté de la bouche qui rentre alors dans le noir. Il s’approche de moi. Je ne fais pas attention. Un coup de coude dans mon bras. Le tison se rapproche. Je prends la cigarette. Je tire deux touches. La main la reprend.

— Merci.

C’est le premier mot. J’étais seul. Je ne savais même pas qu’il existait. Pourquoi cette cigarette vers moi ?

Je ne sais pas qui il est. Le tison rougit de nouveau à sa bouche, puis il s’en écarte et s’approche de nouveau de moi. Une touche. Nous sommes ensemble maintenant, lui et moi : on tire sur la même cigarette. Il demande :

— Franzose ? Et je réponds :

— Ja.

Il tire sur sa cigarette. Il est tard. Il n’y a plus aucun bruit dans la chambrée. Ceux qui sont sur le banc ne dorment pas mais se taisent. Moi aussi je demande :

— Rusky ?

— Ja.

Il parle doucement. Sa voix semble jeune. Je ne le vois pas.

— Wie alt ? (Quel âge).

— Achtzehn. (Dix-huit).

Il roule un peu les r. Il y a un silence pendant qu’il tire sa bouffée. Puis il me tend la cigarette et disparaît de nouveau dans le noir. Je lui demande d’où il est.

— Sébastopol.

Il répond chaque fois docilement, et dans le noir, ici, c’est comme s’il racontait sa vie.

La cigarette est éteinte. Je ne l’ai pas vu. Demain je ne le reconnaîtrai pas. L’ombre de son corps s’est penchée. Un moment passe. Quelques ronflements s’élèvent du coin. Je me suis penché moi aussi. Rien n’existe plus que l’homme que je ne vois pas. Ma main s’est mise sur son épaule. A voix basse :

— Wir sind frei. (Nous sommes libres).

Il se relève. Il essaye de me voir. Il me serre la main.

— Ja.

 

 

Paris, 1946-1947.

 



[1]    Détenu responsable de l’administration du block, sous l’autorité du détenu chef de block (blockältester), lui-même sous l’autorité du détenu lagerältester (chef des kapos, responsable du fonctionnement du camp devant les SS.)

 

[2] Détenu chargé de contrôler le travail d’une équipe.

[3] SS, adjoint du commandant du camp (lagerführer).

[4] Infirmerie militaire.

[5] Repos au block en cas de maladie légère.

[6] Gardien d’usine.

[7] Kapo plus spécialement chargé de la discipline àl’exterieur des blocks. On l’appelait le Politzei.

[8] Kommando de travail.

[9] Membre de la milice populaire.

[10] Kapo chargé de la surveillance de détenus à l’usine.

[11] Par 5 !